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02.12.2025 à 19:39

Anna Tsing : « Nos infrastructures nous échappent »

Anna Lowenhaupt Tsing

Texte intégral (6236 mots)

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En juin 2025, une rencontre avec l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing s’est tenue à l’Académie du climat de Paris, à l’occasion de la sortie en France du livre qu’elle a coordonné et cosigné avec Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena et Feifei Zhou : Field Guide to the Patchy Anthropocene. The New Nature (Stanford University Press, 2024). Traduit par Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, Notre nouvelle nature. Guide de terrain de l’Anthropocène, est paru aux éditions du Seuil en 2025. Cet article est la transcription de cette rencontre organisée par Terrestres, à laquelle ont pris part la journaliste Jade Lindgaard, la philosophe Emilie Hache et l’éditeur et traducteur Philippe Pignarre.

Dans cet entretien, il est beaucoup question du « Feral Atlas », un vaste projet d’enquêtes historiques et ethnographiques élaboré avec des artistes, qui a abouti à un site Internet. Une version française du Feral Atlas, composée de textes sélectionnés et traduits par Marin Schaffner, vient de paraître sous forme de livre aux éditions Wildproject : Atlas féral. Histoires vraies et proliférantes des résistances aux infrastructures humaines.

©Feifei Zhou pour le Feral Atlas

Jade Lindgaard – L’ouvrage collectif que vient présenter Anna Tsing est intitulé Notre nouvelle nature : Guide de terrain de l’Anthropocène. C’est un livre magnifique et renversant, qui est à la fois une suite et un déploiement du Champignon de la fin du monde. Anna, pouvez-vous nous parler de ce projet ? 

Anna Tsing – Tout est parti d’une question simple : comment peut-on comprendre l’Anthropocène, cette époque où les perturbations humaines sur la terre sont devenues aussi importantes que toutes sortes de forces, depuis le terrain ? Beaucoup d’entre vous connaissent sans doute les idées de Bruno Latour, qui disait que nous devons redevenir des terrestres et admettre notre occupation du sol au lieu de flotter abstraitement dans l’atmosphère. C’est pourquoi je demande : comment comprend-on l’Anthropocène depuis le sol ?

Je répondrais en commençant par présenter deux mots très importants dans le livre : il s’agit des termes féral (feral) et patch. Aucun des deux n’est vraiment employé dans le langage courant.

Féral s’emploie pour un animal d’élevage qui s’est échappé de la ferme : un cochon qui a fui dans la forêt et vit tout seul est un cochon féral. Nous avons étendu ce concept à toutes sortes de non-humains qui sont en un sens le produit de projets humains, mais dont les humains ont perdu le contrôle. Ce sont les effets non planifiés des projets de construction des humains. Par exemple, une toxine industrielle qui s’échappe de l’usine et s’écoule dans le système local des eaux, ou bien une nouvelle souche de grippe aviaire qui apparaît dans un élevage industriel de poulets et infecte d’autres animaux, sont féraux.

Quant au terme de patch, il vient de l’écologie du paysage et se réfère à un endroit qui est cohérent, et qui se différencie des endroits voisins de manière évidente. Tel que nous l’entendons dans notre projet, un patch se forme à partir de l’effet féral : on ne peut jamais connaître sa taille ou sa forme en avance. Si on reprend nos exemples d’une toxine ou d’une maladie, le patch va correspondre à l’étendue de cette toxine ou de cette maladie. C’est cette étendue qui va nous donner la taille du patch. Notre argument dans ce projet est que pour aborder l’Anthropocène depuis le sol, nous devons commencer par les patches, et regarder les connections entre ces patchs et la planète.

Je voudrais vous donner deux exemples tirés du Feral Atlas, le projet collectif scientifique et artistique sur lequel est basé notre livre, et auquel ont contribué plus d’une centaine de personnes.

Le premier exemple est issu de l’histoire du colonialisme français. Il vient d’un historien appelé Michael G. Vann, qui a étudié le Hanoï de l’époque coloniale, dans ce qui est aujourd’hui le Vietnam. Michael raconte que les colons français voulaient faire de cette ville une cité moderne, avec un système de tout à l’égout pour qu’elle soit hygiénique. Mais il s’est avéré que le système de canalisations des égouts était un endroit parfait pour les rats. Ils y ont si bien proliféré qu’ils remontaient dans les toilettes modernes que les colons avaient créées. Alors que les colons voulaient monter à quel point ils étaient loin de saleté qu’ils imputaient aux autochtones, ils ont littéralement élevé des rats dans leurs canalisations. Voilà un effet féral appliqué à une infrastructure.

Au lieu de partir d’un modèle planétaire comme le font les modélisations climatiques, nous partons du sol et nous invitons à regarder ces projets humains que nous appelons les infrastructures et leur effets féraux.

Anna Tsing

Mon deuxième exemple est celui de nouvelles souches de bactéries particulièrement dangereuses : à cause de l’emploi massif des antibiotiques, elles y sont devenues résistantes. De telles bactéries se développent désormais tout le temps. L’anthropologue Jens Seeberg a regardé les patches – en l’occurrence, les endroits où ces bactéries résistantes aux antibiotiques se développent – et il en a notamment trouvé deux : l’un au Danemark, son pays d’origine, autour des fermes à cochons, à qui l’on donne tellement d’antibiotiques à manger que des bactéries résistantes se forment tout le temps ; et l’autre en Inde, où il mène des recherches sur l’industrie pharmaceutique : là aussi, il s’écoule tellement d’antibiotiques dans les ruisseaux de la région que de nouvelles formes de bactéries résistantes se forment sans cesse et saturent la terre.

Ce sont les patches, dont on imagine aisément qu’ils pourraient s’étendre à la planète.

Notre livre défend ainsi une nouvelle manière de voir les défis environnementaux de l’époque. Au lieu de partir d’un modèle planétaire comme le font les modélisations climatiques, nous partons du sol, du terrain (ground), et nous invitons à regarder ces projets humains que nous appelons les infrastructures et leur effets féraux. Pour nous, l’Anthropocène est la somme de tous ces effets féraux, et de leurs patches.

©Feifei Zhou pour le Feral Atlas

Jade Lindgaard – Philippe Pignarre et Emilie Hache, vous qui connaissez bien le travail d’Anna Tsing et de ses collègues, quelle lecture faites-vous de cet ouvrage ? 

Philippe Pignarre – Quand j’ai découvert ce livre en anglais, je me suis dit : la traduction est une urgence. Car c’est un livre qui modifie toutes nos conceptions et bouleverse le domaine de l’écologie. Je suis depuis des années l’éditeur de Bruno Latour, qui appelait à atterrir et en avait fait tout un programme. Le projet d’Anna Tsing et de ses co-autrices réalise ce programme : il nous montre comment on atterrit.

L’originalité de ce livre, c’est qu’il est le premier livre sur l’Anthropocène qui n’a pas comme point de départ le réchauffement climatique. Son point de départ, ce sont toutes nos infrastructures, un mot qui doit être compris au sens très large : les navires, les centrales nucléaires qu’il faut arrêter, des immeubles et plein d’autres choses encore. Au bout d’un moment, nos infrastructures nous échappent et deviennent férales. Mais à l’image des cochons ou des chats qui s’échappent en forêt et deviennent non pas sauvages mais à moitié sauvages, nos infrastructures provoquent des effets inattendus, incontrôlés et incontrôlables : on ne sait pas comment les contrôler…

Avec cette approche, l’Anthropocène devient une série de patches, liés entre eux par des corridors. C’est une approche qui pose de nouvelles questions, et en fait disparaître d’autres – la question de dater l’Anthropocène devient par exemple hors de propos. Elle oblige aussi à reconnaître qu’il reste des patches de l’Holocène – des « patches holocéniques » – que l’on peut rencontrer dans nos différents parcours. C’est donc un livre qui nous propose une véritable révolution épistémologique sur le sens même de l’Anthropocène.

C’est aussi un livre qui foisonne d’histoires. Anna vous a raconté l’histoire des rats dans Hanoï occupé venant ronger les fesses des Français quand ils vont faire leurs besoins : voilà une histoire tout à fait fascinante. Mais on pourrait prendre un autre exemple : celui des coléoptères de la térébenthine, qui est très beau. Qu’est-ce que ces coléoptères ? Ils adorent les pins, surtout lorsqu’ils sont malades ou morts : ils se glissent entre l’écorce et le bois, et ils rongent. Or, ces coléoptères de la térébenthine ne sont efficaces que parce qu’ils ont fait alliance avec un minuscule champignon très particulier. Ils sont dans l’Oregon, cette région que connaît bien Anna Tsing – c’est là que démarrait son livre Le Champignon de la fin du monde. Il se trouve que par ailleurs, les Chinois, qui ont abattu une grande partie des forêts de leur pays, se sont mis dans les années 1980 à importer massivement du bois, notamment depuis les forêts de l’Oregon. Le coléoptère a donc voyagé avec les cargaisons de bois jusque dans la province du Shanxi. Là-bas, il s’est marié avec un autre champignon local, différent du champignon étasunien, qui l’a rendu mille fois plus agressif. Les coléoptères de la térébenthine se sont mis à dévorer le bois issu des pins coupés à une vitesse folle. Aujourd’hui, une question brûlante reste en suspens : est-ce que ce coléoptère et son nouvel hôte, le champignon chinois microscopique, vont faire le chemin inverse vers les Etats-Unis ?  Ce serait catastrophique pour les forêts de l’Oregon.

Lire aussi | Que demande la lutte politique aujourd’hui ?・Isabelle Stengers (2022)

Emilie Hache – En lisant Notre nouvelle nature, nous sentons qu’il s’agit le résultat d’un travail collectif, d’une multiplicité de personnes. Nous sentons aussi autre chose : le fait de faire partie d’une communauté scientifique. Pas seulement au sens où ce livre est écrit à plusieurs mains, mais au sens où il dialogue avec tout ce qui s’écrit depuis plus de 20 ans maintenant autour de la notion d’Anthropocène, dans les sciences humaines et sociales et dans les sciences naturelles. Ce livre clôture en quelque sorte un premier temps des débats sur l’Anthropocène : comment doit-on nommer cette époque ? Ne doit-on pas plutôt parler de Plantationocène ou de Capitalocène ? Est-ce que le fait d’introduire ce concept pourrait menacer la prise en compte des inégalités sociales ? Etc. Le texte d’Anna Tsing et de ses co-autrices prend en compte toutes ces discussions et sans y mettre un point final, il propose d’avancer, de passer à une étape suivante.

De fait, la manière de comprendre le concept d’Anthropocène est complètement transformée à la lecture de ce livre, d’une part parce qu’on l’aborde ici par le bas et non pas par le haut, et d’autre part, parce qu’il est largement défini par son incontrôlabilité – les autrices insistent beaucoup sur ce point dans le livre –lui conférant une dimension d’inconnu très forte sur ce qu’il va se passer à plein d’endroits.

Les histoires qui sont racontées dans le livre sont très dures, et pourtant, le fait de partir du terrain et de ne pas savoir ce qu’il va se passer rebat les cartes : cela ré-ouvre des possibilités d’action, alors que beaucoup de textes abordant l’Anthropocène d’en haut, nous paralysent et nous rendent impuissant·es. Je trouve qu’il y a à cet égard dans ce livre une radicalité dans la position de recherche, une revendication de responsabilité autant qu’une prise de risque. À quoi bon sinon faire ce genre d’enquêtes plutôt que de bloquer une mine de charbon ? Il faut se placer à la bonne échelle de la situation dans laquelle on est.

Une question me semble traverser tout le livre, qui porte sur l’épistémè moderne : la manière dont on a pensé la constitution des sciences pendant toute la modernité européenne n’est peut-être plus suffisante pour répondre à la situation anthropocénique qui est la nôtre. Elle fait même partie du problème. Comment prendre cette question à bras le corps en tant que chercheur·se en sciences humaines et sociales ? Cette question est posée à la fin du Champignon de la fin du monde. Ici, elle est au cœur de ce nouveau livre.

©Feifei Zhou pour le Feral Atlas

Il y a une très jolie traduction d’Isabelle Stengers et de Philippe Pignarre, qui parlent d’un Anthropocène « épistémiquement éclaté ». J’ai beaucoup aimé, car cela décrit bien les différentes propositions du livre comme sa méthodologie, qui procède par accumulation de théories de natures et de statures différentes, par empilements de savoirs scientifiques et de savoirs vernaculaires, sans certitude quant à ce qui marche ou ne marche pas, et en soulignant qu’on s’est privé de savoirs pourtant cruciaux mais qui ne passaient pas l’épreuve de la véridiction scientifique moderne. En ce sens également, cela réouvre les possibles. Avec ce livre, on a l’impression de voir l’épistémologie se renouveler de manière concrète, sous nos yeux.

À cet égard, il me semble que ce livre peut être un début de réponse au climato-scepticisme ou au climato-négationnisme. Je m’explique : le climato-négationnisme repose sur une conception moderne d’une science très surplombante, qui se présente de manière lisse et unifiée, et qui n’explique pas comment elle se fabrique. Le résultat est que, dès que l’on a accès à ses coulisses, comme cela s’est passé pour la fuite d’échanges d’emails entre scientifiques en 2009 [l’affaire dite du Climategate, où des scientifiques du Climatic Research Unit ont été accusés d’exagérer la gravité du changement climatique], alors on crie à la tromperie.

Or, tant que nos manières de faire science accompagnaient voire servaient les intérêts du système capitaliste, qu’elles nous permettaient d’exploiter encore mieux et encore plus loin le vivant, on ne discutait pas trop de la manière dont les sciences fonctionnaient – même si on n’était pas très au clair là-dessus. Mais aujourd’hui que ces mêmes sciences montrent avec rigueur les effets de cette exploitation généralisée, elles sont menacées d’être rejetées comme des théories du complot ou des points de vue parmi d’autres, qui ne mériteraient pas de considération.

En repensant collectivement ce que l’on entend par sciences, en refusant une version surplombante et en partant du bas, en acceptant de rediscuter les rapports entre sciences et savoirs traditionnels ou entre sciences humaines et sociales et sciences dures et en mettant en scène la production de ce savoir, Anna Tsing et ses collègues participent à mon sens à redonner confiance dans nos manières de faire de la science. Elles permettent ainsi de fabriquer des connaissances sur lesquelles on peut s’appuyer pour comprendre la situation et pour défendre celles et ceux à qui on tient.

Aujourd’hui que les sciences montrent avec rigueur les effets de l’exploitation généralisée, elles sont menacées d’être rejetées comme des théories du complot ou des points de vue parmi d’autres, qui ne mériteraient pas de considération.

Émilie Hache

Jade Lindgaard – Merci beaucoup pour vos interventions. Je voudrais maintenant inviter Anna Tsing à se livrer à un petit exercice que je lui ai proposé, qui est de donner trois exemples tirés de l’Atlas féral : un exemple positif, un exemple désastreux, et un exemple indéterminé au sens où l’on ne sait pas encore ce qui va se passer.

Anna Tsing – Je trouve l’exercice très amusant et je pense qu’il peut conduire à aborder des problèmes importants.

Un premier exemple d’effet féral positif, donc : je pense aux recherches d’un spécialiste des amphibiens et en particulier des grenouilles, qui a trouvé que dans les banlieues des villes étasuniennes, une espèce de grenouille appelée la grenouille verte se porte mieux que jamais. Je précise qu’aux Etats-Unis, la banlieue (suburb) est une zone relativement riche et verte avec des arbres, des parcs et un accès aux aménités de la campagne. Ces grenouilles vertes habitent dans les mares ou les étangs ornementaux que les gens aménagent dans ces zones habitées mais peu denses. D’autres grenouilles forestières déclinent ou disparaissent de ces zones, mais la grenouille verte a trouvé un nouvel habitat dans ce type particulier d’établissement humain.

L’exemple suivant est un exemple entièrement négatif. Le phosphore est un élément dont nous avons besoin pour la vie : on ne peut pas vivre sans. Mais l’agriculture industrielle en a fait un vrai danger en le répandant dans des champs où il est lessivé et ruisselle dans les eaux. Dans l’eau, le phosphore devient tellement dense qu’il tue toute vie. Je me réfère ici à l’enquête de terrain de l’anthropologue Zachary Caple, qui travaille en Floride dans une région où l’agriculture industrielle a complètement transformé les paysages. Les zones humides sont particulièrement affectées par cet excès de phosphore qui ruisselle depuis les champs. L’écologie locale a été chamboulée, ça a tué les poissons et les plantes aquatiques, et créé des zones envahies par les algues, où rien d’autre ne peut pousser. Tout suffoque et meurt. Ce phosphore, qui encore une fois est quelque chose dont tous les êtres vivants ont besoin pour vivre, est devenu une menace pour la vie.

Dans le troisième exemple que j’ai choisi, on ne sait pas vraiment pas comment ça va évoluer. Quand j’ai rencontré la spécialiste des fourmis Déborah Gordon, elle était terrifiée par une nouvelle fourmi qui semblait en passe de conquérir l’ensemble de la Californie, où nous habitons toutes les deux. On appelle cette fourmi la fourmi d’Argentine, et il semble qu’elle est arrivée sur des bateaux de sucre. Elle est particulièrement dangereuse car elle construit des super-colonies avec de multiples reines : quand on tue une reine, il en ressort plusieurs. On ne peut donc pas les empoisonner, car cela les fait proliférer davantage. Elles pourraient ainsi menacer les multiples espèces indigènes de fourmis, qui ont des rôles écologiques très importants en Californie.

Ces dernières années, en poursuivant ses recherches, Déborah devenait cependant plus optimiste : dans le site qu’elle étudie, au sein d’une réserve naturelle, elle a observé que les fourmis locales réussissent à repousser les fourmis d’Argentine. Elle en a conclu que c’est seulement dans les établissements humains que les fourmis argentines réussissent si bien : il y a de la nourriture, de l’eau, de la chaleur et tout ce dont ces fourmis ont besoin. C’est donc avant tout dans nos cuisines qu’elles risquent de proliférer. Mais cela reste à confirmer. 

©Feifei Zhou pour le Feral Atlas

Jade – Merci Anna. Ce qui est extraordinaire avec ces exemples, c’est qu’en les écoutant, on a tout de suite envie de repartir chez soi pour regarder les cafards, les punaises de lit ou les rats du quartier ! Il y a quelque chose de simple mais de puissant dans l’idée que tout cet Anthropocène se passe chez nous, à la porte de notre logement, dans notre région. Et qu’il ne tient qu’à nous de regarder et de faire le lien entre ces mots énormes et écrasants comme changement climatique et écocide, avec toute ces vies qui se déroulent sous nos yeux sans qu’on y prête attention. C’est un appel à la curiosité et à l’observation, qui est rendue accessible à chacun·e. Car on n’a peut-être pas encore assez dit que ce livre est pensé comme un guide de terrain, un manuel pour observer en situation d’Anthropocène.

Philippe Pignarre – Je voudrais revenir sur deux points importants.

Le premier est ce terme de patch. Souvent, il y a un débat dans les réunions de militant·es qui font de l’écologie pour savoir si le réchauffement climatique est une nouvelle conséquence du capitalisme, un malheur en plus de tous ceux que nous a déjà fait le capitalisme. D’autres répondent qu’il ne faut pas raisonner comme cela car le réchauffement climatique change tout, y compris la définition du capitalisme, y compris les programmes pour se battre contre lui, ce qu’on peut faire ou imaginer comme autre société. Et le changement climatique devient ainsi la grande cause. Mais Anna Tsing nous dit que ni l’un ni l’autre de ces points de vue n’est le bon car ils impliquent de regarder depuis le sommet, pour décider de ce qui englobe ou de ce qui est englobé.

Et c’est là que le terme de patch est utile, car c’est un point de vue qui donne une prise : c’est une nouvelle manière de définir un territoire par le concernement que ce territoire crée.

Avec Isabelle Stengers, on a hésité à traduire ce terme patch : en anglais c’est facile, mais en français un patch désigne surtout des pansements pharmaceutiques imbibés de nicotine ou d’autres produits, conçus pour se faire une perfusion lente d’un produit chimique.

Comme il s’agit de territoire, nous avons interrogé les géographes français·es pour savoir quoi faire, qui nous ont dit que ce terme est de plus en plus employé en géographie. L’avantage est qu’un patch n’est pas défini a priori – est-ce que l’Île de France est un patch ? je n’en sais rien – mais il est défini par le travail des scientifiques, des militant·es, de toutes les personnes qui sont concernées.

Ce patch peut être petit, comme l’habitat de la grenouille dont on parlait tout à l’heure, ou bien très grand : l’un des patches du livre est par exemple la Mer noire, qui était jadis très poissonneuse jusqu’à ce que des navires y larguent des quantités énormes de méduses avec leurs eaux de ballast, puis que l’agriculture intensive y déverse des intrants chimiques. Toute la mer est affectée, il n’y a plus de poissons. C’est ainsi que le patch est défini.

Il n’y a pas que la façon occidentale d’aborder l’Anthropocène, c’est-à-dire celle des scientifiques qui étudient les effets du changement climatique : il y a de nombreuses façons de le ressentir, de l’analyser et d’en parler.

Philippe Pignarre

L’autre point que je trouve crucial est la dimension anticoloniale très forte qui découle du travail d’Anna Tsing et de ses collègues. Elles montrent bien qu’il n’y a pas que les Occidentaux qui sont concernés par l’Anthropocène : toutes les cultures et tous les peuples du monde y sont confrontés, y compris les peuples autochtones qui habitent dans des zones touchées par les inondations ou les feux de forêt. Et il n’y a pas que façon occidentale d’aborder l’Anthropocène, c’est-à-dire celle des scientifiques qui étudient les effets du changement climatique : il y a de nombreuses façons de le ressentir, de l’analyser et d’en parler. Mais que fait-on de tous ces points de vue différents sur les événements qui adviennent à un endroit particulier ? Pour Anna et ses collègues, il n’y a pas d’autre solution que de procéder en empilant (pilling). Il faut empiler les connaissances et les savoirs, aucun savoir ne doit triompher sur les autres. Je trouve que cette notion d’empilement des savoirs de tous les gens qui sont concernés mais qui ne sont pas dans les cultures scientifiques est très importante. À cet égard, il y a un chapitre – dont je ne vous cache pas qu’il a été le plus difficile à traduire : ça a été terrible ! – dans lequel Jenifer Deger, une collègue d’Anna, prend le point de vue des Aborigènes pour parler de ce qui se passe en Australie. Ce texte montre qu’il est possible de voir les choses à partir de points de vue élaborés dans d’autres cultures, mais que c’est un travail très difficile.

Lire aussi | La vie plus qu’humaine・Anna Lowenhaupt Tsing (2019)

Jade Lindgaard – Je voudrais poser une question plus politique. Est-ce que ces patchs, que Philippe décrivait à l’instant comme des territoires redéfinis par le concernement qu’on a pour eux, pourraient être une bonne échelle d’organisation politique ? Une fois qu’on a cartographié ces patches, est-ce qu’on a un espace politique depuis lequel agir ? Je pose cette question en ayant en tête les Soulèvements de la terre, ce mouvement qui se mobilise notamment contre les grosses infrastructures d’accaparement de l’eau qu’on appelle les mégabassines. Je pense aussi à tout ce qui se porte dans la lutte contre l’A69, ce projet très contesté d’autoroute dans le sud-ouest de la France qui détruit des terres agricoles, des forêts et des zones humides, et que les élus locaux défendent mordicus en disant que c’est la condition de leur développement économique. Est-ce que ces patches, donc, peuvent être un endroit où on essaie de s’organiser politiquement ?

Anna Tsing – Oui, absolument. Je suis très inspirée par ce que j’entends depuis plusieurs jours que je suis en France sur les luttes qui ont lieu ici. Et surtout sur la manière de s’accrocher à la terre (holding on to land) autour des infrastructures. Tout à l’heure, dans la rue, on m’a donné un prospectus qui disait : « Stop au béton ! ». Et j’ai pensé : c’est exactement le genre de choses que nous défendons dans ce livre. Nous voulons avoir des luttes ancrées dans les lieux. Et nous contestons fortement l’idée que les infrastructures permettent la vie et sont positives pour tout le monde. Cette idée doit être passée au crible de la critique. Est-ce qu’une route vaut la disparition de terres agricoles, de forêts ou de zones humides qui peuvent nous aider d’autres manières ?

Je pense aussi que le fait de commencer avec des patchs permet à la mobilisation politique de traverser toutes sortes de lignes de différence afin de construire des alliances et des coalitions en vue de ce qui pourrait être des genres de combat très variés, mais qui pourraient peut-être travailler ensemble.

Nous contestons fortement l’idée que les infrastructures permettent la vie et sont positives pour tout le monde.

Anna Tsing
©Feifei Zhou pour le Feral Atlas

Jade Lindgaard – J’en arrive à ma dernière question. D’un côté, on voit toute la description foisonnante que ce livre propose et l’enthousiasme intellectuel, sensible et politique qu’il peut créer. D’un autre côté, on voit des élus, des parlementaires et des gouvernements qui continuent à faire comme si le monde n’était pas féral. Comme si on pouvait soutenir l’agriculture industrielle et ne pas prendre en compte les ravages des pesticides, comme si on pouvait soutenir la création d’emplois sans prendre en compte les destructions environnementales et sociales que vont entraîner la création d’énormes data centers – pour prendre des exemples récents dans la vie législative française. On est dans ce monde-là, où les décisions politiques économiques structurantes se prennent sur la base d’une vision du monde qui est vraiment très loin de ce décrit ce livre.

Ma question serait : comment est-ce que vous réfléchissez à cet écart, à cette distance qui semble-t-il se creuse ? Est-ce que vous voyez des moyens, des outils pour contrer cette distance ? Est-ce que cela ne nous conduit pas à une situation qui risque de devenir conflictuelle, très dure, très tendue, et loin du tissage de patches, d’humains et de non-humains que vous décrivez ?

Anna Tsing – Eh bien, je n’ai pas la réponse. L’un des défis les plus importants de notre temps est que même les pires projets, ceux qui ont les effets les plus catastrophiques, deviennent des modèles pour de nouveaux projets : ils sont répliqués en étant aussi mauvais que les premiers, sinon pires. C’est un énorme problème. Je ne veux pas clore cette rencontre sur un point négatif mais il est vrai qu’il y a une aggravation. Jusqu’à récemment, je pensais que je pouvais critiquer le fait de focaliser uniquement sur le changement climatique dès lors qu’il est question d’Anthropocène. Puisque le changement climatique était conventionnellement accepté, il y avait la place pour dire : voilà ce que vous ne savez pas, voilà ce qui est tout aussi important. Mais soudain, en tout cas dans mon pays, on n’est même plus sûr que le changement climatique soit reconnu par les élites. Il est même possible que les instruments conceptuels qu’on a utilisés pour pousser ces problématiques soient démantelés à l’heure où nous parlons.

Mais comme Emilie l’a dit, ce travail sur l’Anthropocène est un travail de scientifiques, d’activistes, d’artistes, d’agriculteurs, de pêcheurs et toutes sortes de gens. Donc je veux espérer que parmi nous tous, il y a encore les moyens de produire des « coalitions de patches (patchy coalitions) », pour en faire quelque chose qui vaut le coup.

L’un des défis les plus importants de notre temps est que même les pires projets deviennent des modèles pour de nouveaux projets : ils sont répliqués en étant aussi mauvais que les premiers, sinon pires. C’est un énorme problème.

Anna Tsing

Emilie Hache – En vous écoutant à l’instant, j’ai retrouvé le sentiment très paradoxal que j’ai eu à la lecture de Notre nouvelle nature, et dont je parlais tout à l’heure. La plupart des descriptions de patchs qui sont faites sont dramatiques, et vous insistez par ailleurs sur le fait qu’il n’y a pas de retour en arrière possible : les niveaux de féralité qui sont engagés par les infrastructures que vous appelez industrielles et impériales empêchent radicalement le retour à des cultures vernaculaires ou traditionnelles. Donc c’est un livre dur à lire, il y a une dimension vertigineuse.

Mais dans le même temps, peut-être parce qu’on est toujours au niveau du terrain, avec ces effets d’accumulation et de multiplication, on ne ferme pas ce livre avec un sentiment de désespoir absolu. Ce n’est pas fermé : il y a des pistes d’ouverture. Plus on identifiera des patchs, plus on participera à identifier les espaces et les échelles auxquelles on peut lutter. C’est en ce sens que le livre n’est pas paralysant et qu’il me semble y avoir une dimension active. Car même si ce livre est présenté comme une « suite » du Champignon de la fin du monde, ce serait plutôt Le champignon qui est la suite logique de celui-ci, puisqu’il se passe dans les ruines et raconte comment on fait pour vivre dans le monde désertifié.

Lire aussi | L’ère de la standardisation : conversation sur la Plantation・Anna Lowenhaupt Tsing et Donna Harraway (2024)

Image d’accueil : montage d’éléments du Feral Atlas.

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29.11.2025 à 11:19

Gaza Inc.

Aurélien Bellanger

Texte intégral (1776 mots)

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Extrait du livre collectif Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie. 17 écrivains pour la Palestine, paru en octobre 2025 aux éditions du Seuil.


On peut trouver au Japon un petit monticule fabriqué entièrement de nez, des nez tranchés et emportés comme trophées à la fin du xvie siècle après l’invasion japonaise de la Corée. On raconte qu’après la prise de Bagdad en 1258, les Mongols auraient dressé d’immenses plateformes de cadavres pour fêter leur triomphe. Les États-Unis se fantasment parfois en vaste cimetière indien.

Gaza, à son tour, sera peut-être demain agrandi d’une gigantesque marina tant il y aura de gravats à jeter à la mer – le premier complexe de luxe fondé sur une fosse commune.

On oublie souvent qu’Auschwitz, merveilleusement bien desservi et parfaitement situé au cœur de la grande plaine orientale européenne, une fois la guerre finie et sa fonction première achevée, aurait dû être le nom d’une cité idéale du Reich millénaire.

Gaza Inc.

La porte de l’Orient. Un Dubaï occidental. Un second Monaco.

Assez de gravats encore, une fois la marina mise à l’eau, pour construire un hub aéroportuaire et un quartier d’affaires.

Qu’une présence excessive d’os dans le ciment affaiblisse ses propriétés mécaniques sera un problème d’ingénierie facilement réglé – du même ordre que celui de la construction du Burj Khalifa sur le sable mou du désert.

Gaza : une épopée architecturale. Gaza : les constructeurs de l’extrême.

Mieux : un verrou historique longtemps bloqué qui saute.

Non pas une solution à un, deux ou trois États, mais une solution sans État.

Un pays effacé par les bulldozers, une page blanche géographique.

C’est Curtis Yarvin, un conseiller officieux de l’administration Trump, qui a donné le meilleur aperçu du projet – l’un de ceux qui poussent à l’abolition de la République et à la proclamation de l’Empire, sur le modèle de ces entités que les technocapitalistes chérissent, et derrière lesquelles les lecteurs de dystopies cyberpunk reconnaissent les zaibatsus de leurs cauchemars.

Il faudrait faire de Gaza, écrivait-il dans un texte prémonitoire qui a sans doute servi de prompt à ces vidéos de Trump et de Netanyahou se délassant des fatigues de la guerre dans un Gaza futur rempli de Trump Towers, il faudrait faire de Gaza l’avant-pont d’une gestion toute capitalistique de l’histoire et de la géographie.

Évacuer ces Palestiniens archaïques, mais leur laisser des parts du capital du Gaza à venir. Gaza comme lieu de toutes les mutations et expérimentations du capitalisme dérégulé.

Qu’ils prennent aussi, on n’est pas des monstres, leur part du spectacle.

Le billet de l’exil leur donnera droit à quelques dividendes.

Ce n’est pas un hasard si l’administration Trump s’est entichée du président salvadorien, qui gouverne son pays comme une prison de haute sécurité et dont le père appartient à la diaspora palestinienne.

Si la majorité des Israéliens, qui soutiennent la guerre, doivent considérer Gaza comme un problème local – sur un spectre allant de la gestion sécuritaire d’un quartier sensible au messianisme du Grand Israël –, on aurait tort de ne pas considérer Gaza comme une question mondiale.

Comme la section R&D de l’entreprise monde.

Que les démocraties, pour se défendre, aient tous les droits, n’a pas manqué de mobiliser les droites du monde, enfin réconciliées avec ce modèle de gouvernement pour lequel elles n’avaient pas d’affection particulière – jusqu’à ce qu’il leur soit démontré qu’il pouvait servir d’alibi à un déchaînement de violence qu’on tolérerait moins bien d’une dictature.

Gaza a remis la mort à l’agenda démocratique, et cela sera toujours bon à prendre, pour plus tard. Encore plus quand on possède, comme la France, certains des derniers territoires non décolonisés du globe.

À Gaza, on tue des civils, des enfants, des journalistes, en toute impunité ; à Gaza, des intelligences artificielles et des drones déciment des familles entières ; à Gaza, le maintien de l’ordre tient son salon à ciel ouvert.

Mais si nos démocraties regardent Gaza comme le banc d’essai des arts du gouvernement au xxie siècle, les technocapitalistes regardent déjà, par-dessus leur épaule, le butin supérieur qu’ils pourront emporter.

Et si le déni de la légitimité de la cause palestinienne était le cheval de Troie de la suppression du concept vieillissant d’État-nation ?

Ce qui ne poserait d’ailleurs pas de problème particulier à Israël, qui aura profité de la guerre pour définitivement muter d’État-nation européen fantôme de l’après-1848 à une entité religieuse chargée d’une mission largement œcuménique, qui séduit autant les évangélistes messianiques que les amateurs de croisades tardives.

Gaza Inc.

On passe à autre chose. On investit dans une plateforme territoriale comme on investirait dans une plateforme de cryptomonnaie.

La chose est bien documentée : Gaza est le dernier avatar du concept de zone par où le capitalisme a échappé aux régulations nationales.

Que le capitalisme, pour muter, doive se transformer parfois en machine de mort, c’est quelque chose que le théoricien marxiste Moishe Postone avait relevé dans ses analyses d’Auschwitz en tant qu’usine.

Usine à cadavres, dont on a longtemps pensé qu’elle était, en contradiction avec le projet capitaliste, une aberration absurde et monstrueuse. À moins de considérer qu’elle visait au contraire à purifier le capitalisme de son élément abstrait, traditionnellement confondu, selon la grille de lecture antisémite, avec les Juifs. Voilà ce que le capitalisme, pour devenir enfin productif, devait expier. Pour prouver qu’il n’était pas un système de domination, qu’il était naturel, qu’il servait les besoins des hommes, qu’il était la douceur même et qu’il n’avait rien de barbare, il lui fallut donc, à un stade critique de son développement, se lancer dans une entreprise génocidaire inédite.

Et si c’était cela que Gaza nous montrait ?

Gaza et l’étrange passé simple de ce nom qui désigne l’à-jamais révolu, le crime unique et absolu, qui pourrait, en régime capitaliste, revenir pourtant comme un fantôme purificateur.

La zone la mieux aménagée reste à ce jour le parc d’attractions – dont le premier du genre, selon une légende urbaine qui dit tout de la nature sépulcrale du projet, cacherait le corps cryogénisé de son fondateur sous les fondations d’une montagne russe.

Gaza Inc. aura bien ses montagnes russes.

Qui seront, comme elles le sont toutes, des machines à générer l’effroi.

Des petits trains de la mort, dans ces usines à prélever, mieux que la force de travail et la survaleur fétichisée des créatures humaines, directement leur temps de loisir et leurs derniers instants de liberté.

Que Gaza devienne une plateforme touristique est dans la logique des choses. Le tourisme, qui se présente encore comme la dernière récompense accordée aux travailleurs, organise plutôt leur disparition progressive.

Le petit train fantôme roule déjà sur les réseaux sociaux sans même qu’il soit besoin de recourir aux images générées. Des bras coupés nous frôlent, des têtes de bébés sans yeux, des corps tranchés en deux.

Gaza ne sera bientôt plus qu’une rampe inclinée au fond de la Méditerranée orientale – la machinerie qui nous entraîne plus bas et plus loin qu’on ne pensait, encore plus bas que la mer Morte, là où la vie sur Terre pourrait même disparaître.


Image issue du plan « Gaza 2035 » diffusé par le cabinet de Benjamin Netanyahu au printemps 2024.

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25.11.2025 à 17:22

Décoloniser nos assiettes

Vipulan Puvaneswaran· Clara Damiron · Shams Bougafer

Texte intégral (6009 mots)

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Temps de lecture : 30 minutes

Ce texte est extrait du livre Autonomies animales – Ouvrir des fronts de luttes inter-espèces (Michel Lafon, 2023), écrit par Vipulan Puvaneswaran, Clara Damiron et Shams Bougafer.


Comprendre, raconter ou écrire l’histoire des mécanismes d’oppression a souvent été un outil pour lutter contre ceux-ci. Dès lors qu’on cherche à comprendre les faits et gestes de notre quotidien, la plupart des choses qui composent nos journées, ce que l’on mange notamment, se révèlent fondées sur des représentations symboliques ou des rapports de domination. L’hégémonie et l’omniprésence actuelle de certaines pratiques sont donc le résultat de rapports de force, de circonstances historiques précises, et parfois d’un peu de hasard, qui ont favorisé et généralisé une chose plutôt qu’une autre. Les plantations bananières n’auraient peut-être pas recouvert et asservi les Antilles si un « explorateur » espagnol n’avait pas eu l’idée d’emporter, en 1516, des plants de bananiers africains dans son navire, et si les plantations n’avaient pas par la suite été encouragées par l’empire colonial. Sur un autre plan, c’est la viande des vaches de race limousine qui est la deuxième la plus convoitée sur le marché français aujourd’hui. Pourtant, cette race, fabriquée à l’origine par la sélection humaine pour sa force au travail, a manqué de peu de s’éteindre au lendemain de la guerre : sa descendance a tenu à peu de choses. Et on ne servirait pas de tartiflette dans les restaurants savoyards de toutes les grandes villes françaises si un restaurateur, à La Clusaz, n’avait pas baptisé ainsi cette vieille recette régionale en 1970, lors d’une crise de surproduction du reblochon. Ces choses, qui font aujourd’hui partie de notre quotidien, auraient pu ne pas arriver, ou arriver autrement, ou à un autre moment, si les rapports de force avaient été différents.

Enquêter sur l’évolution des pratiques alimentaires – que ce soit la composition de l’alimentation, les façons de cuisiner, les habitudes populaires, et les imaginaires qui y sont rattachés – peut nous permettre de cerner le rôle que l’impérialisme et la colonisation ont joué dans la diffusion massive du régime carné, et des rapports au monde qu’il véhicule sans pour autant affirmer que toute alimentation carnée est le fait de la colonisation européenne.

Retrouver nos héritages végétaux, inventer des pratiques conviviales

Nos héritages sont la marque d’autres rapports aux mondes animaux et d’autres manières de vivre, nous pouvons apprendre de ceux-ci et nous en inspirer. Aujourd’hui, l’idée que la chair des animaux terrestres ou aquatiques, le lait ou les œufs sont des « choses », des produits consommables, est très fortement répandue. L’estomac humain est effectivement adapté à une grande diversité de régimes

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Nous avons choisi d’utiliser le terme de carnisation, formé à partir du terme « carnismecarnisateurs, en fonction de leurs intérêts économiques, politiques et territoriaux.

Un élevage industriel. Wikimedia.

Lire aussi | Vivre avec les animaux : une proposition politique・Pierre Madelin (2019)

La bétaillisation des Amériques

À nouveau, commençons notre récit en Amérique centrale. Au second voyage de Christophe Colomb, celui qui marque le début de la conquête des Amériques, les colonisateurs espagnols transportèrent 34 chevaux et un grand nombre d’animaux de bétail. Les navires qui suivirent continuèrent à disperser le bétail européen dans toutes les Antilles

Un troupeau au Brésil. Wikimedia.

La bétaillisation a profondément transformé les territoires et les sociétés, comme le montre par exemple l’introduction de bovins et de chevaux au xvie siècle dans la région du Rio de la Plata (située entre l’actuelle Argentine, le Paraguay et l’Uruguay). Celle-ci a créé de nombreux groupes d’animaux marron qui ont suscité l’intérêt des gauchos (des colons espagnols et enfants « mixtes » issus d’Espagnols et d’indigènes). Ceux-ci chassaient le bétail sauvage et combattaient les indigènes qui résistaient à la colonisation. Leur gagne-pain provenait essentiellement de la traite des peaux de chevaux et du bétail marron. Le marché des peaux et du cuir, qui explosa, attirait toujours plus de colons venus tenter leur chance en Argentine. Alors que 150 000 peaux étaient exportées du port de Buenos Aires en 1778 à destination de l’Europe, pas moins de 1 400 000 peaux (presque dix fois plus) transitèrent vers le Vieux Continent cinq ans plus tard. À la fin du xviiie siècle, les colons installèrent des usines de salaison qui permettaient également d’exporter la viande argentine. Les clôtures finirent par structurer le paysage. Le développement de ces activités économiques a considérablement favorisé l’immigration d’Européens et d’Européennes, en même temps que les populations amérindiennes disparaissaient, si bien qu’en 1890, l’Argentine est devenue l’un des principaux exportateurs de viande à l’échelle mondiale. Sur des terres qui ont connu des peuples dont les rapports de domesticité étaient peu nombreux et non systématiques, les populations européennes ont établi l’une des plaques tournantes de l’élevage industriel. Sous les effets de la colonisation, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont connu pareilles trajectoires.

Nulle part ailleurs, on ne mange autant d’animaux qu’en Amérique. Cette société carniste s’est pourtant fondée sur des terres où le spécisme moderne n’existait pas.

La bétaillisation des Amériques se fonde donc sur une violente prise de terres, qui organise un nouveau rapport au monde. Nous pouvons parler ici, comme dans le cas des monocultures généralisées qui vont recouvrir les Antilles, d’un « habiter colonial, c’est-à-dire une nouvelle organisation de la vie qui s’impose par la violence à ceux qui peuplaient le territoire auparavant (humains comme non-humains) : monocultures, prés privés, routes sur lesquelles on convoie les animaux vers les abattoirs. On parle ici d’une façon violente d’habiter le monde, en s’appropriant les corps et la terre. Cet habiter colonial n’a pas disparu avec la soi-disant fin des impérialismes, car c’est bien cette façon de se rapporter à la terre et aux corps (comme des propriétés) qui conditionne encore nos façons de vivre aujourd’hui. Nulle part ailleurs, on ne mange autant d’animaux qu’en Amérique. Cette société carniste s’est pourtant fondée sur des terres où le spécisme moderne n’existait pas : il a été imposé par la conquête coloniale, et a occupé la terre jusqu’à faire disparaître presque tous ceux et celles qui vivaient autrement. La bétaillisation des Amériques, accompagnée de sa carnisation, se répand encore partout où l’habiter colonial continue sa course, notamment au Brésil où la déforestation de la forêt amazonienne et la spoliation des terres paysannes par l’agro-industrie et pour l’élevage avancent plus vite que jamais sous l’action de puissants lobbys

La carnisation des plats en Afrique de l’Ouest

Le véganisme est souvent associé et défendu par ses militants et militantes comme un horizon de progrès : après avoir aboli l’esclavage et donné le droit de vote aux femmes, il serait dans la suite naturelle de l’histoire de libérer les animaux de l’exploitation. Le véganisme serait la suite logique du progrès des sociétés occidentales. Mais la carnisation contredit cette lecture « progressiste » de l’évolution des régimes alimentaires. Elle montre, au contraire, que c’est l’avènement des sociétés capitalistes modernes qui a conduit à une augmentation sans précédent du nombre d’animaux tués pour les sociétés humaines ; engendrant une crise profonde des rapports que l’on entretient aux animaux et au vivant, de façon générale. Cette lecture ouvre aussi la voie à un « racisme de l’assiette », qui consiste à associer les personnes racisées à certaines viandes qu’elles mangeraient, une généralité (dépréciative) qui sous-entend aussi que les colonisés et leurs descendants ne seraient pas « arrivés » au stade moral avancé du « devenir végane ». En multipliant les clichés, sur l’abattage rituel, les fêtes religieuses, le traitement des animaux dans les pays du Sud, on déforme la réalité et on en vient à penser que les plus cruels avec les animaux sont les personnes non blanches. Il est pourtant inutile de « blanchir » le régime végétalien en prétendant qu’il serait une invention occidentale, de même que d’essayer d’en faire une marque de distinction ou le signe d’une moralité plus avancée. Au contraire, nous voulons rappeler que les traditions alimentaires végétales ont souvent été bien plus puissantes dans des histoires non occidentales.

La carnisation montre que c’est l’avènement des sociétés capitalistes modernes qui a conduit à une augmentation sans précédent du nombre d’animaux tués pour les sociétés humaines.

En effet, nous connaissons tous des stéréotypes sur l’alimentation des personnes racisées. KFC a abusé de ces représentations

Des marchandes de légumes au Bénin. Wikimedia.

Pourtant, jusqu’à la colonisation, nombre de régimes alimentaires africains, ceux de l’Afrique de l’Ouest plus particulièrement, reposaient essentiellement sur les plantes et les végétaux. La flore luxuriante de ces pays (notamment en zone tropicale) y était propice. Des spiritualités africaines et plusieurs mythes fondateurs sont emplis d’histoires d’animaux ayant rendu service à leur communauté, au point de marquer des interdits de consommation de leur chair. Par exemple, pour les Nyabwa de Côte-d’Ivoire, les interdits qui varient de village en village concernent la chair de la panthère, de la gazelle, du chien, du bouc, de la chèvre, du bœuf (mêlant donc animaux domestiques et animaux dits « de brousse »), des poissons de certaines rivières, de l’aigle, du poulet, etc.

Pour déconstruire cette idée que le véganisme serait « un truc de Blanc », ou quelque chose d’essentiellement nouveau, des communautés noires revendiquent l’afro-véganisme.

La carnisation, nous commençons à le comprendre, ne s’opère pas que dans les assiettes et les estomacs. Elle a également lieu dans les esprits : l’interdit des Nyabwa doit paraître aujourd’hui ridicule à bien des afrodescendants. Il n’y a pourtant pas si longtemps, ces manières de se rapporter aux vies animales étaient encore majoritaires sur le continent.

Pour déconstruire cette idée que le véganisme serait « un truc de Blanc », ou quelque chose d’essentiellement nouveau, des communautés noires revendiquent l’afro-véganisme. L’afrovéganisme, pour des communautés afrodescendantes, consiste à revaloriser un véganisme en lien avec une histoire particulière que l’on se réapproprie. Il s’agit de dire que le véganisme n’entre pas en opposition avec le fait de revendiquer un attachement à sa terre d’origine. Il n’est évidemment pas question de dire qu’avant la colonisation, personne ne mangeait d’animal ou n’avait quelque geste violent que ce soit à leur égard. Il s’agit de simplement rappeler que le véganisme peut trouver ses sources en dehors du référentiel occidental. Comme nous l’avons vu plus haut, le véganisme est aussi un choix de solidarité entre personnes qui subissent racisme et animalisation. Cela peut aussi être un choix politique : faire tout son possible pour refuser les produits carnés importés, souvent mauvais à long terme pour la santé (volaille et poisson congelés, viande cuisinée, lait en poudre

Lire aussi | Cuisine et politique : les recettes d’une anthropologue・Gaëlle Ronsin (2024)

Un marché en Indonésie. Wikimedia.

Les héritages végétaux de l’Inde et du Sri Lanka

La cuisine indienne est l’un des exemples les plus utilisés pour penser les héritages végétaux dans des mondes non occidentaux. On peut d’ores et déjà démentir cela, car il n’existe pas une cuisine indienne, qui serait uniforme : il serait plus juste de parler de pratiques alimentaires qui diffèrent en fonction des régions et sont d’ailleurs aussi à la source de conflits ethnico-religieux récents (comme entre les musulmans et les hindous).

Il est vrai que la présence de protéines végétales a été, et est encore très importante dans beaucoup de plats typiques de cette région du monde, avec notamment une large proportion de légumineuses, associées aux céréales : le dahl qui accompagne le riz tous les midis, par exemple (le plat porte d’ailleurs le nom de son ingrédient principal, la lentille). Même dans les plats avec viande, les protéines végétales font toujours partie du fondement de la préparation : on peut considérer que la carnisation n’a pas, dans ce cas précis, effacé les héritages végétaux. Au contraire, ceux-ci sont encore mis en avant aujourd’hui comme des marqueurs de cette cuisine. Il existe aussi un héritage culturel et historique qui permet de savoir cuisiner des légumes savoureux grâce à la forte présence d’épices. Historiquement, c’est aussi lié à des conditions matérielles car l’utilisation d’épices dans les pays chauds permettait une meilleure conservation des aliments : cela fait aujourd’hui partie de ce qui rend ces préparations aussi appréciées.

En Inde et au Sri Lanka, la carnisation n’a pas effacé les héritages végétaux. Au contraire, ceux-ci sont mis en avant comme des marqueurs de cette cuisine.

Cependant, ces héritages viennent aussi en partie de pratiques de distinctions sociales des classes dominantes : les brahmanes, qui ne mangeaient pas de viande, constituaient l’élite socioreligieuse du pays, et leurs pratiques étaient donc aussi en partie perçues comme des moyens de se distinguer du reste de la population. Le fait de ne pas manger de viande était ainsi considéré comme un gage de pureté morale, de « maîtrise de soi » (c’est-à-dire de son appétit pour la viande), mais aussi un signe de bienveillance et de cohérence (c’est l’idée que, puisque les humains perçoivent aussi la souffrance animale, il est paradoxal qu’ils mangent des animaux

Un thali végétarien. Wikimedia.

Cependant, c’est la colonisation et l’entrée dans le marché capitaliste qui a « carnisé » cette région à plus grande échelle. Cela s’est traduit par la substitution d’aliments végétaux par des aliments carnés : par exemple, l’abandon progressif du lait de coco pour un usage plus généralisé du lait de vache (les vaches étant considérées comme sacrées, il était jusqu’alors inconcevable de tuer leurs petits pour prendre le lait, mais cela est de plus en plus massivement pratiqué aujourd’hui). On observe un usage plus important de lait et d’œufs, y compris dans les gâteaux et pâtisseries qui étaient pour beaucoup traditionnellement entièrement végétaliens. En parallèle, la présence plus importante de firmes capitalistes et de chaînes de fast-food comme McDonald’s, Pizza Hut ou KFC parvient à attirer de nombreuses personnes vers la consommation de viande.

C’est la colonisation et l’entrée dans le marché capitaliste qui a « carnisé » la région à plus grande échelle.

En dépit de ces considérations historiques, c’est la persistance d’une culture matérielle végétale, également présente dans les classes populaires aujourd’hui, qui montre les possibilités de retrouver des assiettes végétales tout en les vidant de leurs stigmates passés. En outre, ces moyens de distinction sociale par le biais de l’alimentation végétale sont en réalité déjà en partie tombés dans l’oubli, le végétarisme n’est plus autant une pratique qui confère un statut moral spécifique ni particulièrement associée à un statut social : le végétarisme est un « fait social » beaucoup plus diffus. De nombreux militants et militantes antispécistes indiens ou issus de la diaspora s’en inspirent et y trouvent un appui pour lutter contre la carnisation des pratiques alimentaires de leurs communautés. On pourrait trouver bien d’autres situations similaires en Asie, qui montrent que là aussi des héritages végétaux ont subsisté, par exemple au Vietnam où la consommation de soja est quotidienne et procure une partie du lait et des protéines à la population. Reste à assurer une alimentation saine et suffisamment riche à tout le monde, et à redonner leur autonomie aux producteurs et productrices

Lire aussi | Freedom Farmers : la résistance agriculturelle noire aux États-Unis・Flaminia Paddeu et Monica M. White (2025)

Un boulanger en Égypte. Wikimedia.

Carnisme, nation et tradition en France

Il nous paraît à présent essentiel de revenir là où nous sommes, à ce qui est propre au territoire que l’on habite et sur lequel nous pouvons avoir prise. De prime abord, le processus de carnisation paraît moins évident, moins lisible en France. Lorsque l’on pense à la cuisine française, nous viennent spontanément en tête des menus de bistrots qui regorgent de plats à la viande, au poisson, à la crème, aux lardons, au fromage. Mais malgré cela, il serait faux de penser que la « norme carnée » a toujours dominé les assiettes.

La cuisine française renvoie généralement à la gastronomie. Or, celle-ci ne reflète pas (parce que ce n’est pas son but) les manières dont mange la population vivant en France : la gastronomie est bien plus le reflet de ce que mange une élite sociale donnée. D’ailleurs, le « repas français » (inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2010) est défini non pas comme une pratique populaire mais comme un « art » de manger, une « cuisine », transmise de maîtres en apprentis, qui se déroule selon un schéma ritualisé : apéritif, entrée, poisson et/ou viande, légumes, fromage, dessert, généralement accompagné d’un digestif. Les produits issus d’animaux y occupent une place centrale. Et pourtant, ce schéma est bien loin du quotidien du plus grand nombre : il s’agit davantage d’une forme rituelle reflétant les habitudes des classes sociales les plus élevées. Les débuts de la « cuisine française » comme patrimoine remontent à la Révolution française, où des écrivains et notables, en exil, vantent ce qu’ils estiment être les spécialités de leur pays et, empreints de nostalgie, contribuent à créer des identités culinaires régionales. Les cuisines bourguignonne, provençale, bretonne ou bordelaise ont ainsi chacune leur réputation, que d’autres voyageurs commenteront ensuite. La Révolution industrielle, avec son lot d’émigration rurale, alimente aussi la nostalgie des produits du pays qui donneront, ensuite, les produits du terroir : la nourriture « du pays » fait office de refuge d’identité pour les populations prises dans le tumulte de la grande ville. La cuisine comporte, comme ailleurs, un aspect collectif et est donc un marqueur d’identité – ce qui n’a d’ailleurs pas échappé à certains nationalistes qui ont fait du couple vin/viande un instrument de propagande culturelle et politique

Lorsque l’on pense à la cuisine française, nous viennent en tête des menus de bistrots avec viande, poisson, crème, lardons, fromage. Il serait pourtant faux de penser que la « norme carnée » a toujours dominé les assiettes.

De même, ce qui est considéré comme la cuisine traditionnelle de France et les spécialités régionales, plus communément partagées que ne l’est la gastronomie, relève également d’une construction sociale. Ce qui ne veut pas dire que les traditions sont « fausses » mais qu’elles sont toujours fabriquées, pour répondre à une situation nouvelle. C’est ce que l’on appelle la « tradition inventée

Un salon culinaire en 1898. Wikimedia.

L’État a joué un rôle notable dans le développement de ces traditions inventées : comme nous l’avons vu précédemment, les transformations des sociétés paysannes avec la centralisation de l’État, l’exode rural, puis les politiques agricoles d’après-guerre, et enfin la politique agricole commune (PAC) européenne ont favorisé l’essor d’un « capitalisme carné ». L’agriculture française est la plus subventionnée de toute l’Europe, et 71 % des élevages de « volailles », 89 % des élevages de cochons et quasiment l’intégralité des élevages de moutons, chèvres et vaches bénéficient d’argent public. On produit donc plus de viande qu’on ne le pourrait s’il n’y avait pas ces politiques publiques : on estime que 53 % des élevages ne s’en sortiraient pas sans les subventions. En comparaison, les producteurs et productrices de fruits et grandes cultures sont 37 % dans cette situation, et les maraîchers et maraîchères 17 % : leur autonomie est plus grande. Il faut en outre compter dans le budget du spécisme à la française l’argent des impôts versé pour permettre, par exemple, le transport par camion, la prise en charge des coûts en matière de santé publique et d’environnement et, comme si ça ne suffisait pas, la publicité aux produits carnés

La spécialisation des régions s’est accrue continuellement : dans certains territoires, comme en Bretagne, on retrouve aujourd’hui une densité inédite d’élevages (55 % des cochons, 43 % des poules pondeuses, 21 % des vaches laitières du pays) et d’abattoirs (40 % des animaux abattus dans les 960 abattoirs de France le sont en Bretagne, où se trouvent les plus grands établissements du pays). Le plus souvent cette spécialisation ne s’est pas faite selon la volonté ni dans l’intérêt économique des éleveurs et éleveuses : au contraire, ceux-ci comptent parmi la population agricole la moins aisée et la plus dépendante des subventions. Ce sont les grandes industries qui, en créant des situations de monopole local, ont même fini par inventer leur « tradition » pour écouler la surproduction : le camembert de Normandie, le foie gras d’Aquitaine, les sardines du Finistère, les huîtres et moules du Nord, chaque territoire a un exemple à fournir. La dévitalisation des savoirs, dans les campagnes qui se vident, a conduit à fabriquer un « patrimoine », c’est-à-dire, « un passé que l’on peut vendre

En plus de néocoloniser des millions d’hectares de terres et de territoires marins pour procurer à chacun son morceau de viande, ce système de concentration-spécialisation-importation fait miroiter l’idée qu’il serait possible de « démocratiser » le carnisme.

Tant que cette tradition arrivera à se confondre avec la norme, on pourra faire passer le végétalisme pour une mode, un lifestyle importé sans aucune continuité avec nos héritages, donc en quelque sorte, une chose illégitime et/ou vouée à rester marginale. C’est d’ailleurs tout dans l’intérêt de l’agro-industrie de le faire passer pour « tendance » et moderne, car cela permet là aussi de vendre plus cher des produits estampillés véganes à celles et ceux qui cherchent une distinction sociale via l’alimentation. Au-delà du fait qu’on peut trouver la « tradition carnée » violente, elle est surtout surreprésentée et fantasmée.

L’alimentation des gens en France n’est pas nécessairement – et n’a pas toujours été – carnée : il y eut des périodes avec, d’autres sans, des spécialités basées sur le végétal et d’autres qui se sont constituées autour des ressources de la mer, de la chasse et de l’élevage. Au début du Moyen Âge, période dite « d’abondance », même les familles paysannes pouvaient chasser du gibier et l’on servait couramment plusieurs viandes à table.

Un tian. Wikimedia.

Dès le milieu du xvie siècle, la chair animale se fait bien plus rare, tant à la chasse que dans les fermes, en raison notamment d’une pression accrue sur les ressources et de la suppression de plusieurs droits coutumiers. C’est alors qu’elle devient un signe de richesse. En revanche, on utilise depuis très longtemps le fromage et les œufs comme sources de protéines : les œufs sont un aliment de base quasiment au même titre que le pain, et le fromage très commun et pratique pour avoir accès aux protéines et graisses du lait en dehors des périodes de lactation (il se conserve et se transporte). Dans le Sud-Est, bénéficiant d’un climat plus clément pour les cultures tout au long de l’année, l’alimentation provençale ou méditerranéenne est moins carnée : ratatouille, tian de légumes, socca, estouffade, fougasse, châtaignes, noix, tomates et autres ingrédients sont cuisinés aux condiments frais et à l’huile végétale (d’olive, notamment) au lieu de la crème ou du beurre

Il est dans l’intérêt de l’agro-industrie de le faire passer le véganisme pour « tendance » et moderne.

Du fait de ces héritages, il existe de réelles bases pour développer un « véganisme populaire » en France. Certains produits, tels que le soja (sous toutes ses formes) ou le seitan (gluten extrait du blé), sont certes récemment apparus dans nos champs ou nos assiettes, mais bien d’autres y sont présents et produits dans les différentes régions depuis des siècles. On regorge d’exemples de recettes et de préparations plus ou moins anciennes qui ont été oubliées, ou carnisées : le cassoulet, le « plat du pauvre » dans le Languedoc, a longtemps été constitué de fèves sans confits d’animaux (ces derniers n’étaient incorporés qu’à de rares occasions), contrairement à aujourd’hui. Nombre de ces plats sont davantage représentatifs d’une culture populaire transmise et appropriée par de nombreuses générations que ne l’est la gastronomie française traditionnelle. Il peut s’agir du pain, dont l’histoire est à peu près aussi vieille que l’installation des premiers villages

Nous avons donc maintenant en tête différentes formes de carnisation : aux Amériques, avec la prise de terres par et pour le bétail et la création d’un imaginaire pionnier fortement attaché à la consommation de viande ; en Afrique de l’Ouest, où elle relève à la fois de la destruction coloniale et esclavagiste des pratiques et spiritualités incompatibles avec l’exploitation intensive des animaux, et de l’économie néolibérale (« dumping » pratiquée par les firmes étrangères importatrices, et création d’un marché africain de la viande et du lait souvent soutenu par les institutions internationales). En Inde et au Sri Lanka, on voit que la carnisation est plus avancée que l’image fantasmée de « l’Inde végétarienne » ne nous le laisse penser. Mais si le régime alimentaire fut au cœur d’intenses conflits de classe et de religion, et si l’industrie carnée y a trouvé un nouveau marché à conquérir, le végétarisme a laissé un héritage conséquent. En France enfin, cela relève d’une multitude de facteurs liés à des enjeux de classe, d’urbanisation, d’imposition de l’État et de nationalisme, mais tout cela n’a pas effacé la possibilité de se nourrir autrement : au contraire, l’insoutenabilité de la production alimentaire actuelle l’a rendue d’autant plus urgente.

Lire aussi | Instituer le droit à l’alimentation en France au XXIe siècle・Tanguy Martin (2021)

La préparation du kimchi en Corée du Sud. Wikimedia.

Renverser la carnisation : instituer des coutumes végétales conviviales

Force est de constater qu’on ne pourra pas revenir à des alimentations végétales en nous appuyant sur des héritages impérialistes ni sur le modèle extractiviste qui se perpétue dans nos assiettes. Car si l’on peut se procurer lait de coco, noix de cajou, café, chocolat, avocat, arachides et autres en abondance pour des recettes « véganes », c’est aussi parce que l’on jouit du privilège économique de manger des richesses d’ailleurs, à un prix qui ne rémunérera jamais ce qu’elles coûtent réellement. Une alimentation même exclusivement végétale qui repose sur ce type de produits ne nous intéresse pas : nous pouvons, tout comme pour les aliments carnés, « faire tout notre possible » pour les éviter. Sans perspective d’autonomie alimentaire, sans la constitution de sociétés paysannes véganes, nous n’aurons pas fait le travail de décoloniser nos assiettes, nous continuerons de manger ce qui porte la marque de l’exploitation.

Il existe en France de réelles bases pour développer un « véganisme populaire ». On regorge d’exemples de recettes et de préparations plus ou moins anciennes qui ont été oubliées, ou carnisées.

Seulement voilà, trop souvent, les mouvements militants « progressistes » négligent l’importance de la tradition : surtout conservatrice, on n’y accorde donc pas d’importance (« Du passé, faisons table rase »). Pour nous, cette question est un peu plus compliquée. Nous reconnaissons la dimension sociale et le rôle d’identification collective que joue l’alimentation. Les manières de se nourrir sont vectrices d’un rapport aux autres et aux mondes non humains, et c’est précisément pour cela qu’elles nous intéressent. Nous ne voulons pas d’une révolution qui efface tout le rituel, le familier, le spécifique, mais au contraire qui le multiplie. Même si nous la critiquons, ce que nous proposons n’est pas une croisade absolue contre la tradition, mais l’instauration de nouvelles pratiques. Beaucoup des mouvements politiques qui sont parvenus à transformer des espaces ne l’ont pas fait en débattant ou en votant, mais en créant une culture matérielle au fil de la lutte, une pratique de résistance quotidienne.

Nous voulons que les luttes contre l’exploitation animale, mais aussi toutes les autres formes de luttes sociales et écologistes puissent participer à renverser le processus de carnisation en se dotant de nouvelles pratiques d’autonomie conviviales et qui ne reposent pas sur de l’exploitation animale. Par « convivialité », nous entendons non seulement qu’elles soient collectives mais surtout, au sens d’Ivan Illich


Vipulan Puvaneswaran, Clara Damiron et Shams Bougafer sont toustes trois issu·es de milieux politisés par un mélange de luttes écologistes, sociales et décoloniales, par des questions agricoles et par des enjeux liés aux questions animales, et inspirés par l’autonomie des mouvements sociaux, particulièrement ceux de 2018-2020. Leur livre Autonomies animales est le fruit de discussions collectives plus larges que les trois auteur·ices.

Image d’accueil : four à pain à l’ancienne, Fuerteventura, Îles Canaries, 2012. Wikimedia.

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