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10.04.2025 à 17:13
Voici pourquoi l’Exposition universelle d’Osaka devrait s’inspirer de celle de 1867 à Paris
Texte intégral (2557 mots)

L’Exposition universelle de 1867 symbolise l’âge d’or du Second Empire sous Napoléon III : un capitalisme prospère et des industriels soucieux de présenter leurs produits. En corollaire, la question de l’amélioration de la condition ouvrière. Aujourd’hui, à Osaka, sera-ce le tour de l’environnement ?
Ce 13 avril, et jusqu'au 13 octobre 2025, se tient à Osaka, au Japon, l’Exposition universelle sur le thème « Concevoir la société du futur, imaginer notre vie de demain ». La France renoue avec une tradition dont elle a été l’initiatrice au XIXe siècle : offrir au grand public un espace de dialogue, de débat et de pédagogie pour diffuser l’innovation par le caractère démonstratif des installations. Le pavillon français est une vitrine scénarisée témoignant de l’excellence et du savoir-faire français. Au sein de la zone « Inspirer des vies », il porte une vision de la France à l’international qui concilie compétitivité et développement durable. Pour Emmanuel Macron, il se présente même comme un « hymne à l’amour ».
L’architecture d’ensemble du palais de l’exposition d’Osaka présente des similitudes avec celle de l’Exposition universelle de Paris en 1867 : une forme circulaire, un jardin central, une double classification des pavillons nationaux, un espace périphérique permettant de présenter les activités d’exception et les meilleurs pratiques. Comme celle de 1867 à Paris, cette exposition est « un lieu où de nouveaux produits et technologies naissent, rendant notre vie quotidienne plus commode ».
Racines révolutionnaires et françaises
La France est l’inventrice et la principale organisatrice des expositions industrielles du XIXe siècle. La première exposition des produits de l’industrie française eut lieu sous le Directoire, en l’An IV (1798). En 1801, le Consulat reprit cette initiative destinée à offrir un panorama des productions des diverses branches de l’industrie dans un but d’émulation. Au lendemain de la Révolution, l’économie nationale devant être relancée, notamment vis-à-vis de l’Angleterre, la juxtaposition de techniques très variées et la délivrance de récompenses devaient stimuler une fructueuse concurrence nationale.

À l’occasion de la première Exposition universelle à Londres, en 1851, fut érigé à Hyde Park, le Crystal Palace. Pour le philosophe allemand Peter Sloterdijk, cette sphère est le symbole de la phase finale de la globalisation ouverte en 1492. Elle est caractérisée par un système mondial donnant à toutes les formes de la vie les traits du capitalisme. Son immense succès affichait aux yeux du monde la suprématie du modèle de civilisation développé au Royaume-Uni. Sa croyance ? Les progrès de l’industrie, du commerce et des transports entraîneraient un accroissement du bien-être général après les blocus des guerres napoléoniennes.
Miroir du libéralisme et du saint-simonisme
L’organisation de l’Exposition universelle de Paris en 1867 résulte de la conjonction de plusieurs volontés culminant sous le Second Empire, l’âge d’or du capitalisme en France. Celle des industriels, qui considèrent ces expositions comme un élément clé de leur stratégie commerciale grâce aux médailles et récompenses, instruments de validation d’une qualité industrielle glorifiée. Celle du gouvernement impérial, promoteur de cette économie de la qualité dont la politique commerciale libérale constitue un volet important. Celle des intellectuels, soucieux d’améliorer l’esthétique des produits français et de renforcer la formation professionnelle des ouvriers.

Elle manifeste l’influence de la pensée saint-simonienne qui vise le progrès social et technique. L’économiste Michel Chevalier (1806-1879) fut chef de la délégation française à l’Exposition de Londres en 1851. Il avait été l'un des fervents participants à la retraite utopique de Ménilmontant, durant laquelle les disciples du philosophe Henri Saint-Simon (1760-1825) se réunirent pour élaborer une nouvelle religion centrée sur le culte de la science et de l'industrie.
Chevalier fut président du jury international de l’Exposition de 1867. Son introduction au rapport de ce jury constitue une œuvre encyclopédique qui présente en une centaine de pages l’état de l’industrie humaine et, pour ainsi dire, de la civilisation industrielle dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le rapport lui même comprend une description des récompenses attribuées par le jury spécial aux établissements et localités « qui ont développé la bonne harmonie entre les personnes coopérant aux mêmes travaux et qui ont assuré aux ouvriers le bien-être matériel, intellectuel et moral ».
Travail de fourmi
Cet évènement renvoie à une autre figure de l’histoire française de la pensée économique et sociale influencée les saint-simoniens : Frédéric Le Play (1806-1882), condisciple de Michel Chevalier à l’École polytechnique. En tant que commissaire général, il imposa sa marque à l’Exposition de 1867.
À lire aussi : Semaine de l’industrie 2024 : Emmanuel Macron a-t-il eu un moment saint-simonien ?
Diplômé de l’École polytechnique et de l’École des mines, Le Play a fait de nombreux voyages d’études, notamment en Allemagne, pour visiter les mines, les usines et s’intéresser aux populations ouvrières. Cet ingénieur est également sociologue. En se mettant en rapport intime avec les populations et les lieux, cet homme de terrain pratique une observation méthodique des faits sociaux saisis sur le vif et exposés dans le cadre de monographies. Une vérification de ces conclusions est réalisée auprès de personnalités qualifiées par leur expérience. Elle aboutit à la publication des Ouvriers européens, en 1855.
Exposition de l’homme et de la terre
Ses études des pratiques sociales joueront un rôle important lors du concours qu’il instituera pour l’Exposition universelle de 1867. Pour lui, celle-ci devait être une exposition de l’homme en parallèle d’une exposition de la terre, mettant en évidence des machines qui facilitent le travail des ouvriers. En 1867, on trouve à l’Exposition de Paris les caves de Roquefort. Un pavillon dédié participe à l’internationalisation du bon goût et contribue à la construction de l’image commerciale de la marque. Pour répondre aux enjeux d’amélioration de la condition ouvrière des boulangers, il fut encore possible admirer le pétrin mécanique couplé à la machine à vapeur promue par Louis Robert Lebaudy (1869-1931) et, avec les mêmes objectifs économiques et sociaux pour les cigarières, les premières machines à fabriquer des cigarettes.

Sénateur du Second Empire de 1867 à 1870, la préparation de l’Exposition synthétise l’expérience de Le Play. La qualité de l’organisation joua un rôle majeur dans le succès de l’événement. La volonté d’assurer un bénéfice financier conduit à introduire des nouveautés majeures dans cette exposition : démultiplication des lieux d’exposition avec la création des pavillons, ouverture à de nouvelles problématiques, notamment la question sociale avec un musée de l’histoire du travail.
Écho favorable des élites
La plus grande liberté fut laissée aux exposants pour préparer leur installation. La voie est ouverte vers le gigantisme et le spectacle, au-delà de l’objectif initial. L’Exposition fait de Paris, pour un été, un lieu de fête. Ses résultats sont cependant loin de répondre aux attentes. Certes, l’industrie s’est modernisée et la France conserve son rang en matière d’arts décoratifs, mais la progression des États-Unis et des États allemands est patente.
Quant aux idées sociales des organisateurs – paternalisme et patronage –, elles ne reçurent un écho favorable qu’auprès de l’élite, et non des ouvriers.
Frédéric Le Play est aujourd’hui considéré, avec Tocqueville, comme le père fondateur de l’éthique de l’entreprise et de la conception française de la responsabilité sociale et environnementale. À présent, c’est moins la question sociale qui est au cœur des préoccupations que celle du nouveau régime climatique.
On ne parle plus de progrès, mais d’innovation. La question est de savoir si la globalisation prônée par Michel Chevalier en 1832 fait un monde habitable, selon Bruno Latour, et quelle fiction du cosmos offre à notre regard ces mises en scène spectaculaires.

Patrick Gilormini est membre de la CFDT
10.04.2025 à 17:12
Le retour du disque vinyle : entre nostalgie et renaissance culturelle
Texte intégral (1880 mots)
Si le streaming domine le marché de la musique, le disque vinyle est devenu une alternative lucrative très « marketée », avec ses éditions limitées. Pourquoi ce support, que l’on pourrait croire dépassé, séduit-il autant ? Sans doute grâce à une combinaison subtile alliant la richesse du son analogique, l’expérience d’écoute immersive et un attachement quasi fétichiste à cet objet.
Éclipsé par l’essor des cassettes, suivies du CD puis du streaming, le vinyle a opéré, à partir des années 2000, un retour remarqué. D’après le rapport du Syndicat national de l’édition phonographique (Snep), on assiste à une renaissance triomphante du disque noir. Selon le bilan du marché, au premier semestre 2024, du SNEP, la progression du vinyle se stabilise (+0,2 %), avec un chiffre d’affaires qui dépasse, pour la première fois depuis les années 1980, celui du CD en recul de 13 %.
Objet tendance, il attire des amateurs de tous horizons musicaux. Alors que le streaming domine le marché, comment expliquer cette renaissance ? Cet article propose d’explorer les dimensions culturelles, émotionnelles, économiques et technologiques qui sous-tendent ce retour.
La renaissance paradoxale d’un support en décalage avec l’ère numérique
Dans un monde dominé par la dématérialisation, le vinyle peut sembler constituer un anachronisme. Pourtant, sa tangibilité en fait un support musical attractif. Contrairement au streaming incarné par des plateformes comme Spotify, Deezer ou bien encore Apple Music où la musique est immédiatement accessible mais immatérielle, le vinyle offre une expérience physique unique.
Le toucher de la pochette, le regard porté sur des visuels souvent travaillés, l’odeur du disque, son placement et la satisfaction d’écouter un son analogique riche sont au cœur de l’expérience sensorielle.
Résistants aux sirènes des nouvelles technologies, les audiophiles sont d’ailleurs restés fidèles au vinyle, reprochant aux CD et au streaming une compression excessive liée à la volonté de l’industrie musicale d’imposer une loudness war qui réduit inévitablement la dynamique audio au profit de l’augmentation du volume de la musique.
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L’engouement pour le vinyle est intimement lié à un phénomène de « technostalgie », laquelle est définie comme :
« Le sentiment mélancolique et nostalgique provoqué par les sons ou les images d’appareils analogiques, ou par le souvenir de technologies obsolètes, souvent perçues comme plus authentiques que le numérique. »
Le vinyle suscite, ce faisant, une double forme de nostalgie : celle d’un passé vécu, où l’écoute de la musique était un rituel conscient et immersif, et celle d’une époque idéalisée que les nouvelles générations n’ont pas connue, mais qu’elles fantasment comme un âge d’or. Le vinyle incarne ainsi une expérience musicale délibérée à mille lieues de la consommation rapide et dématérialisée du streaming.
En adoptant ce support, les amateurs de vinyles expriment à la fois une quête d’authenticité et une volonté de se démarquer, dans un monde saturé d’offres numériques. Le vinyle impose en outre une écoute structurée. Des albums comme Dark Side of the Moon des Pink Floyd ou OK Computer de Radiohead ont été conçus avec un arc narratif précis. La séparation en deux faces pousse les artistes à réfléchir à l’ordre des morceaux.
Le vinyle valorise ainsi l’intention artistique, en invitant l’auditeur à s’immerger pleinement dans l’œuvre, sans interruption ni zapping.
Une réponse à la crise de l’industrie musicale
Face au déclin des ventes de CD, le vinyle est devenu une alternative lucrative très « marketée ». Certains labels sont devenus experts des éditions limitées et luxueuses, attirant à la fois les collectionneurs et les amateurs d’objets uniques. Les artistes y trouvent un moyen de se connecter avec leur public, souvent à travers des objets exclusifs, renforçant ainsi le lien avec leurs fans. Cette tendance s’accompagne également d’une réflexion écologique et d’innovations en matière de production.
Par exemple, pour célébrer les dix ans de son album Løve, Julien Doré a opté pour une réédition en vinyle entièrement recyclé. Ce disque a été fabriqué à partir d’excédents de pressage et de rebuts de production, réduits en granules avant d’être réutilisés. Sa couleur, dépendante des matériaux recyclés, est unique à chaque exemplaire. Ce type d’initiatives illustre la façon dont le vinyle, loin d’être figé dans une simple nostalgie, s’adapte aux enjeux contemporains tout en conservant son statut d’objet singulier.
Au-delà de sa fonction musicale, le vinyle séduit ainsi par son esthétique, transformant chaque disque en un véritable objet de collection. Les rééditions et autres éditions limitées jouent sur les couleurs et les effets visuels pour enrichir l’expérience sensorielle des amateurs. Un exemple frappant est l’édition vinyle de Lover, de Taylor Swift, dont les deux disques aux teintes rose et bleu pastel reprennent parfaitement l’univers doux et romantique de l’album. Ce choix chromatique prolonge l’identité artistique de l’œuvre.
L’esthétique du vinyle repose aussi sur le design grand format des pochettes des 33 tours, qui permet une mise en valeur du storytelling visuel aux nuances vaporeuses et intimistes. Une édition encore plus singulière a vu le jour avec Lover (Live from Paris), pressée sous la forme de cœur, propulsant plus encore Taylor Swift au rang d’icône de la pop mais aussi du vinyle !
Quand le vinyle s’écoute, se collectionne et se contemple
Les nouvelles technologies ont également joué un rôle crucial dans le renouveau du vinyle. Des plateformes comme Discomaton proposent de créer des vinyles personnalisés tandis que d’autres comme Discogs permettent aux collectionneurs de trouver des éditions rares. Si les nouvelles technologies facilitent l’accès aux éditions rares et personnalisées, elles contribuent également à redonner une seconde vie aux disques devenus inutilisables. Plutôt que d’être oubliés ou jetés, ces vinyles trouvent une nouvelle vocation artistique et décorative. Des initiatives comme celle de l’artiste et artisane d’art Madame Vinyles en témoignent : en récupérant des disques abîmés ou invendables, elle leur offre une seconde vie sous forme d’objets de décoration uniques.
Les expositions et projets artistiques intègrent eux aussi de plus en plus le vinyle comme médium, soulignant ses qualités esthétiques et historiques. Créée à l’occasion des Rencontres d’Arles en 2015, l’exposition Total Records a ainsi exploré l’histoire de la photographie à travers les pochettes de disques, tandis que REVERB, organisée par The Vinyl Factory, à Londres en 2024, a mis en lumière des créations d’artistes contemporains autour du vinyle. En Italie, le musée Fellini a accueilli, entre octobre 2024 et janvier 2025, Da Picasso a Warhol, une exposition célébrant la rencontre entre artistes et musique. Ces initiatives illustrent la manière dont le vinyle transcende son usage initial pour devenir un support artistique.
Le retour du vinyle est porté par une combinaison de nostalgie, de quête d’authenticité et de résistance à la dématérialisation.
Il offre une expérience unique, à la croisée de l’émotion et de la culture. Alors que le numérique continue d’évoluer, le vinyle s’impose comme un support à la fois ancré dans le passé et tourné vers l’avenir. Un paradoxe demeure : alors que le vinyle est plébiscité pour son authenticité sonore, près de la moitié de ses acheteurs ne possèdent pas de platine. Un engouement qui flirte davantage avec le fétichisme de l’objet qu’avec l’expérience auditive.
La mode étant un éternel recommencement, au-delà du vinyle, vers quel support la Génération Z se tourne-t-elle ? Les cassettes audio mais… sans nécessairement avoir de quoi les écouter.

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
10.04.2025 à 17:06
Marathon, running, trail… la course au dossard ou le réenchantement de son existence
Texte intégral (2125 mots)
Courses de quartier, semi-marathons, marathons, trails et ultra-trails, pourquoi y a-t-il toujours plus d’inscrits ? Souci de performer et de paraître, recherche de sensations extrêmes, ou quête de soi ?
Courir n’est plus perçu aujourd’hui comme une chose étrange, anodine, voire marginale ! Ni comme une mode passagère. Mais au contraire comme une pratique de masse qui s’est installée dans le quotidien d’un nombre toujours plus important de femmes et d’hommes ordinaires, de tous âges, à travers le monde. La course à pied a changé d’image, elle est devenue pour beaucoup d'adeptes la chose la plus importante des choses secondaires. En tant qu’espace-temps privilégié et symbolique de valorisation de soi, elle favorise de multiples formes de constructions identitaires et permet ainsi à chacun de tracer son chemin d’existence.
Du simple jogging d’entretien à des séances d’entraînement, ou encore à travers la participation à des courses ordinaires de quartier, à des manifestations ludiques (courses à obstacles…) ou solidaires (Odysséa…), ou encore à un semi-marathon, un marathon, un 100 km, sans parler des trails et ultras-trails, la course à pied se reconfigure dans de multiples versions et hybridations qui permettent aux adeptes d’en retirer des bénéfices symboliques en matière existentielle.
Tension sur les inscriptions : la folie du dossard !
Dans ce contexte, un phénomène nouveau attire l’attention depuis quelque temps, car il prend une proportion inégalée jusqu’ici. Jamais autant de coureurs n’ont cherché à obtenir un dossard. Les compteurs s’affolent, les temps d’inscription se rétrécissent, les places deviennent de plus en plus chères.
L’année 2025 s’annonce comme celle de tous les records. Jamais de mémoire d’organisateur, un tel engouement pour obtenir un dossard, ouvrant droit à participer à une course, n’a été observé. Si, hier, les épreuves les plus connues connaissaient déjà de longues listes d’attente, le phénomène concerne aujourd’hui la quasi-totalité des courses. La tension sur les inscriptions s’est élargie et amplifiée.
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Une évolution des modes de consommation des coureurs
On assiste aujourd’hui, au sein de l’énorme vivier des coureurs ordinaires, à une envie contagieuse d’accrocher un dossard. Sur les 15 millions de coureurs estimés en France, on en dénombre cinq millions dans ce cas, soit le tiers des coureurs, ce qui représente un chiffre considérable jamais atteint jusque-là. Même si l’offre de course s’est développée en parallèle à l’augmentation de la demande (8 500 courses organisées en 2024 en France, dont plus de la moitié sont des trails, soit 4 500), la proportion toujours plus importante de coureurs désireux d’acquérir un dossard provoque un goulet d’étranglement généralisé.
De plus, on peut mettre en évidence deux phénomènes qui contribuent à amplifier le problème. Le premier fait référence au nombre croissant de courses réalisées par la même personne durant une année et le second s’observe dans la diminution progressive du temps mis par un jogger pour s’inscrire à une course. Mais alors comment expliquer ce changement de comportement de nombreux coureurs qui, hier, ne rêvaient pas de prendre un dossard et qui aujourd’hui passent le cap ?
Convoquer la sociologie pour comprendre cette frénésie
Cette frénésie de la demande pour participer à différents types de courses organisées ne peut se comprendre qu’en convoquant la sociologie des loisirs qui fournit un éclairage pertinent sur les modes de consommation de nos contemporains, en cohérence avec l’hypermodernité qui nous gouverne aujourd’hui. Ce modèle sociétal repose sur la performance illimitée sur l’intensification de son mode d’existence et la mise en spectacle de soi-même.
Autant de valeurs qui irriguent les comportements des individus aujourd’hui et engendrent chez les coureurs un nouveau rapport à soi, aux autres et à l’environnement qui trouvent dans les courses organisées, un terrain d’expression particulièrement significatif.
Un nouveau rapport à soi
En participant à un événement, quel qu’il soit, le coureur cherche à intensifier sa vie en vivant une expérience originale et en recherchant la performance.
Il s’inscrit dans « l’apparition du sujet intense qui est symptomatique du désir d’une puissance retrouvée et de l’affirmation d’une présence au monde, supposée échapper au décompte. Il se traduit par une quête d’intensification et de jaillissement de la vie », comme l’écrit Tristan Garcia.
Plus l’épreuve est extrême (marathon, 100 km, ultra-trail) et nécessite un engagement important de la personne dans la préparation comme dans la réalisation, plus elle permet au coureur de se challenger, de vivre un moment d’une intensité exceptionnelle et de se valoriser à la hauteur de l’exploit accompli. Cette logique est encore plus présente dans les épreuves emblématiques qui s’apparentent aujourd’hui à de véritables mythes. Participer et terminer le Marathon de Paris, la Diagonale des fous ou l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB) permet aux coureuses et coureurs concernés d’en retirer des bénéfices symboliques encore plus importants.
De plus, courir au sein d’une épreuve organisée, offre à chacun une scène inégalée en matière de visibilité de sa performance même relative et donc un espace-temps privilégié de mise en spectacle de soi-même. Chaque coureur devient un héros même en participant à une course du dimanche ou de quartier. C’est d’autant plus vrai que l’événement est théâtralisé sur l’ensemble du parcours et, notamment, au départ et à l’arrivée, mais aussi fortement médiatisé en s’inscrivant dans le paysage local et national.
Un nouveau rapport aux autres
Même si ce sont des épreuves individuelles, on ne court jamais seul, on ne court pas contre, on court avec. Une nouvelle sociabilité à géométrie variable s’instaure. Participer à une course s’apparente aussi à une parenthèse enchantée où chacun joue sa propre partition tout en la partageant avec les autres.
Il y a, tout d’abord, cette communion solennelle et émotionnellement intense au départ, faite de regards complices, d’applaudissements et d’admirations réciproques. Chacun lit dans le regard de l’autre le respect d’être là et de faire partie d’une élite, mais aussi l’angoisse du défi à réaliser. Cette angoisse est mise en spectacle lors des événements les plus célèbres, avec les speakers, la musique, les feux de Bengale, le coup de feu et la foule qui s’ébranle.
Et puis la magie se prolonge pendant la course où les interactions avec les autres coureurs, mais aussi avec les bénévoles et les spectateurs sont multiples et variables selon les ambiances propres à chaque événement. Sans oublier l’arrivée qui constitue toujours une délivrance, mais aussi un aboutissement personnel salué par toute la communauté présente. Terminer une course, a fortiori un marathon ou un ultra-trail, permet de passer d’anonyme à héros et participe à la production d’une identité collective de reconnaissance dans la mesure où le finisher a le sentiment d’être valorisé par autrui, à la hauteur de l’exploit qu’il vient d’accomplir.
Enfin, ces courses sont l’occasion de fabriquer du récit à propos de sa participation et de ses exploits sur les réseaux sociaux. Ces derniers jouent un rôle très important dans la construction des imaginaires.
Un nouveau rapport à l’environnement
Participer à une course organisée, quelle qu’elle soit, modifie également le rapport à l’environnement de chaque participant qui passe d’un environnement choisi, non balisé et peu contraignant propre à ses lieux d’entraînement, à un environnement imposé, balisé et domestiqué. Ce transfert de plus en plus fréquent s’inscrit dans notre époque paradoxale où donner du sens à son existence se concrétise aussi en investissant une organisation.
S’engager dans une telle épreuve peut être assimilée à une forme de servitude volontaire où l’on décide du joug que l’on s’impose parce qu’il est pourvoyeur de bénéfices symboliques incommensurables pour les meilleurs, mais aussi pour tous ceux qui terminent.
Loin des assignations inflexibles à des conduites uniformes
Tous ces coureurs qui se bousculent au portillon des courses organisées pour obtenir un dossard, sont-ils animés uniquement par un double souci de performer et de paraître ? Car devoir faire constamment la preuve de sa propre existence est à la fois le moteur et la fragilité de l’individu hypermoderne, fasciné par la croyance dans le progrès infini et dans la version moderne du mythe de Sisyphe, qui incarne l’injonction permanente au dépassement de soi.
« Tandis que l’homme moderne était un principe, l’homme hypermoderne serait une fiction imposée aux individus à force de slogans et d’images », précise à ce propos Nicole Auber.
Face à cette fiction hypermoderne, ne peut-on considérer que ces modes d’engagement et d’encadrement de plus en plus recherchés par les coureurs obéissent aussi à la recherche d’un nouveau sens irrigué par la transmodernité en émergence. Éviter les interprétations schématiques, c’est considérer que les coureurs ne sont pas tous animés uniquement par la performance désincarnée et la mise en spectacle illimitée de soi, soumis à une logique permanente d’accélération, mais qu’ils sont attirés aussi par une quête intérieure à forte résonance intime, sociale et environnementale, dans un espace-temps en décélération.
Autrement dit, prendre un dossard, a fortiori dans le cadre de courses festives, solidaires et à forte vigilance environnementale, peut s’envisager différemment, en privilégiant un engagement plus réflexif, une sociabilité plus engagée et un rapport plus protecteur à l’environnement. L’expérience vécue participe aussi d’une forme de réenchantement de son existence.
Et si, dans tous les cas, ces coureurs en quête de dossards ne jouaient rien de moins que leur survie, dans une société empreinte de paradoxes et en proie à la morosité ?
L’auteur de cet article publie, courant 2025, Courir. De 1968 à nos jours, t. 2 : Courir sans limites. La révolution de l’ultra-trail, préface de Georges Vigarello, éditions Outdoor.

Olivier Bessy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.04.2025 à 16:55
Le rôle du cinéma dans la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, de « la Bataille du rail » à « la Grande Vadrouille »
Texte intégral (3328 mots)

De la Bataille du Rail à la Grande Vadrouille, du Silence de la mer au Vieil Homme et l’enfant, des classiques du cinéma contribuent à nos représentations de la Seconde Guerre mondiale. Dans quelle mesure ces films reflètent-ils la façon dont la mémoire visuelle des années 1939-1945 s’est forgée et a évolué en France ?
Les cheminots faisant dérailler le convoi allemand Apfelkern dans la Bataille du rail (1946), le duo de résistants malgré eux formé par Louis de Funès et Bourvil dans la Grande Vadrouille (1966) ou encore la famille Bourdelle dans Papy fait de la résistance (1983) ont contribué, avec d’autres personnages de films, à forger une mémoire visuelle de la Seconde Guerre mondiale, dans sa version héroïsante.
Voilà qui nous rappelle combien la fiction a pu tenir une place importante dans la manière dont nos sociétés se représentent le passé. Avec sa puissance de média de masse, le cinéma joue un rôle clé dans la structuration d’une mémoire visuelle du second conflit mondial, comme en témoignent certains succès commerciaux. La Grande Vadrouille a réuni plus de 17 millions de spectateurs, un record ; Papy fait de la résistance quatre millions !
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Alors que l’on commémore les 80 ans de la fin du conflit, il est pertinent d’interroger les topoï comme les silences de ces représentations cinématographiques. C’est ce que nous avons fait avec des étudiantes et étudiants français et allemands dans un séminaire organisé à la Freie Universität de Berlin.
À partir d’un corpus comportant 26 films, dont 11 se focalisaient sur la période 1939-1945, nous avons cherché à savoir dans quelle mesure la manière dont on définit son image en tant que collectif est liée à l’image qu’on se fait de l’Autre.
Le cinéma, reflet ou incubateur des régimes mémoriels ?
Introduit par Henry Rousso en 1987 dans le Syndrome de Vichy, le résistancialisme désigne un triple processus visant à marginaliser ce qu’a été le régime de Vichy et à systématiquement minorer son emprise sur la société française ; à construire la « Résistance » en objet de mémoire bien au-delà du nombre réel de ses participants ; à assimiler cette « Résistance » à l’ensemble de la nation.
De la sortie de la guerre à la fin des années 1960, ce mythe résistancialiste structure la plupart des récits filmiques, relève Zélie Martinet, participante du séminaire. « Dans ces productions, les personnages ont souvent un lien, volontaire ou non, avec la résistance ». L’exemple paradigmatique apparaît dans la Grande Vadrouille avec « deux protagonistes qui se retrouvent entraînés à résister, quasi malgré eux, secondés par des Français plus prêts les uns que les autres à les aider ». Une France naturellement résistante car occupée, mais pratiquement sans collaborateurs, ni déportation de Juifs…

C’est en 1974, avec les Guichets du Louvre, centrés sur la rafle du Vél’ d’Hiv’, en juillet 1942, à Paris, que le grand écran devient le lieu de projection d’une crise des mémoires héroïques.
Dans cette évolution, on voit combien le cinéma français sur la Seconde Guerre mondiale reflète davantage les façons dont la société française se représente son passé qu’il ne les infléchit ou les devance.
Représentations de l’Allemand : de la caricature à l’humanisation
Ces régimes mémoriels sont le lieu d’une autre évolution : celle de la représentation de l’Allemand.
Dans les productions d’après-guerre, il « correspond d’abord aux stéréotypes du soldat autoritaire et violent, qui s’impose et impose son autorité aux Français », souligne Zélie Martinet. Ainsi, dans la Bataille du rail, en 1946, les cheminots sont rassemblés pour écouter le discours d’un officier allemand. Il les harangue avec un fort accent français et une gestuelle exagérée qui rappela sans doute aux spectateurs les discours de Hitler. Le propos est également sans nuance : « Nous vous tendons la main ; mais si vous nous tendez le poing, on vous cassera la gueule », pour reprendre la traduction de l’ouvrier interprète.
Dans le Silence de la mer – la nouvelle de Vercors que Jean-Pierre Melville adapte en 1949 –, apparaît une autre Allemagne avec Werner von Ebrennac, un officier de la Wehrmacht, francophone et francophile. Cadrages et silences soulignent l’ambiguïté de la relation qui s’instaure au-delà des mots avec la nièce du narrateur chez lequel il est logé. « L’Allemand est alors représenté d’une autre façon : humanisé comme humaniste, il pourrait être dans un autre contexte l’ami de ses ennemis », selon Zélie Martinet, étudiante du séminaire.
Dans Un taxi pour Tobrouk (1961), l’officier distingué au français châtié, joué par Hardy Krüger – grand blond aux yeux bleus affecté à l’Afrika Korps – prolonge cette évolution la décennie suivante. Alors qu’il est prisonnier d’une escouade de FFL (Forces françaises libres), il est si secourable que la méfiance initiale de ses geôliers se transforme en irrésistible sympathie : « À la guerre, on devrait toujours tuer les gens avant de les connaître », finit par dire l’un des Français.
Dans les années 1980, Papy fait de la résistance (1983) apporte comme une conclusion à cette évolution en désarmant cette figure sur le mode comique : alors que la culture du général Hermann Spontz, dont les citations, « attribuées à tort à Goethe ou à raison à Corneille », sont désormais ridiculisées, la face obscure de l’occupant est également tournée en dérision avec Ludwig von Apfelstrudel, demi-frère de Hitler et nazi fanatique. Toutefois, l’humanisation guette : dans la parodie finale des Dossiers de l’écran, l’ancien gouverneur militaire de Paris est devenu le mari de Bernadette Bourdelle.
À l’heure où la réconciliation entre les deux anciens ennemis héréditaires apparaît comme une constante européenne, la mémoire héroïque de la Seconde Guerre mondiale est en passe d’être remplacée par une orientation victimaire structurée autour de la Shoah.
Inversement, si on lie ces représentations de l’Autre à la violence guerrière, Marie Chave – autre participante du séminaire – fait valoir « une autre caractéristique qui s’illustre surtout à travers le contexte historique et la présence allemande ». Et de prendre l’exemple du Vieil Homme et l’enfant (1967) dans lequel les soldats allemands sont quasi absents : présence d’officiers dans un magasin parisien, affiche annonçant des représailles en cas d’attentats dans un village.

Loin du front et des rafles, le film met en avant l’antisémitisme français vu par un enfant juif. Les truculents échanges sur « les » Juifs entre pépé et le petit Claude, enfant caché qui lui a été confié, apportent un regard différent sur le cinéma de guerre : « Sans Allemand ni occupation, disparaît cette représentation habituellement si violente et éprouvante pour les spectateurs », souligne Marie Chave. Pour autant, la mise à distance de l’antisémitisme de la France de Vichy brocarde les stéréotypes et invite à réfléchir sur la violence insidieuse des catégories.
Des groupes invisibilisés dans la mémoire nationale
L’utilisation du cinéma ne déforme pas seulement, elle invisibilise aussi ceux qui ne peuvent revêtir les habits de héros, à commencer par le 1,8 million de prisonniers de guerre français.
Comme le relève Eloïse Quinette, qui a participé au séminaire, ils sont « vus comme les perdants de la campagne de 1940 et ne rentrent pas dans le mythe résistantialiste ». Seul l’évadé a droit de cité – et encore : la tentative de Charles Bailly et sa vache Marguerite s’apparente à une pittoresque cavale à travers une Allemagne tantôt bienveillante (du côté des fermiers et surtout des fermières) tantôt si bêtement disciplinée que ses autorités se révèlent inefficaces et qu’on se demanderait presque pourquoi 4,37 % uniquement des captifs dans le Reich ont réussi à se faire la belle.
![La Vache et le Prisonnier [1 :09 :18] -- Charles, le héros, toujours en uniforme de prisonnier, discute avec une famille de fermiers allemands dans leur maison](https://images.theconversation.com/files/658974/original/file-20250401-68-16j62q.png?ixlib=rb-4.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip)
Sorti en 1955, les Évadés brouille par son huis clos l’image résistancialiste. L’image de l’évadé se politise avec les trois prisonniers cachés dans un wagon qui doit les mener en pays neutre : « Ils ont des motivations diverses et pas toujours patriotiques pour leur projet : rejoindre Londres, rester en Suède ou rentrer en France et attendre », relève encore Éloïse Quinette.
Une différenciation parallèle semble se développer dans les représentations des Allemands : aux gradés bornés et fanatiques qui donnent l’ordre de couler le canot de sauvetage faisant route vers la Suède succèdent des soldats pilleurs et un jeune gardien qui paraît chercher autant que ses passagers clandestins à échapper à la guerre.
Le cinéma, outil mémoriel et politique : entre ambition et limites
Les relations franco-allemandes ne sont pas seulement le propos des films, elles tiennent aussi au contexte de production, avec des accords de coopération cinématographique, notamment à partir de l’entre-deux-guerres.
« Dans les années 1950-1960, des films comme Die Brücke/le Pont, le Silence de la mer ou encore la Grande Vadrouille ouvrent la relation franco-allemande à un horizon d’attente européen. Ils peuvent alors offrir une vision plus nuancée des rapports entre les Français et leurs alliés ou ennemis à travers des figures plus complexes », note Marie-Lou Bruxer, une quatrième participante du séminaire.
À lire aussi : Le retour des pères après la Seconde Guerre mondiale : un tournant dans l’histoire des familles en France ?
Cela conduit à s’interroger sur la capacité de ce cinéma à « façonner les perceptions collectives pour devenir un vecteur de mémoire ». Conclure qu’il s’est imposé comme un outil pédagogique pour transmettre l’histoire serait toutefois hâtif tant les limites existent, à commencer par les droits d’auteur freinant la diffusion et la barrière linguistique restreignant la portée des films.
Certes, le cinéma ne permet sans doute pas de retracer de manière linéaire ou exhaustive l’évolution des relations franco-allemandes depuis 1945. Toutefois, il offre un miroir particulièrement révélateur de l’imaginaire collectif en soulignant combien l’image de soi est étroitement liée à celle de l’Autre. Cette valence du couple franco-allemand à l’écran peut fournir un levier pour interroger les manières dont ces deux nations se construisent, se racontent et se projettent dans une histoire commune européenne.

Fabien Théofilakis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.04.2025 à 16:54
Blanchisseuses, putains ou nonnes : les femmes dans l’Avignon des papes au Moyen Âge
Texte intégral (3001 mots)

Quelle place avaient les femmes à la cour papale, au Moyen Âge ? En suivant la trace des paiements effectués par la papauté, une étude historiographique montre que si elles n’étaient pas des figures de pouvoir, elles étaient indispensables au quotidien de la cour.
Le rôle des femmes dans l’église médiévale était officiellement très limité. Il se circonscrivait à l’enfermement et au célibat. Elles pouvaient être emmurées à vie comme recluses, ou nonnes dans un couvent classique.
En pratique, la réalité était plus complexe.
Les femmes médiévales étaient présentes partout, même dans les maisons des prêtres. L’historienne Jennifer Thibodeaux nous rappelle que si le célibat était déjà l’idéal de l’Église, il n’a pas été véritablement appliqué avant la fin du Moyen Âge. Jusqu’au XIe siècle au moins, certains prêtres avaient des épouses et des enfants qui n’étaient pas considérés comme illégitimes. Même après la peste noire du XIVe siècle, les foyers cléricaux avec femmes et enfants prospéraient en Italie.
L’historienne Isabelle Rosé insiste aussi sur le fait que le célibat se définissant en binôme : abstinence temporaire et perpétuelle, une abstinence temporaire, largement acceptée par l’Église n’empêchait pas une vie familiale.

Au fil du temps, à partir du Moyen Âge central, l’approche de l’Église sur la sexualité illicite et l’illégitimité se durcit, et son attitude envers les femmes fait de même. Les scolastiques médiévaux – tous des hommes – définissent le tempérament des femmes en termes négatifs. Pour eux, elles sont lubriques, frivoles, infidèles, capricieuses, imprévisibles et facilement tentées. Elles doivent donc être constamment surveillées et tenues à l’écart des clercs – du moins en théorie. Elles ne peuvent pas occuper de poste officiel à la cour pontificale, sauf si elles sont la mère ou la sœur du pape.
Ainsi, les normes officielles excluent les femmes des fonctions cléricales et limitent leurs rôles sociaux, mais l’étude des registres comptables médiévaux révèle une réalité plus nuancée.
Les registres comptables des Archives vaticanes permettent de tracer ce qui était payé pour quoi à la cour d’Avignon, où la papauté est installée pour la majeure partie du XIVe siècle. Au fil d’une tâche fastidieuse – déchiffrer les « mains médiévales » qui classent les dépenses en catégories telles que « salaires extraordinaires », « ornements liturgiques », « dépenses militaires » ou « comptes de la cire » – j’ai découvert une surprise : les femmes apparaissent dans les comptes parmi les employés salariés de la cour papale.
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Des petites mains essentielles à la cour papale
Elles travaillent, sont rémunérées, et participent au bon fonctionnement de la cour pontificale et de ses environs, bien que dans l’ombre et sous l’autorité de figures masculines. Les femmes occupent même des postes qui impliquent un contact direct avec le chef de l’Église. Même les vêtements d’un pape doivent être confectionnés, réparés et lavés.
Les Introitus et Exitus, les registres financiers médiévaux des Archives apostoliques du Vatican, fournissent des preuves substantielles que les femmes fabriquaient des ornements et des vêtements sacerdotaux. Ce sont des femmes qui ont créé le style orné hautement apprécié des pontifes avec du lin blanc pur et des broderies d’or.
Entre 1364 et 1374, les registres mentionnent également les blanchisseuses du pape – des femmes perdues dans l’histoire. Parmi elles, on trouve Katherine, l’épouse de Guillaume Bertrand ; Bertrande de Saint-Esprit, qui lave tout le linge du pape lors de son élection ; et Alasacie de la Meynia, épouse de Pierre Mathei, qui s’occupe du linge du pape pour les festivités de Noël de 1373, puis en 1375.
Ces femmes sont toutes épouses d’officiers à la cour papale. Les archives les identifient par leur nom complet, ce qui n’est pas le cas pour tout le monde dans les registres. C’est important : les archives leur confèrent une présence réelle, contrairement à la plupart des travailleuses de l’époque.

Les archives plus tardives sont moins précises. Entre 1380 et 1410, des vêtements liturgiques sont confectionnés et lavés par diverses femmes, notamment l’épouse non nommée de Pierre Bertrand, docteur en droit ; Agnès, épouse de Maître François Ribalta, médecin du pape ; Alasacie, épouse du charpentier Jean Beulayga ; et l’épouse non nommée du chef cuisinier du pape, Guido de Vallenbrugenti, alias Brucho. Seule une femme, Marie Quigi Fernandi Sanci de Turre, apparaît sans parent masculin.
Avec le temps, dans les archives du XVe siècle tardif, les noms des femmes ne sont plus systématiquement enregistrés.
Un salaire touché par le mari
La plupart de ces femmes sont également mariées à des officiers curiaux qui maintiennent leur rang à la cour grâce à des métiers dans le commerce, la médecine ou l’armée. Les épouses maintiennent une occupation salariée, explicite et enregistrée mais ne sont jamais payées directement, leur mari perçoit leur salaire.
Les travaux domestiques et artisanaux réalisés par ces femmes ne sont pas toujours documentés avec précision, mais ils sont néanmoins essentiels. Elles sont responsables de la fabrication et de l’entretien des vêtements liturgiques, du linge personnel du pape, et d’autres tâches qui garantissent le bon déroulement des cérémonies ecclésiastiques. Cette reconnaissance financière, même si elle est administrée par leur époux, témoigne d’une forme d’emploi rémunéré pour les femmes à la cour papale.
Les femmes, 15 % des cheffes de famille en Avignon au Moyen Âge
Même si ces femmes ne sont pas officiellement reconnues comme membres de la cour papale, leur travail est crucial pour le fonctionnement de l’Église. Le fait qu’elles apparaissent dans les archives financières papales montre que l’Église médiévale reconnaissait leur contribution, même si cela était sous une forme limitée et indirecte. Leur présence rappelle que l’histoire de l’Église n’est pas seulement celle des cardinaux et des papes, mais aussi celle des nombreuses personnes anonymes qui ont contribué à son fonctionnement quotidien.
De nombreuses femmes à la fin du Moyen Âge ont immigré en Avignon pour y trouver un gagne-pain. Selon une enquête partielle sur les chefs de ménage de la ville en 1371, environ 15 % sont des femmes. La plupart arrivent de loin – d’autres régions de la France actuelle, ainsi que d’Allemagne et d’Italie – pour rejoindre la cour papale et tenter leur chance sur le marché du travail.
Parmi ces cheffes de ménage, 20 % déclarent une profession. La variété de leur métier est stupéfiante. Il y a des marchandes de fruits, des couturières, des tenancières de tavernes, des bouchères, des chandelières, des charpentières et des tailleurs de pierre. À Avignon, les femmes peuvent être poissonnières, orfèvres, gantières, pâtissières, épicières et marchandes de volaille. Certaines sont fabricantes d’épées, pelletières, libraires, revendeuses de pain ou gardiennes d’étuves.
Travailleuses du sexe à la cour papale
Les bains publics, appelés « étuves », sont souvent des bordels. En Avignon, la prostitution est considérée comme une profession légale, quelques fois contrôlée par l’Église. Marguerite de Porcelude, surnommée « la Chasseresse », paie ainsi une taxe annuelle au diocèse pour son logement. Plusieurs prostituées louent des logements appartenant au couvent de Sainte-Catherine, et Marguerite Busaffi, fille d’un banquier florentin influent, possède un bordel dans la ville.
En 1337, le maréchal de la cour romaine – le plus haut magistrat séculier à la cour – impose une taxe de deux sols par semaine aux prostituées et aux souteneurs. Scandalisé par cette pratique, le pape Innocent VI l’annule en 1358.

Cependant, en raison de la souillure attachée au commerce du sexe, l’Église tenta de réformer les prostituées et de les convertir en religieuses. Dans les années 1330, les papes d’Avignon les enferment dans un couvent spécial, celui des repenties, situé loin du centre-ville.
Pendant près d’un siècle, des groupes de prostituées y prennent le voile et vivent en religieuses, dirigeant elles-mêmes les affaires de leur couvent avec une poigne de fer.
Dans les années 1370, le pape Grégoire XI offre aux religieuses et à leurs bienfaiteurs une indulgence plénière, c’est-à-dire une absolution totale de leurs péchés. Cloîtrées, les repenties suivent une règle qui insiste sur leur abstinence, le « chemin à suivre pour le retour à une chasteté spirituelle ».
Les dames du couvent ont laissé des archives détaillées des biens qu’elles ont acquis. En 1384, ses dirigeantes adressent une requête au Trésor pontifical, exigeant le paiement des arriérés d’un don sacerdotal – et elles obtiennent gain de cause. Peu de femmes médiévales osaient réclamer leurs dus devant une cour, encore moins devant la cour du pape. Les repenties, ces anciennes travailleuses du sexe, elles, l’ont fait.

Joëlle Rollo-Koster ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.