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12.05.2025 à 15:51
Les Républicains : quand médias et intellectuels poussent au rapprochement avec l’extrême droite
Texte intégral (1995 mots)
L’élection à la présidence des Républicains, dont le premier tour débute samedi 17 mai, voit s’opposer Bruno Retailleau et Laurent Wauquiez, deux représentants de l’aile la plus droitière du parti. Cette nouvelle donne s’explique par la lente pénétration des idées de la droite radicale chez LR, sous l’influence d’acteurs intellectuels et médiatiques qui cherchent à construire un espace idéologique partagé entre droite et extrême droite.
La radicalisation idéologique des Républicains (LR) est un phénomène bien décrit, mais dont les ressorts ont été assez peu expliqués. Loin de se réduire à une réponse apportée à la pression électorale du Rassemblement national – et de manière plus éphémère, de Reconquête ! – elle repose aussi sur l’influence d’intellectuels et d’éditorialistes diffusant un discours de droite radicale.
Anciennes et nouvelles influences de droite radicale
Déjà en 1974, le Club de l’horloge, composé de hauts fonctionnaires, ambitionnait de renflouer la droite en éléments doctrinaux après la victoire du centriste Valéry Giscard d’Estaing. Travaillant à la promotion d’idées anti-immigration et antimétissage dans les années 1970, puis libérales voire néolibérales dans les années 1980, les membres du Club ont œuvré à une union des droites. Le Club de l’horloge collabora d’ailleurs avec le Club 89 – boîte à idées officieuse du RPR chapeautée par Alain Juppé – pour la publication d’un rapport commun sur l’Europe sociale. Mais de facto, les amorces de coopération directe sont largement restées sans lendemain.
Les nouvelles entreprises de radicalisation idéologique à droite opèrent, elles, à travers des acteurs plus proches du grand public (journalistes, essayistes, etc.), comme Élisabeth Lévy, Éric Zemmour, Mathieu Bock-Côté ou Pascal Praud, n’ayant pas forcément été socialisés dans des milieux d’extrême droite. Ce discours de droite radicale repose sur un ensemble de dispositifs rhétoriques visant à favoriser la diffusion d’idées jugées initialement inacceptables dans l’opinion publique (racistes, sexistes, transphobes, etc.).
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On peut compter parmi ceux-ci l’euphémisation de certains termes ou idées polémiques afin de passer sous les radars de l’indignation la plus frontale. Il peut alors s’agir de miser sur la version plus acceptable – « libérale », ainsi que l’ont formulé Mondon et Winter – d’un même argumentaire. Si une idée comme « l’antiwokisme » peut même être défendue par des acteurs étrangers à la droite, alors il est plus difficile de soupçonner ceux qui la portent de convergence avec l’extrême droite.
Le « politiquement correct » et la « censure gauchiste » sont abondamment dénoncés et invoqués face à toute critique se revendiquant des principes de tolérance et d’égalité, ou de l’antifascisme. La façon dont les soutiens de Laurent Wauquiez ont défendu son idée d’envoyer les OQTF à Saint-Pierre-et-Miquelon l’illustre bien.
La confrontation des idées et des valeurs est souvent valorisée par rapport à un débat politique jugé trop technique ou pragmatique, en se prévalant d’un contact direct avec « le réel ». On peut à ce titre penser à un éditorial de Pascal Praud publié dans le JDD, le 2 février 2025, intitulé « Submersion, vous avez dit submersion », où il affirme à propos de l’immigration : « La gauche a perdu la bataille culturelle. Le réel a balayé son idéologie. »
Enfin, le discours de droite radicale s’appuie sur un récit prétendant expliquer les défaites de la droite et les succès de l’extrême droite à partir des attentes objectives des électeurs. À titre d’exemple, Éric Ciotti expliquait ainsi le score de Valérie Pécresse à l’élection présidentielle : « Ce projet de [Valérie Pécresse] n’a pas été assez audacieux. […] Nous ne sommes pas un parti centriste. Je crois que nous avons sans doute trop dérivé au cours de certaines années. »
Le développement d’un espace médiatique de droite radicale
Jusqu’en 2007, les tenants d’un discours de droite radicale disposaient de relativement peu d’espace médiatique pour s’exprimer librement. Quelques francs-tireurs, comme les éditorialistes Éric Zemmour ou Éric Brunet, disposaient d’une audience, mais restaient isolés dans les médias à grande diffusion. Les discours de droite radicale ou extrême étaient en effet cantonnés à des publications marginales où ne s’exprimaient que des personnalités d’extrême droite, comme Présent, Rivarol, ou le site Fdesouche, ainsi qu’à quelques rares endroits où pouvaient se côtoyer signatures et voix de droite et d’extrême droite comme le Figaro magazine ou Radio Courtoisie.
Depuis, le paysage médiatique a beaucoup évolué, et il existe désormais des médias diffusant des idées d’extrême droite où l’on peut pourtant retrouver occasionnellement des élus de droite : le magazine l’Incorrect, fondé par un proche de Marion Maréchal, le site Boulevard Voltaire fondé par les époux Ménard, ou la chaîne YouTube Livre Noir (devenue le magazine Frontières), créée par un ancien candidat à la présidence des Jeunes Républicains exclu pour avoir voulu s’allier avec le RN.
Les espaces d’expression rassemblant la droite et l’extrême droite sont bien plus nombreux, avec la réorientation de la ligne éditoriale de Valeurs actuelles et la création de sa chaîne YouTube VA+ destinée à un public jeune, la restructuration des groupes Vivendi et Lagardère (C8, Cnews, Europe 1, le Journal du dimanche, etc.) ainsi que de Sud Radio, la création du site Atlantico, du magazine Causeur, ainsi que du Figaro Vox, la rubrique opinions du Figaro.
Ces médias accueillent la parole de représentants des Républicains aux côtés d’autres personnalités politiques allant du centre (rarement) à l’extrême droite (souvent). Ils participent ainsi de la naturalisation d’un espace politique commun à l’extrême droite et à la droite de gouvernement. On peut citer en exemple le « grand débat des valeurs », organisé par Valeurs actuelles, le 22 mars 2022, où se sont succédé des interviews de Marlène Schiappa (centre), Valérie Pécresse et Éric Ciotti (droite), Éric Zemmour, Marion Maréchal et Jordan Bardella (extrême droite).
On peut parallèlement observer l’existence d’espaces de sociabilité plus directs. L’Institut de formation politique (IFP) permet, par exemple, de former de jeunes militants de toutes les sensibilités de la droite et de l’extrême droite qui, engagés dans les domaines politique, associatif et médiatique, se côtoient en un même lieu. Parmi les « auditeurs du mois » de l’IFP, on pouvait aussi bien retrouver les présidents des jeunes LR et Reconquête !, respectivement Guilhem Carayon et Stanislas Rigault, que Charlotte d’Ornellas (journaliste à Boulevard Voltaire puis à Valeurs actuelles et au JDD).
Les Républicains eux-mêmes ont accordé une place importante aux acteurs médiatiques et intellectuels de la droite radicale, en invitant – entres autres – Éric Zemmour, Mathieu Bock-Côté, Eugénie Bastié, François-Xavier Bellamy, Alexandre Devecchio à leurs évènements.
Une victoire idéologique au goût de défaite politique
Ce faisant, les professionnels des Républicains – y compris ceux qui ne sont pas particulièrement actifs dans l’espace de la droite radicale – ont contribué à un processus de démarginalisation de l’extrême droite et de ses idées.
Force est de constater que les idées de la droite radicale ont réussi à coloniser une partie du débat public en suscitant de nombreuses critiques, mais pas de levée de boucliers unanime. Valérie Pécresse a ainsi pu parler durant sa campagne présidentielle de « Français de papier », expression appréciée par Jean-Marie Le Pen, sans susciter de critique dans son camp.
En ce sens, la réussite de la droite radicale est triple : avoir diffusé dans le débat public des schémas d’interprétation d’extrême droite ; avoir « droitisé » les catégories politiques, dans le sens où l’extrême droite est moins fréquemment considérée comme telle dans le débat public et le centre souvent considéré comme de gauche ; et enfin avoir affaibli la propension de la droite à rejeter les idées et propositions relevant par exemple du racisme, à l’instar de la théorie du « grand remplacement ».
De ce point de vue, il est évident que certains acteurs travaillent ardemment à détacher une partie de la droite de gouvernement des logiques de « cordon sanitaire ». Les résistances sont réelles, car la sphère politique conserve sa logique propre : les organisations ont la nécessité de répondre aux attentes de l’électorat le plus large possible, qui ne sont pas toujours celles des militants les plus radicaux.
Les conséquences de ce processus ne sont pas forcément favorables à LR. En légitimant les idées de l’extrême droite et donc en contribuant à sa réussite électorale, tout en s’interdisant un retour à un discours plus modéré après avoir suscité des attentes de radicalité chez une partie de leurs supporters, les dirigeants des Républicains ont créé les conditions de leur propre effondrement électoral.

Émilien Houard-Vial ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
12.05.2025 à 12:37
Eusko basque : quand utiliser une monnaie locale déclenche un réflexe coopératif
Texte intégral (1585 mots)
Lancée en 2013, l’Eusko basque est la principale monnaie locale en Europe. Une étude menée à Bayonne montre que son usage ne favorise pas seulement les circuits courts, mais il semble aussi rendre les utilisateurs… plus coopératifs.
Alors que la guerre des monnaies fait rage, entre le dollar, l’euro ou même le yuan, la question des monnaies locales revient sur le devant de la scène. Les monnaies locales complémentaires, ou monnaies locales convertibles, sont des dispositifs monétaires mis en place à l’échelle d’un territoire pour favoriser l’économie locale. Échangeables à parité avec l’euro (1 eusko = 1 euro), mais utilisables uniquement au sein d’un réseau restreint d’acteurs – commerçants, associations, institutions –, elles visent à réorienter la consommation vers des circuits courts.
Si leurs dynamiques ont largement nourri la réflexion théorique, les monnaies locales complémentaires font l’objet de bien moins d’analyses empiriques sur leurs retombées concrètes. Elles n’en demeurent pas moins un phénomène significatif au sein des initiatives d’innovation sociale. Plus de 4 500 expériences de ce type ont été recensées dans la littérature au cours des trente dernières années.
En France, l’Eusko, lancée en 2013 au Pays basque, est souvent citée comme un modèle. Avec plus de 5400 utilisateurs, 4,4 millions d’euskos en circulation et un volume de transactions de 6,5 millions d’euskos en 2024, il s’agit de la première monnaie locale d’Europe. Mais l’usage de ces monnaies peut-il avoir un effet sur les comportements individuels ? Notre étude menée à Bayonne montre que l’usage de l’Eusko ne favorise pas seulement les circuits courts, il semble aussi rendre les utilisateurs… plus coopératifs.
Lab-in-the-field
Pour explorer cette hypothèse, nous avons conçu une expérience de type « lab-in-the-field », c’est-à-dire un test comportemental inspiré des méthodes expérimentales classiques mais réalisé dans un cadre naturel. Ici, les cafés et librairies du centre-ville de Bayonne.
Nous avons recruté plus de 300 volontaires pour jouer à un jeu dit de « l’ultimatum », une expérience bien connue en économie comportementale. Le principe est simple : un joueur, le « proposeur », propose une partition d’une somme d’argent avec un autre joueur, le « répondant ». Ce dernier peut accepter ou rejeter l’offre. En cas de refus, aucun des deux ne gagne. Dans cette version de l’expérience, chaque participant prend sa décision avant de connaître celle de l’autre. Cette méthode permet d’évaluer les préférences de manière isolée, ainsi que les seuils d’acceptabilité de chacun.
Mais cette fois, la nouveauté résidait notamment dans la monnaie utilisée pour jouer : certains participants jouaient avec des euros, d’autres avec des Euskos. Nous voulions savoir si la seule présence de cette monnaie locale, qui incarne un engagement collectif, pouvait influencer les choix des joueurs.
Déclencheur de coopération
Les résultats sont frappants. Les utilisateurs réguliers de l’Eusko se montrent significativement moins enclins à rejeter les offres lorsqu’ils jouent avec la monnaie locale plutôt qu’en euros. Autrement dit, face à une offre jugée imparfaite, ils choisissent plus souvent de l’accepter quand l’interaction se déroule en eusko. Ce comportement reflète une baisse de la réciprocité négative, c’est-à-dire une moindre tendance à « punir » une proposition perçue comme « injuste ».
En revanche, un tel effet n’est observé chez les non-utilisateurs de l’Eusko, les échantillons ayant été randomisés. Nous en concluons que c’est bien l’usage régulier de la monnaie locale, et non une quelconque différence individuelle préalable, qui déclenche ce réflexe coopératif.
Valeurs communes
Pourquoi une simple monnaie aurait-elle ce pouvoir ? Notre étude avance une interprétation théorique : l’Eusko active des intentions collectives déjà présentes chez ses utilisateurs. Autrement dit, en manipulant la monnaie, les participants se reconnectent à un engagement latent envers la solidarité locale. La monnaie devient un marqueur de valeurs communes, à la fois symboliques et morales, qui influe sur la manière dont les joueurs interprètent la situation.
Ce mécanisme peut être éclairé par la théorie dite des « buts-cadres » ou goal-framing theory), selon laquelle notre comportement est façonné par des objectifs activés de manière contextuelle. Trois types de cadres coexistent : le cadre hédonique avec la recherche du plaisir/bien-être immédiat, le cadre de gain avec la recherche d’un intérêt personnel matériel à long terme et le cadre normatif avec l’adhésion à des règles et valeurs collectives.

Dans ce contexte, l’Eusko ne crée pas de nouvelles motivations. Elle semble réactiver un cadre normatif préexistant chez les utilisateurs réguliers : un rapport au collectif, à la solidarité et à la coopération. En rendant ces objectifs saillants, la monnaie infléchit leur comportement de manière moins compétitive, plus conciliante.
Relocaliser l’économie
Le changement de monnaie dans cette expérience n’a pas modifié le comportement des « proposeurs », qui ont dans l’ensemble proposé une répartition équitable. Sans doute en raison du caractère public de l’expérience et d’un biais de désirabilité sociale ? L’effet observé concerne uniquement les « répondants », ceux qui acceptent ou refusent une offre. Les résultats confirment une intuition partagée par de nombreux acteurs de l’économie sociale et solidaire : les dispositifs alternatifs comme les monnaies locales ne sont pas neutres.
L’Eusko, comme d’autres monnaies locales en France, a souvent été défendu pour sa capacité à relocaliser l’économie et à renforcer les circuits courts. Cette étude montre qu’elle pourrait aussi jouer un rôle plus subtil mais tout aussi important : renforcer les normes de coopération au sein d’une communauté engagée. Ces résultats relancent les débats sur le rôle des outils monétaires dans la transformation sociale. Ils suggèrent une voie prometteuse pour la recherche : analyser non seulement les effets économiques directs de ces innovations, mais aussi leur capacité à façonner les représentations mentales et les comportements collectifs.
Si des dynamiques identitaires liées au contexte basque sont parfois évoquées pour expliquer le succès de l’Eusko, celui-ci semble toutefois davantage porté par un contexte socio-politique fertile façonné par des décennies de mobilisation territoriale et de construction de la confiance.

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
12.05.2025 à 12:37
Trois trajectoires d’intégration de réfugiés en France
Texte intégral (1594 mots)

Une étude analyse trois trajectoires d’intégration de réfugiés en France : l’ajustement en assimilant les normes de la société d’accueil, l’enrichissement en renversant les discriminations à leurs avantages et le détachement en rejetant la culture du pays d’accueil. Avec quels apprentissages ?
Depuis 2015, la France accueille un grand nombre de réfugiés fuyant conflits et persécutions. Derrière l’urgence humanitaire se pose la question de leur intégration socio-professionnelle : comment trouver un emploi dans un pays dont on ne maîtrise pas la langue ? Comment se reconstruire et forger une nouvelle identité professionnelle, alors que pèsent les discriminations et la perte de statut ?
Dans notre étude, nous avons mis en évidence trois trajectoires : l’« ajustement » (Adjusting), l’« enrichissement » (Enhancing) et le « détachement » (Detaching). Il ne s’agit toutefois pas de catégories figées : les individus peuvent passer de l’une à l’autre au fil de leur parcours, selon le soutien dont ils bénéficient ou les obstacles qu’ils rencontrent. Les trajectoires décrivent des tendances et des dynamiques identitaires, qui évoluent avec le temps. Avec quels apprentissages ?
Ajustement : s’adapter aux codes locaux
Dans cette première trajectoire, les réfugiés cherchent d’abord à minimiser leur perception de la discrimination et à assimiler les normes de la société d’accueil. Ils investissent énormément dans l’apprentissage du français et des usages professionnels, voire taisent une partie de leur identité d’origine au travail.
« Je suis resté six mois dans la rue. Ils n’emploient pas ceux qui ne parlent pas bien français, alors j’ai tout fait pour m’adapter. » (Alisan, 28 ans, Afghan)
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L’objectif est d’être reconnu avant tout comme un professionnel compétent et de gommer autant que possible la stigmatisation liée à leur statut de réfugié. Ces personnes privilégient l’effort individuel et comptent beaucoup sur des dispositifs de formation, des cours de langue et des conseils pour s’insérer rapidement.
« En France, après la Turquie, la Grèce… je voulais absolument rester. Apprendre la langue était vital. Un ami m’a emmené à Français Langue d’accueil (FLA). Sur la porte était écrit : “Inscriptions closes.” J’ai insisté, et c’est comme ça que j’ai pu commencer à apprendre le français ! » (Ahmad, 30 ans, Afghan)
Enrichissement : valoriser son parcours
Dans la seconde trajectoire, les réfugiés prennent acte des discriminations vécues et de la perte de statut, mais tentent de retourner la situation à leur avantage. Plutôt que d’occulter leur passé, ils mettent en avant leurs compétences acquises à l’étranger et leur capacité d’adaptation pour montrer que l’étiquette « réfugié » peut être un atout.
« J’avais un poste important en Iran. Arrivé ici, je suis devenu “personne”. Mais j’ai voulu prouver qu’avoir une autre vision, un réseau différent, c’était précieux. » (Tahir, 32 ans, Iranien)
Ces réfugiés optent pour l’intégration, selon la typologie de John W. Berry, maintenant des éléments de leur culture d’origine tout en empruntant ceux du pays d’accueil. Ils n’hésitent pas à revendiquer le statut de réfugié pour déstigmatiser cette identité et la transformer en levier de reconnaissance ou de créativité.
« L’association Singa m’a encouragée à assumer mon statut de réfugiée. Ils m’ont envoyée sur des événements professionnels pour casser les stéréotypes. J’ai compris que je pouvais dire : “Oui, je suis réfugiée, et alors ?” » (Jana, 27 ans, Russe)
Détachement : se couper de la société d’accueil
La troisième trajectoire concerne des réfugiés qui, confrontés à un fort sentiment de discrimination et d’isolement, finissent par rejeter la culture locale et par s’enfermer dans leur communauté d’origine. Ils se sentent étrangers, incompris, et s’emploient peu à apprendre la langue ou à bénéficier des dispositifs d’aide.
« Je ne me sens pas connecté à la France. Je n’ai pas d’histoire ici, je n’ai pas d’avenir ici. Je me sens étranger partout. » (Majid, 32 ans, Iranien)
Ce repli identitaire limite leur recours aux programmes de soutien. Sur le plan professionnel, ils stagnent parfois dans des emplois précaires ou sous-qualifiés, faute d’opportunités et de volonté de s’intégrer davantage. Pour ces personnes, le soutien des ONG serait pourtant encore plus essentiel, car il pourrait les aider à sortir du cercle vicieux de la défiance et du repli sur soi.
« Soit on est pauvres, soit on est dangereux. Je me suis épuisée à me justifier. Alors maintenant, je ne parle plus de mon statut. » (Sonia, 31 ans, Rwandaise)
Rôle clé des ONG au-delà de l’aide administrative
Si chaque réfugié réagit de façon singulière, notre étude montre combien les acteurs de la société civile peuvent aider à déstigmatiser l’étiquette « réfugié » en offrant un espace de revalorisation identitaire. Les associations participantes, telles que Each One (ex-Wintegreat), Français Langue d’accueil (FLA) ou encore Singa, offrent de multiples ressources. Par exemple : cours de langue et formations pour maîtriser rapidement les codes locaux, accompagnement moral et psychologique pour valoriser le statut de réfugié, opportunités de socialisation afin de briser l’isolement, d’élargir le réseau et d’inverser les stéréotypes.
« Avoir des amis français, des mentors, ça m’a permis de comprendre la culture, de m’ouvrir… L’association m’a donné les clés pour décrocher un stage, puis un vrai job. Sans ça, je n’aurais pas pu avancer. » (Amir, 35 ans, Iranien)
Ces dispositifs peuvent renforcer l’ajustement, en facilitant l’assimilation, et l’enrichissement, en faisant du « label réfugié » un atout. Pour celles et ceux engagés dans la trajectoire de détachement, un accompagnement individualisé pourrait être déterminant pour retisser la confiance et renouer avec la société d’accueil.
Vers un engagement conjoint des ONG et des entreprises
L’intégration socio-professionnelle des réfugiés ne peut reposer uniquement sur la persévérance individuelle ou sur la seule action des associations et Organisations non gouvernementales (ONG). Les entreprises, notamment celles affichant une forte responsabilité sociétale et environnementale (RSE), ont un rôle majeur à jouer. Elles peuvent adopter leurs processus de recrutement pour éviter les biais, en définissant des programmes de mentorat ou de formation en interne et, enfin, en encourageant la diversité comme levier d’innovation.
« Je veux montrer qu’on peut réussir en tant que réfugié. Je ne suis pas un monstre. J’ai juste une autre histoire, et je peux apporter mes compétences. » (Aliya, 33 ans, Syrienne)
Des plateformes et associations comme Kodiko ou Action Emploi Réfugiés facilitent le lien direct entre employeurs et réfugiés, en misant sur l’accompagnement personnalisé. Une intégration durable suppose une alliance entre les ONG, pour lutter contre la stigmatisation et apporter un soutien global, et les entreprises, pour ouvrir des opportunités professionnelles et reconnaître la valeur des parcours d’exil.
Car, au-delà de la seule insertion économique, il y a un enjeu de reconnaissance et de construction identitaire qui concerne la société tout entière…

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
11.05.2025 à 17:21
Emmanuel Macron peut-il convoquer un référendum sans le transformer en plébiscite ou vote-sanction ?
Texte intégral (2432 mots)
Mardi 13 mai, Emmanuel Macron a annoncé la possibilité de convoquer un référendum sur un certain nombre de questions (fin de vie, finances, rythme de l’enfant) et rejeté cette option pour d’autres sujets (immigration, proportionnelle, réforme des retraites). Sous la Ve République, le référendum a été largement utilisé, avant de tomber en désuétude. Quelles seraient les « bonnes pratiques » pour éviter le glissement de l’enjeu du référendum vers personne du chef de l’État ? À quelles conditions un référendum peut-il être réussi ? À l’étranger, de nombreux exemples montrent que le référendum peut être un formidable outil démocratique.
Les annonces désynchronisées du chef de l’État et du premier ministre concernant l’organisation d’un ou de plusieurs référendums mettent en évidence la concurrence entre les deux têtes de l’exécutif, de même que leur volonté de restaurer un lien dégradé avec les Français ou encore de revitaliser l’un des piliers constitutionnels du présidentialisme (le dernier référendum date de 2005). Mais elles révèlent surtout une sorte de rendez-vous référendaire presque incontournable : plébiscité dans les sondages, maintes fois promis par le président de la République, le référendum pourrait finir par s’imposer dans le contexte actuel d’absence de majorité au Parlement et de nécessité d’opérer des choix difficiles.
Dès lors, la question est : comment s’assurer, en l’état actuel du droit (une réforme de l’institution n’étant pas réalisable à court terme), que le procédé fonctionne correctement ? Une telle interrogation, dans le cas du référendum présidentiel français, revient surtout à se demander comment empêcher sa personnalisation, dite aussi « plébiscitarisation », dans une large mesure à l’origine de sa raréfaction après de Gaulle.
Héritage gaullien
Si le glissement d’enjeu de la question posée vers l’initiateur, explicitement sollicité par le fondateur de la Ve République (qui demandait aux Français d’exprimer un vote de confiance à son égard), a pu jouer en faveur de celui-ci lors des quatre premiers référendums, en stimulant la participation et le vote oui, il a commencé à agir en sens inverse dans la phase déclinante du gaullisme : le référendum de 1969 est un échec (victoire du non), entraînant la démission du général, comme le seront, à des degrés divers, les référendums organisés par ses successeurs, moins charismatiques et victimes de la baisse chronique de popularité présidentielle.
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Sur les cinq référendums post-gaulliens, trois ont été gagnés largement mais avec une participation dérisoire (en 1972 sur l’entrée de la Grande-Bretagne et des pays nordiques dans la Communauté européenne ; en 1988 sur l’auto-détermination de la Nouvelle-Calédonie ; en 2000 sur le quinquennat) ; tandis que les deux référendums sur l’Europe ont remporté, le premier sur le traité de Maastricht (1992), une victoire à la Pyrrhus, obtenue in extremis alors que les sondages donnaient une majorité des deux tiers au oui en début de campagne, et une défaite cuisante en ce qui concerne le second, sur le projet de Traité constitutionnel européen (2005).
Éviter la personnalisation
Après avoir favorisé la participation et la victoire, la personnalisation du scrutin semble donc, après de Gaulle, vouer le référendum présidentiel à la défaite ou à l’abstention.
Dans un cas comme dans l’autre, cela pose problème dans une perspective démocratique, car le référendum décide d’une politique publique sur la base d’une volonté qui a un autre objet. Comment donc empêcher la personnalisation du référendum, et d’abord, est-ce possible ? Les travaux sur la démocratie directe tendent à considérer comme indépassable ce biais du référendum d’initiative présidentielle et suffisant à le disqualifier. Certains vont même jusqu’à affirmer que tout « référendum d’en haut », qu’il soit initié par le président, par le gouvernement ou par le Parlement, serait structurellement enclin au glissement d’enjeu.
Pour autant, ce type de référendum comporte un certain nombre d’avantages par rapport au « référendum d’en bas » (d’initiative populaire), comme le fait de pouvoir porter plus facilement sur des grands choix publics, ou sur des projets aptes à remporter une adhésion large, car élaborés au sein des institutions représentatives. Et il est susceptible d’être « dépersonnalisé », par des mesures dont la plupart sont de l’ordre des « bonnes pratiques » – qui sont devenues un volet important de la production normative en matière électorale et référendaire dans les démocraties matures (voir le « Code de bonne conduite en matière référendaire»delaCommissiondeVenise).
Dépolitiser le référendum
La première bonne pratique est la dépolitisation du référendum par les acteurs politiques, à commencer par l’initiateur, qui doit éviter toute mise en jeu personnelle. Contrairement à ce qui est parfois entendu, l’engagement de responsabilité et la démission en cas d’échec ne rendent pas le référendum plus démocratique. C’est le contraire, car cela brouille les cartes et égare le choix des électeurs. Ce n’est pas au référendum de corriger les excès du présidentialisme et l’irresponsabilité présidentielle.
En d’autres termes, la conception gaulliste du référendum doit être abandonnée. C’est ce qu’ont fait François Mitterrand et Jacques Chirac en déclarant qu’ils ne démissionneraient pas en cas d’échec. Cela a indiscutablement contribué à « déplébiscitariser » le référendum. Mais il faut aller plus loin : le président pourrait demander explicitement aux Français de se concentrer, en leur âme et conscience, sur la question posée.
Au-delà, il revient à l’ensemble des acteurs politiques de garantir que cet exercice de démocratie directe soit un vrai débat d’idées, non biaisé par des enjeux de compétition électorale. Ce qui n’empêche pas les partis d’exposer leur position – il est même souhaitable qu’ils le fassent pour fournir des repères aux électeurs. Les médias ont aussi un rôle majeur à jouer dans cet effort collectif de non-politisation du référendum.
Conventions citoyennes
Une deuxième pratique efficace pour dépersonnaliser le référendum est la mise en place d’une convention de citoyens tirés au sort, chargée de présenter durant la campagne référendaire une sorte d’audit de la proposition soumise au vote, expliquant ses enjeux, les points de vue en présence et éventuellement une position adoptée par elle dans une sorte de « pré-référendum ». L’Oregon, et d’autres pays dans la foulée, ont mis en place ces Citizen’s Initiative Reviews, en général en lien avec l’initiative populaire, mais cela peut très bien fonctionner aussi avec les « référendums d’en haut ».
Il y a tout lieu de penser que l’avis d’une telle assemblée serait beaucoup moins politisé et sujet au glissement d’enjeu que celui des forces politiques. L’intervention d’une convention de citoyens pourrait aussi avoir lieu en amont, et le président convoquer le référendum sur des propositions de cette convention reformulées en projets de loi du gouvernement, comme cela avait été envisagé pour la Convention citoyenne sur le climat C’est ce qui a été expérimenté en Islande sur la réforme de la Constitution et en Irlande sur l’avortement puis sur le mariage pour tous. La question des temps de l’enfant, qui sera l’objet de la prochaine convention, se prêterait sans doute à cet exercice.
Le choix du sujet
À condition d’être suffisamment médiatisée, une convention citoyenne permet aussi de stimuler la curiosité du public sur un sujet. Or, il est essentiel que le référendum porte sur une question qui intéresse les citoyens et ne soit pas trop complexe. Le glissement d’enjeu (de même que l’abstention) dérive, en effet, souvent du manque d’intérêt pour la question posée et de la difficulté à la comprendre. Dans cette optique, on peut regretter que l’article 11 de la Constitution qui définit la procédure de référendum, n’ait pas été étendu aux questions de société, souvent inclues dans le domaine référendaire à l’étranger. Ainsi imagine-t-on mal un référendum sur le sujet de la fin de vie, par exemple, connaître un glissement d’enjeu.
Il reste qu’une campagne intense et pédagogique peut aussi être décisive pour sensibiliser et familiariser l’opinion à un problème. La démonstration en a été faite par le référendum de 2005, qui portait sur un sujet lointain (l’Europe) et très juridique (une Constitution). Cela n’a pas empêché les électeurs de se rendre nombreux aux urnes et de se focaliser très majoritairement sur la question posée.
Pratique régulière, « Referendum Day », référendum à plusieurs options
Une bonne pratique est enfin une pratique régulière. La routinisation du référendum entraîne le développement d’une culture de la participation directe aux décisions. Les votants prennent l’habitude de se prononcer exclusivement sur les questions posées. L’organisation d’un « Referendum Day » regroupant plusieurs consultations, comme en Suisse ou aux États-Unis, est aussi un antidote à l’expression d’un vote de confiance ou de défiance – qui suppose de répondre de la même façon à toutes les questions.
Le référendum proposant un choix entre plusieurs options diminue aussi le risque de glissement d’enjeu. Mais il pose d’autres problèmes, comme la victoire d’une option qui n’a pas atteint la majorité absolue, le vote utile, ou la détermination des options en présence à des fins de manipulation ; tandis que le classement par ordre de préférence ne permet pas de dégager un vainqueur indiscutable (paradoxe de Condorcet). Une voie à explorer est la méthode du « jugement majoritaire », qui demande aux votants d’attribuer des appréciations aux différentes options. Les calculs permettant de déterminer l’option victorieuse apparaissent cependant compliqués.
Le meilleur système reste sans doute le référendum classique demandant d’approuver ou rejeter une proposition fruit d’un processus d’élaboration inclusif en amont – ce pour quoi le « référendum d’en haut » est mieux outillé.

Laurence Morel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
11.05.2025 à 17:14
Autogestion : les leçons de Lip et des… dominicains
Texte intégral (2124 mots)
Avant l’entreprise libérée, l’entreprise autogérée. Le principe : les salariés sont associés aux décisions. Exemples de Lip en 1973 et… des dominicains au Moyen Âge. Qu’ont-ils en commun ?
Que sont les sciences de gestion ? Une discipline en plein questionnement, devant réfléchir la place de l’entreprise, de ses décisions et de ses acteurs, dans un monde en plein bouleversement. Ceci conduit à repenser les liens avec les modèles existants et les autres sciences humaines.
Dans cette perspective de renouvellement, revisiter l’histoire peut être une source de réflexion et d’enseignements précieux. Remontons le temps avec une notion absente des sciences de gestion : l’autogestion. La fin des années 1960 marquent une soudaine et violente soif de liberté, y compris dans l’entreprise. Ce terme fut alors très en vogue, devenant objet d’histoire, semble-t-il, plutôt que de notre discipline. Il revêt une dimension politique, en mettant en lumière le modèle économique autarcique des pays non alignés comme l’Algérie.
L’objectif de cette contribution est de donner des contours à cette notion d’autogestion d’un point de vue gestionnaire. Passons par une démarche inductive et étudions deux expériences a priori éloignées : Lip, entreprise horlogère bisontine datant du XIXe siècle se revendiquant une entreprise autogérée et… l’ordre monastique des Dominicains sur lequel j’ai écrit une étude. Là aussi peu présent en sciences de gestion et propre à enrichir les réflexions, cette organisation peut apparaître comme pionnière en la matière.
Lip : « On fabrique, on vend, on se paie. »
Une application radicale, l’expérience de la manufacture horlogère française Lip se résume à un slogan : « C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie. » C’est en quelques mots (et en quelque sorte) les contours d’une entreprise autogérée : une horizontalité totale.

Le démarrage se fait dans la douleur, et même dans la force. Fondée en 1867 à Besançon (Doubs), le consortium suisse Ébauches SA, actionnaire principal, remercie le patron emblématique Fred Lipmann, petit-fils du fondateur, en 1971. En juin 1973, un plan de licenciement se prépare à l’usine Lip de Palente sur fond de marché de l’horlogerie en pleine déconfiture. À l’intérieur du cartable d’un administrateur se trouve un document sur lequel il est noté : « 480 à dégager. »
Paies ouvrières et poste tournant
En réaction, 100 000 personnes manifestent le 29 septembre 1973. Pendant neuf mois, un collectif fonctionne en dehors des règles de la légalité, avec un étonnant mélange de soutiens allant des catholiques progressistes à la gauche autogestionnaire – du dominicain Jean Raguénès à Michel Rocard, de l’Action catholique ouvrière au Parti socialiste unifié (PSU) et aux syndicats.
Concrètement, les stocks sont extraits de l’usine et 50 000 montres cachées, la production continue, les Lip vendent leurs montres et se paient. Des « paies ouvrières » et des commissions – gardiennage, production, restauration – sont organisées. Chaque salarié occupe un poste tournant, et fait partie d'une commission, quelles que soient ses compétences ou sa position hiérarchique. Des montres se vendent directement dans l’usine. Les idées fourmillent et sont mises en pratique dans la journée.
Cette épopée trouve son épilogue en janvier 1974 avec la fin de l’expérience autogestionnaire. Une nouvelle étape censée permettre un nouvel élan à l’usine est lancée, dirigée par Claude Neuschwander. Le contexte n’est plus le même, Lip redevient une entreprise « classique ».
Le libéralisme : cause de l’échec de Lip ?
Lip a montré que l’expérience d’autogestion était possible, mais son oubli ou l’absence d’étude poussée dans le champ des sciences de gestion ne permet pas de comprendre réellement les causes de cet échec.
La formalisation théorique croissante du monde économique libéral à la même époque met cette expérience en porte à faux avec un modèle d’autogestion structuré. L’économiste Milton Friedman est déjà influent avec sa théorie de la maximisation actionnariale. La nouvelle règle de 15 % de rentabilité des capitaux propres (ROE) va bientôt émerger – la rémunération normée et attendue par les actionnaires en échange de leurs investissements. La mécanique libérale se met en place, bien éloignée de l’objectif des Lip de sauver des emplois.
La théorie de l’agence, élément essentiel de la pensée libérale, est publiée par Jensen et Meckling en 1976, alors que Lip dépose le bilan. Il s’agit de la formalisation de la gestion de la relation entre celui qui décide et celui qui doit exécuter, le principal – l’actionnaire – et l’agent – le dirigeant. Des propos bien éloignés de la vision autogestionnaire.
Une autre réflexion semble tout aussi intéressante et nécessiterait d’être approfondie. Lip étant une expérience isolée, pleine de panache, d’une étonnante créativité et spontanéité, mais son isolement lui aurait-elle été fatale ?
Moyen Âge autogéré
Il faut remonter au Moyen Âge pour rencontrer d’autres organisations autogérées : les ordres monastiques. Ils se sont développés souvent loin des centres économiques, donc isolés du monde, avec une vision horizontale des rapports, en rupture avec le monde médiéval où la verticalité hiérarchique dominait. Une véritable autonomie par rapport à la double autorité de leur ordre et du Vatican.
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Pour permettre cette liberté, les ordres monastiques disposent d’un principe structurant et novateur : le chapitre. C’est un moment de délibération durant lequel le dirigeant échange avec les membres de l’organisation dans une relation très horizontale. Chaque ordre a sa propre culture et son identité.
Les dominicains ont une forme de chapitre spécifique. C’est durant ce temps – au niveau local avec le couvent, régional avec la province et global pour le monde – que les communautés déterminent les sujets à traiter pour le mandat à venir, mais aussi qui sera en charge de les mener à bien. À noter que personne n’est candidat à la fonction : les votants déterminent qui l’est et votent. Les mandats sont limités dans leurs nombres et leur temporalité. Une fois la charge terminée, le dirigeant redevient simple acteur dans l’organisation. Cette structure élective se base sur un double principe de subsidiarité/substitution et de confiance. Tout ce qui peut être effectué à l’échelon inférieur doit l’être.
Intrapreneuriat au couvent
Il résulte de cette structure très horizontale, de ces principes et de cette culture, un fourmillement de projets. Ils assurent des revenus nécessaires à l’équilibre économique de l’organisation. À ce titre, il est possible de lire la notion d’intrapreneuriat dans ce cadre a priori insolite.
À lire aussi : L’intrapreneuriat, un subtil équilibre entre organisation et désorganisation
Ainsi, au XXIe siècle, des étudiants ont pris l’initiative d’utiliser Internet pour d’abord mettre en ligne des textes de conférences, puis voyant le potentiel de cette technologie, ils ont adapté leur prédication au format de l’écran. Depuis une expérience locale dans le couvent des étudiants de Lille, jusqu’à sa pérennisation, en passant par la gestion d’une phase de forte croissance, cette activité a d’abord été gérée par les étudiants de manière complètement autonome, sans contrôle formel de l’ordre, avec un responsable pour une durée limite. Un poste tournant… comme chez Lip.
Sa nécessaire professionnalisation a été consacrée par le chapitre qui lui a donné une autre stature : « Retraite dans la ville » devenait une activité durable. On y voit une forte horizontalité, des process réduits et des responsables différents d’une année à l’autre sans que la progression du projet ralentisse.
L’autogestion est donc une organisation dans laquelle la hiérarchie et le contrôle sont réduits et l’autonomie des acteurs est forte. Diriger et agir ne sont pas séparés. La possibilité de durer dans le temps dépend d’une culture forte et homogène et d’une insertion dans un écosystème global. Ces conclusions sont observables sur l’ordre des Dominicains, une organisation a priori éloignée des sciences de gestion. Étaient-elles présentes chez Lip et l’expérience aurait-elle pu perdurer au-delà de quelques mois ? Nous ne le saurons jamais…

François Delorme ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.