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20.07.2025 à 18:46

Rater mieux, rater encore plus mal : l’art du kitsch

Franz Johansson, Docteur en Littérature française, Sorbonne Université
Le kitsch est omniprésent, toujours susceptible de surgir à l’improviste ou de projeter son ombre n’importe où.
Texte intégral (2068 mots)

Aussi indéfinissable qu’insaisissable, le kitsch prolifère partout, des musées les plus prestigieux aux vide-greniers. Une consécration paradoxale pour un phénomène dont l’essence même est son caractère commun.


Vieille d’un siècle et demi – si on la fait commencer avec l’apparition du mot lui-même, dans la deuxième moitié du XIXᵉ siècle, l’histoire du kitsch est celle d’une irrésistible extension dont, en 1939, le critique américain Clement Greenberg annonçait le caractère impérieux (et impérialiste) :

« Il a effectué un tour du monde triomphal, envahissant et défigurant les cultures particulières de chacun des pays qu’il a successivement colonisés ; il est en train de s’imposer comme une culture universelle, la première culture universelle qui ait jamais existé. »

Elle est aussi, depuis un quart de siècle notamment, celle d’une ascension non moins spectaculaire, lui ayant permis d’accéder aux lieux les plus prestigieux. Dans les expositions Pierre et Gilles au Jeu de Paume (2007) ou Takashi Murakami au château de Versailles (2010) se montre un kitsch débarrassé de tout relent de marginalité, géographique, sociale ou artistique. Le succès de Jeff Koons – détenant le titre d’artiste vivant le plus cher de l’histoire – est peut-être l’indice le plus certain d’un triomphe envahissant, insolent parfois, du kitsch.

Mais la possibilité même d’une apothéose est paradoxale pour un phénomène impliquant dans sa définition, dans son essence même, un caractère commun, bas ou indigne. Il est impossible de définir en quelques lignes un terme dont presque tous les penseurs qui l’ont abordé soulignent le caractère éminemment fuyant. « Le kitsch échappe comme un lutin à toute définition » écrit le philosophe Theodor Adorno. Cependant, on peut se rappeler utilement son étymologie probable. Celle-ci le rattache aux verbes exprimant en dialecte allemand mecklembourgeois l’action de bâcler (« kitschen ») ou de tromper sur la marchandise (« verkitschen »).

Se pourrait-il qu’il y ait dans ce mensonge le germe d’une sagesse ? Qu’à l’arrogance de la victoire se mêle parfois la lucidité d’un échec ?

Dialectique du kitsch

Il est arrivé plusieurs fois dans l’histoire de l’art qu’un mouvement reprenne à son compte le mot par lequel on a d’abord voulu le dénigrer, et en efface ou en renverse toute nuance péjorative : les mots « impressionnisme » ou « cubisme » étaient à leur début empreints d’un accent de raillerie qui s’est très vite dissipé.

Il en va tout autrement pour le « kitsch ». Celui-ci continue d’impliquer, quel que soit l’éclat de son triomphe, la présence d’une sous-valeur, une fausse valeur ou une contre-valeur. Dans la variété de nuances auxquelles elle peut donner lieu – humour ou cynisme, provocation ou ironie, et jusqu’au plus sincère enthousiasme –, l’adhésion au kitsch est toujours scindée : non l’oubli pur et simple d’un stigmate originel, mais une manière de faire avec lui, de l’intégrer dans une forme de dialectique.

N’est-ce pas là une sophistication inutile ? Est-il réellement besoin d’introduire une dialectique dans l’attrait que peuvent inspirer les couleurs criardes d’un nain de jardin ou les coûteuses surcharges de l’hôtel Luxor de Las Vegas ? Oui, en définitive. L’appréhension d’une œuvre kitsch suppose la présence active (même lorsqu’elle est enfouie) d’une inversion de sa valeur, d’un renversement possible : l’expérience esthétique (et, le cas échéant, critique) s’inscrit dans une tension ou dans la virtualité d’un basculement possible entre l’authentique et l’artificiel, l’unique et le sériel, le dérisoire et le grandiose.

Ce qui relève de la médiocrité aspire à s’élever, et la cuillère ou la salière se chargent alors d’ornements, le mug s’affuble des symboles de la haute culture (de la Joconde aux autoportraits de Frida Kahlo). À l’inverse, ce qui vise le sublime (celui des grands idéaux ou des beaux sentiments) fait naufrage (ou, plus prosaïquement, trébuche et se casse la figure) dans le poncif ou la mièvrerie : les éclats pharaoniques de l’Aïda de Verdi ou les innocences lisses des toiles de William Bouguereau.

L’intelligence du toc

« Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or », écrit Baudelaire dans un projet d’épilogue aux Fleurs du mal. Aussi curieux que le rapprochement puisse paraître, l’orgueil d’une alchimie anime à son tour cette esthétique du confort, cet « art du bonheur » (comme l’appelle, dans les années 1970, le sociologue Abraham Moles) qu’est le kitsch. Excepté qu’ici, il suffit de gratter un peu pour reconnaître dans l’or la dorure. Il reste pourtant quelque chose de cette alchimie en toc une fois que l’écaille dorée est tombée : l’échec lui-même, dans la richesse de ses nuances. On peut échouer un peu, beaucoup, à la folie, passionnément ou lamentablement. Ce qu’on perd en grandeur prométhéenne, on le gagne en complexité.

On peut appeler intelligence, au plus près de l’étymologie, ce qui, dans le kitsch nous incite à lire et à lier ensemble des éléments n’ayant en eux-mêmes rien de précieux ni d’éclairant ; ce n’est que par le réseau qu’ils forment, par la manière dont ils articulent et souvent renversent des matériaux enchevêtrés, qu’ils jettent une certaine lumière sur le monde.

Contre ceux qui y voyaient un phénomène frivole et sans conséquences, Theodor Adorno prônait la nécessité de prendre le kitsch au sérieux, en précisant « critiquement au sérieux ». À l’intelligence du kitsch exigée par le penseur de l’École de Francfort, extérieure à l’objet examiné, on pourrait en ajouter une autre : non plus celle qui le surplombe pour en percer à jour les mécanismes insidieux et néfastes, mais celle qui se loge auprès de lui et en lui. Celle-ci n’entre pas en contradiction avec la première : il serait appauvrissant et absurde de ne pas prendre en considération l’incitation au conformisme politique autant qu’esthétique, la dimension aliénante dénoncée par les grands penseurs de ce kitsch devenant, dans la célèbre formule de l’écrivain Hermann Broch, « le mal dans le système des valeurs de l’art ».

Mais une intelligence du kitsch peut aussi prêter attention à l’idée formulée par le philosophe Walter Benjamin : celle qu’un art devenu accessible au corps, un art qui se laisse enfin toucher, ouvre la possibilité d’un nouveau rapport à l’intériorité humaine. Ou à celle d’Umberto Eco rétorquant aux « apocalyptiques », effrayés par l’irrévocable déchéance de la culture que trahissent le succès du jazz et des films d’Hollywood, que le monde des communications de masse est, qu’on le veuille ou non, notre monde. Ou encore à celle de l’autrice new-yorkaise Susan Sontag rendant compte de la sensibilité « camp », ce « dandysme de l’ère des masses » où le connaisseur le plus délicat et le plus blasé trouve sa délectation dans l’objet kitsch précisément parce qu’il est tel : « Affreux à en être beau ! »

Le kitsch partout ?

S’il n’est peut-être pas faux de dire que le kitsch est omniprésent dans notre monde contemporain, ce n’est pas que la possibilité ne nous soit plus offerte d’expériences entièrement étrangères au kitsch, c’est que celui-ci est toujours susceptible de surgir à l’improviste ou de projeter son ombre n’importe où. Quel que soit le champ où on se situe, artistique, social, économique, politique ou religieux, on court le risque de glisser ou de culbuter vers lui, avec innocence ou lucidité, tendresse ou ironie, par provocation ou par instinct, sentimentalisme ou démagogie.

Des outrances effroyablement sirupeuses de la campagne électorale de Donald Trump, aux bigarrures de la dernière collection de Miuccia Prada, où la transgression des codes du luxe se veut aussi leur parodie, de l’orientalo-hellénisme ploutocratique de l’Atlantis de Dubaï au romano-byzantinisme mystique de la basilique du Sacré-Cœur à Montmartre, d’André Rieu à Richard Wagner (exemple d’un « kitsch génial », selon Hermann Broch), de la Barbie « western rose » en vente dans un mall de Miami ou de Manilla au Barbie (2023), de Greta Gerwig où l’univers de la poupée de Mattel investit l’écran d’une manière si littérale qu’il en éveille de manière étonnante une forme de réflexivité…

Les positions monolithiques, surplombantes et dogmatiques s’avèrent de moins en moins capables de rendre compte d’un kitsch qui, en proliférant, a aussi amplifié ses registres, multiplié ses dimensions ou ses strates. Et qui nous oblige alors à le considérer au cas par cas, en tenant compte, à chaque fois qu’il paraît, de tous les éléments en présence au sein d’équations tantôt très élémentaires, tantôt très subtiles. Et dont on n’est pas certain de pouvoir dire, dans les meilleurs des cas, dans quelques œuvres rares, si elles aboutissent au succès ou à l’échec.

« Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore. »

Laquelle de ces quêtes, énoncées par Samuel Beckett, est celle de celui qui accepte dans son art d’avoir partie liée avec le kitsch ?

The Conversation

Franz Johansson ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

17.07.2025 à 16:22

Les droits d’auteur en danger ? Ce que l’affaire « Bartz contre Anthropic » risque de changer aux États-Unis… et ailleurs

Maximiliano Marzetti, Associate Professor of Law, IESEG School of Management, Univ. Lille, CNRS, UMR 9221 - LEM - Lille Économie Management, IÉSEG School of Management
Aux États-Unis, un premier jugement vient de reconnaître comme légale l’utilisation d’œuvres acquises licitement pour entraîner un modèle d’IA. Mais l’affaire est loin d’être close.
Texte intégral (2887 mots)

Aux États-Unis, un premier jugement autorise l’usage d’œuvres légalement acquises pour l’apprentissage des modèles d’intelligence artificielle, mais le recours à des contenus piratés est, lui, explicitement condamné. Un coup d’arrêt pour les auteurs, et un bouleversement juridique aux enjeux internationaux ?


En 2024, les auteurs Andrea Bartz, Charles Graeber et Kirk Wallace Johnson ont porté plainte contre Anthropic, l’un des géants de l’intelligence artificielle (IA), l’accusant d’avoir utilisé leurs ouvrages pour entraîner son modèle de langage Claude.

Cette affaire s’inscrit dans une série de litiges similaires : au moins 47 procès ont déjà été engagés aux États-Unis, visant différentes entreprises consacrées à l’IA. La question principale ? Les modèles d’IA auraient été entraînés à partir d’œuvres protégées par le droit d’auteur, sans autorisation préalable des auteurs, en violation ainsi de leurs droits exclusifs.

Une problématique universelle

Mais ce type de conflit ne se limite pas aux États-Unis : des contentieux similaires émergent dans le monde entier.

Partout, ce sont donc les juges qui, faute de précédents juridiques clairs, doivent trancher des affaires complexes (les hard cases, comme les appellent les auteurs états-uniens). Le droit d’auteur varie d’un pays à l’autre, certes, mais le cœur du conflit reste universel : des créateurs humains confrontés à une technologie non humaine qui bouscule leur place, leur légitimité et leur avenir.

Du côté des entreprises d’IA, l’argument est tout autre : selon elles, l’utilisation de contenus protégés dans le cadre de l’entraînement de modèles relève du fair use (usage équitable), c’est-à-dire une exception aux droits exclusifs des auteurs existant dans le droit américain. En d’autres termes, elles estiment ne pas avoir à demander la permission ni à verser de droits aux auteurs.

Cette position alimente une crainte croissante chez les auteurs humains : celle d’être dépossédés de leurs œuvres ou, pire encore, d’être remplacés par des IA capables de produire des contenus en quelques secondes, parfois de qualité comparable à celle d’un humain.

Guerre de récits

Ce débat est désormais au cœur d’une guerre de récits, relayée à la fois dans les médias et sur les réseaux sociaux. D’un côté, les défenseurs du droit d’auteur traditionnel et des créateurs humains ; de l’autre, les partisans des technologies disruptives et des avancées rapides de l’IA. Derrière ces récits, on assiste à une véritable confrontation entre modèles économiques, celui des auteurs humains et des industries fondées sur le droit d’auteur « traditionnel » (éditeurs, producteurs cinématographiques et musicaux, entre autres), et celui des entreprises et investisseurs développant des technologies de l’IA « révolutionnaires ».


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Bien que le copyright ait été conçu au début du XVIIIᵉ siècle en Angleterre, dans un paradigme technologique qu’on peut appeler « analogique », jusqu’à présent il a su s’adapter et aussi profiter des technologies à l’époque considérées comme « disruptives », telles que la photographie, le phonographe, le cinéma et, plus tard, le paradigme numérique et Internet. Cependant, aujourd’hui il se retrouve mis à l’épreuve à nouveau, peut-être plus sérieusement que jamais, par l’IA générative. Le droit d’auteur pourra-t-il aussi s’adapter à l’IA ou est-il, cette fois, en menace de disparition, de changements radicaux ou encore condamné à l’insignifiance ?

Des intérêts publics, géopolitiques et géoéconomiques pèsent aussi sur ces cas juridiques. Dans l’actuel ordre mondial multipolaire et conflictuel, des pays ne cachent pas leurs ambitions de faire de l’intelligence artificielle un atout stratégique.

C’est le cas des États-Unis de Donald Trump, lequel n’hésite pas à recourir aux politiques publiques pour soutenir le leadership des entreprises états-uniennes en matière d’IA, vraie « raison d’État ». Cela engendre une politique de dérégulation pour éliminer des règles existantes considérées comme des obstacles à l’innovation nationale. Pour des raisons similaires, l’Union européenne a décidé d’aller dans la direction contraire, en assignant à l’innovation en IA un cadre juridique plus contraignant.

Les décisions des tribunaux états-uniens servent de boussole

Le 23 juin 2025, le juge Alsup du Tribunal du district nord de Californie a rendu la première décision, dans le cadre d’un procès en procédure sommaire introduit par les auteurs mentionnés précédemment contre l’entreprise Anthropic, par laquelle il a établi que l’utilisation d’œuvres protégées par des droits d’auteur, acquises de manière légale, pour entraîner des modèles de langage à grande échelle (LLM), constitue un usage légitime (« fair use ») et ne viole donc pas les droits d’auteur de leurs titulaires.

De même, cette décision a également établi que le téléchargement d’œuvres protégées par le droit d’auteur depuis des sites pirates ne pourra jamais être considéré comme un usage légitime, constituant ainsi une violation du droit d’auteur (même si ces œuvres ne sont pas utilisées pour entraîner des LLM et sont simplement stockées dans une bibliothèque à usage général).

Les décisions rendues par les tribunaux états-uniens en matière de droits d’auteur, bien qu’elles ne produisent d’effets juridiques que sur le territoire des États-Unis, servent généralement de boussole quant à l’évolution de la régulation des nouvelles technologies disruptives. Cela est dû non pas tant au prestige de la culture juridique nord-américaine, mais au fait que les plus grandes entreprises technologiques ainsi que les industries culturelles du cinéma, de la télévision et de la musique sont implantées aux États-Unis.

C’est la jurisprudence nord-américaine qui a établi en son temps que les enregistreurs à cassette (affaire Betamax (Sony)) ne violaient pas les droits d’auteur. Ce sont également les tribunaux américains qui ont statué que les réseaux de partage de fichiers peer-to-peer contrevenaient au droit d’auteur (affaires Napster et Grokster), entraînant la fermeture massive de ces sites.

Actuellement, la technologie accusée de porter atteinte au droit d’auteur est donc l’intelligence artificielle générative.

Les affaires pour violation présumée des droits d’auteur contre les géants états-uniens de l’IA générative (comme OpenAI, Anthropic, Microsoft, etc.) peuvent être regroupées en deux catégories :

  • l’utilisation d’œuvres protégées pour entraîner les algorithmes (problème des « inputs »),

  • et la reproduction totale ou partielle d’œuvres protégées dans les résultats générés par l’IA générative (problème des « outputs »).

Une victoire à la Pyrrhus pour les entreprises d’IA ?

Le litige opposant Bartz à Anthropic relève de la première catégorie. Bartz et d’autres auteurs accusent Anthropic d’avoir utilisé leurs œuvres pour entraîner ses algorithmes sans paiement ni autorisation. Il convient de rappeler que, tant aux États-Unis qu’ailleurs dans le monde, l’ensemble des droits d’exploitation d’une œuvre revient à son auteur. De son côté, Anthropic a fait valoir que cette utilisation devait être considérée comme un usage légitime ne nécessitant ni rémunération ni autorisation préalable.

La doctrine du fair use, codifiée à la section 107 du 17 US Code (recueil des lois fédérales), prévoit que, pour déterminer si l’utilisation d’une œuvre est conforme à la loi, le juge doit apprécier au cas par cas si les quatre critères posés par la loi favorisent le titulaire du droit d’auteur (le demandeur) ou la personne qui a utilisé l’œuvre (le défendeur).

Ces quatre critères sont :

  1. le but et la nature de l’utilisation, notamment si elle est de nature commerciale ou à des fins éducatives sans but lucratif ;

  2. la nature de l’œuvre protégée ;

  3. la quantité et la substance de la partie utilisée par rapport à l’ensemble de l’œuvre ;

  4. l’effet de l’utilisation sur le marché potentiel ou la valeur de l’œuvre protégée.

Dans l’affaire en question, le juge Alsup a opéré une distinction entre les usages légitimes d’œuvres légalement acquises et ceux qui ne le sont pas.

Dans le premier cas, Anthropic affirmait avoir acheté des œuvres protégées en format papier, les avoir scannées, converties au format numérique, puis avoir détruit les copies physiques (ce point étant juridiquement important car il s’agit alors d’un simple changement de format, sans reproduction de l’œuvre originale), afin de les utiliser pour entraîner son modèle LLM. Le juge Alsup a estimé que cet usage était légitime, compte tenu de l’acquisition licite des œuvres et en donnant la priorité au premier critère, avec le soutien de la jurisprudence relative au « transformative use » (plus l’usage d’une œuvre est novateur, plus il est probable qu’il soit considéré comme du fair use).

Concernant les œuvres acquises illégalement, soit environ 7 millions d’œuvres téléchargées depuis des bibliothèques pirates telles que Library Genesis et Pirate Library Mirror, le fair use n’a pas été retenu. D’une part, Anthropic ne pouvait ignorer la provenance illicite de ces œuvres, ce qui empêche tout usage légitime ultérieur. D’autre part, le simple fait de les conserver dans un dépôt numérique, même sans les avoir utilisées pour entraîner ses algorithmes, ne constitue pas une défense recevable, car Anthropic n’a aucun droit à leur copie ou à leur stockage.

En conséquence, s’agissant des œuvres téléchargées depuis des sites pirates, la procédure se poursuit, et Anthropic devra faire face à un procès sur le fond, qui pourrait lui coûter très cher, la législation américaine en matière de droit d’auteur autorisant l’octroi de dommages-intérêts forfaitaires (« statutory damages ») pouvant aller jusqu’à 150 000 dollars américains par œuvre en cas d’infraction commise de mauvaise foi.

Des réactions divergentes

Certains commentateurs ont salué cette décision comme une victoire éclatante pour les entreprises de l’IA. Une lecture plus nuancée s’impose. S’il s’agit bien de la première décision reconnaissant comme légitime l’utilisation d’œuvres protégées, acquises légalement, pour l’entraînement d’un système d’IA, elle établit également que l’usage d’œuvres issues de sites pirates, même transformé, ne pourra jamais être considéré comme légitime. En d’autres termes, l’utilisation d’œuvres piratées restera toujours illégale. Cette décision pourrait accélérer la négociation de licences permettant l’acquisition légale d’œuvres à des fins d’entraînement de LLM, une tendance déjà amorcée.

Les critiques à l’encontre de cette décision n’ont pas tardé. Certains reprochent au juge Alsup une mauvaise interprétation du droit fédéral et de la jurisprudence, en particulier de l’arrêt Warhol v. Goldsmith rendu en 2023 par la Cour suprême, qui a établi que le premier critère pouvait être écarté s’il compromettait fortement le quatrième : à savoir, si une œuvre dérivée concurrence ou diminue la valeur de l’œuvre originale.

En outre, il convient de souligner que cette décision est celle d’un tribunal de première instance. Il faudra attendre l’avis de la cour d’appel, voire, en dernier ressort, de la Cour suprême des États-Unis, en tant qu’interprète ultime de la loi. En tout cas, cette décision semble avoir une valeur symbolique importante.

La situation en Europe

Des litiges similaires ont également été engagés en Europe et dans d’autres pays. Bien que les législations sur le droit d’auteur soient proches de celle des États-Unis, elles présentent des différences notables.

En Europe continentale, il n’existe pas d’équivalent à la doctrine du fair use : le droit y repose sur un système d’exceptions et de limitations strictement énumérées par la loi, dont l’interprétation est restrictive pour les juges, à la différence de la souplesse dont jouissent leurs homologues états-uniens.

Par ailleurs, bien que la directive européenne de 2019 ait instauré une exception spécifique pour la fouille de textes et de données, sa portée semble plus limitée que celle du fair use nord-américain. En outre, dans le cadre d’usages commerciaux, les titulaires de droits d’auteur peuvent y faire opposition (« opt-out »).

Enfin, l’Union européenne dispose d’autres instruments susceptibles d’encadrer les IA, tels que le règlement sur l’IA, qui établit diverses garanties pour le respect des droits d’auteur, sans équivalent dans la législation états-unienne.

Répercussions internationales ?

Pour conclure, il convient de noter que le conflit entre droit d’auteur et IA dépasse les seules considérations juridiques.

La course au leadership en matière d’IA revêt aussi une forte dimension nationale. À cette fin, les pays rivalisent entre eux pour favoriser leurs entreprises par tous les moyens à leur disposition, y compris juridiques.

Compte tenu de la politique de régulation minimaliste et des directives émises par le gouvernement Trump, il ne serait donc pas surprenant que des juges idéologiquement proches du président adoptent des interprétations allant dans ce sens, privilégiant les intérêts des entreprises d’IA au détriment des titulaires de droits d’auteur. Une perspective qui relève du pragmatisme juridique états-unien.

Richard Posner, ancien juge fédéral, a d’ailleurs suggéré que, face à des « affaires difficiles », les juges ne suivent pas aveuglément les règles logiques et procédurales, mais qu’ils les résolvent de manière pragmatique, en tenant compte des conséquences possibles de leurs décisions et du contexte politique et économique.

Sous l’angle du « lawfare », le droit d’auteur pourrait bien devenir un nouveau champ de bataille dans la course mondiale à la domination technologique entre les États-Unis, l’Union européenne et la Chine.

The Conversation

Maximiliano Marzetti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

16.07.2025 à 17:55

Comment le cirque réimagine la coopération

Sandrine Stervinou, Professeur Associé, Audencia
Catherine Morel, Professeur associé Marketing, Audencia
Galapiat, une compagnie de cirque contemporain, a délaissé le statut d’association pour celui de Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC). Pourquoi un tel changement de gouvernance ?
Texte intégral (1902 mots)

Galapiat, une compagnie de cirque contemporain basée en Bretagne, a délaissé le statut d’association pour celui de Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC). Comment réussir ce changement de gouvernance ? En créant de nouvelles pratiques managériales.


Le cirque contemporain, narratif, engagé et inspiré de diverses disciplines artistiques, tient une place non négligeable dans notre pays. Les compagnies se sont multipliées, leur nombre passant de 15 à 600 en 40 ans. Elles complètent l’offre du cirque traditionnel, généralement familial et sous chapiteau – Bouglione, Arlette Gruss ou Pinder. Ces troupes proposent des spectacles dans lesquels les artistes s’emparent de questions de société et font appel tout autant à la raison… qu’aux émotions des spectateurs.

Dans ce monde du cirque contemporain, Galapiat Cirque a piqué notre intérêt, car la compagnie est considérée comme atypique grâce à sa taille, son succès et sa longévité. Le modèle de la Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) lui a permis de développer une activité commerciale tout en préservant l’esprit collaboratif. Galapiat Cirque est une référence en Bretagne, la région qui l’a accueilli il y a près de 20 ans. La compagnie offre de 100 à 160 représentations par an, avec un budget avoisinant les 800 000 € et un collectif de 37 membres-associés.

A la suite d'une première rencontre avec son administrateur en 2015, peu de temps après que Galapiat Cirque soit devenu une SCIC, nous avons voulu comprendre le choix du modèle coopératif et son impact sur le succès de la compagnie. À partir de quinze entretiens et de la participation à différentes réunions, nous avons publié une étude de cas. Elle permet d’identifier les leçons à tirer pour les organisations culturelles qui choisiraient ce modèle de gouvernance.

Société coopérative d’intérêt collectif

« Les coopératives sont des acteurs clés dans la préservation et le développement du patrimoine culturel mondial. Elles offrent de bonnes conditions de travail, la possibilité […] de transmettre notre patrimoine aux générations futures de manière durable et inclusive », rappelle Iñigo Albuzuri, président de l’Organisation internationale des coopératives de production industrielle, d’artisanat et de services (CICOPA).

La Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) est un modèle hybride alliant mission sociale, non lucrativité et activité commerciale. Divers acteurs – salariés, usagers, associations, collectivités locales, partenaires privés – peuvent détenir des parts sociales de l’entreprise pour en devenir membres-associés. Ce statut leur permet de participer aux grandes décisions de l’organisation selon le principe « une personne (morale ou physique), une voix ».

Présentation du modèle de la SCIC.

Les bénéfices doivent majoritairement être mis en réserves impartageables pour soutenir la structure – à hauteur d’au minimum 57,4 %. Souvent, ils le sont à 100 % sur décision des membres-associés. Certains commentateurs y voient le croisement entre la coopérative, la société commerciale et l’association. Créé en 2001, ce statut attire régulièrement de nouveaux candidats. En 2024, on compte 417 SCIC en France, employant plus de 15 000 personnes pour un chiffre d’affaires de 1,6 milliard d’euros.

Les SCIC culturelles, elles, restent rares. Selon le site des SCIC, elles représentent, en 2024, seulement 8,5 % des coopératives, en comptant les SCIC dans le domaine sportif. Pourtant dès 2015, l’État a encouragé leur création, notamment dans le cadre d’évènements tels que les forums « entreprendre dans la culture ».

Pourquoi l’association Galapiat Cirque a-t-elle fait le choix de la SCIC et avec quel impact ?

Pas de chef

Galapiat Cirque a été créé sous forme associative en 2006 par six artistes fraîchement sortis du Centre National des Arts du Cirque (CNAC) à Châlons-en-Champagne, l’une des trois grandes écoles de cirque françaises. Ces cinq hommes et une femme, venus de pays et d’horizons différents, rêvent d’un spectacle collectif itinérant. Allant à l’encontre de l’avis de leurs professeurs, ils se lancent dans la création de leur premier spectacle sans metteur en scène. Ce sont les prémisses du principe du « pas de chef ».


À lire aussi : La coopérative, un modèle d’innovation sociale et écologique


Si le succès artistique et financier est rapidement au rendez-vous pour le spectacle Risque Zéro, le statut associatif montre, lui, ses limites. Chacun des six artistes veut pouvoir affirmer sa propre voix et créer les spectacles qui lui ressemblent. Chaque projet se gère indépendamment, avec son propre budget. En cas de déficit, c’est le bureau de l’association – président, secrétaire et trésorier – qui en assume la responsabilité. Or, comme souvent dans les associations, les personnes du bureau sont assez éloignées du cœur de l’activité. Avec la croissance, la situation se tend pour l’équipe administrative qui prend des décisions sans en avoir la légitimité, créant un sentiment d’inconfort voire de mal-être.

« C’est un des paradoxes du milieu culturel : on est tous sous forme associative, alors que la plupart du temps, les associations sont totalement fantoches […]. J’ai l’impression que la forme SCIC a changé des choses, en tout cas a accéléré ce processus de légitimation des salariés. […] Une tentative de faire coller la forme à la réalité le plus possible » souligne un associé de Galapiat.

Après une longue période de gestation ponctuée de nombreuses rencontres et discussions, le statut de SCIC est finalement adopté en 2015.

Décider collectivement

Choisir le statut SCIC structure la vision du projet de cirque collectif. Il permet de donner une voix identique à tous les membres – sont membres ceux qui ont pris au minimum une part sociale, d’un montant symbolique de 25 euros. Selon l’administrateur de la compagnie, le projet est avant tout motivé par la volonté d’entériner un fonctionnement le plus démocratique possible, en prenant en compte l’ensemble des avis, les positions de toutes les personnes investies – soit trente-sept membres.


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Les artistes approchant ou dépassant la quarantaine, l’envie de transmettre, d’accompagner de jeunes compagnies, de partager et de se sédentariser se fait sentir. Un groupe de travail, composé de volontaires (artistes et administratifs) se met à la recherche d’un lieu. Au bout de trois ans, un lieu atypique a été proposé, discuté et validé en assemblée générale.

« On aura pris une décision collective. Et oui, ça prend du temps. Alors c’est imparfait, hein ? Cette recherche permanente de trouver un chemin commun à 37 est unique. C’est vraiment pour ça que je suis chez Galapiat en fait. Aujourd’hui, plus que pour le cirque en fait » estime un des salariés-associés

« Statut n’est pas vertu »

Se structurer en coopérative ne garantit pas une participation réelle de tous à la prise de décision et à l’absence de chef. « Statut n’est pas vertu. » Pour éviter la concentration de pouvoir et favoriser le partage des responsabilités, la SCIC étudiée a établi une co-gérance tournante à trois personnes, chaque membre devenant co-gérant à un moment donné pour une durée de trois ans.

« L’idée est de ne pas tout mettre sur les épaules d’une personne. C’est mon interprétation de la raison pour laquelle on a décidé de passer sur une co-gérance tournante » rappelle un artiste-associé

Au quotidien, les co-gérants sont aidés par le Groupement d’Accompagnement à la Gérance (GAG), groupe de six volontaires nommés pour un an renouvelable. Il se réunit chaque mois et gère la vie coopérative : organisation des Assemblées générales (AG), lien avec les structures partenaires, questions juridiques, relations avec les associés, etc. Il assume également la responsabilité d’employeur et mène, par exemple, les entretiens annuels des salariés.

Trois bonnes pratiques managériales

Dans les fondamentaux de la coopérative circassienne, on trouve la volonté de faire vivre le collectif, d’assurer une juste rémunération des salariés, d’incarner au maximum les valeurs coopératives et de s’engager dans l’environnement local et la défense du milieu culturel.

La SCIC reprend les trois bonnes pratiques managériales qui ont fait leurs preuves en coopérative : la clarification de l’organisation, la co-gérance, la co-contruction du projet. Mais, elle va plus loin, cherchant l’équilibre entre partage du pouvoir et des responsabilités, incitant chaque membre à en prendre une part équitable, au nom du collectif.

Cet art de la coopération permet d’éviter la dégénérescence des coopératives, souvent présentée comme inéluctable. Galapiat Cirque garde une vision optimiste et continue d’imaginer des futurs organisationnels désirables tout en ayant une vision lucide des risques que le collectif doit affronter. Comme ils le disaient il y a 20 ans, dans le cirque, le risque zéro n’existe pas.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

16.07.2025 à 13:58

Disneyland : les 70 ans d’un parc animé d’un dessein mondial

Thibaut Clément, Maître de conférences en civilisation américaine, Sorbonne Université
Soixante-dix ans après sa création, Disneyland a redéfini notre rapport à l’espace, au divertissement, et au travail – entre utopie consumériste, conformisme social et rites modernes d’évasion.
Texte intégral (1776 mots)

Soixante-dix ans après son ouverture, le 17 juillet 1955 à Anaheim en Californie, Disneyland constitue aujourd’hui plus que jamais le prototype d’une industrie d’un genre nouveau, dont les ramifications – mondialisation culturelle, pratiques managériales « performatives », divertissement et urbanisme « post-modernes » – ne cessent de s’étendre. Retour sur un phénomène qui devait révolutionner les pratiques de loisirs.


Septembre 1959. Nikita Khrouchtchev, en visite d’État aux États-Unis, se voit refuser la visite de Disneyland pour des motifs de sécurité. Outre provoquer la colère du dignitaire soviétique, cet incident diplomatique mineur renforce la fonction symbolique du parc dans l’Amérique d’après-guerre qui, d’échappée temporaire aux réalités angoissantes de la guerre froide, s’établit de fait en sanctuaire infranchissable au communisme et à ses émissaires. C’est dire l’influence politique et économique d’une entreprise – et avec elle, d’une industrie entière – pourtant préoccupée de cultiver une certaine insouciance parmi son public.

Avec ses « lands » ou contrées, disposées en éventail autour de son château de conte de fées et soigneusement thématisées autour des genres cinématographiques dominant alors le box-office, Disneyland, inauguré le 17 juillet 1955 à Anaheim (Californie), fournit au secteur son prototype autant que son emblème.

Sans surprise, Disney raflait avant la pandémie de Covid-19 les neuf premières places des 25 parcs les plus fréquentés du monde ainsi que 60 % de leurs 255 millions d’entrées.

Une riche généalogie

Si, bien sûr, Disneyland fut le premier à convoquer des décors et des imaginaires populaires empruntés au film, d’autres parcs auront avant lui témoigné d’un même goût pour un paysagisme « illusioniste », tels les jardins à l’anglaise, dont l’apparence « naturelle » tient d’un art consommé de l’artifice. Et dans leurs ambitions de pourvoir aux amusements et à l’émerveillement des visiteurs, Disneyland et ses avatars sont les légataires des Tivoli qui, ouverts en France dans des parcs autrefois privés et rendus publics avec la Révolution, offrent aux foules les divertissements jusqu’alors réservés à l’aristocratie : parades et spectacles, feux d’artifice, jeux, mais aussi merveilles de la technique, tels que vols en ballon, « katchelis » (ou, « roues diaboliques ») et autres « promenades aériennes » (premières itérations des grandes roues ou des montagnes russes).

La généalogie des parcs à thèmes les relie également aux panoramas (et à leurs cousins, les dioramas), aux jardins zoologiques (en particulier ceux édifiés par l’Allemand Carl Hagenbeck), voire aux expositions coloniales – tous dispositifs immersifs propices aux voyages immobiles et destinés à étancher la soif de dépaysement d’un XIXe siècle européen épris d’exploration et de conquête.

Ouvrant une nouvelle ère des loisirs, l’âge industriel a tôt fait de mettre ses moyens au service de l’amusement des masses : la Révolution industrielle fournit aussi bien leurs publics que leurs technologies aux premiers parcs d’attractions (dont les Luna Park [1903] et Dreamland [1904] de Coney Island à New York) – quand les prodiges de la technologie ne constituent pas l’objet même du spectacle, à l’instar des expositions universelles.

La thématisation

Comme sa désignation de parcs à thèmes le laisse entendre, c’est la thématisation qui, en assurant la cohérence et l’exotisme de chacune de ses contrées, fournit à Disneyland le principe organisateur d’une industrie encore à naître – à la différence des simples « parcs d’attractions » d’alors. Mieux encore, la thématisation y convoque un imaginaire cinématographique identifiant chacun des « lands » à des univers de fiction canoniques : aventure, western, science-fiction et, bien sûr, les films d’animation des studios.

Le temps de la visite, les thèmes substituent à l’« ici » et au « maintenant » du réel un ailleurs imaginaire, fournissant la pierre angulaire d’un art du récit dans l’espace : les paysages exotiques du parc suffisent en quelque sorte à mettre en scène le visiteur dans son propre rôle de touriste, l’invitant à rejouer le scénario du voyage en pays inconnu.

Maintenant au loin les réalités ordinaires du quotidien et marquée par de hautes murailles, la séparation dedans-dehors/ici-ailleurs confère à l’entrée dans le parc quelque chose d’une traversée du miroir. Tout naturellement, le franchissement de seuils « magiques » successifs conduira un ethnologue à voir dans les parcs à thèmes, avec leurs rituels collectifs et imaginaires féériques, un analogue des lieux de pèlerinage et l’équivalent moderne des mystères et rites de passage ancestraux.

Éloge du libre marché

De toutes ses dimensions collectives et sociales, c’est le caractère supposément disciplinant du parc qui aura le plus retenu l’attention des critiques – lesquels y voient volontiers l’expression même de l’hégémonie capitaliste. Lieux privilégiés de la fausse conscience et marqueurs par excellence de la condition « post-moderne », les parcs à thèmes substitueraient la copie à l’original pour mieux mystifier le visiteur et l’inciter à une consommation effrénée.

Les parcs sont de fait le véhicule de grands récits qui leur fournissent une indéniable coloration idéologique. Le colonialisme constitue en quelque sorte le corollaire naturel de la quête d’exotisme que les parcs entendent satisfaire au travers de paysages prétendument sauvages et inexplorés : forêts tropicales, Ouest américain, ou cosmos. C’est à un éloge du libre marché comme moteur de progrès social et technique que s’adonnent les parcs Disney, lesquels effacent toute trace de conflits (y compris à Frontierland, inspiré du genre pourtant réputé violent du Western) et livrent de l’histoire une vision linéaire et consensuelle.

Enfin, à l’image des banlieues résidentielles d’après-guerre qui les voit naître, l’ordre « familial » des parcs prioritairement dévolus aux classes moyennes en fait aux États-Unis aussi bien le relais d’un certain conformisme social que l’un des instruments de la ségrégation urbaine, aidé en cela par des entrées payantes et une localisation excentrée.

Écarts de conduite

Disneyland comme ses prédécesseurs se prête pourtant à bien des écarts de conduite, assouvissant même pour certains les penchants anarchistes du public autant que ses plaisirs licencieux : déjà la foule populaire de Coney Island se voyait priée de saccager la porcelaine d’un intérieur bourgeois dans un grand jeu de chamboule-tout, quand les « tunnels de l’amour » permettaient aux corps de se rapprocher loin du regard des chaperons. Tout comme au carnaval, ce renversement temporaire des hiérarchies et des valeurs ne vaut peut-être toutefois que comme « soupape de sécurité » au service de l’ordre établi, désamorçant par le jeu toute velléité contestataire.

Il reste que loin d’être passif, le public déjoue parfois le script attendu : dans des mises en scène plus ou moins élaborées, certains prennent un malin plaisir à afficher des mines blasées ou à dénuder scandaleusement leurs poitrines lors de « photos finish » censées les surprendre au beau milieu de chutes vertigineuses.

De même, l’ambiance familiale et l’apparente hétéro-normativité des parcs Disney les désignent comme lieux d’activisme pour la visibilité LGBTQIA+, au travers de gays days originellement « sauvages » et désormais programmés avec l’assentiment de l’entreprise.

Un « Tchernobyl culturel »

Symbole de la mondialisation, Disneyland aura vu son arrivée en France décriée comme un « Tchernobyl culturel », quand le Puy du Fou exporte son savoir-faire – y compris auprès de régimes autoritaires – sans, lui, causer d’émotions particulières. Certains exemples défient également les récits conventionnels d’une mondialisation pilotée depuis les États-Unis : né en 1983 de la volonté de l’entreprise japonaise qui le détient et première déclinaison internationale d’un parc à thèmes, Tokyo Disneyland relève en vérité de l’import, non de l’export, culturel.

Si Disney est directement partie prenante de l’édification de villes entières (telles Celebration (Floride, États-Unis) ou Val d’Europe (Seine-et-Marne), où l’entreprise se fait parmi les plus puissants relais du New Urbanism), certaines municipalités de République populaire de Chine se font décor et, à l’image de parcs à thèmes, revêtent l’apparence de villes lointaines comme Paris ou Hallstatt.

Ce sont jusqu’aux pratiques managériales des parcs à thèmes qui se répandent dans les entreprises de services (restauration, hôtellerie, santé, etc.) selon des logiques de Disneyisation.

La composante la plus marquante en est certainement le « travail performatif », qui encourage les employés à considérer leur activité comme performance théâtrale et à convoquer certaines émotions pour mieux se conformer aux exigences de leur rôle. Entre jeu et travail cette fois, les parcs à thèmes brouillent, une fois de plus, les frontières.


Adapté de : Thibaut Clément, « Parcs à thèmes », dans : Fabrice Argounès, Michel Bussi, Martine Drozdz (dir.), Nos lieux communs. Une géographie du monde contemporain, Paris, Fayard, 2024, pp. 466-470

The Conversation

Thibaut Clément ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

16.07.2025 à 12:35

Réouverture du Waldorf Astoria : ce que l’histoire de cet hôtel dit de la crise de l’establishment états-unien sous Trump

Alex Prior, Lecturer in Politics with International Relations, London South Bank University
Légende américaine, liée à jamais à l’histoire du pays, l’hôtel Waldorf Astoria est évité par les présidents depuis Barack Obama, après son rachat par des propriétaires chinois.
Texte intégral (5427 mots)
La mythique entrée du Waldorf Astoria sur Park Avenue à New York. Shutterstock/Gordon Bell

Après huit années de rénovation, le Waldorf Astoria de New York devrait rouvrir ses portes prochainement et accueillir de nouveaux clients.


Le Waldorf – comme on l’appelle communément – va bientôt rouvrir ses portes. Cet établissement hôtelier new-yorkais de prestige a introduit le service en chambre, les cordons de velours, le red velvet cake et la sauce Thousand Island. Il a donné son nom à une salade, à une chaîne de cantines, ainsi qu’à une forme aujourd’hui oubliée de démocratie.

En 1907, le romancier Henry James affirmait que le Waldorf incarnait ce qu’il appelait « l’esprit hôtelier » : un lieu où tout le monde était égal – à condition de pouvoir payer l’entrée. Pour James, les hôtels définissaient la culture et les idéaux émergents des États-Unis. Selon lui, ce nouvel esprit était celui de l’opportunité ; une élite nouvelle, accessible non par le sang, mais par l’argent.

Comme l’a écrit l’historien et journaliste David Freeland, le Waldorf ouvrait généralement ses portes à tous ceux qui étaient « capables et disposés à payer », à condition qu’ils se comportent de manière convenable. Cette éthique a été façonnée par le premier maître d’hôtel du Waldorf, Oscar Tschirky – connu simplement comme « Oscar du Waldorf » parce que son nom était difficile à prononcer.

« Nos innovations étaient saisissantes et sensationnelles mais toujours empreintes de distinction », disait Tschirky dans son autobiographie, rédigée par un prête-plume en 1943.

Parmi ces innovations : la création de la « suite présidentielle », où se tinrent notamment des négociations entre les suffragistes et le président Woodrow Wilson (1913-1921), faisant de l’hôtel un improbable foyer du féminisme états-unien.

Le Waldorf est donc bien une institution états-unienne – ou du moins l’a-t-il été.

Il est désormais la propriété d’investisseurs chinois, et n’a plus accueilli de président depuis Barack Obama, en raison de soupçons de risques pour la sécurité nationale. La marque elle-même a été diluée, avec 32 établissements « Waldorf Astoria » répartis dans le monde.

L’histoire du Waldorf résume la crise moderne de l’establishment états-unien. Peu de lieux incarnent mieux la genèse de l’élite américaine – beaucoup plus fondée sur l’argent que sur les origines sociales. Et depuis une dizaine d’années, la position de l’hôtel – comme celle des classes dirigeantes – a été attaquée par un autre propriétaire d’hôtel : Donald Trump.

Trump a sa propre vision de l’usage de ces palais modernes pour incarner sa puissance – et ses innovations sont tout sauf raffinées. Que peuvent alors nous apprendre les origines de cette ancienne institution sur l’Amérique d’aujourd’hui ? En tant que chercheur spécialisé dans les institutions politiques et démocratiques, j’étudie le rôle des hôtels dans l’histoire de la démocratie américaine. Et cette histoire particulière commence avec un serveur né en Suisse.

Oscar du Waldorf, l’hôte du monde

Tschirky est né en 1866 dans le village alpin suisse du Locle. En 1883, lui et sa mère embarquent à bord du paquebot France, à destination de New York. Dans son livre, il se souvient de l’annonce faite par sa mère :

« Oui, Oscar, nous allons partir en Amérique et vivre avec ton frère dans ce grand pays d’abondance où nous pourrons avoir tout ce que nous avons toujours désiré. »

Cette nuit-là, selon ses Mémoires, marqua « le début de la carrière d’Oscar en tant que serviteur et conseiller adoré des grands et des puissants de ce monde ». Il faudra attendre dix ans après son arrivée à New York pour que Tschirky intègre le Waldorf – alors sur le point d’ouvrir – comme maître d’hôtel. Son contrat débute le 1er janvier 1893, en amont de l’inauguration officielle de l’hôtel de la Cinquième Avenue, qui interviendra en mars. Il occupera ce poste pendant un demi-siècle, en tant qu’« hôte du monde ».

Tschirky restera en poste lorsque l’hôtel s’agrandit en 1897, avec la construction par John Jacob Astor, quatrième du nom, de l’hôtel Astoria, plus grand et plus haut, relié au Waldorf voisin. En 1931, l’hôtel est contraint de déménager après la démolition de son emplacement initial, destiné à accueillir l’Empire State Building. Le « nouveau » Waldorf Astoria New York rouvre alors sur Park Avenue, flanqué de ses célèbres tours, devenant ainsi le plus haut hôtel du monde à l’époque.

Tschirky est né un an après la fin de la guerre de Sécession. Il grandit dans une Amérique marquée par les lois Jim Crow et la ségrégation. Il vivra assez longtemps pour voir le droit de vote accordé aux femmes, mais pas les réformes des droits civiques des années 1960.

Dans ce contexte agité, Tschirky semble avoir fait de son mieux pour maintenir le Waldorf à l’écart de la politique. Il s’en tient aux conseils du directeur de l’hôtel, George Boldt (lui-même immigré allemand), qui lui avait dit que « ce n’était pas à l’hôtel de régler les affaires internationales ».

Tschirky comprend, incarne et donne forme à « l’esprit hôtelier » d’une Amérique nouvelle, tout en présidant à l’établissement d’hôtels considérés comme des palais états-uniens non seulement pour les visiteurs, mais pour la nouvelle aristocratie nationale.

Un palais présidentiel

Le Waldorf a accueilli tous les présidents des États-Unis, de Grover Cleveland (1885-1889 et 1893-1897) à Franklin D. Roosevelt (1933-1945).

Au printemps 1897, Cleveland se trouve au Waldorf avec des membres de son ancien cabinet, qui souhaitent le voir désigné candidat démocrate pour l’élection de 1900. Il s’agit là de la première mention de la « démocratie Waldorf » – une expression désignant alors ce nouveau groupe interne (et dans une certaine mesure distinct) du Parti démocrate, appelé « la démocratie ».

Photo en noir et blanc de politiciens américains de 1895 assis dans un salon
Le président Grover Cleveland (assis tout à gauche) et son cabinet, entre 1895 et 1896. Everett Collection/Shutterstock

Cette approche politique ne fait pas l’unanimité. Comme le rapporte The Ohio Democrat, le député Edward W. Carmack du Tennessee la qualifie de

« démocratie murée, car ils sont entre eux, ne représentant personne et incapables d’influencer un seul vote ».

Néanmoins, les élites politiques appréciaient le luxe qu’offrait le Waldorf. Les suites présidentielles y furent instaurées durant la présidence de Woodrow Wilson (1913–1921). Au Waldorf, cette célèbre suite reproduit le mobilier de la Maison Blanche et conserve encore aujourd’hui plusieurs souvenirs présidentiels (dont le fauteuil à bascule de John F. Kennedy).

L’hôtel était également très fréquenté par les célèbres « Four Hundred » de l’Âge doré – l’élite de la haute société new-yorkaise. Ce groupe, à l’origine dirigé par Caroline Astor née Schermerhorn, tirait son nom du nombre de personnes pouvant tenir dans la salle de bal de Mme Astor. La ville ancestrale de la famille, Walldorf, en Allemagne de l’Ouest, a même donné son nom à l’hôtel. Selon le livre de Tschirky, la grande salle de bal du Waldorf était :

« Le lieu où Teddy Roosevelt avait dîné, où les présidents McKinley, Taft, Wilson, Harding, Coolidge et Hoover avaient prononcé des paroles historiques à la nation, où des princes de sang royal avaient été reçus, où des figures illustres de tous horizons avaient été honorées. »

Le Waldorf s’avéra être un palais digne des présidents des États-Unis et de leurs délégations, et Tschirky, un « serviteur » à leur hauteur. Interrogé par l’Evening Star de Washington, Tschirky disait ne pas vouloir « parler des présidents, sauf pour dire que Franklin D. Roosevelt l’appelait “mon voisin de l’autre côté de l’Hudson” ».

Mais Tschirky, « malgré toutes ses relations avec les célébrités, n’oublia jamais qu’il était, en fin de compte, un serviteur », comme l’écrit David Freeland. Le Waldorf lui-même utilisait ce terme pour désigner son personnel.

Exclusivité, exclusion et « démocratie »

Le célèbre hôtelier Conrad Hilton, qui rachète le Waldorf en 1949, écrit dans son autobiographie Be My Guest :

« À l’origine, on disait que le Waldorf offrait l’exclusivité à ceux qui étaient déjà exclusifs. Plus tard, [l’écrivain et artiste] Oliver Herford déclara qu’il avait “apporté l’exclusivité aux masses”. Mais cette exclusivité demeura, qu’il s’agisse d’un congrès de trois mille personnes ou d’un tête-à-tête entre têtes couronnées. »

L’éthique du Waldorf projetait une idée du « bon goût » et cherchait à l’inculquer aux autres. Tschirky « éduquait discrètement les Américains aux subtilités de la gastronomie européenne ». En 1956, six ans après sa mort, le New York Times rappelait qu’avec Boldt, son directeur, il s’était donné pour mission d’apprendre aux gens à dépenser leur argent. Le Waldorf incarnait le bon goût en l’imposant à ses hôtes, en exigeant par exemple une « conduite appropriée ».

Mais avec l’exclusivité vient l’exclusion. D’où l’introduction par l’hôtel du cordon de velours. Selon les spécialistes des suites de luxe du Waldorf, cela avait pour but « d’instaurer de l’ordre… Le fait que cela créait un sentiment de prestige et de séparation était secondaire ».

La déclaration de Tschirky – « Tous ceux qui paient leurs factures sont sur un pied d’égalité » – reflète l’une de ses « règles de succès » :

« Soyez aussi courtois avec l’homme dans une chambre à cinq dollars qu’avec l’occupant de la suite royale. C’est une vieille règle, mais elle ne change pas. »

Cette philosophie montre comment l’hôtel pouvait être perçu, explique la spécialiste en études américaines Annabella Fick :

« [Cet établissement a] une qualité démocratique… même s’il est également élitiste. En cela, il renvoie à la conception démocratique de l’Amérique des débuts, qui faisait elle aussi la distinction entre les propriétaires fonciers et la foule. »

Ce n’était pas la seule distinction. Deux ans seulement après l’ouverture du Waldorf, la loi de 1895 sur l’égalité des droits dans l’État de New York (connue sous le nom de loi Malby), visant à abolir la discrimination raciale dans les lieux publics, suscite l’indignation de Boldt. Selon Freeland, Boldt déclare aux journalistes :

« Cette loi est un scandale, car elle nous empêche de choisir notre clientèle. Un homme qui dirige un hôtel de première classe doit respecter les souhaits de ses clients quant au type de personnes qu’il reçoit, et la loi ne devrait pas lui imposer ses vues. »

Dans son désir paradoxal de discriminer à sa guise – au nom de ses clients, réels ou supposés – Boldt offrait une parfaite illustration de l’exclusion inhérente à l’exclusivité. Sa déclaration annonçait également un système de ségrégation informelle, où les Noirs américains pouvaient entrer au Waldorf (et ailleurs), mais n’y étaient clairement pas les bienvenus.

Malgré cela, le Waldorf fut au cœur d’un basculement culturel états-unien majeur, qui « invitait » les Américains ordinaires à passer de l’autre côté du cordon de velours – à condition qu’ils puissent se le permettre. Comme l’écrivent James McCarthy et John Rutherford dans leur livre Peacock Alley (1931) :

« L’homme et la femme ordinaires… réprouvaient les démonstrations grandioses – surtout parce qu’ils savaient qu’elles dépassaient leur propre horizon de plaisir. L’arrivée du Waldorf fut toutefois une invitation adressée au public à goûter à cette grandeur. »

Et cela ne concernait pas que les clients payants. Lors de son 30e anniversaire, en 1923, le Waldorf éleva son personnel au rang d’invités.

« Pratiquement tout le personnel de l’hôtel était invité… L’événement atteignit le sommet de la démocratie version Waldorf, car serveurs et financiers, standardistes et capitaines d’industrie, préposés au vestiaire et princes du commerce étaient assis côte à côte, échangeant leurs souvenirs »,

témoignèrent les journalistes du Birmingham Age-Herald. L’article poursuit :

« Oscar était assis à la tête de sa propre table en tant qu’invité d’honneur. Pendant un court moment, Oscar ne fut plus l’hôte attentif… Durant une heure ou deux, Oscar fut lui-même l’invité, et toute la brigade de cuisine du Waldorf Astoria s’affaira à combler ses désirs et ceux de ses compagnons de table. »

A newspaper clipping from 1923
Oscar accompagné de son épouse Louise, dans les pages du Birmingham Age-Herald pour le 30ᵉ anniversaire du Waldorf. Le personnage du « Père Knickerbocker » (« culotte bouffante »), qui figure sur le dessin, est un symbole populaire de New York introduit au XVIIIᵉ siècle par l’auteur Washington Irving. Library of Congress

Mais ce n’était qu’une expérience temporaire. La « démocratie du Waldorf » décrite lors de cet évènement – où des personnes de tous horizons et statuts se mêlaient et socialisaient – était très différente de celle de l’entourage de Cleveland. Elle n’était pas partisane, mais institutionnelle.

La démocratie a signifié des choses différentes, à des moments différents, au sein du Waldorf – tout comme dans l’ensemble des États-Unis.

À son tour, le Waldorf a commencé à changer, voire à perdre de sa signification dans le paysage états-unien au moment de la présidence d’Obama.

Propriété chinoise

Le Waldorf a perdu son statut de « palais présidentiel » en 2014. Il a été acheté pour 1,95 milliard de dollars par une entreprise chinoise qui a ensuite été saisie par le gouvernement chinois. Un an plus tard, des préoccupations liées à la sécurité ont conduit le président Obama à préférer séjourner au Lotte New York Palace Hotel.

Le choix de son lieu de séjour par Obama – comme son choix d’éviter le Waldorf Astoria – a été largement commenté dans les médias. Cette décision a été perçue comme une « rupture avec des décennies de tradition ». ABC News y a vu la fin d’une époque, saluant :

« Adieu au Waldorf Astoria, bienvenue au Lotte New York Palace Hotel. »

Ce changement a aussi été présenté sous un angle géopolitique, notamment par le New York Times :

« Alors que des espions chinois fouillaient les courriels de la Maison Blanche, le président Obama a décidé de ne pas leur faciliter la tâche : il rompra avec la tradition et délaissera le Waldorf Astoria… M. Obama et d’autres responsables s’installeront quelques pâtés de maisons plus loin, au Lotte New York Palace. »

Le même article soulignait également que « les hôtels ont depuis longtemps représenté un maillon faible de la sécurité pour les responsables en déplacement et autres pesonnalités ». En fait, Nikita Khrouchtchev s’était un jour retrouvé coincé dans un ascenseur au Waldorf, et « pensait probablement qu’il s’agissait d’une tentative d’assassinat ».

Faire passer une tentative d’assassinat pour un « accident d’ascenseur » n’était probablement pas ce que Conrad Hilton avait en tête lorsqu’il imaginait ses hôtels comme « un moyen de combattre le communisme ». Bien au contraire – comme l’a exprimé la professeure Mairi Maclean, spécialiste des élites économiques – Hilton voyait dans les hôtels un moyen de « favoriser la paix dans le monde à travers le commerce et les voyages internationaux ».

Le droit de vote des femmes

Le Waldorf n’a peut-être pas instauré la paix mondiale, mais il a joué un rôle dans certains moments de l’histoire états-unienne, car il a toujours été vu comme un lieu stratégique pour influencer les décideurs, notamment en 1916. Le droit de vote des femmes aux États-Unis était encore à quatre ans d’être adopté. D’un côté du débat (et de l’hôtel lui-même), 200 suffragistes occupaient l’East Room. De l’autre, Woodrow Wilson séjournait dans la suite présidentielle.

Tschirky se souvenait avoir été « nommé coursier diplomatique… chargé de porter le premier communiqué du matin… Au milieu de tout cela, je suis resté ferme, me jurant de garder un ton neutre glacial ».

S’il était neutre sur la question du suffrage, Tschirky était disposé à faire tomber certaines barrières dans l’hôtel, surtout si cela servait les affaires. Il se rappelait qu’au moment de la construction de l’hôtel :

« Il n’existait pas, dans toute l’Amérique, de voiture automobile, de radio… Les cocktails ne se servaient pas dans les foyers privés ; les divorces n’étaient pas tolérés dans la bonne société ; les femmes ne fumaient pas, et ne portaient pas de robes au-dessus de la cheville. »

Mais, en 1907, une affichette fut placardée au Waldorf :

« Les femmes seront servies dans les restaurants de l’hôtel à tout moment, avec ou sans accompagnement masculin. »

Freeland relevait la simple confirmation de Tschirky : « Nous servirons les femmes. Que faire d’autre dans un hôtel ? » Quelques années plus tard, à propos du droit des femmes à fumer dans les salles à manger, Tschirky déclara : « Nous ne régulons pas le goût du public. C’est le goût du public qui doit nous réguler. »

Pour le trentième anniversaire du Waldorf, en 1923, un journal comme El Imparcial notait ainsi que l’hôtel était

« [un] atout civique d’une importance unique. Et à ses autres mérites, il faut ajouter celui d’avoir contribué efficacement au progrès du féminisme. Ce fut un jour mémorable pour les droits des femmes quand le Waldorf Astoria leur ouvrit l’accès au Peacock Alley ».

Cependant, même le nom de Peacock Alley – un couloir de l’hôtel devenu un important lieu de rassemblement, notamment pour les femmes – rappelait une forme d’exclusivité. C’était l’endroit où l’on se montrait. Comme le raconte Tschirky dans ses Mémoires :

« Le Waldorf Hotel était une image triomphale des meilleures personnes au meilleur d’elles-mêmes. »

Trump : « Prendre possession, raser et reconstruire »

Avec leur décor ostentatoire et leurs dorures, les hôtels Trump pourraient être considérés comme l’incarnation moderne du Peacock Alley. Mais les principes de politesse, de respect et de décorum posés par Tschirky semblent appartenir à une autre époque, si l’on compare avec une récente vidéo générée par intelligence artificielle montrant Trump et le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, torse nu au bord d’une piscine, avec des verres à la main dans un imaginaire « Trump Gaza Hotel ». La vidéo semble parodique, mais cela n’a pas empêché le président de la partager sur Truth Social, son propre réseau social, ainsi que sur Instagram.

Tout comme Hilton (immortalisé dans Mad Men réclamant un Hilton sur la Lune), les hôtels ont toujours fait partie intégrante de la marque Trump. Il se souvenait, dans How to Get Rich, que sa « première grande opération, en 1974, portait sur le site de l’ancien Commodore Hotel, près de Grand Central Station », sur la 42e Rue.

L’ancien Trump International Hotel à Washington DC, ouvert en 2016, a été décrit comme « l’épicentre des intérêts commerciaux du président dans la capitale ». Il était aussi « un lieu prisé des lobbyistes et des membres républicains du Congrès pendant la présidence Trump ». « La Trump Organization a vendu le bail de l’hôtel à CGI en 2022, date à laquelle il a été rebaptisé Waldorf Astoria », même si l’on dit que l’entreprise Trump serait en pourparlers pour le racheter.

Autre point commun entre Hilton et Trump : l’usage des hôtels comme symboles de la nation. Chacun des hôtels de Hilton était conçu comme une « petite Amérique », « pour montrer aux pays les plus exposés au communisme l’autre face de la médaille ».

Dans les mois précédant l’élection présidentielle de 2016, lors de l’ouverture du Trump International Hotel, Trump « a tenté de faire de l’hôtel une métaphore de l’Amérique », selon un éditorial de Vox. Donald Trump déclara alors :

« Il avait tous les ingrédients de la grandeur, mais avait été négligé et laissé à l’abandon pendant de nombreuses décennies… Il avait les fondations du succès. Tous les éléments étaient là. Notre mission est de restaurer sa gloire passée, d’honorer son héritage, mais aussi d’imaginer une vision nouvelle et enthousiasmante pour l’avenir. »

Forbes avança que cet évènement « aurait très bien pu être confondu avec un meeting de Trump », par exemple lorsqu’il affirma :

« Mon message aujourd’hui tient en [quelques] mots : “dans le budget et en avance sur le calendrier"… On n’entend pas souvent ces mots dans la bouche du gouvernement – mais vous les entendrez ! »

De la même façon, dans une interview au New York Post, Eric Trump, le fils de Donald, reprenait une rhétorique MAGA familière : « Notre famille a déjà sauvé cet hôtel une fois. Si on nous le demandait, nous le referions. »

Que penserait Tschirky de tout cela ? Du haut de sa neutralité politique, il aurait sans doute dénoncé les nombreuses promotions d’établissements faites par Trump pendant ses campagnes. Son comportement lui aurait sûrement paru grossier.

Cela reflète peut-être deux époques différentes dans la fonction des hôtels.

Les grands hôtels comme le Waldorf ont été façonnés par le colonialisme européen, par des immigrés comme Tschirky et Boldt. Mais, comme l’explique l’historienne Annabel Wharton, les hôtels Hilton

« n’ont pas été construits, comme au XIXe siècle, pour répondre à un besoin existant, mais pour en créer un. Cette pression ne venait pas simplement du désir de profit, mais d’un engagement politique remarquable envers le système qui promeut le profit ».

On peut, je pense, lire les hôtels de Trump – et désormais sa politique – de la même manière.

L’esprit hôtelier entre dans une nouvelle phase avec les propositions de Trump de « prendre possession, raser et reconstruire » la bande de Gaza pour en faire une « Riviera du Moyen-Orient » – au mépris de la volonté démocratique des Palestiniens de Gaza qui ont rejeté sa vision.

Moins de vingt ans après l’ouverture du Waldorf, Tschirky constatait déjà que « nombre de grands événements – financiers, diplomatiques, politiques – avaient vu le jour entre ses murs de pierre ». Pour lui, c’était « un carrefour international où les hommes du monde entier venaient échanger biens et idées », et planifier les transformations du monde qu’il allait ensuite voir se réaliser.

Tschirky considérait les hôtels comme les lieux les plus démocratiques au monde. Mais l’« esprit hôtelier » qu’il incarnait – cette narration typiquement états-unienne au sein de laquelle il « devint citoyen presque du jour au lendemain » (un exploit aujourd’hui pratiquement impossible) – semble désormais reléguée au passé.

« Je sais que des jours meilleurs viendront », écrit l’ancien hôte du monde dans la préface de son livre.

« Mais en ce qui concerne le passé, je pense avoir vu le meilleur. New York a changé. L’Amérique a changé. »

The Conversation

Alex Prior ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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