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Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

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17.04.2024 à 11:28
N. Tiburcio  ·  N. Derossi
Texte intégral (5422 mots)
Temps de lecture : 21 minutes

Certains paysages racontent des histoires hostiles : les sédiments hétéroclites d’un passé et un présent de pillages, de crimes, et de conflits divers. L’Isthme de Tehuantepec héberge certains de ces paysages. Cette bande de terre étroite située entre l’Atlantique et le Pacifique forme un passage entre l’Amérique Centrale et l’Amérique du Nord. Depuis des siècles, ce frêle couloir suscite des convoitises afin d’en faire une une zone stratégique où impulser le commerce transocéanique. Situé dans le sud du Mexique, l’Isthme est devenu célèbre grâce à son potentiel d’expérimentation et d’expansion des mégaprojets d’énergie renouvelable à l’échelle mondiale, notamment pour le développement des fermes éoliennes.

Cette image a été reálisée sur la base de la carte “Megaproyectos en el Istmo de Tehuantepec” de GeoComunes, disponible ici.

Au moins depuis le milieu des années 1990, des projets pilotes y avaient été installés pour tester la faisabilité des parcs énergétiques, permettant peu après la prolifération des centrales éoliennes. Aujourd’hui, plus de 30 parcs ont transformé le paysage local. Dans les textes scientifiques d’ingénierie environnementale, l’Isthme n’est plus que 44.000 mégawatts de capacité énergétique potentielle : sa densité culturelle et sa diversité naturelle sont traduites et réduites à un chiffre de puissance productive. Les analyses de risques des investisseurs parlent à leur tour d’une “zone économique spéciale” et de “retours de capitaux”. Ce qu’ils oublient trop souvent est que dans ce paysage de conditions météorologiques optimales, de promesses pour l’avenir du climat et la stabilité économique, il y a des êtres, humains ou pas, qui y habitent depuis longtemps. Dans ces paysages, il y a aussi des vies en résistance.

L’Isthme n’est plus que 44.000 mégawatts d’énergie potentielle : sa densité culturelle et sa diversité naturelle sont réduites à un chiffre de puissance productive.

Plusieurs reportages journalistiques et études approfondies existent sur les énergies renouvelables, le colonialisme vert, les communautés autochtones de Oaxaca ou même les impacts environnementaux récents dans la région de l’Isthme

Plus de la moitié de la capacité énergétique des parcs est contrôlée par cinq compagnies, dont quatre européennes

Les investissements colossaux visent à transformer l’Isthme en une étroite bande du Progrès, une de ces lignes de connexion globale qui font transiter le capital d’un côté à l’autre.

Les camarades de StopEDF Mexique ont co-organisé récemment une tournée en Europe pour ouvrir des espaces de parole dédiés à des participant.es direct.es des luttes les plus emblématiques de l’Isthme contre l’expansion des éoliennes et du Couloir Trans-océanique. Nous avons voulu faire un geste inverse mais complémentaire : aller là-bas, rencontrer les lieux, les personnes et entendre leurs histoires. En janvier 2023, nous avons réalisé une brève enquête pour rassembler des témoignages fragmentés de la situation actuelle et pour repérer les singularités et les récurrences à San Mateo del Mar, San Francisco Pueblo Viejo et Juchitán de Zaragoza. Cet article est donc une collecte de rumeurs, un écho parmi d’autres qui rassemble les sons que nous avons trouvés au cours de notre marche. Nous avons vu une mosaïque complexe de violences juxtaposées qui pourtant sont affrontées jour après jour avec le digne espoir d’arriver à tisser, ensemble, quelque chose de commun. Ce sont certaines de ces histoires que nous souhaitons partager ici.

Faire subsister des mondes fragiles

La route qui mène à San Mateo del Mar est étrangement peuplée et animée, transitée de tous les côtés par des mototaxis, des calèches tirées par des chevaux, des motos avec trois personnes à bord, des vaches rachitiques, des femmes seaux à la main et paniers sur la tête. La rectitude infinie du chemin interpelle et invite à consulter une carte : comment est-ce qu’on peut avancer si longtemps dans la même direction, au milieu de l’océan ? San Mateo del Mar se trouve sur une mince langue de terre d’une trentaine de kilomètres de long qui sépare l’océan Pacifique de l’Amérique du Nord de la lagune supérieure du Golfe de Tehuantepec. De l’autre côté de la lagune, vers l’Est, une autre péninsule s’étend dans la direction inverse, formant une courbe inusitée, interrompue à peine par un estuaire d’un peu plus de 2 km de large.

C’est dans le périmètre de ce Golfe que des projets de fermes éoliennes ont commencé à voir le jour de manière dispersée il y a désormais plus de vingt ans. Dans certains cas comme celui de La Ventosa, les pales et les poteaux blancs immaculés de 80 mètres de haut s’étalant sur des terrains vides, clôturés et surveillés par caméras, sont une réalité bien installée. En revanche, dans des lieux comme San Mateo del Mar ou San Francisco, des villages situés dans la péninsule opposée, les fermes éoliennes sont visibles seulement dans la ligne lointaine de l’horizon. Cette trêve apparente était précairement maintenue, traversée par les bémols et les antagonismes entre la survie de la cohésion communautaire, les forces de désagrégation sociale et diverses expressions de résistance – des vecteurs multidirectionnels qui demeurent ancrés dans les traits du paysage.

Lire également : Margot Verdier, « Résister à la monoculture minière. Retour sur la lutte de Skouriès en Grèce», Terrestres, janvier 2023.

Regardant vers le soleil levant, les habitant.e.s de San Mateo appellent la mer à gauche « la mer morte », et celle de droite « la mer vivante ». Sur la première, les gens sèment des bâtons blancs en bois, parfois éloignés de la côte de plusieurs dizaines de mètres, pour ancrer leurs cayucos, des canoës colorés d’une capacité de deux ou trois personnes, taillés dans un tronc, propulsés par la force de la rame et celle du vent. Avec des pièces de nylon cousues à la main à partir de bâches ou de sacs en plastique, les pêcheurs improvisent les voiles, hissées chaque aube pour la recherche de poissons. De l’autre côté, celui de la mer vivante, les rafales soufflent avec plus de vigueur et quand les conditions sont favorables, on peut voir les filets de pêche être tirés et placés depuis la rive avec l’aide d’un papalote, un cerf-volant. À San Mateo del Mar, on utilise le vent pour pêcher, les mangroves pour chercher des crevettes, le sable et les pierres pour chasser des crabes. On mange du poisson et des fruits de mer matin, midi et soir. Plusieurs fois par an, des pétales de fleurs sont laissés à la merci de la marée, pour rendre hommage à cet océan qui permet encore leur subsistance. La communauté vit du vent et de la mer, de ces deux mers. Ces eaux sacrées, nous dit-on, sont l’assise de leur travail et leurs rituels.

Cinq villages occupent la péninsule. San Mateo est le quatrième, l’avant-dernier au bout de la péninsule. Comme beaucoup d’autres communautés du Mexique qui maintiennent leur héritage autochtone, il est petit : environ 75 kilomètres carrés de ville pour moins de quinze mille habitant.e.s, dont la plupart d’origine ikoots. Au centre, une placette accueille les assemblées du village, le siège des discussions publiques et de la prise de décisions. C’est là qu’advient le changement des autoridades – les personnes mandatées pour l’organisation du village -, un événement toujours accompagné de la cérémonie du passage du bâton de commandement, un exercice rituel où les gens prient à portes closes pendant une nuit entière pour reconnaître la rotation des responsabilités communautaires. Le lendemain, elles se rassemblent devant la mairie ou aux alentours, écoutant de près et de loin les mots en ombeayiüts, la langue locale. Là-bas, les habitant.e.s choisissent leur gouvernement à main levée avec un système tournant de cargos, de services à la communauté, qui depuis l’arrivée de l’État-nation et de la démocratie libérale, se juxtapose aux partis politiques de l’administration municipale. Cependant, selon la logique représentative de l’État, la participation politique est réduite à une visite occasionnelle aux urnes. Au sein de cette communauté, en revanche, la légitimité du président en charge ne dépend pas de son registre électoral, mais plutôt de l’accord collectif et du rituel de passage.

L’assemblée et les mécanismes de prise de décisions associés sont des pratiques collectives fondamentales pour faire exister la communauté. Néanmoins, le commun ne se tisse pas seulement avec l’exercice de la parole et la gestion du pouvoir : il déborde les étroites limites du dialogue, du consensus et de la (dés)identification politiquefêtes de villages. Témoins d’un de ces moments, nous nous retrouvons à six heures du matin à la « Maison du peuple ». Les rayons timides du soleil commencent à peine à dissiper l’abîme de la nuit. Pourtant, les hommes et les femmes du village sont déjà rassemblés depuis quelques heures pour contribuer à l’organisation de la « Fête de la Candelaria », l’une des festivités les plus importantes du pays, un mélange inouï d’héritage préhispanique, de liturgie chrétienne et de traditions autochtones. Une soixantaine de femmes vêtues de robes tissées avec la technique artisanale du telar de cintura est assise sur des chaises en plastique dans la cour du bâtiment. Leurs regards sont fiers, leurs cheveux soignés, laissant à découvert les rides que le soleil et le temps ont creusé sur leur bronzage. Le concert polychromatique de l’aube façonne les feuilles et la silhouette des troncs et des visages, ajoutant de la solennité au pliage de leurs habits. Plusieurs hommes, tous vêtus de pantalons malgré la chaleur, sont également assis, tandis que cinq autres sont debout et servent aux personnes qui sortent d’une petite salle un breuvage marron, transporté à deux mains dans des jícarasatole de espuma, une boisson préhispanique à base de maïs qui a été préparée pendant la nuit par celles et ceux qui avaient assumé ce rôle pour collaborer à l’événement. À l’intérieur de la pièce, la pénombre règne. Des hommes et des femmes discutent devant une table, reçoivent les offres monétaires et notent minutieusement les montants sur un livre ouvert. À côté, contre un mur, se dresse un autel avec quelques bougies allumées, des fleurs, une croix chrétienne et le grand masque d’un serpent. C’est la rencontre de plusieurs mondes – l’expérience du fil tiré par les mains qui, ensemble, nouent leurs vies avec leurs paysages, leurs passés, leurs mondes et leurs destins.

Le commun ne se tisse pas seulement avec l’exercice de la parole et la gestion du pouvoir : il est acté au jour le jour, dans le travail quotidien, les cérémonies et les fêtes.

Tout le monde participe d’une manière ou d’une autre à garder en vie ces moments qui perpétuent la vie communautaire. Il s’agit de pratiques collectives que certain.e.s appellent depuis un moment la comunalidad – des pratiques qui rendent possible à la fois la subsistance des personnes, des lieux et des liens entre les un.e.s et les autrescomunalidad émerge en ce sens de la rencontre d’histoires parfois récentes, parfois ancestrales. Elle a des racines qui creusent les profondeurs de la terre, bien ancrées dans des anciennes coutumes et des souvenirs lointains, mais elle pousse aussi à partir de ses réactualisations constantes. Des rencontres passées qui donnent lieu à des rencontres futures et façonnent d’autres pratiques, d’autres présents. Ivan Illich avait bien remarqué que contrairement à l’homogénéisation de certain projets d’urbanisation et d’aménagement, l’habiter n’est pas un parking de corps transposables n’importe où dans un espace standardisé, mais plutôt une série de pratiques plurales, vernaculaires, attachées à leurs milieux d’existence

On a appris à San Mateo que ces mondes sont aussi riches que fragiles. Ces derniers temps se lèvent des menaces persistantes de mort, des menaces directes et explicites pour certaines des habitant.e.s ; et silencieuses et sous-jacentes pour les agencements communs. Chaque année, il y a moins de personnes consacrées à la prière ou capables d’assumer la charge de diriger l’organisation de la fête. Les jeunes, avec des possibilités toujours plus restreintes de continuer à vivre comme auparavant, partent au nord, vers les villes ou aux Etats-Unis. Celles et ceux qui restent ou retournent se retrouvent souvent mêlé.e.s à la dépendance des drogues fortes, comme le cristal, qui envahit la région. Les terres sont à leur tour toujours plus inaccessibles, avec des contrats privés qui érodent la gestion agraire communautaire. Pareil avec la pêche : les conflits prolifèrent du fait de la démarcation des zones de droits de pêche exclusifs et excluants. Même les assemblées sont fragmentées par l’intrusion des partis politiques. Ernesto de Martino parlait de la dissolution de ces attachements comme de ‘la perte ou la fin du monde’ : la destruction des liens qui nous tiennent ensemble

Les vecteurs dégénératifs de l’habiter colonial : partis politiques, cartels et entreprises d’aménagement

« Vous allez prendre vos hamacs et les attacher aux poteaux des moulins. Leurs pales vont tourner, et vous deviendrez riches sans lever le petit doigt ! » – disaient les ingénieurs et les représentants des projets pour convaincre les paysan.ne.s de vendre leurs terres au projet. Les habitant.e.s se souviennent des ambassadeurs des compagnies transnationales et des délégués des bureaux gouvernementaux venus parler du développement des fermes éoliennes. Ils se sont présentés à l’école, à la mairie et dans les quartiers, avec des promesses d’un futur d’abondance, proposant de grosses sommes d’argent pour louer 50 ans avec une clause de renouvellement automatique les terres communales de San Mateo, de San Francisco ou celles autour de Juchitan. Le projet : installer des centaines d’éoliennes dans les alentours des localités ainsi que sur la Barra de Santa Teresa, une maigre frange de terre qui traverse la lagune, considérée comme un territoire sacré par les communautés adjacentes. Les promoteurs se promenaient de village en village, accompagnés de leurs gardes armés, pour inviter les paysan.ne.s à des réunions où l’alcool coulait à flots – sous l’influence de l’alcool, la fumée des illusions ou simplement de la nécessité économique, certain.e.s ont signé des contrats de vente ou de location avec les développeurs. À San Mateo on a offert environ 25 000 pesos par mois pour l’école. Une grosse somme, ou du moins ce qu’il paraît avant quelques calculs : “il y a environ 300 enfants, ça ferait quoi… 80 pesos par enfant ? Alors imaginez que chaque enfant vient d’une famille assez large, disons 6 minimum : les 25.000 pesos se réduisent à un peu plus de 10 pesos par personne… 10 pesos par mois… 10 pesos par mois pour perdre nos terres à jamais !” – disaient les habitant.e.s, fiers d’avoir réussi à repousser le projet.

« Vous allez prendre vos hamacs et les attacher aux poteaux des moulins. Leurs pales vont tourner, et vous deviendrez riches sans lever le petit doigt ! »

Au niveau des autorités et des institutions publiques, le capital engagé, les bénéfices escomptés ont fait de toute position de pouvoir un poste potentiellement corruptible : des votes ont été achetés pour prendre le contrôle sur l’administration, changer les réglementations d’usage du sol, ou pour contourner la supervision agraire ou environnementale. Des consultations délibérément mal informées, sans traduction dans les langues autochtones, reposant sur des outils numériques presque inexistants dans les communautés et sans quorum représentatif furent utilisées pour justifier les installations, en dépit même des inquiétudes soulevées dans la rue et les tribunaux.

Cette intrusion est advenue à travers la collusion de l’industrie énergétique avec un écosystème d’acteurs que nous pourrions regrouper en trois grands groupes : les partis politiques et leurs postes dans l’administration, les cartels du crime organisé et leurs branches locales, et les compagnies de construction appartenant aux oligarchies régionales et nationales. Ces acteurs ont opéré chacun à leur manière comme des vecteurs dégénératifs, dirigeant l’injection de capital vers la désagrégation des communautés, fragmentant les pratiques qui faisaient tenir leurs mondes. Grâce à l’organisation collective, dans certains cas comme ceux de San Mateo del Mar ou de San Francisco, les parcs éoliens n’ont pas encore vu le jour, mais la présence de ces vecteurs était devenue perceptible dans le quotidien des habitant.e.s.

D’abord, dans les pratiques d’organisation politique. Les assemblées ressentent désormais des divisions importantes: les conflits entre les groupes cherchant le pouvoir sont toujours plus fréquents et violents, et parfois des candidats externes aux communautés prennent des postes dans l’administration à travers des processus frauduleux, soutenus par tel ou tel parti politique, toujours favorables aux projets d’aménagement. En 2020, par exemple, San Mateo a vécu un de ces épisodes. Les habitant.e.s se souviennent en chuchotant du “Massacre” : au cours d’une assemblée communautaire, 15 personnes furent assassinées à coups de machette, bâtons, pierres et armes à feu par un groupe d’hommes cagoulés. L’événement remontait à 2017, quand une personne n’ayant pas accompli ses cargos força sa candidature au gouvernement de la municipalité en achetant des votes et sans être reconnue par l’assemblée. Une fois au pouvoir, des contrats permettant la privatisation et l’aménagement des terres ont été signés, déclenchant l’intensification des confrontations entre des groupes antagonistes au sein de la communauté. Dans d’autres lieux, comme San Francisco, les partis au pouvoir ont retiré des programmes d’assistance sociale aux familles d’un village, pour les diriger vers leurs partisans dans un autre village, creusant ainsi le conflit entre les deux communautés. On nous le dit à plusieurs reprises : dans une logique de représentation où le politique n’est qu’un marché de votes et un vacarme d’opinions, “les partis sont là pour ça : pour partir, pour diviser”.

Une guerre contre des manières de vivre et de s’organiser

La création et la prolifération de groupes d’intimidation se propageant dans la région pour favoriser tel ou tel parti politique s’accompagne d’un renforcement des mafias locales qui parfois sont directement liées aux parcs éoliens – par exemple, dans la composition des corps de sécurité qui surveillent en continu les infrastructures ou en ce qui concerne les “groupes de chocsicarios

Enfin, avec l’argent qui arrive par millions, la main sur les autorités corruptibles et sur les armes, les cartels et les développeurs ont impulsé ensemble la spéculation immobilière et industrielle dans la région. Ceci, à travers une modification du régime agraire, l’obtention de permis de construction et des titres des terrains concernés. Les nouveaux plans d’aménagement prévoient la construction d’un couloir industriel dont les éoliennes ne sont que l’avant-poste. C’est ainsi que les groupuscules du crime organisé, agissant avec les investisseurs venus d’ailleurs sont devenus eux-mêmes des sociétés entrepreneuriales, finançant la création de nouvelles sociétés de pêcheurs et d’éleveurs, créant des comités de « travailleurs organisés » en faveur des parcs ou contrôlant l’expansion de franchises très rentables partout dans la ville. À San Francisco, une nouvelle société de pêche essaie d’accaparer l’usage des eaux, alors qu’une entreprise entend imposer la construction des autoroutes non réglementaires, contre la volonté de l’assemblée locale. À San Mateo, les groupes derrière la violence et les abus d’autorité étaient liés à des entreprises d’aménagement mangeuses des terres. À Juchitan, on retrouve les noms des familles des cartels aux postes de pouvoir dans l’administration, ainsi qu’à la tête de franchises très lucratives. Les politiciens, les narcotrafiquants et les entrepreneurs se mêlent jusqu’à devenir indiscernables.

“C’est une guerre contre nos manières de vivre et de nous organiser” – résuma l’enseignant zapotèque

Le mouvement zapatiste a déjà décrit l’expansion du Monde-Un de la marchandise comme une guerre contre la diversité irréductible des modes de vie qui peuplent la planète. Cette guerre porte aujourd’hui les drapeaux de la transition énergétique.

En étudiant les plantations des Caraïbes, Malcom Ferdinand parlait de l’habiter colonial comme un mode d’habiter basé sur l’anéantissement de mondes-autres, leurs milieux de vie et d’organisation. L’Isthme de Tehuantepec montre la réactualisation et l’extension de ce mode d’habiter : une voie à sens unique, une transition, effectivement, mais une transition vers un seul mode d’habiter basée sur la prolétarisation et la spoliation. Et pourtant, comme face à toutes les guerres, il y a des expériences d’organisation et de résistance capables de semer des alternatives parmi les décombres. Comme ce fut rappelé à plusieurs reprises, après 500 ans de colonisation les communautés sont encore là, en train d’exister, de subsister et de résister.

Résister : les nouveaux assemblages du commun

Certains processus de lutte dans l’Isthme de Tehuantepec sont désormais connus à l’international. Les assemblées populaires et des peuples autochtones font partie des multiples plateformes d’organisation intercommunautaire permettant la coordination de contre-pouvoirs populaires, de brigades d’information, de ressources juridiques contre les entreprises et le gouvernement pour défendre la vie et le territoire. Dans certains cas, ce furent des processus fructueux, ralentissant ou même forçant l’abandon de certains méga-projets. Dans d’autres, ce fut un déchaînement de violence. Et pourtant, malgré les conditions extrêmes, les expériences de résistance et de réactualisation du commun se répandent : projets d’écoles, collectifs culturels et éducatifs de femmes, de radios, réhabilitations des écosystèmes…. Dans un des villages, un groupe de femmes conçoit des campagnes informatives sur les risques des méga projets extractivistes, soutient des actions de reforestation des mangroves, et réalise des peintures murales sur les questions de genre, de droits reproductifs et de changement climatique. Elles orchestrent aussi la construction d’un foyer d’organisation communautaire avec des ateliers de sciage et de menuiserie qui ont pour but de former les jeunes, récupérer les métiers artisanaux et ouvrir une alternative de vie qui permette de garantir leur subsistance sans émigrer, sans nourrir les rangs du travail exploité, et sans gonfler les cadres armés des cartels.

Malgré les conditions extrêmes, les expériences de résistance et de réactualisation du commun se répandent : projets d’écoles, collectifs culturels et éducatifs de femmes, de radios, réhabilitations des écosystèmes….

De l’autre côté de cette même région, une radio communautaire participe à sa façon à l’articulation du commun avec un format de diffusion où les habitant.e.s sont en même temps ses auditeur.rice.s et ses participant.e.s. Depuis le toit de l’école, une antenne rudimentaire attachée à des fils tendus en métal émet à quelques dizaines de kilomètres à la ronde de la musique, des discussions en direct sur les impacts de tel ou tel projet, des radio-romances et des campagnes d’information sur les sujets d’actualité concernant la vie locale. Il ne s’agit pas de la consommation d’un contenu venu d’ailleurs ou de l’usage d’un service impersonnel, mais de la participation collective à un outil convivial visant à promouvoir leurs langues et leurs traditions.

Plus loin, l’assemblée communautaire a fondé une société de transport local, achetant des voitures pour faire l’aller-retour vers les villes les plus proches. Les habitant.e.s ont également créé une coopérative de tortillas pour à la fois partager le travail de production et réduire la dépendance des biens de consommation externes. Plus récemment a débuté l’installation d’une station de purification d’eau. Et, malgré le fait que depuis quelques années l’électricité a été coupée par un village voisin à cause des conflits pour la terre liés directement à l’expansion industrielle, on essaye de trouver des alternatives avec l’installation de petits panneaux solaires – des initiatives dont la taille contraste avec l’ampleur industrielle des fermes éoliennes.

Enfin, dans une des villes de l’Isthme, au sein d’un quartier populaire marqué par la précarité et la violence, une maison communautaire est en train d’être construite. Des murs gris, en ciment brut, des câbles exposés, des chambres sans portes et des sols non carrelés coexistent avec des jeunes plantes, des colonnes stables, des cadres de portes en bois arqués et des volets de fenêtres solennels. Sous le plafond, des planches de bois précieux reposent alignées de manière impeccable sur des poutres monumentales. Et dans les murs, les corniches et les modillons laissent voir une espèce de soin et d’extravagance inespérée. C’est une maison érigée avec les décombres du tremblement de terre de 2017. Après la catastrophe, le collectif a parcouru les rues pour collecter les fragments d’histoires de la ville effondrée, afin d’aménager un espace dédié précisément à la reprise des liens collectifs.

Ce sont ainsi des couches de souvenirs, les vestiges de bâtiments autrefois somptueux qui ont été repris par morceaux, déplacés et re-signifiés pour construire une autre maison pour héberger un autre avenir. À l’intérieur de ce chantier en cours, se dressait un autel rudimentaire avec une croix et deux larges portraits, l’un avec le visage d’Emiliano Zapata, l’autre avec celui du Che Guevara. C’était un autel dédié à la Santa Cruz de la Barricada. On nous a dit que cette festivité, invoquant les ancêtres et les esprits des montagnes et des rivières, déclenche la récupération, la transmission et la réinvention des traditions – une manière de retrouver le sol qui fait grandir le commun. Là-bas, la tradition n’existe pas sans résistance, et la communauté n’existe pas sans travail communautaire. L’essence ne précède jamais ses modes de subsistance.

Une maison communautaire est en train d’être érigée avec les décombres du tremblement de terre. Ce sont des couches de souvenirs, les vestiges de bâtiments autrefois somptueux qui ont été repris par morceaux, déplacés et re-signifiés pour construire une autre maison pour héberger un autre avenir.

Comme Zapata et le Che avec la Santa Cruz de la Barricada, le commun et les traditions se réactualisent toujours. Elles ne restent jamais simplement en arrière, elles ne visent pas uniquement l’avant, elles se transforment face à des menaces constantes et grâce à des rencontres avec les autres. C’est ainsi qu’on trouve le véritable pari d’autres mondes possibles. Face à l’aménagement, le réagencement : le commun qui se réinvente par un habiter singulier, non interchangeable. Dans l’Isthme de Tehuantepec, des assemblées, des blocages de rue, des campagnes de diffusion, des ateliers pour enfants, des radios communautaires, des rites et des fêtes populaires sont organisés pour affirmer que malgré l’avancée de l’ignominie – là-bas, ni le vent, ni la vie n’ont un prix.


Crédits photos : N. Tiburcio et N. Derossi.

Si vous voulez en connaître plus ou soutenir ces initiatives, n’hésitez pas à écrire sur : el-hormiguero@riseup.net


Lire également : Celia Izoard, « La ruée minière au XXIe siècle», Terrestres, janvier 2024.


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Notes

12.04.2024 à 12:53
Collectif
Texte intégral (6210 mots)
Temps de lecture : 25 minutes

Ce texte a été écrit dans le cadre de l’évènement « Ces jours terrestres », organisé par Utopiana à Genève et qui accueille le projet du Conseil Diplomatique des Bassins-versants.


Considérant :

que les glaciers des sources fondent, que le cycle de l’eau se dérègle et que les eaux salées montent,

que les fleuves et les rivières acquièrent progressivement une personnalité juridique aux quatre coins du monde,

que la Suisse accueille les sources de 4 des grands bassins-versants d’Europe : Rhône, Rhin, Inn (affluent du Danube) et Tessin (affluent du Pô),

que Genève est un centre diplomatique international anthropocentré qui ne tient pas réellement compte des bouleversements écologiques en cours,

Nous proposons d’établir sur les bords du lac Léman un Conseil Diplomatique des Bassins- Versants.

Cette institution potentielle aura vocation à porter les voix des diverses entités jusque-là invisibilisées (montagnes, cours d’eau, forêts, animaux, plantes…) qui sont pourtant les agent·es essentiel·les de la vie des bassins-versants, et dont la santé est aujourd’hui menacée.


Cela ne fait plus de doute : le dérèglement climatique est en train de changer la face de la Terre. 

Ce contexte de bouleversement général nous oblige à reconsidérer les manières d’habiter et de nous inscrire au sein de territoires en mutation. L’eau, condition de la vie sur terre, est l’élément à partir duquel se recompose une nouvelle politique des interdépendances vitales.

Les institutions politiques héritées de la modernité semblent de plus en plus impuissantes à répondre à la multiplication des catastrophes socio-écologiques et sanitaires — quand elles ne renforcent pas les causes de ces catastrophes en soutenant des logiques économiques extractivistes et productivistes qui accentuent toujours plus les injustices sociales et environnementales.

C’est pourquoi, un peu partout, des communautés habitantes s’organisent pour défendre et prendre soin de leurs rivières, de leurs forêts, de leurs montagnes, exigeant la reconnaissance de droits aux écosystèmes au sein desquels elles vivent, revendiquant leur attachement à la multiplicité des êtres avec lesquels elles peuplent leur territoire de vie, créant des réseaux de solidarité et d’entraide pour soutenir les plus vulnérables (humains et autres qu’humains).

Une bonne partie de ces initiatives viennent des pays des Suds. Ils nous confrontent, en tant qu’habitant·es de l’Occident moderne, aux logiques impérialistes qui ont présidé à ces dérèglements et à la nécessité de décoloniser nos manières d’habiter le monde. C’est depuis ces perspectives transformantes que nous souhaitons repenser les questions diplomatiques d’une façon écologique, et donc terrestre.

Depuis les Conseils de bon gouvernement des montagnes zapatistes (Mexique), depuis les tentatives de communes écologiques confédérées du Rojava (Kurdistan), depuis les massives manifestations agricoles de l’Inde, depuis les pratiques de reverdissement du désert au Sahel, depuis la reconnaissance de la personnalité juridique des fleuves (Whanganui en Nouvelle-Zélande et Atrato en Colombie) et des lagunes (Mar Menor en Espagne), depuis les réseaux de jardins permacoles australiens… Bref, depuis toutes les initiatives habitantes, réhabitantes, paysannes et autochtones du monde, nous souhaitons dire que les règles actuelles de la diplomatie ne nous conviennent pas et nous paraissent à la fois belliqueuses et obsolètes.

Plus près de nous et en écho direct à toutes les manières de composer avec son territoire de vie et d’en prendre soin, ces dernières années ont vu fleurir en Suisse et en France plusieurs initiatives visant à donner des traductions institutionnelles à diverses dynamiques habitantes : Syndicat de la montagne Limousine, Biovallée de la Drôme, Assemblées de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, Zones d’écologie communale des Lentillères (Dijon), Parlement de Loire et Assemblée populaire du Rhône, et bien d’autres.

Ces initiatives instituantes ne s’envisagent plus d’abord dans l’horizon des frontières définies par les découpages administratifs des États-nations modernes, mais suivent les cycles de l’eau et de la terre qui conditionnent le renouvellement des différentes formes de vie. Elles contribuent ainsi à l’émergence d’une nouvelle géographie politique capable d’accompagner les soubresauts d’une planète ébranlée. Ce qu’on pourrait appeler une géopolitique des bassins-versants.

Un bassin-versant est le territoire couvert par un fleuve et tous ses affluents. Chaque bassin-versant est un monde à part entière — qui soutient des myriades de vies humaines et autres qu’humaines. Depuis les lignes de partage des eaux qui entourent un bassin-versant, toutes les gouttes d’eau filent inexorablement jusqu’à la mer. Les bassins-versants sont donc les veines de la Terre

Dans le sillage de ces nouvelles dynamiques instituantes s’impose progressivement la nécessité d’inventer, à l’échelle européenne, des espaces de rencontre et de dialogue qui accompagnent la recomposition de ces territorialités politiques émergentes. C’est à cette nécessité que tente de répondre la recherche-création mise en place avec ce Conseil Diplomatique des Bassins-Versants. À côté de l’Organisation des Nations Unies à Genève, le Conseil Diplomatique des Bassins-Versants entend explorer les contours institutionnels d’une géopolitique terrestre capable de répondre aux défis de territoires en mutation. À ce titre, le territoire genevois apparaît à la fois comme un centre névralgique et un point de ralliement. Centre névralgique, car situé au cœur d’un véritable château d’eau continental naturel ; car posé au bord du plus grand lac alpin ; car capitale internationale de la diplomatie anthropocentrée ; car lieu d’implantation du futur collisionneur circulaire (l’un des plus grands projets industriels européens). Mais aussi point de ralliement, car agglomération transfrontalière en pleine redéfinition ; car, dans un mouvement tellurique, les Alpes déneigées peu à peu se soulèvent.

1. Partir des communautés réhabitantes : prendre soin des milieux de vie

Malgré l’extension du capitalisme extractiviste et néolibéral aux quatre coins du monde, des communautés « réhabitantes » subsistent et se déploient, encore et encore, dans les interstices d’un monde de plus en plus uniforme et monoculturel. La notion de réhabitation nous vient du mouvement biorégionaliste. « Un peu partout se déploient des communautés de gens qui tentent de nouvelles manières de vivre sur et avec la Terre

Ces dernières décennies en France, on pourra par exemple citer les expériences de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (et son fameux « Nous sommes la nature qui se défend »), celle du Syndicat de la Montagne Limousine (syndicat d’habitant·es autonome et multiculturel), celle du Comité Loire Vivante (collectif de collectifs qui, à la fin des années 1980, s’est fédéré à l’échelle du bassin-versant de la Loire pour lutter contre la construction de quatre grands barrages) et qui a trouvé un prolongement récent dans le processus du Parlement de Loire, ou encore celle de la Biovallée de la Drôme autour d’un renouvellement des pratiques agricoles pour prendre soin du territoire.

1.1 Territoires vivants

Ces différentes dynamiques habitantes (et instituantes) mettent en œuvre des stratégies différentes : défense des communs terrestres, droits de la nature, pratiques permacoles, etc. Mais elles ont pour point commun de repenser les territorialités (les attachements aux lieux) depuis les formes de l’habiter et les alliances entre humains et autres qu’humains. Les enjeux y sont multiples : retrouver le lien à la terre, allier justice écologique et justice sociale, prendre soin des interdépendances par et à travers des pratiques réhabitantes… Dans tous les cas, se trouve mise en jeu une redéfinition du territoire.

En effet, depuis ces perspectives nouvelles, le territoire n’est plus la portion d’espace gérée par une administration, mais un tramage dynamique qui tisse ensemble une pluralité de formes de vie. Depuis cette vision écocentrée (et non plus anthropocentrée), la métamorphose permanente de nos milieux de vie invite à repenser de fond en comble les considérations éthiques qui fondent nos décisions politiques. Ou, comme le disait déjà Peter Berg en 1986 : « Le lieu dans lequel vous vivez est vivant, et vous faites partie de sa vie. Quelles sont alors vos obligations à son sujet, quelle est votre responsabilité vis-à-vis du fait que ce lieu vous accueille et vous nourrit ? ». Dans le sillage de la vision biorégionaliste, notre question est donc la suivante : comment faire peuple depuis et avec les milieux de vie ? Et cela dans une perspective où lesdits peuples ne sont pas des entités déjà constituées, mais des peuples se constituant dans et à travers les alliances qu’ils nouent avec les différentes formes de vie qui tissent la trame d’un territoire complexe et changeant, la trame d’un « corps-territoire

1.2. Peuples terrestres

Depuis les territoires du vivant — et donc depuis les « corps-territoires

« À l’image du réseau cardio-vasculaire qui distribue à nos organes vitaux l’oxygène et les nutriments indispensables à leur vie, le réseau hydrographique constitue le véhicule qui transporte les êtres vivants, qui irrigue les terres et traverse les corps terrestres pour les relier les uns aux autres au sein de corps-territoires pluriels et vivants : du glacier à la rivière, de la source à l’estuaire, des terres à la mer, des nuages aux forêts, de la pluie aux nappes phréatiques… L’eau relie les corps, les territoires et les continents. Elle dessine d’autres frontières que celles instituées de manière arbitraire par les États-nations modernes : des zones de rencontre et de transition depuis lesquels il est possible de réapprendre à faire communauté, à tisser de nouvelles alliances entre humains et autres qu’humains. »

C’est donc depuis les bassins-versants que nous souhaitons à la fois penser les questions des modes de vie écologiques que nous défendons et, par extension, ses traductions institutionnelles.

1.3 Institutions de bassins-versants

À quelles institutions peuvent donner naissance les peuples terrestres ?

Ces dynamiques réhabitantes nous invitent en effet à questionner le sens de la notion « d’institution ». Car, de fait, l’immense majorité de nos institutions politiques et sociales sont des institutions héritées qui reconduisent les principes de domination anthropocentrés et patriarcaux (reposant donc sur des formes de dominations raciales, genrées et reléguant les êtres de nature à n’être que des ressources). Comment dès lors considérer qu’elles pourraient être adaptées à ces manières d’habiter et de vivre radicalement autres ?

Ce qui nous intéresse donc ici, ce ne sont pas les dispositifs institués, figés, mais les processus instituants — ceux qui seraient en mesure d’accompagner les métamorphoses permanentes d’un territoire, l’inscription dans le temps des pratiques habitantes communautaires et les manières de faire peuple auxquelles elles donnent naissance. En d’autres termes, nous considérons qu’à travers de telles dynamiques instituantes, c’est le territoire lui-même qui s’institue comme « peuple terrestre

L’imaginaire politique de la fédération des bassins-versants, si chère aux biorégionalistes, peut ici nous servir de source d’inspiration en nous invitant à refaire de l’eau le commun primordial de toute vie, et donc de toute politique. Elle nous permet d’envisager ce que pourraient être, dans toute leur diversité, des peuples de l’eau, capables de donner forme à des hydromondes : « ensemble de continuités écologiques, toujours plus qu’humaines, à l’intérieur desquelles nous sommes pris·es, que nous faisons et qui nous font à chaque instant, partout sur la planète

2. Vers des politiques des cycles de l’eau : redessiner nos interdépendances

À la croisée des trois notions précédentes (territoires, peuples, institutions), les politiques de l’eau apparaissent comme une pierre de touche particulièrement intéressante pour repenser l’équation générale du désastre.

Depuis 1964 et la création des Agences de l’eau en France, la gestion de la ressource en eau par bassin-versant s’est imposée à toute l’Europe. Sauf qu’ici les mots comptent. Et « gestion » et « ressource » sont deux données profondément problématiques au sein des politiques de l’eau européennes. En effet, le soin des milieux est presque toujours considéré de façon anthropocentrée : les bassins-versants servent des usages humains, et doivent être gérés pour continuer à les servir, sans trop se détériorer. Une sorte d’exploitation « raisonnée », qui devient de moins en moins viable à mesure que la crise climatique s’accentue. Les Agences de l’eau sont donc une magnifique invention sur le papier, mais elles sont prises dans les rets d’un mode de pensée systémique, prônant l’utilitarisme et le ressourcisme, ainsi que la seule représentation d’intérêts et ses jeux de pouvoir sous le mode du lobbying.

2.1 Réhabiter avec les cycles de l’eau

Les circulations de l’eau (de surface, souterraines et atmosphériques) fonctionnent dans un emboîtement multiple de cycles. Et, face à l’augmentation des inondations et des sécheresses, c’est donc le respect de ces cycles qui semble devoir nous guider à présent. Autrement dit, comment s’orienter vers des « politiques des cycles de l’eau

La première chose semble être la reconnaissance de l’importance desdits cycles au sein de nos institutions, car ce sont eux qui, à la fois, soutiennent toutes les dynamiques de la vie, et sont en train de se modifier à cause des bouleversements écologiques. La seconde, qui est liée, est celle de l’élargissement des enjeux démocratiques au-delà de l’humain. C’est ce que Vandana Shiva (activiste écoféministe indienne) a développé sous l’expression « démocratie terrestre » : envisager des modes d’organisation qui soient toujours respectueux de l’ensemble des facettes de notre grande famille terrestre

La question de la redéfinition des communs est ici centrale. Ce dont nous avons cruellement besoin, ce sont des communs plus-qu’humains, des communs bioculturels : c’est-à-dire des milieux de vie partagés à l’intérieur desquels les modes d’organisation humains permettent à tous les autres qu’humains (et les cycles de la vie plus largement) de s’épanouir le plus librement possible.

2.2 Permaculture et politique des communs

La permaculture, basée sur l’observation et l’imitation des cycles naturels, apparaît donc ici comme une éthique des plus inspirantes. Fondée dans les années 1970 en Australie, et aujourd’hui répandue à toute la planète, elle redéfinit la notion de « communs » dans une perspective post-industrielle et durable (soin des lieux et descente énergétique). En cela, la permaculture propose de repenser la place des humains au sein de leurs milieux et réinscrit la pratique agricole dans l’horizon d’une culture écologique plus générale fondée sur le soin. Concevoir des milieux qui nous nourrissent sans jamais les abîmer, voilà une éthique qui reboucle avec des pratiques autochtones et paysannes millénaires, et qui apparaît comme féconde pour enrayer le désastre.

Dès sa création, la permaculture s’est par ailleurs explicitement appuyée sur deux autres courants fondamentaux dans la reformulation du problème de cohabitation que nous essayons ici de reposer : le communalisme et le biorégionalisme. L’une avec ses communes écologiques autonomes confédérées, l’autre avec ses conseils de bassin-versant, ces deux approches sont également des piliers pour repenser le commun vital qu’est l’eau. Et même, plus encore, pour tenter de forger une nouvelle « démocratie directe de l’eau

Derrière cela, il s’agit de remettre les questions de subsistance au cœur de nos quotidiens. Car il n’y a pas de subsistance écologique véritable sans des politiques des cycles : les saisons, la lune, les eaux, la vie du sol… De ce point de vue, il y a des droits fondamentaux — ceux de la subsistance — dont nous sommes collectivement privé·es par la société marchande et extractiviste qui nous enserre. Et il s’agit de trouver des manières de « réclamer » ces droits (le terme reclaim, cher aux écoféministes, signifie à la fois revendiquer, se réapproprier et réparer). La création d’un Conseil Diplomatique des Bassins-Versants en est une.

2.3 Avec l’eau, régénérer nos interdépendances

Pour donner un exemple concret à tout cela, invoquons Hatakeyama Shigeatsu, ostréiculteur japonais qui, face à la pollution de sa baie de Kesennuma et à la mort massive de ses huîtres, a eu l’idée de créer un grand mouvement de replantation d’arbres avec les villages amont de son petit fleuve côtier. L’eau ainsi épurée — naturellement, mais avec l’intelligence des communautés humaines locales — a permis aux huîtres de repousser. Le magnifique récit de cette expérience, intitulé La Forêt amante de la mer

3. Droits de la Terre et démocratie des vivants : pour une Intermondiale des peuples de l’eau

Ces manières d’habiter les milieux de vie et de prendre soin des vivants trouvent une source d’inspiration importante du côté des résistances et persistances des peuples des Suds, en particulier du côté des peuples autochtones qui, depuis des siècles, cherchent à défendre leurs terres et conditions de subsistance contre les logiques d’accaparement et de destruction coloniales.

3.1 Les droits de la Terre-mère

Dans le contexte de l’Amérique latine, les luttes autochtones ont ainsi pris le relais d’un mouvement ouvrier en décomposition, redéfinissant le sens et l’horizon de la conflictualité politique. S’il s’agit de combattre les inégalités et dominations socio-économiques, il est aussi nécessaire de combattre toutes les autres formes de domination, dont les dominations patriarcales et coloniales qui reposent sur le cosmocide et sur l’écocidePachamama) : « Tout comme les êtres humains jouissent de droits humains, tous les autres êtres ont des droits propres à leur espèce ou à leur type et adaptés au rôle et à la fonction qu’ils exercent au sein des communautés dans lesquelles ils existent»

Si la Terre peut être assimilée à une mère c’est qu’elle constitue la puissance génératrice de toute forme de vie. Il s’agit dès lors de créer les conditions de régénération des cycles du vivant en prenant soin de cette « communauté de vie indivisible composée d’êtres interdépendants et intimement liés entre eux par un destin commun

3.2 Institutions-rivières et récits-fleuves

Les luttes autochtones et les déclarations des droits de la Terre-mère en Équateur (2008) et en Bolivie (2010) ont impulsé une série d’innovations institutionnelles importantes sur tous les continents de la planète : en Colombie, en Inde, en Nouvelle-Calédonie, en Nouvelle-Zélande, au Canada. Dans le contexte européen, les années 2019-2021 ont aussi vu fleurir plusieurs initiatives : sur la Loire, le Rhône, le Tavignanu, des collectifs habitants revendiquent la reconnaissance de droits pour leurs fleuves ou pour l’écosystème au sein duquel ils habitent. 

Plus récemment, en octobre 2023, la lagune du Mar Menor (en Murcie, Espagne) a fait l’objet d’une loi populaire validée par le Sénat espagnol la reconnaissant comme une personne morale. Ces revendications ne se limitent pas à une utilisation instrumentale du droit réduisant la personnalité à une « fiction juridique » pouvant être attribuée à des sujets non-individuels (comme pour les associations, entreprises, États), mais accompagnent ou traduisent des transformations sociales et culturelles plus profondes qui mettent en jeu la manière dont les habitant·es d’un territoire envisagent leurs rapports à l’ensemble des vivants

3.3 Des peuples de l’eau et leurs hydromondes

Si l’on prend le cas devenu paradigmatique de la personnalisation du fleuve Whanganui porté par des peuples Maoris de Nouvelle-Zélande, c’est l’écosystème-fleuve dans son entièreté et son unicité, avec les collectifs humains qui habitent ses berges qui se voit reconnu au titre de personne juridique sous le nom de Te Awa Tupua. Comme l’indique l’adage maori « Je suis la rivière et la rivière est moi », le territoire du fleuve est moins considéré comme un ensemble de ressources naturelles ou comme une surface à aménager que comme une entité collective, relationnelle et ouverte. 

Dans cette perspective, le lien social entre humains fait corps avec le territoire, c’est-à-dire avec l’ensemble des formes de vie qui le traversent et s’y enchevêtrent. L’objectif de la « bonne politique » n’est plus d’agir seulement dans l’intérêt des sociétés humaines indépendamment de leurs relations aux autres qu’humains, mais en se situant du point de vue du milieu lui-même, c’est-à-dire en tenant compte de la santé et du bien-être des différentes échelles relationnelles qui constituent le sujet collectif du fleuve. Les êtres humains deviennent ainsi les membres d’un corps-territoire qu’ils participent à régénérer, réactivant ou réinventant des gestes, des savoirs et des savoir-faire vernaculaires pour renouer des alliances avec les autres qu’humains et donner naissance à des peuples de l’eau et à leurs hydromondes.

3.4 Une Terre pluriverselle

Si les institutions étatiques érigées à l’époque moderne en Europe répondaient à la délégitimation du régime politique de droit divin (en substituant à l’autorité divine l’autorité d’une Humanité se donnant à elle-même ses propres lois), les droits de la Terre correspondent à l’émergence d’une nouvelle source d’autorité et de normativité : celle de la Terre elle-même. Les autres qu’humains, les animaux, les forêts, les sols, les eaux, les vents, font irruption dans l’espace social et politique pour en questionner les fondements et rendre visible les liens d’interdépendances qui nous attachent à eux. Dans leur sillage, ce sont aussi les manières de faire monde des peuples et toutes les formes de vies anéanties par la colonisation modernisatrice qui refont surface, dessinant l’horizon de démocraties pluriverselles

4. Diplomatie terrestre et politique de l’hospitalité : créer des alliances situées et des réseaux de solidarité

L’horizon d’une Terre pluriverselle oblige à réinventer les formes de la diplomatie. Car l’enjeu n’est plus seulement, comme dans le paradigme stato-national moderne, d’éviter la guerre entre États

4.1 Politiques de l’hospitalité 

L’augmentation des instabilités climatiques va, de plus en plus, mettre en péril la possibilité d’habiter (l’habitabilité) en de nombreux endroits du monde, sans qu’on puisse tout à fait prévoir comment : réfugié·es climatiques, sécheresses et pollutions, sols de plus en plus inaptes à nous nourrir, etc. Nous faisons aujourd’hui face — même malgré nous — à toute une série de nouveaux défis de l’accueil.

Le modèle moderne d’une diplomatie d’État s’avère inadéquat pour y répondre puisque le paradigme politique sur lequel il repose est celui d’une souveraineté nationale propriétaire d’un territoire à défendre contre un « étranger » toujours perçu comme potentiellement hostile. En jouant sur le double sens du mot grec « hostis » signifiant à la fois l’ennemi et l’hôte (invité et invitant), nous pourrions dire que l’enjeu de la diplomatie terrestre est de transformer l’ennemi en hôte

Celle-ci soulève de nouveaux enjeux qui remettent en cause les valeurs fondamentales de notre modernité politique : Comment prendre soin d’une rivière polluée ? Comment répondre à la mort massive des espèces ? Comment se mettre à l’écoute d’un glacier en train de fondre, et des relations d’interdépendances qui le conditionnent et qu’il contribue à nourrir ? Comment faire alliance en amont et en aval du fleuve pour régénérer les cycles du vivant ? Comment répondre collectivement aux crues, aux inondations, aux grands feux, aux tempêtes ? Comment et à quelles échelles renouer des solidarités entre êtres vivants, en tenant compte des spécificités de chaque territoire et des différentes manières de l’habiter ? C’est à de telles questions que doit tenter de répondre la diplomatie terrestre à laquelle nous ouvrons la voie.

Celle-ci ne pourra se définir qu’en partant des revendications des communautés habitantes, car ce sont elles qui, les premières, subissent et subiront les conséquences des désastres écologiques.

4.2 Une diplomatie pour des conflictualités agonistiques

Ces déstabilisations risquent d’accroître les conflits autour des communs terrestres (eau, terre, air), avec la menace que certains groupes cherchent à asseoir leur domination ou s’accaparent ces communs au détriment d’autres. Alors comment prendre en charge collectivement ces conflits sans reconduire le modèle politique de la guerre, de l’opposition entre amis et ennemis

Pour cela il nous paraît nécessaire de revoir de fond en comble le modèle de l’agir politique en mettant en œuvre une politique agonistiquecontre ceux d’un autre, mais d’accompagner les processus de transformation collectifs en accueillant les tensions, les conflits d’usages et les conflits de mondes qui surgissent dans l’expérience de cohabitation des territoires. Par exemple : en montrant l’incompatibilité entre certaines chaînes d’interdépendance (maïs, pesticide, production intensive, transport à distance, consommation de pétrole) et leurs propres conditions d’existence (présence d’eau, biodiversité, fertilité des terres) ; en tentant d’articuler de nouvelles chaînes d’interdépendance ; ou en créant de nouvelles alliances et transversalités entre collectifs habitants. L’agone opère « un décentrement des individus au profit des relations qui conditionnent leur existence au sein d’un lieu de vie commun, en tenant compte de la manière dont les différents êtres habitant ou fréquentant le lieu sont touchés par le conflit ». Elle ouvre l’espace-temps d’une négociation des interdépendances.

Dans la perspective d’une politique agonistique, l’horizon de la diplomatie terrestre est de penser et de poser les conditions d’un accueil de l’autre dont on dépend en rendant possible la transformation réciproque que cet accueil exige : en donnant en retour de ce qui nous a été donné, en reconnaissant le lien d’obligation que le don institue. 

Le diplomate agit sur le seuil, à la lisière, sur la ligne de partage, mais son objectif n’est plus de garantir l’immunité du corps collectif (national) contre l’étranger. Au contraire, il doit désormais chercher à négocier les formes du passage, de la transition et de la transformation : un agent de liaison garant du contre-don. L’action diplomatique peut dès lors s’envisager, non plus seulement comme la traduction entre deux cultures (politique, linguistique, culturelle et sociale), mais comme un processus de transduction au service d’une métamorphose collective, au sens où la transduction désigne « l’opération par laquelle deux ou plusieurs ordres de réalités incommensurables entrent en résonance et deviennent commensurables par l’invention d’une dimension qui les articule et par passage à un ordre plus riche en structures

Le diplomate est un passeur de mondesl’invention des espaces et des fonctions capables d’articuler la transduction en négociant les alliances terrestres nécessaires au renouvellement des différentes formes de vie qui tissent la trame des corps-territoires. Elle contribue à mettre en œuvre ce que l’anthropologue Arturo Escobar appelle des « zones de contact pluriversel » : des espaces-temps de rencontre et de transition entre les mondes et les manières d’habiter les territoires.

4.3 Prendre soin des corps-territoires

La diplomatie terrestre prend sens à l’aune d’un triple geste :

  1. Prendre en charge les conflits où ils apparaissent, c’est-à-dire à même les territoires de vie, avec les actrices et acteurs concernés, pour tenter de soigner collectivement les blessures infligées par les catastrophes écologiques et faire barrage aux logiques d’accaparement et de domination.
  2. Prendre soin des interdépendances vitales en inventant des écosocialités situées et des solidarités entre humains et autres qu’humains.
  3. Créer les conditions d’un dialogue interculturel et interspécifique pour rendre possible la cohabitation entre une pluralité de manières de faire monde.

La diplomatie terrestre se doit de contribuer à dessiner d’autres partages et passages au sein de territoires habités en commun. Elle constitue en ce sens un élément essentiel de la recomposition des territorialités politiques depuis et avec les cycles du vivant dans l’horizon d’une Terre pluriverselle.

5. Un Conseil diplomatique en terre lémanique : un processus instituant pour des Versants-Unis

Genève est située à un endroit stratégique au cœur du bassin-versant du Rhône. Mais c’est aussi une ville qui entretient depuis le Moyen-âge un rapport ambigu à son territoire. La Réforme a fait de Genève, cité indépendante, une île au milieu d’un territoire hostile ; et puis l’adhésion à la Confédération helvétique à la suite des guerres napoléoniennes lui a donné un statut de neutralité et d’impartialité. Dès lors, comme Genève n’était pas elle-même ancrée dans son territoire, elle pouvait être le lieu où les États échangent sur leurs différends, où les divers corps politiques constitués et reconnus de la planète pouvaient se rencontrer au calme. 

5.1 Léman : un lieu de diplomatie intermondiale

Cependant, Genève est une vraie ville, entourée d’une vraie campagne, au bord d’un vrai lac, le Léman, et à travers laquelle passe le Rhône et un certain nombre de ses affluents, notamment l’Arve, mais aussi des rivières plus modestes comme l’Allondon ou la Laire. L’agglomération genevoise a en outre la particularité d’être partagée entre deux États, sa partie suisse étant presque enclavée en territoire français, avec seulement 6 km de frontière commune avec le reste de la Suisse. Les enjeux de gouvernance transfrontalière y sont complexes et difficiles à affronter, notamment en raison du fait que les territoires politiques n’ont pas les mêmes compétences localement, alors même que les enjeux liés aux rivières deviennent de plus en plus cruciaux, comme on peut le constater concernant le débit du Rhône — qui dépend à long terme de la conservation des glaciers à sa source, et qui est nécessaire à l’économie française puisque plusieurs centrales nucléaires sont situées le long de son cours.

5.2 Pour une Europe des Versants-unis

Pour toutes ces raisons, il paraît pertinent d’établir le Conseil Diplomatique des Bassins-Versants à Genève, porteuse d’une singulière expérience à la fois spatiale et historique. 

5.3 Un Conseil terrestre pour une culture pluriverselle

Le Conseil Diplomatique des Bassins-Versants a ainsi pour vocation aussi de constituer des re-sources pour les pensées et pour les luttes, en vue de l’autonomisation progressive des territoires de bassins-versants, ainsi que de leur confédération. Les réflexions issues de toutes les expériences singulières sur les différents continents doivent être partagées en vue d’une réelle coordination intermondiale des modes de vie autochtones. Il sera aussi un lieu de débat sur les stratégies politiques et juridiques le mieux adaptées pour faire reconnaître la voix des act·rices autres qu’humains.


Objectifs du Conseil Diplomatique

– Être un lieu de diplomatie interspécifique pour assumer des débats, controverses, conflits d’usage à l’échelle des bassins-versants, en partant des dynamiques habitantes ;

– Devenir un lieu-source pour visibiliser les pratiques réhabitantes et défendre les droits et communs d’usage ;

– Penser et rassembler des outils pour défendre les communautés habitantes (outils juridiques, partage de savoirs et savoir-faire, liens collectifs/associations/chercheu·ses…) ;

– Être un espace de dialogue entre stratégies institutionnelles différentes (assemblées populaires, syndicats de territoire, défense des communs, droits de la nature…) ;

– Produire une culture écocentrée (territoires apprenants, savoirs communautaires, humanités écologiques).

Avril 2024, Genève.


Texte écrit par David gé Bartoli, Sophie Gosselin, Marin Schaffner et Stefan Kristensen

Visuels : Clémence Mathieu


Programme des rencontres » Pour un Conseil Diplomatique des Bassins-Versants » :

https://www.1000ecologies.ch/conseil-diplomatique-bassins-versants-20-avril

https://www.1000ecologies.ch/conseil-diplomatique-bassins-versants-21-avril

https://www.1000ecologies.ch/conseil-diplomatique-bassins-versants-22-avril


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Notes

08.04.2024 à 15:18
Pierre de Jouvancourt
Texte intégral (4584 mots)
Temps de lecture : 20 minutes

Le 5 mars dernier, le New York Times révélait au monde l’implacable verdict : un comité de géologues a voté contre l’officialisation de l’Anthropocène en tant que nouvelle époque géologique succédant à l’Holocène, commencé il y a 11 700 ans. Ces scientifiques se sont donc opposé·es à l’inscription de l’Anthropocène dans la Charte internationale de stratigraphie, c’est-à-dire dans ce qui représente la chronologie de l’histoire de la Terre.

Cette sanction met ainsi un coup d’arrêt à un processus qui a commencé il y a presque quinze ans, lorsqu’un groupe de géologues, l’Anthropocene Working Group (AWG) s’est constitué pour évaluer la pertinence spécifiquement géologique de cette idée. Mais ce refus n’est-il pas pour le moins étrange ? Car, pour nous autres profanes, de nombreux échos semblaient alimenter l’idée que la terre subissait, du fait de certaines manières de l’habiter, des altérations profondes et durables.

N’a-t-on pas appris à l’orée de cette décennie que le niveau actuel de CO2 dans l’atmosphère est inégalé depuis au moins trois millions d’années, c’est-à-dire avant le Quaternaire et l’apparition du genre homo ? Ne parle-t-on pas de « sixième extinction de masse » pour décrire la destruction du vivant actuelle, qui l’inscrirait donc dans les grandes crises qui ont jalonné, et façonné, l’histoire de la vie ? Les grands cycles de matière (azote, phosphore, carbone, sédiments, etc.) ne sont-ils pas largement dominés par les forçages humains ? N’a-t-on pas compté que le transport de matière effectué par ces hominidés — et surtout par certaines de leurs manières d’habiter — est désormais dix fois supérieur à celui charrié par l’ensemble des fleuves du monde ? Les sociétés industrielles n’ont-elles pas disséminé plus de 350 000 produits de synthèse dans l’environnement, dont certains pourraient très bien être retrouvés par quelque géologue affairée à travailler le sol dans des millions d’années ? Ne serait-on pas autorisé à penser que les 30 000 milliards de tonnes que pèse l’ensemble des artefacts — la « technosphère » — laisseront quelque trace durable au creux des strates ? D’ailleurs, une étude de 2018 n’avait-elle pas montré que le poulet de batterie, dont la masse cumulée surpasse celle de l’ensemble des autres oiseaux sur Terre, serait distinguable anatomiquement et chimiquement dans les sols de futurs lointains ?

Photo — Pavel Neznanov

Rappelons les caractéristiques de l’Anthropocène, tel qu’il a été proposé par l’Anthropocene Working Group. Pour déterminer un marqueur géologique définissant une nouvelle époque, il faut réunir trois conditions :

  1. A-t-on affaire à des traces dont la durabilité est certaine ?
  2. Les changements observés donnent-ils lieu à un signal global ?
  3. Enfin, ces changements s’étalent-ils dans le temps (diachroniques) ou au contraire arrivent-ils approximativement au même moment (synchroniques) ?

De plus, il faut que la proposition de nouvelle époque soit associée à un lieu particulier, dit « point stratotypique mondial » ou « clou d’or » (golden spike), représentatif du changement d’époque global et dans lequel on puisse extraire les données correspondantes dans la matière même du sol.

La proposition de l’AWG était la suivante : l’entrée dans l’Anthropocène serait marquée géologiquement par le plutonium que les centaines d’essais nucléaires atmosphériques réalisés jusqu’aux années 1960 ont disséminé partout à la surface du globe. C’est en 1952 que le plutonium -239, élément détectable pour au moins 100 000 ans, s’accroît très rapidement dans les relevés, fournissant ainsi un signal clair, bien davantage que le maximum de plutonium en lui-même. Telle était donc la date proposée, car elle était globale, synchrone, clairement identifiable dans le monde entier. Mais il ne s’agit que du marqueur principal. À ce dernier, l’AWG avait associé des dizaines d’autres marqueurs, dits secondaires, allant des gaz à effet de serre aux particules de microplastiques. Enfin, après avoir envisagé une douzaine de sites, le « clou d’or » proposé était le lac Crawford, situé au Canada et dont les propriétés rendent les sédiments particulièrement stables.

Sur ce sujet, lire l’entretien de l’auteur avec la géologue Francine McCarthy « L’Anthropocène dans un lac », janvier 2024.

Or voilà qu’un comité de géologues semble nous dire que tout cela ne compte pas. Mais alors que s’est-il passé ? Que diable faut-il de plus pour importer géologiquement

Contrairement à une perception encore très répandue sur le rôle et le sens de l’activité scientifique, ce refus ne doit pas être compris comme la Vérité révélée par les porte-paroles de la Terre, mais comme un énoncé situé, spécifique à une communauté de pratique. Parler de communauté de pratique, c’est ici introduire l’idée que nous devons prêter attention à la spécificité de ces pratiques, y compris lorsqu’elles apparaissent étranges ou rébarbatives. Ce qui est précisément le cas de la stratigraphie, discipline qui s’occupe de classer et ordonner le temps géologique à partir du séquencement des strates.

Un temps bureaucratique

Pour bien comprendre le refus de l’Anthropocène, regardons dans quel contexte il s’inscrit. Le temps géologique n’est pas seulement une affaire de strates, mais il est aussi le fruit de longues et rigides procédures bureaucratiques, garantes de l’emboîtement entre les échelles de temps qui le compose. C’est là une dimension aride, mais aussi cruciale de la stratigraphie ; aussi nous faut-il faire preuve de patience pour entrer dans la machinerie des institutions.

L’institution principale des géologues est l’Union internationale des sciences géologiques dont la création remonte au XIXe siècle. Cette Union scientifique est découpée en commissions, parmi lesquelles se trouve la Commission internationale de stratigraphie. Cette commission s’occupe d’élaborer la Charte internationale de stratigraphie, qui est, comme on l’a mentionné, le document de référence de l’histoire de la Terre. Or cette commission se structure elle-même en sous-commissions correspondant pour la plupart aux grandes unités de temps géologique. Une d’entre elles se focalise sur le Quaternaire, s’étendant de -2,58 millions d’années à aujourd’hui : il s’agit de la Sous-Commission de stratigraphie du Quaternaire. C’est à cette dernière qu’appartient l’Anthropocene Working Group

Comme illustré dans le schéma ci-dessous, toute proposition d’une nouvelle unité de temps géologique doit suivre un parcours ponctué par une série de votes

Par conséquent, lorsque la presse titre que « les géologues » ou « les scientifiques » auraient rejeté l’Anthropocène, ou que nous ne serions pas dans l’Anthropocène, elle généralise à partir de la « réalité » d’une décision prise par des géologues, et donne le sentiment d’une controverse fermée en bonne et due forme, après que les « faits » eurent parlé d’eux-mêmes

À regarder de plus près ces institutions, un élément nous indique que leur fonctionnement n’augurait rien de bon pour la validation de l’idée d’Anthropocène. En effet, les géologues Philip Gibbard et Stanley Finney en ont été des opposants notoires. À travers leurs articles et autres tribunes, ces scientifiques ont depuis plusieurs années dénoncé le (supposé) dévoiement politique, ou parfois « culturel », que provoquerait l’intrusion de l’Anthropocène dans le temps géologique des stratigraphes, et donc, rappelons-le, dans le référentiel de l’histoire terrestre

Ce n’est ni « la science » ni « la géologie » qui se sont prononcées en défaveur de l’Anthropocène, mais un certain rapport de force.

De plus, le vote en lui-même, qui est une procédure s’étalant sur plusieurs semaines, a été controversé. En effet, soutenu par son prédécesseur Martin Head

Autre fait remarquable souligné par Zalasiewicz : l’Anthropocene Working Group avait fait la demande que leurs relations avec la Commission Internationale de stratigraphie soient évaluées, compte tenu de leur piètre qualité. Avec l’accord de John Ludden, président de l’Union internationale des sciences géologiques, la Commission de Géoéthique a produit un rapport sur le déroulement des travaux sur l’Anthropocène. En janvier, ce rapport fut remis personnellement à Ludden. Il mettait en évidence les très mauvaises conditions faites au travail de l’AWG et à sa proposition formelle de ratifier l’Anthropocène, et recommandait même la suspension de toute procédure de vote

Cachez cette politique que nous ne saurions voir !

Ce mauvais accueil dit peut-être quelque chose de plus général sur l’inconfort provoqué par l’idée d’Anthropocène dans la communauté des géologues. Depuis le début des années 2010, on avait pu prendre connaissance des nombreuses critiques adressées à cette idée par les sciences humaines et sociales, scandalisées par l’injuste uniformité de l’anthropos de l’Anthropocène

Décidément, en matière de sciences, la bonne politique est celle qui ne dit pas son nom.

Ces positions renvoient à une conception des sciences quelque peu surannée, surtout après plusieurs décennies d’études des sciences, ou science studies. Contre l’argument de la tour d’ivoire, on pourrait rappeler à ces scrupuleux esprits la longue histoire de relations intimes, encore tout à fait active aujourd’hui, entre la géologie et les industries extractivistes ou souligner des enjeux de pouvoirs bien réels

Il n’est pas dans mon intention de dénoncer ici des conflits d’intérêts directs et personnels. Il s’agit plutôt d’ouvrir les yeux sur ce qui est nommé ici « politique ». La géologie ne fait-elle pas de politique en cartographiant le lithium présent dans les saumures ou les gisements de kaolin français, le rendant ainsi accaparable par des compagnies minières, détenues par des acteurs internationaux ? Ne connecte-t-elle pas ainsi des intérêts économiques, industriels, politiques ou encore techniques ? Cette politique-là est complètement effacée par la rhétorique de la tour d’ivoire. Financer de nombreuses thèses et travaux par et pour les industries pétrolières ou extractivistes : oui ! Parler d’Anthropocène : impossible !

Décidément, en matière de sciences, la bonne politique est celle qui ne dit pas son nom

Événement plutôt qu’avènement ?

Mais ne soyons pas nous-mêmes de mauvaise foi. Car ces reproches ont laissé place à d’autres arguments : plutôt que de bannir l’Anthropocène de la géologie, on a proposé de l’intégrer non pas comme époque, mais comme événement géologique au même titre que la Grande Oxydation ou la Grande Biodiversification ordovicienne, phénomènes complexes s’étalant sur plusieurs dizaines de millions d’années

L’argument massue en faveur de cette position est le suivant : les effets de l’activité humaine sur la Terre sont disparates, erratiques dans le temps et l’espace. Ils commencent déjà avec l’extinction de la mégafaune (env. – 134 000), se poursuivent avec la domestication et l’agriculture (-11 700 ans) et les déforestations massives durant les sédentarisations (entre -8 000 et -5 000), connaissent un point d’inflexion incontournable avec la colonisation du continent américain, se prolongent avec l’ère du pétrole et trouvent un nouveau parachèvement dans l’explosion de la consommation des dernières décennies… Bref, les altérations d’origine humaine seraient toutes importantes, mais diachroniques — c’est-à-dire étalées dans le temps. Elles précèdent souvent largement le milieu du XXe siècle et ne donneraient lieu à aucune rupture claire et déterminée globalement dans l’histoire de la Terre, et surtout pas aussi tardivement — comment la durée d’une époque géologique pourrait-elle se mesurer à l’aune d’une vie humaine ?

Photo — Alex Hiller

Cette proposition se double d’un atout stratégique. En effet, à cette position se sont rallié·es des détracteur·ices comme Finney, Gibbard et Edwards, proches des institutions géologiques, mais aussi des scientifiques de divers horizons

Mais ce n’est pas tout. Car Gibbard, Finney et leurs collègues nourrissent eux-mêmes les critiques de l’uniformité de l’anthropos de l’Anthropocène, soulignant avec mansuétude l’intérêt du concept d’événement géologique pour des sciences humaines tourmentées par l’idée d’époque géologique d’origine humaine. En effet, considérer l’Anthropocène comme événement géologique, plutôt que comme époque, permettrait de « soulager » les sciences humaines en leur offrant la possibilité d’analyser avec « une plus grande clarté » les différents processus de domination, d’urbanisation, de colonisation, d’industrialisation, etc

Des grands malentendus

À rebours de ce qu’affirme un récent texte d’analyse du vote, je ne pense pas que la formalisation stratigraphique de l’Anthropocène soit « cruci[ale] pour les orientations scientifiques et culturelles futures

Si donc contester ici le refus de l’Anthropocène n’aurait guère de sens, il me semble que toute cette histoire est marquée par de profonds malentendus ainsi qu’une attente démesurée à l’endroit du travail de l’Anthropocene Working Group.

Photo — Emery Muhozi

L’AWG n’a eu de cesse d’expliquer que l’enjeu du commencement de l’Anthropocène n’a jamais été de savoir à quel moment des activités humaines commençaient à être significatives, même au niveau global. Ce qui compte c’est de pouvoir trouver un signal clair, global et synchrone, marquant un changement systématique du fonctionnement de Terre. En principe, la nature de ce signal peut n’avoir aucun rapport avec la nature de ce changement, dès lors qu’il remplit ces conditions — et qu’il permet de marquer ce changement bien réel. Donc reprocher par exemple à l’Anthropocene Working Group de faire de l’Anthropocène un âge de l’atome, ou une époque de la société d’après-guerre, passe tout à fait à côté de son objet : ce n’est que de manière incidente que le plutonium 239 constitue le signal le plus pratique et omniprésent sur Terre pour notre affaire. Ce signal n’est utilisé que comme un signe, désignant un changement systématique, et pouvant être aisément repérable dans des carottages et des analyses chimiques, et non pas pour conférer une signification principale à l’Anthropocène.

Ensuite, l’Anthropocene Working Group a toujours reconnu le caractère multiple, dans le temps et l’espace, de l’influence humaine sur la Terre. Mais cette influence, si grande qu’elle ait pu être par le passé, est d’une autre nature que ce qu’il s’agissait d’incarner par l’idée d’Anthropocène. La figure ci-dessous l’exprime assez clairement. Toutes les modifications dites « anthropiques » de la surface du globe, ou même de son atmosphère, sont encore une fois bien réelles, mais sans commune mesure avec le basculement brutal, inouï depuis les débuts de l’Holocène — et à vrai dire dans l’histoire du genre homo — que l’on cherche ici à désigner

Figure extraite de Turner & al. (2024), adaptée de Zalasiewicz et al. (2024)
Figure extraite de Turner & al. (2024), adaptée de Zalasiewicz et al. (2024)
Figure extraite de Turner & al. (2024), adaptée de Zalasiewicz et al. (2024)

Par conséquent, l’obsession de l’Anthropocene Working Group, pour ainsi dire, n’était pas celle des origines, c’est-à-dire qu’il ne s’agissait pas de déterminer la nature de notre époque par le geste même qui consisterait à définir son unique commencement. Et donc il ne s’agissait aucunement de faire taire d’autres voix, de s’arroger le monopole de la définition de notre entrée dans un temps de bouleversements géologiques. L’obsession de l’AWG a été pragmatique. L’objectif a été de déterminer un repère commode et clair ; non pas pour tout le monde, mais dans la spécificité d’une pratique scientifique, et dont le but est d’articuler de manière cohérente des unités de temps géologiques les unes aux autres à partir de leur base matérielle, presque toujours constituée de roche.

Bien entendu, cela aurait pu avoir des effets rhétoriques dans d’autres espaces (académiques, journalistiques, etc.) transformant cette définition pratique — qui n’aura donc pas lieu — en existence univoque et universellement valide. Mais ce processus est d’un autre ordre, imputable à la manière dont le discours reste encore marqué par l’ordre très scientiste des sociétés dites modernes.

Voulions-nous vraiment de la tolérance ?

Des voix critiques ont ainsi pu se réjouir du rejet de l’Anthropocène par les géologues, car il nous débarrasserait enfin d’une tentative impérialiste d’imposer une définition univoque de l’Anthropocène écrasant la diversité des récits possibles des désastres planétaires. En creux, ces critiques reposent sur l’idée que les géologues auraient ainsi dévoilé la Vérité, qui de toute façon était déjà-là et n’attendait qu’à être énoncée, qui vaudrait pour quiconque, indépendamment des lieux, des perspectives, des histoires. Cette représentation de la science revient à conférer à une vérité située, articulée à une pratique, un pouvoir de faire taire celles et ceux qui ne répondent pas aux mêmes exigences et obligations. Cette prétention n’a jamais été revendiquée par l’Anthropocene Working Group — c’est d’ailleurs un aspect remarquable de leur travail.

On pourrait dire que nous avons tout bonnement assisté à une tentative réussie de liquider le concept d’Anthropocène.

Dénoncer un impérialisme des stratigraphes, autant que voir dans leurs travaux une forme de salvation politique, me semble donc être fondé sur une attente démesurée à l’endroit de notre groupe de géologues. Et cette attente me semble elle-même le signe d’un pouvoir encore trop grand de ce que Bruno Latour avait nommé l’épistémologie politique des modernes, c’est-à-dire une manière de distribuer les pouvoirs de ce qui peut être dit ou fait, selon que l’on parle de la nature ou que l’on agit en politique. On pourrait dire que nous avons tout bonnement assisté à une tentative réussie de liquider le concept d’Anthropocène — par là, je veux dire de refuser de prendre au sérieux dans la géologie, des bouleversements colossaux auxquels nous faisons face.

L’idée de prendre l’Anthropocène au sens d’un événement géologique, et non pas d’une époque, peut sembler souhaitable dans la mesure où elle promeut une coexistence apaisée des thèses sur les méfaits géologiques (de certains) humains. Pourtant, il serait naïf de croire qu’on peut clore un conflit d’interprétation portant sur les causes de la catastrophe globale en acceptant toutes les explications avancées, au titre qu’elles offriraient simplement différentes perspectives. En effet, il existe d’importantes contradictions et parfois de réelles fractures entre les manières de rendre compte des forces à l’œuvre dans les bouleversements actuels. Les ignorer en se parant dans une tolérance généralisée nous ferait perdre beaucoup politiquement.

D’autre part, il me semble que prendre l’Anthropocène comme événement géologique, c’est en rester à un état des choses qui désengage les géologues. En effet, cette tolérance qui transparaît de la proposition d’événement géologique est aussi celle d’une instance qui n’est plus concernée par un processus qui aurait pu constituer pour elle une obligation

Une géologie qui descendait (prudemment) sur Terre

Or, c’est précisément cela qui pouvait être intéressant dans le travail de l’Anthropocene Working Group. Certes, ce cadre n’était pas idéal. Les Suds étaient largement sous-représentés ; il était impossible de parler explicitement de capitalisme, de plantation, de systèmes de domination ; la rigidité de l’administration de la preuve stratigraphique neutralisait toute proposition politique au sens usuel du terme ; et les chercheur·es en SHS ayant appartenu à ce groupe n’ont eu qu’une influence minime sur les propositions finales.

Cependant, le travail de l’AWG constituait malgré tout une manière de faire exister dans la géologie un sujet de préoccupation incontournable d’une manière qui y soit légitime. Il s’agissait d’une tentative d’obliger une communauté à reconnaître dans leur propre pratique un chamboulement qui affecte leur objet et qui, pourrait-on dire, émane même de lui ! Et ce travail a été réalisé diplomatiquement, c’est-à-dire dans la volonté de respecter le plus scrupuleusement possible les règles et les procédures en vigueur de la construction du temps de la Terre. Compte tenu de ces obligations, pouvait-on en attendre davantage ?

En prenant du recul, on peut aussi lire ce refus comme l’expression de forces plus anciennes et profondes. Comme l’ont notamment montré les études de sciences féministes

Cela impliquait de nier que les chercheur·es étaient tout autant incarné·es et situé·es que les choses qu’ils et elles étudiaient, et que cela pouvait importer pour la construction des faits, et plus largement pour le type de monde qui était ainsi institué. En géologie, ce point de vue de Sirius a notamment consisté à faire comme si le temps qu’on étudiait était profondément inactuel, que les objets qu’on se donnait dans la géologie devaient être révolus ou accomplis

Or, il me semble que, précisément, on peut lire le travail de l’AWG comme une entreprise qui va à l’encontre de cette tradition-là. Faire entrer l’Anthropocène dans le référentiel commun des géologues, c’est s’intéresser à un temps non seulement actuel, mais aussi concernant celles et ceux qui l’énoncent. D’une certaine manière, le point de vue de Sirius est — même partiellement — ramené sur Terre ; et c’est peut-être cela qui entre en conflit avec l’ethos d’une discipline qui s’est longtemps décrite aussi impassible qu’une calotte glaciaire — qui elle, au demeurant, ne l’est décidément plus

Ainsi, la conséquence de ce vote est la suivante : il empêche jusqu’à nouvel ordre les géologues d’articuler leur géo-histoire au présent, c’est-à-dire avec les temps actuels d’un ravage écologique planétaire, qui laissera pourtant à l’évidence son empreinte géologique pour des centaines de milliers d’années.


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