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13.05.2025 à 16:12

Australie : les leçons de la large victoire des travaillistes

Matthew Graves, Professeur des universités en Civilisation britannique et Études du Commonwealth, Aix-Marseille Université (AMU)
Donnés battus par les sondages, les travaillistes, au pouvoir depuis 2022, ont largement gagné les élections législatives australiennes.
Texte intégral (2348 mots)

En Australie, où des élections législatives se tiennent tous les trois ans, les gouvernements sortants peinent d’habitude à être réélus. Et quelques semaines encore avant le scrutin du 3 mai dernier, les travaillistes, au pouvoir, semblaient voués à perdre leur majorité. Or, déjouant les pronostics, ils l’ont largement emporté ; leur victoire surprise s’explique en partie — mais en partie seulement — par le choix discutable des conservateurs de s’aligner sur Donald Trump.


La reconduction triomphale du gouvernement travailliste d’Anthony Albanese lors des élections fédérales de la 48e législature australienne du 3 mai 2025 a mis à mal les sondages et interpellé les analystes, dédits par l’ampleur de sa victoire. Avec 94 sièges sur les 150 de la Chambre des Représentants, l’Australian Labor Party (l’ALP) a très nettement devancé la Coalition conservatrice, essentiellement composée de membres du Parti libéral et du Parti national, qui n’a obtenu que 43 sièges.


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Alors que, durant son premier mandat (2022-2025), celui que ses supporteurs surnomment affectueusement « Albo » avait dû se contenter d’une majorité gouvernementale des plus étroites (77 sièges), les travaillistes ont bénéficié cette fois d’un « raz de marée » encore inespéré il y a quelques semaines lorsque la Coalition devançait les Travaillistes, tant dans les intentions de vote secondaires que primaires, dans un système de vote préférentiel où la redistribution des préférences secondaires peut s’avérer décisive.

Un effet Trump ?

Certains éditorialistes, la BBC en tête, n’ont pas manqué d’établir un parallèle avec les élections fédérales canadiennes du 28 avril où, suite au remplacement de Justin Trudeau à la direction du Parti libéral par la figure rassurante de l’économiste et ancien gouverneur de la Banque centrale Mark Carney, le gouvernement de centre gauche a pu remonter un retard dans les sondages de 26 points sur le Parti conservateur au terme d’une campagne électorale marquée par la remise en cause à répétition de la souveraineté canadienne par la Maison Blanche et par la décision de l’administration Trump de déclencher une guerre comerciale à l’encontre de ses voisins nord-américains.

Le parallèle ne s’arrête pas au renversement des tendances dans les intentions de vote des électeurs à l’approche du scrutin ; dans les deux cas, le dirigeant de l’opposition conservatrice a perdu son siège de député : le Canadien Pierre Poilievre a été vaincu dans la circonscription de l’Ontario qu’il représentait depuis 2004, tandis que Peter Dutton a laissé échapper celle du Queensland qui le réélisait régulièrement depuis 2001.

L’alignement des astres électoraux de ces deux pays fondateurs du Commonwealth, perturbés par la remise en cause de leur alliance séculaire avec les États-Unis, serait-il la conséquence d’un « effet Trump » à l’envers, susceptible de booster les partis de centre gauche à l’international aux dépens des imitateurs du trumpisme à droite ? N’en déplaise au principal concerné, qui s’est vanté de sa capacité à dérégler la vie démocratique d’un pays allié dès le lendemain du vote canadien ce n’est qu’un facteur parmi d’autres dans une conjoncture où les spécificités du paysage électoral national plaident contre les explications réductrices.

Spécificités australiennes

À la différence du Canada, le vote est obligatoire lors des élections fédérales australiennes, et ce depuis cent ans. Les avis des experts divergent quant à la question de savoir si cette disposition favorise un parti ou un autre, mais avec un taux de participation moyenne qui avoisine les 90 %, le désaveu des sondages constaté lors des dernières législatives ne peut être mis sur le compte de l’abstentionnisme.

Autre différence majeure avec le Canada, où les sénateurs sont nommés au lieu d’être élus : en Australie, environ la moitié du Sénat (40 sur 76 sièges au total en 2025) est renouvelée tous les trois ans en même temps que la Chambre des Représentants, selon un mode de scrutin proportionnel plurinominal à vote transférable.

Le succès d’un parti dans les urnes se mesure alors à l’aune de sa performance globale dans les deux volets de l’élection. Ce 12 mai, l’ALP est en passe de remporter au Sénat quatre sièges supplémentaires et disposera vraisemblablement de 30 sièges ; le parti bénéficiant du soutien des Verts (11 sièges), le scrutin lui a donc permis de consolider son contrôle de la Chambre haute, bien qu’il n’y dispose pas à lui seul de la majorité absolue.

Enfin, si la durée de vie de la Chambre des communes canadienne est de cinq ans (quatre en moyenne dans les faits), celle de la Chambre des Représentants australienne est de trois ans — un cycle resserré qui laisse peu de temps au gouvernement entrant pour déployer son programme législatif avant de devoir préparer sa campagne en vue de la prochaine échéance électorale et défendre, déjà, son bilan.

Obtenir un second mandat successif dans ces conditions relève de l’exploit, et rares sont les premiers ministres qui y sont parvenus : lorsque le Parti travailliste d’Anthony Albanese a remporté la victoire face au gouvernement Liberal-National dirigé par Scott Morrison en 2022, l’Australie avait connu sept changements de premier ministre en quinze ans, dont quatre lors d’une course déclenchée à l’intérieur du parti au pouvoir. La victoire écrasante de l’ALP met fin à ce jeu de chaises musicales à la direction des affaires du pays. En reconduisant Anthony Albanese dans ses fonctions, tout en élargissant sa majorité, elle semble démentir la tendance à la précarisation du poste de premier ministre.

Un scrutin record

Les résultats font tomber plusieurs records. C’est la première fois depuis un siècle qu’un nouveau gouvernement sortant est réélu en amplifiant son score électoral. Avec près de 55 % du vote préférentiel bipartite, le Labor devance la Coalition d’une dizaine de points. Il s’agit de sa meilleure performance depuis 1943, l’époque dorée de son histoire, et la pire pour l’opposition conservatrice.

C’est le premier raz-de-marée dans une élection fédérale depuis les 90 sièges raflés par les Liberal-Nationals de Tony Abbott en 2013, et c’est la première fois depuis le conservateur John Howard en 2004 qu’un premier ministre en titre est réélu. Enfin, dans la circonscription réputée sûre de Peter Dutton, Dickson près de Brisbane, la travailliste Ali France est devenue la première candidate de l’histoire à renverser un dirigeant de parti en poste.

Rares sont les commentateurs qui avaient prédit un tel revirement de situation à mi-chemin du premier mandat d’Anthony Albanese, et au lendemain de l’échec cuisant que son gouvernement a subi le 14 octobre 2023 dans le référendum dit de « la Voix au Parlement » sur la représentation des Premières nations à Canberra. Les Australiens avaient alors rejeté, par une large majorité des votants, ainsi que l’ensemble des États, la proposition issue de la Déclaration d’Uluru de créer un comité consultatif auprès du Parlement sur les projets de loi impliquant les affaires des Aborigènes et Insulaires du détroit de Torrès.


À lire aussi : Australie : un référendum historique pour donner aux Aborigènes une voix au Parlement


En rassemblant l’opposition à une proposition travailliste modeste, Peter Dutton avait détourné opportunément la question de la représentation des minorités dans le système démocratique vers le terrain clivant des « guerres culturelles », privant ainsi le gouvernement du consensus bipartisan indispensable pour le passage d’un référendum. Cette défaite avait sérieusement entamé la crédibilité d’Anthony Albanese qui a vu une majorité de plus de 60 % des sondés en faveur de la réforme au début de la campagne référendaire s’inverser à son issue. Contraint de reporter sine die un projet de réforme constitutionnelle qui devait conduire à un second référendum sur la République, l’agenda progressiste du gouvernement travailliste a perdu de sa superbe.

Dix-huit mois plus tard, à la lumière du raz-de-marée travailliste, l’extinction des espoirs suscités par « la Voix » apparaît davantage comme une victoire à la Pyrrhus pour les Liberal-Nationals dans la mesure où elle a pu conforter les réflexes trumpistes d’un Peter Dutton encouragé à rejouer la carte des polémiques identitaires et de l’anti-wokisme pendant la campagne électorale. Que ce jeu ait pu aliéner une partie non négligeable de l’électorat, sur fond de vives inquiétudes dans la région Indo-Pacifique quant à l’impact de la guerre tarifaire américaine avec la Chine, le principal partenaire commercial de l’Australie, est a priori confirmé par la défection des électeurs de la communauté chinoise de la Coalition et leur ralliement à l’ALP.

Si le trumpisme a pesé sur cette élection, c’est plutôt indirectement dans la mesure où il a distrait les porte-paroles de la Coalition des enjeux décisifs aux yeux des Australiens : la crise du logement, la transition écologique et la modernisation du réseau énergétique du pays, l’atténuation du changement climatique, l’avenir de l’assurance maladie. Il est reproché à Dutton et ses alliés de ne pas avoir été à l’écoute des « conversations autour de la table de cuisine » de leurs concitoyens, dans une campagne jugée brouillonne jusqu’à dans leurs propres rangs et, lorsqu’ils l’ont fait, leurs solutions n’ont pas convaincu, qu’il s’agisse de traiter la pénurie du logement par la réduction de l’immigration, de proposer la création ex nihilo d’un parc nucléaire pour suppléer aux énergies renouvelables, ou de laisser planer la menace de coupes budgétaires sur le système de santé.

Enfin, le climatoscepticisme de la droite dure incarnée par Dutton ne passe plus dans un pays qui se sait désormais en première ligne du changement climatique depuis les méga-feux de forêts de « l’Été noir » 2019-2020, et qui porte encore les stigmates des confinements de la pandémie de Covid-19.

Dans le sillage de ces crises successives, « l’Élection sur le climat » de 2022 avait consacré l’émergence des conservateurs sans étiquette, les « Teal Independents » (mi-bleus sur l’économie, mi-verts sur l’environnement et le social) qui ont rogné le vote des Liberals-Nationals dans les circonscriptions marginales des grandes villes au profit de l’ALP.

À l’approche de la présente élection, on prédisait que leur capacité à diviser le vote à droite serait déterminante, et que leur soutien serait indispensable pour former un gouvernement au sein d’un Parlement sans majorité. Dans les faits, et même s’il a consolidé sa base dans les centres urbains et l’a étendue vers les circonscriptions conservatrices péri-urbaines — avec seulement neuf sièges conservés sur les dix acquis dans le parlement sortant — le bloc des indépendants marque le pas. Les Verts ont reculé plus nettement, perdant leur quatre sièges à la Chambre. Surtout, Labor a fait la démonstration éclatante qu’en dépit de la montée en puissance des Indépendants et partis mineurs depuis quarante ans, jusqu’à atteindre 30 % du vote primaire, l’ère des gouvernements australiens majoritaires, et reconductibles, est loin d’être révolue.

The Conversation

Matthew Graves ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

12.05.2025 à 15:57

« Syndrome du sauveur blanc », néocolonialisme, changement climatique… comment repenser l’aide internationale ?

Vincent Pradier, Doctorant en sciences de gestion, IAE Paris – Sorbonne Business School
À l'heure du changement climatique, les pays les plus pauvres sont aussi les plus vulnérables. Comment les épauler sans aggraver la crise climatique ou sombrer dans le néocolonialisme ?
Texte intégral (2864 mots)
Capture d'écran issue du court-métrage parodique « Let's save Africa! - Gone wrong » Chaine Youtube SAIH Norway

Les anciens pays colonisés sont parmi les plus vulnérables au changement climatique anthropique. Ces aléas environnementaux alimentent les vulnérabilités économiques et sociales auxquelles ils font déjà face. Cet état de fait pose de multiples questions aux acteurs de l’aide internationale et aux ONG occidentales, au modèle jugé souvent très carboné et parfois néo-colonial. Dans le contexte actuel, marqué également par une baisse drastique des budgets dédiés, quelles sont les pratiques mises en place par les ONG françaises pour transformer leur gestion ?


En 1899, Rudyard Kipling, l’auteur britannique du Livre de la jungle, publiait un poème intitulé Le Fardeau de l’Homme blanc, rapidement perçu comme un hymne à l’impérialisme colonial occidental. Il y enjoignait les colons occidentaux, en particulier les États-Unis, à envoyer « le meilleur de (sa) descendance (les colons) (…) pour veiller sous un lourd harnais, sur un peuple folâtre et sauvage (…) moitié démon et moitié enfant » (les peuples colonisés). Ce poème a appuyé la définition d’un concept particulier, caractéristique de certaines pratiques du secteur de l’aide internationale, intitulé le « syndrome du sauveur blanc » ou white saviorism.

Le syndrome du sauveur blanc et les écueils du « volontourisme »

Défini, entre autres, par l’économiste William Easterly, il renvoie généralement à l’idée d’une responsabilité supposée dont se sont dotés les pays occidentaux (soit les pays d’Europe et d’Amérique du Nord) à « sauver », « aider », voire « civiliser » les peuples non occidentaux. Ce syndrome est multiforme et se matérialise, encore aujourd’hui, dans les différentes pratiques de « volontourisme ».

Comme le précise France Volontaires (la plate-forme française du volontariat international d’échange et de solidarité), celles-ci sont caractéristiques des formes de volontariat qui conjuguent « voyage et engagement volontaire [promettant] à des individus désireux de s’engager pour une cause la découverte de nouvelles cultures tout en venant en aide à des communautés locales ». Et « si les intentions de départ paraissent louables, dans les faits (…) le modèle économique repose sur les profits tirés de cet engagement volontaire, bien souvent au détriment de l’intérêt général [entraînant] des dérives dont les effets peuvent être plus ou moins graves pour les communautés d’accueil comme pour les personnes participant à ces séjours ».

Nombre de missions de ce type pullulent en ligne, en particulier sur des enjeux éducatifs. Par exemple, des organisations proposent aux personnes intéressées – moyennant investissement personnel dans les billets d’avion, dans les frais de vie sur place et autres dépenses obscures – de travailler, sur une ou plusieurs semaines, en enseignant une langue (souvent l’anglais, même si la personne volontaire le parle moyennement) ou en animant des orphelinats. Si cela pose des questions évidentes de légitimité éducative, cela a aussi pour effet d’empêcher la structuration de systèmes endogènes d’éducation nationale ou spécialisée.

Court-métrage parodique dénonçant le syndrôme du sauveur blanc.

Des organisations parfois perçues comme néocoloniales

Pour certains auteurs et certaines autrices, le white saviorism est plus globalement l’une des caractéristiques encore dominantes du secteur de l’aide internationale, perpétuant, dans les relations entre organisations du Nord global et du Sud global, des dissymétries de pouvoir tirées de l’histoire coloniale occidentale.


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Par exemple, certains auteurs montrent comment le soutien important d’organisations internationales – notamment via des financements – à la construction de parcs nationaux dans des pays anciennement colonisés a eu pour effet d’exproprier, sous couvert de « braconnage », des populations entières qui pourtant habitaient depuis longtemps ces territoires. Si la création de ces parcs se justifie au nom d’une certaine protection de la biodiversité, elle a surtout permis l’organisation d’un système touristique excluant, principalement orienté vers des activités de loisir pour personnes occidentales, aux retombées économiques aléatoires, assimilé un nouveau « colonialisme vert » (non sans débats), au détriment des personnes vivant sur place.

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Dans un monde qui se « désoccidentalise », ces questionnements sont aujourd’hui au cœur de nombreuses réflexions des acteurs de l’aide internationale, en particulier des ONG françaises, européennes et anglo-saxonnes. Elles entrent également en résonance avec les interrogations quant à l’empreinte environnementale de ces dernières.


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L’exemple des déplacements en avion

Prenons l’enjeu de la réduction de l’empreinte carbone liée aux déplacements en avion – pratique qui caractérise généralement les ONG dans l’imaginaire collectif. Dans le cas d’une organisation qui interviendrait, comme beaucoup, dans plusieurs pays ouest-africains, par exemple le Burkina Faso, les déplacements en avion effectués par ses personnes salariées sont-ils toujours nécessaires, en particulier en fonction de leur origine et de leurs lieux de vie ? Doivent-ils tous être réduits de la même manière ?

En 2023, une personne burkinabé émettait en moyenne seize fois moins de carbone qu’une personne française – largement en dessous des 2 tonnes par an préconisées par les accords de Paris. De plus, là-bas comme ici, l’avion est avant tout une pratique minoritaire – moins de 1 % des personnes vivant dans les pays appauvris prenant l’avion une fois par an, contre 40 % des habitants des pays enrichis. Ces dissymétries d’accès se retrouvent logiquement dans les pratiques des ONG : les personnes salariées occidentales en leur sein voyagent plus régulièrement – et plus facilement – que les autres.

Partant de ce constat, les ONG doivent-elles alors considérer de la même manière l’empreinte carbone d’un vol pris par une personne salariée burkinabé voyageant en France pour un temps de rencontre annuel avec toutes les équipes, et celle d’une personne salariée française se rendant au Burkina Faso pour effectuer une mission de suivi ? Ou doivent-elles au contraire proposer des règles qui permettent de rééquilibrer ces asymétries ?

Sensibiliser ou accompagner ?

Autre exemple : la sensibilisation ou l’éducation aux enjeux du changement climatique anthropique des personnes vivant dans les pays d’intervention des ONG françaises. Rappelons que ces pays en sont les principales victimes. Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires estime par exemple que le Burkina Faso, en 2024, « est identifié comme l’un des 20 premiers pays au monde où les effets du changement climatique sont inévitables, susceptibles de provoquer de graves détériorations de la situation humanitaire et d’aggraver le conflit entre les agriculteurs et les éleveurs ».

Dans ce contexte, les premières personnes concernées – c’est-à-dire les personnes qui habitent sur place – ont-elles vraiment besoin de l’aide de personnes occidentales pour « comprendre » ou « appréhender » la crise écologique ? L’Afrique subsaharienne est en effet, selon un rapport de l’Unesco paru en 2021, la région du monde où la question du changement climatique est la plus abordée à l’école, loin devant l’Europe.

Ne faudrait-il donc pas, plutôt qu’expliquer à des populations ce qu’elles savent souvent mieux que nous, appuyer leur capacité à agir, notamment en renforçant un accès direct des organisations du Sud global aux financements dédiés ?

Comment changer de pratiques ?

En ce sens, plusieurs ONG françaises, arguant que « les actions des organisations de solidarité, aussi cruciales soient-elles, peuvent générer des impacts environnementaux et climatiques », se sont engagées, depuis quelques années, à transformer leurs pratiques pour les rendre plus soutenables. Pour certaines d’entre elles, cela passe par exemple par un engagement, en phase avec les accords de Paris, à réduire de 50 % leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) à l’horizon 2030.

Depuis 2022, les ONG ont d’ailleurs été rejointes dans cette dynamique par les principaux bailleurs de l’aide internationale.

La localisation comme levier de soutenabilité

Plusieurs ONG humanitaires, comme ALIMA ou Médecins du Monde agissent ainsi pour atténuer l’impact environnemental de leurs actions, en actant des trajectoires de réduction de leurs empreintes carbone respectives. Cela se traduit par exemple dans des pratiques de relocalisation des chaînes d’approvisionnement (achat de matériels médicaux divers au plus près des zones d’intervention), ou encore dans l’utilisation du fret maritime en remplacement de l’aérien pour l’acheminement du matériel non « localisable » (comme certains médicaments).

Ces deux axes sont en effet, pour ces deux ONG présentées, des leviers importants de réduction de leurs GES, représentant par exemple pour ALIMA en 2020 près 30 % de son empreinte carbone total, quand les déplacements en avion de ses personnes salariées ne représentent « que » 12 %.

La diminution des gaz à effet de serre et l’adaptation

Pour d’autres organisations, comme le GRET, la diminution des émissions de GES passe, au contraire, au regard du fonctionnement de la structure — souvent, des experts basés au siège de l’ONG en France se déplacent dans les pays d’intervention —, par la réduction significative du nombre de déplacements en avion de ses personnes salariées – ces vols représentant près de 80 % de son empreinte carbone annuelle totale.

En transformant ses processus internes (interdiction de certains types de vols, allongement des missions, etc.) l’ONG tend alors à rendre plus efficiente et plus soutenable son organisation. Elle déploie en outre des pratiques d’adaptation dans les différents projets sectoriels (nutrition, agriculture, formation professionnelle) qu’elle met en place.

Privilégier le soutien à des partenaires locaux

Et c’est justement sur ces enjeux de réduction des vulnérabilités des systèmes naturels et humains aux effets du changement climatique anthropique que se mobilisent enfin certaines ONG. Citons ici l’exemple du Secours catholique – Caritas France (SCCF) et son programme « communautés résilientes » dédié à la promotion d’une transition écologique juste dans une vingtaine de pays d’intervention. Parce que l’organisation travaille en réseau avec des partenaires (des organisations similaires dans d’autres pays), elle n’envoie que très peu d’Occidentaux à l’international.

Elle vise au contraire, par des transferts de fonds, à appuyer la mise en place, par ses partenaires, de dynamiques endogènes de développement. Les déplacements en avion dans le cadre de ses activités se limitent alors à des temps de rencontre très spécifiques, généralement en France, où sont invitées des personnes représentantes des organisations partenaires, donc issues des pays du Sud global. Celles-ci ayant de fait une empreinte carbone très faible, le SCCF, qui agit aussi en France, fait alors le choix de ne pas intégrer ces activités à l’international dans la comptabilisation de son empreinte carbone organisationnelle.

Ce qu’illustrent ces trois chemins de transition, c’est que le changement climatique anthropique révèle, au fond, pour les ONG occidentales, un modèle historiquement très énergivore et dans certains cas, perpétuateur d’asymétries de pouvoir issues de l’histoire coloniale. Pionnières sur ces questions, les ONG françaises, notamment celles présentées, tentent de le transformer, en fonction de leurs mandats, de leurs histoires respectives et de leur fonctionnement. Les ONG ont ainsi tout intérêt – comme le montrent nos travaux et d’autres – à matérialiser dans leurs pratiques une réelle responsabilité commune mais différenciée. Cela peut les aider à identifier en leur sein des persistances de ce white saviorism. Et en réancrant les enjeux climatiques et environnementaux dans l’histoire coloniale, les ONG peuvent alors ouvrir la voie à une « autre gestion », alternative et inclusive, des transitions.

The Conversation

Vincent Pradier a mené sa thèse en convention CIFRE au sein de Coordination SUD, la plate-forme nationale des ONG françaises, de juillet 2021 à juin 2024.

12.05.2025 à 15:54

Yémen : comment les Houthis forment une génération de combattants

Jules Grange Gastinel, Doctorant du CNRS, rattaché à l’Université d'Aix-Marseille, affilié au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ) et à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM), Aix-Marseille Université (AMU)
Sur les 30 % du territoire du Yémen qu’ils contrôlent, les Houthis ont transformé en profondeur le système éducatif dans l’optique de légitimer leur pouvoir et de promouvoir leur projet politico-religieux.
Texte intégral (4302 mots)

Tandis que l’attention internationale se concentre sur le retour des Houthis sur la liste des organisations terroristes internationales ou sur leurs attaques en mer Rouge, leur rapport à la gouvernance est, lui, sous-étudié. Or, lors de la saisie du pouvoir par un mouvement armé contestataire, l’examen de sa fabrique paradoxale de l’État dans la guerre et de ses pratiques éducatives offre une compréhension sans égal de son projet et du processus de façonnage d’un imaginaire politique.


Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump a replacé les Houthis sur la liste américaine des organisations terroristes internationales afin de sanctionner leurs attaques en mer Rouge. En réponse, des manifestations massives sont organisées chaque semaine dans la capitale yéménite, Sanaa, en soutien à la cause palestinienne et pour dénoncer les ingérences américaines au Moyen-Orient et les frappes visant leurs positions. Tandis que l’attention médiatique se focalise sur ces tensions géopolitiques, un autre aspect du pouvoir houthi reste largement ignoré : sa politique éducative.


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Qui sont les Houthis ?

Les Houthis, aussi appelés Ansar Allah (en français les partisans de Dieu) sont un mouvement politico-religieux qui contrôle, depuis septembre 2014, le nord-ouest du Yémen, dont Sanaa, la capitale. Se réclamant d’une minorité au sein de l’islam chiite, le zaydisme, ils ont su capitaliser sur la fragmentation de l’État yéménite suite à la destitution en 2012 de l’ancien président de la République, Ali Abdallah Saleh, afin de s’emparer d’un territoire constituant environ 30 % de la superficie totale du pays.

Cette organisation, qui naît dans les années 1980-1990 dans la région septentrionale de Saada sous le nom de « Jeunesse croyante » (en arabe al-shabāb al-muʾmin), organise initialement des cours de religion pour les jeunes. Après six guerres qui l’opposent au pouvoir central (2004-2010) et la mort de son fondateur, Hussein al-Houthi, le mouvement restructure son projet : désormais, il s’agit pour lui d’exercer, sur le territoire qu’il contrôle, les fonctions d’un État.

Carte du Yémen détaillant les factions en présence (mars 2024)
Carte du Yémen détaillant les factions en présence (mars 2024). Sanaa center for strategic studies/The Yemen Review/21871

Les Houthis impulsent notamment une réforme générale du système éducatif à l’initiative du charismatique Yahia al-Houthi, ministre de facto de l’Éducation en fonction jusqu’en août 2024. Proche du leader Abdelmalik al-Houthi et fort de sa longue carrière de parlementaire, Yahia s’appuie sur le concept d’unité pédagogique (al-waḥda al-tarbawiyya) pour former une génération de révolutionnaires, que les Houthis nomment « la génération du cri » (jīl al-ṣarkha). Cet article questionne les effets de cette réforme et propose une analyse conceptuelle combinatoire qui s’intéresse à la syntaxe logique du matériel pédagogique houthi. Il se fonde sur des sources recueillies (entretiens, ressources documentaires, images fixes, presse audiovisuelle et sources orales) lors d’une enquête sur la sociologie de l’éducation chez Ansar Allah.

Cérémonie religieuse pour les effectifs des camps d’été (enfants) et des cours culturels (adultes), Ansar Allah media center, non datée
Cérémonie religieuse pour les effectifs des camps d’été (enfants) et des cours culturels (adultes), non datée. Ansar Allah media center

De la jeunesse yéménite en proie à la « houthisation » de la société à la militarisation de l’éducation

La « houthisation » (ḥawthana) est une politique publique menée par Ansar Allah depuis son accession au pouvoir. Elle consiste à exposer les fonctionnaires à des formations culturelles (dawrāt thaqāfiyya) où l’idéologie du mouvement est enseignée par des partisans de la première heure.

Depuis 2017, cette initiative existe également pour les mineurs : elle prend la forme de camps d’été (marākiz ṣayfiyya) et s’inspire de modèles du scoutisme du Hezbollah libanais. Ces camps rassemblent des jeunes originaires de toutes les zones contrôlées par le mouvement et permettent une éducation de masse. Ils ambitionnent de créer une société de la résistance, d’assurer un enracinement des valeurs religieuses et de promouvoir un récit nationaliste de lutte contre l’agresseur étranger. Ce sont des lieux propices à la militarisation de l’éducation. La visite d’officiers des forces armées d’Ansar Allah dans les classes devient régulière et les enfants sont exposés de plus en plus jeunes au maniement des armes.

Salut militaire des effectifs des camps d’été, Saba, 12/12/2024
Salut militaire des effectifs des camps d’été, Saba, 12 décembre 2024.

Les cours acculturent la jeunesse à la mort, à la guerre et à l’impératif du jihād et de la résistance contre l’ennemi, l’agresseur et l’envahisseur étranger. Le recrutement s’organise sous le commandement des superviseurs (mushrifīn) et implique une multitude d’acteurs, dont des formateurs spécialisés.

Visite dans une école du général de brigade Yahya Saree, porte-parole des forces armées d’Ansar Allah, mai 2023. Compte Twitter officiel de Yahya Saree

Dès 2016, avec l’intensification des combats et les premiers revers militaires, des phases de recrutement de masse ont été enclenchées et des systèmes de quotas ont été imposés par le comité national à la mobilisation (al-lujna al-markaziyya fī al-ḥashd wa al-ta’ẓīm), placé sous la direction du docteur Qasim al-Humran.

Intervention du président Mahdi al-Mashat, d’oulémas et de formateurs houthis dans une école, non sourcé, non daté
Intervention du président Mahdi al-Mashat, d’oulémas et de formateurs houthis dans une école, non sourcé, non daté. Fourni par l'auteur

En parallèle, les canaux de communication affiliés aux Houthis publient des clips de propagande mettant en scène de jeunes enfants en tenue militaire qui affirment leur soutien à la résistance nationale face à « l’agression ».

Depuis le 7 octobre 2023, de tels contenus sont largement mobilisés en soutien à la cause palestinienne et aux attaques houthies contre les intérêts israéliens. Les futures unités d’infanterie expérimentent ainsi le tir sur des cibles fixes et mouvantes, le camouflage, la progression en terrain ennemi, ou encore les tactiques de repli, mais également des sessions plus symboliques, consistant par exemple à piétiner des drapeaux états-uniens ou israéliens.

Tordre les récits, tronquer les programmes, politiser les manuels

La réforme entend modifier en profondeur les programmes scolaires : les Houthis perçoivent les manuels comme des outils de création d’un imaginaire politique et d’un récit national. Les concepts cardinaux de l’ennemi – extérieur comme intérieur – de la guidance par les populations hachémites (les descendants du prophète) et de la culture coranique sont donc mobilisés dans l’optique de légitimer Ansar Allah comme entité de gouvernance et de résistance.

Couverture du numéro 40 du magazine Jihād, compte Twitter du magazine, mai 2022
Couverture du numéro 40 du magazine Jihād, compte Twitter du magazine, mai 2022. Fourni par l'auteur

Le magazine Jihād est produit et distribué par la Fondation de l’Imam al-Hadi, une fondation culturelle d’obédience zaydite dont la communication est, depuis les guerres de Saada, en phase avec le discours politico-religieux des Houthis. Il s’agit d’un média de référence destiné à un public compris entre six et douze ans, divisé en trois dimensions :

  • D’abord, un volet militaire, sécuritaire, géopolitique et stratégique, qui vise à acculturer l’enfant aux réalités d’une région et d’un monde fracturés, où règnent la conflictualité et la guerre des civilisations.

  • S’ensuit un volet plus politique et idéologique, où l’enfant est mis au contact des grands axes du projet de Hussein al-Houthi.

  • Enfin, un volet socioreligieux confère une dimension plus morale au discours pédagogique, visant à s’assurer des bonnes mœurs (civiques comme religieuses) des jeunes Yéménites.

Le slogan sur le drapeau des Houthis au Yémen se lit comme suit : « Allah est le plus grand. Mort à l’Amérique. Mort à Israël. Que les Juifs soient maudits. Victoire à l’islam. »
Le slogan sur le drapeau des Houthis au Yémen se lit comme suit : « Allah est le plus grand. Mort à l’Amérique. Mort à Israël. Que les Juifs soient maudits. Victoire à l’islam. » RuneAgerhus, CC BY

Les notions d’« agression américaine » (al-’udwān al-amrīkī) et d’« ennemi sioniste » (al-’adū al-ṣahyūnī) sont le fondement du premier concept : la définition de l’ennemi extérieur. Dans son slogan provocateur de 2002 « Dieu est grand, mort à l’Amérique, mort à Israël, maudits soient les Juifs, victoire à l’islam » (Allāhu akbar, al-mawt li amrīkā, al-mawt li isrā’īl, al-la’na ‘alā al-yahūd, al-naṣr li al-islām), Hussein al-Houthi appelait déjà à la mort de l’Amérique et d’Israël, mais le contexte de guerre a fait émerger un troisième antagoniste : les États arabes membres de la coalition qui affronte les Houthis depuis 2015, soit en premier lieu l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. La question palestinienne est donc mobilisée pour légitimer le recours à la lutte armée des organisations intégrées à « l’Axe de la Résistance » (le Hezbollah et le Hamas notamment).

Les manuels ont recours à des images qui acculturent à la violence extrême et à la mort, incarnées par les récits des martyrs présentés comme des héros de la résistance nationale. Le jihād est donc un impératif pour le jeune Yéménite face à la menace d’annihilation de son pays, de ses frères et de son identité. Les références antisémites sont omniprésentes et font des Juifs une catégorie qui souhaite l’anéantissement de la Umma, la communauté des croyants.

Les enfants du Yémen en soutien à Gaza et au Liban, déluge d’al-Aqsa, 18/10/2024
Les enfants du Yémen en soutien à Gaza et au Liban, déluge d’al-Aqsa, 18 octobre octobre 2024. Fourni par l'auteur

S’ajoute à cela un second concept essentiel, fruit de logiques internes à la politique yéménite : l’existence d’un ennemi intérieur et d’un complot (al-mu’āmara) contre la sécurité de l’État. L’opposition politique à Ansar Allah est associée à de l’espionnage et, pour l’affronter, les manuels scolaires font de la chasse au traître (al-khā’in) un acte patriote.

En troisième lieu, le concept de guidance par des gens de la maison (ahl al-bayt) consacre les populations hachémites comme les dirigeants naturels du Yémen. Parmi elles, la famille al-Houthi occupe une position de surplomb. Glorifié, le leader martyr (al-shahīd al-qā’id), Hussein, est présenté comme le Coran parlant (al-qur’ān al-nāṭiq) et son frère, Abdelmalik, est doté de la bannière de la guidance (’alam al-hudā) et d’une habilitation divine à gouverner (tamkīn illāhī).

Enfin, la culture coranique (al-thaqāfa al-qur’āniyya) conclut ce carré conceptuel et fournit un fondement doctrinal à l’action d’Ansar Allah. L’histoire du zaydisme est réécrite et adaptée au projet politique houthi, notamment influencé par la révolution iranienne. En ce sens, les Houthis introduisent le modèle politique de la wilāyat al-faqīh, la guidance du théologien-juriste, pour remplacer l’imamat, régime en vigueur au Yémen de 897 à 1962.

Ainsi, le modèle éducatif promu par les autorités se veut performatif. Il ambitionne de façonner sur le temps long l’éducation au Yémen, en acculturant les nouvelles générations aux principes cardinaux du projet politico-religieux porté par Hussein puis Abdelmalik al-Houthi et leurs partisans. Cette « génération du cri », qui n’aura connu que la pédagogie houthie depuis 2014, est exposée à une perception du monde qui peut être qualifiée de révolutionnaire. Mais si l’aspect révolutionnaire est bien présent dans le zaydisme, sa lecture par Ansar Allah laisse transparaître un projet politique qui nécessite tant l’apparition de nouvelles doctrines que leur réinterprétation par les nouvelles générations afin de pérenniser cette société de la résistance.

The Conversation

Jules Grange Gastinel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

10.05.2025 à 13:00

« Que la paix soit avec vous tous » : comment le pape Léon XIV incarne à la fois tradition et modernité

Darius von Guttner Sporzynski, Historian, Australian Catholic University
Léon XIV s’efforcera de traduire l’idéal « un seul esprit et un seul cœur » dans une action qui protégera le travailleur vulnérable, le migrant déplacé et la planète blessée.
Texte intégral (2146 mots)
Le nouveau pape salue les fidèles réunis sur la place Saint-Pierre, le 8 mai 2025. Vatican Media

Sous les acclamations de la foule, le cardinal américain Robert Francis Prevost est apparu ce 8 mai au balcon de la basilique Saint-Pierre. Le nouveau pape a choisi de s’appeler Léon XIV - un nom qui fait référence à deux figures majeures du Vatican et annonce un pontificat guidé à la fois par la tradition, la modernité et l’idéal augustinien d’harmonie : un seul cœur et un seul esprit dans le chemin de Dieu.


Il est le premier pape originaire des États-Unis, le premier Augustinien à occuper le trône de Pierre et le premier anglophone à le faire depuis Adrien IV au XIIe siècle.

Le pape Léon XIV a salué Rome et le monde avec une simple bénédiction : « Que la paix soit avec vous tous ».

En choisissant une bénédiction qui met l’accent sur la concorde, il a indiqué ce que serait l’axe principal de son action, et en la prononçant en italien et en espagnol il a souligné sa volonté de s’adresser de façon accessible à la plus grande quantité possible de croyants.

« Léon XIV est le nouveau pape », TV5Monde Info (mai 2025)

Qui est Robert Francis Prevost ?

Né à Chicago en 1955, Prevost grandit dans la banlieue ouvrière de Dolton. Enfant de chœur, il fréquente le séminaire du lycée Saint-Augustin. Il obtient une licence en sciences à l’université Villanova (Pennsylvanie) et un doctorat en droit canonique à l’université pontificale Saint Thomas d’Aquin à Rome.

En 1977, Prevost entre dans les ordres des Augustins, prononce ses vœux solennels en 1981 et est ordonné en 1982. Pour les Augustins, la vertu ne réside pas dans la pauvreté elle-même, mais plutôt dans le partage des biens : la communauté importe plus que l’accomplissement personnel. La vision augustinienne repose sur trois piliers : l’intériorité, l’amour du prochain et la quête de vérité. Ce cadre guidera l’action de Prevost dans ses missions et dans ses appels à l’unité et à la paix.

Prevost a administré des communautés dans plus de 50 pays, mais il a commencé en tant que missionnaire dans le nord du Pérou en 1985. Au cours des dix années suivantes, il a enseigné le droit canonique, dirigé un séminaire à Trujillo et une paroisse naissante dans la périphérie urbaine de Lima et pris des décisions dans des affaires de mariages.

Cette expérience l’a sensibilisé à la condition des travailleurs et aux problématiques liées aux industries extractives ainsi qu’aux migrations. Ces préoccupations - qui font écho à la lettre ouverte Rerum novarum publiée par son homonyme Léon XIII en 1891 - sont évidentes dans les priorités sociales de Prévost aujourd’hui. En 2015, il a été nommé évêque de Chiclayo au Pérou et, en 2023, préfet du Discatère pour les évêques, un poste lui conférant la responsabilité d’entériner la désignation des évêques dans le monde entier.

Devenu cardinal en septembre 2023 et élevé au rang de cardinal-évêque d’Albano en février 2025, Prevost s’est présenté au conclave avec une réputation d’homme polyglotte (il parle couramment cinq langues) et réservé.

Au quatrième tour de scrutin, les cardinaux ont fini par le désigner. Une heure plus tard, il saluait en italien puis en espagnol la ville et le monde en tant que pape Léon XIV : un geste bilingue qui honore ses racines italo-américaines et sa citoyenneté péruvienne.

Pourquoi Léon XIV ?

Le choix du nom Léon XIV est un programme en soi. En invoquant les grandes figures de la préservation de l’unité de l’Église Léon le Grand (pape de 440 à 61) et de l’enseignement Léon XIII, le nouveau pape laisse entendre qu’il s’en inspirera.

Ses défis en 2025 ? Traduire la spiritualité communautaire augustinienne dans sa gouvernance, étendre l’enseignement social inauguré par Léon XIII et servir de médiateur entre des factions polarisées. En cela, la mémoire de ses prédécesseurs est plus une boussole qu’une carte, orientant l’horizon de son pontificat marqué par les bouleversements numériques, migratoires et climatiques du XXIe siècle.

Black and white photo of Leo XIII.
Léon XIII, pape de 1878 à sa mort en 1903. Library of Congress

On peut s’attendre à ce que Léon XIV fasse preuve de diplomatie autant que Léon le Grand et que, à l’instar de Léon XIII, qui a défendu les droits syndicaux et a attaqué le capitalisme exploiteur, il prenne position sur les questions relatives aux transformations du travail, mais aussi sur le dérèglement climatique et sur les déplacements forcés. Et si Léon XIII a donné au catholicisme sa première réponse complète à la modernité industrielle, Léon XIV pourrait être chargé d’articuler une vision augustinienne pour l’Anthropocène numérique : une vision de l’humanité comme une communauté de pèlerins, liée par un amour partagé plutôt que par un profilage algorithmique des préférences.

« Soyez un seul esprit et un seul cœur sur le chemin de Dieu »

La première phrase de la Règle de Saint-Augustin est la suivante : « Soyez un seul esprit et un seul cœur sur le chemin de Dieu. » L’accent mis par l’ordre sur la prière intérieure plutôt que sur les activités extérieures correspond à la préférence de Léon XIV pour l’adoration eucharistique silencieuse au détriment des grandes cérémonies, de même que l’importance que l’ordre accorde à l’apprentissage est en phase avec sa soif d’érudition.

Comme le pape François, Léon XIV a condamné l’avortement et l’euthanasie. Il maintient que seuls les hommes peuvent être diacres. Dans un discours prononcé en 2012, il a déploré la normalisation médiatique des « familles alternatives composées de partenaires de même sexe ». Dans le même temps, il est très critique à l’égard des politiques migratoires strictes appliquées par les États-Unis.

Le tout fait de lui un centriste, prêt à défendre les limites doctrinales, tout en s’affirmant sur la justice sociale, l’action climatique et la transparence de la gouvernance que le pape François a commencé mais n’a pas achevé.

Défis à venir

Léon XIV hérite d’une Église fragmentée. Les conservateurs craignent une dérive doctrinale, tandis que les progressistes souhaitent une réforme accélérée de la gouvernance, de la liturgie et du rôle des femmes.

Son engagement augustinien pourrait faire de lui un bon médiateur, ce qui sera d’autant plus indispensable que les crises géopolitiques exigent un regain de diplomatie de la part du Saint-Siège et les finances du Vatican accusent toujours des déficits insoutenables.

Finalement, Léon XIV incarne bien à la fois la tradition et la modernité. Son succès dépendra de sa capacité à traduire l’ancien idéal de l’ordre augustinien d’un seul cœur et d’un seul esprit en structures qui protègent le travailleur vulnérable, le migrant déplacé et la planète blessée. Cependant, sa formation, son savoir et ses antécédents suggèrent qu’il comprend que la crédibilité de l’Église repose aujourd’hui, de même qu’en 1891 sous Léon XIII, sur le fait que la charité sociale et la clarté théologique ne sont pas des rivales, mais des partenaires sur le chemin de Dieu.

Comme Léon XIII, Léon XIV aborde le monde non pas comme un ennemi à vaincre, mais comme un terrain moral à cultiver. Son pontificat doit faire face aux questions écologiques, technologiques et migratoires de notre époque.

Son discours inaugural en faveur de la paix laisse entrevoir une vision dans laquelle la justice sociale, la gestion écologique et la fraternité humaine s’entrecroisent. Reste à voir s’il pourra traduire cette vision en réforme institutionnelle et en leadership moral mondial.

En invoquant l’héritage de Léon XIII, la boussole du pontificat de Léon XIV pointe vers une Église intellectuellement sérieuse, socialement engagée et pastoralement proche : une Église qui parle à nouveau aux travailleurs des entrepôts d’Amazon, aux migrants des camps de détention, aux étudiants, aux réfugiés du Sahel et aux jeunes qui naviguent tant bien que mal dans le marché de l’emploi. S’il réussit, le nom qu’il a choisi se lira comme une promesse prophétique, reliant l’appel très clair de 1891 pour la justice aux demandes inexplorées de 2025 et au-delà.

The Conversation

Darius von Guttner Sporzynski ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

09.05.2025 à 13:10

Inde-Pakistan : vers une nouvelle guerre de grande ampleur ?

Ian Hall, Professor of International Relations, Griffith University
Une guerre totale entre ces deux nations nucléaires serait dévastatrice.
Texte intégral (1596 mots)

L’Inde vient de frapper le territoire pakistanais en riposte à un attentat meurtrier ayant visé des touristes indiens dans la région disputée du Cachemire le 22 avril. Ces tensions s’inscrivent dans une longue histoire d’hostilité entre les deux voisins. Sans médiation internationale, la crainte d’une escalade du conflit entre deux États dotés de l’arme nucléaire refait surface.


Dans la nuit du 6 au 7 mai, l’Inde a effectué des frappes militaires contre le Pakistan, touchant de nombreux sites dans le Cachemire contrôlé par le Pakistan et au Pakistan lui-même. Elle a employé pour cela des tirs d’artillerie, ainsi que des drones. L’armée pakistanaise a répondu le 8 mai, avec une pluie de missiles sur le Cachemire indien contre des postes militaires de Jammu, Pathankot, Udhampur et Jalandhar, le long de la frontière internationale.

Les deux parties sont plus proches d’un conflit majeur qu’elles ne l’ont été depuis des années, voire des décennies. Rappelons que l’Inde et le Pakistan se sont déjà livré des guerres de grande ampleur en 1947, 1965, 1971 et 1999.

« Cachemire indien, les racines du conflit », Arte (mai 2025).

En 2016 et 2019, les deux pays ont de nouveau échangé des tirs, sans que ces confrontations ne débouchent sur une guerre. À Delhi comme à Islamabad, on comprend qu’une guerre ouverte entre ces deux puissances nucléaires pourrait avoir des conséquences absolument catastrophiques.

Les États-Unis et d’autres pays ont donc fait pression à ces deux occasions pour ces conflits ne deviennent pas incontrôlables. Cette pression sera-t-elle aussi forte cette fois, et sera-t-elle aussi efficace ? Dans le cas contraire, les tensions pourraient s’intensifier rapidement et il serait difficile pour l’Inde comme pour le Pakistan de faire marche arrière.

Pourquoi l’Inde a-t-elle frappé le Pakistan ?

L’Inde a affirmé que ses frappes étaient une riposte à l’attaque terroriste perpétrée le mois dernier contre des touristes principalement indiens dans la région – fortement militarisée – du Cachemire, revendiquée par les deux pays, qui a fait 26 morts.

Un groupe terroriste appelé « Front de Résistance » (TRF) a d’abord revendiqué cette attaque, mais s’est par la suite rétracté, ce qui laisse encore planer le doute.

Selon des sources indiennes, ce groupe relativement nouveau est une extension d’un mouvement terroriste préexistant, « Lashkar-e-Taiba », basé au Pakistan depuis de nombreuses années.

Le Pakistan a nié toute implication dans l’attentat contre les touristes. Cependant, il a été prouvé par le passé que, même si le gouvernement pakistanais n’a jamais officiellement apporté son soutien à ces groupes opérant sur son territoire, une partie de l’armée pakistanaise les appuie, que ce soit sur le plan idéologique, financier ou d’autres façons. Lors des précédentes attaques terroristes en Inde, des armes et d’autres équipements militaires provenaient du Pakistan. En témoigne l’attaque terroriste de Mumbai en 2008 : le gouvernement indien a prouvé que les tireurs recevaient des ordres au téléphone depuis le Pakistan.

Mais à ce jour, nous ne disposons d’aucune preuve de ce genre concernant l’attentat du 22 avril au Cachemire.

L’Inde a demandé à plusieurs reprises au Pakistan d’agir contre les groupes terroristes installés sur son sol. Si certains dirigeants ont parfois été emprisonnés, ils ont ensuite été libérés, y compris le cerveau présumé de l’attentat de Mumbai en 2008.

En outre, les madrassas (écoles religieuses) – longtemps accusées de fournir des recrues aux groupes rebelles – sont toujours autorisées au Pakistan et très peu contrôlées par l’État.

Le Pakistan, quant à lui, rejette la faute sur des Cachemiris locaux qui protestent contre l’« occupation » indienne ou sur des Pakistanais qui auraient spontanément décidé de passer à l’action. Il est évident que ces deux positions ne concordent d’aucune manière.

Le prix de l’inaction

Reste à voir quel prix à payer l’un et l’autre seraient prêts à payer pour montrer d’un cran les tensions.

D’un point de vue économique, si un conflit plus important éclate, il serait très peu coûteux pour l’Inde comme pour le Pakistan. Il n’y a pratiquement pas d’échanges commerciaux entre les deux. New Delhi a très probablement calculé que son économie en forte croissance ne serait pas affectée par ses frappes et que d’autres pays continueraient à commercer avec l’Inde et à y investir. La conclusion d’un accord commercial avec le Royaume-Uni signé le 6 mai – avant les frappes pakistanaises – après trois années de négociations, confirme cette impression.

Du point de vue de l’image internationale, les deux pays n’ont pas grand-chose à perdre non plus. Dans les crises précédentes, les pays occidentaux se sont empressés de condamner et de critiquer les actions militaires commises par l’un et par l’autre. Mais aujourd’hui, la plupart d’entre eux considèrent que ce conflit est un problème bilatéral, que l’Inde et le Pakistan doivent régler eux-mêmes.

En réalité, la principale préoccupation des deux parties est le coût politique qu’elles subiraient si elles n’entreprenaient pas d’action militaire.

Avant l’attaque terroriste du 22 avril, le gouvernement du premier ministre indien Narendra Modi avait affirmé que la situation sécuritaire au Cachemire s’améliorait et que les Indiens ordinaires pouvaient voyager en toute sécurité dans la région. Ces déclarations ont été mises à mal par ce qui s’est passé ce jour-là, d’où la nécessité pour le gouvernement de réagir.

Quant au Pakistan, il est lui aussi contraint de ne pas laisser l’Inde le frapper sans réagir, d’où ses frappes du 8 mai. Malgré un bilan mitigé, l’armée pakistanaise justifie depuis longtemps son très grand rôle dans la politique nationale en affirmant qu’elle est la seule à s’interposer entre le peuple pakistanais et l’agression indienne. La situation actuelle la place face à l’obligation d’agir.

La prudence la communauté internationale

Alors, que va-t-il se passer ? Le meilleur scénario serait qu’après quelques jours de confrontation militaire limitée, un apaisement soit rapidement trouvé, comme ce fut le cas par le passé. Mais rien ne dit que c’est ainsi que les choses vont tourner.

Peu de pays tiers sont prêts à contribuer à la désescalade du conflit. Donald Trump est enlisé dans d’autres conflits, en Ukraine, à Gaza, et avec les rebelles houthis au Yémen, et la diplomatie de son administration a été jusqu’à présent incompétente et sans effet.

Interrogé sur la récente frappe indienne, Trump a répondu que c’était une « honte » et qu’il « espérait » que tout cela se terminerait rapidement. Des propos nettement moins forts et moins précis que ceux des précédents présidents américains quand l’Inde et le Pakistan en venaient aux mains.

En bref, New Delhi et Islamabad devront probablement régler cette question eux-mêmes. Et pour celui qui décidera le premier de fermer les yeux ou de reculer, il pourrait y avoir un coût politique considérable à payer.

The Conversation

Ian Hall a reçu des financements du ministère australien des affaires étrangères et du commerce. Il est également membre honoraire de l’Australia India Institute de l’université de Melbourne.

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