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24.07.2025 à 16:48
La misogynie, leitmotiv des manifestes extrémistes
Texte intégral (1895 mots)
Fin juin, un adolescent a été arrêté en France, soupçonné d’avoir projeté d’attaquer des femmes au couteau. Au Canada, où l’on observe une augmentation des actes violents motivés par la haine de genre, une chercheuse de l’Université de Waterloo – où, il y a deux ans, un homme a poignardé des participants à un cours d’études sur le genre – a analysé plus de 100 manifestes extrémistes au Canada et aux États-Unis notamment. Conclusion : la misogynie est une référence récurrente des assaillants isolés. Décryptage.
Il y a deux ans, un ancien étudiant de 24 ans est entré dans une salle où se tenait un cours d’études sur le genre à l’Université de Waterloo (province d’Ontorio, au Canada), et a poignardé une professeure ainsi que deux étudiants.
L’attaque a profondément secoué le campus et provoqué une vague d’indignation à travers le Canada. Si beaucoup l’ont perçue comme un acte de violence aussi choquant qu’isolé, une lecture attentive du manifeste de 223 mots rédigé par l’assaillant laisse entrevoir une rhétorique que l’on retrouve dans nombre d’autres passages à l’acte de ce type.
Ce qui en ressort, de manière glaçante, est la manière dont une misogynie profondément ancrée, dissimulée sous le masque du ressentiment et de l’indignation morale, peut mener à une violence idéologique. Bien que court, le manifeste est saturé de rhétorique antiféministe et conspirationniste.
En tant que chercheuse travaillant sur l’extrémisme numérique et la violence fondée sur le genre, j’ai analysé plus de 100 manifestes rédigés par des personnes ayant commis des fusillades de masse, des attaques au couteau, des attaques à la voiture-bélier et d’autres actes d’extrémisme violent motivés par l’idéologie, la politique ou la religion au Canada, aux États-Unis et ailleurs.
Ces assaillants n’appartiennent peut-être pas à des organisations terroristes formelles, mais leurs écrits révèlent des schémas idéologiques récurrents. L’un d’eux ressort nettement : la misogynie.
La misogynie comme « drogue d’initiation »
L’attaque de Waterloo n’est pas un cas isolé. Elle est le reflet d’une augmentation des actes violents motivés principalement par la haine de genre. Des rapports de l’Institute for Strategic Dialogue (un think tank) et de Sécurité publique Canada (le ministère chargé de la sécurité du Canada) montrent que l’extrémisme misogyne est en hausse au Canada. Il est souvent mâtiné de nationalisme blanc, de haine anti-LGBTQIA+ et d’hostilité envers l’État.
Selon la sociologue Yasmin Wong, la misogynie agit désormais comme une « drogue d’initiation » [une expression désignant l’usage de certaines drogues comme porte d’entrée vers des drogues plus dures, ndlr] vers des idéologies extrémistes plus larges. C’est particulièrement vrai en ligne, où la haine et les ressentiments sont cultivés de manière algorithmique.
Dans mon analyse des manifestes recueillis entre 1966 et 2025, la violence fondée sur l’identité de genre apparait dans près de 40 % des textes, soit comme la motivation principale, soit comme une motivation secondaire importante. On retrouve dans ces écrits des expressions directes de haine envers les femmes, les personnes transgenres et queer, ainsi que des références aux mouvements féministes ou LGBTQIA+.
L’extrémisme « à la carte »
L’assaillant de Waterloo ne s’est pas explicitement identifié comme « incel » (contraction en anglais de « involuntary celibate » – célibataire involontaire – désignant une sous-culture en ligne caractérisée par une haine des féministes, accusées d’entraver leur accès sexuel aux femmes), mais les termes utilisés dans son manifeste font étroitement écho à ceux que l’on trouve dans le discours incel et plus largement dans la « manosphère ».
Le féminisme y est présenté comme dangereux, les études de genre comme un endoctrinement idéologique, et les universités comme des champs de bataille dans une prétendue guerre culturelle.
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L’assaillant de Waterloo a détruit un drapeau LGBTQIA+ durant l’attaque, a qualifié la professeure ciblée de « marxiste » et a déclaré à la police qu’il espérait que son geste servirait de « signal d’alarme ».
Il a également fait l’éloge de dirigeants comme le premier ministre hongrois Viktor Orban et l’homme politique canadien d’extrême droite Maxime Bernier en les qualifiant de « based Chads » – un terme d’argot utilisé dans les milieux extrémistes en ligne pour qualifier les hommes dominants et affirmés.
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Au-delà de la rhétorique antiféministe, les écrits de l’assaillant reprennent des narratifs d’extrême droite classiques : peur du « marxisme culturel », mépris pour les élites libérales, et conviction que la violence est nécessaire pour réveiller le public. Il a mentionné des attaques de masse antérieures, dont le massacre d’Utoya et d’Oslo en Norvège en 2011 et l’attaque contre deux mosquées à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, en 2019. Ces deux événements sont fréquemment célébrés dans les espaces d’extrême droite.
Ces références l’inscrivent dans une sous-culture numérique transnationale où la misogynie, la suprématie blanche et la violence idéologique sont valorisées.
Cela reflète un « extrémisme à la carte » : une vision du monde où l’on mélange misogynie, nationalisme blanc, haine du gouvernement et pensée conspirationniste pour justifier la violence.
Déshumanisation des féministes, des universitaires et des personnes LGBTQ+
Les auteurs de manifestes sont souvent considérés comme des « fous » – des personnes dérangées ou socialement instables.
Mais ces manifestes sont des documents précieux pour comprendre comment ces individus justifient la violence et d’où viennent leurs idées. Ils révèlent aussi le rôle des communautés numériques dans la formation de ces croyances.
Les chercheurs peuvent les utiliser pour cartographier des écosystèmes idéologiques. Ces analyses peuvent servir à élaborer des stratégies de prévention.
Le manifeste de Waterloo ne fait pas exception. Il puise dans une trame idéologique bien connue – celle qui déshumanise les féministes, les universitaires et les personnes LGBTQIA+, tout en présentant la violence comme à la fois juste et nécessaire.
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Ce ne sont pas des idées isolées ; ce sont les symptômes d’un écosystème numérique plus vaste, fondé sur la haine en ligne et le conditionnement idéologique.
Attaques délibérées et motivées par l’idéologie
Bien qu’une évaluation psychologique de l’agresseur ait soulevé des questions sur une possible rupture psychotique, aucun diagnostic clinique de psychose n’a été posé. Ses actions – planifier l’attaque, rédiger et publier un manifeste, choisir une cible précise – étaient délibérées et motivées par une idéologie.
Pourtant, l’accusation de terrorisme portée contre lui par les procureurs fédéraux a finalement été abandonnée. Le juge a estimé que ses convictions étaient « trop éparpillées et disparates » pour constituer une idéologie cohérente.
Mais son manifeste reprenait le langage et les cadres idéologiques reconnaissables dans les communautés incel, antiféministes et d’extrême droite. L’idée selon laquelle cela ne constituerait pas une « idéologie » illustre à quel point les cadres juridiques et politiques peuvent être dépassés.
Faire face à un danger persistant
La misogynie ne constitue pas seulement un point de vue, un problème culturel ou émotionnel. Elle fonctionne de plus en plus comme une porte d’entrée idéologique, reliant des frustrations personnelles à des appels plus larges à la violence.
À une époque de hausse des attentats commis par des individus isolés, elle constitue un puissant et redoutable moteur de l’extrémisme.
Si nous continuons à traiter la haine sexiste comme un phénomène périphérique ou personnel, nous continuerons à mal comprendre la nature de la radicalisation violente au Canada. Il faut nommer cette menace et la prendre au sérieux, car c’est la seule façon de nous préparer à ce qui nous attend.

Karmvir K. Padda ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
23.07.2025 à 16:59
Ressources en tension : comment l’industrie rurale tente de s’adapter
Texte intégral (1572 mots)
La ruralité possède aussi des sites industriels. Souvent isolés, ils peuvent être particulièrement fragiles en cas de conflit pour les ressources locales, qu’il s’agisse d’eau, de foncier ou d’énergie… Des stratégies s’inventent pour les préserver malgré l’adversité.
Les territoires ruraux restent des bastions industriels. Souvent oubliés par les politiques de réindustrialisation, ils sont pourtant aux avant-postes pour relever un défi crucial : maintenir une activité productive dans un monde où les ressources se raréfient. Eau, foncier, énergie, main-d’œuvre deviennent des facteurs critiques. Une enquête de terrain lève le voile sur les fragilités et les stratégies d’adaptation des industriels ruraux.
Une présence historique
Les campagnes françaises sont bien plus industrielles qu’on ne l’imagine. En 2021, selon Eurostat, 33,4 % des emplois des territoires à dominante rurale en France sont industriels, contre une moyenne de 23,3 % en Europe. Et 36 % du total des emplois industriels se situent dans un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) rural en 2022, pour 25 % des emplois (carte 1).
Cette configuration s’explique historiquement. Des vallées textiles des Vosges aux scieries du Morvan, en passant par les forges du Cantal, les implantations ont longtemps été déterminées par l’accès aux ressources à la fois abondantes et bon marché. Mais cet équilibre vacille.
Avec le changement climatique, les tensions géopolitiques et les normes environnementales, les « ressources naturelles » sur lesquelles les industries rurales pouvaient s’appuyer deviennent des « facteurs limitants ».
Trois territoires observés aux configurations contrastées
Notre enquête, menée dans le cadre de la Caravane des ruralités, a porté sur trois intercommunalités rurales et industrielles : Porte de Drôm’Ardèche, dans la vallée du Rhône ; Ballons des Hautes-Vosges ; Bocage Bressuirais, dans les Deux-Sèvres.
Ces trois territoires illustrent l’hétérogénéité des trajectoires des campagnes industrielles. Porte de Drôm’Ardèche est un territoire en croissance forte (+6 % d’emplois industriels entre 2016 et 2019). Il cumule attractivité résidentielle, touristique et activités productives (agriculture, logistique, industrie). D’où des tensions pour l’usage du foncier ou des ressources en eau.
À l’inverse, la communauté de communes Ballons des Hautes-Vosges a perdu près de 60 % de ses emplois industriels et exportateurs entre 2006 et 2021. Ce territoire connaît un déclin démographique. Isolement géographique, vieillissement de la population et spécialisation industrielle (textile, métallurgie, automobile) pénalisent le territoire.
Enfin, la trajectoire du Bocage Bressuirais combine tradition industrielle (meuble, métallurgie, agro-alimentaire) et nouvelles dynamiques (robotique, services à l’industrie). Ces éléments lui confèrent une certaine résilience face aux chocs économiques.
Moins de ressources pour l’industrie rurale
L’enjeu de l’adaptation aux dérèglements climatiques préoccupe tous les acteurs industriels interrogés. Un fabricant de textile des Vosges interrogé dans le cadre du programme de recherche « Les Caravanes de la ruralité », nous a expliqué : « il y a trois ans, je n’aurai pas imaginé que le prix de l’électricité nous obligerait à arrêter certaines chaînes de production pendant des semaines entières, ni qu’il pourrait y avoir des arrêtés sécheresse ici. »
Un élu local de Porte Drôm’Ardèche complète : « nous refusons désormais de nouvelles implantations d’entreprises jugées trop consommatrices de ressources en eau dans le schéma de cohérence territoriale (Scot), car les voyants sont au rouge. » Même si des différences sont repérables d’un territoire à l’autre, et selon la taille et les secteurs d’activités des entreprises, partout s’expriment des craintes en particulier vis-à-vis des tensions sur l’énergie, l’eau et le foncier.
Les industries rurales sont plus dépendantes aux ressources que les autres. Dans les EPCI ruraux, la consommation d’énergie représente, en moyenne, 31 % de la consommation locale (carte 2). L’industrie rurale prélève en moyenne, à l’échelle des EPCI, plus de 1 100 m3 par emploi industriel, à comparer à un taux de 721 dans les EPCI urbains.
À lire aussi : La réindustrialisation ne peut pas profiter à tous les territoires
Des secteurs industriels surreprésentés
Ceci s’explique par les secteurs surreprésentés dans le rural, intenses en consommation de ressources : industries extractives, agro-alimentaires, papeteries, cimenteries, textile… De plus, ces activités rentrent souvent en concurrence avec d’autres secteurs, comme l’agriculture ou le tourisme, eux-mêmes dépendants des ressources.
Plus dépendantes donc, les industries rurales sont aussi plus vulnérables, parce que les acteurs industriels ruraux s’inscrivent dans des bassins d’emplois moins denses, ce qui les rend plus interdépendants. C’est toute la chaîne de production qui vacille quand un des maillons est mis en difficulté. « Un de nos prestataires a mis la clé sous la porte à cause de l’explosion des prix de l’énergie, cela a mis tous les acteurs de la filière présents dans la vallée en grande difficulté », explique un fabricant de textile des Hautes-Vosges.
« Lorsque les prix de l’essence augmentent, ça pèse aussi sur nos capacités de recrutement car les travailleurs ne peuvent plus se permettre de faire quarante kilomètres pour venir travailler chez nous. Or les tensions sur la main-d’œuvre c’est concret, ça nous oblige à arrêter des chaînes parfois. », souligne un fabricant de meubles de Bressuire.
Stratégies d’adaptation
Trois grandes stratégies d’adaptation peuvent alors être mises en œuvre – souvent simultanément – par les industriels et les acteurs publics locaux apparaissent.
La première consiste à organiser des renoncements. Certaines entreprises choisissent de geler leur activité, de reporter des investissements, d’activer le chômage partiel, voire de fermer des lignes de production. Certains territoires renoncent à accueillir de nouvelles implantations industrielles, faute de capacité à négocier sur les ressources disponibles. Ces « retraits discrets » interrogent sur les impacts socio-spatiaux d’une telle adaptation.
Innover vers des industries sèches
La deuxième cherche à innover dans les processus de production, avec le développement d’industries dites « sèches », la mise en place de boucles locales énergétiques ou encore de dispositifs de captation du carbone. Prometteuses, ces stratégies supposent des investissements importants, au risque d’accentuer les inégalités entre entreprises ou territoires selon leur capacité à innover.
La dernière repose sur l’activation des ressources disponibles, via la valorisation de la biomasse, la relance de micro-centrales hydrauliques, la récupération des eaux usées ou l’utilisation de bâtiments sous-occupés. Cela suppose une ingénierie locale forte, capable d’animer des réseaux, d’agréger les besoins, de capter des financements. Ces démarches, souvent ingénieuses, se heurtent néanmoins à un cadre réglementaire parfois inadapté ou trop rigide.
Une industrie vulnérable et stratégique
Dans un monde de plus en plus contraint, l’industrie rurale est à la fois vulnérable et stratégique. Elle est vulnérable, car fortement exposée aux tensions sur les ressources et aux limites structurelles (isolement, vieillissement, fragilité des PME). Mais elle est aussi stratégique, car elle incarne une possibilité de ré-ancrage productif, de sobriété localisée, et de transition juste.
Ces résultats montrent que la résilience industrielle des territoires dépend étroitement de la capacité à articuler ressources disponibles, gouvernance locale et accompagnement public. Or, cette articulation est loin d’être homogène dans l’espace et les dispositifs nationaux sont parfois mal adaptés aux spécificités rurales. Cela suppose de soutenir les coopérations locales (logistique, énergie, formation, circulaire), de réduire la fracture d’ingénierie entre territoires, de miser sur les complémentarités villes-campagnes.
Les débats sur la réindustrialisation ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur la matérialité des activités, leurs ancrages territoriaux et les impacts des dérèglements climatiques à venir.

Magali Talandier et Manon Loisel ont reçu des financements de l'Institut Universitaire de France et du GIP EPAU (Groupement d’intérêt public à vocation interministérielle, l’Europe des projets architecturaux et urbains)
Manon Loisel a reçu des financements du GIP EPAU (Groupement d’intérêt public à vocation interministérielle, l’Europe des projets architecturaux et urbains)
23.07.2025 à 16:59
À l’âge des crises, ce que nous dit encore Engels
Texte intégral (3516 mots)
Face aux crises, le capitalisme ne fait pas que trébucher : il échoue à les penser. C’est ce que Friedrich Engels montre, en 1878, dans la Révolution de la science par Monsieur Eugen Dühring, ou Anti-Dühring, publié dix ans après le premier volume du Capital de Karl Marx, en dénonçant l’incapacité structurelle du capitalisme à comprendre ses propres contradictions. Une critique plus que jamais d’actualité.
Crise écologique sans précédent, endettement généralisé, précarisation de masse, perte de sens au travail, montée des autoritarismes, à mesure que les crises éclatent au grand jour, les contradictions du capitalisme apparaissent indéniables.
Une question centrale dans la tradition marxienne reste rarement posée : un système fondé sur l’appropriation exclusive des moyens de production, sur l’exploitation du travail salarié et sur l’accumulation du profit peut-il reconnaître, ou même affronter, les contradictions qu’il engendre ? Si tel n’est pas le cas, comment comprendre alors la persistance, voire l’aggravation, de ses déséquilibres ?
Essai Anti-Dühring

Ce n’est pas Karl Marx, mais son plus proche collaborateur, Friedrich Engels, qui affronte cette problématique dans la Révolution de la science par Monsieur Eugen Dühring (Anti-Dühring). Celui-ci est publié d’abord par fragments en 1877, puis sous forme de livre en 1878. Engels y répond à Eugen Dühring, auteur en vogue dans la social-démocratie allemande, qui prétendait fonder un système intégral, de la science à la morale, jusqu’au socialisme, sur des principes universels.
Ce n’est pas l’ambition du projet que critique Engels, mais sa méthode : une pensée abstraite, déconnectée du réel, incapable de saisir les contradictions internes du capitalisme.
Car ce système ne connaît pas de crises qui lui viendraient de l’extérieur ; il produit lui-même ses déséquilibres, du fait même de son fonctionnement. À cette logique aveugle, Engels oppose une approche dialectique, ancrée dans l’histoire, les rapports sociaux et les conflits de classe.
Anti-Dühring n’est pas un simple pamphlet. Derrière la réfutation polémique, Engels y développe une synthèse théorique ambitieuse – de la philosophie à l’économie politique – qui jette les bases d’une conception matérialiste et scientifique du socialisme. Ce cadre d’analyse sera systématisé dans une version abrégée, publiée en 1880 sous le titre désormais classique, Socialisme utopique et socialisme scientifique, rapidement devenu un texte de référence pour les mouvements ouvriers européens.
Loin d’un système clos, Engels propose une lecture dynamique de l’histoire, où les crises révèlent les contradictions d’un ordre économique fondamentalement instable. Dans un monde confronté à une crise multiple de grande ampleur, relire Engels ne relève pas d’un simple exercice académique ; c’est une manière de retrouver une pensée systémique, capable d’articuler les discordances du présent à leur logique historique, et d’interroger la capacité réelle du capitalisme à en sortir.
Crise économique
Pour Engels, l’une des impasses majeures du capitalisme est d’ordre économique. Contrairement à l’idée que les crises seraient de simples accidents passagers, Anti-Dühring montre que le système porte en lui sa propre instabilité. Ce n’est pas la pénurie, mais l’abondance elle-même qui provoque les blocages. Le capitalisme produit trop, du moins, trop pour être vendu avec profit.

Ce paradoxe – une surproduction dans un monde de besoins insatisfaits – résulte d’une contradiction structurelle. La production, non planifiée, guidée par la concurrence et la recherche du profit, devient aveugle à la demande sociale. Les marchandises s’accumulent sans trouver preneur, déclenchant périodiquement des crises.
« Le commerce s’arrête, les marchés sont encombrés, les produits sont là aussi en quantités aussi massives qu’ils sont invendables, l’argent comptant devient invisible, le crédit disparaît, les fabriques s’arrêtent, les masses travailleuses manquent de moyens de subsistance pour avoir produit trop de moyens de subsistance, les faillites succèdent aux faillites, les ventes forcées aux ventes forcées. »
Engels ne formule pas la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, que Marx élaborera plus tard dans le livre III du Capital. Il en pressent la logique sous-jacente : l’accumulation capitaliste tend à rendre de plus en plus difficile la valorisation du capital. À mesure que la productivité augmente, les débouchés ne suivent pas, et le profit, moteur du système, devient lui-même un facteur de déséquilibre. Le mode de production entre alors en conflit avec l’échange.
La société ne règle pas sa production selon ses besoins, résume Engels. Tant que le profit reste la boussole, les déséquilibres ne sont pas des anomalies, mais des secousses régulières d’un système instable.
Crise sociale
Une autre impasse majeure du capitalisme, selon Friedrich Engels, est sociale. Le système ne se contente pas de produire des inégalités, il les organise et les reproduit. Dans Anti-Dühring, Engels rappelle que le capitalisme repose sur une division fondamentale : une minorité détient les moyens de production, tandis que la majorité ne possède que sa force de travail.
Le travail salarié génère une richesse dont seule une fraction revient au producteur. L’essentiel est capté par le capital, sous forme de profit, d’une ponction permanente qui alimente l’accumulation. Dans ce cadre, l’inégalité n’est pas une anomalie, mais une condition de fonctionnement.
L’exploitation dépasse pourtant le seul champ économique. Elle s’inscrit dans l’expérience du travail lui-même : dépossession du produit, du temps, de l’autonomie. La machine, loin de libérer, intensifie encore cette aliénation. Le travail devient simple dépense de force, privé de maîtrise et de sens.

Si Engels l’analyse dans le cadre de l’industrie du XIXe siècle, cette dépossession trouve des échos frappants dans des critiques contemporaines. David Graeber, dans Bullshit Jobs, décrit une absurdité vécue par de nombreux salariés modernes : enfermés dans des tâches ressenties comme inutiles, sans finalité sociale identifiable, ils perdent le sens même de leur activité. Une autre forme d’aliénation, sans chaînes ni usines, mais tout aussi destructrice. Ce système justifie ses effets au nom du mérite ; chacun serait responsable de sa place.
Engels démonte cette fiction idéologique avec vigueur. La pauvreté n’est pas un échec individuel, mais le produit d’un ordre social qui fabrique la subordination. Selon lui, il faut abolir la propriété privée des moyens de production, dépasser le salariat, et réorganiser le travail sur une base collective. L’émancipation ne relève pas d’un ajustement, elle exige une autre logique sociale.
En spécialisant les tâches, on finit par fragmenter l’être humain lui-même. Le perfectionnement d’une seule compétence se paie alors d’un prix élevé : l’appauvrissement de l’ensemble des capacités physiques et intellectuelles. Engels souligne avec ironie que même les classes dirigeantes ne sont pas indemnes des effets mutilants de la division du travail :
« Et ce ne sont pas seulement les ouvriers, mais aussi les classes qui exploitent directement ou indirectement les ouvriers, que la division du travail asservit à l’instrument de leur activité ; le bourgeois à l’esprit en friche est asservi à son propre capital et à sa propre rage de profit ; le juriste à ses idées ossifiées du droit, qui le dominent comme une puissance indépendante ; les “classes cultivées”, en général, à une foule de préjugés locaux et de petitesses, à leur propre myopie physique et intellectuelle, à leur mutilation par une éducation adaptée à une spécialité et par leur enchaînement à vie à cette spécialité même – cette spécialité fût-elle le pur farniente. »
Crise politique
Pour Engels, le capitalisme ne se contente pas de produire des déséquilibres économiques et sociaux : il organise les formes du pouvoir appelées à les contenir. Dans Anti-Dühring, il montre que l’État moderne n’est pas un arbitre neutre, mais l’instrument d’une classe dominante. Né de la division de la société en classes, il est chargé de maintenir un ordre fondé sur l’appropriation exclusive des moyens de production et l’exploitation.
« La société se divise en classes privilégiées et en classes désavantagées, exploiteuses et exploitées, dominantes et dominées, et l’État auquel les groupes naturels de communautés d’une même tribu avaient abouti dans leur évolution, simplement, au début, afin de veiller à leurs intérêts communs […] et pour assurer leur défense contre l’extérieur, a désormais tout autant pour fin de maintenir par la violence les conditions de vie et de domination de la classe dominante contre la classe dominée. »
À mesure que les contradictions du capitalisme s’approfondissent, la puissance publique se centralise, le droit devient un masque idéologique, et la coercition se rationalise. Loin de résoudre les conflits, l’État les gère, souvent en les dissimulant. Ce que le capitalisme ne peut stabiliser économiquement, il le pacifie politiquement, au prix d’une dépossession démocratique croissante.
Engels nous rappelle que la démocratie représentative, lorsqu’elle laisse intacte l’architecture économique du pouvoir, risque de masquer plus qu’elle ne libère. Elle offre l’apparence de la souveraineté sans la capacité de transformer les rapports sociaux.
Crise écologique
Engels n’utilise pas le terme d’« écologie » au sens contemporain, mais il développe une pensée dans laquelle l’activité de production est inséparable des processus naturels. Dans Anti-Dühring, il défend une conception matérialiste et dialectique de la nature, opposée aux abstractions idéalistes, et insiste sur l’intégration des sociétés dans l’ordre naturel.
« [L’]homme est lui-même un produit de la nature, qui s’est développé dans et avec son milieu ; d’où il résulte naturellement que les productions du cerveau humain, qui en dernière analyse sont aussi des produits de la nature, ne sont pas en contradiction, mais en conformité avec l’ensemble de la nature. »
Cette réflexion se prolonge dans ses manuscrits inachevés, publiés après sa mort sous le titre la Dialectique de la nature. Il y montre que toute activité économique repose sur un échange constant de matière et d’énergie avec la nature. C’est dans ce cadre qu’il emploie la notion de « métabolisme » entre les sociétés humaines et la nature, pour désigner ce lien matériel entre société et environnement.
Cette idée est également présente chez Marx, notamment dans le livre I du Capital. Marx décrit comment l’agriculture capitaliste engendre une rupture du métabolisme entre les dynamiques productives et la terre. L’extraction intensive des éléments nutritifs du sol, sans restitution adéquate, détruit l’équilibre écologique entre ville et campagne.
Cette intuition est aujourd’hui redéployée dans les analyses de la « rupture métabolique », ou metabolic rift. Elle est portée par la tradition éco-marxiste contemporaine, de John Bellamy Foster à Andreas Malm, en passant par Paul Burkett ou Kohei Saito.
Engels n’appelle pas à revenir en arrière, mais à penser autrement. La solution ne viendra pas d’un capitalisme « vert », car c’est la logique même du profit qui rend aveugle aux limites écologiques. Il faut une production consciente, organisée selon les besoins humains, et non contre les lois de la nature. Non pour dominer, mais pour coexister.
Penser les crises, ou penser contre le capitalisme
Ce qu’Engels montre dans Anti-Dühring, c’est que le capitalisme ne fait pas qu’échouer à résoudre les crises. Il échoue à les penser. Non pas par négligence, mais parce que le mode de pensée qu’il promeut l’en rend incapable. Il les traite comme des anomalies extérieures, jamais comme des expressions de ses contradictions internes.
Cette cécité n’est pas un défaut contingent, mais une nécessité structurelle : elle repose sur une pensée fragmentaire qui refuse de relier les phénomènes à leurs causes historiques et sociales.
Engels oppose à cette cécité une pensée capable de relier les faits à leurs causes profondes : une approche dialectique et matérialiste, attentive aux conflits structurels qui traversent la société. La crise n’est pas pour lui un simple dysfonctionnement temporaire, mais un moment de vérité, où les contradictions du système deviennent visibles – et potentiellement transformables.
Si les crises s’intensifient, c’est peut-être qu’il ne suffit plus de les contenir. Il faut les penser. Relire Engels, ce n’est pas revenir en arrière : c’est rouvrir un chemin critique, capable d’articuler les déséquilibres du présent pour en faire les leviers d’une transformation en profondeur.

Victor Bianchini ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
23.07.2025 à 12:34
Que fait l’Europe face aux géants du numérique ?
Texte intégral (2169 mots)
Pour faire face aux géants du numérique, l’Union européenne s’est dotée d’une législation ambitieuse : le règlement européen sur les services numériques. Plus d’un an après son entrée en vigueur, elle reste complexe dans son application, et peine à s’imposer face à l’arbitraire des plateformes.
Des services tels que Meta ou X se sont arrogé de longue date le pouvoir de remanier les règles affectant la vie privée ou la liberté d’expression, en fonction d’intérêts commerciaux ou d’opportunités politiques. Meta a ainsi annoncé la fin de son programme de fact-checking en matière de désinformation en janvier 2025, peu de temps avant le retour au pouvoir de Donald Trump, qui manifestait une hostilité marquée à cette politique.
Du côté des gouvernements, les décisions d’encadrement semblent osciller entre l’intervention sélective et l’inaction stratégique. Sous couvert d’ordre public ou de sécurité nationale, des réseaux sociaux ont été sanctionnés dans plusieurs pays tandis que d’autres ont échappé à la régulation. La récente interdiction aux États-Unis du réseau social chinois TikTok – pour le moment suspendue – en fournit une illustration frappante. En parallèle, Meta, qui procède à une collecte massive de données d’utilisateurs mais qui présente la qualité décisive d’être américaine, n’a pas été inquiétée. Cet encadrement à géométrie variable alimente un sentiment de déséquilibre.
Le Digital Services Act, un modèle de cogestion de l’espace numérique à inventer
L’Union européenne tente de s’imposer comme un rempart avec une nouvelle législation, le règlement européen sur les services numériques (Digital Services Act en anglais, ou DSA), entré en application en février 2024, qui vise notamment à introduire davantage de transparence dans les actions de modération des contenus et à construire un écosystème de responsabilité partagée.
Désormais, les plateformes doivent, non seulement, justifier leurs décisions de modération, mais aussi remettre aux autorités compétentes des rapports de transparence ayant vocation à être publiés. Ces rapports contiennent – en principe – des données précises sur les actions de modération menées, les techniques employées à cette fin ou les effectifs mobilisés.
Le DSA a également formalisé le rôle des « signaleurs de confiance », souvent des organisations de la société civile désignées pour leur expertise et dont les signalements doivent être traités en priorité. La liste de ces entités s’allonge, signe que ce dispositif est désormais opérationnel : en France, deux associations de protection des jeunes et de l’enfance en font partie (e-Enfance et Point de Contact), avec l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie et l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle.
Par ailleurs, les utilisateurs disposent de nouvelles voies de recours, incarnées par des organismes de règlement extrajudiciaire des litiges. Des structures comme l’Appeals Centre Europe ou l’User Rights proposent déjà de telles procédures, destinées à contester des décisions de modération des plateformes.
De premières enquêtes en cours contre des géants du numérique
Ces mécanismes sont déjà mobilisés par les utilisateurs de réseaux sociaux et ont déjà produit leurs premières décisions. L’Appeals Centre Europe annonçait en mars 2025 avoir reçu plus d’un millier de recours et adopté une centaine de décisions. Toutefois, compte tenu de leur création toute récente, il conviendra d’attendre la publication de leurs premiers rapports de transparence, dans les prochains mois, pour tirer de premiers bilans.
Sur la base de cette nouvelle réglementation, la Commission européenne a déclenché, depuis la fin de l’année 2023, plusieurs enquêtes visant à déterminer la conformité au DSA des activités d’une variété de services numériques. Compte tenu de la complexité et de la technicité des procédures et investigations (parfois entravées par le défaut de coopération ou les provocations des entités ciblées), plusieurs mois semblent encore nécessaires pour en évaluer l’impact.
De même, l’autorité indépendante chargée d’appliquer le DSA sur le territoire français en tant que coordinateur national, l’Arcom, a mis en œuvre les missions qui lui sont attribuées, notamment sur le fondement de la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique. Celle-ci l’habilite à mener des inspections et des contrôles sur le fondement du droit européen : elle a notamment conduit, en 2025, des enquêtes visant des sites pornographiques n’ayant pas mis en place des procédés adéquats de vérification de l’âge des visiteurs, enquêtes pouvant mener à terme au blocage.
Le DSA, un rempart fragile entravé dans sa mise en œuvre
Toutefois, le dispositif sophistiqué du DSA peine à emporter la conviction de la société civile et de nombre d’acteurs politiques, prompts à exiger l’adoption rapide de mesures de contrôle et de sanction. Ce texte se trouve par ailleurs confronté à plusieurs catégories de défis qui échappent à la seule rationalité du droit.
Premièrement, ce texte doit trouver à s’appliquer dans un contexte de vives tensions politiques et sociétales. De ce point de vue, les élections européennes et nationales de 2024 ont constitué un test notable – parfois peu concluant comme le montre l’annulation du premier tour du scrutin présidentiel en Roumanie en raison d’allégations de manipulation des algorithmes de TikTok.
Les lignes directrices produites par la Commission en mars 2024 avaient pourtant appelé les très grandes plateformes à assumer leurs responsabilités, en se soumettant notamment à des standards accrus en matière de pluralisme et de conformité aux droits fondamentaux. TikTok et Meta, notamment, s’étaient engagés à prendre des mesures pour identifier les contenus politiques générés par intelligence artificielle. Le rapport post-électoral de juin 2025 rédigé par la commission confirme que ces mesures n’ont pas été suffisantes, et que la protection de l’intégrité de l’environnement numérique en période de campagne restera un défi pour les années à venir.
Deuxièmement, le DSA peut être marginalisé par les États membres eux-mêmes, susceptibles d’exercer une forme de soft power contournant les mécanismes formels introduits par cette législation. La neutralisation par TikTok, en juin 2025, du hashtag #SkinnyTok, associé à l’apologie de la maigreur extrême, a été présentée comme résultant d’une action directe du gouvernement français plutôt que d’une mise en œuvre formelle des procédures du DSA. En creux, les déclarations politiques de l’exécutif français laissent à penser que les actions de ce dernier peuvent se substituer à la mise en œuvre du droit européen, voire la court-circuiter.
Troisièmement, enfin, la géopolitique affecte indéniablement la mise en œuvre du droit européen. En effet, le DSA vise à réguler des multinationales principalement basées aux États-Unis, ce qui engendre une friction entre des référentiels juridiques, culturels et politiques différents. En atteste l’invocation du premier amendement de la Constitution des États-Unis relatif à la liberté d’expression pour contester l’application du droit européen, ou les menaces de la Maison-Blanche à l’égard de l’UE visant à la dissuader de sanctionner des entreprises états-uniennes.
Rappelons d’ailleurs l’adoption par Donald Trump d’un décret évoquant la possibilité d’émettre des sanctions à l’encontre des États qui réguleraient les activités d’entreprises américaines dans le secteur numérique, sur le fondement de considérations de « souveraineté » et de « compétitivité ». Ces pressions sont d’autant plus préjudiciables qu’il n’existe pas d’alternatives européennes susceptibles d’attirer des volumes d’utilisateurs comparables à ceux des réseaux sociaux détenus par des entreprises états-uniennes ou chinoises.
Un texte remis en cause avant même sa pleine mise en œuvre
Le DSA fait ainsi l’objet de remises en cause par des acteurs tant extérieurs à l’UE qu’internes. D’aucuns critiquent sa complexité ou sa simple existence, tandis que d’autres réclament une application plus agressive. L’entrée en application de ce texte n’avait pourtant pas vocation à être une solution miracle à tous les problèmes de modération. En outre, dans la mesure où l’UE a entendu substituer à un phénomène opaque d’autorégulation des plateformes un modèle exigeant de corégulation impliquant acteurs publics, entreprises et société civile, le succès du DSA dépend du développement d’un écosystème complexe où les règles contraignantes font l’objet d’une pression politique et citoyenne constante, et sont complétées par des codes de conduite volontaires.
Les actions et déclarations des parties prenantes dans le débat public – par exemple, les régulières allégations de censure émises par certains propriétaires de plateformes – suscitent une confusion certaine dans la compréhension de ce que permet, ou non, la réglementation existante. Des outils d’encadrement des réseaux sociaux existent déjà : il convient d’en évaluer la teneur et la portée avec recul, et de les exploiter efficacement et rigoureusement, avant d’appeler à la création de nouvelles réglementations de circonstance, qui pourraient nuire davantage aux droits des individus en ligne.
Cet article est proposé en partenariat avec le colloque « Les propagations, un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? », qui se tiendra à Cerisy (Manche), du 25 juillet au 31 juillet 2025.

Valère Ndior est membre de l'Institut universitaire de France, dont la mission est de favoriser le développement de la recherche de haut niveau dans les établissements publics d’enseignement supérieur relevant du ministère chargé de l’enseignement supérieur et de renforcer l’interdisciplinarité. Il bénéficie à ce titre d'un financement public destiné à mener, en toute indépendance, des recherches académiques, dans le cadre d'un projet de cinq ans, hébergé à l'université de Brest et consacré à la gouvernance et la régulation des réseaux sociaux. Il ne reçoit aucune instruction ou directive dans le cadre de cette activité.
22.07.2025 à 16:34
Aristote, premier penseur de la démocratie
Texte intégral (2775 mots)

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Second volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec le Grec Aristote. Sa politeia, ou gouvernement constitutionnel, assoit le pouvoir sur un grand nombre de citoyens et vise l’intérêt commun.
On dit souvent que les Grecs ont inventé la démocratie. Une affirmation qu’il faut accompagner de plusieurs attendus, dont le plus important apparaît dans le recensement qui, en 317 avant J.-C., donnait à Athènes 21 000 citoyens, 10 000 métèques et 400 000 esclaves. Or les métèques, les esclaves et les femmes libres, qui devaient en gros être aussi nombreuses que les citoyens, étaient exclus de la citoyenneté. Il serait donc plus exact de dire que les Grecs ont inventé la cité (polis), une forme de communauté dans laquelle les hommes qui étaient comptés comme citoyens jouissaient d’une égalité de statut quelles qu’aient été par ailleurs leurs différences sociales (de naissance, de fortune, etc.) et avaient donc part aux décisions politiques de leur cité (« politique » vient de polis). Là aussi, avec de multiples nuances. Alors que la cité était présente à tous les niveaux de la vie quotidienne des Grecs et dans les textes qu’ils nous ont laissés, Aristote est le premier à définir ce qu’est la cité : la communauté parfaite dans laquelle les citoyens, en partageant le pouvoir, parvenaient à un épanouissement psychologique et affectif qu’Aristote, comme tous les Grecs, appelait le bonheur. La lecture de la philosophie politique d’Aristote qui a été dominante jusqu’aux dernières décennies du XXe siècle et qui faisait de lui un réaliste modéré qui opposait le « bon sens » aux thèses extrémistes du « communisme » de Platon est donc fausse. Aristote donne à la vie en cité, une destination éthique et ce qu’il recherche, c’est une forme excellente de communauté qui mène ses citoyens à cette excellence qu’est le bonheur. Il propose une forme remarquable de cette relation entre vertu et cité en déclarant que la cité est une communauté naturelle (alors qu’une alliance militaire, par exemple, est une association conventionnelle) et que, selon une formule célébrissime, « l’homme est un animal politique par nature ». Ce qui signifie que les hommes (il faut ici sous-entendre grecs et libres) ne développent complètement leur nature qu’en étant les citoyens d’une cité vertueuse. Cette situation est paradoxale du fait qu’Aristote vivait à une époque où la cité était en train de perdre son indépendance du fait de l’impérialisme des rois de Macédoine et notamment d’Alexandre le Grand, dont Aristote avait été le précepteur.
La politeia, ou gouvernement constitutionnel
Si l’on s’en tient aux mots tels qu’il les emploie, Aristote n’est pas démocrate, car il considère que la dêmokratia, dont Athènes était si fière, est une forme déviée de constitution, c’est-à-dire qu’elle régit la cité au profit, non pas de l’ensemble du corps civique, mais d’une classe sociale particulière, la masse des citoyens pauvres. Un régime démagogique, qui débouche, selon Aristote, sur une forme de tyrannie, car bien des tyrans ont été issus des classes populaires. Aristote a néanmoins été le soutien le plus solide, dans l’Antiquité et peut-être au-delà, d’un régime populaire que nous appellerions une démocratie et que lui nomme une politeia, terme qui, en grec, désigne tantôt toute forme de constitution, tantôt le fait même de vivre en cité (polis). Dans ma traduction des Politiques, j’ai rendu politeia par « gouvernement constitutionnel ». Il s’agit donc d’un régime qui assoit le pouvoir sur un nombre important de citoyens, appartenant à toutes les classes de la cité, et qui exerce ce pouvoir au profit de tous les citoyens en œuvrant à leur amélioration éthique.
La raison principale de ce penchant d’Aristote vers le gouvernement constitutionnel, c’est la relation réciproque qu’il a mise au jour entre un régime vertueux et les vertus de ses citoyens : un tel régime ne peut pas fonctionner si ses citoyens ne partagent pas des valeurs éthiques qui leur font mettre le bien de la cité au-dessus de leurs intérêts personnels, mais la vie en cité elle-même développe les vertus éthiques des citoyens : Aristote insiste sur le fait que les vertus nous relient à autrui (on n’est pas généreux envers soi) et que donc les vertus que l’on exercera au sein de cette communauté parfaite qu’est la cité seront des vertus parfaites. En tant donc qu’il exercera la fonction de citoyen, un homme sera plus courageux à la guerre, moins soumis à ses intérêts privés, etc. Ce qui est crucial, c’est que les citoyens qui ont le pouvoir, ou qui ont plus de pouvoir que les autres, soient suffisamment vertueux pour que le pouvoir qu’ils installent fasse diffuser la vertu dans le corps civique. Les régimes corrects, qui peuvent être des monarchies ou des aristocraties, tendent donc vers un régime populaire correct, la politeia. Il y a en effet trois régimes corrects : la royauté quand le roi est vertueux et éduque ses sujets à devenir des citoyens (c’est-à-dire à dépasser la royauté), l’aristocratie, quand seul un petit nombre de citoyens sont vertueux et la politeia, auxquels correspondent trois régimes déviés : la tyrannie, l’oligarchie et la démocratie au sens d’Aristote.
Éduquer les citoyens par les lois
Le moyen principal de cette éducation des citoyens à la vertu, ce sont les lois. Il y avait chez les Grecs, une révérence envers les lois de leur cité, qui a fait dire à Paul Veyne que le patriotisme revendiqué de Socrate, par exemple, ne l’attachait pas au territoire d’Athènes ou aux ancêtres, mais aux lois de la cité. Quand nous obéissons à de bonnes lois, il se forme en nous des habitudes vertueuses, et c’est pourquoi ce sont les enfants qu’il faut surtout habituer à accomplir des actions en conformité avec ces bonnes lois. Par la contrainte s’il le faut. Nous avons ici un enchaînement que les judéo-chrétiens que nous sommes ont du mal à comprendre : l’obéissance aux lois nous contraint à agir vertueusement (à être courageux, généreux, etc.), or ces vertus sont, sans que nous nous en apercevions immédiatement, une partie de notre nature. Car tôt ou tard nous passons de ce qu’Aristote appelle la « continence » à la vertu : nous disons la vérité parce que nous avons peur que notre mensonge soit découvert et puni, jusqu’au moment où dire la vérité nous fait plaisir. Le plaisir qu’elle procure est la preuve qu’une action est vertueuse.
La loi doit s’imposer à tous et la preuve la plus évidente qu’un régime est corrompu, c’est que la loi n’y est plus souveraine. Le tyran est au-dessus des lois et dans les régimes démagogiques, le peuple décide que sa volonté du moment l’emporte sur la loi. Aujourd’hui, les régimes dits par euphémisme « autoritaires » ont ce que l’on pourrait appeler une « légalité Potemkine » et, dans nos démocraties, des leaders populistes appellent à abandonner, au moins partiellement, l’état de droit pour suivre les désirs populaires. Mais pour Aristote la loi n’est pas immuable. Certes, les changements législatifs doivent être entrepris avec une extrême prudence, car il faut donner à la loi le temps de produire des effets éthiques. Aristote préconise de changer la loi lorsqu’elle n’est plus en adéquation avec le régime (la constitution). Ainsi le code d’honneur qui régit une société aristocratique n’a pas sa place dans un régime populaire. Ceci montre un profond bouleversement des rôles, notamment par rapport à Platon. Pour Aristote, en effet, le philosophe ne doit pas gouverner la cité, et cela pour une raison doctrinale forte : l’excellence théorique du philosophe est différente de l’excellence pratique de l’homme politique. Celui-ci doit pouvoir saisir les occasions favorables pour prendre les décisions et entreprendre les actions bénéfiques pour sa cité. La fonction du philosophe politique sera donc de donner une formation théorique, non seulement à l’homme politique, mais surtout à l’homme-clé de la vie politique grecque, le législateur, celui qui donne sa forme à la constitution d’une cité et qui tente ensuite de corriger cette forme au cours de l’histoire de cette cité. Quand le rapport des forces dans une cité aura changé, par exemple au profit du peuple, le bon législateur devra être assez sagace pour comprendre que le régime doit évoluer et que sa législation doit s’adapter à la situation nouvelle. Car ce sont les lois qui dépendent du régime et non l’inverse. Comme il le dit explicitement, Aristote entend incarner les réquisits éthiques qui rendent les citoyens vertueux et heureux dans des institutions effectivement réalisables.
Aristote et la lutte des classes
Aristote s’est radicalement distingué de tous les autres auteurs antiques sur des points cruciaux, que l’on peut résumer sous la forme de trois thèses. D’abord, Aristote ne rêve pas d’une cité homogène et immuable, mais il reconnaît que l’on appellera plus tard la « lutte des classes » est naturelle à la cité. Pour lui est naturel ce qui se produit « toujours ou la plupart du temps ». Ainsi il est naturel que les chattes fassent des chatons, bien que ce ne soit pas toujours le cas. Or Aristote voit bien autour de lui que le monde des cités est composé presque exclusivement de régimes populaires démagogiques et de régimes censitaires oligarchiques. Plusieurs travaux récents ont mis en lumière la conception absolument originale qu’il a de la stasis. Ce terme désigne la discorde à l’intérieur d’une cité menant quelquefois à la guerre civile. Pour les Grecs, il s’agit là du crime suprême, que Platon assimile au parricide et punit de mort. Aristote remarque, sans surprise, que la sédition vient du fait que le corps civique est composé de classes antagonistes aux intérêts divergents. Ainsi la stasis, loin d’être une exception désastreuse, est l’état normal des cités. Encore faut-il que le législateur propose des institutions qui empêchent qu’elle ne prenne une ampleur excessive et qui la font servir à l’amélioration du régime en place.
D’où la deuxième thèse : la lutte des classes est non seulement naturelle, mais elle est bénéfique à la cité dans la mesure où, à côté de sa face sombre (les démocrates veulent faire un usage immodéré de leur pouvoir pour spolier les riches ; les oligarques tentent d’accaparer le pouvoir et veulent s’enrichir sans limites), chaque parti est porteur de valeurs positives : le parti oligarchique milite pour que l’on prenne en compte la valeur et la richesse dans l’attribution du pouvoir, et cela est bon pour la cité, car les gens de valeur et les riches peuvent lui être utiles. Quant au parti démocratique, il a raison de rappeler le caractère de base de toute cité, à savoir que ses citoyens sont libres et politiquement égaux. Car si on les prive de leur liberté, les membres du corps civique ne sont plus des citoyens.
Les luttes des dominés apportent les progrès politiques et sociaux
La tendance de fond de toute constitution déviée à prendre une forme de plus en plus extrême conduit inévitablement à une tyrannie. Aristote réintroduit alors le rôle des classes dominées dans l’histoire des cités, reconnaissant ainsi, bien avant Marx, que la lutte des classes est le moteur de l’histoire, ce qui constitue une troisième thèse. Deux cas se présentent : soit les dominants, aveuglés par leur arrogante confiance en eux, cherchent à s’imposer et risquent de déclencher une révolution, soit ils sont assez intelligents pour lâcher du lest à temps et s’entendre avec les dominés. C’est une idée que nous partageons encore : ce sont les luttes des classes dominées qui apportent des progrès politiques et sociaux.
Le fait que toute cité soit composée de classes en lutte (dans la grande majorité des cas, un parti oligarchique et un parti démocratique), peut conduire à la catastrophe ou à l’excellence. Ainsi le tyran cumule les mauvais côtés des deux partis en accumulant une fortune en spoliant les riches. Mais si un législateur avisé combine les bons côtés de ces deux partis, goût de la liberté des démocrates et reconnaissance des talents par les oligarques, on obtient une politeia. La politeia, la meilleure des constitutions, est donc composée de traits de deux constitutions vicieuses. Ainsi toutes les classes sociales auront satisfaction sur un ou plusieurs points, ce qui est aussi l’un des objectifs des démocraties modernes.
Mais Aristote fait un pas de plus. L’idéal serait que tous les citoyens soient des hommes éthiquement parfaits, mais c’est trop demander. On peut donc se contenter, pour établir une politeia, de mélanger un petit nombre de citoyens vertueux à une masse d’autres qui le sont moins, sans toutefois être vraiment vicieux. Or, ajoute Aristote, l’exercice collectif des fonctions de citoyen permet de pallier les insuffisances de chacun. Pour Aristote, la délibération en commun nous hisse à un niveau d’excellence que nous ne pouvons pas atteindre seuls. Il y a dans ce pouvoir du collectif le socle d’une pensée réellement démocratique.
Pierre Pellegrin a traduit et édité les Politiques, d’Aristote (Flammarion, 2015). Il est l’auteur de l’Excellence menacée. Sur la philosophie politique d’Aristote (Classiques Garnier, 2017) et de Aristote (« Que sais-je ? », PUF, 2022).

Pierre Pellegrin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.