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14.04.2025 à 17:36

« Make Religion Great Again » : la place de la religion dans l’État trumpien

Laurie Boussaguet, Professeure des Universités en science politique, European University Institute, chercheure associée, Sciences Po
Florence Faucher, Professeure de sciences politiques (Centre d’études européennes), Sciences Po
Donald Trump a créé au sein de la Maison Blanche un « bureau de la foi ». Aussi surprenant que soit ce décret, il est passé inaperçu.
Texte intégral (2264 mots)
Photo postée par la Maison Blanche, le 8 février 2025, annonçant la création du Bureau de la foi, avec à sa tête la télévangéliste Paula White-Cain (en blanc, à droite). Compte X de la Maison Blanche

Le 7 février dernier, Donald Trump a créé au sein de la Maison Blanche un « bureau de la foi », chargé de renforcer la place de la religion aux États-Unis. Que signifie la création de cette nouvelle instance, et que dit-elle de l’administration Trump 2 ?


Depuis sa prise de fonctions, Donald Trump multiplie les annonces et signe des décrets à tour de bras. Lorsque le président des États-Unis prend des décisions, la mise en scène est toujours très soignée, comme le 20 mars dernier quand la Maison Blanche a été transformée en salle de classe pour la signature du décret visant à éliminer le ministère de l’éducation ou, début février, quand le chef de l’État s’est entouré de jeunes femmes et de fillettes au moment de promulguer le décret de « protection du sport féminin » contre les sportives transgenres. Autant de séances photos que les médias ne manquent jamais de relayer, soulignant la dimension « symbolique » des décisions du président.


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Toutefois, et contrairement au sens commun qui assimile souvent le symbolique à une communication dépourvue d’effets concrets, ces politiques visent à transformer en profondeur l’État et la société. C’est tout particulièrement le cas en ce qui concerne la politique religieuse de la nouvelle administration, avec la création à la Maison Blanche d’un « bureau de la foi » (White House Faith Office (WHFO)), chargé de faire des recommandations au président et de consulter sur diverses questions des leaders religieux, qui a autorité sur l’octroi de subventions publiques aux institutions religieuses développant des activités sociales d’aide aux plus démunis.

Or, ces mesures sont passées quasi inaperçues dans les grands médias. À qui cette politique religieuse s’adresse-t-elle exactement ? Et pourquoi n’en a-t-on que très peu entendu parler ?

Deux discours fondateurs

Les 6 et 7 février 2025, deux semaines à peine après son retour à la Maison Blanche, Trump enchaîne les discours sur des thèmes religieux, accordant une grande place au christianisme conservateur, à ses chantres et à sa vision du monde. Le nouveau président mobilise à cette occasion de nombreux symboles (gestes, images, récits, citations des textes sacrés) facilement reconnaissables par une société états-unienne qui fréquente assidûment les églises.

La séquence s’ouvre, le 6 février 2025, par un premier discours de Trump lors du National Prayer Breakfast, qui se tient tous les ans au Capitole. Proclamant que « l’Amérique est et sera toujours une nation sous le regard de Dieu », il multiplie les références à des figures historiques des États-Unis n’ayant pas eu peur d’affirmer leur foi, notamment George Washington, « qui appelait souvent les Américains à se rassembler pour prier », et le « grand Roger Williams, qui a créé l’État de Rhode Island et nommé sa capitale Providence, et qui a construit la première église baptiste en Amérique ».

Répétant à plusieurs reprises la formule « Bring religion back » (« Faire revenir la religion »), Trump se présente en restaurateur de la tradition religieuse historique spécifique aux États-Unis.

Enfin, en écho à son discours d’investiture du 20 janvier 2025, quand il déclarait avoir été « sauvé par Dieu », lors de la tentative d’assassinat dont il avait été la cible le 13 juillet dernier, il annonce que cet épisode a été pour lui une épiphanie :

« Ça a changé quelque chose en moi… quelque chose s’est produit. »

Un tel récit fait écho aux récits de « renaissance », caractéristiques de l’imaginaire religieux des chrétiens évangéliques, et rapproche Trump des communautés conservatrices qui sont attentives à toute déclaration d’un renouvellement de la foi ; il se présente ainsi comme l’un d’eux, et non plus seulement comme un de leurs alliés politiques.

Le même jour, Trump prononce un second discours, lors d’un National Prayer Breakfast alternatif, organisé à l’hôtel Hilton de Washington. Il s’agit en fait du lieu originel où se tenait le NPB, mais il a été décidé en 2023 de déplacer l’événement au Capitole pour contester la trop grande emprise des chrétiens conservateurs sur la Maison Blanche et le Congrès.

L’organisation conservatrice à l’origine de cette tradition continue toutefois de maintenir l’événement au Hilton. Face à ce public très conservateur, Trump adopte un ton plus partisan : il se félicite d’avoir « éliminé le wokisme » au cours des deux semaines écoulées et annonce la prochaine création d’un « bureau de la foi » à la Maison Blanche.

Le décret instituant le Bureau de la foi : texte et image

Quelques heures plus tard, il signe un décret qui crée un groupe de travail visant à mettre fin aux mesures « antichrétiennes » de l’administration Biden, telles que les poursuites pénales par le ministère de la justice visant des personnes ayant bloqué l’accès aux cliniques pratiquant des avortements.

Ce décret, qui évoque implicitement la persécution des chrétiens sous l’Empire romain, introduit une équivalence entre leur sort et l’expérience vécue par les communautés évangéliques aux États-Unis. Ce narratif puissant construit une image déformée de la réalité, selon laquelle les chrétiens seraient une minorité opprimée, alors que près des deux tiers des habitants des États-Unis se réclament du christianisme et que des décennies de politiques publiques ont visé à limiter les discriminations à l’égard d’autres groupes sociaux.

Le lendemain, 7 février 2025, est signé le décret présidentiel qui instaure le Bureau de la foi de la Maison Blanche (acronyme en anglais, WHFO). Les gestes symboliques accompagnant cette décision sont nombreux, à commencer par le choix de la dénomination de cette nouvelle structure. Alors que ses versions précédentes s’appelaient « Bureau des initiatives confessionnelles et communautaires » (sous G. W. Bush, au moment de sa création) ou « Bureau des partenariats confessionnels et de quartier » (sous Obama), le bureau est désormais exclusivement celui de la foi. Or, la foi est caractéristique du christianisme alors que d’autres religions parlent simplement de croyances et insistent sur la pratique religieuse ou l’appartenance à une communauté.

Par ailleurs, si l’octroi de subventions publiques à des institutions privées, notamment religieuses, n’est pas nouveau, l’élimination de la référence aux communautés ou aux quartiers l’est, ce qui focalise l’attention sur la seule dimension religieuse. Ce nouveau bureau est également investi d’une mission de conseil auprès de la Maison Blanche, donnant aux chrétiens conservateurs une voie d’accès privilégiée au président et à son équipe.

La désignation des membres du nouveau WHFO est en outre significative : c’est la télévangéliste Paula White-Cain qui le dirige. Conseillère spirituelle de Trump de longue date et fervente opposante des politiques antidiscriminatoires, elle a œuvré dès son premier mandat au rapprochement de la Maison Blanche avec de nombreux groupes confessionnels évangéliques.

Enfin, la photo officielle accompagnant l’annonce de la signature de ce nouveau décret sur les réseaux sociaux de la Maison Blanche (voir en tête du présent article) peut être lue comme une image religieuse de facture très classique.

On y voit Trump au centre, assis à son bureau et entouré de plusieurs personnes en train de prier. Les figurants sont des pasteurs et prédicateurs évangéliques, dont des conseillers de son premier mandat. Certains ont apposé leurs mains sur le président ou les étendent dans sa direction, d’autres les ouvrent vers le ciel, d’autres encore les tiennent dans un geste de recueillement, et tous ont le regard et la tête baissés. La mise en scène est efficace et le message explicite : Trump est le héros qui va permettre le retour de la foi chrétienne au cœur de l’État.

On ne peut pas douter des intentions de Trump, martelées tout au long de la campagne présidentielle. Il affirmait devoir « sauver la religion dans ce pays » et n’hésitait pas à dépeindre l’élection comme une guerre sainte opposant la figure de proue de la chrétienté (lui-même) à la supposément antichrétienne Kamala Harris, qui est pourtant baptiste.

Bien sûr, la création du WHFO, en sa qualité de décision fédérale, concerne l’ensemble du pays. Mais elle répond plus particulièrement aux attentes des communautés religieuses qui ont largement voté pour Trump – 72 % des chrétiens blancs lui ont en effet donné leur voix, et le taux s’élève à 81 % chez les électeurs évangéliques et pentecôtistes. Rien de surprenant donc à ce qu’il adopte le point de vue et le programme de ces chrétiens qui l’ont porté au pouvoir. Sa politique religieuse est une récompense à leur soutien.

Une mesure insuffisamment remarquée

Le relatif désintérêt que l’instauration du Bureau de la foi de la Maison Blanche a suscité dans le débat public est frappant. Si les médias confessionnels ont relayé l’information, peu de médias généralistes s’en sont saisis, comme si cette information, noyée dans le flot d’annonces spectaculaires de la nouvelle administration, n’était finalement qu’un signal adressé à son électorat, une mesure « symbolique » aux effets négligeables.

Or, cette politique est significative et transformatrice. Elle institutionnalise la présence des religieux conservateurs au sein du gouvernement fédéral. Elle s’appuie sur des pratiques symboliques empruntées au répertoire évangélique. Elle remet en question la séparation de l’Église et de l’État aux États-Unis. Et elle révèle que le pouvoir entend désormais tirer sa légitimité du soutien privilégié d’une communauté identifiée, plutôt que des procédures démocratiques.

En somme, elle modifie le régime politique, à commencer par la neutralité confessionnelle, et impose des représentations collectives sur les pratiques appropriées à adopter, qui ne seront pas sans impact sur la vie quotidienne des citoyens américains.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

14.04.2025 à 17:35

Quel serait le « bon moment » pour changer de Constitution ?

Carolina Cerda-Guzman, Maîtresse de conférences en droit public, Université de Bordeaux
En France, tous les changements de Constitution eurent lieu après des crises majeures : guerres, révolutions ou coups d’État. Mais sommes-nous condamnés à réécrire le texte constitutionnel dans le tumulte ?
Texte intégral (2297 mots)

En France, depuis 1789, tous les changements de Constitution eurent lieu après des crises majeures : guerres, révolutions ou coups d’État. Mais sommes-nous condamnés à réécrire le texte constitutionnel dans le tumulte ? L’exemple du Chili, qui a mené un processus constituant entre 2019 et 2023, permet de dépasser certaines idées reçues.


Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, le 9 juin 2024, la Ve République française traverse une période de forte instabilité. En 2024, quatre premiers ministres différents se sont succédé : Élisabeth Borne, Gabriel Attal, Michel Barnier, puis François Bayrou. Une première depuis 1958. Pourtant, cette République est fondée sur une Constitution que l’on présente souvent comme le cadre idéal pour garantir la stabilité du pouvoir exécutif. Si le texte qui fonde les institutions n’est plus à même d’assurer cette stabilité, se pose alors une question redoutable : faut-il envisager un changement de Constitution, et ce, dès maintenant ? Plusieurs éléments rationnels plaident pour ce changement et des modalités concrètes pour y procéder ont été formulées.

Face à cette hypothèse un argument revient pourtant de manière récurrente : le moment du changement n’est pas encore là, car les Constitutions sont des textes que l’on ne change qu’en cas de crise grave, lorsqu’il n’y a pas d’autre issue, lorsque les institutions sont paralysées. Ainsi, le « bon moment » pour changer de Constitution serait nécessairement une période troublée. Sommes-nous vraiment condamnés à écrire des Constitutions dans le tumulte ?

Les biais de l’histoire constitutionnelle française

Cette tendance à associer chaos et rédaction d’une nouvelle Constitution résulte en grande partie de l’histoire constitutionnelle de la France. Il faut reconnaître que sur ce point la France dispose d’une expérience particulièrement riche. Depuis la Révolution, il y a eu au moins 15 textes constitutionnels différents (16 si l’on ajoute les actes constitutionnels adoptés sous Vichy entre le 11 juillet 1940 et le 26 novembre 1942). En comparaison, les États-Unis d’Amérique n’en ont connu qu’une : celle rédigée par la Convention de Philadelphie en 1787. Certes, ce texte a été enrichi de 27 amendements, mais la Constitution française, née en 1958, en est déjà à sa 25ᵉ révision (la dernière en date étant celle du 8 mars 2024, relative à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse).


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Or, que nous apprend cette foisonnante histoire constitutionnelle française ? Que les changements de Constitution arrivent généralement dans trois hypothèses majeures : soit en cas de révolution (les Constitutions de 1791, 1793, 1795, 1830 ou 1848 en sont des exemples), soit en cas de coups d’État (les Constitutions de 1799 ou de 1852 en attestent), soit après une défaite militaire et après la Libération (les Constitutions de 1814, 1875, de Vichy, puis celle du gouvernement provisoire de 1945 sont nées de ces contextes). L’actuelle Constitution est, quant à elle, née après un putsch militaire à Alger en mai 1958.

Ainsi, on tend à considérer que toute bascule constitutionnelle ne peut s’opérer que dans le cadre d’une crise majeure et existentielle, qui conduit à réassigner la source du pouvoir. C’est lorsque le pouvoir passe du monarque au peuple ou du peuple à un nouvel homme (plus ou moins providentiel) que l’on rédige une nouvelle Constitution. Le passé constitutionnel français empêche d’imaginer un changement constitutionnel apaisé, respectueux du cadre démocratique et du droit, où régneraient le dialogue et la concorde.

Les leçons issues des expériences étrangères

Si l’on prend l’Histoire comme une loi implacable, vouée à se répéter éternellement, cela impliquerait que, si un jour, l’on devait changer de Constitution, ceci ne pourrait se faire qu’au prix d’une rupture avec le droit en place. Dit autrement, la naissance d’une VIe République supposerait une violation du cadre établi par la Ve République. Or, il y a quelque chose de perturbant à se dire que, pour aboutir à un meilleur régime démocratique, l’on soit obligé de passer par un non-respect du droit existant. Non seulement, c’est problématique lorsque l’on est attaché au respect du droit et à la démocratie, mais c’est aussi fâcheux sur un plan plus utilitariste. L’illégalité de la naissance peut entacher durablement le texte, et donc constituer un handicap pour sa légitimité. Mais, en réalité, le plus gênant est qu’il n’existe nullement une telle fatalité en droit constitutionnel.

Toute constitution ne naît pas nécessairement du viol de la constitution qui l’a précédée et il est tout à fait possible de penser un changement constitutionnel respectueux du droit existant. De fait, il existe des pays où le texte constitutionnel anticipe déjà le processus à suivre. En effet, il arrive que des textes constitutionnels mentionnent les étapes à respecter pour un changement complet de Constitution et distinguent ainsi une révision partielle (changement de certains articles) d’une révision totale (changement complet du texte) de la Constitution. C’est le cas, par exemple, de la Suisse (articles 193 et 194), de l’Espagne (article 168) ou de l’Autriche (article 44). Ainsi, selon ces textes, il n’est pas nécessaire d’attendre que les institutions s’effondrent pour les rebâtir.

Ce que nous enseigne l’exemple chilien

Le raffinement des techniques d’élaboration des Constitutions tout au long du XXe siècle permet d’envisager un dépassement de l’histoire constitutionnelle française et de rejeter l’idée que les changements constitutionnels ne peuvent naître que dans des moments de crise existentielle.

Toutefois, il est certain que, pour que la bascule s’opère, une force favorable au changement constitutionnel est nécessaire. Il faut que cette force prenne corps et s’exprime à l’occasion d’un événement social, politique ou économique. Ainsi, si le changement de Constitution n’exige pas un effondrement du système, un événement nécessairement perturbateur doit le déclencher. Celui-ci peut être grave et destructeur, mais il peut être aussi plus minime.

Dans son essai Sortir de la Ve. Pour une fabrique citoyenne de la constitution, (éditions du Détour, décembre 2024), la juriste Carolina Cerda-Guzman propose des pistes pour une nouvelle Constitution plus inclusive et plus démocratique. CC BY

Pour ne prendre qu’un exemple, le Chili, celui-ci a connu un processus constituant entre 2019 et 2023. Ce processus débute par l’annonce d’une nouvelle hausse du prix du ticket dans la capitale. Très rapidement, les rues de Santiago se sont noircies de manifestants. Au moment où la demande d’un changement de Constitution est exprimée par la rue, les institutions chiliennes n’étaient ni bloquées ni paralysées. Il n’y avait même pas de crise politique majeure à cet instant. La hausse du prix du ticket de métro a été en réalité une étincelle, qui a constitué un point de focalisation d’un mécontentement plus profond, et a mis en mouvement une force favorable au changement constitutionnel.

Les manifestants se sont alors spontanément assemblés en « cabildos », qui est le nom donné au Chili à toute réunion de citoyennes et de citoyens traitant de questions d’intérêt commun. La reprise en main par la citoyenneté de la discussion constitutionnelle a contraint les partis politiques, puis l’exécutif, à enclencher un processus de changement de constitution participatif. Pour ce faire, une procédure en forme de sablier a été mise en place. L’idée étant que la participation populaire soit la plus large possible en début et en fin de processus mais qu’au milieu, donc lors de la rédaction du texte à proprement parler, la tâche soit confiée à un groupe plus restreint d’individus.

Ainsi, le processus a officiellement débuté par un référendum invitant le corps électoral à confirmer son souhait de changer de Constitution. Puis, une Assemblée constituante a été élue, composée à égalité de femmes et d’hommes (une première dans l’histoire mondiale), chargée de rédiger le projet de Constitution.

Enfin, ce texte fut soumis à un référendum pour approbation. Dans la mesure où le processus chilien s’est soldé, le 4 septembre 2022, par un rejet du texte, il ne peut être un exemple à suivre à la lettre. Pour autant, il prouve que la discussion constitutionnelle peut surgir à tout moment.

En France, nul ne sait quel sera cet élément déclencheur ni quand il adviendra. Il peut avoir lieu demain, dans quelques mois voire des années. Pour autant, plusieurs événements (la crise des gilets jaunes en 2018, les mouvements sociaux contre la réforme des retraites en 2019‑2020 puis en 2023, les émeutes et violences urbaines de juin 2023, le mouvement des agriculteurs en janvier 2024, ou même, avant eux, Nuit debout en 2016 ou le mouvement des bonnets rouges en 2013) laissent à penser qu’il peut survenir à tout moment. Si chercher à l’anticiper est vain, il est tout aussi faux de penser qu’il existe un « bon moment » pour changer de Constitution.

Le « moment constituant » n’est jamais bon ou mauvais en soi, il advient ou n’advient pas. Surtout, il ne naît pas nécessairement de la volonté d’un homme providentiel ou à la suite de l’effondrement d’un système, il peut naître de la demande, certes contestataire, mais raisonnée de citoyennes et de citoyens.

The Conversation

CERDA-GUZMAN Carolina est membre du conseil d'administration de l'Association française de droit constitutionnel.

14.04.2025 à 17:35

Pollution, environnement : la résilience de nos cellules menacée, un risque de mauvaise santé

Christian Neri, Directeur de Recherches INSERM, Inserm
Divers mécanismes protègent nos cellules des stress variés qu’elles subissent, nous prémunissant des maladies. Toutefois, divers indices semblent indiquer que ces capacités de résistance pourraient être menacées.
Texte intégral (2446 mots)

Divers mécanismes protègent nos cellules des stress variés qu’elles subissent, nous prémunissant des maladies. Toutefois, divers indices semblent indiquer que ces capacités de résistance pourraient être menacées.


Toutes les cellules des êtres vivants sont dotées de mécanismes de compensation qui leur permettent de s’adapter au stress. Ce dernier peut être soit inhérent au fonctionnement normal des organismes vivants (en fonctionnant, les cellules peuvent produire des substances délétères pour elles-mêmes), soit induit par l’exposition à des facteurs environnementaux (stress aigus résultant de traumas ou d’infections, stress chroniques dus à la pollution, aux températures extrêmes, à des relations sociales délétères…).

Cette compensation cellulaire, en garantissant la résilience des tissus, constitue l’assurance de notre capacité à nous prémunir des maladies. Le vieillissement se traduit par une érosion des capacités de compensation et de résilience de nos cellules.

Or, notre environnement, lorsqu’il est dégradé par les pratiques industrielles, atteint l’intégrité de ce mécanisme au même titre que le vieillissement, ce qui peut nous fragiliser avant l’heure. Cet amoindrissement est un danger de vie en mauvaise santé. Se saisir du problème passe par la conscientisation du mécanisme qui est à la racine de cet amoindrissement.

Qu’est-ce que la résilience ?

Le concept de résilience recouvre les capacités à surmonter les altérations provoquées par des éléments perturbateurs dans des situations variées.

Une forme bien connue de résilience concerne la récupération après un stress particulièrement agressif, comme la résilience psychologique mise en lumière par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik. Issu de la physique, le concept de résilience traverse désormais de nombreuses disciplines, de l’économie à la psychologie en passant par l’écologie ou l’informatique. On parle aujourd’hui de la résilience des systèmes logistiques (eau, énergie, transport) ou des systèmes de santé.

Mais la résilience ne concerne pas que « l’après-crise », c’est aussi les capacités à surmonter le stress qui affecte un système ou un individu de manière discrète, voire silencieuse, avant la survenue du pire.

Stress et résilience du vivant

Le vivant est en permanence confronté au stress cellulaire. La réponse au stress cellulaire (notamment lors du développement et de la reproduction) est un garant d’adaptation et d’expansion d’une population donnée.

Un stress faible peut stimuler la longévité des cellules. Cependant, un stress excessif, par exemple sous l’effet de facteurs environnementaux, peut éroder les capacités de résilience cellulaire. Or, l’érosion de ces capacités est au centre du vieillissement des tissus. C’est un risque « corps entier », car les organes communiquent entre eux. Par exemple, le microbiote intestinal communique avec le cerveau et son altération peut être préjudiciable au cerveau. C’est un risque « vie entière », car la réussite de la réponse au stress cellulaire traite des phases critiques de l’existence comme la reproduction (taux de natalité), la grossesse (santé du fœtus) ou le développement de l’enfant.

Penser la résilience du corps sous l’angle de la récupération, une fois le pire survenu, c’est sous-estimer le préjudice que les pratiques industrielles et les pollutions air-sol-eau-aliments font encourir à notre santé. C’est enfermer toujours plus d’individus dans la perspective d’une mauvaise santé dont l’échéance est incertaine, mais qui surviendra trop tôt et trop fort.

En revanche, penser la résilience du corps comme un mécanisme toujours à l’œuvre, c’est pouvoir lutter contre ce qui empêche nos tissus d’être résilients, c’est pouvoir améliorer la précaution et la prévention.

Les mécanismes de résilience cellulaire

Ces mécanismes ne sont pas seulement ceux qui nous protègent contre les infections (comme l’immunité, par exemple).

Il s’agit aussi des mécanismes d’intégrité cellulaire, par exemple la réparation de l’ADN – dont l’altération présente un risque de division anarchique des cellules et de cancer, d’élimination des protéines présentant des défauts de fabrication ou abîmées par l’oxydation naturelle des tissus –, ou bien il peut s’agir de la production d’énergie nécessaire au fonctionnement des cellules, par exemple dans les mitochondries.

Ces mécanismes sont cruciaux dans les cellules qui ne se renouvellent pas, ou peu, comme les neurones du cerveau et du système nerveux central. Leur échec va sans doute de pair avec la transition des stades légers à sévères des maladies. Par exemple, la progression de la maladie de Huntington est marquée par la transition d’une phase de « compensation fonctionnelle » vers une phase de « décompensation », avec des mécanismes de résilience cellulaire qui ne parviennent plus à compenser les dommages neuronaux, un modèle qui vaudrait aussi pour la maladie d’Alzheimer.

Mais ce n’est pas tout : les mécanismes de résilience cellulaire sont au centre du vieillissement des tissus.

Au cours des trente dernières années, au moins douze caractéristiques du vieillissement ont été identifiées, dont certaines traitent directement des mécanismes de résilience cellulaire, comme la réduction de la fonction des mitochondries ou de l’autophagie (élimination des déchets intracellulaires), l’altération de l’intégrité de l’ADN et des protéines, et l’augmentation de la sénescence cellulaire, dans un modèle où le vieillissement serait principalement dû à une accumulation de mutations génétiques, accompagnée par une érosion épigénétique.

Il existe donc un solide faisceau de présomptions pour penser que ces mécanismes s’opposent aux effets du vieillissement et à la survenue des maladies chroniques.

La résilience cellulaire mise en péril

L’affaiblissement avant l’heure de la compensation cellulaire s’oppose aux bénéfices que l’on s’attend à voir découler de l’adoption d’une « bonne » hygiène de vie visant à réduire la charge de morbidité en agissant sur des facteurs de risques dits « modifiables », tels que l’alimentation, la sédentarité, les addictions, les lieux de vie, l’hygiène au travail, ou encore l’isolement social.

À ce titre, toute perturbation des mécanismes de résilience cellulaire par les polluants, directement (par exemple en altérant la réparation de l’ADN, l’autophagie), ou indirectement (par exemple en favorisant des mutations dans l’ADN est un risque de vie en mauvaise santé à plus ou moins brève échéance.

Au vu de l’étendue et de la gravité du problème (comme, par exemple, dans le cas des PFAS en Europe et aux États-Unis), il s’agit aussi d’un risque de « manque à gagner » systémique pour la société.

Dans un tel contexte, éviter que les pratiques industrielles érodent toujours plus nos capacités de résilience cellulaire est une responsabilité qui oblige tous les acteurs concernés, et cette responsabilité est proportionnelle à la puissance des acteurs. Mais comment prendre en compte ce risque majeur ?

Mesurer la résilience

À l’heure actuelle, on estime la résilience individuelle contre la survenue ou la progression d’une maladie à partir du poids, plus ou moins important selon les personnes, des facteurs de susceptibilité. Ceux-ci ne sont pas biologiques stricto sensu, mais souvent comportementaux (tabagisme, alcoolisme), conjoncturels (proximité d’une usine, solitude) ou socioprofessionnels (revenus, mobilité). Cependant, l’absence d’un facteur de susceptibilité ne signifie pas forcément que l’on soit résilient.

Intégrer les facteurs de résilience cellulaire en plus des facteurs de susceptibilité lorsqu’il s’agit d’évaluer le risque de vie en mauvaise santé pourrait fournir des modèles de prédiction plus robustes. Mais il faut pour cela disposer de marqueurs fiables de la résistance cellulaire, ce qui n’est pas chose aisée.

Les marqueurs les plus précis sont souvent des marqueurs biologiques (biomarqueurs). Idéalement, ils sont simples à mesurer (par exemple dans le sang ou les urines). Un biomarqueur de résilience doit rendre compte de l’état d’un mécanisme de compensation ou de l’intégrité d’un élément essentiel des cellules.

Il en existe relativement peu à ce jour, et la mise au point d’un nouveau biomarqueur est coûteuse. Elle repose notamment sur des données collectées sur le temps long, grâce à des cohortes de grande taille, comme par exemple Inchianti, Constances ou le UK Brains Bank Network.

Actuellement, l’oxydation de l’ADN, un marqueur indirect de l’intégrité de cette molécule essentielle,est l’un des biomarqueurs potentiels à l’étude. Dans ce contexte, de nouveaux outils sont explorés, par exemple les horloges épigénétiques, dont un pionnier est le chercheur Steve Horvath aux États-Unis.

Cet outil détecte certaines modifications chimiques de l’ADN (les méthylations, autrement dit l’ajout d’un groupement méthyle sur certaines parties de la molécule d’ADN) pour mesurer un « âge épigénétique ». Celui-ci, qui témoigne du vieillissement des tissus, est en quelque sorte un âge « biologique », et peut différer de l’âge chronologique.

Il est important de souligner que cet outil ne permet pas encore de mesurer l’âge biologique de tout le monde : il n’est pas validé pour cela, étant encore au stade des recherches.

Changer de paradigme

L’enjeu, aujourd’hui, est de réduire les maladies chroniques de façon globale, et de sortir des réponses ponctuelles. Or, le modèle actuel, focalisé sur les « maladies avérées », limite la portée de la prévention et l’anticipation des coûts sociétaux. En effet, les coûts cachés sont sous-évalués, voire ignorés.

Mettre au centre des réflexions sur la prévention la mise en péril d’un mécanisme fondamental de vie en bonne santé (nos capacités cellulaires à nous prémunir des maladies) pourrait constituer un vecteur de transformation des politiques de santé publique.

Les données scientifiques qui justifient cette mutation s’accumulent, y compris des données épidémiologiques à forte granularité géographique (celles-ci ont notamment été mises en lumière ces dernières années par diverses enquêtes menées par certains journalistes d’investigation).

Cette nécessaire transformation est cependant entravée de diverses manières (monopoles, lobbying industriel, accords bilatéraux, désinformation, manipulations des études, relégation au second plan des questions de santé, priorités budgétaires, ou encore sous-dimensionnement des acteurs de la vigilance…). Ces obstacles limitent notre capacité à adopter une politique santé-responsable, alors même que le dépassement des capacités de résilience cellulaire pourrait s’inscrire dans un modèle de risques « en chaîne », les pollutions chimiques s’accompagnant d’une santé figée à un niveau médiocre, résultant en des coûts systémiques accrus.

The Conversation

Christian Neri a reçu des financements de l'ANR, de CNRS Innovation, et de fondations (FRM, Association Huntington France, Hereditary Disease Foundation, Fondation CHDI). Christian Neri est membre du bureau de sociétés savantes en France (Président de la FSEV) et à l'étranger (ISEV).

14.04.2025 à 17:34

Que sont les GPU, cette technologie à laquelle on doit l’essor des jeux vidéo et de l’IA ?

Jonathan Rouzaud-Cornabas, Maître de conférences au Laboratoire d'informatique en image et systèmes d'information, INSA Lyon – Université de Lyon
Les GPU ont permis l’explosion des jeux vidéo dans les années 1990 puis de l’IA depuis vingt ans. Ils permettent de faire certains calculs plus rapidement que les processeurs classiques.
Texte intégral (1941 mots)

Les GPU ont permis l’explosion des jeux vidéos dans les années 1990 puis de l’IA depuis vingt ans. Ils permettent de faire certains calculs plus rapidement que les processeurs classiques.


Les progrès massifs dans le domaine de l’intelligence artificielle doivent beaucoup à un type de composant informatique, les GPU, pour graphical processing unit – à tel point que l’on considère aujourd’hui Nvidia, le plus grand concepteur de GPU au monde, comme un acteur clef du marché de l’IA avec l’une des capitalisation boursière la plus élevée de tous les temps. Revers de la médaille, ses actions en bourse ont dévissé quand une entreprise chinoise, DeepSeek, a annoncé pouvoir faire des calculs avec moins de GPU que ses concurrents.

Les GPU ont émergé dans les années 80, avant d’exploser avec le marché des jeux vidéo. Si on trouve aujourd’hui un GPU dans de nombreux ordinateurs personnels et surtout dans les consoles de jeux, il faut des dizaines de milliers de GPU pour faire tourner les plus gros systèmes d’IA dans des fermes de calculs dédiées.

Le marché des GPU est très concentré, tant au niveau de la conception, de la fabrication et de la fourniture (le nombre de GPU produits étant très largement inférieur à la demande), qu’au niveau de l’hébergement (ces fermes nécessitant une expertise rare). Ils sont donc devenu un enjeu géostratégique – avec des investissements en centaines de milliards aussi bien aux USA qu’en France, mais aussi un conflit commercial majeur entre les États-Unis et la Chine.

Qu’est-ce qu’un GPU ?

Les GPU existent depuis le début des années 80 ; mais leurs principes fondamentaux datent des années 60, quand les « processeurs vectoriels » ont émergé. Ceux-ci ont été conçus pour traiter de grands tableaux de données (un tableau à une dimension s’appelle un vecteur, d’où le nom de « processeurs vectoriels ») et appliquer sur chaque élément du tableau la même opération, par exemple additionner les éléments d’un tableau deux à deux.

La puissance des processeurs vectoriels réside dans le fait qu’ils sont capables d’appliquer en même temps une opération sur plusieurs éléments, alors que les processeurs classiques de votre ordinateur, également appelés « processeurs scalaires », n’appliquent les opérations que sur un seul élément à la fois. Pour additionner deux tableaux de 32 cases, un processeur vectoriel traitera les 32 éléments en une seule fois, alors qu’un processeur scalaire classique un seul élément à la fois. Le nombre d’éléments qu’un processeur vectoriel peut traiter en parallèle est variable d’une génération de processeurs à l’autre.

Ceci étant, les problèmes que doivent résoudre les ordinateurs consistent rarement à effectuer la même opération sur tous les éléments d’un grand tableau, en dehors de cas bien particuliers… dont les jeux vidéos, et une grande partie des systèmes d’IA justement !


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GPU et jeux vidéos

Pour faire tourner un jeu vidéo moderne haut de gamme sur un ordinateur ou sur une console, il faut être capable d’afficher 60 images par seconde en haute résolution 4K. Une image 4K est un rectangle (une matrice) de 3840 pixels de haut par 2160 pixels de large. Pour chaque pixel, il faut 3 valeurs (rouge, vert et bleu) pour pouvoir représenter la palette de couleurs. Par conséquent, il faut calculer et mettre à jour 1 492 992 000 pixels par seconde. Pour faire tourner des jeux vidéo, les GPU ont donc repris les principes des processeurs vectoriels.

Dans le courant des années 1980 et 1990, la démocratisation de l’informatique et des jeux vidéos a fait exploser le marché des GPU. Avec leur démocratisation, leur coût a énormément baissé, à une époque où les gros ordinateurs (supercalculateurs) étaient très chers et complexes.

Par conséquent, les chercheurs ont cherché à détourner ces GPU conçu pour le jeu vidéo pour faire d’autres types d’opérations qui leur étaient utiles pour leur recherche. En effet, à performance égale, les GPU avaient (et ont toujours) un coût largement inférieur aux CPU.


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Un des premiers cas d’utilisation de ces GPU, en 2004, venait de la communauté d’algèbre linéaire, qui utilisait déjà du calcul vectoriel et a pu adapter ses méthodes à ce nouveau matériel. Il faut savoir que l’algèbre linéaire, qui est utilisée pour simplifier la résolution d’équations, est à la base de beaucoup de programmes simulant différents processus réels, depuis le Big Bang jusqu’à la météo ou aux infections de cellules par des virus.

Du jeu vidéo à l’IA

Nvidia a rapidement répondu aux besoins de la communauté académique en 2006. Puis, à partir de 2014, elle a aussi fourni des GPU, pour le développement de systèmes d’IA, notamment par les GAFAM.

Ainsi, après une longue période de réduction de budget pour l’intelligence artificielle, le potentiel de calcul des GPU a permis de rendre exploitables les approches de type apprentissage profond qui étaient bloquées depuis des années, qui se base sur des réseaux de neurones pour répondre à des tâches complexes. Pour implémenter ces approches, il faut pouvoir faire d’énormes quantités de calcul vectoriel sur de grands volumes de données.

Un réseau de neurones tel qu’utilisé par l’IA est une simplification extrême du fonctionnement d’un vrai réseau neuronal, mais il en reprend les grands principes. La représentation mathématique d’un réseau de neurones est faite sous la forme d’opérations sur des matrices et des vecteurs à grandes échelles. Plus le modèle est complexe, plus la taille des données stockées dans de grands tableaux est grande et plus le nombre d’opérations mathématiques est nombreux. C’est grâce à la collaboration entre communautés de l’IA et de l’algèbre linéaire que les capacités de calcul de l’IA ont explosé ces dernières années.

Vers la spécialisation des GPU pour l’IA

Devant l’explosion de l’utilisation dans le domaine de l’intelligence artificielle, les GPU évoluent de plus en plus vers des fonctionnalités spécialisées pour l’IA et moins pour le jeu vidéo. Par exemple, des opérations spéciales ont été introduites pour traiter des matrices et proposer des fonctions de plus haut niveau, comme les « transformers » utilisés dans les grands modèles de langage.

Mais le principal gain de calcul dans l’IA vient de la réduction de la précision des opérations mathématiques. Un ordinateur ne fait jamais un calcul exact sur des nombres à virgule : comme il stocke et calcule sur un nombre de bits prédéfini, avec une précision déterminée, il y a constamment des erreurs d’arrondi plus ou moins visibles et souvent suffisamment faibles pour être négligeables. Devant la quantité de calcul nécessaire au fonctionnement des systèmes d’IA, la précision a été grandement diminuée (par quatre ou plus) pour accélérer les calculs (par quatre ou plus). Les grands réseaux de neurones sont donc peu précis, mais, grâce à leur taille, ils peuvent répondre à des problèmes complexes.

Souveraineté et IA : le prisme des GPU

Derrière l’essor des systèmes d’IA et les GPU, il y a une guerre commerciale entre la Chine et les USA, les USA interdisant l’utilisation de leurs GPU haut de gamme par la Chine. En dehors de Nvidia, seuls AMD et Intel peuvent à la marge concevoir des GPU.

Mais Nvidia ne les produit pas elle-même : une entreprise taïwanaise, TSMC, est la seule à avoir la technologie et les usines pour graver les GPU sur du silicium, au niveau mondial. Pour pouvoir continuer à produire et à vendre des produits venant de sociétés américaines, TSMC s’est engagée à ne pas travailler avec la Chine. Comme Taïwan est par ailleurs menacée d’annexion par la Chine, on peut envisager un risque très important sur l’approvisionnement en GPU dans les années à venir.

Cela met aussi en avant le besoin de développer en Europe une souveraineté sur la conception et la production de processeurs classiques ou de GPU.

L’Union européenne travaille sur cette thématique depuis des années avec un investissement dans le hardware ou matériel ouvert, mais ne peut pas aujourd’hui rivaliser avec les USA ou la Chine. Si des usines de moyenne gamme existent en Allemagne et en France, la présence d’usine de production de processeurs haut de gamme n’est pas prévue.

Au-delà, des problématiques de souveraineté, il est nécessaire de se poser de la question de l’intérêt de consacrer une part de plus en plus importante de la production d’électricité aux technologies numériques. En effet, l’IA consomme énormément d’énergie et son utilisation provoque déjà des problèmes d’approvisionnement en électricité, mais aussi en eau (pour le refroidissement), voire de redémarrage d’usines à charbon, pour répondre aux besoins.

The Conversation

Jonathan Rouzaud-Cornabas a reçu des financements de l'ANR et Inria.

14.04.2025 à 12:27

Parier sur le noir : quelles leçons tirer du succès de la musique black metal norvégienne ?

Stoyan V. Sgourev, Professor of Management, EM Normandie
Condamné et vilipendé dans son pays, le black metal norvégien a connu un grand succès en dehors de ses frontières. Découvrez sa méthode.
Texte intégral (1428 mots)
Le groupe norvégien de black metal Gorgoroth en concert sur la scène du festival Inferno, le 14 avril 2017, à Oslo (Norvège). SpectralDesign/Shutterstock

Condamné et vilipendé dans son pays, le black metal norvégien a connu un grand succès en dehors de ses frontières. À l’origine de cette réussite se trouvent des intermédiaires qui ont transformé la source du problème en raison du succès.


Au milieu des années 1990, la scène musicale norvégienne du black metal a été de plus en plus ostracisée après que des musiciens du genre ont été [associés à des meurtres] et à des incendies d’églises.

La plupart des maisons de disques norvégiennes ont refusé de travailler avec des groupes de black metal, les représentations publiques ont été limitées. Ce genre a même été régulièrement critiqué, voire vilipendé, dans la presse.

Mais, par un remarquable revirement de situation, quelques années plus tard seulement, le black metal norvégien est devenu un phénomène global, avec des millions d’albums vendus dans le monde entier. Ce phénomène culturel a pris une telle ampleur qu’il est aujourd’hui célébré en Norvège et la principale exportation culturelle du pays et au point que l’on s’intéresse à l’image ou aux recettes produites par ce genre.

Réinterprétations

Dans notre article publié dans Academy of Management Discoveries, écrit avec Erik Aadland de la BI Norwegian Business School, nous attribuons, pour une grande part, ce revirement au travail fourni par les maisons de disques et par les entrepreneurs qui ont su capitaliser sur la stigmatisation du genre. Ces professionnels ont trouvé des moyens de réinterpréter et d’exporter ce type de musique en associant les aspects les plus noirs à des concepts moins scandaleux et donc plus attrayants, comme l’authenticité ou l’esprit de rébellion.


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Nous voulions savoir ce qui pouvait permettre à des produits culturels réputés toxiques ou perçus de manière très négative de devenir culturellement importants. Le mécanisme social que nous appelons « arbitrage de valorisation » est un élément crucial de ce puzzle. Il consiste à exploiter les différences de préférence des publics, en vendant un produit, stigmatisé sur le marché A, sur un marché B, où il le sera moins.

Un « arbitre de valorisation » ne se contente pas d’acheter à bas prix et de vendre à prix plus élevé, en encaissant la différence. Il joue un rôle actif en cherchant à créer ce surplus de valeur sur un autre marché. Son profit est ainsi réalisé après avoir réussi à réinterpréter une caractéristique indésirable devenue attrayante. C’est la condition sine qua non pour pouvoir augmenter le prix de vente.

Authenticité de la musique

Le black metal norvégien comporte souvent des paroles contestataires, antichrétiennes et misanthropes. Pour réussir à les vendre hors de Norvège, les maisons de disques ont capitalisé sur les liens criminels des membres de certains groupes. Ils ont été utilisés pour convaincre les acheteurs que la musique de ces groupes reflétait authentiquement les véritables croyances de ses créateurs et qu’elle n’avait pas été conçue comme un produit commercial, ayant pour seule finalité de faire vendre.

Dans cette perspective, les actes de violence sont considérés comme cohérents avec la brutalité des paroles : la musique est réellement maléfique. L’idée que ceux qui se livrent à des activités criminelles « vivent » authentiquement les sentiments de la musique était cruciale pour convaincre un public international.

Un risque de réputation ?

Nos recherches nous ont permis de constater que, au milieu des années 1990, la grande majorité des maisons de disques ont pris leurs distances avec le black metal norvégien en raison des risques liés à l’investissement dans un produit stigmatisé. Ils craignaient non seulement que ces œuvres ne se vendent pas, mais aussi que le fait de s’associer au genre nuise à leur réputation et, par conséquent, au reste de leurs activités.

Cette situation a ouvert des possibilités pour les entrepreneurs et les propriétaires de petits labels qui avaient moins à perdre. Les « arbitres de valorisation » étaient conscients que s’ils parvenaient à commercialiser les groupes de manière appropriée et à surmonter les obstacles liés à la distribution, les bénéfices pourraient être considérables. L’espoir d’un très important retour sur investissement à haut risque aura été une motivation puissante pour oser afficher sa solidarité avec des artistes stigmatisés et vilipendés.

Motivations financières

La motivation pour soutenir un produit stigmatisé est financière plutôt qu’idéologique. Cela explique pourquoi le processus de stigmatisation, fondé sur des motifs idéologiques, peut commencer à s’atténuer, offrant des possibilités de gagner de l’argent en contournant la stigmatisation.


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Si un produit est stigmatisé sur un marché, vous pouvez littéralement aller sur un autre marché éloigné du marché central et essayer de développer le produit. On peut trouver des parallèles dans la diffusion d’autres formes d’art un temps stigmatisées, comme, par exemple, l’art impressionniste en France dans les années 1880, les débuts du jazz aux États-Unis, l’art moderne en Europe après la Seconde Guerre mondiale et le hip hop dans les années 1990…

Développements stratégiques

Nous pouvons identifier trois stratégies pour les managers lorsqu’ils envisagent des produits ou des pratiques stigmatisés :

  • La première est la passivité : ne rien faire, attendre que la tempête passe, observer ce que font les autres et agir quand la situation est sûre.

  • Atténuer les contraintes, en conservant une partie de l’originalité du produit, mais en l’enveloppant dans des éléments et des pratiques largement acceptés.

  • S’engager dans un arbitrage de valorisation, en conservant l’audace du produit, mais en lui attribuant une interprétation plus positive et en recherchant des opportunités de distribution sur des marchés ou dans des contextes plus tolérants ou plus éloignés.

La stigmatisation invite à évaluer la valeur dépréciée et à s’efforcer d’en tirer parti. Ceux qui agissent rapidement, qui identifient correctement les produits ayant un potentiel commercial et qui sont ensuite prêts à parier sur ce potentiel peuvent être largement récompensés lorsque les ventes finissent par reprendre.

The Conversation

Stoyan V. Sgourev ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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