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26.03.2025 à 16:28

L’Europe à l’heure du retour des logiques de puissance décomplexées : le temps du sursaut stratégique ?

Delphine Deschaux-Dutard, Maître de conférences en science politique, Université Grenoble Alpes, Université Grenoble Alpes (UGA)
Bastien Nivet, Docteur en science politique (École de management), Pôle Léonard de Vinci
Si l’UE multiplie dernièrement les annonces et les plans relatifs à son réarmement, elle est encore loin d’être perçue comme une puissance réelle par les autres grands acteurs internationaux.
Texte intégral (2481 mots)

Face aux puissances révisionnistes que sont les États-Unis de Trump et la Russie de Poutine, l’Union européenne cherche à renforcer son autonomie stratégique. Des plans sont mis sur la table, les sommets se multiplient, mais les 27 sont encore très loin de partager une vision commune en matière militaire, comme en témoigne, entre autres, la difficulté qu’ils ont à s’entendre sur des achats d’armement mutualisés.


La scène surréaliste qui a opposé Donald Trump à Volodymyr Zelensky dans le bureau Ovale de la Maison Blanche, le 28 février 2025, puis la brutale annonce par les États-Unis de la cessation de leur soutien militaire et en matière de renseignement à l’Ukraine (avant une nouvelle volte-face suspendant cette « pause » quelques jours plus tard) ont saisi d’effroi de nombreux chefs d’État et de gouvernement européens, tant elles marquent une rupture dans la conception que l’UE se fait des relations internationales, depuis l’édification en 1945 du système onusien, fondé sur la charte de San Franscisco, qui place en son cœur les principes d’intégrité territoriale, de dialogue et de résolution pacifique des différends.

Au regard de l’évolution très rapide de l’ordre international sous l’action combinée de puissances révisionnistes, telles que la Russie ou la Chine, et du nouveau positionnement américain depuis le début du second mandat Trump, qui a vu Washington adopter une conception purement transactionnelle des relations internationales, l’Europe serait-elle en train de sortir de l’Histoire ? Peut-elle continuer à se comporter comme un agneau dans un monde de carnivores ?


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Si les annonces se sont multipliées depuis début mars 2025 concernant la montée en puissance de l’échelon européen en matière de défense, il importe, pour bien faire la distinction entre les effets d’annonce et la limite de leur effet performatif, de rappeler d’où vient l’UE en matière de réflexion stratégique et de conception de la puissance.

Pour l’UE, un rapport au monde d’« influence sans la puissance » rattrapé par l’Histoire

Contrairement à une vision très répandue, la construction européenne n’a jamais été qu’une simple construction économique interne, un marché, un « espace ». Permettre aux Européens de participer aux affaires du monde avec leurs capacités et leurs approches propres en a été un objectif réitéré et progressivement affiné, depuis les premières communautés des années 1950 jusqu’à l’UE à 27, aujourd’hui.


À lire aussi : Bonnes feuilles : « Histoire de la construction de l’Europe depuis 1945 »


La déclaration Schuman du 9 mai 1950 affirmait déjà que l’une des ambitions essentielles d’une Europe organisée était sa « contribution au monde », et soulignait sa fonction fondamentale en matière de préservation de la paix et sa vocation à nouer des relations pacifiques avec les autres acteurs. De premières politiques de coopération et d’aide au développement ont ensuite tissé, dès les années 1960, dans le cadre de la Communauté économique européenne créée en 1957, un riche réseau de relations extérieures avec de nombreux États, d’abord principalement africains, puis plus diversifiés.

Dès la déclaration de Copenhague de 1973 sur l’identité européenne, l’Europe des neuf États membres d’alors articulait plus précisément une vision européenne spécifique de l’ordre international et de la contribution particulière que les Européens entendaient y jouer. Elle actait notamment la nécessité – dans un contexte de concentration de la puissance –, que l’Europe « parle d’une seule voix » et posait les principes fondamentaux sur lesquels devait reposer cette influence internationale à construire : recherche de la coopération et du dialogue entre acteurs internationaux, attachement au développement et à l’action des institutions internationales, du droit, de la justice et du développement.

En établissant les bases institutionnelles d’une politique étrangère et de sécurité commune dans le Traité sur l’Union européenne signé à Maastricht, en février 1992, dans un contexte de transition et d’incertitudes post-guerre froide, les États membres ont réaffirmé et précisé plus avant ces principes et valeurs.

Enfin, des processus comme celui de la stratégie européenne de sécurité (SES) de 2003, la stratégie globale de sécurité de 2016, ou encore la « boussole stratégique » européenne de 2022, ont précisé plus avant et de façon publique les éléments de la « vision européenne du monde » sous-tendant les relations extérieures de l’UE. Il ressort de ces documents, malgré leurs limites conceptuelles et diplomatiques, une posture internationale de l’UE avec des caractéristiques identifiables :

  • primauté du droit et de la négociation sur le rapport de force et le recours à la violence pour le règlement des différents ;

  • attachement au multilatéralisme, à la coopération internationale, au droit international et aux institutions internationales ;

  • reconnaissance du nécessaire usage d’outils militaires dans certaines situations, si possible sous mandat de l’ONU ;

  • volonté collective d’influer sur l’environnement international, par l’association des outils de soft power (ou puissance civile) et, plus récemment, de hard power.

Ces caractéristiques dessinent une ambition de « volonté d’influence mais un rejet de la puissance » et empruntent très largement à une lecture libérale des relations internationales, plaçant en son centre les principes de coopération et de démocratie et donnant la primauté à la négociation et la résolution pacifique des différends au détriment de la force, qu’elle soit militaire ou argumentaire.

Or, l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 et la vision du monde et la pratique diplomatique de la nouvelle administration américaine depuis le début de l’année 2025 prennent à rebours cette vision européenne et risquent, dans certains cas, de la rendre caduque.

L’UE a donc multiplié les annonces, depuis février 2025, en vue de se réarmer et de renforcer son autonomie stratégique vis-à-vis d’une OTAN au sein de laquelle Donald Trump menace régulièrement de limiter drastiquement l’engagement américain. Mais y a-t-il une réelle révolution stratégique collective en marche à Bruxelles ? Ou bien cette « heure de l’Europe », régulièrement annoncée depuis l’implosion de la Fédération yougoslave en 1991, sera-t-elle encore reportée ?

Y a-t-il une révolution stratégique réelle à Bruxelles ?

La défense européenne et, plus largement, la construction européenne évoluent au gré des crises.

La crise actuelle n’y fait pas exception, ayant conduit la Commission européenne à annoncer un plan de 800 milliards d’euros (le plan ReArm Europe) afin d’accélérer l’armement de l’UE. Ce plan vient s’ajouter aux nombreux outils, créés depuis 2022, en vue de conduire à une montée en puissance de l’industrie européenne d’armement, dont le Règlement européen visant à renforcer l’industrie européenne de la défense, au moyen d’acquisitions conjointes (EDIRPA), le plan de soutien à la production de munitions en Europe (ASAP), ou encore le plan stratégique EDIS dont l’objectif est de favoriser les acquisitions conjointes en matière d’armement au sein de l’UE.

Ces outils s’ajoutent à l’aide militaire apportée à Kiev à travers la Facilité européenne de paix (6,1 milliards entre 2022 et 2024) et la réflexion lancée par la Commission européenne, en mars 2025, sur la création d’un fonds européen qui permettrait d’envoyer de 20 milliards à 40 milliards d’euros d’aide militaire à l’Ukraine dans les mois à venir.

De même, certains pays de l’UE font preuve d’un activisme fort visant à promouvoir une réelle défense européenne, à l’instar, entre autres, de la France – qui réinvestit le concept d’autonomie stratégique européenne qu’elle brandit régulièrement depuis plus d’une décennie –, de la Pologne ou plus récemment d’une Allemagne rendue soucieuse par le délitement du lien transatlantique et qui a déclaré, par la voix de son futur chancelier Friedrich Merz, au soir des élections législatives du 23 février 2025, que la défense européenne devait prendre son indépendance.

Pour autant, tous ces outils et ces mouvements politico-diplomatiques ne sauraient à eux seuls constituer une politique, et encore moins une posture stratégique pour l’UE.

Le Livre blanc sur la défense européenne (intitulé Readiness 2030, ou Être prêt pour 2030) présenté par la Commission, le 19 mars 2025, liste certes tous les outils et moyens à utiliser… mais continue de considérer l’OTAN comme la pierre angulaire de la sécurité européenne.

En effet, malgré l’urgence, les 27 semblent bien loin de partager une vision collective harmonisée de la puissance collective européenne. En matière d’armement, par exemple, au-delà des milliards annoncés par la Commission, les États ne sont pas parvenus à s’accorder sur la définition de critères d’achat de matériel militaire qui consacreraient enfin une nécessaire préférence européenne. Si la France plaide en ce sens, ses partenaires, fortement dépendants du matériel militaire non européen, ne partagent pas (ou pas encore) cette vision.

De même, les sommets entre pays européens se multiplient, tantôt à Paris, tantôt à Londres, mais toujours en dehors du cadre de l’UE, ce qui établit, de fait, une diplomatie de club qui ne permet guère d’avancée européenne collective en matière de réflexion sur la puissance de l’UE dans le monde.

L’UE peut-elle se projeter et être perçue comme une puissance ?

Même si, avec l’annonce du plan ReArm Europe et d’un futur livre blanc de la défense européenne pour mai 2025, l’UE semble se mettre plus que jamais en ordre de marche pour se doter d’une défense substantielle, cela ne fait pas encore d’elle une puissance globale reconnue par les autres puissances internationales, comme le démontrent les négociations bilatérales entre Washington et Moscou autour de la question d’un cessez-le-feu en Ukraine, et la délocalisation à Riyad (Arabie saoudite) des discussions sur le sujet, en parallèle des multiples réunions organisées par les chefs d’État et de gouvernement français et britannique.

Car la puissance dépend aussi de la perception que se font les autres acteurs, et en la matière, si l’UE semble attirer les citoyens canadiens ces dernières semaines, elle est loin de convaincre l’ensemble des puissances internationales telles que les États-Unis, la Russie ou encore l’Inde et la Chine. Dans un monde où la politique de puissance a fait son grand retour ces dernières années et où les pays les plus puissants privilégient les négociations bilatérales au détriment du multilatéralisme, il est grand temps que les États européens se rendent compte que l’UE n’est pas une voie possible pour exister sur la scène internationale, mais la seule s’ils espèrent continuer à défendre les valeurs sur lesquelles le projet européen s’est construit : paix et dialogue diplomatique, plutôt que force et raison du plus fort.

The Conversation

Delphine Deschaux-Dutard a reçu des financements de l'ANR.

Bastien Nivet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

25.03.2025 à 16:53

Succès, échecs : pourquoi le rôle du mérite est-il surévalué ?

Céline Darnon, Professeure de psychologie sociale, Université Clermont Auvergne (UCA)
Andrei Cimpian, Professor of Psychology, New York University
Ian Hadden, Researcher at the University of Sussex, University of Sussex
On tend à survaloriser la part du mérite dans les situations de réussite et d’échec. S’il en résulte un certain confort psychologique, cette vision réductrice peut s’avérer contre-productive.
Texte intégral (2214 mots)

On tend souvent à survaloriser la part du mérite dans les situations de réussite et d’échec. S’il en résulte un certain confort psychologique, cette vision réductrice peut, à long terme, avoir également des effets contre-productifs.


Une société est considérée comme « méritocratique » si les résultats (réussites ou échecs) des individus dépendent de leur mérite, c’est-à-dire à la fois de leurs capacités et des efforts qu’ils ont mis en œuvre pour atteindre leurs objectifs.

En bref, une personne qui réussit à obtenir un bon diplôme – ou un emploi bien rémunéré – par la force de son travail ou par son talent est généralement considérée comme méritant cette position et les avantages qui y sont associés. C’est beaucoup moins le cas si sa réussite est perçue comme due à la chance, ou au piston dont elle a bénéficié.


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La réalité est bien entendu plus complexe. Il existe un très grand nombre de raisons qui amènent une personne à réussir ou à échouer, parmi lesquelles certaines relèvent de son mérite et d’autres non (par exemple, elle a bénéficié d’un environnement favorable, a eu de la chance…).

Malgré tout, les explications qui relèvent du mérite et, en particulier, de sa dimension « contrôlable », reposant sur des efforts, sont souvent privilégiées lorsque les individus cherchent à expliquer leur réussite (ou échecs) ou celle des autres.

Une enquête récente montre par exemple qu’à la question « Dans votre pays aujourd’hui, quelle est à votre avis l’importance de chacun des facteurs suivants pour réussir dans la vie ? », 83 % des répondants ont considéré que « travailler dur » était « important », « très important » ou « essentiel ». C’est plus que tous les autres facteurs proposés, y compris l’état de santé, le fait d’avoir des parents instruits, le genre et l’origine ethnique.

Une vision simple, valorisée… et rassurante !

Il y a plusieurs raisons qui expliquent pourquoi les individus s’accrochent à la croyance selon laquelle le monde fonctionne sur un mode méritocratique.

L’une d’elles est que croire en la méritocratie est extrêmement facile sur le plan cognitif. Dès l’enfance, nous constatons que « plus de causes » est en général associé à « plus d’effets » : plus il pleut fort, plus on est mouillé ; plus on tape fort dans un ballon, plus celui-ci va loin.


À lire aussi : Croire au mérite aide-t-il (ou non) les élèves à réussir ?


Comme nous sommes relativement paresseux sur le plan cognitif, ce modèle familier, simple et intuitif a tendance à être notre premier recours lorsque nous voulons expliquer quelque chose. D’ailleurs, de nombreux travaux montrent que, lorsque les individus essayent d’expliquer ce qu’ils vivent et observent, ils ont tendance à privilégier les explications qui relèvent de facteurs internes à la personne, par exemple, ce qu’elle aime ou n’aime pas, ses traits de personnalité et donc également les efforts qu’elle a déployés.

Si l’on privilégie ce type d’explications, c’est aussi pour se valoriser (particulièrement en cas de réussite) ou tout simplement parce que cela permet de se faire bien voir auprès d’évaluateurs.

En outre, penser que c’est principalement le mérite (par opposition à l’absence de mérite) qui détermine la réussite (par opposition à la non-réussite) est très rassurant. Cela permet de maintenir un certain sentiment de contrôle sur ce qui arrive – ce qui est essentiel pour s’engager dans une activité et persévérer lorsqu’on est confronté à une difficulté. C’est également nécessaire pour maintenir une bonne santé mentale.

La croyance dans la méritocratie donne enfin l’impression que tout « est en ordre » et que chacun est « à sa place ». Du point de vue de celui qui a échoué, cela permet de garder l’espoir que la mobilité ascendante est possible. Du point de vue de celui qui a réussi, croire au mérite permet d’assurer la légitimité des avantages dont il bénéficie.

D’ailleurs des recherches montrent que c’est bien lorsque la légitimité de leur statut avantagé est mise en cause que les individus qui occupent des positions de haut statut rappellent le plus les difficultés auxquelles ils ont dû faire face et les efforts qu’ils ont eu à déployer pour en arriver là où ils sont.

Bref, chacun semble trouver son compte dans le fait de penser que, dans la vie, il suffit de travailler dur pour atteindre ses objectifs. Cela contribue sans aucun doute à expliquer pourquoi il est si difficile de démystifier la croyance en la méritocratie.

Prendre en compte la complexité des situations

Croire au mérite comme principal déterminant de la réussite ou des échecs est donc à la fois simple sur le plan cognitif, valorisé socialement et très rassurant sur le plan psychologique. Toutefois, surestimer la part de mérite peut aussi amener à sous-estimer l’importance d’autres facteurs.

Si présenter les efforts comme essentiels à la réussite a indéniablement un effet motivant et rassurant, prétendre que seuls les efforts déterminent le succès et les échecs est tout à fait incorrect et présente un risque : celui de faire porter aux individus l’entière responsabilité de ce qui leur arrive.

On peut donc en venir à penser que les élèves en difficulté sont les seuls responsables de leur échec scolaire, que les personnes au chômage sont les seules responsables de leur difficulté à trouver un emploi, que les personnes en surpoids sont les seules responsables des problèmes de santé dont elles souffrent, pour ne citer que ces exemples.

Cette vision apporte par la même occasion une forme de justification aux inégalités qui existent entre les groupes. D’ailleurs, plus les individus croient au mérite, moins ils sont susceptibles d’apporter leur soutien aux populations qui sont en difficulté.

Pour autant, nier le rôle que joue le mérite dans la réussite et les échecs serait tout aussi mensonger – et délétère pour les individus, puisqu’associé à moins de contrôle, de persévérance, de sentiment de justice et de bien-être.

Changer de regard sur les inégalités

Ainsi, considérer que le mérite est le seul facteur de réussite (Figure A, ci-dessous) présente un certain nombre d’avantages (sur le plan cognitif, social, motivationnel), mais cela n’a en réalité pas plus de sens que de nier totalement la part jouée par le mérite dans la réussite (Figure B).

Dans un récent article écrit en collaboration avec plusieurs collègues, nous proposons de démystifier la méritocratie en reconnaissant que l’effort est une composante essentielle de la réussite tout en admettant que l’effort produit des résultats différents selon les circonstances (Figure C).

Fourni par l'auteur

Il s’agit là d’une vision tout aussi intuitive : une graine doit travailler dur pour pousser, mais elle aura beaucoup plus de succès si elle se trouve dans un sol riche plutôt que dans un désert. Cette façon plus précise de voir les choses pourrait contribuer à modifier la manière dont les gens envisagent la réussite mais aussi le soutien qu’ils sont susceptibles d’apporter aux personnes qui en ont besoin.

Par exemple, constater que l’origine sociale joue un rôle dans les chances de réussir scolairement ne dispense bien entendu pas d’encourager les élèves à travailler, à fournir des efforts et à persister lorsqu’ils sont confrontés à des difficultés. Il s’agit là d’actions qui sont sous leur contrôle et pour lesquelles ils ont une part réelle de responsabilité. Cela va de soi.


À lire aussi : Le mérite est-il encore un idéal démocratique ?


Mais il convient aussi de rappeler que tout ne dépend pas que d’eux. Reconnaître la part jouée par des facteurs qui ne sont pas sous leur contrôle est essentiel pour alerter sur l’importance d’améliorer leur environnement, de manière à ce que leurs efforts puissent réellement payer et que le facteur « mérite » puisse donc s’exprimer.

Cette façon de penser les réussites et les échecs a des implications sur la manière de concevoir les inégalités et ce que l’on met en œuvre pour tenter de les réduire. Ainsi, mettre en place des actions visant à améliorer les conditions des élèves des quartiers populaires, par exemple, ne signifie pas porter atteinte au principe de mérite, au contraire, puisque cela permet plutôt aux effets positifs du mérite de pouvoir s’exercer.

Cela peut montrer que la justice sociale n’est pas forcément en contradiction avec la responsabilité personnelle, mais que les deux peuvent aller de pair pour créer des conditions qui soient les plus favorables possibles à la fois à la réussite et au confort psychologique des individus.


Cet article a été co-écrit par Ian Hadden, docteur en psychologie sociale (Université de Sussex), Andrei Cimpian, professeur de psychologie (Université de New York), Matthew Easterbrook, professeur de psychologie (Université de Sussex), Lewis Doyle, chercheur postdoctoral (Université de Poitiers), Sébastien Goudeau, professeur de psychologie (INSPE Niort), et Céline Darnon, professeure de psychologie (Université Clermont Auvergne).

The Conversation

Céline Darnon a reçu des financements de l'Institut Universitaire de France.

Andrei Cimpian a reçu des financements de l'Institut des sciences de l'éducation (Institute of Education Sciences) et de la Fondation nationale pour la science (National Science Foundation) aux États-Unis.

Ian Hadden ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

25.03.2025 à 16:48

Quand l’extrême droite instrumentalise le féminisme pour cibler l’islam et les migrants

Claudia Jareno Gila, Maîtresse de conférences en civilisation de l'Espagne contemporaine, CY Cergy Paris Université, CY Cergy Paris Université
Gwenaëlle Bauvois, Chercheuse en sociologie, University of Helsinki
Des groupuscules d’extrême droite comme « Némésis », les « Antigones » ou les « Caryatides », se revendiquent « féministes ». Elles ciblent l’islam et les migrants au nom de la défense des femmes.
Texte intégral (1788 mots)

Le féminisme est traditionnellement associé à des valeurs progressistes, telles que l’égalité et la justice sociale. Mais ces dernières années, des activistes d’extrême droite, comme « Némésis », les « Antigones » ou les « Caryatides », revendiquent leur féminisme. Ciblant l’islam et les migrants au nom de la défense des femmes, elles sont de plus en plus présentes dans les médias. Décryptage.


Comme le montrent les sondages, le Radical Right Gender Gap, c’est-à-dire l’écart entre les sexes dans le vote d’extrême droite, s’est réduit, notamment en France où l’électorat féminin de l’extrême droite est passé de 20 % des voix en 2019, à 30 % en 2024.

Traditionnellement associés à des électeurs masculins issus des classes populaires, depuis quelques années, les partis d’extrême droite ont donc progressivement attiré un électorat plus féminin, tout en modifiant leur image auprès du public pour paraître plus modérés et plus légitimes.

En effet, l’extrême droite a longtemps été largement dominée par des figures masculines mais de nombreuses femmes ont pris dorénavant la tête de partis, voire de pays, comme Giorgia Meloni, présidente d’extrême droite du Conseil italien, Riikka Purra, vice-première ministre de la Finlande et présidente du parti des Vrais Finlandais, Marine Le Pen, ex-présidente du Rassemblement national et Alice Weidel, cheffe du parti Alternative pour l’Allemagne (AfD), autant d’exemples du nouveau visage féminin de l’extrême droite.


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Ce processus de féminisation des responsables politiques d’extrême droite ainsi que de son électorat va de pair avec la féminisation des collectifs d’extrême droite et l’émergence de nouvelles formes d’engagement féminin, en particulier le cyberactivisme, avec une notable présence des femmes sur les réseaux sociaux.

En France, dans le sillage de La Manif pour tous, mouvement contre la loi Taubira qui a légalisé le mariage homosexuel en 2013, des groupes autoqualifiés d’« alterféministes » aux accointances avec l’extrême droite ont vu le jour. On retrouve, dès 2013, les Antigones, groupe fondé par d’anciennes militantes des Femen, et les Caryatides issues du groupuscule d’extrême droite l’Œuvre française, aujourd’hui dissout.

Plus récemment, le collectif Némésis, du nom de la déesse grecque de la vengeance, prétend dénoncer les violences faites aux femmes, mais leurs motivations profondes sont clairement dirigées contre les migrants et contre l’islam. Comme le souligne la chercheuse au CNRS, Magali Della Sudda, ces « nouvelles femmes de droite » utilisent la « cause des femmes » pour défendre une vision nationaliste et traditionnelle de la société.

Contre le féminisme « queer »

Les militantes des collectifs d’extrême droite cherchent aussi à projeter une image plus contemporaine de l’engagement politique des femmes. Face à l’image passéiste de la féministe de gauche traditionnellement associée à Mai 68, ces militantes se présentent comme une incarnation plus moderne, plus jeune, en phase avec leur époque. Le collectif Némésis invite ainsi les femmes à rejoindre « les féministes les plus fun de France ».

Elles se positionnent en contraste avec les féministes de gauche souvent perçues comme « radicales » voire « hystériques », comme Sandrine Rousseau, ancienne candidate d’Europe Écologie Les Verts (EELV), la journaliste et militante Alice Coffin ou la députée Clémentine Autain. Pour ces militantes d’extrême droite, ces figures incarnent un féminisme qui ne se préoccupe pas des « vrais » problèmes des femmes, tant il est imprégné de l’idéologie woke – transidentitaire, multiculturaliste et islamogauchiste.

Dans un contexte de multiplicité de courants féministes, parfois très opposés sur certaines problématiques, notamment la question trans, ces nouvelles militantes rejettent le féminisme intersectionnel qui analyse les façons dont le genre, la race, la classe et d’autres oppressions s’entrecroisent pour créer des expériences uniques de discrimination. Leur combat est simple : elles défendent les droits des femmes blanches cisgenres, tout en essentialisant les hommes « extra-européens », perçus comme dangereux par nature.

Ces groupes se distinguent par leur langage simple et leurs actions percutantes, qui trouvent un écho auprès d’un certain public en quête de solutions perçues comme concrètes, par exemple l’application immédiate des obligations de quitter le territoire français (OQTF), les expulsions accélérées des immigrés clandestins et les peines de prison lourdes.

Contrairement à une gauche dite « arc-en-ciel », autrement dit, une gauche intersectionnelle et queer, ces groupes d’extrême droite se présentent comme les seuls capables d’aborder sans détour ce qu’ils considèrent comme les véritables problèmes des femmes : la violence et l’insécurité. Au lieu de céder à la « lâcheté », elles proposent d’être des « lanceuses d’alerte ».

La « migration de masse » : le « vrai » ennemi des femmes

En effet, la crise migratoire de 2015-2016 caractérisée par l’arrivée en Europe de centaines de milliers de réfugiés, principalement de Syrie, et notamment les agressions sexuelles perpétrées à Cologne, lors du Nouvel An 2015, par des individus d’origine étrangère, ont constitué un terrain propice à l’émergence de discours mêlant droits des femmes et discours anti-immigration.

Même au sein du mouvement féministe, des figures tutélaires, comme Alice Schwarzer en Allemagne, Élisabeth Badinter en France et Cisca Dresselhuys aux Pays-Bas, ont alors soutenu l’idée que l’islam est fondamentalement misogyne.

Du côté des femmes politiques d’extrême droite, le même amalgame est fait : Marine Le Pen déclarait déjà en 2016 : « J’ai peur que la crise migratoire signe le début de la fin des droits des femmes. » Alice Weidel a utilisé, dès 2017, son orientation sexuelle comme argument pour critiquer l’immigration musulmane, une instrumentalisation que l’on nomme « homonationalisme ». Elle affirme que, en tant que lesbienne, elle est exposée à des menaces accrues de la part de certains migrants musulmans.

De même, les groupes d’extrême droite autoproclamés féministes présentent leurs actions comme une quête de justice sociale pour le droit des femmes. Mais derrière ces discours se cache une stratégie appelée « fémonationalisme », c’est-à-dire, une instrumentalisation des violences faites aux femmes à des fins racistes et xénophobes.

Le fait que ces mouvements d’extrême droite instrumentalisent la question des droits des femmes à des fins xénophobes n’a rien de surprenant. En effet, les dernières élections européennes ont montré que la migration était l’un des sujets les plus abordés par l’ensemble des partis politiques européens. La montée de ces groupes arrive donc à point nommé dans un contexte où les discours sécuritaires et anti-immigration se renforcent en Europe en général et en France en particulier.

Les femmes d’extrême droite : des féministes vraiment comme les autres ?

Ces groupes se présentent donc comme une alternative critique à un féminisme de gauche qui ne s’intéresse pas aux « vrais » problèmes des femmes et ferme les yeux sur la réalité de l’immigration dite de masse. Jouant habilement sur le contraste entre une image jeune et moderne et des propos chocs, ce courant semble gagner du terrain, comme le montre la couverture médiatique grandissante et leurs moyens accrus, dans un climat général de réaction antigenre faisant suite à la vague #MeToo.

La visibilité croissante de ces groupes d’extrême droite se revendiquant du féminisme, en France et au-delà, favorisée par la banalisation des propos racistes, a conduit à une normalisation de prises de position autrefois marginales dans un contexte de montée de discours sécuritaires. Comme le montre le récent soutien que le ministre de l’intérieur Bruno Retailleau a publiquement apporté au collectif Némésis, saluant publiquement leur « combat » pour les femmes.

Une question subsiste concernant le rôle que ces « nouvelles femmes de droite » joueront à l’avenir. S’agit-il d’un phénomène marginal amplifié par le prisme médiatique ou du début d’une offensive politique importante ?

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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