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Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

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25.09.2024 à 16:16
Bernard Charbonneau
Texte intégral (4850 mots)
Temps de lecture : 16 minutes

Présentation du texte

À l’occasion de la récente parution de l’essai de Patrick Chastenet Introduction à Bernard Charbonneau aux éditions de la Découverte

Dans cet ouvrage, Patrick Chastenet, professeur de sciences politiques et spécialiste de Jacques Ellul, propose une synthèse éclairante de la trajectoire, des engagements et des écrits de Bernard Charbonneau, pourfendeur de la croissance industrielle débridée du XXe siècle et analyste lucide des contradictions de l’écologie de gouvernement.

Le 12 février 1934, le bordelais Bernard Charbonneau (1910-1996) monte à Paris pour manifester avec la gauche pour la République et contre les Camelots du Roi, les Croix-de-Feu et autres ligues d’extrême droite à l’origine des émeutes meurtrières du 6 février. À cette époque, Chabonneau est déjà engagé dans un combat de longue haleine et de grande envergure théorique, convaincu que l’humain n’est pas nature ou liberté mais nature et liberté.

Avec son ami Jacques Ellul, il anime alors un petit groupe de discussion et d’action réuni sous la bannière des Amis d’Esprit, du nom de la revue (Esprit) et du mouvement créés par le philosophe catholique Emmanuel Mounier – un des animateurs du courant personnaliste. Acquis à ce courant d’idées qui entendait repenser la place de l’individu dans une société industrielle en pleine mutation et où résonnait déjà le péril fasciste, Charbonneau et Ellul en élaborent un courant singulier – plus tard désigné sous le nom de « personnalisme gascon » – soucieux d’accorder une place importante à la nature dans leur pensée. Ils constituent la branche la plus méconnue du personnalisme mais aussi la plus libertaire et la plus écologiste avant l’heure.

Bernard Charbonneau souhaite faire du sentiment de nature au sein du mouvement personnaliste ce qu’a été la conscience de classe pour le socialisme : une force révolutionnaire. Il développera cette intuition dans un texte manifeste en 1937 qui fait de lui l’un des tout premiers écologistes en France au XXe siècle (Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous. Textes pionniers de l’écologie politique, Paris, Seuil, 2014).

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En avril 1935, la revue Esprit publie l’un de ses premiers articles (il a alors 25 ans) qui a le mérite d’attirer l’attention de ses contemporains sur un phénomène alors en pleine expansion : l’emprise publicitaire. Il y affirme notamment que « celui qui couperait le nerf publicitaire transformerait cent fois plus notre civilisation que n’importe quelle révolution politique ».

Alors que le capitalisme mondial est entré en crise depuis 1929, les pratiques et imaginaires publicitaires s’étendent, accompagnant l’invention de l’obsolescence programmée, afin de relancer la consommation et étendre les marchés. En 1932, l’agent immobilier new-yorkais Bernard London observe : « l’organisation du comportement des consommateurs représente désormais le principal enjeu économique ». Pour faire face au désajustement entre offre et demande que révèle la Grande Dépression et alors que l’économie met en circulation quantité de nouvelles marchandises, il propose de planifier l’obsolescence des biens d’équipement et de consommation pour optimiser la marche de l’industrie

À l’inverse d’une telle perspective conduisant à soumettre les individus et les sociétés à l’impératif de croissance, Charbonneau souhaite libérer l’individu des tutelles économiques pour le sortir des foules indifférenciées et lui permettre ainsi de déployer sa personnalité et d’inventer son propre devenir au contact de la nature. À l’image de nombreux philosophes et essayistes français de l’entre-deux-guerres qui réfléchissent à la matrice économique commune aux États-Unis et à l’URSS, Charbonneau souligne la « mentalité productiviste » qui domine son époque. Pour éviter le chaos économique, le productivisme requiert une discipline de la consommation afin d’écouler l’ensemble des marchandises produites. Le consumérisme (le mot est plus tardif) est l’enfant naturel du productivisme : pour le jeune intellectuel bordelais, il est nécessaire de combattre l’un et l’autre afin d’encourager un mouvement révolutionnaire enfin libéré du mythe du progrès.

Bernard Charbonneau en 1994 (Creative commons); à droite, une lettre de Bernard Charbonneau répondant à une sollicitation de Patrick Chastenet en 1993 (Patrick Chastenet, archives personnelles).

En dépit d’un vocabulaire parfois daté – il faudrait par exemple remplacer le « bonhomme Emboi », que cite Charbonneau, par un objet Ikea – ce texte reste d’une actualité saisissante. Parce qu’il dénonce l’essor du gaspillage et l’obsolescence croissante des marchandises, tout en proposant l’une des premières critiques des faux-besoins et de la vie quotidienne aspirée par l’imaginaire publicitaire, cet article apparaît comme une référence importante, près de 90 ans après sa publication.


LA PUBLICITÉ

par Bernard CHARBONNEAU

Économistes et Psychologues ne s’en soucient guère encore. Votre rue, votre journal, vos promenades, vos décisions, elle a tout envahi. Mais précisément, elle ne relève point des techniciens. Chacun pourrait en parler : où sont dès lors ses références ? Un spécialiste, un révolutionnaire spécialiste est sérieux ; ne leur a-t-on pas appris dès dix-huit ans à distinguer la connaissance scientifique de la connaissance vulgaire

Dans cette rubrique qu’ouvre Esprit sur la révolution quotidienne on se propose précisément de parler du désordre vulgaire. Vous ne spéculez pas, vous ne jouez pas en bourse, vous n’exploitez personne : mais vous lisez les hebdomadaires comme les autres, vous allez au cinéma comme les autres, vous ouvrez votre journal comme les autres. Une époque prend son sens dans les faits et gestes quotidiens, ceux que personne ne remarque ; plus parce qu’ils sont passés dans l’instinct de l’époque, bien plus que dans ses doctrines ou dans ses singularités. Notre dénonciation du désordre serait incomplète si elle n’allait, sous la critique doctrinale et la présentation des grands désordres visibles, jusqu’à la critique quotidienne, reprenons le terme de Bloy, jusqu’à une exégèse des lieux communs.

Une civilisation qui n’aurait pas pour but la production, mais une vie matérielle et spirituelle à la taille de l’homme, ignorerait la publicité.

Le propre du lieu commun est de paraître anodin, comme le propre du désordre bourgeois est de s’être habillé de politesse et de légalité pour adapter le brigandage aux délicatesses d’une société civilisée. Il est par nature celui qu’on laisse dire, laisse passer. Au-dessus des partis et des classes, il nous révèle, si nous voulons l’entendre, combien le même désordre est universalisé dans les cœurs, par dessous les désordres propres aux partis et aux classes. Mais, à proprement parler, on ne l’entend pas. Il est plus excitant de s’émouvoir avec des formules systématiques et des enthousiasmes bruyants que d’écouter la vie quotidienne. Apprendre à reconnaître le quotidien, à saisir l’essentiel dans le médiocre, voilà par quoi nous arriverons à convaincre jusqu’au boutiquier du coin que notre révolution le concerne, et non pas seulement les intellectuels ou les futurs dirigeants.

Source gallica.bnf.fr / BnF

La publicité est une de ces maîtresses invisibles de nos journées.

Son histoire est instructive. Elle présente un double caractère. D’une part, sortant du domaine commercial, elle a envahi un domaine de plus en plus étendu, elle est devenue de plus en plus subtile et insistante ; de l’affiche sur la baraque du cordonnier elle a conquis le train, le bateau, la route, la tour de 300 m. par-dessus la ville, l’annonce qui se glisse dans les journaux, puis, cachée sous forme de faits divers, le texte même des journaux, enfin, par la T.S.F., jusqu’à l’intimité du foyer. En même temps elle s’est détachée de plus en plus de l’objet qu’elle était chargée de désigner. Dès l’origine elle l’était tant soit peu déjà. Les objets qui s’imposent par eux-mêmes, une maison, des meubles, du pain, provoquent l’achat sans réclame. L’œuvre d’art a moins besoin encore de prier ceux qui la goûtent et la désirent. Une civilisation qui n’aurait pas pour but la production, mais une vie matérielle et spirituelle à la taille de l’homme, ignorerait la publicité. Elle se nourrit exactement de l’anarchie de la production. Du jour où, en vue du seul profit qu’ils en pourraient tirer, des gens ont eu pour fin de vendre des objets dont la nécessité ne s’imposait pas, ils se sont condamnés à lutter à coup de mensonges et d’illusions ; et comme l’homme s’attache plus aux mots qu’au réel, ils ont imposé leurs produits.

Celui qui couperait le nerf publicitaire transformerait cent fois plus profondément notre civilisation que par n’importe quelle aventure politique.

Une telle publicité devait rester longtemps embryonnaire, tant que l’on n’eut pas le moyen de donner au mensonge une force d’hypnose et que la mentalité productiviste ne fut pas suffisamment développée. Longtemps subsista un certain rapport entre la publicité et le réel et sauf exception, jusqu’au XVIIIe siècle, la seule publicité courante fut l’enseigne qui se balançait au-dessus de l’échoppe même où le produit se fabriquait. La grande publicité telle que nous la connaissons aujourd’hui, comme la grande presse, comme toutes les forces importantes qui forment l’armature de notre civilisation, est un produit récent de ce que l’on appelle d’un terme trop précis « La Révolution industrielle ». À partir de ce moment la publicité commence à devenir indépendante de la réalité de l’objet (sa nécessité, sa fabrication, sa valeur, etc…).

Lire aussi sur Terrestres : Pierre de Jouvancourt et Quentin Hardy, « Dagognet et l’écologie : anatomie d’un rendez-vous manqué », octobre 2018.

La première phase de cette évolution c’est l’union de la publicité et du journal, en même temps que le développement de l’affichage. Là encore il y a des étapes. Bien que la vente du produit dépende de plus en plus de la publicité faite, il y a au début encore un faible rapport entre la publicité et la production en ce sens que si la publicité s’est détachée de la réalité de l’objet c’est le fabricant qui fait sa propre publicité et l’adresse à une clientèle limitée. Enfin au dernier stade la publicité devient une force propre, indépendante, qui peut servir à tout. Elle n’est plus en puissance du fabricant, elle s’est constituée en dehors du produit, du fabricant et de l’homme client, dans l’agence de publicité. Voulez-vous lancer une marque d’auto, une spécialité pharmaceutique, un homme politique ? Adressez-vous à Havas, il vous fera un devis.

Source gallica.bnf.fr / BnF

Cette abstraction de plus en plus grande de la publicité à l’égard des réalités qu’elle est censée représenter, s’explique en partie par le caractère de l’industrialisme actuel, sa division des tâches et sa concentration. Mais elle a été servie par l’invention de moyens d’évidence qui peuvent rendre le mensonge plus réel que la réalité. Le développement de la publicité et de son efficacité est étroitement lié aux progrès de la T.S.F., du Cinéma, de la Grande presse. Il est encore lié à l’accroissement considérable de puissance que le progrès technique et le jeu de l’argent peuvent mettre entre les mains des incapables là où autrefois la dure sélection d’une nature indomptée opérait un tri grossièrement normal. L’inflation publicitaire est donc une des formes de l’inflation à la production et à la consommation profitables développée par la fécondité artificielle de l’argent au détriment de l’économie humaine. Elle est du ressort même du régime.

Notre civilisation est ainsi faite que ce sont les actes les plus absurdes qui sont les plus profitables et qu’elle ne vit que grâce à l’erreur, au temps perdu, au sang répandu.

On ne le voit pas, parce qu’elle est partout. Nous avons perdu, je l’ai déjà dit, le sens du quotidien et seul l’exceptionnel nous touche. Cependant celui qui couperait le nerf publicitaire transformerait cent fois plus profondément notre civilisation que par n’importe quelle aventure politique.

L’économie y serait la première intéressée. Songe-t-on au capital énorme gaspillé en publicité au détriment de la qualité du produit ? Ces conseils tonitruants, ces lumières, ces initiales, ces mensonges, à quoi bon ? Est-ce que la publicité comme l’argent ne serait pas le jeu stérile par excellence ? La publicité est nécessaire à la vente, dit-on. Oui, dans le cadre de cette civilisation que nous rejetons. Tout y est si bien embrouillé que les lois de la vente ne sont plus les lois du travail et que ce sont les travaux les plus stériles qui rapportent le plus d’argent. Au lieu de perdre du temps à soigner et à perfectionner votre produit faites de la publicité, toutes choses seront égales d’ailleurs, au résultat comptable sinon à la fécondité humaine. Notre civilisation est ainsi faite que ce sont les actes les plus absurdes qui sont les plus profitables et qu’elle ne vit que grâce à l’erreur, au temps perdu, au sang répandu.

Photo de Andrea Leopardi sur Unsplash

Mais il y a des problèmes bien plus graves que l’absurdité du gaspillage. L’économie ne joue pas dans l’abstrait, elle nous touche. Quand elle est mécanisée elle tourne dans le sens de son inertie. Vous pouvez faire un canon pour défendre la paix, la fonction du canon est de tuer et il l’accomplira tôt ou tard. Ici nous pouvons tous juger sans statistiques ni compétence. Il s’agit de l’action de la publicité sur notre vie même.

Elle est facile à saisir ; si les forces économiques, par les techniques bancaires, de l’industrie, du commerce, des transports, ne déterminent l’homme qu’indirectement, par la publicité elles agissent directement, puisque la réclame a pour but de flatter l’amour-propre, de provoquer le besoin et, pour résister à l’atonie provoquée par une surenchère perpétuelle, de raccrocher violemment. La publicité est le moyen par lequel l’argent réalise directement sa domination sur les objets et sur les hommes.

Le libéralisme bourgeois avait horreur de l’art de plein air, de la culture populaire, de l’enseignement quotidien, il les a abandonnés aux prêches de la production et de la consommation.

Provocante, elle ne persuade pas, mais agit par une forme d’évidence qu’aucune philosophie n’a encore proposée et qui relève approximativement du coup de massue. Pour persuader il lui faudrait s’adresser à chaque personne. La personne est son ennemi propre. La personne, c’est la ménagère qui compare et critique, la personne a des exigences et des préférences, la personne fait produire cher et résiste au bagout. L’achat, en régime publicitaire, n’est pas un choix, il est un phénomène d’hypnose collective. Aussi emploie-t-on la répétition, l’éblouissement, l’obsession. Il s’agit de faire des acheteurs malgré soi, des acheteurs-automates. Si vous voyez partout : « Channel est le fourreur sachant fourrer », la facilité de vos nerfs vous conduira un jour chez Channel, au lieu de tant réfléchir.

Le régime de la grande ville éreinte l’homme du matin au soir. Alors, sur sa sensibilité piétinée de bruits, de divertissements, d’agitations, la publicité pose doucement ses ordres. Elle le saisit à son insu chaque fois qu’il erre sans penser à grand-chose, chaque fois que quittant la politique et les pensées il rentre dans le quotidien, regardant machinalement les affiches et les journaux sur le chemin qui mène à son travail.

La publicité, c’est l’école de toutes les classes, l’enseignement en plein air, l’expérience courante où se forme le sens commun. Elle joue dans notre Civilisation le rôle des histoires racontées sur les murs des cathédrales que les paysans regardaient vaguement en attendant la messe ; elle a remplacé les complaintes des colporteurs, les dictons sur la pluie et le beau temps, sur la qualité des bœufs du Nivernais, les proverbes sur les femmes de Dieulivol et les charrues de Villedieu.

Photo de Dylan Dehnert sur Unsplash

Le libéralisme bourgeois lui a fait le terrain libre. Il avait horreur de l’art de plein air, de la culture populaire, de l’enseignement quotidien, il les a abandonnés aux prêches de la production et de la consommation. C’est Citroën qui orne nos rues, c’est Kruschen

Mythes de l’Argent, du Confort et du Progrès, vieux mythes du Soleil, de la Nature, de la Force, du Héros et de la Vedette, de l’Amour-bonheur, de l’évasion, pour chacun on pourrait nommer les affiches.

La publicité se charge enfin depuis peu de nos inquiétudes spirituelles. « Voulez-vous un bon conseiller ? » nous demande le Fakir. Spiritualité dirigée, et les gens d’esprit s’y vendent aisément : le Maréchal Franchet d’Esperey, Mistinguett et Cochet affirment l’excellence du Bakerfix

Lire aussi sur Terrestres : Aurélien Berlan, « Réécrire l’histoire, neutraliser l’écologie politique », novembre 2020.

Essayez l’exégèse des affiches les plus courantes, au hasard des rues, vous en apprendrez bien plus sur la réalité de votre temps que par les statistiques et les idéologies. Je pourrais multiplier les exemples. Telle affiche de sport d’hiver en dit plus long sur le paganisme actuel que tous les traités des professeurs d’Universités racistes. Neige ensoleillée, un corps de femme brun et épanoui. Qu’importe pourvu que mon corps s’épanouisse au soleil. L’agent de publicité recherche instinctivement à happer les tendances profondes les plus agissantes dans le temps, dans le lieu où il travaille. Voyez la part qu’il fait à l’appel du sexe, depuis le prétexte facile que donnent le vêtement et les pilules de beauté jusqu’aux élégances que Renault ou Peugeot met au volant de son dernier modèle. Tokalon le dit crûment aux femmes : « La fin d’une femme est d’être belle et d’ainsi décrocher le sac. » Tournez la page, et dans ce même journal bien-pensant, vous lirez des fulminations contre l’immoralité des murs. Cela montre assez que cette publicité agit au-dessous des partis politiques et des doctrines, sur le sens commun que chaque jour consolide. Tokalon ou Peugeot convainquent aussi bien le communiste que le camelot d’A. F. Havas avec son argent place le même idéal dans tous les journaux.

La même jeune fille splendide sert de preuve à l’excellence du fascisme ou du produit dépuratif.

Lorsqu’on cherche à analyser ce sens commun créé par les lieux communs publicitaires on y découvre précisément tous les vieux mythes contre lesquels nous nous battons : entre autres, mythes de l’Argent, du Confort et du Progrès. C’est évidemment là qu’il faut rechercher une des causes de la puissance qu’ils ont aujourd’hui. Sens commun indifférent aux doctrines, infiniment plus suggestif que les doctrines car il peut s’exprimer en images, vieux mythes du Soleil, de la Nature, de la Force, du Héros et de la Vedette, de l’Amour-bonheur, de l’évasion, pour chacun on pourrait nommer les affiches. Et nous retrouvons cette similitude entre la publicité politique et la publicité commerciale qui dénonce une âme commune. Le même torse dressé en pleine lumière, le même poing, brosse à dent, fusil ou pioche en main exalte le prolétaire ou le produit untel ; la même jeune fille splendide (mens sana in corpore sano) sert de preuve à l’excellence du fascisme ou du dépuratif. Mêmes images, marques profondes d’un même idéal. A côté des opinions politiques plus ou moins superficielles, plus ou moins apprises, se forme un vaste fond d’opinions et d’images communes qui se cristallise brusquement lorsqu’il y a un parti assez habile et assez riche pour les exploiter. Demain, le régime qui réussira sera peut-être le régime du rien n’importe-quand-le-foie-fonctionne, ou celui qui réussira à aligner le plus de belles filles et d’hommes hygiéniques, un régime de pilules Pink et de bonheur, de pilules orientales et d’érotisme, et de bonshommes Emboi.

Photo de Jay Clark sur Unsplash

Déjà nous croisons dans la rue le petit jeune homme à gomina pour marque de dentifrice, l’aristocrate à l’élégance discrète pour réclame de Borsalino, et celle qui porte des bas Marny, pour ne pas parler du pauvre naïf qui a cru à la voiture aérodynamique. C’est bien là que l’on trouve les motifs de vivre des foules de la grande ville. L’agent de publicité ne doit pas s’embarrasser de philosophies ou de la dignité de l’homme pour faire son tract, il doit obtenir des gens non pas des paroles mais un acte, celui de donner leur argent, il ne doit pas toucher les motifs qu’ils prononcent des lèvres mais ceux qui meuvent sourdement leur cœur.

La publicité est contre la personne, par sa puissance contraignante et dans son principe même, puisqu’elle a pour but d’empêcher le choix.

Ces procédés publicitaires, commerciaux ou politiques, sont indépendants des pays comme des doctrines. Certaines entreprises internationales (Kruschen, Tokalon, Ford, etc…) emploient un seul type de procédé pour être efficace sur la moyenne de tous les pays, et elles réussissent. Elle est ainsi une redoutable puissance d’uniformisation et de dépersonnalisation. Il faut persuader cet homme qu’il doit acheter une voiture Citroën, en lui laissant l’illusion qu’il la choisira librement. Au nom de la production on déformera, on changera sa vie, et comme ces déformations se font sur un type identique, la publicité est une grande créatrice de masses et de déterminismes économiques. Le derrière de M. Milton est une pauvre chose mais sur le grand écran, lorsqu’un peuple s’y passionne, le spectacle devient apocalyptique. Léonora Rheinart la star a une tête de boniche, mais lorsque des milliers de jeunes gens s’enflamment sur les détails de sa vie privée, la boniche monte aux autels. Une morale et une esthétique de tape à l’œil, de vulgarité, de faux et ennuyeux modernisme, voilà ce qu’elle substitue chaque jour un peu plus à la culture populaire.

Ainsi la publicité est contre la personne, par sa puissance contraignante et dans son principe même, puisqu’elle a pour but d’empêcher le choix. Dans une vie tout se tient : elle ne peut nous empêcher de choisir un poêlon sans nous empêcher de vivre selon la vérité.

Panneau publicitaire vandalisé durant les manifestations contre la réforme des retraites (Lyon) mai 2023. Wikimedia commons.

Nous disions que toucher à ce seul mécanisme serait bouleverser tout le système. On ne serait en effet pas entraîné à moins qu’à supprimer les formes anarchiques de concurrence qui alimentent la surenchère publicitaire, à reprendre tout le problème de la vente dans le sens d’une information directe, discrète, et peut-être automatique du public, et surtout centralisée, à dégager une métaphysique de la vie, donc des besoins, et à régler la production sur cette échelle mobile, mais réglée des besoins.

Dès maintenant, cependant, une révolution est au pouvoir de chacun: la prise de conscience de l’oppression publicitaire et la résistance active à ses suggestions.

Photo d’accueil : Scott Webb sur Unsplash

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Notes

20.09.2024 à 12:40
Kōhei Saitō
Texte intégral (5703 mots)
Temps de lecture : 20 minutes

Ces bonnes feuilles, précédées d’une introduction, sont extraites du livre de Kōhei Saitō, Moins ! La décroissance est une philosophie, traduit par Jean-Christophe Helary et publié au Seuil en septembre 2024.


Un communisme décroissant

Telle est la formule sous laquelle se déploie, depuis 2020, la pensée de Kōhei Saitō. À l’instar d’autres

Partant de là, Saitō invite à reconsidérer complètement le marxisme et le communisme, et propose de « mettre à jour Le Capital à l’ère de l’anthropocène », pour en faire un outil d’analyse et de changement de l’état actuel du monde, des désastres humanitaires, des catastrophes écologiques et du creusement des inégalités.

Kōhei Saitō. Photo: Maruyama Akira 丸山光.

Ainsi que le philosophe japonais l’expliquait à Terrestres l’année dernière, le communisme qu’il défend diffère en tout point du communisme productiviste, et se construit à des années-lumière du « communisme » dévoyé en capitalisme d’État autoritaire et répressif tel que l’a connu le 20e siècle. Saitō élabore une pensée du commun qui invite à réenvisager la société depuis les biens communs – eau, terre, alimentation, santé, éducation… Pour cela, un mot clé : décroissance.

Au-delà des débats que son travail nourrit dans le milieu restreint des penseurs marxistes, et notamment des écosocialistes, Kōhei Saitō a conçu son livre pour un large public, dans un style clair et didactique. Il reste que le succès de l’ouvrage – 500 000 exemplaires vendus – interpelle : dans un pays (le Japon) où le communisme a mauvaise presse, qui aurait misé sur un inconnu qui parle de Marx, d’anticapitalisme et de catastrophe climatique sur près de 400 pages ?

En ce mois de septembre 2024, alors que l’été brûlant qui a éprouvé le Japon se poursuit inhabituellement, l’ouvrage de Saitō, désormais traduit dans 12 pays, paraît en France.

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Une voie pour conjurer la barbarie

Dans les chapitres précédents, Saitō a déployé une analyse de la catastrophe climatique au prisme du creusement des inégalités mondiales, et passé en revue les fausses solutions qu’entendent y opposer de nombreux gouvernements et courants de pensée : Green new deal, Objectifs de développement durable, technosolutionnisme et autres réponses illusoires qui entendent avant tout gagner du temps et assurer le maintien d’un capitalisme pourtant au cœur du problème.

Dans ce chapitre 7, Saitō part du schéma des « 4 scénarios » élaboré dans un autre livre à succès : Climate Leviathan: a Political Theory of Our Planetary Future

Lire aussi sur Terrestres : Alyssa Battistoni, « Le Léviathan et le climat », septembre 2019.

À trois scénarios proprement cauchemardesques – maoïsme climatique, fascisme climatique et barbarie – s’ajoute un quatrième, appelé « X », qui constituerait la seule voie acceptable et même désirable. C’est ce scénario politique mystère que Saitō explore ici, et qu’il appelle le « communisme de décroissance ».

Schéma des 4 scénarios extrait de Moins!, p.248.

Face au sombre constat et aux dangereuses impasses analysées jusque-là dans son livre, que faire ? Première chose, répond Saitō : changer le travail.

« D’après Le Capital, le seul moyen de réparer les ruptures créées dans le métabolisme matériel entre la nature et l’humain, c’est de révolutionner le travail pour rendre possible une production compatible avec les cycles naturels. Les humains et la nature sont reliés par le travail. C’est pour cela que transformer le travail est d’une importance décisive pour dépasser la crise environnementale. » (p.263)

Le capital cherchant à augmenter indéfiniment sa propre valeur à travers le cycle productif, il a sans cesse besoin de mobiliser du travail et des ressources pour dégager de la plus-value. C’est ce processus absurde et mortifère qu’il est urgent de stopper, d’autant qu’il aboutit à ce qu’on appellerait aujourd’hui un désastre écologique, et que Marx nommait « rupture métabolique » : un déséquilibre profond dans les cycles naturels causé par les activités humaines depuis la Révolution industrielle. Le cas le plus connu est celui du sol, gravement épuisé par l’agriculture moderne, que Marx analyse à la lumière des travaux du chimiste allemand Liebig.

C’est donc Marx que Saitō convoque ici, ce Marx tardif ignoré des marxismes productivistes et technophiles du 20e siècle, dont le travail sert de « clef » pour reconsidérer le travail et la catastrophe socio-climatique.

Saitō identifie cinq piliers nécessaires au communisme décroissant qu’il défend : « réhabiliter la valeur d’usage », « réduire le temps de travail » et « abolir sa division standardisée », « démocratiser le processus de production » et « remettre au premier plan le travail de soin ».


Extrait du chapitre 7 : “Le communisme de décroissance pour sauver le monde”

Pilier 1 du communisme de décroissance : le passage à une économie de la valeur d’usage

Même le marxisme traditionnel nous disait qu’il fallait considérer la valeur d’usage pour se libérer de la production et de la consommation de masse et qu’il fallait donc passer à une économie qui valorise cette valeur d’usage. C’est écrit en toutes lettres dans le Capital. Commençons par voir ce que cela veut dire.

Marx fait une distinction entre les attributs de la marchandise que sont sa valeur et sa valeur d’usage. Je l’ai écrit au chapitre 6, dans le capitalisme, qui vise l’accumulation du capital et la croissance économique, la valeur, en tant que marchandise, est l’attribut le plus important. L’objectif premier du capitalisme est la multiplication de la valeur. Peu importe ce qui est vendu tant que ça l’est. En d’autres termes, la valeur d’usage (utilité), la qualité du produit, son impact sur l’environnement, tout ça n’a aucune importance. En conséquence, une fois la marchandise vendue, elle peut tout aussi bien être jetée, cela ne change rien.

Cependant, l’augmentation des capacités de production dans le seul but de multiplier la valeur crée un certain nombre de contradictions lorsque l’on considère celle-ci dans une perspective plus large. Par exemple, la réduction des coûts par la mécanisation stimule la demande et permet de vendre des marchandises en grande quantité, mais le processus endommage profondément l’environnement.

Illustration: Seki Satoko セキサトコ

Par ailleurs, l’augmentation de la capacité de production conduit naturellement à la production d’une plus grande quantité de biens. Tant que les marchandises se vendent bien, il importe peu que cela soit bénéfique ou non pour la reproduction de la société, puisque le système capitaliste ne se concentre que sur la valeur en tant que marchandise. Et on néglige ainsi ce qui est réellement nécessaire à la reproduction de la société.

On a vu plus précédemment que pendant la pandémie, le système de production des produits essentiels pour nous protéger, respirateurs, masques, solutions désinfectantes, n’était pas suffisant. Les pays prétendument développés n’étaient même pas en mesure de produire suffisamment de masques, car ils avaient préféré délocaliser la production à l’étranger pour réduire les coûts. Tout cela n’est que le résultat de la priorité mise sur la multiplication de la valeur par le capital au détriment de la valeur d’usage. En temps de crise, la conséquence en est la perte de résilience.

L’objectif premier du capitalisme est la multiplication de la valeur. Peu importe ce qui est vendu tant que ça l’est. L’utilité, la qualité du produit, son impact sur l’environnement, tout ça n’a aucune importance.

Cette production qui se focalise uniquement sur les biens positionnels, les produits de luxe, la publicité et l’image de marque au détriment de la valeur d’usage nous sera fatale à l’ère de la crise climatique. Il y a quantité de choses à faire pour garantir un accès universel à la nourriture, à l’eau, à l’électricité, au logement et au transport, pour lutter contre les inondations, les tempêtes, et pour protéger les écosystèmes. C’est pourquoi nous devons donner priorité non pas à la valeur, mais à ce qui est nécessaire pour s’adapter aux crises.

Le communisme opère à cette fin un changement majeur dans la finalité de la production. Il fait en sorte que l’objectif de la production ne soit pas l’augmentation de la valeur en tant que marchandise, mais la valeur d’usage. Pour cela, il place la production sous planification sociale. En d’autres termes, au lieu de chercher à augmenter le PIB, l’accent est mis sur la satisfaction des besoins fondamentaux des personnes. Cette position, c’est la position de base de la « décroissance ».

Il est clair que Marx, dans ses dernières années, aurait vivement critiqué l’erreur que constitue ce consumérisme qui veut accroître les forces productives autant que possible pour produire autant que les gens le souhaitent. Se débarrasser du consumérisme tel que nous le connaissons aujourd’hui et passer à la production de ce qui est nécessaire à notre prospérité, tout en faisant preuve d’autolimitation, voilà le communisme dont nous avons besoin dans l’anthropocène.

Pilier 2 du communisme de décroissance : la réduction du temps de travail

Réduire le temps de travail et passer à une économie de la valeur d’usage pour améliorer nos vies modifieront profondément la dynamique de la production. Pourquoi ? Parce que cela va réduire considérablement les emplois à but lucratif. Et parce que la force de travail va être consciemment redistribuée pour produire les choses réellement nécessaires à la reproduction sociale.

Par exemple, le marketing ? La publicité ? Le packaging ? Tout ça ne sert qu’à susciter des désirs inutiles et peut être interdit. Les consultants ? Les banques d’investissement ? Inutiles. Les supérettes et autres restaurants ouverts toute la nuit ? En avons-nous vraiment besoin partout ? Les magasins ouverts toute l’année ? Les livraisons le lendemain ? On peut certainement s’en passer.

Si l’on arrêtait de produire ce qui n’a pas d’utilité, il serait possible de réduire considérablement les heures travaillées dans toute la société. La réduction du temps de travail ne fait que réduire les emplois qui n’ont pas de sens. En faisant cela, il serait possible d’assurer la prospérité réelle de la société. Mais il n’y a pas que ça. La réduction du temps de travail aura un impact non seulement sur nos vies, mais également sur l’environnement naturel. Marx l’écrivait dans Le Capital : la réduction du temps de travail est une « condition essentielle » pour passer à une économie de la valeur d’usage.

Karl Marx à Londres en 1872. Photo: John Mayall.

Les forces productives de la société contemporaine sont déjà suffisamment élevées. Elles ont été augmentées à un degré sans précédent par l’automatisation. À ce niveau, il devrait être possible de nous libérer de l’état d’esclavage salarié.

Le problème, c’est que sous le capitalisme, l’automatisation n’a pas pour fonction de nous libérer du travail, mais de nous menacer avec des robots et avec le chômage. Parmi nous, certains craignent tant de perdre leur emploi qu’ils travaillent au point de mourir de surmenage. C’est là qu’apparaît l’irrationalité du capitalisme. Plus vite on se débarrassera du capitalisme, mieux ce sera.

Le marketing ? La publicité ? Le packaging ? Les consultants ? Les banques d’investissement ? Inutiles. Les restaurants ouverts la nuit ? Les livraisons le lendemain ? On peut certainement s’en passer.

En comparaison, grâce au partage du travail, le communisme vise, quant à lui, à l’amélioration d’une qualité de vie qui n’est pas comptabilisée dans le PIB

Mais il ne faut pas non plus augmenter les forces productives sans réfléchir, simplement pour réduire le temps de travail. Il n’y a pas que les accélérationnistes bastaniens

Et il faut considérer cette réduction du temps de travail par l’automatisation, du point de vue de la question énergétique également.

Lire aussi sur Terrestres : Kai Heron, « La sortie du capitalisme en débat chez les écosocialistes »

Considérons le cas d’une technologie qui permet de réduire à une seule personne le nombre de travailleurs nécessaires pour accomplir une tâche qui en nécessitait dix auparavant. Les forces productives ont ainsi décuplé. Mais les compétences du travailleur n’ont pas décuplé. Le travail des neuf autres travailleurs a été juste remplacé par de l’énergie fossile. À la place d’esclaves salariés, nous avons maintenant des combustibles fossiles qui travaillent comme esclaves énergétiques.

Ce qui compte ici, c’est le taux de retour énergétique (TRE) que l’on appelle aussi en anglais EROEI (Energy Returned On Energy Invested), c’est-à-dire, pour une unité énergétique qui rentre dans le système, combien d’énergie en sort.

Quand on regarde les chiffres du pétrole brut des années 1930, on voit que pour une unité d’énergie utilisée, on en obtient 100 en retour. La différence de 99 c’est la quantité d’énergie que l’on peut utiliser à volonté. Après les années 1930, le TRE du brut a considérablement baissé. De nos jours, on voit apparaître le problème que pour la même unité de pétrole brut on n’arrive qu’à 10 unités énergétiques. Pourquoi ? Parce que l’on a extrait tout le pétrole brut des lieux d’où il était facilement extractible.

Photo de Colton Sturgeon sur Unsplash.

À ce niveau, le TRE du pétrole brut est devenu équivalent à celui de l’énergie solaire qui est déjà considérablement plus élevée que l’éthanol tiré du maïs dont le TRE est de 1 (ce qui veut dire que pour une unité d’énergie utilisée, on n’en obtient qu’une, ce qui est complètement insensé). Si l’on passait à une société décarbonée en nous séparant de ces combustibles fossiles à haut TRE, nous devrions alors utiliser soit les énergies renouvelables, soit la biomasse

Cette transition s’accompagnerait d’une décélération de l’économie et rendrait la croissance difficile. La réduction de la productivité due à la réduction des émissions de gaz carbonique s’appelle « le piège des émissions

Soit une technologie qui permet de réduire à un le nombre de travailleurs nécessaires pour accomplir une tâche qui en nécessitait dix auparavant: le travail de neuf travailleurs a été juste remplacé par de l’énergie fossile.

Nous n’avons pas vraiment d’autre choix que d’accepter un certain ralentissement de la production pour réduire les émissions de gaz carbonique. Et justement, parce que la force de travail va chuter, à cause de ce piège des émissions

Il faut donc réévaluer l’argument de Marx selon lequel il est important de rendre le travail épanouissant et attrayant. C’est sur la base de cette constatation que je poursuis avec le pilier suivant.

Pilier 3 du communisme de décroissance : l’abolition de la division standardisée du travail

Même si l’on peut avoir gardé une image forte de l’Union soviétique abolissant la division du travail standardisé pour restaurer la créativité des travailleurs, on peut être surpris en apprenant que Marx, lui-même, pensait qu’il fallait rendre le travail attrayant. Même si le temps de travail est réduit, si les tâches sont ennuyeuses ou pénibles, c’est vers le consumérisme que nous nous tournerons pour évacuer le stress. Il est donc nécessaire de modifier l’objet du travail et de réduire le stress pour humaniser nos vies.

Si l’on observe les sites de production contemporains, la subsomption du capital par l’automatisation a encouragé le caractère monotone du travail. D’un côté, si des manuels très détaillés accroissent la productivité de manière considérable, ils privent également chaque ouvrier de son autonomie. Ennuyeuses, les tâches dénuées de sens sont partout.

Malgré cela, la question du travail n’est pas suffisamment discutée par les anciens décroissants, qui l’éludent. Leur discours actuel ne fait qu’envisager la réalisation d’activités créatives et sociales en dehors du temps de travail. Ils en concluent que l’automatisation doit réduire les heures de travail autant que possible, mais qu’il faut supporter le reste, même si c’est difficile.

Photo de Rio Lecatompessy sur Unsplash.

Marx ne considère absolument pas le travail comme quelque chose à éviter. Au contraire, il considère que le travail doit créer les conditions subjectives et objectives pour lui-même, qui lui permettent de devenir un travail attrayant et amènent l’individu à la réalisation de soi. Il ne s’agit pas seulement d’augmenter le temps libre en tant que temps hors du travail, mais aussi d’éliminer la douleur physique et l’absence de but pendant les heures de travail. C’est-à-dire transformer le travail en une activité plus créative et plus épanouissante.

Selon Marx, la première étape nécessaire pour restaurer la créativité et l’autonomie du travail est l’abolition de la division du travail. Dans le cadre de la division capitaliste du travail, le travail est réduit à des tâches standardisées et monotones. Pour résister à cet état de fait, et rendre le travail attractif, il faut concevoir des sites de production où tout le monde peut effectuer des tâches variées.

C’est pour cela que Marx ne cesse de préconiser que la société future aura pour tâche de surmonter l’opposition entre travail intellectuel et travail physique, et celle entre villes et campagnes.

Lire aussi sur Terrestres : Kōhei Saitō, « Marx au soleil levant : le succès d’un communisme décroissant »

Il insiste particulièrement sur ce point dans sa Critique du programme de Gotha. Dans la société future, les travailleurs ne seront plus servilement subordonnés à la division du travail, le travail ne sera pas seulement un moyen de subsistance, il sera la première exigence de la vie. C’est à ce moment-là que les capacités des travailleurs atteindront leur plein développement

Pour aboutir à cela, Marx met également l’accent sur une formation professionnelle égalitaire tout au long de la vie pour surmonter la subsomption et diriger, au sens propre du terme, l’industrie. Dans cette perspective, si l’on considère les pratiques existantes, on peut affirmer que l’accent mis sur la formation professionnelle par les coopératives de travailleurs ou autres est particulièrement important.

On peut même ajouter, sur la base de ces positions de Marx, que si nous abolissions la division standardisée du travail, nécessaire pour retrouver de l’humanité dans notre travail, la priorité à l’efficacité, qui sous-tend la croissance économique, disparaît d’elle-même, et c’est non plus le profit, mais le plaisir que l’on tire du travail et l’entraide qui deviendraient nos priorités. Si l’on envisageait la diversification des activités des travailleurs, la rotation égalitaire des tâches, et la contribution aux communautés, il est évident que l’activité économique connaîtrait un frein. Et c’est ça qui est souhaitable !

Marx ne cesse de préconiser que la société future aura pour tâche de surmonter l’opposition entre travail intellectuel et travail physique, et celle entre villes et campagnes.

Il n’est ici nullement nécessaire de rejeter la science ou la technologie. En nous aidant de la technologie, il nous sera possible de nous engager dans une plus grande variété d’activités. C’est le principe d’utilisation des technologies ouvertes dont j’ai parlé plus haut.

Cependant, pour développer ces technologies, il faut se libérer d’une économie centrée sur les « technologies-verrous », c’est-à-dire une économie où il est plus facile de dominer les travailleurs et les consommateurs, car elle privilégie le profit, pour la transformer en économie qui privilégie, elle, la production de valeur d’usage.

Notes de recherches de Marx : extraits de textes recopiés (B128), reproduits dans Moins!, p.144.

Pilier 4 du communisme de décroissance : démocratisation du processus de production

Nous devons introduire les technologies ouvertes pour faire progresser la démocratisation du processus de production et, tout en insistant sur la valeur d’usage pour freiner l’économie, réduire le temps de travail. Cependant, pour mettre en place une telle réforme, il est nécessaire que les travailleurs détiennent le pouvoir de décision dans le processus de production. L’outil pour y arriver est la « propriété sociale » de Piketty

La propriété sociale nous permet de gérer démocratiquement les moyens de production en tant que communs. Quelles sont les technologies à développer ? Quel est l’usage que l’on en fera ? Ce sont des décisions qui seront prises de manière ouverte après des échanges démocratiques.

Mais il ne s’agit pas que de technologie. De nombreux changements auraient lieu si les décisions concernant l’énergie ou les matières premières étaient également prises démocratiquement. Par exemple, il serait possible de remplacer l’approvisionnement électrique d’un fournisseur qui utilise l’énergie atomique par un approvisionnement qui utilise des énergies renouvelables produites localement.

Ce qui compte ici dans la perspective de Marx, c’est que la démocratisation du processus de production est aussi un facteur de freinage de l’économie. La démocratisation du processus de production, c’est la cogestion des moyens de production par association, c’est-à-dire que décider de ce que l’on produit, combien on en produit, comment on le produit, tout cela se fait démocratiquement. Bien sûr, il y aura des dissensions. Et sans possibilité de forcer quelqu’un à accepter un avis donné, le processus d’échange des opinions prendra du temps. La transformation principale que la propriété sociale apporte, c’est le ralentissement du processus de prise de décision.

De nombreux changements auraient lieu si les décisions concernant l’énergie ou les matières premières étaient également prises démocratiquement.

Ce processus est très différent de ce qui se passe dans les grandes entreprises aujourd’hui où l’opinion d’une poignée d’actionnaires influence fortement les orientations.

Si les grandes entreprises sont capables de prendre des décisions rapides en fonction de circonstances en constante évolution, c’est que les désirs de l’équipe de gestion servent de base à la prise de décision, de manière non démocratique. Ce que Marx appelle la tyrannie du capital. En revanche, ce qu’il appelle association met l’accent sur la démocratie dans le processus de production et donc ralentit l’activité économique. Si l’Union soviétique est devenue une dictature dominée par la bureaucratie, c’est parce qu’elle n’a pas pu accepter un tel système.

Photo Olga Subach sur Unsplash.

La démocratisation du processus de production qu’envisage le communisme de décroissance va transformer la société dans son ensemble. Les monopoles de plateforme, mais également la propriété intellectuelle qui, grâce aux nouvelles technologies que protègent leurs brevets, autorisent les entreprises pharmaceutiques, GAFA et quelques autres géants à générer des profits inimaginables, seront interdits. Le savoir et l’information ont vocation à devenir des communs partagés. L’abondance radicale que porte la connaissance doit absolument être restaurée. Une fois le savoir replacé dans les communs, sans les motifs que nous apportent la concurrence pour le profit ou les parts de marché, les entreprises privées n’innoveront plus aussi rapidement.

Mais ce n’est pas un mal. Le développement de technologies-verrous par le capitalisme pour générer de la rareté artificielle ne fait que prévenir le développement réel de la science et des techniques. Marx écrit dans la Critique du programme de Gotha que se libérer des contraintes que nous impose le marché autorisera chacun à développer pleinement ses capacités et grâce aux nouvelles technologies permettra une plus grande efficacité et une amélioration des forces productives.

Le communisme a pour objectif le développement de technologies ouvertes, en tant que communs, respectueuses des travailleurs et de la Terre.

Pilier 5 du communisme de décroissance : mise en valeur des services essentiels

Passer à une économie de la valeur d’usage et mettre en valeur les services essentiels à haute densité de main-d’œuvre, c’est, comme nous l’avons vu dans le chapitre 4, une rupture du même ordre que celle que Marx opère avec le productivisme pour accepter les limites naturelles. À ce sujet, j’aimerais souligner une dernière fois qu’il existe des limites réelles à l’automatisation et au passage au tout IA dont on parle partout en ce moment.

Les secteurs où la mécanisation est difficile et où des humains doivent effectuer les tâches s’appellent industries à haute densité de main-d’œuvre. Le travail de service à la personne (le care) en est un exemple typique. Le communisme de décroissance transforme nos sociétés en sociétés qui attachent de l’importance à ces industries. Cette transformation a aussi pour effet de ralentir l’économie.

Le soin est un type de production qui s’attache à la valeur d’usage. Les tâches du personnel soignant ne se limitent pas à nourrir, changer et laver une personne. C’est exactement la même chose pour le personnel d’éducation.

Pour comprendre comment attacher de l’importance à ces industries, je vais prendre ici l’exemple du travail du soin justement.

Tout d’abord, il est évident qu’il est très difficile d’automatiser ce secteur. Dans ce domaine de la reproduction sociale où l’on met l’accent sur le soin et la communication, des situations irrégulières ne cessent de se produire à cause de la complexité et de la diversité des tâches demandées, et malgré les tentatives d’uniformisation et de systématisation des manuels. Comme il est impossible d’éliminer ces situations irrégulières, l’introduction de robots ou d’intelligence artificielle n’est pas efficace.

C’est en soi la preuve que le soin est un type de production qui s’attache à la valeur d’usage. Par exemple, le personnel soignant ne peut pas se contenter de suivre un manuel d’instructions. Ses tâches ne se limitent pas à nourrir, changer et laver une personne. Il doit aussi être à l’écoute et créer avec elle une relation de confiance pour pouvoir identifier les modifications physiques ou psychologiques à partir d’indices ténus, et réagir avec souplesse et au cas par cas en tenant compte de la personnalité et du passé de la personne accompagnée. C’est exactement la même chose pour le personnel d’éducation.

Photo EL.

Ces spécificités font que ce travail du soin est également appelé « travail émotionnel ». On n’est pas à la chaîne. Ignorer les émotions de la personne accompagnée et il faut tout recommencer. C’est pour cela qu’il est impossible d’augmenter la productivité de ce travail de deux ou trois fois en augmentant le nombre de personnes accompagnées. Le soin, la communication sont des tâches qui nécessitent du temps, et puis les personnes qui ont besoin de ces services n’ont pas non plus envie de raccourcir le temps d’accompagnement consacré.

Bien sûr, il est possible de rationaliser un certain nombre de processus. Cependant, la poursuite de la productivité pour gagner de l’argent (valeur) est finalement la cause d’une chute de la qualité du service (valeur d’usage).

Or, précisément en raison des difficultés de mécanisation, le secteur du soin à haute intensité de main-d’œuvre est considéré comme ayant une productivité faible et des coûts élevés. Ces contraintes font que les travailleurs sont soumis à des exigences déraisonnables d’efficacité par les directions de ces services, mais également les gestionnaires proches des lieux de pratique, conduisant ainsi à des réformes et mesures de réduction des coûts tout aussi absurdes.


Image de couverture: Pawel Czerwinski sur Unsplash


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Notes

16.09.2024 à 12:25
Yoan Jäger
Texte intégral (6201 mots)
Temps de lecture : 22 minutes

Marais Poitevin, juillet 2024.

Louise

Comment te présentes-tu ?

J’ai 28 ans, je suis une habitante du Marais-Poitevin depuis 3 ans. Je me suis engagée très vite : j’ai lutté dès que je me suis installée.


Qu’est-ce qui t’a amené à t’engager dans la lutte contre les bassines ?

Le jour où j’ai emménagé, j’ai fait plusieurs allers-retours devant le champ où ils posaient les barrières du chantier de la bassine de Mauzé. Je ne connaissais pas les bassines et je ne savais pas ce que c’était. J’ai très vite su : le chantier a été envahi lors d’une mobilisation. Je m’étais installée juste à côté du Mignon, la rivière directement impactée par la bassine, avec laquelle j’ai créé un lien quotidien parce que c’était un très beau coin, super agréable. En même temps, j’apprenais qu’il y avait d’énormes trucs en construction juste à côté, qui étaient en train de le ravager. J’ai fait ma première manif à Cramchaban. C’était complètement dingo. À partir de là, je me suis investie à fond dans cette lutte et j’y ai mis toute mon énergie quotidienne.

Il y a des moments durs et ça vide parfois mon énergie, pourtant il y a un truc qui recharge tellement fort… La puissance du collectif me porte.

Comment cela se traduit-il pour toi de manière physique et corporelle ?

Il y a des moments durs et ça vide parfois mon énergie, pourtant il y a un truc qui recharge tellement fort… La puissance du collectif me porte. Je pense que les moments où je suis vidée en énergie pourraient venir du fait d’être complètement flippée de vivre dans ce monde-là. Et s’il n’y avait pas ce truc collectif pour contre-balancer ça, je ne serais pas très bien, alors que là ça me fait du bien.

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Qu’est-ce que cet engagement a changé dans ta vie, dans ton rapport au territoire et aux habitant·es ?

Ça permet de rencontrer vraiment les gens qui sont tes voisins. Je viens d’Ariège, les territoires ruraux c’était ma vie. Mais en Ariège où j’habitais, il n’y avait pas de lutte qui liait les gens. Ici, la plaine est plutôt vide et globalement pas agréable au quotidien. Ce qui m’a donné envie de m’ancrer à Melle, c’est que c’est un territoire en lutte et que ça crée des liens très forts entre les gens. On se parle, on échange, on débat, et c’est vraiment le fait de lutter ensemble qui fait ça.

Avant d’installer le Village de l’Eau, on est allé parler aux habitant·es, avec des gens pro-bassines ou avec d’autres qui regardent juste la télé. J’adore, parce qu’à la fin des discussions tu peux réussir à déconstruire pas mal de choses.



Et avec les autres habitant·es, y a-t-il une composition et des rapports qui se sont aussi dessinés ?

C’est assez complexe, parce que je ne suis pas une personne qui a tendance à cacher ses opinions, je suis plutôt transparente. Mais en vivant à Mauzé, il y a des moments où tu n’es pas à l’aise pour t’exprimer sans filtre. Par exemple, j’ai eu un problème chez moi avec l’évacuation de mes toilettes le jour de Noël. La fosse était pleine et c’est un élu qui est venu pour me dépanner. Il se trouve que c’est un des trois élus qui est connecté à la bassine de Priaires et qui est très fortement intéressé par ces projets… Il y a beaucoup de conflits d’intérêts à des endroits, et malgré tout tu dois être en interaction avec ces gens. C’est un peu compliqué de se dire que dans certains espaces, il ne vaut mieux pas parler de tes opinions et de tes engagements, car ça va pourrir tes relations avec certaines personnes.

Moi j’adore aller parler aux gens, aux voisin·es, aux habitants et habitantes qui ne sont pas en lutte ou qui pensent qu’on est des violent·es et qui ont toutes ces idées-là sur nous. Après Sainte-Soline, on a pris des vélos et on est allé faire le tour de tous les bleds pour aller parler aux voisin·es et pour savoir comment ils avaient senti le week-end. C’était vraiment important pour moi. Là encore, avant d’installer le Village de l’Eau, on est allé parler aux habitant·es. Tu parles avec des gens pro-bassines ou avec d’autres qui regardent juste la télé, et ça j’adore, parce qu’à la fin des discussions tu peux réussir à déconstruire pas mal de choses en incarnant humainement une autre image. Simplement en discutant avec les gens, ça leur permet de casser des espèces de préjugés qu’ils ont.

Lire aussi sur Terrestres : Alessandro Pignocchi, « Méga-bassines : un affrontement entre mondes », février 2023.


Quel est ton rapport à l’anonymat ?

J’ai pris des missions de porte-parolat, donc je ne peux plus être anonyme : j’ai choisi de parler de cette lutte à visage découvert. Beaucoup de camarades ont été victimes de répression pour avoir fait ça. On s’est dit collectivement qu’il fallait qu’on se répartisse les rôles pour supporter ces attaques, et ça avait du sens pour moi de le faire.

Aussi parce que politiquement, je me dis que c’est bien que ce soit des femmes qui parlent : pour moi c’est important de prendre ce rôle-là, d’être visible en tant que meuf. C’est sûr que pour mon confort personnel, il serait plus simple dans mon quotidien de ne pas avoir une étiquette « anti-bassine » sur le front, mais j’ai envie de l’assumer parce que c’est important de le faire, tout en maintenant des rapports avec le voisinage et avec les gens qui ont des préjugés. Je trouve très important de déconstruire ça.


Comment ressens-tu ce besoin que peuvent avoir d’autres militant·es de se masquer par exemple ?

Il y a toujours des moments où j’ai envie de pouvoir préserver mon anonymat et me protéger de la répression. Il y a des choses que tu ne peux pas faire à découvert sans te mettre en danger. Mais j’ai surtout l’impression de vouloir porter à fond dans le collectif une réflexion sur comment on se masque et comment on se protège. Je pense que c’est important qu’il y ait des gens qui puissent être à visage découvert et je veux bien prendre ce rôle, mais c’est aussi très important de pouvoir se protéger autrement et en se masquant. C’est pour ça qu’au Village de l’Eau, j’ai porté un espace où on a créé de jolis masques en les rendant joyeux. C’est important pour moi de trouver différentes manières de se masquer en cassant les préjugés, je trouve que c’est puissant. C’est important d’avoir de beaux masques et de pouvoir exprimer une diversité de gestes, lumineux, et inclusifs que tu peux poser dans la lutte tout en protégeant les personnes.

Ce qui fait tenir, c’est de continuer à faire des choses ensemble, d’une manière tellement fluide et tellement puissante. C’est rare, de se sentir aussi alignée avec les gens avec qui tu travailles.


Comment fais-tu pour rester dans la joie et dans l’action face au discours des autorités et à la répression ?

Franchement, après Sainte-Soline je me suis réellement posé cette question, ça a été un moment de doute. Je ne savais pas ce qui allait pouvoir me faire tenir face à ça, c’était vraiment dur. Et quelques mois plus tard, on était parti·es pour un convoi de vélos de malade, à faire des dingueries. Ce qui fait tenir, c’est de continuer à faire des choses ensemble, d’une manière tellement fluide et tellement puissante. Et de mettre toutes ces énergies ensemble pour penser des trucs maxi créatifs de manière simple, parce que tout le monde participe. Chacun·e met un bout de soi et ça fait que tu ne peux pas sombrer. Ça te relève, ça vient te dire : « Non non ! On est en mouvement et c’est la joie ! On fait des trucs beaux, on fait des trucs joyeux, et on ne va pas se laisser bombarder ! ».

Tu vois, c’est marrant car plein de gens disent que le Village de l’Eau était un festival, mais en fait c’est beaucoup plus fort que ça, c’est comme un festival où on sait pourquoi on fait les choses, où tu ne connais pas les gens mais tu sais que sur des idées de base, sur un socle politique très fort, on est aligné·es. C’est rare, de se sentir aussi alignée avec les gens avec qui tu travailles.

Anna

Comment te présentes-tu ?

Moi c’est Anna, je fais partie de Bassine Non Merci depuis quelques mois et je suis aussi bénévole dans d’autres associations locales.


Qu’est-ce qui t’a amené à t’engager dans la lutte contre les bassines ?


Comment cela se traduit-il pour toi de façon physique et corporelle ?

Je pense que je dois pleurer davantage qu’avant, lorsque je ne voulais pas voir qu’on est coincé dans ce système et qu’on n’arrive pas à en sortir, à cause de cette impuissance qui ressort en permanence. Mais je ne participe plus à tout ça malgré moi. Et je me suis débarrassée de cette boule au ventre : je ne l’ai plus au quotidien. Elle est partie du fait d’entrer en action, et aussi d’être ensemble et de ne plus se sentir seule face à tout ça. Avant, j’étais sur un territoire où la lutte n’existait pas, où ça ne bougeait pas. C’était un territoire où on acceptait la situation avec un grand fatalisme.

Cet engagement a créé quelque chose de beau dans les amitiés sur le territoire. C’est un lien fort, qui dépasse tout, et que je ne connaissais pas.


Qu’est-ce que cet engagement a changé dans ta vie, localement et quotidiennement ?

J’ai changé de territoire et ça a changé pas mal de choses. Avant, j’avais choisi mon territoire pour des raisons familiales, d’étude, de boulot, et j’ai bougé en me disant que je voulais le choisir pour qu’il m’inspire. J’ai choisi de m’installer dans le Mellois, parce que c’était un territoire qui avait du sens, qui bougeait, et qui faisait quelque chose. Ce que ça a changé profondément, c’est de vivre ici.

Ça a aussi changé des choses dans mes liens familiaux, amicaux. Mes parents, qui ne sont pas du tout engagés, finissent par comprendre pourquoi on lutte. Mon père, qui est plutôt très très à droite, a voté pour les Verts aux Européennes, ce qui est vraiment très très satisfaisant ! Ça les a mis en mouvement, eux aussi. Du côté de mes amitiés et d’autres membres de ma famille, ça m’a un peu éloignée parce qu’ils ont une image figée du militant et me stigmatisent énormément. Avant, mes émotions étaient pas mal étouffées ; à présent, je suis revendicative, j’ai des émotions, j’enrage, je m’énerve parce que le système est ce qu’il est. Eux attribuent tout ça au militantisme, sans voir que ce que j’en dis est juste fondé. Quand on passe des moments en face à face, ils sont d’accord avec mes propos, mais quand c’est en groupe, je suis juste une militante.

En revanche, dans les amitiés sur le territoire, ça crée quelque chose de beau. Il y a une proximité immédiate qui se fait entre les êtres humains. On est ensemble pour les mêmes raisons et quand bien même on est très différent·es, quand bien même il y a des moments hyper stressants comme ça l’a été ces derniers jours [pendant la mobilisation autour du Village de l’Eau], qu’il nous arrive de nous parler plus rudement parce qu’on est fatigué·es, et ben mine de rien on s’aime tous très fort, et ça fait du bien de savoir qu’on s’aime malgré nos personnalités et nos craquages. On aime être tous et toutes ensemble et ce sont de beaux moments. C’est un lien fort qui s’est créé, qui dépasse tout, et que je ne connaissais pas.


Quel est ton rapport à l’anonymat ?

Pour avoir vu pas mal de répression et d’agressions qui ont visé des membres de Bassine Non Merci, je ressens un besoin d’anonymat. On voit que la répression est totalement injuste, qu’ils trouvent tout et n’importe quoi pour nous poursuivre, pour nous mettre la pression. Ce week-end, ce sont des hélico qui passent au-dessus de nous tout le temps. On sait qu’on est surveillé·es en permanence juste par ce qu’on est contre l’accaparement de l’eau par quelques-uns. On est tellement démuni·es face à ça qu’on est obligé·es de se protéger. Ils essaient de s’en prendre à nous par tous les bouts : une plaque d’immatriculation qui traîne ? Allez c’est parti, on part en garde à vue ! Ils font des auditions libres à foison, pour rien, juste pour dire qu’ils sont là, qu’ils nous surveillent, et je n’ai pas envie d’affronter ça. Je n’ai pas envie d’être dans une cellule qui pue, avec des questions idiotes, de devoir répondre à tout ça face à des flics qui subissent eux-mêmes ce système et qui ne creusent pas leur dossier parce qu’ils n’en ont rien à faire et qu’ils veulent juste nous mettre la pression. J’ai pas envie de tout ça.

Le combat qu’on porte est commun à toutes et tous, on devrait juste être ensemble. Il n’y a pas de raison pour que l’on doive porter des masques. Mais c’est la réalité.

Et j’ai pas envie d’avoir peur au quotidien chez moi, même si c’est le cas et que je sais comment faire pour sortir de chez moi si jamais il y a une intrusion le soir. J’y ai déjà réfléchi. On doit avoir en tête qu’on n’est jamais à l’abri, et c’est pas très agréable

Il n’y a pas de raison pour que l’on doive porter des masques. Mais c’est la réalité. Et on voit bien que toutes les plaintes suite à des agressions de militant·es ne donnent rien. Là, on était avec des personnes qui ont été agressées physiquement et qui l’ont vécu comme une tentative d’homicide, et on a dû leur dire : « Est-ce que vous êtes sures de vouloir porter plainte ? Parce que potentiellement, vous risquez d’avoir des poursuites contre vous. Et non, vous n’obtiendrez sûrement pas justice, parce que le système est celui-ci aujourd’hui. »


De quelles agressions s’agit-il ?

Des agressions qui ont eu lieu sur un convoi de vélos pour Migné-Auxances le 19 juillet 2024, lorsque qu’une voiture qui était cachée a surgi à 50km/h et leur a foncé dessus en frôlant une personne à 20cm. Ce même convoi avait d’ailleurs subi des menaces par ailleurs, et c’était avant les agressions du convoi de Bordeaux. C’est pour tout ça qu’on se protège.


Comment cela s’articule-t-il avec les besoins de visibilité politique et médiatique ?

Quelques personnes se sacrifient ! On sait que c’est un réel besoin et qu’il est important d’avoir des personnes visibles, qui se montrent. Ces quelques personnes se dévouent et ce n’est pas facile de le faire, mais on n’a pas le choix. C’est un vrai sujet. Comment rassurer les gens quand on prend la parole et qu’on est masqué·es ? Comment prendre soin les un·es des autres alors qu’on est masqué·es ? Ça a quelque chose d’oppressant de porter ces masques, pour toutes et tous, mais on doit se protéger. Ces quelques personnes acceptent d’être visibles, elles le font en acceptant de prendre des risques pour le collectif et on les en remercie, parce que sans cela on n’existerait pas.

Ce système attend une chaîne pyramidale en face de lui, il a besoin de têtes, que l’on montre quand il le faut. On est obligé·es de jouer ce jeu parce que c’est le système dans lequel on vit. C’est leur idiotie.

La lutte, c’est le seul endroit où on peut se mettre un peu à l’égal de l’État et revendiquer des choses.

Comment fais-tu pour rester dans la joie et dans l’action face au discours des autorités et à la répression ?

Je fais plein de câlins à mes camarades ! (rires). Je crois que c’est le meilleur truc.

Et en fait, la lutte fait vraiment apparaître de nouveaux sentiments, et de nouvelles manières de ressentir. Par exemple, aujourd’hui je suis incapable d’aller en festival alors que j’adorais ça, mais ça a tellement perdu du sens pour moi, par rapport à ce que l’on vit… Ici, il y a une joie qui est tellement belle que ça nous dépasse : ça nous donne une énergie complètement dingue. C’est juste parce qu’on sait qu’on doit faire ça, qu’on est au bon endroit et au bon moment dans l’Histoire, et ça, ça fait plaisir. Et la répression, ça nous fait rire aussi : parfois, ils font quand même un peu n’importe quoi ! (rires).

Et c’est le seul endroit où on peut se mettre un peu à l’égal de l’État et revendiquer des choses. Ça ne marche peut-être pas toujours, mais porter plainte contre Darmanin ça fait plaisir. On sait qu’on permet aux gens de s’empuissanter. Comme ici avec le Village de l’Eau, ça permet d’avoir un espace safe, de se sentir bien. Face à tout ce système injuste, c’est important et je crois que ça fait vraiment du bien. C’est un sentiment de joie vraiment différent qui né grâce à la lutte. Et je crois que je l’aime bien, ce sentiment.

Pour l’action, c’est aussi l’agir des camarades qui nous porte quand on est un peu en bas. On peut rester dans l’action car on sait qu’iels y sont, et qu’on peut y être avec ou à travers elleux. Et puis je crois que selon les moments, on est dans l’action différemment. On sait qu’on peut adapter notre position en fonction de comment on se sent, et c’est important. Peu importe comment on agit, on agit et on reste dans l’action, ensemble.

Paule

Comment te présentes-tu ?

Je suis étudiante, même si ça fait longtemps… J’ai la vingtaine et je suis membre active du collectif Bassine Non Merci.


Qu’est-ce qui t’a amené à t’engager dans la lutte contre les bassines ?

Quand on a commencé à entendre parler de ce projet de méga-bassines vers chez moi, c’était un sujet de niche que personne ne connaissait encore vraiment. Petit à petit et suite à la mobilisation contre les bassines qui s’organisait dans l’ouest, des groupes de travail se sont montés sur la thématique de l’eau au sein du groupe Extinction Rébellion où j’étais à l’époque. Lorsqu’une réunion des porteurs de projets pour présenter les méga-bassines aux élus a eu lieu chez nous, un collectif contre les méga-bassine s’est formé et j’ai changé de collectif pour me mettre à fond sur Bassine Non Merci.

J’étais très intéressée par plusieurs choses autour de cette lutte pour l’eau. D’abord, c’est une lutte locale sur un territoire où vraiment beaucoup de monde bosse chez les porteurs de projets. Ensuite, une des richesses de ces luttes qui sont réellement ancrées sur un territoire, c’est la forte diversité des personnes qui composent ce collectif et c’est ce que j’ai aimé dans la lutte pour l’eau. Ce ne sont pas juste de petits groupes de militants, il y a des paysans, des habitants, des locaux, des gens qui n’ont jamais milité, des gens qui ont juste entendu parler du sujet. Je trouve cela très beau et ces questions de diversité m’intéressent profondément : comment on ne lutte pas juste entre militants et militantes.

L’une des richesses de ces luttes ancrées dans un territoire, c’est la forte diversité des personnes qui la composent : des militants, mais aussi des paysans, des habitants, des gens qui n’ont jamais milité… Je trouve cela très beau.

Comment cet engagement se traduit-il pour toi d’un point de vue physique et corporel ?

Physiquement, c’est très fatigant. Tous les jours, c’est beaucoup d’investissement, d’énergie. Ce que font les actions physiquement, corporellement, on en parle moins, souvent on parle uniquement des jours de mobilisations. Mais on oublie une autre réalité, celle des réunions tout au long de l’année qui sont toujours le soir. Cette lutte est à la campagne, ce qui veut dire une heure de voiture aller et une heure retour pour moi qui suis à la ville, pour des réunions qui durent souvent trois ou quatre heures. Rien que ça, dans ma vie, c’est quelque chose de très fort, avec la fatigue qui va avec, surtout quand des actions nationales s’organisent en même temps, comme ça a été le cas pour moi au printemps où je suis monté à facilement 50 heures par semaine pour le collectif. À certains moments, on ne vit un peu que pour ça.

Et pourtant, c’est l’énergie du collectif qui nous porte tous les jours. Le fait de voir une telle diversité de personnes engager leur corps ensemble dans la lutte, c’est aussi une force d’empouvoirement et de ressource énorme. On puise là-dedans pour tenir et continuer dans l’action.


Ressens-tu des retombées pour toi dans ta vie locale et quotidienne ?

Au quotidien, ça crée forcément des tensions. Dans la manière qu’on a de se comporter au quotidien, on change ses habitudes pour faire davantage gaffe à ce que l’on dit, aux mots qu’on emploie, on ne sait jamais ce que ça va faire, à qui on parle… Comme c’est un sujet très clivant, depuis que je suis à BNM je sais qu’il faut prendre des pincettes. Par exemple, je ne m’affiche pas comme appartenant au collectif tant que je ne sais pas qui j’ai en face de moi, je tâte le terrain. Donc oui, ça change forcément beaucoup de choses dans la manière de parler, de s’exprimer, de s’exposer…

Faire des études fait que, culturellement, j’appartiens à un certain milieu. M’investir dans une lutte en milieu rural a fait éclater mon prisme.


Comment s’articule pour toi la nécessité de visibilité politique et médiatique avec des besoins d’anonymat dans d’autres contextes ?

C’est très important que cette lutte soit ancrée dans le territoire et d’y inclure les habitants et les habitantes. Pour ça, on doit vraiment communiquer et aller à la rencontre des gens avec une réelle visibilité. Il y a deux pôles. D’abord, le besoin de visibilité avec les habitant·es : on va voir les gens, on fait des réunions publiques, on va sur le terrain, etc. Et ça, c’est super important en termes de visibilité et pour faire des choses concrètes, localement. Ensuite, il y a la presse et les médias : eux aussi informent les gens sur le territoire et au-delà. Si on veut toucher d’autres personnes que les ultra-locaux, on se doit d’avoir une communication médiatique, avec des prises de parole lors desquelles on s’expose, et tous les impacts que ça peut avoir sur la manière dont on est perçu·e au sein du collectif et sur le territoire.

Pour l’anonymat aussi, il y a plusieurs choses. À certains moments dans la lutte, on ressent le besoin de faire des actions qui vont impacter et désigner ceux qu’on accuse et qu’on dénonce. Avec la répression croissante, il est alors nécessaire de cacher son identité car il y a des risques pénaux. Pour autant, je pense qu’il est très important de rester en contact avec les habitant·es, même si on n’est pas toujours d’accord sur ce qu’il faut faire, afin de préserver des espaces de dialogue et de pouvoir continuer à porter un message de fond qui prend en compte leur avis. Or, si je n’étais pas masquée lors des actions, j’aurais peur d’être catégorisée. J’aurais peur que ces personnes oublient tout le reste, toutes mes prises de parole, tout le soin, tout le lien que j’essaie de faire. Ça me blesserait profondément. C’est donc aussi pour me protéger de cela.

Les militant·es qui vivent sur le territoire ne peuvent pas se permettre de s’afficher et n’ont d’autre choix que de se masquer : leurs opposants sont leurs voisins, les gens de leur famille, des gens qu’ils côtoient tous les jours.

Dans notre lutte, beaucoup de gens habitent sur place. Pour ma part, si je suis porte-parole, c’est justement parce que je n’habite pas directement sur le territoire et que je risque moins de choses en m’exposant ainsi. Les militant·es qui vivent sur le territoire ne prennent pas la parole publiquement et ne peuvent pas se permettre de s’afficher comme faisant partie du collectif BNM. Ils et elles n’ont pas d’autre choix que de se masquer : leurs opposants sont leurs voisins, les gens de leur famille, des gens qu’ils côtoient tous les jours. C’est le cas d’un copain de BNM qui se disait que s’il était reconnu, peut-être que l’on refuserait de venir faucher son pré et qu’il ne trouverait personne pour l’aider dans son travail agricole. Ça peut vraiment créer des conflits profonds.


Comment fais-tu pour rester dans la joie et dans l’action comme on n’a pu le voir sur le Village de l’Eau, malgré le discours des autorités et la répression ?

La joie, je pense que c’est ma source d’énergie première dans la lutte. J’associe joie et convergence des luttes. C’est un peu mes deux clés d’entrée. En plus, j’adore la fête et je pense qu’il y a vraiment un truc à trouver avec ça au sein de nos luttes. Si on ne reste pas dans la tolérance, dans le respect et dans l’écoute les un·es envers les autres, on va se diviser. Et j’ai vraiment la sensation que les politiques, le gouvernement, nos opposants essaient de tout faire pour nous diviser et créer de l’individualisme. Il faut lutter contre ça et rester dans des démarches positives d’écoute et de tolérance, et se dire que même si on n’est pas d’accord, on va essayer de discuter et on ne va pas se taper dessus. C’est ce qui fait notre force et j’y crois profondément.

C’est épuisant de lutter frontalement contre nos opposants et contre un gouvernement qui s’entête en voulant accélérer encore et encore les procédures. Mais il y a aussi des gens plus proches de nous, qui sont dans le négatif et répètent : « Tu es sûre de ce que tu fais ? », « Tu y mets trop du tien », « Prend du recul », « Ce n’est pas si grave », etc. Ils freinent nos initiatives et prennent beaucoup d’énergie, bien loin d’une démarche positive dont on a alors d’autant plus besoin. Ce serait moins dur d’encaisser ce qui vient d’en face si on était plus nombreux·ses à se soutenir et à se donner de la force et de la motivation. C’est pour ça que c’est ce qu’on essaie de faire dans nos collectifs : parce qu’autour de nous c’est souvent compliqué, même si ça dépend de la relation qu’on a avec nos proches. Pour ma part, les gens ne sont pas militants autour de moi, et dès que je sors des asso et des réunions, je reviens dans un monde non-militant qui me demande beaucoup d’énergie. Si on ne reste pas dans la joie dans nos milieux militants, c’est compliqué !

Ce qui fait que les gens restent dans le collectif, c’est qu’à la fin d’une action, ils sentent qu’ils ont fait quelque chose. Même si parfois ils n’ont fait que distribuer des tracts.

Pour l’action, c’est un peu pareil. On a beau rester dans la joie et être positif·ves, à un moment, il faut faire. Or, personne n’a envie de ne faire que des réunions – d’ailleurs, quand on ne fait que des réunions, les gens partent. Ce qui fait que les gens restent dans le collectif, c’est qu’à la fin d’une action, ils sentent qu’ils ont fait quelque chose. Même si parfois ils n’ont fait que distribuer des tracts.

Je suis toujours impressionnée de voir la joie que ça crée et la manière dont ça fédère quand deux personnes qui ne se connaissaient pas se voient à une réunion, se disent : « on va tracter ! », et s’organisent pour le faire. Les réunions sont nécessaires et sont de réels outils de démocratie, le début de plein de choses. Mais ça fait sens pour les gens d’être sur le terrain, de faire des réunions publiques, d’organiser une fête en soutien au collectif, de planter des haies, de reboucher des drains, de démonter des bassines, en fonction de chacun·e. Ça permet de se dire : « Voilà, je les ai embêtés un peu, ce que j’ai fait a eu un impact ». Et puisque parfois, la politique ne suffit pas, on va faire par nous-même et ça donne la force de continuer, de se projeter vers d’autres actions.

Toutes les actions ont leur importance. Par exemple, la beauté des manifestations nationales, c’est que ça mobilise très largement. Il y a des gens qui ne sont pas militant·es au quotidien, qui n’ont pas forcément envie d’aller manifester. Par contre, si on dit aux gens : « Venez, on va faire de la sérigraphie, on va faire des drapeaux, on a besoin de faire plein de trucs jolis pour la manifestation », ils viennent. C’est là où on rassemble des gens de tout un territoire qui ne se sentent pas forcément à l’aise dans l’ambiance de la lutte, mais qui sont motivés pour aider ici ou là : « Moi je peux te dépanner, je t’amène » ; « Je véhicule le journaliste » ; « Je fais à manger » ; « Ah ben moi j’ai plein de draps », etc. On va faire un castor en bambou ? « Ah bah moi j’ai plein d’osier dans mon jardin ! ». Ça crée un réseau, des dynamiques, et l’action fait que des gens qui pensaient ne pas pouvoir aider se rendent compte qu’ils ou elles peuvent être précieux. C’est ça qui est beau et qui nous aide à lutter, qui fédère. C’est pour ça que la joie ET l’action sont deux clés très importantes de la lutte.


Crédits photos : Yoan Jäger.


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