Article rédigé dans le cadre du colloque Les biens communs saisis par le droit tenu à l’Université de Nanterre en avril 2022.
S’il fallait retracer la longue histoire de la rationalisation de l’information[1] des sociétés complexes, on remarquerait que ce processus est indissociable de deux phénomènes socialement structurants. Premièrement, la complexification de groupes humains, que les civilisés appellent souvent « développement », qui va de l’émergence de l’agriculture donnant lieu aux premières cités-États, à l’avènement d’une civilisation industrielle mondialisée, en passant par l’érection d’États modernes sur des bases coloniales, s’accompagne de façon quasiment systématique et continue d’un accroissement de la quantité d’information à la fois détenue et en circulation au sein de ces groupes[2]. Deuxièmement, la capacité des individus d’une société à accéder et à participer à l’information est intrinsèquement liée à sa forme d’organisation politique, en particulier son niveau de domination : plus une société est égalitaire et démocratique, plus l’information y circule librement, et réciproquement.
On comprend dès lors qu’un enjeu du processus de modernisation, aboutissant à l’ère dite de l’information, réside précisément dans les choix des méthodes de conservation, de traitement et de communication de l’information à très grandes échelles. En particulier, avec l’explosion de la quantité d’information depuis l’avènement de la société industrielle et notamment depuis la moitié du siècle dernier, il est désormais difficilement imaginable que celle-ci puisse être gérée de manière démocratique. Le destin funestement oligopolistique d’Internet, désormais devenu le jouet de quelques mégastructures disposant des machines informatiques les plus puissantes, est particulièrement révélateur à ce sujet. Pourtant, certains tiennent à qualifier l’information de bien commun, dans une forme de pensée magique à volonté performative. Si cela est probablement dû à un manque de rigueur dans la définition à la foi de l’information – a priori réduite à ce que produisent les médias d’information, voire par métonymie abusive aux médias eux-mêmes – et de la notion de bien commun, notion floue s’il en est, on peut néanmoins se demander ce que cela supposerait à l’heure des big data et du tout numérique. La gouvernance des données pourrait-elle s’apparenter à la gestion d’un bien commun ? Quelles sont les motivations et les implications des politiques d’ouverture des données ? Quels leviers pour éviter la sur-concentration des données et ses conséquences ?
C’est à cette série d’interrogations que je m’attacherai de donner ici quelques éléments de réponse. N’étant ni un spécialiste de la notion de bien commun, ni un expert du droit, il me semble important de préciser d’abord d’où je parle. Issu d’une formation d’ingénieur généraliste, spécialisé en mathématiques appliquées et statistiques, j’ai travaillé pendant trois ans, de 2017 à 2020, comme consultant data scientist. Embauché par une société de conseil, mon métier était de conseiller était de mettre en œuvre pour des clients – principalement des acteurs de l’énergie et des administrations publiques – des stratégies de valorisation de données, tournant essentiellement autour d’algorithmes et de modèles d’apprentissage statistique. Ayant grandi à Paris et sans autre attache territoriale, sans ouverture artistique ou culturelle particulière mais bon élève avec une appétence pour les mathématiques, j’ai finalement suivi sans grande originalité la voie pour laquelle j’étais pratiquement « programmé » : devenir un consultant ou, autrement dit, un expert du vide. Néanmoins, mission après mission, je finis par comprendre qu’il ne suffisait pas de mettre mes connaissances scientifiques au service du public pour que mon activité quotidienne aille dans le sens que je me faisais d’un « intérêt général », bien au contraire. Suite à ma démission, j’ai rédigé un rapport intitulé D’un peu de lucidité sur les ravages du techno-libéralisme, visant à faire état des causes et des effets de l’automatisation algorithmique et statistique. La présente contribution au colloque Les biens communs saisis par le droit actualise et enrichit une partie des réflexions entamées dans ce rapport. Ayant depuis mis un pied dans la recherche en sciences sociales, je poursuis la démarche réflexive que j’ai entamée il y a déjà plusieurs années et qui s’apparente plus à de la recherche-action qu’à un travail de recherche purement académique.
La donnée n’est généralement pas assimilable à un bien commun
Aujourd’hui, la quasi totalité de l’information est conservée, traitée et communiquée par le biais du numérique et des nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC). Pour désigner de l’information brute, à laquelle aucune interprétation n’a été assignée, on parle désormais davantage de données informatiques. Dans le CNRTL, on trouve deux définitions de la donnée qui correspondent à notre objet : « ce qui est connu et admis, et qui sert de base, à un raisonnement, à un examen ou à une recherche » et « ensemble des indications enregistrées en machine pour permettre l’analyse et/ou la recherche automatique des informations ». La première dévoile le sens historique du terme, utilisé au moins depuis le tournant positiviste du XIXème siècle, en particulier en matière de gouvernement : toute administration s’appuie sur des données, faits connus ou admis, pour prendre ses décisions. La seconde définition, plus contemporaine, insiste sur les liens entre la donnée, son support et ses usages : il s’agit, à partir de la moitié du XXème siècle, d’encoder l’information sur des machines permettant progressivement d’automatiser des requêtes et des analyses.
Cependant, le développement exponentiel des NTIC au cours des dernières décennies a rendu le stockage, le transfert et le traitement de données massives tellement anodin que les supports de mémoire et de calcul sont presque devenus de l’ordre de l’imaginaire : après l’ère de la dématérialisation, voici venue celle du cloud computing. La donnée n’est plus proprement localisable, tantôt sur la machine de l’utilisateur, tantôt sur un serveur à l’autre bout du monde. Les calculs peuvent être distribués sur des machines distinctes, séparées par un océan, au fond du quel repose un câble gigantesque dont seules les abysses connaissent encore de la couleur. La donnée n’est pas non plus localisée, puisque l’action de la répliquer, légèrement moins fastidieuse que du temps de Gutenberg, est devenue machinale. Par conséquent, la donnée n’est pas non plus une ressource, contrairement au matériaux composant les infrastructures qu’elle nécessite. De plus, comment dessiner les frontières d’une communauté qui serait responsable de tel ou tel ensemble de données dans l’objectif d’en réserver l’usage au bien commun ? Si certaines données sont bien sûr de la responsabilité de l’État, de la justice ou d’autres instances publiques, il ne faut pas confondre leur caractère public avec la notion de commun, pour laquelle une communauté et ses intérêts doivent pouvoir être identifiés.
L’impossibilité de plus en plus flagrante à rattacher une donnée à une localité ou à une communauté est un symptôme évident de la modernité. A ses débuts en Mésopotamie, la comptabilité permettait probablement une gestion libre et démocratique de l’information : chaque don d’un individu à un autre était matériellement consigné dans une reconnaissance de dette validée par un tiers, facilement identifiable par le groupe. Dans notre modernité, la participation à l’information est relative et l’accessibilité y est particulièrement inégale. De plus, puisque la donnée est détachée de toute communauté, comment définir un socle de valeurs communes permettant de régir son recensement, ses usages, sa conservation ? En conséquence, la donnée n’est-elle pas devenue, dans sa massification, une interprétation du monde ? En effet, si une donnée est ce qui est connu ou admis, ou une indication enregistrée sur une machine, le choix en lui-même des indications à enregistrer n’est pas neutre, en ceci qu’aucun ensemble de données ne peut représenter une réalité complexe de manière exhaustive et non biaisée. Inexistants ou négligeables à petite échelle, ces biais ont tendance non seulement à se multiplier lorsqu’il s’agit d’encoder numériquement une réalité complexe, mais également à s’amplifier à chaque traitement, chaque modélisation entre un premier niveau de données et les données résultant de cette opération.
La recherche académique est probablement le cas s’approchant le plus d’une communauté identifiable dont la gestion de l’information pourrait s’apparenter à celle d’un commun. La méthode scientifique, l’organisation en disciplines, la revue par les pairs, les systèmes de publication sont a priori de plutôt bonnes garanties d’un objectif commun pour la communauté scientifique : conserver, traiter et communiquer des données afin de faire progresser le savoir humain, ou l’ « esprit humain » selon la formule d’Auguste Comte. Mais cela ne fait pour autant pas de la recherche un monde à part, en vase clos, qui serait défait de tout lien avec les autres activités de la société. Si la sociologie des sciences a montré une chose depuis le programme fort de David Bloor en 1976 d’une part et les études micro-sociologiques menées par l’école de Bath d’autre part, c’est bien que la recherche scientifique est socialement et culturellement construite : la production de connaissances ainsi que leur acceptation ou leur rejet sont dépendants de facteurs sociaux et culturels. En particulier, les activités de recherches sont généralement dépendantes de financements et de pouvoirs politiques. Enfin, comment l’usage des données scientifiques, au même titre que toute donnée publique, pourrait-il correspondre à une orientation morale commune, voire universelle ? En gardant à l’esprit la massification exponentielle de ces données comme de toutes les autres, des asymétries structurelles sont inévitables dans leur accès et leur traitement. Les instances publiques ou privées disposant de la plus grande puissance de calcul et de stockage, sans devenir nécessairement propriétaires des données, pourront peser aussi bien dans leur production – par des humains ou par des machines – que dans leur interprétation et leurs usages. Dans cette configuration, est-il raisonnable d’espérer des politiques publiques à même de réguler ou d’encadrer la communication et le traitement de données à grande échelle ?
L’information comme nouveau carburant des systèmes auto-propagateurs
La première chose à constater, en ce qui concerne les politiques publiques en matière de traitement de l’information, est que les États sont intégralement dépendants de structures privées, et notamment de multinationales. Les entreprises de la Silicon Valley, imprégnées de l’idéal cybernétique développé au milieu du XXème siècle, ont été les premières à se ruer sur ce qu’elles considèrent comme un nouvel or noir. Bien entendu, l’essor fulgurant des entreprises d’informatiques, à l’instar d’IBM, n’aurait pu se faire sans le soutien sans faille des États-Unis d’Amérique, pour lequel elles mettent en place, dans les années 1930, des dispositifs à cartes perforées de plus en plus performants à destination du recensement et de la production de statistiques sur les populations, dispositifs notamment réutilisés et perfectionnés pendant la Seconde Guerre Mondiale par l’Allemagne nazie. Dès les débuts de la cybernétique (κυβερνητική est l’idée de gouvernail en grec), popularisée par le mathématicien américain Nobert Wiener à la fin de années 1940, gouvernement et multinationales travaillent ensemble dans l’idée d’élaborer des politiques de plus en plus aiguillées par la donnée et les statistiques, en apparence du reste.
Cette idée d’aide à la décision en vue de maintenir un ordre social, basée sur une concentration de toujours plus d’information et qui s’est progressivement muée en automatisation d’un certain nombre de tâches s’est largement diffusée à travers les États du monde entier, avec ce qui fut ensuite appelé « révolution informatique ». Ce qui a surtout évolué dans la seconde moitié du siècle dernier, c’est le poids des États, en net déclin par rapport à celui des multinationales de l’informatique, qui sont désormais propriétaires non seulement des infrastructures de calcul et de stockage de l’information, des outils logiciels massivement utilisées pour traiter et communiquer l’information mais aussi des plus grands registres de données et ont même privatisé une partie conséquente de la recherche scientifique. Si les intérêts des États et des multinationales étaient un temps simplement convergents, la dépendance toujours croissante des premiers à ces dernières a des conséquences clairement identifiables dans les politiques publiques de gestion de l’information.
Visant à annihiler tout projet alternatif à une croissance économique basée sur l’innovation technologique, le modèle techno-capitaliste s’est lentement mais sûrement diffusé au cœur de l’administration publique, et ceci à tel point que certains agents de la fonction publique – au départ les responsables de service, mais plus seulement – sont devenus les meilleurs avocats des logiques d’efficacité, de rentabilité, de rationalisation, à grand renfort de novlangue néo-managériale. Entre 2017 et 2020, j’ai pu constater la profondeur avec laquelle un État comme la France peut être convertie aux thèses et aux méthodes du privé. La croyance en la possibilité de gouverner des dizaines de millions de vies de façon purement rationnelle, c’est-à-dire à représenter la réalité par de grands registres de données et automatiser les prises de décision en résolvant un grand nombre d’équations s’est répandue comme une traînée de poudre. C’est depuis quelques décennies l’idéologie de ceux qui prétendent ne pas en avoir, et s’accaparent le camp de la rationalité. Combien de fois aura-t-on entendu dans des débats télévisés – de piètre qualité – la phrase « On peut tout contester, sauf les chiffres ! » ? Et chacun de venir avec ses propres chiffres, sa propre interprétation du réel.
En tant qu’agent du techno-capitalisme, l’État start-up fait globalement un triple usage des données qui sont à sa disposition. L’application la plus courante, correspondant à l’idée qu’il faut dégraisser l’administration des agents dont les tâches présentent une « faible valeur ajoutée », selon le langage marchand qui s’y applique désormais, consiste à automatiser les décisions prises par ceux-ci, par exemple sur la base d’un historique de données. On peut parler de projets d’hyper-rationalisation. Le deuxième usage des technologies de l’information est ni plus ni moins l’usage historique, à savoir le maintien de l’ordre social. Néanmoins la puissance des outils contemporains ouvre la porte à un niveau et une ampleur de méthodes coercitives vertigineuses, notamment en matière de détection automatique de comportement suspect ou frauduleux dans les espaces physiques ou virtuels (le ministère de l’intérieur parle régulièrement de « continuum sécuritaire »). Le troisième type d’applications consiste à faire à la fois une démonstration de puissance et la promotion du bien-fondé de l’innovation technologique, et en particulier des méthodes de rationalisation de l’information. Algorithmes d’aide au diagnostic, détection de pollution en tout genre, prévention et lutte contre le réchauffement climatique, etc. La réappropriation positive de la technique par l’État ou des citoyens (« data for good ») est porteuse d’un double message, en contradiction avec plus d’un siècle de philosophie des techniques : ce serait pratiquement criminel de se passer de technologies si prometteuses, car la technologie est neutre, tout dépend de ce que l’on en fait.
En réalité, ces trois types d’applications s’entremêlent bien souvent dans les projets sélectionnés par la Direction Interministérielle de la Transformation Publique. Typiquement, la Direction Générale de l’Alimentation utilise depuis 2019 d’un algorithme de ciblage des contrôles d’hygiène auprès des établissements de restauration, basé sur l’historique des contrôles et des commentaires sur les plateformes en ligne. Sous couvert d’étendre les plages horaires de son centre d’appel, Le Centre Nationale du Chèque Emploi Associatif dispose d’un robot censé répondre aux questions les plus récurrentes des appelants. Dans le cadre du plan « Foncier innovant », la Direction Générale des Finances Publiques a mandaté l’entreprise Capgemini pour mettre au point un outil de détection aérienne des piscines de particuliers non déclarées, cette dernière ayant finalement sous-traité la modélisation à Google. Ce ne sont que quelques exemples caractéristiques de ce que l’État propose comme politique publique de la donnée, par la donnée et pour la donnée.
Le fait qu’un certain nombre de jeu de données soient mis en accès libre (open data) ne change en fin de compte pas grand chose à la trajectoire idéologique dépeinte ci-dessus, pour plusieurs raisons. D’abord, l’open data concerne aujourd’hui de très faibles volumes de données, présentant relativement peu d’intérêt. En effet, ses promoteurs y voient essentiellement la possibilité d’une création d’activité économique, pour les start-up typiquement, continuant d’alimenter le discours de la neutralité de la technique et de la main invisible du marché. Mais il est peu concevable que l’État mène une ouverture de données dans une optique de transparence, où des données à caractère stratégique pourraient être partagées et faire l’objet d’une production et de traitement collectif de l’information. Quand bien même ce serait le cas, comme pour les données scientifiques, un accès public ne garantit en aucun cas un socle moral commun pour les usages et encore moins un équilibre dans les moyens de traitement.
Mais les conséquences de l’accélération du processus de rationalisation de l’information sont quant à elles bien identifiables. Celui-ci est, on l’a vu, inhérent à la modernisation des sociétés, qui connaît peut-être son apogée à la croisée de deux autres phénomènes majeurs : celui de la sacralisation de l’expertise et des professions hyper-spécialisées et celui de la machinisation de toutes les activités, tous deux trouvant leur origine dans la sortie des société paysannes et le début des sociétés industrielles. En conséquence, la société s’oriente désormais simultanément vers la production massive de machines expertes (apprentissage machine, réseaux de neurones, intelligence artificielle) et vers la formation d’experts des machines, ou du dialogue avec ces dernières. Dans l’hybridation des rôles de l’homme et des machines, qu’on pourrait comprendre comme l’état intermédiaire d’un horizon transhumaniste, se dissout la capacité humaine à vivre sans elles. La rationalisation de l’information produit deux effets a priori contradictoires : l’homogénéisation des goûts, des pratiques et des savoirs d’une part, et d’autre part l’atomisation et la polarisation de la société. La perte de savoirs, de savoir-faire, d’autonomie et la difficulté croissante à s’organiser collectivement ont petit à petit réduit la capacité des humains modernes à la subsistance en dehors du monde artificiel que la société industrielle a érigé. Étant donné que les institutions ne sont vraisemblablement pas la clé au problème, d’autres stratégies sont à envisager pour contourner les conséquences de la concentration de l’information par les systèmes auto-propagateurs.
La « gouvernance des données » est avant tout d’ordre matériel
Il a été mentionné plus haut qu’une des raisons pour lesquelles il paraît évident que les données informatiques ne sont pas assimilables à un bien commun réside dans le fait que les outils et les infrastructures sur lesquelles reposent la conservation, le traitement et la communication informatique relèvent de hautes technologies, par opposition à ce qu’Ivan Illich désignait par des techniques conviviales. Or, l’existence de ces hautes technologies n’est rendue possible que par la société industrielle et sa très caractéristique division internationale du travail. Ainsi, on peut parler de gouvernance des données, d’open data ou encore de logiciel libre sans mentionner une seule fois l’extraction de cobalt ou de cuivre, les méga-usines du continent asiatique, la pose de câbles transocéaniques ou la production massive d’énergie pour alimenter les serveurs de calculs. Mais c’est passer à côté du sujet. Comme le montrent bien Julie Lainae et Nicolas Alep dans leur petit livre Contre l’alternumérisme, aucune initiative libriste, d’informatique écoresponsable ou de démocratie 4.0 ne sauraient s’affranchir de cette organisation socio-technique instaurant des rapports asymétriques de pouvoir en tout et pour tout, et qui est à la racine du problème qui nous préoccupe.
Pour autant, cela ne veut pas dire qu’il est inenvisageable de bricoler des choses à petite échelle, en marge des réseaux voire en reconstituant des réseaux locaux d’information. En effet, une première étape sur la voie de la déconcentration de l’information est la mise à distance de qu’on pourrait appeler des trous noirs de la donnée : multinationales du web, États, start-up… Néanmoins, il est bon de garder à l’esprit que les outils mobilisés, par leur complexité, sont difficile à maintenir dans une communauté à petite échelle (on n’extrait pas du néodyme dans son jardin). Or, si la relocalisation de l’information est nécessaire à la fois pour éviter les effets néfastes susmentionnés et pour accompagner un mouvement nécessaire de réappropriation des savoirs, notamment de savoirs ancrés et vernaculaires, cela peut et doit aussi se faire via une variété de supports. C’est a minima à l’échelle locale, typiquement celle de la commune (et pas de la métropole), qu’il est intéressant d’avoir une politique de production collective et de libre circulation de l’information.
Finalement, ce qui doit être consacré comme bien commun, plus que la donnée ou l’information, qui revêtent tant de visages et à la fois semblent désincarnées, peut-être sont-ce les savoirs, les savoirs qu’on peut localiser et rattacher à une communauté. Le monde est en crise permanente et il semble que ces savoirs nous font chaque jour un peu plus défaut, puisque toute solution moderne semble passer par un nouveau cycle d’innovation, engendrant de nouvelles nuisances. Paradoxalement, l’explosion de la quantité d’information et de savoirs universels aura causé la disparition d’innombrables savoirs communs. En tentant à tout prix de dissocier le rationnel du sensible, la civilisation industrielle a condamné toute sorte de diversité. Un effort créatif est désormais nécessaire pour, partout où cela est possible, réinjecter de la diversité dans nos vies. Pour ne plus dissocier « ce qui est admis, connu » et la poésie du monde.
[1] Ici, l’information peut être comprise comme l’ensemble des connaissances susceptibles d’êtres conservées, traitées ou communiquées. Par rationalisation, j’entends l’ensemble des procédés de mise en convention d’une représentation matérielle ou immatérielle pouvant aboutir à l’abstraction d’un savoir : langage, écriture, informatique, etc.
[2] Il ne s’agit en aucun cas d’aborder la question de l’information dans une perspective évolutionniste mais bien de l’envisager comme une composante structurelle de la civilisation.
L’article Analyse critique d’une politique globale de la donnée, par la donnée, pour la donnée ou du processus de rationalisation de l’information est apparu en premier sur Vous n'êtes pas seuls.
Les Salines sont considérées comme le site le plus touristique de la Martinique.
Face à l’urgence de renforcer les moyens de protéger les Salines contre les convoitises et les dégradations incessantes, douze associations actives en Martinique, dont trois agréées pour la protection de l’environnement, se fédèrent dans le Collectif Sové Lavi Salines.
Ce Collectif appelle à la constitution des Salines en entité naturelle juridique (ENJ) afin que la vie de la mangrove, de la lagune, de la forêt, de la savane et de la mer qui forment ce site exceptionnel, soit enfin et durablement respectée.
Le statut d’entité naturelle juridique donne à des milieux ou des espèces naturels des droits fondamentaux ainsi que des protections spécifiques.
C’est un progrès du droit international, déjà à l’œuvre dans différents pays, par exemple en Nouvelle Zélande pour un fleuve et un parc naturel ; en Équateur pour la mangrove ; en Bolivie pour toute la nature ; en Inde pour le Gange et des glaciers de l’Himalaya ; en Colombie pour un ours ; au Canada et au Royaume Uni pour des rivières ; ou encore en Espagne pour une lagune. Dans les outre-mer français, en Nouvelle Calédonie, il est en voie d’intégrer le code de l’environnement de la province Kanak des Îles Loyauté.
La première étape du Collectif Sové Lavi Salines pour obtenir ce progrès en Martinique est la proclamation de la Déclaration des Droits des Salines, qu’il proposera au soutien du public et à l’approbation des collectivités locales. La finalité est d’être prêt pour la reconnaissance juridique dès que le contexte légal local ou national y sera favorable.
Les associations fondatrices de Sové Lavi Salines : APNE ; ASSAUPAMAR ; Association des Commerçants des Salines ; BIOS-FAIR ; CD2S, La Martinique est Vivante ; NOU LA ; Planteuses Maronnes ; Reflet D’Culture, Renaissance Ecologique ; Vous N’êtes Pas Seuls ; SEPANMAR.
Parallèlement à leur mobilisation pour le droit de la nature aux Salines, les associations de Sové Lavi Salines restent très vigilantes sur le respect du vivant sur le terrain.
→ Après Pâques, elles ont alerté sur les dégâts infligés par les campeurs à la végétation ; et ont effectué des ramassages bénévoles de monceaux d’ordures abandonnées.
→ En ce moment même, elles sont mobilisées contre une pollution de l’eau scandaleuse, qui a provoqué la mort de nombreux poissons et espèces vivantes, à cause d’un barrage sauvage qui a bloqué la circulation normale de l’eau entre la mer et la Lagune.
Le Collectif déplore le manque de contrôles qui auraient permis d’éviter les récidives de pollution constatées aujourd’hui.
Il appelle les autorités compétentes à faire respecter le code de l’environnement, ainsi que tous les cahiers des charges des labels qui font des Salines un site hautement remarquable.
Pour rappel la zone Salines-Baie des Anglais est labellisée Opération Grand Site, site Ramsar ; est inscrite à l’Agenda 21 de la Martinique.
L’article Création du collectif SOVÉ LAVI SALINES est apparu en premier sur Vous n'êtes pas seuls.
Philosophe et politologue de formation, Frédéric Dufoing nous présente dans ce petit livre un aperçu très efficace des projets de société les plus radicaux, les plus déroutants de l’écologisme. Car, quoiqu’en disent les discours dominants, la pensée écologiste ne se réduit pas à la chasse aux gaz à effets de serre, ni aux vœux pieux du développement durable. Au contraire, ces tendances réductrices, réservées aux experts, séparées des autres enjeux de société, « vont totalement à l’encontre de la logique initiée par les mouvements écologistes (classiques comme radicaux) dans années 1970 ». Ces derniers interrogeaient « les fondements mêmes de notre mode de vie, notre relation à la nature comme notre conception de l’organisation sociale ». En effet, ils considéraient « les problèmes environnementaux comme des symptômes, à traiter, certes, mais à condition de prendre en compte leurs origines, la “maladie“ et les désordres complexes qu’ils manifestent : là sont les vrais problèmes ».
Après une ouverture qui explicitera ce qu’il entend par « idéologie » et « écologisme » — offrant ainsi une « brève histoire des origines et de la structuration de l’idéologie écologiste » au sens large —, l’auteur traitera successivement de l’écologie profonde et du biorégionalisme, de l’anarcho-primitivisme, de l’écologie sociale, du décroissantisme et de l’éco-agrarianisme. Excepté le décroissantisme, d’origine européenne, toutes ces familles se sont développées aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon.
Bien entendu, cet ouvrage n’a « aucune prétention à l’exhaustivité ni quant aux courants présentés, ni quant aux présentations de ces courants ». Aussi, les critères de sélections de l’auteur sont à la fois subjectifs : « intérêt personnel pour les mouvements qui remettent en cause le consensus technologique, le plaisir d’analyse les argumentations sans concessions, (presque) sans faux-fuyants et originales, le goût pour les idées en marge, en dehors, qui attaquent les évidences, les stéréotypes et les habitudes intellectuelles […]» ; et objectifs : « le degré d’intégration des théories dans le cadre idéologique écologiste, l’influence effective que ces mouvements ont pu avoir ou ont dans les domaines politiques, philosophiques, sociologiques ou même artistiques, la profondeur de leurs remises en questions (l’anthropocentrisme, la croissance, le développement durable, la révolution néolithique, la révolution industrielle, l’État, la technique, les valeurs “occidentales“, la place du religieux, etc.) […]; enfin, pour certains, leur méconnaissance par le grand public des pays d’Europe francophone. Nous reviendrons plus loin sur les critères de “radicalité“».
Qu’est-ce qu’une « idéologie » ? Souvent connoté de manière péjorative, ce terme permet de disqualifier son adversaire, ramenant sa vision du monde à une posture réductrice, irréaliste, fanatique. Il devient alors une manière de cacher ses propres biais. Pourtant, ce mot créé pour désigner «une science des idées [a] une histoire, une portée et un contenu bien autres que rhétoriques».
Aussi, Dufoing n’accordera «aucun intérêt à la question de la véracité ou de la scientificité de l’idéologie ». Non seulement car elle apporte peu à la compression des idéologies étudiées, mais aussi car « elle postule qu’ils existe une réalité connaissable [et] que cette connaissance de la réalité ne peut être que d’ordre scientifique (alors que la science n’est qu’un discours parmi d’autres, qu’elle est aussi un ensemble de croyances et de postulats). Autrement dit : peu importe que la croyance à la fin du pétrole se réalise vraiment en 2025, en 2050 ou pas du tout; [que] la croyance dans l’exploitation du prolétariat par les possesseurs des moyens de production soit vraie ou pas.
[Ce] qui est intéressant, c’est que des groupes y croient, intègrent ces croyances avec d’autres, agissent en fonction de ces croyances et même les modifient quand elles ne correspondent plus aux circonstances».
L’auteur définit alors l’idéologie comme :
« Une vision du monde ayant des objectifs socio-politiques et partagée par un groupe, constituée à la fois de valeurs, de schèmes explicatifs (ou des scénarios), de référents historiques, culturels et même parfois mythiques (ou religieux) qui se donnent sens au travers des rapports qu’ils entretiennent les uns avec les autres».
Il convient ici de distinguer l’écologie comme idéologie politique — ou « écologisme » — de l’écologie comme discipline scientifique, laquelle la précède d’un siècle.
Dufoing propose ensuite une brève histoire des origines de l’écologisme depuis le XVIIIè siècle, passant par l’exaltation d’un mode de vie humble et rural face aux déprédations de l’industrialisation, les réponses aux problèmes posés par l’expansion coloniale, la critique de la modernité par les romantiques, ou encore le mouvement luddite.
La naissance de l’écologisme comme idéologie cohérente n’émerge qu’après la Seconde Guerre mondiale, en se structurant autour de la menace nucléaire, la pollution de l’environnement, l’aliénation de masse, la protection des minorités et le féminisme, la question démographique, les rapports Nord-Sud.
Enfin, l’auteur énumère les lignes de fractures entre écologisme classique et radical :
En substance, « c’est eu égard au rapport à l’État, à la technique, au relativisme culturel, à l’articulation des fins et des moyens ainsi qu’à l’opposition entre le rationnel et le raisonnable que les partisans de l’écologie sociale, les néo-luddites, les biorégionalistes et les anarcho-primitivistes ainsi que les décroissantistes s’opposeront aux écologistes organisés en partis ou agissant au sein d’institutions d’une manière ou d’une autre liée à l’État et à la technocratie ».
Rejetant ce que Serge Mongeau, figure de la décroissance, qualifiait déjà en 2007 de « fausses solutions » (recyclage, biocarburants, innovations technologiques, crédits de carbone, etc.), les radicaux avancent des diagnostics et des solutions qui vont beaucoup plus loin, en amont, que ceux des classiques.
L’écologie profonde est née au début des années 1970 de la réflexion du philosophe Arne Naess. Elle est « davantage un mouvement philosophique et spirituel qu’un mouvement politique au sens général du terme » malgré d’importantes implications socio-politiques.
En 1949, l’écologue et forestier Aldo Léopold publie l’un des ouvrages les plus importants de l’écologisme nord-américain : Sand County Almanac. Dans le dernier chapitre, intitulé Land Ethic, il suggère d’étendre « la communauté à laquelle la réflexion éthique donne ses règles, aux “choses“ non humaines, c’est-à-dire aux animaux, aux plantes, aux eaux, aux terres et, finalement, aux écosystèmes, même quand ils ne sont pas valorisables économiquement ».
Idée aussi portée par les biorégionalistes, l’humain devient membre d’une communauté biotique : celle de son milieu d’existence. Deux autres positions sont défendues par Léopold, et présentes dans l’écologie profonde : « la nature est trop complexe pour que l’homme ait la présomption de la “manager“ », et « tout réel changement politique concernant l’environnement est inutile sans une profonde modification préalable des structures morales de l’homme ». Le philosophe Holmes Rolston III propose également une extension de la communauté éthique, en défendant l’idée d’une « valeur intrinsèque » de la nature, indépendante du jugement humain.
On arrive alors aux racines de la crise : « en objectivant la nature, en la considérant seulement comme une ressource, distincte, séparée, soumise et disponible, perçue au travers de métaphores mécanistes et de l’usage des technosciences, l’homme a perdu une partie de lui-même : son moi s’est appauvri, sa conscience est désormais fragmentée, coupée des réalités, livrée aux artefacts ». Le projet de l’écologie profonde consiste alors « à sauver la nature en restaurant l’unité du moi (Self), c’est-à-dire en travaillant à étendre ce moi à la nature ». Enfin, cette « égalité absolue des être vivants ou encore des écosystèmes pose de très nombreux problèmes pratiques. Car enfin, il faut bien manger et donc tuer… »
S’ensuit une présentation du biorégionalisme : « synthèse originale et complexe des points de vue écocentré et anthropocentré », née durant les années 60 dans les milieux de la contre-culture nord-américaine. L’ouvrage Dwellers in the Land (1985) de l’historien Kirpatrick Sale, est considéré par les biorégionalistes comme l’une des meilleures présentations des idées du mouvement. La perspective de Sale a d’ailleurs fortement influencé le décroissantisme européen.
Les biorégionalistes ont leur explication de la crise écologique, dont la référence spiritualiste les rapproche de l’écologie profonde. À travers une relecture des mythes anciens, Sale oppose la conception divinisée de la nature à celle, moderne, héritée de la Renaissance. Les sciences et les techniques, par leur monopole sur les mentalités, l’idolâtrie qu’elles suscitent, ont libéré l’hubris humain, cassé les rituels qui permettaient l’Homme et la nature de dialoguer.
Une biorégion, concept au coeur de ce mouvement, est « une zone géographique définie par des caractéristiques naturelles incluant le bassin hydrographique, le relief, la composition des sols, les qualifiés géologiques, les plantes et les animaux originaires du lieu, le climat et le temps. […] Le BR inclut les êtres humains comme espèce dans les relations entre ces caractéristiques naturelles ».
Le projet du biorégionalisme s’appuie donc sur trois principes : autosuffisance, autonomie et spiritualité empathique. « Parce que les ressources utilisées sont locales, on perçoit et donc conçoit ce que l’on fait; on est directement conscient de l’impact que l’on a sur son environnement, donc on se limite et l’on oriente son génie sur ce que l’on a plutôt que sur des fantasmes consuméristes ».
Une question reste sans réponse : celle des déplacements de populations. Comment les réguler ?
Développé aux États-Unis et au Canada depuis les années 1990, l’anarcho-primitivisme est une idéologie qui articule « les théories et valeurs anarchistes classiques (féminisme, refus du pouvoir hiérarchique, de l’État, des aliénations religieuses, du capitalisme, etc.), l’imaginaire de la Wilderness déjà évoquée avec Thoreau, Muir et Léopold ainsi que certains aspects de l’écologie profonde […], diverses pensées critiques de la modernité, de la technologie et de l’industrialisme aliénants […] et, enfin, les travaux de paléontologues et d’anthropologues comme M. Sahlins et P. Clastres […] ».
Dans son scénario explicatif de l’aliénation moderne, ce mouvement part d’un constat proche de celui de Rousseau : « l’Homme a été parfaitement libre et en accord avec la nature à [l’époque] des sociétés pré-agricoles du paléolithique — ou actuelles quand elles sont [épargnées] par la Civilisation ».
Pour saisir cette aliénation, Dufoing suggère un détour par La société industrielle et son avenir (1995) de Théodore Kaczynski, mathématicien qui mit fin à sa carrière académique pour une retraite dans la Wilderness, vivant dans une cabane isolée de chasse-cueillette et d’un potager. Plus connu comme Unabomber, il fut arrêté en 1996 pour ses envois de colis piégés à des ingénieurs, universitaires et autres cadres de sociétés high tech.
Si, par sa pensée et son expérience, Kaczynski semble s’inscrire dans l’anarcho-primitivisme, il émit de vives critiques à propos de nombreux textes ce mouvement, reprochant « leurs simplifications, leur idéalisation et leur mythologisation de la vie sauvage ». Ceci dit, il admet que «l’Homme industriel, sursocialisé, a perdu ce qui faut véritablement sens dans la vie [soit] la capacité de se réaliser [de] manière autonome, au travers d’efforts et de la recherche de ce qui permet sa propre survie; ou encore le fait d’avoir un réel pouvoir sur sa propre destinée ».
Pour Zerzan, principal penseur de l’anarcho-primitivisme, le problème vient de « la sédentarisation et l’adoption de l’agriculture », soit « “l’indispensable base de la Civilisation“ [et] le “triomphe du processus qui nous rend la nature étrangère“ ».
« Zeran affirme qu’avec l’agriculture et la domestication des animaux, naissent le besoin de produire, de modifier la nature, la division (notamment sexuelle) du travail, la propriété, la nécessité de contrôler un territoire, l’accroissement de la population (qui est la conséquence de l’adoption de l’agriculture et pas sa cause), donc l’organisation hiérarchique impliquée par l’existence de groupes plus larges, la domination des hommes sur les femmes, et la guerre. »
Le projet des anarcho-primitivistes consiste alors, non pas à s’inspirer du modèle des chasseurs-cueilleurs, mais à le reconstituer.. Avec ce modèle unique, les anarcho-primitivistes se distinguent singulièrement des autres anarchistes et écologistes radiaux.
Trois angles d’attaques émergent de leur projet : (1) « combattre la production industrielle et l’effacement des hommes devant les machines et l’État » (relevant plutôt de la propagande, voire du sabotage — se rapprochant ainsi d’Earth First !); (2) « réapprendre [comment] survivre dans la nature sauvage » (ce « ré-ensauvagement » s’organise via « stages d’éveils des sens, de reconnaissances des plantes et des animaux, d’apprentissage de la traque et de la chasse, de la fabrication d’outils ou de récipients, de construction d’abris, voire de maison utilisant les matériaux locaux, trouvées dans les forêts. Ces expériences sont largement inspirées de diverses traditions de chasseurs-cueilleurs. On citera l’organisation Earth Skills ou encore Wildroots »); et enfin, de manière plus réaliste (3) « trouver des alternatives concrètes à l’agriculture » (où « trois projets alternatifs reviennent souvent dans leurs écrits et leurs pratiques : le Forest gardening — ou « jardin forêt » —, la Permaculture et le Natural Farming. Les autres courants de l’écologisme radical font aussi des références enthousiastes à ces trois projets alternatifs »).
En opérant une fusion entre anarchisme et écologisme (idéologies porteuses de nombreuses valeurs communes), c’est très tôt dans l’histoire de la pensée écologiste que Murray Bookchin va articuler clairement les réflexions sociale, politique et proprement environnementale.
L’auteur nord-américain veut montrer que la crise écologique du XXè siècle « trouve son origine profonde, non pas dans une sorte de rupture morale ou socio-économique nette, c’est-à-dire donnée à un moment précis de l’histoire humaine ou encore située dans l’histoire des sociétés proprement occidentales (la Renaissance pour certains, la Révolution industrielle pour d’autres), mais bien dans une logique d’organisation sociale que l’on trouve à diverses périodes de l’histoire humaines, dans toutes les ères culturelles : la logique hiérarchique ou plutôt, l’institutionnalisation de la logique hiérarchique. »
Dans la lignée de son père spirituel, le biologiste et penseur anarchiste Kropotkine, Bookchin souligne l’importance du « symbiotisme », soit « la “collaboration“ entre espèces dans l’évolution et le maintien des écosystèmes ». En se livrant ainsi à une sorte de « naturalisation » des principes anarchistes, il répond à la naturalisation du libéralisme des darwiniens sociaux du XIXè siècle, et leurs descendants ultra-libéraux du XXè. Le but étant de monter qu’il est raisonnable de penser une organisation sans hiérarchie. En outre, « Bookchin montre que l’histoire humaine fourmille d’exemples de sociétés non-hiérarchiques », et qui n’appartiennent pas nécessairement à des passés lointains. Ces sociétés, que Bookchin qualifie d’« organiques », partagent quelques caractéristiques : l’humanité n’y « maîtrise pas plus la nature que la nature ne maîtrise l’humanité »; le principe de l’usufruit selon lequel « les objets étaient à disposition des individus et des familles d’une communauté parce qu’ils en avaient besoin, non parce qu’ils leur appartenaient ou parce qu’ils étaient le produit de leur travail »; « chaque individu avait droit aux moyens de subsistance, quelle que fût sa contribution productive »; etc.
« Comment de telles sociétés se sont-elles transformées en sociétés hiérarchiques ? Le plus souvent, l’influence des vieillards s’est transformée en gérontocratie; mais c’est surtout la domination de genre, celle des hommes sur les femmes, qui semble être la plus répandue. »
Quel est le projet de l’écologie sociale ? Abolir la société hiérarchique — plus particulièrement la plus dominante : la société capitaliste — en redonnant du pouvoir (reempowerment) à l’ensemble de la population; réinventer des structures sociales « directes, en face à face », c’est-à-dire établir une démocratie directe; pour ce faire, privilégier une organisation politique de plus petite taille (ce que Bookchin appelle « communalisme »); trouver « une unité entre une communauté humaine et l’environnement dans lequel elle habite » (se rapprochant du projet décroissantiste); « reconstruite une société basée sur l’usufruit, ce qui implique la fin de la propriété privée sur les terres, de complémentarité (c’est là que la logique de la démocratie directe intervient) et de l’irréductible minimum dont, à vrai dire, Bookchin ne dit pas grand chose […]».
Notons que le système politique du Rojava, région rebelle autonome syrienne, a été influencé par les thèses de Bookchin.
Relevons enfin deux écueils : contrairement à Ellul, Anders, Mumford ou les néoluddites, Bookchin croit en la neutralité de la technique, faisait fi de son impact intrinsèque; et « à l’instar des décroissantistes mais au contraire de l’écologie profonde […] il passe à côté d’une réflexion pourtant fondamentale sur le sort des animaux ».
Ce mouvement est considéré à tort comme redevable du rapport Meadows sur les limites de la croissance économique (1972) ou de la logique démographique du Life Boat.
« Or, loin de cette logique technocratique et autoritaire, le mouvement décroissantiste […] s’est en fait constitué, en marge de l’altermondialisme, au début du troisième millénaire, au travers de publications (et d’une maison d’édition lyonnaise, Parangon), de revues (La Décroissance, S!lence, Les Casseurs de pub, etc.) de sites puis, désormais, de partis politiques […] ainsi que d’institutions et de programmes de recherches universitaires […]. S’il est usité au milieu des années 1970, le mot décroissance ne réapparaît comme terme identifiant et rassembleur qu’à parti de 2002. »
Les auteurs qui s’en réclament soulignent « l’impossibilité de faire croître infiniment la production, comme le veulent les théories (et les pratiques) de la croissance depuis cinquante ans, avec des matières premières et une énergie en quantité finie — et cela à une vitesse qu interdit le renouvellement naturel des stocks ».
Plus précisément, leur argumentaire repose sur deux pôles fondateurs.
Le premier, économique, est au croisement de la bioéconomie de Georgescu-Roegen, et de la théorie de l’effet-rebond de F. Schneider. La bioéconomie montre que « les écoles économiques dominantes, aussi bien marxistes que néo-classiques, ont littéralement oublié ce qui est pourtant à la base même de leur discipline : la matière et l’énergie ». La théorie de l’effet-rebond montre que « toute technique ou toute pratique qui permet par exemple, d’économiser l’énergie, libère une partie du revenu qui peut-être utilisée dans la consommation d’un autre bien; autrement dit, dans le système économique tel qu’il se présente, le système de croissance […] ».
Le second est à la fois une critique du « développement », c’est-à-dire « des politiques Nord/Sud formulées et appliquées par les États occidentaux et des organisations internationales (ainsi que diverses ONG) vis-à-vis des pays dits “sous-développés“ », perpétuant l’œuvre coloniale; et une critique passant par l’ethnologie et l’anthropologie, attaquant « les croyances essentielles de la modernité occidentale qui fondent ce rapport au “Sud“ ».
Malgré leurs clivages, les décroissantistes sont d’accord sur certaines propositions : relocalisation de l’économie, sortie de la civilisation de l’automobile, fin de la grande distribution, des franchises et de l’emprise des multinationales ou de la haute finance sur l’économie, fin de la publicité et autre opération de propagande consumériste, réduction des prélèvements sur les pays du Sud, instauration d’un revenu minimum inconditionnel, mais aussi d’un revenu maximal autorisé, mise en oeuvre de mesure de contrôle démocratique de la recherche scientifique.
À de rares exceptions près (voir J-P. Tertrais), « ni la propriété privée, ni la logique de marché ne sont vraiment remises en cause; et si le capitalisme est souvent sévèrement critiqué, c’est davantage parce qu’il est vecteur [de] démesure consumériste, que parce qu’il est, en soi, problématique; c’est son monopole qui est critiqué, pas son existence.
Enfin, on le voit, la question du comment demeure [problématique]: ces changement radicaux peuvent-ils n’être que le résultat des actions individuelles ? N’exigent-ils pas l’intervention de l’État, donc d’une forme d’autoritarisme ? »
Dans ses Notes on the State of Virginia (1781), T. Jefferson avance que « les fermiers sont les dépositaires de toutes les vertus civiques dont a besoin l’État pour se maintenir et demeurer une démocratie ». Plus libres que les salariés urbains, dénués d’ambition politique, de vanité, les « petits propriétaires faisant vivre leur famille », seraient les supports d’une société idéale, d’un agrarianisme démocratique.
Cette vision de Jefferson « est ensuite devenue un mouvement de défense des intérêts des agriculteurs lié au populisme [renvoyant ici à la défense des petits propriétaires (artisans, ouvriers spécialisés, etc.) non pas contre le capitalisme mais les monopoles des grandes compagnies] de la fin du XIXè siècle ».
Écrivain et fermier issu d’une petite famille d’agriculteurs, Wendell Berry va opérer cette fusion entre agrarianisme et populisme.
L’agrarianisme « s’est enrichi [grâce] au manifeste I’ll take my Stand (1930) dans lequel un groupe d’agriculteurs et d’intellectuels [critique] sévèrement l’industrialisation, l’urbanisation et l’idéologie du progrès, arguant qu’elles déshumanisent les individus, appauvrissent leurs émotions, donc leur vie intellectuelle, et excitent l’esprit de domination de la nature, les amenant à “brutaliser“ leur vie ».
Malgré « l’appauvrissement des fermiers, la désertion des campagnes, la centralisation et l’industrialisation du secteur agricole », couplé à des catastrophes agraires dues aux pratiques agricoles (l’érosion des sols dans les 30’s, ou l’empoisonnement aux pesticides dans les 50’s): « aucun lien n’est opéré entre la situation sociale, morale et économique des agriculteurs et les dégâts environnementaux » jusqu’à Berry.
Contrairement à l’écologie profonde qui tient l’anthropocentrisme de la culture occidentale pour responsable de la crise écologique, Berry pense que cette culture (comme n’importe quelle autre) « a aussi généré des traditions intellectuelles et des pratiques [opposées aux] tendances écocides actuelles ». Il prend la Bible pour exemple, où la destruction de la nature est, au sens chrétien, un blasphème. Ce n’est donc pas tant l’anthropocentrisme qui est nuisible que certains de ses cadres.
Combattant l’ivresse du pouvoir et l’abstraction déshumanisante de la pensée industrielle, Berry oppose « ce souci de bien faire, cette logique de bon père de famille [appliquée] à la survie personnelle, familiale, communautaire et de l’environnement ». Il la qualifie de « Stewardship : le fermier, s’il poursuit sagement ses propres intérêts à long terme, sert la communauté et la nature [y compris] sauvage. Seuls les petits fermiers enracinés peuvent garantie une telle relation à la nature et à la communauté ».
Dans l’un de ses textes les plus connus The Wole Horse, Berry développe son projet de société agrarienne. Elle est « à la fois un système économique et une culture; les biens ne sont pas produits seulement en vue de l’échange […]; la manière dont on les produit a au moins autant d’importance que les objectifs poursuivis […]; cette économie est […] avant toute chose, une économie de subsistance ». Il sait bien d’une économie de marché, « mais perçue comme une véritable démocratie économique puisque les prix ne sont pas les seuls signes de la valeur de l’échange ». Protectionniste, cette économie nécessite aussi une certaine régulation gouvernementale.
En outre, Berry écrit : « dans une économie locale, au sein de laquelle producteurs et consommateurs sont voisins, la nature deviendra un standard de travail et de production. Les consommateurs qui comprennent leur économie ne tolèreront pas que la destruction des sols ou de l’écosystème ou des nappes phréatiques soient des coûts de production. Seule une saine économie locale peut articuler nature et travail dans la conscience de la communauté ».
« L’écologisme est désormais une idéologie politique mature, cohérente, autant que structurée autour d’institutions et d’organisations inscrites dans la logique [de] l’État de droit, dont l’agenda progressiste et social-démocrate, élaboré suite à la Seconde Guerre mondiale et dans le cadre d’un compromis entre libéralisme et socialisme, montre ses limites et ses contractions de manière de plus en plus évidente. Cependant, pour ses penseurs les plus radicaux, si l’écologisme est né de la dénonciation des conséquences de cet agenda et a vu ses prévisions confirmées, il est aussi confronté à ce qu’il faut bien appeler son échec : il n’a fondamentalement rien changé au système social et économique qu’il dénonçait — pire, il est à l’organe d’excroissances technocratiques qui révèlent (et renforcent) la logique même de ce qu’il considérait comme les causes de la catastrophe socio-environnementale. […] Aussi, les radicaux ont-ils repris les analyses originelles et durci les exigences, tentant de mettre sur pied des alternatives qui échapperaient à la logique de la modernité industrielle. On peut relever plusieurs traits communs à ces alternatives. »
Primo, « si l’écologisme sous toutes ses formes est une idéologie de la limite, les mouvements de l’écologie radicale partagent plus spécifiquement l’obsession de petit, du direct et de l’humble. Le petit est ce qui doit caractériser aussi bien les institutions sociales et politiques que les groupes humains ou les unités territoriales qu’elles permettent de régir, sans oublier les techniques qui y sont mises en œuvre, où les cultures qui s’y enracinent ».
Secundo, « la croyance dans la spontanéité (largement théorisée par l’étude du vernaculaire d’Ivan Illich) et (même si le terme n’est pas pleinement assumé par l’ensemble des mouvements radicaux, notamment parce qu’il a une connotation « réactionnaire ») la tradition, c-à-d dans la réintégration nécessaire du politique et de l’économique dans le social ».
Tertio, « la valorisation de l’hétérogénéité, qu’elle soit sociale ou culturelle, et donc le refus d’un quelconque monopole et d’une quelconque homogénéité ».
Enfin, « c’est ici que l’auteur laisse le travail d’exploration et de critique dans les mains du lecteur, en espérant lui avoir donné quelques références et surtout quelques outils de compréhension comme de respect. Car, que l’on adhère ou pas aux corpus d’idées, de principes et de valeurs qui ont été exposés dans cet ouvrage, qu’on les trouve éclairants, enthousiasmants, prophétiques, illuminés, critiquables ou carrément dangereux, il faudra toujours garder à l’esprit qu’ils n’ont, dans leurs intentions ou leurs objectifs, absolument rien à voir avec les idéologies morbides qui ont bouleversé le XXe siècle. Pour paraphraser la belle phrase [de] Frisch, [ou de] Brecht, ils sont nés du refus du bruit des bottes, mais aussi du refus du silence des pantoufles ».
L’article QU’EST-CE QUE L’ÉCOLOGIE RADICALE ? est apparu en premier sur Vous n'êtes pas seuls.