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10.04.2025 à 17:06

Marathon, running, trail… la course au dossard ou le réenchantement de son existence

Olivier Bessy, Professeur émérite, chercheur au laboratoire TREE-UMR-CNRS 6031, Université de Pau et des pays de l'Adour (UPPA)
Courses de quartier, marathons, trails et ultra-trails comme l’UTMB, pourquoi y a-t-il toujours plus d’inscrits ? Souci de performer et de paraître, recherche de sensations extrêmes, ou quête de soi ?
Texte intégral (2125 mots)

Courses de quartier, semi-marathons, marathons, trails et ultra-trails, pourquoi y a-t-il toujours plus d’inscrits ? Souci de performer et de paraître, recherche de sensations extrêmes, ou quête de soi ?


Courir n’est plus perçu aujourd’hui comme une chose étrange, anodine, voire marginale ! Ni comme une mode passagère. Mais au contraire comme une pratique de masse qui s’est installée dans le quotidien d’un nombre toujours plus important de femmes et d’hommes ordinaires, de tous âges, à travers le monde. La course à pied a changé d’image, elle est devenue pour beaucoup d'adeptes la chose la plus importante des choses secondaires. En tant qu’espace-temps privilégié et symbolique de valorisation de soi, elle favorise de multiples formes de constructions identitaires et permet ainsi à chacun de tracer son chemin d’existence.

Du simple jogging d’entretien à des séances d’entraînement, ou encore à travers la participation à des courses ordinaires de quartier, à des manifestations ludiques (courses à obstacles…) ou solidaires (Odysséa…), ou encore à un semi-marathon, un marathon, un 100 km, sans parler des trails et ultras-trails, la course à pied se reconfigure dans de multiples versions et hybridations qui permettent aux adeptes d’en retirer des bénéfices symboliques en matière existentielle.

Tension sur les inscriptions : la folie du dossard !

Dans ce contexte, un phénomène nouveau attire l’attention depuis quelque temps, car il prend une proportion inégalée jusqu’ici. Jamais autant de coureurs n’ont cherché à obtenir un dossard. Les compteurs s’affolent, les temps d’inscription se rétrécissent, les places deviennent de plus en plus chères.

L’année 2025 s’annonce comme celle de tous les records. Jamais de mémoire d’organisateur, un tel engouement pour obtenir un dossard, ouvrant droit à participer à une course, n’a été observé. Si, hier, les épreuves les plus connues connaissaient déjà de longues listes d’attente, le phénomène concerne aujourd’hui la quasi-totalité des courses. La tension sur les inscriptions s’est élargie et amplifiée.


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Une évolution des modes de consommation des coureurs

On assiste aujourd’hui, au sein de l’énorme vivier des coureurs ordinaires, à une envie contagieuse d’accrocher un dossard. Sur les 15 millions de coureurs estimés en France, on en dénombre cinq millions dans ce cas, soit le tiers des coureurs, ce qui représente un chiffre considérable jamais atteint jusque-là. Même si l’offre de course s’est développée en parallèle à l’augmentation de la demande (8 500 courses organisées en 2024 en France, dont plus de la moitié sont des trails, soit 4 500), la proportion toujours plus importante de coureurs désireux d’acquérir un dossard provoque un goulet d’étranglement généralisé.

De plus, on peut mettre en évidence deux phénomènes qui contribuent à amplifier le problème. Le premier fait référence au nombre croissant de courses réalisées par la même personne durant une année et le second s’observe dans la diminution progressive du temps mis par un jogger pour s’inscrire à une course. Mais alors comment expliquer ce changement de comportement de nombreux coureurs qui, hier, ne rêvaient pas de prendre un dossard et qui aujourd’hui passent le cap ?

Convoquer la sociologie pour comprendre cette frénésie

Cette frénésie de la demande pour participer à différents types de courses organisées ne peut se comprendre qu’en convoquant la sociologie des loisirs qui fournit un éclairage pertinent sur les modes de consommation de nos contemporains, en cohérence avec l’hypermodernité qui nous gouverne aujourd’hui. Ce modèle sociétal repose sur la performance illimitée sur l’intensification de son mode d’existence et la mise en spectacle de soi-même.

Autant de valeurs qui irriguent les comportements des individus aujourd’hui et engendrent chez les coureurs un nouveau rapport à soi, aux autres et à l’environnement qui trouvent dans les courses organisées, un terrain d’expression particulièrement significatif.

Un nouveau rapport à soi

En participant à un événement, quel qu’il soit, le coureur cherche à intensifier sa vie en vivant une expérience originale et en recherchant la performance.

Il s’inscrit dans « l’apparition du sujet intense qui est symptomatique du désir d’une puissance retrouvée et de l’affirmation d’une présence au monde, supposée échapper au décompte. Il se traduit par une quête d’intensification et de jaillissement de la vie », comme l’écrit Tristan Garcia.

Plus l’épreuve est extrême (marathon, 100 km, ultra-trail) et nécessite un engagement important de la personne dans la préparation comme dans la réalisation, plus elle permet au coureur de se challenger, de vivre un moment d’une intensité exceptionnelle et de se valoriser à la hauteur de l’exploit accompli. Cette logique est encore plus présente dans les épreuves emblématiques qui s’apparentent aujourd’hui à de véritables mythes. Participer et terminer le Marathon de Paris, la Diagonale des fous ou l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB) permet aux coureuses et coureurs concernés d’en retirer des bénéfices symboliques encore plus importants.

De plus, courir au sein d’une épreuve organisée, offre à chacun une scène inégalée en matière de visibilité de sa performance même relative et donc un espace-temps privilégié de mise en spectacle de soi-même. Chaque coureur devient un héros même en participant à une course du dimanche ou de quartier. C’est d’autant plus vrai que l’événement est théâtralisé sur l’ensemble du parcours et, notamment, au départ et à l’arrivée, mais aussi fortement médiatisé en s’inscrivant dans le paysage local et national.

Un nouveau rapport aux autres

Même si ce sont des épreuves individuelles, on ne court jamais seul, on ne court pas contre, on court avec. Une nouvelle sociabilité à géométrie variable s’instaure. Participer à une course s’apparente aussi à une parenthèse enchantée où chacun joue sa propre partition tout en la partageant avec les autres.

Il y a, tout d’abord, cette communion solennelle et émotionnellement intense au départ, faite de regards complices, d’applaudissements et d’admirations réciproques. Chacun lit dans le regard de l’autre le respect d’être là et de faire partie d’une élite, mais aussi l’angoisse du défi à réaliser. Cette angoisse est mise en spectacle lors des événements les plus célèbres, avec les speakers, la musique, les feux de Bengale, le coup de feu et la foule qui s’ébranle.

Et puis la magie se prolonge pendant la course où les interactions avec les autres coureurs, mais aussi avec les bénévoles et les spectateurs sont multiples et variables selon les ambiances propres à chaque événement. Sans oublier l’arrivée qui constitue toujours une délivrance, mais aussi un aboutissement personnel salué par toute la communauté présente. Terminer une course, a fortiori un marathon ou un ultra-trail, permet de passer d’anonyme à héros et participe à la production d’une identité collective de reconnaissance dans la mesure où le finisher a le sentiment d’être valorisé par autrui, à la hauteur de l’exploit qu’il vient d’accomplir.

Enfin, ces courses sont l’occasion de fabriquer du récit à propos de sa participation et de ses exploits sur les réseaux sociaux. Ces derniers jouent un rôle très important dans la construction des imaginaires.

Un nouveau rapport à l’environnement

Participer à une course organisée, quelle qu’elle soit, modifie également le rapport à l’environnement de chaque participant qui passe d’un environnement choisi, non balisé et peu contraignant propre à ses lieux d’entraînement, à un environnement imposé, balisé et domestiqué. Ce transfert de plus en plus fréquent s’inscrit dans notre époque paradoxale où donner du sens à son existence se concrétise aussi en investissant une organisation.

S’engager dans une telle épreuve peut être assimilée à une forme de servitude volontaire où l’on décide du joug que l’on s’impose parce qu’il est pourvoyeur de bénéfices symboliques incommensurables pour les meilleurs, mais aussi pour tous ceux qui terminent.

Loin des assignations inflexibles à des conduites uniformes

Tous ces coureurs qui se bousculent au portillon des courses organisées pour obtenir un dossard, sont-ils animés uniquement par un double souci de performer et de paraître ? Car devoir faire constamment la preuve de sa propre existence est à la fois le moteur et la fragilité de l’individu hypermoderne, fasciné par la croyance dans le progrès infini et dans la version moderne du mythe de Sisyphe, qui incarne l’injonction permanente au dépassement de soi.

« Tandis que l’homme moderne était un principe, l’homme hypermoderne serait une fiction imposée aux individus à force de slogans et d’images », précise à ce propos Nicole Auber.

Face à cette fiction hypermoderne, ne peut-on considérer que ces modes d’engagement et d’encadrement de plus en plus recherchés par les coureurs obéissent aussi à la recherche d’un nouveau sens irrigué par la transmodernité en émergence. Éviter les interprétations schématiques, c’est considérer que les coureurs ne sont pas tous animés uniquement par la performance désincarnée et la mise en spectacle illimitée de soi, soumis à une logique permanente d’accélération, mais qu’ils sont attirés aussi par une quête intérieure à forte résonance intime, sociale et environnementale, dans un espace-temps en décélération.

Autrement dit, prendre un dossard, a fortiori dans le cadre de courses festives, solidaires et à forte vigilance environnementale, peut s’envisager différemment, en privilégiant un engagement plus réflexif, une sociabilité plus engagée et un rapport plus protecteur à l’environnement. L’expérience vécue participe aussi d’une forme de réenchantement de son existence.

Et si, dans tous les cas, ces coureurs en quête de dossards ne jouaient rien de moins que leur survie, dans une société empreinte de paradoxes et en proie à la morosité ?


L’auteur de cet article publie, courant 2025, Courir. De 1968 à nos jours, t. 2 : Courir sans limites. La révolution de l’ultra-trail, préface de Georges Vigarello, éditions Outdoor.

The Conversation

Olivier Bessy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

07.04.2025 à 16:55

Le rôle du cinéma dans la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, de « la Bataille du rail » à « la Grande Vadrouille »

Fabien Théofilakis, Maître de conférences, histoire contemporaine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
De « la Bataille du Rail » à « la Grande Vadrouille », du « Silence de la mer » au « Vieil Homme et l’enfant », le cinéma a contribué à forger une mémoire visuelle de la Seconde Guerre mondiale.
Texte intégral (3331 mots)
Le cinéma a joué un rôle clé dans la manière dont la mémoire visuelle de la guerre de 1939-1945 s’est structurée.

De la Bataille du Rail à la Grande Vadrouille, du Silence de la mer au Vieil Homme et l’enfant, des classiques du cinéma contribuent à nos représentations de la Seconde Guerre mondiale. Dans quelle mesure ces films reflètent-ils la façon dont la mémoire visuelle des années 1939-1945 s’est forgée et a évolué en France ?


Les cheminots faisant dérailler le convoi allemand Apfelkern dans la Bataille du rail (1946), le duo de résistants malgré eux formé par Louis de Funès et Bourvil dans la Grande Vadrouille (1966) ou encore la famille Bourdelle dans Papy fait de la résistance (1983) ont contribué, avec d’autres personnages de films, à forger une mémoire visuelle de la Seconde Guerre mondiale, dans sa version héroïsante.

Voilà qui nous rappelle combien la fiction a pu tenir une place importante dans la manière dont nos sociétés se représentent le passé. Avec sa puissance de média de masse, le cinéma joue un rôle clé dans la structuration d’une mémoire visuelle du second conflit mondial, comme en témoignent certains succès commerciaux. La Grande Vadrouille a réuni plus de 17 millions de spectateurs, un record ; Papy fait de la résistance quatre millions !


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Alors que l’on commémore les 80 ans de la fin du conflit, il est pertinent d’interroger les topoï comme les silences de ces représentations cinématographiques. C’est ce que nous avons fait avec des étudiantes et étudiants français et allemands dans un séminaire organisé à la Freie Universität de Berlin.

À partir d’un corpus comportant 26 films, dont 11 se focalisaient sur la période 1939-1945, nous avons cherché à savoir dans quelle mesure la manière dont on définit son image en tant que collectif est liée à l’image qu’on se fait de l’Autre.

Le cinéma, reflet ou incubateur des régimes mémoriels ?

Introduit par Henry Rousso en 1987 dans le Syndrome de Vichy, le résistancialisme désigne un triple processus visant à marginaliser ce qu’a été le régime de Vichy et à systématiquement minorer son emprise sur la société française ; à construire la « Résistance » en objet de mémoire bien au-delà du nombre réel de ses participants ; à assimiler cette « Résistance » à l’ensemble de la nation.

De la sortie de la guerre à la fin des années 1960, ce mythe résistancialiste structure la plupart des récits filmiques, relève Zélie Martinet, participante du séminaire. « Dans ces productions, les personnages ont souvent un lien, volontaire ou non, avec la résistance ». L’exemple paradigmatique apparaît dans la Grande Vadrouille avec « deux protagonistes qui se retrouvent entraînés à résister, quasi malgré eux, secondés par des Français plus prêts les uns que les autres à les aider ». Une France naturellement résistante car occupée, mais pratiquement sans collaborateurs, ni déportation de Juifs…

Dans La Grande Vadrouille, le film de Gérard Oury, une nonne aide les deux Britanniques à rejoindre l’Angleterre, allant jusqu’à monter dans un planeur avec eux
Dans la Grande Vadrouille, le film de Gérard Oury, une nonne aide les deux Britanniques à rejoindre l’Angleterre, allant jusqu’à monter dans un planeur avec eux. Cette image illustre le résistancialisme et l’idée selon laquelle l’ensemble des Français aurait été impliqué dans la Résistance.

C’est en 1974, avec les Guichets du Louvre, centrés sur la rafle du Vél’ d’Hiv’, en juillet 1942, à Paris, que le grand écran devient le lieu de projection d’une crise des mémoires héroïques.

Dans cette évolution, on voit combien le cinéma français sur la Seconde Guerre mondiale reflète davantage les façons dont la société française se représente son passé qu’il ne les infléchit ou les devance.

Représentations de l’Allemand : de la caricature à l’humanisation

Ces régimes mémoriels sont le lieu d’une autre évolution : celle de la représentation de l’Allemand.

Dans les productions d’après-guerre, il « correspond d’abord aux stéréotypes du soldat autoritaire et violent, qui s’impose et impose son autorité aux Français », souligne Zélie Martinet. Ainsi, dans la Bataille du rail, en 1946, les cheminots sont rassemblés pour écouter le discours d’un officier allemand. Il les harangue avec un fort accent français et une gestuelle exagérée qui rappela sans doute aux spectateurs les discours de Hitler. Le propos est également sans nuance : « Nous vous tendons la main ; mais si vous nous tendez le poing, on vous cassera la gueule », pour reprendre la traduction de l’ouvrier interprète.

La Bataille du rail, de René Clément, bande-annonce (INA Officiel).

Dans le Silence de la mer –  la nouvelle de Vercors que Jean-Pierre Melville adapte en 1949 –, apparaît une autre Allemagne avec Werner von Ebrennac, un officier de la Wehrmacht, francophone et francophile. Cadrages et silences soulignent l’ambiguïté de la relation qui s’instaure au-delà des mots avec la nièce du narrateur chez lequel il est logé. « L’Allemand est alors représenté d’une autre façon : humanisé comme humaniste, il pourrait être dans un autre contexte l’ami de ses ennemis », selon Zélie Martinet, étudiante du séminaire.

Dans Un taxi pour Tobrouk (1961), l’officier distingué au français châtié, joué par Hardy Krüger – grand blond aux yeux bleus affecté à l’Afrika Korps – prolonge cette évolution la décennie suivante. Alors qu’il est prisonnier d’une escouade de FFL (Forces françaises libres), il est si secourable que la méfiance initiale de ses geôliers se transforme en irrésistible sympathie : « À la guerre, on devrait toujours tuer les gens avant de les connaître », finit par dire l’un des Français.

Dans les années 1980, Papy fait de la résistance (1983) apporte comme une conclusion à cette évolution en désarmant cette figure sur le mode comique : alors que la culture du général Hermann Spontz, dont les citations, « attribuées à tort à Goethe ou à raison à Corneille », sont désormais ridiculisées, la face obscure de l’occupant est également tournée en dérision avec Ludwig von Apfelstrudel, demi-frère de Hitler et nazi fanatique. Toutefois, l’humanisation guette : dans la parodie finale des Dossiers de l’écran, l’ancien gouverneur militaire de Paris est devenu le mari de Bernadette Bourdelle.

À l’heure où la réconciliation entre les deux anciens ennemis héréditaires apparaît comme une constante européenne, la mémoire héroïque de la Seconde Guerre mondiale est en passe d’être remplacée par une orientation victimaire structurée autour de la Shoah.

Inversement, si on lie ces représentations de l’Autre à la violence guerrière, Marie Chave – autre participante du séminaire – fait valoir « une autre caractéristique qui s’illustre surtout à travers le contexte historique et la présence allemande ». Et de prendre l’exemple du Vieil Homme et l’enfant (1967) dans lequel les soldats allemands sont quasi absents : présence d’officiers dans un magasin parisien, affiche annonçant des représailles en cas d’attentats dans un village.

Le Vieil Homme et l’enfant (1 :05:35’), de Claude Berri : Si l’on ne voit pas de soldats allemands dans le film, leur présence est tout de même rappelée par des images comme cette affiche de menace de mort par le gouvernement allemand contre toute résistance.

Loin du front et des rafles, le film met en avant l’antisémitisme français vu par un enfant juif. Les truculents échanges sur « les » Juifs entre pépé et le petit Claude, enfant caché qui lui a été confié, apportent un regard différent sur le cinéma de guerre : « Sans Allemand ni occupation, disparaît cette représentation habituellement si violente et éprouvante pour les spectateurs », souligne Marie Chave. Pour autant, la mise à distance de l’antisémitisme de la France de Vichy brocarde les stéréotypes et invite à réfléchir sur la violence insidieuse des catégories.

Des groupes invisibilisés dans la mémoire nationale

L’utilisation du cinéma ne déforme pas seulement, elle invisibilise aussi ceux qui ne peuvent revêtir les habits de héros, à commencer par le 1,8 million de prisonniers de guerre français.

Comme le relève Eloïse Quinette, qui a participé au séminaire, ils sont « vus comme les perdants de la campagne de 1940 et ne rentrent pas dans le mythe résistantialiste ». Seul l’évadé a droit de cité – et encore : la tentative de Charles Bailly et sa vache Marguerite s’apparente à une pittoresque cavale à travers une Allemagne tantôt bienveillante (du côté des fermiers et surtout des fermières) tantôt si bêtement disciplinée que ses autorités se révèlent inefficaces et qu’on se demanderait presque pourquoi 4,37 % uniquement des captifs dans le Reich ont réussi à se faire la belle.

La Vache et le Prisonnier [1 :09 :18] -- Charles, le héros, toujours en uniforme de prisonnier, discute avec une famille de fermiers allemands dans leur maison
La Vache et le Prisonnier [1 :09 :18] – Charles, le héros, toujours en uniforme de prisonnier, discute avec une famille de fermiers allemands dans leur maison. Film d’Henri Verneuil, 1959

Sorti en 1955, les Évadés brouille par son huis clos l’image résistancialiste. L’image de l’évadé se politise avec les trois prisonniers cachés dans un wagon qui doit les mener en pays neutre : « Ils ont des motivations diverses et pas toujours patriotiques pour leur projet : rejoindre Londres, rester en Suède ou rentrer en France et attendre », relève encore Éloïse Quinette.

Une différenciation parallèle semble se développer dans les représentations des Allemands : aux gradés bornés et fanatiques qui donnent l’ordre de couler le canot de sauvetage faisant route vers la Suède succèdent des soldats pilleurs et un jeune gardien qui paraît chercher autant que ses passagers clandestins à échapper à la guerre.

Le cinéma, outil mémoriel et politique : entre ambition et limites

Les relations franco-allemandes ne sont pas seulement le propos des films, elles tiennent aussi au contexte de production, avec des accords de coopération cinématographique, notamment à partir de l’entre-deux-guerres.

« Dans les années 1950-1960, des films comme Die Brücke/le Pont, le Silence de la mer ou encore la Grande Vadrouille ouvrent la relation franco-allemande à un horizon d’attente européen. Ils peuvent alors offrir une vision plus nuancée des rapports entre les Français et leurs alliés ou ennemis à travers des figures plus complexes », note Marie-Lou Bruxer, une quatrième participante du séminaire.


À lire aussi : Le retour des pères après la Seconde Guerre mondiale : un tournant dans l’histoire des familles en France ?


Cela conduit à s’interroger sur la capacité de ce cinéma à « façonner les perceptions collectives pour devenir un vecteur de mémoire ». Conclure qu’il s’est imposé comme un outil pédagogique pour transmettre l’histoire serait toutefois hâtif tant les limites existent, à commencer par les droits d’auteur freinant la diffusion et la barrière linguistique restreignant la portée des films.

Certes, le cinéma ne permet sans doute pas de retracer de manière linéaire ou exhaustive l’évolution des relations franco-allemandes depuis 1945. Toutefois, il offre un miroir particulièrement révélateur de l’imaginaire collectif en soulignant combien l’image de soi est étroitement liée à celle de l’Autre. Cette valence du couple franco-allemand à l’écran peut fournir un levier pour interroger les manières dont ces deux nations se construisent, se racontent et se projettent dans une histoire commune européenne.

The Conversation

Fabien Théofilakis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

07.04.2025 à 16:54

Blanchisseuses, putains ou nonnes : les femmes dans l’Avignon des papes au Moyen Âge

Joëlle Rollo-Koster, Professor of Medieval History, University of Rhode Island
Quelle place avaient les femmes à la cour papale, au Moyen Âge ? Une étude historiographique montre que si elles n’étaient pas des figures de pouvoir, elles étaient indispensables au quotidien de la cour papale.
Texte intégral (3001 mots)
Jusque dans les années 1330, la prostitution était une profession légale en Avignon. Elle avait souvent lieu dans les maisons de bain. Miniature tirée du Livre de Valère Maxime, blibliothèque de l'Arsenal, Paris, XVe siècle

Quelle place avaient les femmes à la cour papale, au Moyen Âge ? En suivant la trace des paiements effectués par la papauté, une étude historiographique montre que si elles n’étaient pas des figures de pouvoir, elles étaient indispensables au quotidien de la cour.


Le rôle des femmes dans l’église médiévale était officiellement très limité. Il se circonscrivait à l’enfermement et au célibat. Elles pouvaient être emmurées à vie comme recluses, ou nonnes dans un couvent classique.

En pratique, la réalité était plus complexe.

Les femmes médiévales étaient présentes partout, même dans les maisons des prêtres. L’historienne Jennifer Thibodeaux nous rappelle que si le célibat était déjà l’idéal de l’Église, il n’a pas été véritablement appliqué avant la fin du Moyen Âge. Jusqu’au XIe siècle au moins, certains prêtres avaient des épouses et des enfants qui n’étaient pas considérés comme illégitimes. Même après la peste noire du XIVe siècle, les foyers cléricaux avec femmes et enfants prospéraient en Italie.

L’historienne Isabelle Rosé insiste aussi sur le fait que le célibat se définissant en binôme : abstinence temporaire et perpétuelle, une abstinence temporaire, largement acceptée par l’Église n’empêchait pas une vie familiale.

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Représentation du palais des Papes à Avignon, datant du XVe siècle, atelier du Maître de Boucicaut. Bibliothèque nationale.

Au fil du temps, à partir du Moyen Âge central, l’approche de l’Église sur la sexualité illicite et l’illégitimité se durcit, et son attitude envers les femmes fait de même. Les scolastiques médiévaux – tous des hommes – définissent le tempérament des femmes en termes négatifs. Pour eux, elles sont lubriques, frivoles, infidèles, capricieuses, imprévisibles et facilement tentées. Elles doivent donc être constamment surveillées et tenues à l’écart des clercs – du moins en théorie. Elles ne peuvent pas occuper de poste officiel à la cour pontificale, sauf si elles sont la mère ou la sœur du pape.

Ainsi, les normes officielles excluent les femmes des fonctions cléricales et limitent leurs rôles sociaux, mais l’étude des registres comptables médiévaux révèle une réalité plus nuancée.

Les registres comptables des Archives vaticanes permettent de tracer ce qui était payé pour quoi à la cour d’Avignon, où la papauté est installée pour la majeure partie du XIVe siècle. Au fil d’une tâche fastidieuse – déchiffrer les « mains médiévales » qui classent les dépenses en catégories telles que « salaires extraordinaires », « ornements liturgiques », « dépenses militaires » ou « comptes de la cire » – j’ai découvert une surprise : les femmes apparaissent dans les comptes parmi les employés salariés de la cour papale.


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Des petites mains essentielles à la cour papale

Elles travaillent, sont rémunérées, et participent au bon fonctionnement de la cour pontificale et de ses environs, bien que dans l’ombre et sous l’autorité de figures masculines. Les femmes occupent même des postes qui impliquent un contact direct avec le chef de l’Église. Même les vêtements d’un pape doivent être confectionnés, réparés et lavés.

Les Introitus et Exitus, les registres financiers médiévaux des Archives apostoliques du Vatican, fournissent des preuves substantielles que les femmes fabriquaient des ornements et des vêtements sacerdotaux. Ce sont des femmes qui ont créé le style orné hautement apprécié des pontifes avec du lin blanc pur et des broderies d’or.

Entre 1364 et 1374, les registres mentionnent également les blanchisseuses du pape – des femmes perdues dans l’histoire. Parmi elles, on trouve Katherine, l’épouse de Guillaume Bertrand ; Bertrande de Saint-Esprit, qui lave tout le linge du pape lors de son élection ; et Alasacie de la Meynia, épouse de Pierre Mathei, qui s’occupe du linge du pape pour les festivités de Noël de 1373, puis en 1375.

Ces femmes sont toutes épouses d’officiers à la cour papale. Les archives les identifient par leur nom complet, ce qui n’est pas le cas pour tout le monde dans les registres. C’est important : les archives leur confèrent une présence réelle, contrairement à la plupart des travailleuses de l’époque.

A yellowed page with a colored drawing in the middle of the text.
Une femme faisant la lessive, Codices Palatini germanici, manuscrit mediéval allemand. Heidelberg University Library.

Les archives plus tardives sont moins précises. Entre 1380 et 1410, des vêtements liturgiques sont confectionnés et lavés par diverses femmes, notamment l’épouse non nommée de Pierre Bertrand, docteur en droit ; Agnès, épouse de Maître François Ribalta, médecin du pape ; Alasacie, épouse du charpentier Jean Beulayga ; et l’épouse non nommée du chef cuisinier du pape, Guido de Vallenbrugenti, alias Brucho. Seule une femme, Marie Quigi Fernandi Sanci de Turre, apparaît sans parent masculin.

Avec le temps, dans les archives du XVe siècle tardif, les noms des femmes ne sont plus systématiquement enregistrés.

Un salaire touché par le mari

La plupart de ces femmes sont également mariées à des officiers curiaux qui maintiennent leur rang à la cour grâce à des métiers dans le commerce, la médecine ou l’armée. Les épouses maintiennent une occupation salariée, explicite et enregistrée mais ne sont jamais payées directement, leur mari perçoit leur salaire.

Les travaux domestiques et artisanaux réalisés par ces femmes ne sont pas toujours documentés avec précision, mais ils sont néanmoins essentiels. Elles sont responsables de la fabrication et de l’entretien des vêtements liturgiques, du linge personnel du pape, et d’autres tâches qui garantissent le bon déroulement des cérémonies ecclésiastiques. Cette reconnaissance financière, même si elle est administrée par leur époux, témoigne d’une forme d’emploi rémunéré pour les femmes à la cour papale.

Les femmes, 15 % des cheffes de famille en Avignon au Moyen Âge

Même si ces femmes ne sont pas officiellement reconnues comme membres de la cour papale, leur travail est crucial pour le fonctionnement de l’Église. Le fait qu’elles apparaissent dans les archives financières papales montre que l’Église médiévale reconnaissait leur contribution, même si cela était sous une forme limitée et indirecte. Leur présence rappelle que l’histoire de l’Église n’est pas seulement celle des cardinaux et des papes, mais aussi celle des nombreuses personnes anonymes qui ont contribué à son fonctionnement quotidien.

De nombreuses femmes à la fin du Moyen Âge ont immigré en Avignon pour y trouver un gagne-pain. Selon une enquête partielle sur les chefs de ménage de la ville en 1371, environ 15 % sont des femmes. La plupart arrivent de loin – d’autres régions de la France actuelle, ainsi que d’Allemagne et d’Italie – pour rejoindre la cour papale et tenter leur chance sur le marché du travail.

Parmi ces cheffes de ménage, 20 % déclarent une profession. La variété de leur métier est stupéfiante. Il y a des marchandes de fruits, des couturières, des tenancières de tavernes, des bouchères, des chandelières, des charpentières et des tailleurs de pierre. À Avignon, les femmes peuvent être poissonnières, orfèvres, gantières, pâtissières, épicières et marchandes de volaille. Certaines sont fabricantes d’épées, pelletières, libraires, revendeuses de pain ou gardiennes d’étuves.

Travailleuses du sexe à la cour papale

Les bains publics, appelés « étuves », sont souvent des bordels. En Avignon, la prostitution est considérée comme une profession légale, quelques fois contrôlée par l’Église. Marguerite de Porcelude, surnommée « la Chasseresse », paie ainsi une taxe annuelle au diocèse pour son logement. Plusieurs prostituées louent des logements appartenant au couvent de Sainte-Catherine, et Marguerite Busaffi, fille d’un banquier florentin influent, possède un bordel dans la ville.

En 1337, le maréchal de la cour romaine – le plus haut magistrat séculier à la cour – impose une taxe de deux sols par semaine aux prostituées et aux souteneurs. Scandalisé par cette pratique, le pape Innocent  VI l’annule en 1358.

One side of the illustration shows pairs of people sitting in tubs and eating at a table, while the other shows a couple in a blue bed.
Scène de bordel, illustrée par Maître François dans une édition du XVe siècle de la Cité de Dieu, de saint Augustin. Bibliothèque nationale des Pays-Bas.

Cependant, en raison de la souillure attachée au commerce du sexe, l’Église tenta de réformer les prostituées et de les convertir en religieuses. Dans les années 1330, les papes d’Avignon les enferment dans un couvent spécial, celui des repenties, situé loin du centre-ville.

Pendant près d’un siècle, des groupes de prostituées y prennent le voile et vivent en religieuses, dirigeant elles-mêmes les affaires de leur couvent avec une poigne de fer.

Dans les années 1370, le pape Grégoire XI offre aux religieuses et à leurs bienfaiteurs une indulgence plénière, c’est-à-dire une absolution totale de leurs péchés. Cloîtrées, les repenties suivent une règle qui insiste sur leur abstinence, le « chemin à suivre pour le retour à une chasteté spirituelle ».

Les dames du couvent ont laissé des archives détaillées des biens qu’elles ont acquis. En 1384, ses dirigeantes adressent une requête au Trésor pontifical, exigeant le paiement des arriérés d’un don sacerdotal – et elles obtiennent gain de cause. Peu de femmes médiévales osaient réclamer leurs dus devant une cour, encore moins devant la cour du pape. Les repenties, ces anciennes travailleuses du sexe, elles, l’ont fait.

The Conversation

Joëlle Rollo-Koster ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

03.04.2025 à 17:44

« Le Roi lion », « Blanche-Neige », « Zootopie »… ce que les accents des personnages de dessins animés disent des stéréotypes

Grégory Miras, Professeur des Universités en didactique des langues, Université de Lorraine
Mélanie Lancien, Maîtresse de Conférence en linguistique
Que racontent les accents des personnages de dessins animés, comme ceux de Disney ou de Dreamworks ? Mettent-ils en avant la diversité culturelle ou jouent-ils surtout sur les stéréotypes ?
Texte intégral (1889 mots)

Que racontent les accents des personnages de dessins animés type Disney ou Dreamworks ? Mettent-ils en avant la diversité culturelle ou jouent-ils surtout sur les stéréotypes ?


Chacun se souvient de l’accent hispanophone du Chat Potté dans Shrek, ou (quasi) russophone de Gru, dans Moi, Moche et Méchant. Or, dans les versions originales comme dans les versions doublées, c’est souvent les accents standards, dits « neutres », qui dominent. Qui ne s’est pas déjà demandé pourquoi Mulan et Rebelle dans les dessins animés éponymes, ou encore Tiana, dans la Princesse et la Grenouille, s’expriment comme des présentatrices télé ! Alors quelle est la place des accents, notamment étrangers, dans les dessins animés ? Et comment ces accents dialoguent-ils avec les perceptions que nous en avons dans la vie réelle ?

Accents et dessins animés, des variations mais pas trop

Dans les années 1990, la chercheuse américaine Rosina Lippi-Green a analysé 24 dessins animés de la franchise Disney, produits entre 1938 et 1994. Cela va de Blanche-Neige au Roi lion – soit 371 personnages au total. Dans les versions originales en langue anglaise de ces films, elle a dénombré 91 personnages qui, en toute logique, ne devraient pas parler anglais : citons le Roi lion qui se déroule objectivement en Afrique avec des patronymes originaires du swahili, une langue parlée en Afrique centrale et orientale (par exemple, mufasa signifie « le roi » ou « celui qui gouverne »).

Or, sur 91 personnages, ils ne sont que 34 à s’exprimer en anglais avec un accent dit « étranger » – cette dénomination étant sujette à débat, car elle pose la question des limites de ce qui est étranger. Les autres personnages n’ont « aucun accent » ou plutôt un accent standard.


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Le cas de l’ours Paddington, personnage de fiction créé par l’écrivain britannique Michael Bond, n’est pas en reste sur la question. Originaire du Pérou où il s’entraîne avec des ressources pédagogiques britanniques, on lui attribue son nom à son arrivée en Angleterre. Or, de nombreux spectateurs se demandent, dans la presse et sur des forums anglophones après la sortie du film, pourquoi il a un accent anglais britannique plutôt qu’un accent hispanophone en anglais. Ils semblent oublier qu’il s’agit d’un personnage fictif qui pourrait donc avoir n’importe quel accent. L’adaptation française a tranché la question en lui attribuant un accent standardisé (dit « sans accent »). Angela Smith, chercheuse en Grande-Bretagne, souligne qu’il est présenté à l’origine, par son créateur, comme ayant une petite voix, loin de l’agressivité d’un ours et sans accent étranger, mais ayant adopté la langue de la culture dominante anglo-saxonne.

Luca Valleriani de l’Université La Sapienza, à Rome, a étudié le cas du long-métrage d’animation Zootopie, produit par Disney, qui met en scène des animaux anthropomorphiques– c’est-à-dire reprenant des traits humains. Dans cette ville peuplée d’animaux, un officier lapin doit collaborer avec un renard arnaqueur pour résoudre une affaire. Dans la version originale, c’est-à-dire anglophone, plusieurs personnages ont des accents états-uniens et trois ont des accents dits « étrangers » : une pop star a l’accent latino-américain (doublée par Shakira), un patron de mafia a l’accent italien américain et un chef de la police a l’accent de l’est londonien avec une touche sud-africaine.

Dans les adaptations danoise et française du film, deux de ces accents (la pop star et le chef de la police) ont été standardisés. En France, l’accent italien du patron de la mafia a presque disparu en étant substitué par une qualité de voix et une prosodie spécifiques qui s’ajoutent à une musique clichée de l’Italie jouée lorsqu’il s’exprime. La version italienne a adapté ces différents accents, en attribuant aux personnages des variétés régionales italiennes : napolitaine, sicilienne et toscane, notamment.

Des accents et des stéréotypes

Le film Zootopie est un bon exemple d’usage stéréotypé des accents. Il propose un message humaniste selon lequel la race et l’apparence physique n’ont rien à voir avec le fait d’être mauvais ou bon. Et pourtant, il charge les accents de stéréotypes, particulièrement ceux, régionaux, renvoyant à des dimensions sociales, « provinciale » ou « mafieuse ». La question du doublage devient ainsi majeure puisque la plupart de ces productions sont produites aux États-Unis et renvoient à des stéréotypes ou clichés états-uniens ou anglophones.

Lippi-Green rappelle que le contexte géopolitique se reflète dans les stéréotypes de chaque époque. Prenons les personnages des méchants : pendant la Seconde Guerre mondiale, ils parlaient avec un accent japonais ou allemand ; pendant la guerre froide, avec un accent russe, et pendant les guerres d’Iran ou d’Irak, avec un accent arabe, identifiant ainsi les adversaires du héros ou de l’héroïne comme venant de pays « ennemis » des États-Unis.

Podcast de What’s Up Brault : « Pourquoi l’accent allemand ? »

Toujours selon la chercheuse Lippi-Green, les producteurs utilisent ces accents pour plusieurs raisons : situer rapidement un espace géographique (accent russe = Russie) ; faire un raccourci en cataloguant un personnage (accent italien = un mafieux) ; produire un effet humoristique (accent belge) ; ou alors, par facilité et pour des questions de coûts, ils vont standardiser les façons de parler. Dans son étude, elle montre aussi, dans les versions en anglais des films, que la proportion de méchants ayant un accent dit « étranger » (40 %) est supérieure à celle qui a un accent américain ou britannique (20 %). Si son travail relève que l’accent français hexagonal est souvent présenté comme ayant une valeur positive, il fait aussi l’objet de stéréotypes ; il est régulièrement associé à des personnages irascibles (le cuisinier dans la Petite Sirène) ou dragueurs (O’Malley dans les Aristochats), reflétant le cliché que l’on se fait des Français aux États-Unis.

Un impact sur la construction des représentations

Les discriminations liées à l’accent ne sont pas toujours évidentes ni explicites. On peut noter que dans les films d’animation, les personnages qui, en plus d’un accent, ont aussi d’autres caractéristiques très différentes des personnages principaux, sont souvent relégués à des rôles secondaires. Ils peuvent aussi avoir des rôles de premier plan avec des opportunités réduites (le méchant manipulateur doit être vaincu sans rédemption possible). Parallèlement, les études semblent montrer que les personnages de méchants sont régulièrement affublés d’un accent britannique, qui leur donnerait de la crédibilité, car il renverrait à des traits de caractère alliant une intelligence redoutable et une faible moralité. Dans la version anglophone du Roi lion, Mufasa (le roi de la savane) a un accent américain, tandis que son frère, Scar, a un accent britannique.

Si l’on connaît peu l’impact direct de ces accents sur les jeunes enfants, Patricia Kuhl a pu démontrer que les nourrissons américains âgés de 9 à 10 mois peuvent activer un apprentissage phonétique (dans ce cas, le mandarin) à partir d’une exposition humaine en direct, mais que cet apprentissage ne se fait pas avec la télévision. Cela suggère que, chez le très jeune enfant, l’interaction sociale réelle renforce la capacité à s’approprier de nouveaux sons. Kossi Seto Yibokou souligne que les étudiants français qui apprennent l’anglais à l’université sont largement influencés par la prononciation américaine des séries. Il est donc possible de penser que l’impact des écrans sur les accents peut dépendre de l’âge.

Lippi-Green compare l’accent à une Maison des sons que l’on construit, puis décore, aménage et étend en fonction de ses rencontres. Les individus adaptent (in)volontairement leurs accents en fonction des situations et du temps qui passe. Les films, dessins animés, mangas et autres médias peuvent influencer notre perception des accents de manière complexe. Parfois, ils diffusent une image caricaturale des accents, ce qui nous habitue à être plus à l’aise avec ce qui nous est familier (ce que l’on présente comme un « non-accent » ou un accent « neutre ») et méfiants envers ce qui semble différent de nous (les accents que l’on identifie comme « étrangers » par exemple).

Faire entendre des accents différents mais non stéréotypés, dès le plus jeune âge, contribue à favoriser la capacité universelle à se comprendre les uns et les autres, peu importe sa façon de parler. Plutôt que de supprimer ou corriger les accents, on peut aider à mieux les comprendre.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

01.04.2025 à 16:12

« Minecraft », « Luanti », « Flight Simulator » : jeux vidéo pour étudiants créatifs

Philippe Lépinard, Maître de conférences en sciences de gestion et du management, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Depuis 2015, l’IAE Paris-Est expérimente « Minecraft », « Flight Simulator », « Luanti » et « Flightgear » dans ses cours. Qui des logiciels propriétaires ou libres remportera la bataille ?
Texte intégral (1889 mots)
Équipe d’étudiants dans le jeu vidéo _Minetest_, durant un cours de gestion de projets sur le travail en équipe focalisé sur la construction de la version virtuelle de la station spatiale internationale. Fourni par l'auteur

Depuis 2015, l’IAE Paris-Est déploie des jeux vidéo dans ses cours. Les stars : Minecraft et Microsoft Flight Simulator. Les outsiders : Luanti et FlightGear. Logiciels propriétaires contre logiciels libres. Avec la pandémie de Covid-19 et la multiplication des cours à distance, ces jeux vidéo permettent d’immerger des centaines d’étudiants dans des mondes virtuels.


Aujourd’hui sort le film Minecraft, tant attendu par les fans du jeu vidéo. Garrett, Henry, Natalie et Dawn sont projetés à travers un mystérieux portail menant à La Surface – « un incroyable monde cubique qui prospère grâce à l’imagination. » Pour rentrer chez eux, il leur faudra maîtriser ce monde et créer le leur !

Côté réalité, dans le cadre du projet pédagogique et de recherche en ludopédagogie EdUTeam, nous déployons depuis 2015 des jeux vidéo coopératifs, non violents, multijoueurs et multiplateformes. Où ? Dans plusieurs enseignements intégralement expérientiels à l’IAE Paris-Est. Alors que notre fab lab d’expérimentation ludopédagogique GamiXlab et le projet EdUTeam fêtent leurs dix années d’existence en 2025, notre article propose une rétrospective de l’usage pédagogique de ces jeux, ainsi que quelques axes d’évolutions envisagés.

« Minecraft » contre « Luanti »

Les premières utilisations pédagogiques de jeux bac à sable tels que Minecraft et MinecraftEdu datent de 2015 au sein de projets tutorés. Ils mêlent des élèves ingénieurs de l’école de l’UPEC – EPISEN, ex-ESIPE-Créteil – et des étudiants de différents masters de l’IAE Paris-Est. L’objectif de ces activités était de développer des fonctionnalités pédagogiques en langage Java, afin de concevoir une plateforme de formation en management des systèmes d’information. L’exemple le plus saillant fut la connexion en temps réel entre MinecraftEdu et le progiciel de gestion intégré Dolibarr. Il permit d’enseigner la gestion de projets de systèmes d’information.


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L’acquisition de MinecraftEdu par Microsoft en 2016 entraîna une rupture dans les possibilités d’évolution du jeu par la communauté. Nous nous sommes alors tournés vers le jeu de type Free/Libre Open Source Software (FLOSS) Minetest, aujourd’hui nommé Luanti. Grâce au langage de script Lua, Minetest est hautement paramétrable et personnalisable. Il est déjà, à lui seul, particulièrement flexible pour des usages pédagogiques. Alors que Minecraft limite sa version éducation à 30 joueurs, nous avons immergé plus de 100 étudiants dans le monde virtuel de Minetest. Le moment était propice : nous devions animer des cours en management d’équipe et gestion de projets durant les confinements dus à la pandémie de Covid-19.

Le mode classroom autorise même d’avoir plusieurs groupes en même temps dans un unique univers. Après cette période de formation à distance, les projets tutorés ont repris. De nouveaux enseignements en présentiel – ou comodaux – et développements ont été réalisés. L’équipe de l’année universitaire 2024-2025 travaille actuellement sur la connexion de Luanti avec le système d’information géographique (SIG) QGIS. L’objectif est de proposer un dispositif ludopédagogique permettant des enseignements de gestion intégrant de l’information géographique. Les usages de Minetest ont aussi couvert des activités internationales avec des enseignants et étudiants de plusieurs autres pays : Allemagne, Canada, Inde, Pays-Bas et Ukraine.

« Microsoft Flight Simulator » ou « FlightGear »

Depuis 2019, nous déployons, en parallèle des jeux de construction abordés précédemment, des simulateurs de vol.

Dans un premier temps, nous avons proposé, jusqu’en 2022, un cours transversal, pour les étudiants de licence, de découverte de l’aéronautique avec le jeu X-Plane. Nos observations durant cet enseignement nous ont donné plusieurs idées pour des formations de gestion. Nous avons expérimenté deux cours de niveau master – facteurs humains et organisation à haute fiabilité – s’appuyant sur Microsoft Flight Simulator 2020. Toutefois, la configuration matérielle et les contraintes liées à la sécurité des systèmes d’information de l’université se sont avérées beaucoup trop importantes pour que son usage devienne réellement opérationnel.

En 2023, nous l’avons alors remplacé par FlightGear. Comme Luanti, ce jeu intègre un langage de script pour développer de nouvelles fonctionnalités. Il s’agit de Nasal. Le changement de simulateur de vol n’est pas dû spécifiquement à cette caractéristique. Son intérêt principal est sa capacité à créer un réseau local sans nécessiter de connexion internet. Il reproduit le monde entier en s’appuyant notamment sur les données libres d’OpenStreetMap.

De nombreux outils peuvent être associés à FlightGear pour étendre ses possibilités. Nous mettons en œuvre OpenRadar, un autre logiciel de type FLOSS, simulant le radar d’une tour de contrôle. L’objectif : les étudiants doivent coordonner leurs camarades répartis sur les simulateurs de vol. L’équipe de développement s’attelle cette année à faire fonctionner des matériels optionnels non actuellement supportés par FlightGear, comme les écrans et panneaux de contrôles externes de la société Logitech.

Ressources éducatives libres

Ironiquement, le passage de logiciels propriétaires à leurs équivalents FLOSS n’avait initialement rien d’idéologique. Ce furent bien les contraintes des logiciels propriétaires, pourtant beaucoup plus attrayants, qui nous ont menés à implémenter des jeux vidéo en open source. Ce changement a introduit plusieurs prises de conscience dans nos activités pédagogiques et de recherche qui nous ont poussés à approfondir cette voie. Nous nous sommes intéressés à la production de ressources éducatives libres (REL) définies par l’Unesco :

« Des matériels d’apprentissage, d’enseignement et de recherche, sur tout format et support, relevant du domaine public ou bien protégés par le droit d’auteur et publiés sous licence ouverte, qui autorisent leur consultation, leur réutilisation, leur utilisation à d’autres fins, leur adaptation et leur redistribution gratuites par d’autres. » (Unesco, 2022, p.5.)

Nous mettons toutes nos réalisations à la disposition de la communauté. En parallèle, les configurations informatiques nécessaires pour les jeux Luanti et FlightGear, par rapport à leurs concurrents propriétaires, sont beaucoup plus faibles et les mises à jour nettement plus rapides. Bien entendu, l’esthétisme des jeux est également moindre, mais cela n’a aucun impact sur les usages pédagogiques.

Nous avons réfléchi sur les concepts d’innovation frugale et de frugalité technologique. Nous démontrons que ces jeux respectent les trois critères fondamentaux de la frugalité technologique : réduction importante des coûts, focus sur les fonctionnalités essentielles et degré de performance optimisé.

Engagement des bénévoles

Luanti et FlightGear ne sont bien entendu pas les seuls jeux vidéo FLOSS multijoueurs. Il en existe de nombreux autres qui ne demandent qu’à être explorés. On trouve par exemple des jeux sur la thématique des transports (OpenTTD et Simutrans) ou sur le développement de civilisations comme Freeciv ou 0 A.D..

Ces logiciels, comme Luanti et FlightGear, disposent de communautés dynamiques, mais sans aucune garantie sur leur persistance. Cet aspect représente le risque le plus important pour nos activités. Les compétences nécessaires au maintien et à l’évolution des jeux en open source demandent un engagement important, constant et bénévole de ses membres.

Nous avons d’ailleurs commis des erreurs en début de projet en ne consacrant pas suffisamment de temps à la transmission des connaissances minimales d’une équipe de projet tutoré à l’autre. À l’heure des questions de souveraineté technologique, une démarche formelle de gouvernance des ressources éducatives libres à l’échelle nationale pourrait dès lors permettre de garantir une certaine pérennité des pratiques et outils développés, tout en facilitant leurs diffusions…

The Conversation

Philippe Lépinard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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