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09.04.2025 à 16:48

Les armes chimiques utilisées par la France pendant la guerre d’Algérie : une histoire occultée

Christophe Lafaye, Chercheur associé au laboratoire LIR3S de l'université de Bourgogne-Europe, Université de Rouen Normandie
L’armée française a amplement utilisé les armes chimiques contre les Algériens pendant la guerre d’indépendance.
Texte intégral (4626 mots)
Militaire français portant un masque à gaz dans une grotte où des gaz viennent d’être déversés pour en faire sortir des combattants ou des civils algériens qui s’y étaient réfugiés, pendant la guerre d’Algérie (non daté, entre 1956 et 1962). Photographie extraite du film documentaire _Algérie, sections armes spéciales_, réalisé par Claire Billet. Olivier Jobard, Fourni par l'auteur

Le récent film documentaire de Claire Billet Algérie, sections armes spéciales, disponible sur la plateforme France TV, vient jeter une lumière crue sur l’utilisation massive de gaz asphyxiants par la France durant la guerre d’Algérie – des faits largement méconnus qui, du fait de l'amnistie générale incorporée dans les accords d’Évian, ne peuvent être jugés. L’historien Christophe Lafaye, dont les travaux se trouvent à l’origine du documentaire, revient ici en détail sur ces années de guerre chimique.


Rappelons les faits : entre 1956 et 1962, en Algérie, la France a expérimenté, autorisé puis utilisé des armes chimiques pour capturer ou tuer les soldats de l’Armée de libération nationale (ALN) s’étant abrités dans des grottes, casemates ou silos à grains. Elle a aussi, systématiquement, traité par ces moyens chimiques les grottes trop vastes pour être détruites, afin d’empêcher leur réutilisation. Plus de soixante ans plus tard, certaines de ces grottes restent extrêmement dangereuses pour qui s’y aventurerait.

La batterie armes spéciales (BAS), créée au sein du 411e régiment d’artillerie antiaérienne, le 1er décembre 1956, a formé près de 119 « équipes de grottes » dans toute l’Algérie, jusqu’à la mi-1959.

Insignes de la BAS du 411ᵉ régiment d’artillerie antiaérienne. Fourni par l'auteur

À la faveur de la réorganisation des forces françaises et de la mise en œuvre du plan Challe, ces équipes furent ensuite regroupées en « sections armes spéciales de zones ».

Une guerre chimique orchestrée depuis les hautes sphères militaires

En 1956, à la demande de l’état-major de la 10ᵉ Région militaire (RM), le commandement des armes spéciales (CAS), dirigé par le général Charles Ailleret, réalise une étude visant à déterminer si les armes chimiques peuvent répondre à un certain nombre de problèmes tactiques rencontrés par l’armée française sur le terrain – notamment la difficulté à neutraliser les grottes et caches souterraines utilisées par les indépendantistes algériens.

Algérie sections armes spéciales, réalisé par Claire Billet/Image Olivier Jobard
Extrait du film Algérie, sections armes spéciales. Cliquer pour zoomer. France TV/Solent Production/Crédits Olivier Jobard, Fourni par l'auteur

Une lettre signée du ministre de la défense Maurice Bourgès-Maunoury, retrouvée aux Archives militaires de Vincennes, indique que le ministère a voulu encadrer l’usage de ces armes chimiques (rappelons qu’une arme chimique est une arme utilisant au moins un produit chimique toxique pour les êtres humains) :

« Sur les propositions du Commandement des Armes Spéciales faites pour répondre à des demandes du Général commandant la 10e région militaire le général Henri Lorillot […], certains procédés chimiques pourront être employés au cours des opérations en Algérie. […] Ces procédés ne devront mettre en œuvre que des produits normalement utilisés dans les différents pays pour le maintien de l’ordre souligné. »

Le ministre conclut prudemment :

« Ils ne devront être employés qu’à des concentrations telles qu’elles ne puissent entraîner aucune conséquence grave pour des individus soumis momentanément à leurs effets. »

Le général Lorillot accuse réception de cette lettre le 21 mai 1956, en y ajoutant cette précision :

« Ces corps chimiques ne devraient être employés qu’à des doses qui ne soient pas susceptibles d’entraîner de conséquences physiologiques […], sauf si les individus s’obstinaient volontairement à y séjourner pendant de longs délais. »

Les essais en cours durant l’année 1956 ont très certainement laissé transparaître la létalité des gaz…

Des armes spéciales pour une guerre souterraine

Cette utilisation des moyens chimiques rappelle la pratique des enfumades de 1844-1845, pendant la conquête coloniale de l’Algérie. Toutefois, les enfumades – comme celle du Dahra en juin 1845 où périt la tribu des Ouled Riah – répondaient à une logique de conquête. Les colonnes infernales du général Bugeaud voulaient soumettre le pays par la terreur. Le crime de masse – environ 900 personnes, hommes, femmes, enfants tués à Ghar el-Frechih – était considéré comme un moyen d’assujettir les populations par la terreur. Cette logique accompagnait celle de la terre brûlée.

H2E #05, Les Grottes du Dahra (2016).

Mais lors de la guerre d’indépendance, l’utilisation des sections armes spéciales répondait avant tout à un besoin tactique. Comment vaincre l’ALN retranchée dans des refuges souterrains sans trop de pertes ?

Les armes chimiques devaient conférer un avantage à l’armée française. Si les maquisards sortaient des grottes, ils pouvaient être interrogés par les officiers du renseignement. S’ils restaient dans les refuges souterrains, ils mouraient. Beaucoup de combattants préféraient se battre jusqu’à la mort, plutôt que de risquer la torture et l’exécution sommaire qui suivait souvent.

Par ailleurs, dans certaines régions, ces cavités souterraines servaient aussi d’abris pour les populations lors des opérations de l’armée française. C’est dans ce cadre-là que se sont produits des crimes de guerre, comme celui de Ghar Ouchettouh, les 22 et 23 mars 1959. Pour la survenue ou non de ces crimes, tout semble dépendre du commandement français sur le terrain et de la considération portée aux populations civiles.

Contraire au protocole de Genève, pourtant signé par la France en 1925, cette utilisation des gaz toxiques donne donc l’avantage à l’armée française en cas d’assaut. Nous estimons de 5 000 à 10 000 le nombre de combattants algériens tués par armes chimiques.

Les armes chimiques employées en Algérie ne sont pas particulièrement innovantes. À la base du cocktail ? Des produits utilisés pour les opérations de maintien de l’ordre : le CN est un composé de gaz CN (chloroacétophénone), le DM (adamsite) un dérivé de l’arsenic et le Kieselguhr une terre siliceuse très fine qui servait à transporter les particules de gaz très profondément dans l’organisme. C’est la combinaison de ces trois éléments fortement dosés qui aboutit à la création d’un gaz (le CN2D) lequel peut rapidement se révéler mortel en milieu clos en provoquant une asphyxie ou des œdèmes pulmonaires.

Certaines archives laissent aussi apparaître la possible utilisation d’autres gaz toxiques. Mais en l’état actuel des sources accessibles, en France et en Algérie, il est difficile de confirmer ces soupçons.

« Pourquoi les armes chimiques choquent-elles plus que les autres ? », Le Monde (2018).

Nous avons construit cette base de données d’environ 450 opérations sur toute l’Algérie, à partir de l’exploitation des archives françaises ouvertes. Mais il y en a beaucoup plus. Dans les archives du ministère des armées, un seul document laisse entrevoir, pour l’année 1961, 903 grottes « traitées » par les différentes unités spécialisées, ce qui a permis de mettre 317 Algériens hors de combat (tués ou prisonniers). Nous sommes donc face à une guerre chimique beaucoup plus vaste entre 1956 et 1962. Seule l’ouverture en France des archives du ministère des armées permettrait d’avoir un aperçu plus complet.

Pour autant, les révélations sur la guerre chimique française en Algérie sont-elles réellement une surprise ?

On le savait : les témoins avaient parlé

Très tôt, les récits publiés par certains anciens combattants font sortir cette histoire de l’ombre.

« L’odeur du gaz, je la sens encore, et la mort aussi. À l’intérieur de la grotte, en 15 minutes, on mourait asphyxié ! », affirme-t-il dans le récent documentaire Algérie, sections armes spéciales.

  • La même année, Georges Salins témoigne de la création et des premières opérations de la BAS du 411e RAA dans l’ouvrage collectif dirigé par Claude Herbiet Nous n’étions pas des guerriers : 50 témoignages d’anciens d’Afrique du Nord (1952-1962).

  • En 2010, un autre ouvrage collectif d’anciens combattants de la section de grottes de la 75e compagnie de génie aéroporté (CGAP) détaille leurs opérations, ainsi que les techniques, tactiques et procédures de combat.

  • En 2013, Jean B. publie à compte d’auteur le récit de son passage dans la section armes spéciales de la 52e compagnie de génie de zone (CGZ).

  • En 2015, Jean Vidalenc retranscrit son expérience d’appelé de la section armes spéciales de la 71e CGZ.

« La grotte, on savait qu’on devait la fouiller. Plus vite on la fouillait, plus vite on en finirait : fouiller, gazer et, si possible, faire sauter l’entrée ! », témoigne l’ancien combattant dans le film de Claire Billet.

  • En avril 2022, la documentariste Claire Billet reprend une partie de ces témoignages pour rédiger une enquête sur la « Guerre des Grottes » pour la revue XXI.

  • Plus récemment, en mars 2025, Claire Billet réalise à ce sujet Algérie, sections armes spéciales, diffusé pour la première fois sur la chaîne de télévision RTS 2 en Suisse. Prévu sur France 5, il a été déprogrammé une semaine plus tard avant d’être mis en ligne sur la plateforme France  TV.

« Algérie, sections armes spéciales : un documentaire sur les gaz toxiques en guerre d’indépendance », France 24 (mars 2025).

En Algérie, les récits de la guerre chimique existent, mais ils peinent toujours à trouver un écho en France.

Un secret qui n’en est donc pas un

Comment se fait-il que la recherche historique se soit si peu intéressée à ce sujet ? Pourquoi une vérité aussi bien documentée reste si peu audible ? L’éditeur Nils Andersson se souvient en 2024 :

« Il y avait des informations sur l’usage de moyens chimiques, notamment du napalm, toujours démenties, pour autant certaines. Contrairement aux sources d’information sur la répression s’appuyant sur des témoignages de victimes, des témoins des exactions, des avocats ou des fuites au niveau de l’administration, assurant la vérité des faits, s’agissant des actions militaires et des moyens utilisés par l’armée, les sources d’information étaient rares et difficiles à confirmer. »

Tous les débats politiques et sociétaux se concentraient sur la dénonciation de la torture, des exécutions sommaires, des viols et des disparitions orientant le regard des historiens des années 1990 travaillant sur les violences coloniales.

En réalité, le secret autour de la guerre chimique n’était pas absolu pour qui souhaitait enquêter. Dès 1960, dans l’ouvrage la Pacification, d’Hafid Keramane, on pouvait lire cette description de la BAS du 411e RAA :

« Il existe dans la banlieue d’Alger une compagnie Z formée en majorité de sous-officiers appelés ou de carrière. Leur instruction sur l’utilisation des gaz est assurée à Bourges (école d’armes spéciales). […] Leur rôle : participer aux opérations au cours desquelles les hors-la-loi sont surpris dans les grottes. L’équipe des techniciens est envoyée avec des grenades à gaz et un matériel protecteur. Les grenades sont projetées par dizaines dans l’ouverture de la grotte. Après une attente plus ou moins longue, un suspect est envoyé à l’intérieur. Si l’on tire dessus, c’est que les hors-la-loi sont encore vivants. On jette de nouvelles grenades… L’attente peut être très longue suivant l’état et la profondeur de la grotte. Enfin, les hommes revêtus de leurs vêtements protecteurs iront “inventorier” l’intérieur. Officiellement […], on utilise des gaz lacrymogènes “renforcés”, autorisés par les conventions de Genève. Or, la composition chimique de ces gaz comme les brûlures relevées sur les victimes [l'attestent] permettent d’affirmer qu’il ne s’agit pas de lacrymogène, mais d’aminodichloroarsines (gaz très lourd, brûlant les tissus intérieurs et extérieurs, théoriquement interdits entre belligérants). »

Dans le livre Nuremberg pour l’Algérie !, d’Abdessamad Benabdallah, Mourad Oussedik et Jacques Vergès, paru en 1961, on pouvait lire la description d’une opération sous la plume du sergent Claude Capenol :

« Il y a quatre jours, les soldats du 2/43 nous ont amené un fell [fellaga] qu’ils avaient capturé en patrouille. Nous l’avons fait parler et il en est résulté qu’il nous a fourni l’endroit d’une cache d’Ain-Roua. Aussitôt opération et bouclage, c’est fini à midi. Bilan de l’opé : d’abord les militaires ont gazé la grotte qui fait 180 mètres de profondeur […]. Ils sont entrés dedans et ont sorti 12 fells dont 2 sous-chefs et 1 aspi (qui est mort suite aux gaz). Toutes les armes ont été récupérées. »

Plus surprenant, la confirmation de l’existence de ces sections armes spéciales est donnée par l’armée elle-même.

La France exposait ses propres crimes

Dans son édition du 23 février 1961, le journal le Bled, hebdomadaire des Forces armées, met même à l’honneur l’action des « hommes-grotte du génie » de la section armes spéciales de la 62e CGZ.

Les « hommes-grotte » du génie (reportage) »
Journal « le Bled », hebdomadaire des Forces armées, 23 février 1961., Fourni par l'auteur

La couverture présente deux soldats en combinaison butyl et en masque à gaz, portant chacun une lampe et un pistolet automatique. Et on peut y lire :

« Aujourd’hui, une section “armes spéciales” […] se livre aux joies de la spéléologie. Lorsque des fellaghas ont cherché refuge à l’intérieur d’une grotte, il faut les en déloger et c’est à cette équipe spécialisée que l’on fait appel. Deux cents caches et grottes ont été visitées. Des documents et des armes furent récupérés à la suite de ces visites, et une véritable “carte d’identité” de chaque grotte est établie. Mais pour éviter qu’elles servent encore de refuges à des rebelles, elles sont souvent détruites, et un gaz, l’arsine, en rend l’air irrespirable. La section grottes revêt un caractère opérationnel : à son bilan, quarante rebelles mis hors de combat. »

L’essentiel est dit.

Les « hommes-grotte » du génie (reportage) »
Journal « le Bled », hebdomadaire des Forces armées, 23 février 1961., Fourni par l'auteur

Regarder la guerre en face peut être difficile, pour qui ne veut surtout pas la voir dans toute l’étendue de ses violences, de ses atrocités et de ses pratiques de cruauté.

« Nous préférons regarder la guerre de biais plutôt que de face, à tel point qu’avant de nous tromper sur la guerre, nous nous trompons sans doute sur notre propre société et sur nous-mêmes », rappelait l’historien et directeur d’études émérite de l’EHESS Stéphane Audoin-Rouzeau dans une allocution à l’Université de Bordeaux en 2023.

Les responsables des violences coloniales n’ont pas été jugés, ce qui aurait pu édifier les consciences. À défaut, ces violences peinent encore à s’imposer au récit médiatique et politique sur la guerre d’Algérie. Malgré les mémoires douloureuses avivées par leur instrumentalisation politique, il est plus que temps, 63 ans après la fin de la guerre, d’avoir le courage de se confronter à toute la réalité de ce que fut l’action de l’armée française durant le conflit.

The Conversation

Christophe Lafaye a reçu des financements du Centre National du Livre.

08.04.2025 à 16:42

Droits de douane et nostalgie impériale : la vision économique très politique de Donald Trump

Jérôme Viala-Gaudefroy, Spécialiste de la politique américaine, Sciences Po
La confrontation avec le reste du monde, adversaires et alliés confondus, est au cœur de la politique de Donald Trump. Sa salve de droits de douane doit être comprise à cette aune.
Texte intégral (2058 mots)

La proclamation tonitruante par Donald Trump, le 2 avril dernier, d’une hausse brutale des tarifs douaniers à l’encontre de très nombreux pays du monde ne répond pas uniquement à une (très discutable, par ailleurs, comme l’atteste son revirement partiel annoncé quelques jours plus tard) logique économique. Elle s’inscrit pleinement de la vision du monde éminemment conflictuelle chère au locataire de la Maison Blanche.


Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump a lancé une nouvelle salve de droits de douane sans précédent aussi bien par leur ampleur que par leurs cibles. Alliés traditionnels et rivaux stratégiques sont désormais logés à la même enseigne, dans ce qui constitue un tournant radical de la politique commerciale états-unienne. Ce durcissement n’est cependant pas une rupture totale : il prolonge les orientations de son premier mandat en les amplifiant et en affichant une volonté de toute-puissance sans limites.

Comme en 2017, quand il parlait du « carnage américain », Trump brosse un portrait apocalyptique des États-Unis, réduits selon lui à une nation « pillée, saccagée, violée et spoliée ». À ce récit dramatique s’oppose une double promesse : celle d’une « libération » et d’un « âge d’or » restauré.


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Les droits de douane deviennent ainsi les armes d’une croisade nationaliste où chaque importation est une atteinte à la souveraineté, et chaque exportation un acte de reconquête.

Une vision autoritaire du commerce international

Cette doctrine commerciale de Trump s’inscrit dans une stratégie plus large caractérisée par la confrontation, la centralisation du pouvoir exécutif et une conception néo-impériale de l’économie mondiale. Loin de viser uniquement la protection de l’industrie nationale, ses mesures tarifaires cherchent à refaçonner l’ordre global selon sa propre grille de lecture des intérêts de son pays. Ce deuxième acte de la révolution trumpiste est moins une répétition qu’une accélération : celle d’un projet autoritaire fondé sur le rejet du multilatéralisme – comme en témoigne le mépris total de l’administration actuelle à l’égard de l’Organisation mondiale du commerce – et la glorification d’une souveraineté brute.

Les justifications chiffrées de ces politiques semblent à la fois fantaisistes et révélatrices. Les méthodes de calcul avancées – la division du déficit commercial bilatéral par le volume des importations – servent d’abord à frapper les pays avec lesquels les États-Unis ont un déficit commercial. Officiellement, trois objectifs sont visés : réduire ces déficits, relocaliser la production et accroître les recettes fédérales.

Mais cette trilogie économique masque une visée politique plus profonde : renforcer l’autorité présidentielle et imposer un ordre international fondé sur la domination plutôt que sur la coopération.

L’arme tarifaire, outil de pouvoir et de communication

L’expérience du premier mandat de Trump a montré les limites de cette stratégie. La guerre commerciale contre la Chine, en particulier, a provoqué une hausse des prix pour les consommateurs, désorganisé les chaînes d’approvisionnement et lourdement pénalisé les exportateurs agricoles. Une étude a estimé que ce sont les consommateurs états-uniens qui ont absorbé la majorité de ces coûts, avec une augmentation moyenne de 1 % des prix des biens manufacturés.

Trump n’est pas un chef d’État dont l’action s’inscrit dans le cadre du multilatéralisme. Il agit en seigneur solitaire, distribuant récompenses et sanctions au gré de ses intérêts politiques, voire personnels. Les droits de douane deviennent alors autant des messages médiatiques que des outils économiques. Présentés comme des « tarifs réciproques », ils construisent une narration simplifiée et percutante : celle d’un justicier qui redresse les torts infligés à des citoyens trahis par le libre-échange.

Ce récit est particulièrement populaire chez les ouvriers du secteur industriel, comme l’automobile. Il permet de désigner des coupables comme la Chine, l’Europe, ainsi que les élites nationales qui ont soutenu le libre-échange. Il transforme de fait le commerce en affrontement moral. Il ne s’agit plus de négocier mais de punir. Dans cette logique, la hausse spectaculaire des tarifs douaniers ne relève plus de l’économie, mais devient une question de souveraineté voire de puissance symbolique.

D’une obsession personnelle à une doctrine d’État

Ce protectionnisme n’a rien d’improvisé : il s’inscrit dans une obsession de longue date chez Donald Trump. En 1987, il dénonçait déjà les excédents commerciaux avec le Japon et appelait à imposer des droits de douane significatifs à Tokyo. Il parlait d’escroquerie et exprimait une forme de paranoïa face à l’idée que les États-Unis puissent être humiliés ou lésés. Cette attitude révèle sa volonté tenace de reprendre l’avantage, de « gagner » dans un monde qu’il perçoit comme fondamentalement conflictuel et hostile. C’est l’une des rares constantes chez Trump, qui n’est pas un idéologue, et qui, sur bien d’autres sujets, n’hésite pas à opérer des revirements spectaculaires.

Désormais, tout devient enjeu de souveraineté : terres rares, minerais stratégiques, données, routes maritimes. Cette vision rappelle le tournant impérialiste de la fin du XIXe siècle, notamment la présidence McKinley (1897-1901), que Trump a d’ailleurs célébrée lors de son discours d’investiture.

C’est dans cette logique qu’il faut comprendre certaines initiatives provocatrices : volonté d’acheter le Groenland, pressions sur le Canada pour accéder à ses ressources, ou encore intérêts miniers en Ukraine. Une idée implicite s’impose : les ressources sont limitées, et il faut s’assurer une part maximale du gâteau avant qu’il ne disparaisse. Dans cet univers concurrentiel perçu comme un jeu à somme nulle — quand il y a un gagnant, c’est qu’il y a forcément un perdant —, la domination remplace la coopération.

Vers un mercantilisme techno-nationaliste

Dans cette logique, la concurrence devient une menace à neutraliser plutôt qu’un moteur de progrès. L’objectif n’est pas d’élever la compétitivité des États-Unis, mais d’étouffer celle des rivaux. La vision qui préside à cette politique n’est plus celle d’un État démocratique jouant plus ou moins selon les règles du marché mondial, du moins dans le discours, mais celle d’une entreprise cherchant ostensiblement à imposer son monopole.

Ce virage autoritaire trouve un écho dans l’univers intellectuel trumpiste. Peter Thiel, mentor du vice-président J. D. Vance, affirme par exemple que « le capitalisme et la concurrence sont opposés », plaidant pour la suprématie des monopoles. Ainsi, les coupes drastiques dans l’appareil d’État fédéral et les dérégulations ne sont pas justifiées par une foi dans le libre marché, mais par un désir de contrôle et d’hégémonie.

L’objectif n’est plus d’intégrer les flux mondiaux, mais de les contourner. Il s’agit de construire une forme d’autarcie impériale, où l’Amérique dominerait une sphère d’influence fermée, protégée de la concurrence. Ce mercantilisme contemporain ne parle plus d’or ou d’argent, mais de données, d’infrastructures, de dollars et de cryptomonnaie. Il troque la coopération contre la coercition.

Vers un ordre international autoritaire ou un désastre politique ?

L’annonce du 2 avril 2025 ne peut être réduite à une mesure économique. Elle constitue un acte politique majeur, un jalon dans l’édification d’un nouvel ordre mondial fondé sur la force et la loyauté, au détriment du droit et de la coopération.

La continuité avec le premier mandat est claire. Mais l’ampleur, la radicalité et la centralisation du pouvoir marquent une rupture nette. D’ailleurs, Trump considère plus que jamais l’État comme sa propriété (ou son entreprise) personnelle, une forme de patrimonialisme. Le président impose un modèle autoritaire, où le commerce est une arme dans une guerre froide mondiale, nourrie par la peur du déclin et l’obsession du contrôle. Dans ce contexte, la prospérité cesse d’être un horizon collectif pour devenir un privilège réservé aux puissants.

Une telle dynamique pourrait se révéler politiquement explosive selon la résistance de Donald Trump à la chute des marchés financiers et à une probable inflation qui risquent de fragiliser le pouvoir exécutif.

Si, à l'issue de la période de 90 jours de suspension des droits de douane à laquelle il s'est résolue le 9 avril, il persiste dans son intransigeance malgré une baisse déjà sensible de sa popularité, les élus républicains au Congrès pourraient, sous la pression de leur base et de leurs donateurs, reprendre leur rôle de contre-pouvoir. Déjà, les premières critiques internes émergent, tandis que monte une colère populaire encore diffuse, mais palpable, contre le pouvoir.

The Conversation

Jérôme Viala-Gaudefroy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

07.04.2025 à 16:52

Donald Trump, défenseur du sport féminin, vraiment ?

Mathieu Maisonneuve, Professeur de droit public, Aix-Marseille Université (AMU)
Retour sur le très controversé décret de Donald Trump interdisant aux femmes transgenres de prendre part à des compétitions sportives féminines.
Texte intégral (2157 mots)

Un décret signé par Donald Trump vise à interdire aux femmes transgenres de participer à toute compétition sportive, quel que soit le sport, et y compris au niveau amateur. Derrière une justification centrée sur la protection des femmes sportives, qui seraient confrontées à une concurrence déloyale si elles affrontaient des femmes transgenres, il y a une vision idéologique qui, pour Washington, a vocation à être appliquée dans le monde entier.


Le 5 février dernier, le président Trump a signé un décret visant à « maintenir les hommes en dehors du sport féminin ». Son but est clair : en faire bannir les personnes trans MtF (Male to Female). Selon ce texte, les compétitions féminines devraient être réservées aux personnes « appartenant, au moment de la conception, au sexe qui produit les grandes cellules reproductives », à savoir les ovocytes. Exit donc les femmes trans (puisqu’elles sont nées de sexe masculin), et même la plupart des femmes intersexes (lesquelles présentent des caractéristiques sexuelles qui ne correspondent pas à la division binaire des sexes).

Que l’on ne s’y trompe pas. L’équité des compétitions féminines ou l’intégrité physique des autres participantes, que la participation des femmes trans menacerait et que le décret mentionne pour justifier leur exclusion radicale, ne sont que des prétextes. Si le sujet divise politiquement, il existe au moins une certitude scientifique et juridique : de tels objectifs, pour légitimes qu’ils sont, ne peuvent rationnellement justifier le bannissement de toutes les sportives transgenres, quels que soient leur parcours de transition et leur âge, dans tous les sports, à tous les niveaux de compétition.

Un décret contestable du point de vue juridique

Comparer physiquement à des hommes cisgenres les femmes trans ayant, en plus d’une transition sociale, effectué une transition hormonale (ou eu recours à une chirurgie de réassignation sexuelle) repose sur une fausse équivalence. Traiter de la même façon les filles trans prépubères et les femmes trans ayant connu les effets de la puberté masculine a tout d’une atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant sportif. Assujettir les échecs ou le tir sportif à la même règle que l’haltérophilie ou la boxe fait fi des plus élémentaires spécificités sportives. Mélanger les compétitions « élite » et « loisir » ignore que l’important est parfois seulement de participer.


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Le décret pourrait ainsi concrètement conduire, en apportant une réponse simpliste à une question complexe, à ce qu’une jeune fille trans âgée de 8 ans (la prise de conscience de la dysphorie de genre peut parfaitement intervenir dès l’enfance et, s’il peut en aller autrement pour une transition médicale, il n’y a pas d’âge minimum pour effectuer une transition sociale) ne puisse prendre part à des compétitions scolaires féminines de bowling. Ce cas fictif n’est guère éloigné de cas réels, nés de l’application de lois adoptées par de nombreux États républicains, actuellement contestées en justice, au motif qu’elles seraient contraires à la clause d’égale protection de la Constitution américaine et au titre IX de l’Education Amendments Act de 1972 (qui prohibe en principe toute discrimination sur la base du sexe dans les programmes et activités d’éducation bénéficiant d’une aide financière fédérale).

Bien que l’actuelle composition de la Cour suprême rende tout pronostic délicat, plusieurs des juridictions saisies, y compris des cours d’appel fédérales, se sont montrées sensibles à l’argument, relevant le caractère disproportionné des lois contestées. Il n’est pas impossible que le décret du président Trump, que deux adolescentes du New Hampshire ont été les premières à attaquer, connaisse le même sort.

Dogmatisme assumé

La généralisation abusive à laquelle procède le décret contesté ne constitue en réalité rien d’autre que la manifestation d’un dogmatisme assumé.

L’exclusion promue l’est avant tout, ainsi que le texte ne le cache pas, pour des raisons de « dignité » (celle des sportives cisgenres qui subiraient l’« humiliation » de devoir participer aux mêmes compétitions que des sportives trans) et de « vérité » (alternative, est-on tenté d’ajouter).

En réalité, il ne s’agit pas de protéger le sport féminin. Il s’agit d’exploiter la prétendue évidence (même parmi les électeurs démocrates, 67 % la partageraient selon un sondage effectué en janvier 2025) de l’avantage compétitif injuste dont disposeraient les sportives trans (que le titre du décret qualifie d’« hommes ») par rapport à leurs concurrentes cis (qui, elles, seraient de « vraies femmes »), pour dénoncer plus généralement le « délire » que constituerait le fait de s’affranchir du « bon sens » au nom de l’« idéologie du genre ».

En l’état de la science, la seule vérité est qu’il est « absurde » de donner une réponse unique à la question de la participation des femmes et filles transgenres aux compétitions féminines. Avant la puberté, ou même après pour les enfants qui auraient eu accès à des bloqueurs de puberté, il existe un quasi-consensus scientifique selon lequel les filles et les garçons ont peu ou prou les mêmes capacités physiques, à tout le moins qu’il n’existe pas de différences liées au sexe telles qu’il serait injuste de les faire concourir ensemble. Après la puberté, l’avantage physique dont disposeraient les hommes sur les femmes est très variable d’un sport à un autre, voire parfois inexistant. Et même dans les sports où il est acquis que les effets de la puberté masculine jouent un rôle déterminant, il n’est nullement exclu, sauf peut-être dans certaines disciplines, que l’équité sportive ne serait pas préservée en dépit de la participation d’athlètes ayant suivi une transition hormonale. Le débat reste ouvert.

Quelles conséquences internationales ?

On aurait tort, de notre côté de l’Atlantique, de se contenter de sourire (jaune) face à la transphobie qui motive le décret présidentiel sur le sport féminin. Il n’entend pas seulement rallier à sa vision ostracisante l’ensemble du sport américain. Il prétend y convertir le sport mondial.

Le secrétaire d’État des États-Unis est ainsi chargé de promouvoir au niveau international, aux Nations unies ou ailleurs, l’adoption de normes d’exclusion. Il lui est en particulier demandé d’utiliser tous les moyens appropriés pour que le Comité international olympique (CIO) adopte des règles empêchant qu’à l’avenir une femme transgenre, voire intersexe, puisse prendre part à des événements sportifs dépendant de lui, même sous condition d’avoir réduit son taux de testostérone.

Extrait du décret du 5 février 2025 : « Le secrétaire d’État utilisera toutes les mesures appropriées et disponibles pour veiller à ce que le Comité international olympique modifie les normes régissant les épreuves sportives olympiques afin de promouvoir l’équité, la sécurité et les meilleurs intérêts des athlètes féminines en veillant à ce que l’éligibilité à la participation aux épreuves sportives féminines soit déterminée en fonction du sexe et non de l’identité de genre ou de la réduction de la testostérone. » Whitehouse.gov

Le principe d’indépendance du mouvement sportif, lequel est censé s’opposer à toute ingérence politique dans son fonctionnement, résistera-t-il à l’offensive américaine annoncée ? On peut l’espérer. L’arrêt que rendra prochainement la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Caster Semenya, née de la contestation des règles de la Fédération internationale d’athlétisme relatives à l’éligibilité des sportives intersexuées, y aidera peut-être.

Le bras de fer en vue des Jeux olympiques et paralympiques de Los Angeles est en tout cas déjà engagé. Le décret prévoit en effet de refuser l’entrée aux États-Unis à toute personne transgenre ou intersexe désireuse de s’y rendre pour participer à des compétitions féminines. Or de tels refus seraient contraires aux promesses faites par le gouvernement américain au stade de la candidature pour l’organisation des Jeux de 2028 et reprises dans le contrat de ville hôte.

Cette dernière, comme les États-Unis, s’est engagée non seulement à ce que toute personne titulaire d’une carte d’identité et d’une accréditation olympique puisse entrer sur le territoire américain, mais aussi, plus largement à respecter les principes fondamentaux et les valeurs de l’olympisme – à commencer par le principe de non-discrimination. Si ce principe n’interdit pas nécessairement toute différence juridique de traitement, encore faut-il, selon un standard à peu près universellement admis, qu’elle repose sur une justification objective et raisonnable. Soit l’exact inverse de celle fondant le décret signé par le président Trump.

The Conversation

Mathieu Maisonneuve est membre du comité d'experts sur la transidentité dans le sport de haut niveau

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