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19.03.2025 à 16:22

Les amish, un rôle plus important qu’on le croit dans la dernière élection présidentielle aux États-Unis

Daniele Curci, PhD Candidate in International and American History, University of Florence
Aux États-Unis, les amish sont considérés par certains républicains comme les « gardiens des valeurs perdues » et comme un symbole politique puissant.
Texte intégral (2056 mots)

Si les amish sont numériquement peu importants aux États-Unis, leur image, celle d’une communauté profondément attachée aux « valeurs traditionnelles », fait d’eux un enjeu électoral important. Durant la dernière campagne présidentielle, le soutien d’une partie significative d’entre eux à Donald Trump a sans doute eu une influence importante dans la victoire du candidat républicain.


Le 5 novembre 2024, alors que des millions d’Américains se rendaient aux urnes, le milliardaire Elon Musk publiait sur la plateforme du réseau social X une vidéo montrant une caravane d’amish voyageant en calèche pour aller voter pour Donald Trump.

Le lendemain, en réponse à un message exprimant de la gratitude envers les amish pour leur contribution à la victoire de Trump, Musk écrivait :

« Les amish pourraient bien sauver l’Amérique ! Dieu merci, ils existent. Et laissons le gouvernement en dehors de leur vie. »

Les tweets de Musk soulignent l’importance croissante de la religion dans la politique américaine et les efforts du Parti républicain pour intégrer les amish à son électorat.

Les amish et leur vote dans l’histoire des États-Unis

Les amish forment une communauté religieuse protestante issue des premiers mouvements anabaptistes européens. Plutôt réticents aux avancées technologiques, ils adoptent un mode de vie spécifique marqué par la simplicité, des vêtements sobres et un fort esprit communautaire, donnant la priorité à leurs liens sociaux et à leur vie spirituelle. En 2022, leur nombre s’élevait aux États-Unis à environ 373 620 individus sur une population d’environ 330 millions d’habitants, soit un peu plus d’un Américain sur 1 000. La forte concentration des communautés amish dans des États stratégiques pour les élections, comme la Pennsylvanie et l’Ohio, explique en partie l’intérêt que leur ont porté les républicains durant la dernière campagne présidentielle.


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Traditionnellement, les amish s’abstiennent majoritairement de voter, sauf lorsqu’ils estiment que leur liberté religieuse, leur mode de vie ou leurs principes moraux cruciaux sont menacés. Historiquement, ce type d’engagement électoral ne s’est produit que trois fois.

La première occurrence remonte à l’élection présidentielle de 1896. La campagne menée par le candidat républicain William McKinley, centrée sur les intérêts des grandes industries, s’opposait fortement aux intérêts des amish. Ces derniers se rangèrent alors du côté du démocrate William Bryan, favorable aux petits agriculteurs et à la défense de l’Amérique rurale.

L’engagement politique des amish a refait surface lors de l’élection présidentielle de 1960, qui opposa le républicain Richard Nixon au démocrate John F. Kennedy. Les amish percevaient Kennedy comme un allié de l’Église catholique, une institution qu’ils considéraient comme intolérante. En conséquence, ils apportèrent leur soutien à Nixon, un quaker dans lequel ils voyaient le défenseur d’une Amérique protestante.

Plus récemment, les amish se mobilisèrent fortement lors des campagnes présidentielles du républicain George W. Bush en 2000 et 2004 – un phénomène inédit connu sous le nom de « Bush Fever ». En 2000, sur 2 134 amish inscrits sur les listes électorales du comté de Lancaster, en Pennsylvanie – qui abrite l’une des plus grandes communautés amish des États-Unis – 1 342 votèrent, soit 63 % d’entre eux.

En 2004, la part des électeurs amish inscrits sur les listes électorales a augmenté de 169 % par rapport à la présidentielle précédente, atteignant au total 21 % des adultes susceptibles de voter. Cette mobilisation a été rendue possible grâce à l’action de Chet Beiler, fils de parents amish ayant quitté la communauté lorsqu’il avait trois ans. S’appuyant sur ses origines et sa maîtrise du Pennsylvania German, langue traditionnelle parlée dans de nombreuses communautés amish, Beiler développa une stratégie d’inscription des électeurs spécifiquement destinée aux amish pour soutenir la campagne de réélection de Bush.

Le facteur religieux dans la politique américaine

Pour comprendre l’intérêt du Parti républicain pour les amish, il est essentiel d’examiner la place croissante de la religion dans la politique américaine. Ce phénomène persiste malgré l’augmentation du nombre d’Américains se déclarant non religieux ou moins pratiquants.

Dans le contexte politique des États-Unis, la religion dépasse le cadre de la foi pour devenir un facteur de revendication d’une identité culturelle et un vecteur de cohésion sociale. Les chercheurs qualifient souvent ce phénomène de Christianism – à ne pas confondre avec christianity, qui se traduit en français par christianisme –, une forme de nationalisme fondée sur l’appartenance au christianisme et qui émerge dans le cadre des guerres culturelles en cours.

Dans ce contexte, un programme politique mettant l’accent sur les principes chrétiens et les valeurs rurales est de nature à mobiliser certains segments de l’électorat. Les tweets de Musk sur les amish sont représentatifs de cette dynamique. Au sein d’une partie de l’électorat républicain, les amish sont perçus comme les « gardiens des valeurs perdues », et incarnent une vision idéalisée d’une Amérique rurale préservée, caractérisée par des structures familiales traditionnelles et une éthique du travail agricole. Cette rhétorique est notamment véhiculée par l’Amish PAC, un comité d’action politique fondé en Virginie en 2016 pour rallier à Trump une base politique identitaire et religieuse, promouvant les valeurs traditionnelles et s’opposant au droit à l’avortement.

L’influence de la religion au sein du Parti républicain est également mise en évidence par l’ascension du Christian Right, un mouvement politique apparu à la fin des années 1970. Bien que non homogène, il regroupe des individus – principalement des chrétiens évangéliques – cherchant à influencer la politique américaine en s’appuyant sur une interprétation conservatrice des principes bibliques et des valeurs sociétales.

Les amish et la législation

Certains républicains soutiennent des lois favorables aux amish, comme l’ancien représentant Bob Gibbs, élu dans la circonscription de Holmes County, Ohio, où la communauté amish est fortement implantée.

En décembre 2021, Gibbs soumet un projet de loi permettant aux personnes ayant des croyances religieuses spécifiques, comme les amish – qui considèrent la photographie comme une forme d’idolâtrie –, d’être exemptées de l’obligation de posséder un document d’identité avec photo. Ce même mois, Gibbs présente un autre projet de loi visant à avantager les amish en leur permettant de ne pas être soumis aux prélèvements sur les salaires destinés à la sécurité sociale et à l’assurance maladie publique (Medicare), même lorsqu’ils sont employés par des entreprises non amish.

Au début de l’année 2021, la Cour suprême, à majorité conservatrice, a tranché un litige de longue date opposant les autorités locales aux amish du comté de Lenawee, en faveur de ces derniers. Au cœur du conflit se trouvait la gestion des eaux usées. Conformément à leurs principes religieux, les amish évitent généralement les technologies modernes, y compris les installations septiques. Dans le comté de Lenawee, ils utilisaient ainsi une méthode de gestion jugée non conforme par les responsables sanitaires.

Ce cas s’inscrit dans une série de litiges similaires impliquant d’autres communautés amish dans l’Ohio, dans le Minnesota et en Pennsylvanie.

Des conflits juridiques de ce type pourraient inciter les amish à percevoir plus favorablement le Parti républicain et Trump, qui défendent à la fois un « gouvernement réduit » et la liberté religieuse.

Les amish et l’élection présidentielle de 2024

Plusieurs reportages du média d’information en ligne Anabaptist World ont établi un lien entre la hausse des inscriptions des amish sur les listes électorales en Pennsylvanie, lors de l’élection présidentielle de 2024, et la victoire de Donald Trump dans cet État. Cette augmentation des inscriptions sur les listes électorales aurait été motivée par l’ouverture de poursuites judiciaires fédérales contre un agriculteur amish accusé d’avoir vendu des produits laitiers crus au-delà des frontières de l’État – ce qui aurait entraîné des cas d’infection à l’Escherichia coli.

Cependant, les données officielles du comté de Lancaster, où se trouve la principale communauté amish de Pennsylvanie, ne permettent pas de démontrer une participation massive des amish aux élections. L’augmentation du score de Trump dans l’État – il est passé de 48,84 % en 2020 à 50,37 % en 2024 – s’est principalement produite dans les zones urbaines et suburbaines. Par exemple, son score à Philadelphie s’est amélioré de trois points. Les comtés suburbains clés, tels que Bucks, Monroe et Northampton, remportés par l’ancien président Joe Biden en 2020, avaient basculé en faveur de Trump.

Le candidat républicain avait également obtenu de meilleurs résultats dans les banlieues de Philadelphie, notamment dans les comtés de Delaware et de Chester. Ces régions, où la présence amish est faible, ont connu des évolutions électorales significatives, tandis que les districts comptant une population amish plus importante n’ont enregistré que de modestes gains pour Trump.

Toutefois, si les amish ne sont pas devenus un élément central de la coalition électorale de Trump, certains électeurs issus de cette communauté ont pu se montrer plus favorables à sa candidature. Plus important encore, les membres de ce groupe religieux constituent un puissant symbole de mobilisation et de propagande pour le Parti républicain dans un contexte de polarisation croissante de la politique américaine.

The Conversation

Daniele Curci ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

19.03.2025 à 16:21

Qualité de l’air : comment lutter contre les inégalités mondiales ?

Lutz Sager, Assistant Professor, Economics, ESSEC
La pollution de l’air est inégalement répartie dans le monde : elle touche principalement des pays en développement, pour lesquels elle constitue une double peine.
Texte intégral (1972 mots)

La pollution de l’air est inégalement répartie dans le monde : les niveaux de pollution les plus dangereux touchent principalement les pays en développement, pour lesquels ils constituent une double peine. Il serait pourtant possible d’améliorer les choses, en s’inspirant de ce qui a fonctionné non seulement en Europe, mais également en Chine.


En France, la pollution de l’air est responsable de 40 000 décès et de dizaines de milliers de cas d’asthme, d’AVC ou de diabète, selon des estimations récentes de Santé publique France. Ce rapport évalue le coût total de la pollution de l’air en France à 12,9 milliards d’euros par an, ce qui est probablement encore sous-estimé.

Au cours des deux dernières décennies, la recherche a découvert de nombreuses façons dont la pollution atmosphérique nous rend non seulement malades, mais aussi moins heureux, plus agressifs – ce que suggère la corrélation observée entre pollution de l’air et criminalité au Royaume-Uni – et moins productifs. Cela montre qu’il reste beaucoup à faire pour améliorer la qualité de l’air, en France et ailleurs, mais qu’il existe, à la clé, des bénéfices non seulement sanitaires, mais également psychologiques et économiques.

Il peut être utile d’adopter une vue globale de la pollution atmosphérique dans le monde, afin d’identifier là où les plus grands progrès ont été réalisés, et inversement là où l’urgence est la plus grande.


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Dans une recherche récente, je me suis intéressé aux inégalités en matière de qualité de l’air dans le monde, et en particulier aux particules fines, l’une des formes de pollution qui cause la mortalité la plus élevée. Le constat que je fais est le suivant : il existe de plus en plus d’inégalités dans le monde en matière de qualité de l’air.

Si l’on applique l’indice de Giniindicateur qui mesure les inégalités économiques – à la qualité de l’air globale, on note que cet indice passe de 0,30 en 2000 à 0,35 en 2020. Cette augmentation est substantielle : elle correspond approximativement à la différence entre la France (0,31) et la Russie (0,36) en termes d’inégalités économiques.

Cette augmentation de l’indice de Gini reflète un écart croissant entre les extrêmes. Les 10 % de la population mondiale qui respirent l’air le plus pollué sont exposés à plus de sept fois plus de particules fines de diamètre inférieur ou égal à 2,5 micromètres (PM2,5) que les 10 % les moins pollués, ce qui correspond à plus de 10 fois le seuil de danger fixés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Un grave problème pour les pays pauvres

Chaque année, les particules fines tuent environ 4 millions de personnes dans le monde, des suites d’accidents vasculaires cérébraux, des maladies cardiaques et des maladies respiratoires. Or, la charge sanitaire se répartit dans le monde de façon encore plus inégale que la pollution elle-même.

L’indice de Gini lié au risque de cancer du poumon causé par l’exposition aux particules fines s’élevait en 2020 à 0,55 en 2020, ce qui représente une inégalité comparable à celle des revenus en Colombie – l’un des pays les plus inégalitaires au monde.

La pollution atmosphérique aggrave aussi d’autres inégalités préexistantes. Les niveaux de pollution les plus graves touchent les habitants des pays les plus pauvres, qui ne peuvent souvent pas rester chez eux les jours de pollution ou porter des masques lorsqu’ils sortent.

Plus important encore, les pauvres n’ont généralement pas accès à des soins de santé de qualité lorsqu’ils tombent malades. Cela explique pourquoi la plupart des inégalités en matière de qualité de l’air au niveau mondial sont dues à des différences entre les pays, plutôt qu’entre les régions d’un même pays.

En d’autres termes, on peut prédire la probabilité de mourir des suites de l’exposition à la pollution atmosphérique en fonction du pays de naissance d’une personne.

Sans surprise, ce sont les écarts dans les niveaux de pollution de l’air entre les régions riches et pauvres qui sont en cause derrière cette augmentation des inégalités en matière de qualité de l’air. Dans de nombreux pays en développement en Asie et en Afrique, la pollution de l’air a fortement augmenté au cours des dernières années, car la croissance économique a été alimentée par la combustion de charbon, de pétrole, de bois et d’autres énergies polluantes.

Les niveaux de pollution les plus préoccupants se concentrent sur une poignée de lieux sensibles, en particulier en Asie du Sud. Sur le milliard de personnes confrontées aux niveaux de pollution atmosphérique les plus élevés en 2020, près de la moitié (479 millions) vivaient en Inde. Et 213 millions de personnes vivent dans les pays voisins du Bangladesh et du Pakistan. Un autre point chaud se trouve en Afrique de l’Ouest.


À lire aussi : Crises cardiaques et hypertension artérielle en augmentation en Afrique : quel rapport avec la pollution de l'air ?


S’inspirer des pays qui ont réussi à réduire la pollution

Ces niveaux extrêmes de pollution de l’air retrouvés dans une poignée de pays pauvres constituent un véritable désastre pour la justice environnementale au niveau global. Mais d’une certaine manière, ils peuvent aussi constituer une opportunité.

Car l’augmentation des inégalités en matière de qualité de l’air au niveau mondial est également due à la réduction de la pollution dans les pays développés. L’exposition aux particules fines d’un résident français moyen a diminué de plus de 20 % depuis 2000 – de 13,3 microgrammes par mètre cube en 2000 à 10,5 en 2022. Des améliorations similaires ont été observées aux États-Unis, en Allemagne, en Espagne et dans une grande partie de l’Europe.

Cette réduction de la pollution de l’air est souvent obtenue grâce à la transition vers des sources d’énergie propre et renouvelable qui n’impliquent pas de brûler du charbon ou d’autres énergies fossiles. Des mesures politiques efficaces ont réussi à encourager de tels progrès, même si cette efficacité n’est pas toujours reconnue par les critiques de ces politiques.

Aux États-Unis, la loi sur la qualité de l’air (Clean Air Act) adoptée en 2005 a permis de réduire considérablement la pollution aux particules fines.

En Europe, plusieurs politiques contribuent à améliorer la qualité de l’air, comme le marché européen du carbone qui cible les centrales électriques et les usines polluantes et les zones à faibles émissions qui interdisent l’accès des villes aux véhicules les plus polluants.


À lire aussi : Les zones à faibles émissions sont-elles inéquitables ?


Tout cela ne signifie pas que la France et les autres pays développés ont résolu le problème de la pollution de l’air pour autant. Plus de 98 % de la population mondiale, dont une grande partie en Europe, est toujours confrontée à des niveaux de pollution supérieurs à la valeur cible fixée par l’OMS.

Mais plusieurs progrès récents montrent qu’il est possible de lutter contre des niveaux extrêmes de pollution de l’air, et que ces possibilités n’existent pas seulement dans les pays développés.

Jusqu’à récemment, la Chine affichait parmi les pires niveaux de pollution atmosphérique. Alors que de nombreuses villes chinoises restent encore trop polluées, la Chine a réduit la pollution aux particules de plus de 30 % depuis qu’elle en a fait une priorité politique en 2013. Il n’y a aucune raison pour que ce succès ne puisse pas être reproduit ailleurs.

Un défi pour l’avenir

Si on veut que tous les êtres humains aient accès à de l’air pur, nous devons tirer les leçons des progrès réalisés en Chine, en Europe et en Amérique du Nord, et nous en inspirer. La communauté internationale doit s’attaquer aux niveaux extrêmes de pollution atmosphérique rencontrés dans les pays pauvres. Les agences de développement, telles que l’Agence française de développement (AFD), pourraient faire de la réduction de la pollution une priorité, du moins lorsqu’elle n’entre pas en conflit avec d’autres objectifs tels que la réduction de la pauvreté.

Toutes les nations devraient renouveler leur engagement envers les initiatives mondiales en matière de santé telles que l’OMS, en particulier à l’heure où quelques gouvernements, comme l’administration Trump aux États-Unis, désinvestissent les programmes d’aide internationale ainsi que la protection de l’environnement.

Fournir de l’air pur à tous est une étape clé pour atteindre les Objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU. Les quelques expériences que j’ai énumérées ici montrent qu’il est possible d’y parvenir… à condition d’essayer vraiment.

The Conversation

Lutz Sager ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.03.2025 à 16:30

« Grand Israël » : la course à l’abîme de Trump et Nétanyahou

Pierre Firode, Professeur agrégé de géographie, membre du Laboratoire interdisciplinaire sur les mutations des espaces économiques et politiques Paris-Saclay (LIMEEP-PS) et du laboratoire Médiations (Sorbonne Université), Sorbonne Université
La Jordanie et l’Égypte, profondément hostiles aux Frères musulmans, voient ce mouvement progresser, en bonne partie à cause du comportement d’Israël et des États-Unis.
Texte intégral (2845 mots)

Les projets du président des États-Unis et du premier ministre d’Israël ne peuvent que fragiliser les derniers alliés régionaux de l’État hébreu. L’expulsion des Palestiniens de Gaza, ce que la rupture de la trêve par les forces israéliennes, ce 17 mars, vise à provoquer, pourrait aboutir, par un effet domino, à l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans en Égypte, tandis que l’annexion de la Cisjordanie pourrait avoir les mêmes conséquences en Jordanie.


La politique belliciste du gouvernement Nétanyahou a profondément modifié le rapport de force stratégique au Proche-Orient en faveur de l’État hébreu. L’opération « Épée de Fer » à Gaza a considérablement réduit les capacités militaires du Hamas, qui aurait perdu entre 15 000 et 20 000 hommes et la quasi-totalité de ses chefs. Le Hezbollah, décapité, privé de milliers de combattants et de ses points d’ancrage au sud du fleuve Litani, n’est plus en mesure d’entretenir une menace suffisante pour dissuader Israël de s’en prendre directement à son parrain iranien. Et l’effondrement du régime de Bachar Al-Assad a achevé l’« axe de la résistance » piloté par l’Iran.

Dans ce contexte de renversement du rapport de force stratégique totalement favorable à Israël, le gouvernement Nétanyahou, poussé par son aile radicale incarnée par Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, pourrait envisager de « régler » définitivement la question palestinienne. Pour ce faire, il faudrait poursuivre le processus de colonisation de la Cisjordanie et contraindre les populations palestiniennes à abandonner la bande de Gaza, conformément aux annonces faites par Donald Trump. Assuré du soutien de la Maison Blanche, sans adversaires régionaux capables de lui tenir tête militairement, Nétanyahou pourrait, poussé par une certaine hubris, poser les bases de la réalisation d’un « Grand Israël » étendu à Gaza et à la « Judée-Samarie » biblique, c’est-à-dire la Cisjordanie.

Néanmoins, cette dynamique en apparence bénéfique à Israël pourrait, à moyen et à long terme, placer l’État hébreu dans une impasse stratégique, compromettant sérieusement sa sécurité et ses chances de construire une paix durable avec ses voisins.

La reprise du processus de colonisation en Cisjordanie implique deux conséquences, ô combien dangereuses pour Israël : la montée du Hamas en Cisjordanie et un discrédit total de l’Autorité palestinienne mise en place après les accords d’Oslo de 1993. Depuis le début de la guerre à Gaza en octobre 2023, les manifestations contre l’Autorité palestinienne sont devenues une réalité tellement courante que le régime de Mahmoud Abbas ne peut se maintenir au pouvoir qu’au prix d’une répression de plus en plus violente. Dans ce contexte, on voit mal ce qui pourrait empêcher la conquête du pouvoir par le Hamas en Cisjordanie, ce qui aboutirait à l’ouverture d’un nouveau front et d’un nouveau défi sécuritaire colossal pour Tsahal.

La réalisation d’un « Grand Israël », au-delà des questions juridiques ou morales qu’elle suppose, semble d’autant plus constituer un véritable danger pour la sécurité de l’État israélien qu’elle aurait pour corollaire l’affaiblissement de deux régimes voisins qui, jusqu’ici, ont contribué dans la mesure du possible à la stabilité régionale : ceux de la Jordanie et de l’Égypte.

L’affaiblissement de l’indispensable partenaire jordanien

Outre l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne, c’est-à-dire de son seul partenaire et interlocuteur palestinien, la politique israélienne de relance de la colonisation en Cisjordanie pourrait entraîner un séisme politique chez un autre partenaire de Tel-Aviv : la Jordanie.


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Le royaume hachémite, dont il faut rappeler que près de 60 % des habitants descendent de Palestiniens ayant fui la Nakba en 1948-1949 et les conquêtes israéliennes après la guerre des Six Jours en 1967, vit depuis le 7 octobre 2023 au rythme des émeutes pro-palestiniennes qui expriment la solidarité de la rue jordanienne aux Palestiniens mais se font aussi l’écho d’une critique acerbe de la politique du roi Adballah, laquelle consiste en un rapprochement avec l’État hébreu depuis les accords de Wadi Araba signés par son père Hussein avec Yitzhak Rabin en 1994.

De fait, la Jordanie participe activement à la sécurité d’Israël en luttant contre le terrorisme et contre l’implantation du Hamas dans les camps de réfugiés de Zarqa, Baqa, Jabal Al Hussein ou Jerach. Elle joue également un rôle stratégique fondamental dans l’opposition avec l’Iran : les missiles et drones iraniens ont tous survolé le ciel jordanien lors de la grande attaque menée par l’Iran en avril 2024 et les défenses anti-aériennes jordaniennes ont contribué à mettre en échec l’attaque iranienne.

Cette position stratégique entre Israël et le golfe persique via le sud de l’Irak explique notamment l’installation de bases occidentales comme celle d’Azraq où sont stationnés des avions et des équipements de défense anti-aérienne européens (français, allemands notamment) et américains. En cas d’offensive aérienne massive d’Israël contre le programme nucléaire iranien, l’espace aérien jordanien jouerait un rôle essentiel puisqu’il serait une voie de passage obligatoire pour l’aviation israélienne en route pour l’Iran.

Or, la politique du Likoud ne cesse de fragiliser cet allié précieux pour Israël, car elle renforce les Frères musulmans, principale force d’opposition à la monarchie hachémite.

Organisée autour du Front islamique d’action (FIA), la branche jordanienne du mouvement frériste est tolérée par le pouvoir et parvient à obtenir des succès électoraux impressionnants : après les élections législatives de septembre 2024, le FIA est devenu la principale force politique au parlement jordanien en remportant 31 sièges sur 138. Le succès est d’autant plus spectaculaire que le système électoral jordanien n’autorise le scrutin de liste au niveau national que pour pourvoir 38 sièges, les 100 autres étant réservés à des notables locaux fidèles au régime et attribués via des scrutins organisés en circonscriptions où les partis ne sont pas représentés.

Dès lors, c’est un véritable raz-de-marée frériste que reflète le résultat des élections jordaniennes de septembre dernier. Ce phénomène s’explique essentiellement par la mobilisation de l’électorat sur le thème du soutien à Gaza, dont les nombreuses manifestations qui secouent la Jordanie sont un autre symptôme.

Dans ce contexte, quelle serait la conséquence d’une intensification de la colonisation en Cisjordanie pour le royaume hachémite ? L’afflux massif de réfugiés palestiniens renforcerait bien évidemment le FIA, particulièrement bien ancré au sein de la diaspora palestinienne. Cette situation est d’autant plus explosive que les descendants de réfugiés palestiniens, bien qu’ayant reçu la nationalité jordanienne, agissent comme une véritable diaspora et refusent de couper les ponts avec leur pays d’origine. Les manifestations très spectaculaires qui se sont déroulées dans le pays lors des deux dernières semaines du mois d’avril 2024 en sont la preuve la plus récente.

Afin de condamner l’aide apportée par la Jordanie à Israël dans sa guerre contre l’Iran et d’exprimer sa solidarité avec le Hamas et l’« axe de la résistance », les Jordaniens d’origine palestinienne se mobilisent dans des Hiraks, des mouvements de jeunesse apparus dans le contexte post-printemps arabe, qui condamnent autant les « compromissions » de la monarchie avec Israël que la montée des prix ou le chômage.

Dans ce contexte, le roi de Jordanie se retrouve contraint d’invisibiliser voire de réduire ses partenariats sécuritaires avec Israël et pourrait sortir à terme des accords de Wadi Araba de 1994, de crainte de voir l’agitation sociale grimper et les Frères musulmans gagner inexorablement en popularité. À terme, la montée en puissance démographique et politique de l’opposition palestinienne à la monarchie hachémite engage le pronostic vital de cette dernière et menace donc la sécurité d’Israël.

Le retour des Frères musulmans en Égypte et le risque d’un effondrement du régime d’Al-Sissi

Un raisonnement similaire peut s’appliquer à l’Égypte où le régime du maréchal Al-Sissi, en place depuis 2013, ne sortirait pas indemne d’un afflux massif de Palestiniens en provenance de Gaza.

La réalisation du « plan Trump » et le déplacement des deux millions de Gazaouis en Égypte renforceraient considérablement les Frères musulmans dans un pays où ceux-ci sont déjà majoritaires dans l’opinion, comme l’a montré le succès de Mohamed Morsi aux élections de 2012, et qui le sont restés en dépit de la répression sévère dont ils ont la cible depuis.

En participant au déplacement des Gazaouis, le régime du Caire se verrait accusé par son opinion publique de participer à la colonisation israélienne de Gaza, ce qui entraînerait un réflexe de solidarité de la rue égyptienne à l’égard des Palestiniens auquel le régime militaire égyptien pourrait de ne pas survivre. Comme en Jordanie, si le plan Trump pour Gaza venait à se réaliser on voit mal ce qui pourrait freiner la prise de pouvoir en Égypte par les Frères musulmans, même s’ils agissent aujourd’hui dans la clandestinité, et s’organisent avant tout à partir de l’étranger (Turquie et Qatar).

Or, la remise en cause des accords de Camp David de 1979 et la remilitarisation totale du Sinaï constituent sans doute les premières mesures que prendrait un gouvernement aligné sur les Frères musulmans, dont l’antisionisme constitue l’une des principales lignes directrices.

Outre cette catastrophe sécuritaire pour sa frontière sud, Israël verrait se constituer autour de lui un nouvel axe de la résistance qui, contrairement à celui piloté actuellement par l’Iran serait, lui, sunnite, plus enraciné dans les nationalismes régionaux et rassemblerait les grandes puissances alliées aux frères musulmans : la Turquie, le Qatar et la Syrie d’HTC.

Dans ce contexte hypothétique, Israël serait entouré d’États ennemis et sa survie serait à nouveau menacée comme cela a pu être le cas au début des années 1960 avant la guerre des Six jours de 1967. Le plan Trump accentuerait le décalage spectaculaire entre, d’une part, une rue arabe très hostile à la normalisation des relations avec Israël et soucieuse de défendre le « Dar Al Islam » palestinien et, d’autre part, les régimes arabes devenus des partenaires voire des alliés d’Israël.

On remarquera ici les incohérences de la politique de Trump au Proche-Orient qui entend d’une part rapprocher Israël de ses voisins arabes en étendant les accords d’Abraham de 2020 (lesquels avaient permis une normalisation des relations entre d’une part Israël et d’autre part le Maroc, Bahreïn, les Émirats arabes unis et le Soudan) tout en nourrissant le terreau insurrectionnel sur lequel l’idéologie des Frères musulmans se développe. En définitive, la mise en œuvre du plan Trump aboutirait à des conséquences désastreuses pour Israël : dresser les rues des pays arabes contre leurs gouvernements respectifs dans une confrontation qui pourrait déboucher sur un nouveau printemps arabe placé sous le signe de l’antisionisme.

À cet égard, il est intéressant de souligner que ce scénario avait déjà été anticipé par Ayman Al-Zawahiri, le théoricien d’Al-Qaida, au moment de la deuxième intifada :

« L’occasion qui s’offre au mouvement djihadiste de conduire l’oumma vers le djihad pour la Palestine est plus grande que jamais, car tous les courants laïcs qui faisaient de la surenchère sur la cause palestinienne et rivalisaient avec le mouvement islamique pour la direction de l’oumma dans cette cause se sont découverts, aux yeux de l’oumma, en reconnaissant le droit à l’existence d’Israël, en engageant des pourparlers et en se conformant aux décisions internationales pour libérer ce qui reste du territoire palestinien – ou ce qu’Israël veut bien abandonner (la seule différence résidant dans la quantité de miettes qu’Israël laissera aux musulmans et aux Arabes). »

Les projets de Trump et de Nétanyahou : une catastrophe pour Israël

En conclusion, les « plans » de Trump et de Nétanyahou pour Gaza ou la Cisjordanie ne constituent pas qu’une atteinte au droit international et ne soulèvent pas qu’un débat moral. Ils apparaissent d’abord comme une aberration stratégique qui pourrait se retourner très vite contre l’État hébreu à la manière d’un boomerang.

L’abandon définitif par le Likoud et ses alliés extrémistes de la solution à deux États, et la reprise du processus de colonisation en Cisjordanie et peut-être à Gaza fragilisent les partenaires arabes d’Israël. Ils mettent fin au processus de normalisation conduit par Israël envers ses voisins depuis les accords de Camp David avec l’Égypte en 1979 et pourraient provoquer, à terme, un retour au pouvoir des Frères musulmans en Égypte et la destruction de la monarchie jordanienne, deux partenaires indispensables à la sécurité d’Israël.

Cette nouvelle coalition antisioniste pilotée par les Frères musulmans serait bien plus dangereuse pour Israël que l’actuel front de la résistance piloté par l’Iran. Contrairement au régime des ayatollahs, ce nouvel axe de la résistance pourrait frapper Israël sans passer par des proxies, et entretenir un climat d’insécurité permanente aux frontières d’Israël en accueillant les bases arrière de groupes terroristes ou de milices combattant l’État hébreu sur son territoire. Le rêve du Grand Israël demeure bien une chimère idéologique dont la sécurité de l’État israélien pourrait être la principale victime à long terme.

The Conversation

Pierre Firode ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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