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18.05.2025 à 18:13
Nommer l’islamophobie : un enjeu essentiel contre les violences faites aux musulmans
Texte intégral (2061 mots)
L’assassinat d’un fidèle en pleine prière, le 25 avril 2025, dans la mosquée Khadidja de La Grand-Combe (Gard), a suscité des réactions politiques dissonantes. Tandis que le premier ministre dénonçait une « ignominie islamophobe », d’autres membres du gouvernement – dont le ministre de l’intérieur, critiqué pour sa réaction tardive – ont refusé cette qualification. La controverse sur les mots met en lumière un enjeu plus profond : pourquoi les violences visant des musulmans peinent-elles à être reconnues ?
Le meurtre d’un fidèle en prière dans une mosquée ne relève pas seulement d’un fait divers tragique : il interroge les modalités de reconnaissance des violences visant des individus en raison de leur appartenance religieuse. En principe, de tels actes appellent une mobilisation équivalente de l’État, quelle que soit la communauté visée. Dans les faits, les réactions à l’attentat de La Grand-Combe (Gard) ont révélé un traitement différencié, marqué par une précaution terminologique et une implication politique inégale.
Le rapport parlementaire de mars 2025 s’appuyant sur la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’intérieur, rappelle que les actes antimusulmans souffrent d’une sous-déclaration massive, liée à la banalisation des faits, à la méfiance envers les institutions et à l’absence de qualification systématique du mobile discriminatoire. Ce traitement statistique contribue à minimiser l’ampleur réelle du phénomène, limitant ainsi les réactions politiques et médiatiques proportionnées.
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Cette approche reflète une asymétrie de visibilité entre les violences antimusulmanes et d’autres formes de discriminations, telles que l’antisémitisme, qui bénéficient d’un suivi institutionnel plus soutenu et d’une reconnaissance publique accrue comme le relève un rapport de la commission des lois de l’Assemblée nationale.
La difficulté à qualifier les discriminations religieuses, notamment envers les musulmans, renforce une forme d’invisibilité structurelle que des chercheurs pointent par ailleurs dans leurs travaux. L’islam en France est perçu à travers le prisme de la sécurité et de la méfiance, ce qui contribue à renforcer cette marginalisation. Il est d’ailleurs rappelé que les responsables de l’Institut musulman de la Grande Mosquée de Paris avaient exprimé leur inquiétude face aux manifestations exclusivement consacrées à l’antisémitisme, estimant qu’elles reléguaient au second plan les actes antimusulmans, pourtant en expansion en France.
Le rapport parlementaire, mentionné plus haut, invite l’État à mettre en place une stratégie plus active pour faciliter le signalement des contenus illicites en ligne. En ce qui concerne l’islamophobie, ce travail repose majoritairement sur les associations, un engagement qui devrait s’intensifier avec la mise en place des « signaleurs de confiance » à savoir des « organisations reconnues pour leur expertise dans la détection, l’identification et la notification de contenus illicites » désignées par l'Arcom.
Renforcer les dispositifs existants – par exemple, en s’appuyant sur le défenseur des droits ou la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah) – permettrait de lutter de manière plus efficace contre les incitations à la haine.
Nommer les actes de haine : pourquoi les mots comptent
La qualification des violences dirigées contre des personnes musulmanes demeure institutionnellement fluctuante. Par souci affiché de neutralité, les autorités françaises recourent aux expressions « haine antimusulmans » ou « actes antireligieux », tandis que le terme « islamophobie », qui désigne une hostilité envers l’islam et les musulmans, selon le dictionnaire Larousse, est l'objet de polémiques, certains considérant que son usage traduit une volonté d'empêcher les critiques relatives à l’islam, portant, par là même, atteinte à la liberté d’expression.
Cette prudence lexicale, relevée par le rapport parlementaire de mars 2025, produit plusieurs effets paradoxaux : elle singularise les faits, dissimule leur ancrage structurel et affaiblit la lisibilité publique des atteintes. Ainsi, une agression verbale dans les transports, des inscriptions hostiles sur un lieu de culte ou un refus d’embauche sont appréhendés comme des épisodes indépendants, alors qu’ils participent d’un même continuum discriminatoire.
Selon Kamel Kabtane, recteur de la Grande Mosquée de Lyon, « le fait que certains politiques refusent d’employer ce mot est une façon de nier la souffrance des musulmans et une partie de la réalité de ce qu’ils vivent ».
Jusqu’à sa dissolution en 2020, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) répondait en partie à cette invisibilisation : il recensait les agressions, accompagnait les victimes et publiait des rapports annuels détaillés. Le décret du 2 décembre 2020 a prononcé sa dissolution, lui reprochant des déclarations accusant l’État de cibler les musulmans et des proximités avec un islamisme radical, jugées susceptibles d’alimenter la discrimination, la haine ou la violence.
Le vide ainsi créé est aujourd’hui partiellement comblé par l’Association de défense contre les discriminations et les actes antimusulmans (Addam), issue du Forum de l’islam de France (Forif). Mais, faute de ressources stables, l’association peine toutefois à couvrir l’ensemble du territoire. Son projet de plateforme numérique de signalement, annoncé pour mai 2025, vise à centraliser les données et à fournir des indicateurs fiables aux décideurs publics.
L’objectif affiché : combler la sous-déclaration des faits, apporter des données aux législateurs et des solutions. Ces revendications traduisent une demande explicite de visibilité portée par une partie des citoyens de confession musulmane, qui aspirent à voir les atteintes dont ils sont l’objet traitées avec la même rigueur que celles visant d’autres communautés.
Le Conseil de l’Europe et le Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme recommandent des politiques intégrées contre le racisme antimusulman : formation des agents publics, observation indépendante et reconnaissance explicite de la spécificité de ces violences.
En France, le Forif n’a pas encore chiffré les besoins humains et financiers requis pour atteindre ces standards. Une feuille de route dotée de moyens pérennes permettrait de consolider le maillage associatif, d’assurer une couverture territoriale complète et de produire des statistiques robustes, conditions d’un pilotage fondé sur l’évidence.
Il est toutefois à noter que, dans sa version publiée en 2023, le Plan national de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations liées à l’origine ne comporte pas, à ce stade, de référence explicite aux actes antimusulmans ni aux travaux académiques qui les analysent, inscrivant de facto cette problématique dans la catégorie plus large des discriminations « liées à l’origine ».
Cette absence nourrit le constat de déficit de reconnaissance évoqué plus haut et renforce, selon le rapport parlementaire, la nécessité de créer un observatoire indépendant spécifiquement voué à la haine antimusulmane.
Ce que la recherche éclaire : pistes pour une reconnaissance effective
Depuis plusieurs décennies, les sciences sociales s’attachent à décrypter les mécanismes d’invisibilisation et de marginalisation de certains groupes minoritaires, parmi lesquels les personnes musulmanes.
Ces recherches montrent que l’absence de catégories explicites pour désigner les violences qui les ciblent empêche de mesurer l’ampleur réelle du phénomène. Cette logique repose sur un pouvoir symbolique exercé par la capacité à nommer, classifier et structurer le débat public (Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, 1979). L’absence de désignation claire des violences antimusulmanes dans les discours politiques et juridiques contribue à leur dilution dans des catégories larges telles que la « haine antimusulmans » ou les « actes antireligieux », rendant complexe une lecture cohérente de leur occurrence.
L’effacement de ces faits sociaux ne s’opère donc pas seulement au niveau statistique, mais également dans les représentations collectives.
L’histoire récente montre que le sexisme, l’homophobie et l’antisémitisme n’ont pu être pris en compte de manière efficace qu’après avoir été identifiés, définis et intégrés dans les discours politiques et juridiques. Le refus de nommer explicitement les violences antimusulmanes limite cette structuration symbolique et sociale, freinant les capacités de mobilisation et d’action publique.
Dans ce contexte, l’islamophobie peut être analysée comme un processus de racialisation spécifique. Loin de se réduire à une hostilité religieuse, les discriminations à l’encontre des personnes musulmanes s’inscrivent dans une dynamique plus large, où des marqueurs culturels et physiques sont perçus comme des éléments distinctifs. L’usage du terme « islamophobie » se justifie alors par sa capacité à désigner non seulement un rejet des pratiques religieuses, mais surtout une stigmatisation sociale fondée sur des caractéristiques perçues, qu’elles soient culturelles, ethniques ou religieuses. En ce sens, le terme « islamophobie » répond à une nécessité analytique, celle de saisir les mécanismes systémiques qui produisent l’exclusion.
Toutefois, cette reconnaissance ne doit en aucun cas dériver vers une forme de censure du débat public, ni tracer des frontières artificielles entre ce qui serait considéré comme « convenable » ou « inconvenable ».
L’objectif n’est pas de restreindre l’expression critique, mais de structurer le débat public autour de termes appropriés permettant de rendre compte des réalités sociales sans masquer les discriminations spécifiques. Il s’agit ici de redéfinir le cadre discursif par l’analyse scientifique, afin de désigner avec précision les actes de violence et de stigmatisation, tout en préservant l’espace nécessaire à une approche critique et raisonnée du fait religieux.

Ali Mostfa est coordinateur scientifique du parcours de formation Mohammed Arkoun sur l'islamologie, en partenariat avec les établissements d’enseignement supérieur lyonnais, financé par le Bureau Central des Cultes du Ministère de l’Intérieur.
15.05.2025 à 15:20
Wauquiez ou Retailleau, derrière la présidence de LR, l’ombre du trumpisme
Texte intégral (2494 mots)
Les deux candidats à la présidence du parti Les Républicains, Bruno Retailleau et Laurent Wauquiez, seront départagés par les militants les samedi 17 et dimanche 18 mai. Leur positionnement pourrait-il répondre aux aspirations « trumpistes » d’une partie des électeurs français – si l’on entend par trumpisme une combinaison de libéralisme économique, d’autoritarisme et de critique de la démocratie considérée comme inefficace ?
L’élection du nouveau président du parti Les Républicains (LR) les 17 et 18 mai 2025 se revêt d’une importance toute particulière dans l’histoire récente des droites en France. Certes, la compétition entre Bruno Retailleau et Laurent Wauquiez met en lumière le besoin pour les LR de renouveler leurs équipes dirigeantes après le long déclin du parti, puis les affaires judiciaires qui se sont accumulées sur la personne de Nicolas Sarkozy après celles qui ont visé François Fillon en 2017.
Mais la désignation d’un nouveau patron de LR constitue également une étape décisive pour la droite dite républicaine dans la préparation de l’élection présidentielle de 2027. Celle-ci revêt pour elle un double enjeu : sortir le pays d’une crise démocratique qui n’en finit plus en reprenant le récit de la Ve République et trancher la question centrale de savoir qui sera en mesure d’assurer l’union des droites face à un Rassemblement national (RN) ayant connu une dynamique électorale sans précédent lors des élections législatives de 2022 et de 2024.
En d’autres termes, les adhérents de LR, en tranchant la question de leur leadership interne, vont devoir également se demander si leur parti doit garder ses distances avec le RN et affirmer sa différence ou bien, au contraire, jouer la carte de la convergence avec lui afin d’attirer la partie la plus bourgeoise de son électorat, ce que semble faire d’ailleurs Bruno Retailleau qui est crédité aujourd’hui de la plus grande probabilité de succès.
Sur le terrain idéologique, la question pour LR est de savoir comment absorber l’effet de souffle du trumpisme.
Le trumpisme est l’expression propre aux États-Unis d’une philosophie alliant le libéralisme économique et l’autorité dans une critique fondamentale de la démocratie représentative, considérée comme inefficace. Mais ces idées alimentent aussi les progrès des droites radicales ou extrêmes en Europe et en France. Pour tenter d’appréhender cette double question, on doit étudier les électorats bien plus que les déclarations des candidats.
Une convergence grandissante autour du libéralisme économique
L’analyse des enquêtes menées dans le cadre du Baromètre de la confiance politique du Cevipof montre une montée en force du libéralisme économique depuis 2017 et une assez nette convergence des électorats de LR et du RN.
Les forces électorales des droites extrêmes ou radicales se sont diversifiées puisque les électeurs de Reconquête s’avèrent plus fortunés, plus âgés et plus libéraux que celui du RN, mais n’en constituent pas moins une armée électorale de réserve pour le RN comme le montrent les transferts de voix entre les deux tours des élections législatives de 2024. On a donc regroupé en un seul ensemble ces électeurs pour les comparer à ceux de LR auxquels on ajoute également les électeurs de ses alliés divers droite.
Pour mesurer le libéralisme économique, on a construit un indice reposant sur le fait de vouloir réduire le nombre de fonctionnaires, de faire confiance aux grandes entreprises et de penser que l’État doit faire confiance aux entreprises plutôt que les contrôler. Cet indice a été ensuite divisé entre un niveau faible (aucune ou une réponse positive) et un niveau élevé (deux ou trois réponses positives).
Graphique 1 – Le libéralisme économique par électorat entre 2017 et 2024 (%)

Comme le montre le graphique, le libéralisme économique a gagné beaucoup de terrain chez les électeurs des droites radicales entre 2017 et 2024, ce qui les met presque au même niveau que les électeurs LR.
Il est également important dans l’électorat macroniste et pas si faible chez les électeurs de la gauche socialiste ou des écologistes (regroupés sous l’étiquette G social-écolo) ou bien encore chez ceux qui votent blanc et nul ou qui s’abstiennent (regroupés sur l’étiquette Abstention).
Le libéralisme économique reste associé à la recherche de l’autorité
Si la philosophie originelle du libéralisme politique, telle qu’elle est par exemple proposée par John Locke au XVIIe siècle, suppose une nette séparation de la sphère publique et de la sphère privée, le libéralisme illustré par le trumpisme s’associe aussi fortement avec la recherche de l’efficacité managériale sur le modèle plus ou moins mythifié de l’entreprise privée. On s’éloigne donc des théories libertariennes dans la mesure où cette efficacité est censée passer par une verticalité autoritaire qui n’a pas nécessairement à préserver la sphère privée ou les libertés traditionnelles comme celles de la communauté académique.
On a donc construit un indice d’autorité verticale reposant sur les réponses à trois propositions : un bon système politique est celui qui a un homme fort à sa tête qui n’a pas à se préoccuper des élections ou du Parlement, où les experts décident de ce qui est dans l’intérêt général, où l’armée dirige le pays. L’indice va donc de 0 à 3.
Graphique 2 – L’autorité politique par électorat entre 2017 et 2024 (%)

Une première observation tient à la forte corrélation avec l’indice de libéralisme économique puisque ceux qui se situent au niveau 0 du libéralisme économique sont 16 % à être fortement autoritaires contre 52 % de ceux qui se situent au niveau maximum 3 du libéralisme économique. Le libéralisme autoritaire est donc un concept dont on peut mesurer la validité statistique. Les enquêtés qui sont à la fois fortement autoritaires et fortement libéraux sur le plan économique représentent 25 % de tous les enquêtés.
Une seconde observation, comme le montre le graphique 2, est que l’électorat LR est plus proche de l’électorat macroniste sur ce terrain que de l’électorat RN, même si l’écart s’est réduit entre 2022 et 2024. Le même graphique montre également la fracture entre les gauches comme l’évolution notable des abstentionnistes ou de ceux qui ont voté blanc ou nul.
Un « trumpisme d’atmosphère »
Si les électeurs des droites radicales ou extrêmes, et notamment ceux du RN, se distinguent toujours de ceux de LR, cette distance s’est amenuisée dans le temps. Ils partagent assez largement le rejet de l’immigration, l’affirmation de la souveraineté nationale et se méfient fortement de la justice, autant de caractéristiques que l’on retrouve dans le trumpisme.
En arrière-fond, l’argument de l’efficacité de l’action publique, développé par la droite depuis longtemps et plus récemment par le macronisme, qui déploie en permanence le récit de « l’action », vient cimenter cette nouvelle philosophie politique. Celle-ci reste difficile à caractériser car elle ne se déploie pas sur les registres habituels du populisme. Elle se révèle très élitiste par le recours à la tech comme moyen d’organiser une rupture historique, tout en dénonçant le rôle sociétal de la science, promeut le changement par le haut et vient démonétiser les pratiques de la vie politique ordinaire.
Pour mesurer, partiellement, la part que prend ce « trumpisme d’atmosphère », on a créé un indice reposant sur les réponses positives à deux propositions (il y a trop d’immigrés en France, la France doit se protéger davantage du monde) et le fait de ne pas avoir confiance dans la justice. En moyenne, les enquêtés français se situent à 56 % sur le niveau supérieur en 2025.
Comme le montre le graphique 3, le potentiel trumpiste s’avère important dans tous les électorats de droite au premier tour des élections législatives de 2024 comme chez les abstentionnistes.
Graphique 3 – Le trumpisme potentiel des électorats du premier tour des élections législatives de 2024 (%)

La bataille pour le leadership de LR se revêt donc de deux questions. La première est de savoir qui sera en mesure d’activer dans un programme politique ce « trumpisme d’atmosphère » pour envisager une victoire à la présidentielle de 2027.
La seconde tient au fait qu’un avatar du trumpisme n’est guère compatible avec l’héritage gaulliste et son culte de l’État, héritage que LR et le RN tentent de récupérer chacun de son côté – à moins que cet avatar ne soit vendu sous l’étiquette de néo-gaullisme.

Luc Rouban ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.05.2025 à 17:24
« Emmanuel Macron est désormais impuissant, mais il croit encore à la force de son verbe »
Texte intégral (2103 mots)
Mardi 13 mai, le président de la République Emmanuel Macron a répondu, pendant plus de trois heures sur TF1, aux interpellations de Français, de journalistes et de personnalités. Il a, pour l’essentiel, défendu son bilan sans faire de réelles propositions politiques, mais n'écarte pas une nouvelle candidature à la présidentielle de 2032. Quel sens donner à cette prestation ? Que dit-elle de l’état de nos institutions ? Entretien avec le juriste et politiste Benjamin Morel.
The Conversation : Comment jugez vous la prestation télévisée d’Emmanuel Macron sur TF1 ?
Benjamin Morel : De façon assez surprenante, en trois heures, il n’a à peu près rien dit. Il n’a fait aucune annonce, aucun plan…
Qu’est-ce que cela dit de la situation politique française ? On parle beaucoup d’impuissance d’Emmanuel Macron, d’immobilisme de François Bayrou… Emmanuel Macron a encore deux ans de présidence et il a surtout défendu son bilan.
B. M. : D’un point de vue constitutionnel, le président a des marges de manœuvre très limitées. Hier, il a surtout défendu le bilan de son premier quinquennat. Ce bilan-là n’est pas lié à des pouvoirs inscrits dans la Constitution, il est lié au fait que le président disposait d’une majorité qui lui donnait un vrai pouvoir. Il n’a plus cette majorité ni ce pouvoir. Il est désormais impotent et incapable de se projeter vers l’avenir.
Dans l’esprit de ses interlocuteurs et de beaucoup de Français, et d’une certaine façon dans son esprit, il y a cette idée que le chef de l’État est tout-puissant. Mais cette idée n’est pas une réalité juridique. La puissance du président de la République ne vient que d’une chose, c’est qu’il détient une majorité à l’Assemblée nationale.
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Que nous signalent les registres de discours employés par Emmanuel Macron hier soir ?
B. M. : Le premier registre était celui de l’impotence, avec des réponses sous forme de « Je peux pas » ou « C’est le domaine du gouvernement », « Ce n’est pas moi », « Vous me demandez de faire des choses… », etc.
Le second registre était celui de l’échappement vers une forme d’irréalité. Le président a validé des projets dont il sait très bien qu’ils sont impossibles à réaliser. Par exemple, il a accepté la proposition d’Agnès Verdier-Molinié consistant à supprimer le statut de la fonction publique hospitalière et territoriale sur le modèle des agents de la SNCF. Faire ça, c’est déclencher une révolution à la Chambre et bloquer le pays. C’est politiquement impossible. Son « Pourquoi pas ! », ne l’engage à rien. Autre réponse très improvisée à une proposition de Robert Ménard : l’envoi de prisonniers dans des prisons à l’étranger.
Ces questions lui ont été posées comme dans un talk-show et il répond sur le mode « Chiche ! ». Ces idées n’ont pas été étudiées, elles ne sont même pas sur la table du gouvernement. Ces réponses peu réfléchies visent à montrer une capacité d’action, mais elles révèlent surtout une impuissance, car la parole du président est sans conséquence.
Le président a suscité beaucoup d’attentes à propos d’un référendum et finalement ne s’est engagé à rien. Pourquoi une telle timidité ?
B. M. : Notons que le président a déjà fait ce type d’annonce de référendum de très nombreuses fois sans aller au bout. Nous verrons d’ici quelques mois ce qu’il décide. Mais on se demande pourquoi communiquer sur cette idée de référendum avant le débat et, finalement, ne rien dire. Cela laisse dubitatif.
Est-ce qu’Emmanuel Macron a finalement pensé qu’un questionnaire à choix multiples qui n’a de valeur consultative et qui coûte 200 millions d’euros à organiser pourrait apparaître comme un onéreux « gadget » ? A-t-il fait faire des études juridiques et financières par le ministère de l’intérieur pour savoir ce qui était vraiment possible sans loi avant de temporiser ?
Juridiquement, l’idée d’une consultation à choix multiples n’est pas impossible, mais elle est bancale. Il n’existe aucune disposition législative pour l’encadrer. Le président de la République peut annoncer « Je vais organiser une consultation », mais sans loi, les maires n’auront pas obligation de l’organiser. Est-ce que le scrutin pourrait se tenir dans de bonnes conditions ? La réponse est probablement non.
Concernant l’idée d’organiser un « vrai » référendum défini par l’article 11 de la Constitution, d’autres problèmes se posent. Le référendum est limité à la ratification de traités internationaux, à l’organisation des pouvoirs publics, à la politique économique et sociale de la nation et aux services publics. Tout ce qui relève du domaine pénal ou civil en est exclu et, par conséquent, de nombreuses questions.
La fin de vie, juridiquement, va impliquer de dépénaliser certains actes consistant à donner une substance létale – donc c’est aussi du pénal : cela ne peut entrer dans le cadre de l’article 11 que dans une vision très extensive.
L’immigration n’est pas un domaine du droit français, c’est simplement un « sujet ». L’aspect économique de l’immigration pourrait être l’objet d’un référendum – par exemple le droit à l’aide médicale d’État, mais c’est très restreint. Si vous parlez de pénalisation de l’entrée illégale sur le territoire, c’est du pénal. Si vous parlez du droit du sol, ou de regroupement familial, c’est du civil. Donc pas de référendum possible.
La loi de finances ne peut pas vraiment être soumise à référendum, car la jurisprudence du Conseil constitutionnel de 2022 exclut la question de la fiscalité du champ référendaire.
La question des retraites pourrait être un sujet de référendum, mais Emmanuel Macron n’en veut pas.
Supprimer un échelon territorial comme le département ? Impossible, parce que les départements et les régions sont dans la Constitution : on ne peut les supprimer sans changer la Constitution.
Limiter le temps d’écran pour les jeunes ? Ce serait possible. Mais les Français vont-ils aller voter pour cela ?
Les sujets qui restent ne sont pas vraiment mobilisateurs ou suffisamment structurants dans l’opinion.
Le domaine international a été largement abordé par Emmanuel Macron. Il a rappelé son engagement diplomatique et militaire pour soutenir l’Ukraine, promettant de nouvelles sanctions, confirmé le projet d’une dissuasion nucléaire française étendue à l’Europe. Il a également dénoncé avec force la politique du premier ministre Benyamin Nétanyahou à Gaza. L’international est-il le seul domaine où Emmanuel Macron a le pouvoir d’agir ?
B. M. : Emmanuel Macron a beaucoup commenté son action diplomatique et militaire, domaine où il est très mobilisé. En matière diplomatique, parler c’est déjà faire, on peut donc dire, d’une certaine manière, qu’il agit.
Pour autant, le domaine réservé du président de la République, cela n’existe pas. François Bayrou laisse la main au président sur ces sujets, mais ce n’est en aucun cas un pouvoir défini par la Constitution. Quand le président de la République s’exprime dans le cadre d’un Conseil européen, il ne peut s’engager pour le pays si cela implique une modification de traité ou une directive.
Aujourd’hui, le gouvernement lui laisse le champ libre et les dossiers à traiter sont des dossiers purement diplomatiques et militaires qui n’impliquent pas de ratification du Parlement – ainsi le déploiement de l’arme atomique en Europe évoqué par Emmanuel Macron.
Finalement, on se demande pourquoi Emmanuel Macron a choisi cette mise en scène sur TF1 ? S’apprêterait-il à « débrancher » François Bayrou empêtré dans l’affaire Bétharram et à convoquer des législatives ? Quels sont les scénarios pour les deux ans de présidence à venir ?
B. M. : Je doute que l’objectif soit de « débrancher » François Bayrou. Si Emmanuel Macron décidait de dissoudre l’Assemblée demain, il aurait probablement un socle commun encore plus réduit. Même si une majorité absolue émergeait, elle ne sera pas macroniste, mais à la main d’Édouard Philippe ou de Gabriel Attal. Eux peuvent se présenter en 2027 alors qu’Emmanuel Macron ne le peut pas – ce qui l’empêche définitivement de reprendre la main. La seule chose qui reste aujourd’hui à Emmanuel Macron, c’est l’espoir de sauver son image et son bilan, de maintenir un lien avec les Français.
Mais tous les commentateurs soulignent l’échec de cet exercice – difficilement compréhensible en termes de stratégie…
B. M. : Lors du « grand débat national », contre toute attente, Macron a réussi, par la seule force de son verbe, à calmer la crise et à stabiliser son mandat. Il faut lui reconnaître ce talent. Depuis, il tente de rééditer l’exercice mais échoue. Je crois qu’il est persuadé qu’il peut convaincre parce qu’au fond, il est certain d’avoir raison, qu’il pense avoir bien fait, qu’il connaît sa force de conviction.
La différence, c’est qu’à l’époque du grand débat, Emmanuel Macron pouvait se projeter dans l’avenir, faire des promesses, il n’était pas aussi impuissant. Désormais, convaincre devient très compliqué, voire impossible.
La conclusion de son intervention était particulièrement inattendue. À la question : « Serez-vous candidat à l’élection présidentielle de 2032 ? » Emmanuel Macron répond : « Quand j’aurai fini, je réfléchirai à la suite. À ce moment-là, je pourrai vous répondre. Mais aujourd’hui, je n’ai pas réfléchi. »
B. M. : Effectivement, dans une séquence assez surprenante, il n’a pas fermé la porte à un troisième mandat. Il n’a pas le droit de faire plus de deux mandats successifs, et devra donc s’effacer en 2027, mais 2032 est bien une possibilité.
Propos recueillis par David Bornstein.

Benjamin Morel est membre du Laboratoire de la République, de la Fondation Res Publica, de l'Institut Rousseau, l'Observatoire de l'Ethique Publique.
13.05.2025 à 16:07
Audition de Bayrou sur Bétharram : quelle peine en cas de mensonge devant les députés ?
Texte intégral (2220 mots)
François Bayrou a déposé le 14 mai devant la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale concernant l’affaire Bétharram. Les premiers éléments rassemblés par cette commission mettent en cause la version du premier ministre. Que risque François Bayrou dans cet exercice réalisé sous serment, durant lequel le mensonge est proscrit ?
Les travaux de la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale sur l’affaire Bétharram vont bon train : depuis le 21 février 2025, elle enquête sur les faits de violences et d’agressions sexuelles sur mineurs commises pendant plusieurs décennies dans l’établissement catholique privé des Pyrénées-Atlantiques. Son but est de faire la lumière sur « les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires ».
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Elle a déjà auditionné plus d’une quarantaine de personnes, dont d’anciens enseignants, des gendarmes et des juges d’instruction ; elle a également organisé diverses tables rondes pour rencontrer et écouter des victimes et des parents d’élèves. François Bayrou a été convoqué le 14 mai. Alors que le premier ministre plaide l’ignorance, plusieurs témoignages viennent contredire ses dénégations. Que risque-t-il en cas de mensonge devant une commission d’enquête ?
Les députés s’emparent de l’affaire Bétharram
Le premier ministre a été entendu en tant qu’ancien ministre de l’éducation nationale (1993-1997) et ancien président du conseil général des Pyrénées-Atlantiques (1992-2001), alors qu’il est soupçonné d’avoir eu connaissance des faits de violences et qu’il est critiqué pour son inaction à l’époque. De son côté, François Bayrou conteste et dément ces accusations. Il avait notamment souligné, le 18 février, lors d’une séance de questions au gouvernement se déroulant à l’Assemblée nationale n’être « jamais » intervenu « ni de près ni de loin » dans ce dossier. Sans plus de précisions, il ajoute : « Si je ne savais rien de cette affaire […] d’autres savaient. »
Or, la commission a recueilli, le 10 avril, plusieurs témoignages qui, selon sa présidente et l’un de ses rapporteurs, présentent « des propos contradictoires aux déclarations » du premier ministre devant l’Assemblée, remettant ainsi « en cause la version de François Bayrou de sa connaissance des faits […] à l’époque » et interrogeant « sur son inaction ».
La question posé est donc : le premier ministre a-t-il menti devant la représentation nationale ?
Mentir devant une commission d’enquête : que risque Bayrou ?
Alors que ses membres sont bien décidés à identifier une possible défaillance de l’État, la commission permanente a décidé de s’attribuer les prérogatives d’une commission d’enquête pendant six mois sur le fondement de l’article 5 ter de l’ordonnance du 17 novembre 1958.
Une commission permanente remplit une double mission : elle participe à l’élaboration des lois relevant de son domaine de compétence et contrôle l’action du gouvernement. En temps normal, si elle est amenée à auditionner diverses personnalités (membres du gouvernement, fonctionnaires, journalistes, associations, etc.), elle ne peut contraindre quiconque à venir témoigner devant elle.
Il est rare que les personnes invitées refusent d’être auditionnées. Mais elles peuvent en revanche s’opposer à répondre aux questions, voire s’autoriser à cacher une partie de la vérité sans craindre une quelconque sanction. L’activation de l’article 5 ter change la donne : il permet à une commission permanente de disposer, pendant six mois, des puissants pouvoirs d’investigation des commissions d’enquête dont elle ne bénéficie pas dans le cadre habituel de ses activités.
À l’occasion de son enquête sur l’affaire Bétharram, la commission permanente des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée se voit appliquer, à l’instar d’une commission d’enquête, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958. Il prévoit notamment que « toute personne dont une commission d’enquête a jugé l’audition utile est tenue de déférer à la convocation qui lui est délivrée ». Au cours de son audition, « elle est entendue sous serment » et, surtout, « elle est […] tenue de déposer ». Autrement dit, non seulement les personnes auditionnées par ces commissions sont contraintes de venir témoigner, mais elles sont également dans l’obligation de répondre aux questions dans la plus grande sincérité, et ce, sous peine de sanction. L’article 6 précise enfin que
« la personne qui ne comparaît pas ou refuse de déposer ou de prêter serment devant une commission d’enquête est passible de deux ans d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende ».
L’article va plus loin en disposant que, « en cas de faux témoignage ou de subornation de témoin, les dispositions des articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal sont respectivement applicables ». En fonction des circonstances, le faux témoignage peut être puni d’une peine d’emprisonnement allant de trois à sept ans et d’une amende variant entre 45 000 et 100 000 euros.
Le premier ministre ne peut donc se dérober ni à sa convocation ni à la vérité.
Des poursuites judiciaires pour faux témoignage assez rares
Avant d’être interrogé par une commission d’enquête, le témoin jure en levant la main droite de dire « la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ». Ce serment permet de sanctionner tout faux témoignage devant les parlementaires, au même titre qu’un parjure devant une juridiction ou un officier de police judiciaire.
Toutefois, sur le fondement de la séparation des pouvoirs, la commission ne peut directement sanctionner le témoin menteur, seule la justice en a le pouvoir. Pour cela, la commission parlementaire doit saisir le ministère public des allégations de mensonge pour qu’il engage des poursuites sur le fondement des articles du Code pénal mentionnés à l’article 6 de l’ordonnance de 1958.
Néanmoins, si les signalements de mensonges devant les commissions d’enquête sont fréquents, les poursuites judiciaires pour faux témoignage sont assez rares.
Une information judiciaire a, récemment, été ouverte contre Aurore Bergé pour « faux témoignage ». Ces poursuites interviennent suite à un signalement du Bureau de l’Assemblée nationale, après des déclarations présumées mensongères devant la commission d’enquête sur le modèle économique des crèches.
À ce jour, on ne décompte qu’une seule condamnation pour faux témoignage : celle du pneumologue Michel Aubier, prononcée en 2018, pour avoir menti concernant ses liens avec le groupe Total devant la commission d’enquête sénatoriale sur les coûts financiers de la pollution de l’air de 2015.
La question du mensonge en politique
Le mensonge, en particulier en politique, est une affaire de nuances. Il est généralement admis lorsqu’il vise à omettre une partie de la vérité dans l’objectif de préserver l’intérêt général, pour des questions de sécurité par exemple. Mais il devient juridiquement condamnable lorsqu’il ne vise qu’à défendre un intérêt personnel, notamment pour échapper à la loi.
L’un des exemples les plus connus de ces dernières années est le mensonge de l’ancien ministre du budget, Jérôme Cahuzac, sur son compte en Suisse. Ici, le mensonge cache une violation de la loi : il a d’ailleurs été condamné pour fraude fiscale.
Mentir en politique ne constitue pas en soi une infraction pénale, sauf dans ces cas spécialement déterminés par la loi française.
Le Pays de Galles, qui travaille actuellement sur une proposition de loi visant à sanctionner les politiciens pour mensonge, pourrait faire figure d’exception. Cette initiative d’une commission permanente du Parlement gallois est particulièrement intéressante dans la mesure où elle pousse les parlementaires à interroger la légitimité de la pénalisation du mensonge. L’objectif est de restaurer la confiance des citoyens dans le personnel politique.
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L’esprit de la proposition de loi, encore à préciser, est le suivant : les candidats aux élections législatives et les parlementaires élus qui se rendraient coupables de déclarations trompeuses dans le but d’influencer délibérément le vote ou de contribuer à la désinformation se verraient leur candidature retirée ou leur mandat suspendu. Ils pourraient même, dans les cas les plus extrêmes, être destitués de leurs fonctions.
Cette première tentative de pénalisation du mensonge en politique pourrait-elle s’étendre à notre pays ? La question mérite d’être étudiée tant elle implique d’autres principes fondamentaux tels que la liberté d’expression ou encore la liberté des parlementaires dans l’exercice de leur mandat.
Sous serment, François Bayrou maintient son ignorance des faits
En attendant, mentir devant une commission d’enquête et une commission permanente agissant dans le cadre de l’article 5 ter n’en reste pas moins un délit puni par la loi.
Mercredi 14 mai, François Bayrou se devait de répondre aux questions avec la plus grande sincérité que lui impose la prestation de serment. Sa position n’était pas sans être délicate tant il devait donner l’impression ni de contredire sa première version, ni de mentir.
Le Premier ministre a maintenu son ignorance des faits, n’ayant pas reçu « d'autres informations que celles qui étaient dans la presse ».
Les réactions ont été partagées, y compris entre les rapporteurs de la commission : si Paul Vannier (LFI) maintient que le Premier ministre « a menti à l’Assemblée nationale », Violette Spillebout (Renaissance) estime qu’ « il a dit la vérité ».
La commission doit rendre son rapport fin juin, ce qui laisse le temps aux rapporteurs de poursuivre et d'approfondir leurs investigations, d’analyser les propos tenus par le Premier ministre, et de décider, ou non, de saisir la justice pour faux témoignage.

Camille Righetti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
12.05.2025 à 15:52
Nouvelle-Calédonie : l’impasse et l’inquiétude, un an après les émeutes
Texte intégral (1863 mots)
Dans les semaines qui ont suivi le 13 mai 2024, la Nouvelle-Calédonie a connu une flambée de violence conduisant à la mort de 14 personnes (12 civils et deux gendarmes), à la destruction de 500 entreprises et à une chute de 10 à 15 % du PIB. Ces émeutes ont suivi les manifestations des indépendantistes contestant la réforme visant à élargir le corps électoral, voulue par Emmanuel Macron. Un an après, l’économie est en berne et le processus de dialogue politique est à l’arrêt, malgré les récentes tentatives du ministre des outre-mer Manuel Valls. Une nouvelle flambée de violences est-elle à craindre ?
Un an après les violentes exactions qui ont durement touché la Nouvelle-Calédonie, le constat ne souffre d’aucune contestation : une économie en berne, des centaines d’entreprises pillées ou brûlées, entre 10 000 et 15 000 personnes au chômage (pour une population totale estimée à 279 000), un endettement public record, une inflation galopante, etc.. Alors que la date anniversaire du 13 mai fait craindre une nouvelle flambée de violences, les Calédoniens fondaient beaucoup d’espoir dans les négociations qui ont finalement échoué la semaine dernière entre l’État, les indépendantistes et les non-indépendantistes.
Cet espoir qui reposait sur des signaux encourageants : le ministre des outre-mer Manuel Valls est venu dans l’archipel trois fois depuis le mois de février et avait réussi le « tour de force » de remettre les responsables politiques calédoniens autour de la table des discussions après quatre ans de rupture. Face à une classe politique en partie recomposée, mais plus que jamais divisée, Manuel Valls a d’abord été le catalyseur de cette reprise des discussions qui ont prospéré entre février et avril. Puis en amont de sa dernière visite (30 avril-8 mai 2025), l’ancien premier ministre a esquissé une forme d’ultimatum afin de mettre les responsables politiques calédoniens face à leur responsabilité en prévenant, ce sera « un accord ou le chaos ».
Finalement, après trois jours de « conclave » et d’échanges à huis clos, « aucun projet n’a pu recueillir de consensus », Manuel Valls échouant à s’inscrire dans la continuité de Michel Rocard et de l’accord de Matignon en 1988. Dans un archipel où les responsables politiques locaux jouent la prolongation, cette impasse alimente une défiance populaire croissante face à des élus incapables de sortir la Nouvelle-Calédonie de l’ornière.
Depuis les émeutes du 13 mai 2024, cette impasse se décline autour de trois paradoxes majeurs.
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Premier paradoxe : quête d’indépendance et dépendance accrue
En effet, depuis trente ans, grâce aux transferts financiers de l’État et portée par ses ressources minières importantes et son industrie métallurgique, la Nouvelle-Calédonie avait acquis un niveau de développement nettement supérieur à ses voisins de l’Océanie insulaire, malgré la persistance d’importantes inégalités sociales et ethniques. Ce sont d’ailleurs ces inégalités et le climat de violence chronique qui ont constitué le creuset favorable des émeutes du 13 mai 2024.
Sans revenir davantage sur les déterminants et les causes de ces exactions (le terme pour désigner ces « évènements » est d’ailleurs sujet à débat), les conséquences directes et indirectes de ces émeutes ont réduit en cendres trente années de rééquilibrage économique et de relative paix sociale, malgré la préexistence de difficultés socioéconomiques (crise du secteur du nickel, affaiblissement des comptes sociaux, endettement lié aux conséquences du Covid, etc.). Les émeutes ont porté l’estocade à une situation déjà dégradée. Outre les indicateurs évoqués précédemment, les récentes statistiques économiques de l’archipel nous ont confirmé cet état de fait avec un recul inédit du PIB en 2024, entre 10 % et 15 %.
Inéluctablement, pour tenter de répondre à l’effondrement économique, la survie de l’archipel relève essentiellement du recours à l’aide de l’État malgré une incertitude politique et financière à l’échelle nationale. Selon Manuel Valls, « plus de trois milliards d’euros ont été engagés pour la Nouvelle-Calédonie en 2024 ». Malgré cette aide, la Nouvelle-Calédonie a été contrainte de contracter plusieurs prêts, contribuant à un endettement record de 500 %, suscitant localement de vifs débats.
En effet, après vingt-cinq ans de prise d’autonomie (la plus importante de l’outre-mer), ces émeutes ont conduit l’archipel dans une ultradépendance notamment financière vis-à-vis de l’État, déséquilibrant sans doute la conduite des dernières négociations politiques. À la suite de leur échec, M. Valls a d’ailleurs rappelé aux partenaires des « engagements structurants » notamment en matière de consolidation des finances publiques :
« Il ne peut pas y avoir ce soutien de l’État sans qu’il y ait des réformes, il est temps qu’elles soient mises en œuvre. »
Second paradoxe : des indépendantistes en perte d’influence
Comme une corrélation des émeutes, l’année 2024 a également été le symbole d’une profonde recomposition du paysage politique. Si les indépendantistes ont connu le climax de leur représentation institutionnelle en 2024 et s’ils ont été majoritaires lors de l’élection législative de juin 2024, ils ont revanche perdu successivement la présidence du Congrès puis du gouvernement néo-calédonien – les institutions législatives et exécutives du Territoire. En sus, le camp indépendantiste apparaît désormais divisé avec la scission des deux principales branches : l’Union calédonienne (UC) et l’Union nationale pour l’indépendance (UNI), dans une guerre fratricide pour le pouvoir au sein du FLNKS.
Même si l’accession à la souveraineté demeure l’objectif commun, d’importantes divergences en termes de stratégie se font jour entre ces deux blocs, et notamment sur la condamnation des émeutes, qui ne fait toujours pas l’unanimité. Si l’UNI presse pour négocier (notamment pour une indépendance-association), l’UC (et l’ensemble des autres composantes du FLNKS) joue la montre et semble particulièrement critique vis-à-vis de l’État. De manière comparable, la situation du camp non indépendantiste montre une fragmentation semblable avec une scission durable, notamment vis-à-vis des partis centristes ou modérés (Calédonie ensemble et l’Éveil océanien).
D’ailleurs, le communiqué de presse des partis politiques Les Loyalistes et le Rassemblement-LR, au lendemain de l’échec des négociations, dit très explicitement qu’ils sont la seule délégation à avoir refusé la proposition institutionnelle de M. Valls, qu’ils jugent comme une forme « d’indépendance-association » laissant sous-entendre que Calédonie ensemble et l’Éveil océanien y seraient eux favorables.
Face à cette double division, la perspective d’une vague migratoire sortante – difficilement quantifiable pour l’heure – pourrait finalement rebattre les cartes d’un rapport de force démographique qui pourrait a priori favoriser le camp indépendantiste revendiquant le maintien d’un droit inaliénable (et mobilisable à tout moment) à l’autodétermination.
Troisième paradoxe : reprise du dialogue et persistance d’une impasse
La reprise des discussions trilatérales (État, non-indépendantistes et indépendantistes) à partir du mois de février a été considérée légitimement comme un motif d’espoir après quatre ans de rupture des fils du dialogue. En donnant du temps au temps, en multipliant les allers-retours entre Paris et Nouméa sur une courte période (bien plus qu’à tous les autres territoires d’outre-mer), en acceptant des bilatérales puis des plénières à huis clos, Manuel Valls a tenté de réconcilier ce qui semblait irréconciliable.
Il n’aura finalement pas réussi à aboutir à un accord politique, suscitant l’ire et l’opposition d’une partie des non-indépendantistes l’accusant de vouloir imposer l’indépendance-association. Ce fidèle disciple de Michel Rocard pensait pourtant parvenir à mettre ses pas dans ceux de son mentor lorsqu’il avait arraché un accord de paix historique entre Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur, en les enfermant à l’hôtel de Matignon, en 1988.
Face aux urgences sociales (chômage), économiques (financement public, secteur du nickel) et sanitaires (creusement des déserts médicaux, exode du corps médical), et face à la persistance d’escarmouches ponctuelles d’émeutiers isolés, le statu quo pourrait plonger l’archipel dans une incertitude délétère, Manuel Valls déclarant d’ailleurs : « Je crois sincèrement que le vide laissé par l’absence d’un compromis est lourd de menaces. »
Cet échec avalise l’organisation des prochaines élections provinciales avant la fin du mois de novembre 2025, après un an et demi de report, avec l’épineuse question du corps électoral toujours en suspens. Dans un archipel androcrate et gérontocrate, le renouvellement de la classe politique pourrait rebattre les cartes de cette impasse, même s’il ne résoudra probablement pas tous les maux de la société calédonienne.
Depuis trente ans, cet échec répété des responsables politiques à imaginer la suite au pari sur l’intelligence, alimente la défiance de la société calédonienne qui pourrait se laisser tenter par des alternatives citoyennes, à l’image de l’étude sur un projet de préfiguration d’une instance de démocratie participative au sein du Congrès.

Pierre-Christophe Pantz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.