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14.11.2024 à 17:22
La domination des enfants par les adultes selon le philosophe Tal Piterbraut-Merx
Léo Manach, Docteur en anthropologie, Université Paris Cité
Anaïs Bonanno, Post-doctorante en sociologie, Université Lumière Lyon 2
Félicien Faury, Postdoctorant, CESDIP, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay
Léa Védie-Bretêcher, Docteure en philosophie , ENS de Lyon
Marion Kim-Chi POLLAERT, Chercheur post-doctoral en philosophie, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Sam Selma Ducourant, Postdoctoral fellow, Université Paris Dauphine – PSL
Texte intégral (2118 mots)
Samedi 16 novembre, à l’appel d’une cinquantaine d’associations et de syndicats, une manifestation nationale dénoncera les violences faites aux enfants et aux adolescents. Ces violences ne sont que la face émergée d’une domination structurelle analysée par Tal Piterbraut-Merx dans La domination oubliée. Politiser les rapports adulte-enfant (éditions Blast). Le chercheur y analyse les logiques juridiques, familiales et scolaires qui maintiennent les mineurs dans le statut d’être politique inachevé.
Les relations adulte-enfant sont de plus en plus fréquemment envisagées comme des rapports de domination. En témoigne l’activité éditoriale de 2024 : l’Observatoire de la violence éducative ordinaire publie Émanciper l’enfance : comprendre la domination adulte pour en finir avec la violence éducative, la sociologue Gabrielle Richard écrit Protéger nos enfants, la bédéiste Cécile Cée signe Ce que Cécile sait : journal de sortie de l’inceste. Ces trois ouvrages sont influencés par le travail de Tal Piterbraut-Merx, qui remet en question la représentation de l’enfance comme naturellement vulnérable et propose, dans une perspective féministe, de repolitiser les rapports adulte-enfant.
Son livre La domination oubliée. Politiser les rapports adulte-enfant est paru à titre posthume à l’automne 2024. Tal Piterbraut-Merx était chercheur en philosophie politique, écrivain et militant. Victime d’inceste, il s’est suicidé en 2021 à l’âge de 29 ans, alors que son manuscrit de thèse était écrit aux deux tiers. Après sa mort, un collectif d’amis et amies s’est constitué pour le relire et le synthétiser afin de faire connaître sa pensée, et cosigne, après plus de deux ans de travail, cette sortie.
Dénaturaliser l’enfance
La Domination oubliée prend pour objet l’enfance, très rarement prise en compte en philosophie politique – c’est le premier sens du titre. En effet, l’enfance est principalement reléguée à deux sphères, celle de la famille (et donc du privé) et celle de l’éducation. Cette exclusion du domaine politique est d’autant plus rigide qu’elle est considérée comme naturelle, et continue à imprégner nos façons de nous référer aux enfants.
Piterbraut-Merx montre que, tant dans les théories du contrat social (comme celle de Locke que dans les pensées de philosophes libéraux des années 1970 (comme Rawls et Dworkin), l’enfant est érigée en figure naturellement inférieure, au même titre que les femmes. Contrairement à l’homme adulte, l’enfant est jugé inapte à participer à la vie politique et considéré comme un être en devenir qui n’intégrera le domaine du public qu’au terme d’un long processus.
Chez tous ces auteurs, cette conception de l’enfant comme une version inachevée des adultes justifie le pouvoir des adultes sur les enfants : il est légitime de prendre des décisions à sa place sur tous les aspects de sa vie.
Mais comme le souligne Piterbraut-Merx, cette infériorité est construite et paradoxale : la vulnérabilité des enfants est naturalisée alors même que la société dans laquelle elles et ils évoluent les empêche de s’affranchir. Autrement dit, en partant du cas limite du nourrisson, on étend la dépendance à toute une catégorie d’êtres, de 0 à 18 ans, et on la naturalise. Ceci semble justifier l’interdiction aux mineurs d’ouvrir un compte en banque, de louer un logement, de voter, ou que les portes et meubles ne soient pas adaptés à leur taille. Or, c’est justement cette minorisation qui constitue les enfants comme vulnérables ou dépendants, et entretient la domination des adultes sur les enfants.
Le paradoxe de la protection
C’est tout d’abord la famille, en particulier les parents, qui sont en charge de protéger les enfants. Or, d’après une enquête menée par le service national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger, en 2020, plus de 90 % des auteurs et autrices de violences présumées sont des membres de la famille proche de l’enfant. C’est dire que la sphère familiale est un foyer majeur de violences sur les enfants, ce qui fait notamment écho à des réflexions initiées en France par Christiane Rochefort.
La vulnérabilité des enfants est aussi produite par leur statut juridique de mineurs. Certes, les enfants ont des droits, comme celui d’être protégé de la violence ou de la maltraitance, mais elles et ils ne peuvent pas les exercer sans l’accord de l’autorité parentale : le statut de minorité instaure donc une dérogation au droit commun. C’est justement ce statut de minorité, censé les protéger, qui permet les violences et, pire, organise la difficulté à s’élever contre elles : l’enfant est non seulement privé de toute autonomie économique et psychique, mais aussi ne peut choisir son lieu de vie, ni quitter le domicile familial sans autorisation, ni même se constituer partie civile dans un procès.
Tal Piterbraut-Merx identifie une troisième institution au fondement des rapports de domination adulte-enfant : l’école. Adoptant une approche matérialiste, l’auteur propose qu’obliger les enfants à consacrer gratuitement leur temps à l’école « correspond à une incorporation forcée et non rémunérée des normes sociales et politiques capitalistes », ce qui, de manière différée, les rendra employables et productifs. Dès lors, de même que les classes sociales découlent de l’appropriation de la force de travail des travailleurs et travailleuses par les patrons, ou que les classes de sexe découlent de l’appropriation du travail domestique et sexuel des femmes par les hommes, Piterbraut-Merx pose que les classes d’âge reposent sur l’appropriation du temps des enfants par les adultes.
L’auteur conclut que « l’agencement des rapports adulte-enfant s’adosse à ces trois institutions (juridique, familiale, scolaire) qui se co-construisent, et dont la compréhension des mécanismes ne saurait se produire de façon isolée les unes des autres.
Abolir la famille, conjurer l’oubli
Fort de ces analyses, l’auteur appelle à une remise en question générale des structures de pouvoir qui régissent l’enfance. Il critique certaines tentatives historiques de « repolitisation tronquée » que sont notamment celles des mouvements pro-pédophiles des années 1970. Il s’intéresse à des pistes pratiques d’abolition ou de reconfiguration de la famille, qui ne sont malheureusement pas développées dans le manuscrit inachevé laissé à sa mort.
Une caractéristique majeure qui permet à ce rapport de domination de se reproduire, et qui fait sa spécificité, est le fait que « Tous·tes les enfants deviennent adultes, et tous·tes les adultes sont d’ancien·ne·s enfants ». Elles et ils passent donc, au cours du temps, du statut de dominé au statut de dominant. Cette « instabilité temporelle » rend difficile l’accession à une conscience de classe, et risque donc d’empêcher la résistance collective à la domination. En effet, l’oubli semble faire partie intégrante du passage à l’âge adulte, c’est-à-dire au statut de dominant – c’est le deuxième sens du titre « la domination oubliée ».
Les comportements de minimisation et de justification des violences vécues, ainsi que les idéalisations de l’enfance comme un âge regretté d’insouciance, participent à l’oubli, par les adultes, de leurs expériences d’enfant. L’amnésie traumatique, qui touche particulièrement les victimes de violences, notamment sexuelles, éloigne encore les possibilités de remémoration – alors que la résurgence des souvenirs traumatiques à l’âge adulte, en particulier dans les cas d’inceste, « opère un rapprochement inédit entre l’expérience de l’enfance et l’adulte devenu ».
Piterbraut-Merx propose alors une piste politique particulièrement pertinente et féconde : conjurer l’oubli, par les adultes, de leur condition passée d’enfant. Ce levier de résistance à la domination relève d’« une fidélité politique à certains souvenirs d’enfance ». En effet, la mise en place d’ateliers collectifs de remémoration « ouvre la possibilité […] d’une ressaisie par le sujet dominant des cadres d’expérience du sujet dominé ». Une « réminiscence collective et sélective des mécanismes sur lesquels repose l’idéalisation de l’enfance » permettrait de « repérer les traits communs, les motifs récurrents qui fondent le rapport des adultes aux enfants » et de « faire apparaître un tableau général et politique de l’enfance ». C’est d’ailleurs à ces ateliers (qui se poursuivent aujourd’hui) pratiqués par d’autres, que l’auteur s’est employé avec plusieurs autres personnes survivantes d’inceste à la fin de sa vie.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
13.11.2024 à 17:13
Des « gilets jaunes » à la révolte en Martinique : comprendre les mobilisations contre la vie chère
Antoine Bernard de Raymond, Sociologue, Directeur de Recherche (INRAE), Agriculture, Alimentation et inégalités sociales, Université de Bordeaux
Texte intégral (1747 mots)
Depuis plusieurs semaines, un mouvement de révolte contre la vie chère embrase la Martinique. Cette mobilisation a de nombreux points communs avec le mouvement des « gilets jaunes » ou d’autres mobilisations à travers le monde, notamment dans les pays du Sud. Quelles sont leurs caractéristiques ? Quel est leur débouché politique ? Analyse. »
Un puissant mouvement de protestation contre la vie chère a débuté en septembre en Martinique. Manifestations, blocages, émeutes, ce mouvement atteint un haut degré de conflictualité. Les participants répondent à l’appel du Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC), un collectif de défense des conditions de vie des Antillais, formé en 2024. Ils réclament en particulier l’alignement des prix locaux de l’alimentation sur ceux de la métropole, alors qu’ils sont en moyenne 40 % plus chers.
Certains enjeux de cette mobilisation sont liés au contexte très spécifique des Antilles françaises, et en particulier à leur héritage colonial. Les taxes mais aussi et surtout l’organisation oligopolistique de la distribution locale, produisent de forts écarts de prix par rapport à l’Hexagone.
Mais, loin d’être un événement singulier, les mobilisations en Martinique s’inscrivent dans un ensemble plus vaste de mouvements contre la vie chère ou pour le pouvoir d’achat. On peut citer les « émeutes de la faim » en Afrique en 2008, la lutte contre la « pwofitasyon » aux Antilles en 2008-2009, la « Révolte du vinaigre » au Brésil en 2013, le mouvement des « gilets jaunes » en France à partir de 2018, les manifestations initiées au Chili en 2019 contre l’augmentation des prix des transports publics. Or l’ensemble de ces révoltes populaires partagent des caractéristiques communes, relatives à leurs mécanismes de déclenchement, à leur composition, à leurs modes d’action, à leurs objectifs et aux réponses politiques qu’elles reçoivent.
Des luttes qui mobilisent au-delà des travailleurs
Les luttes contre la vie chère peuvent surprendre l’observateur occidental, parce que l’Occident a vu s’institutionnaliser, au cours des XIXe et XXe siècles, un mode de lutte fondé sur le mouvement ouvrier et le salariat. Dans les pays européens en particulier, les conflits sociaux sont liés aux questions des conditions de travail, des salaires, et des formes de protection sociale (salaire, sécurité sociale, retraite, assurance chômage notamment).
Mais le capitalisme s’est développé avant bien avant les grandes entreprises et l’avènement du salariat. Dès le XIXe siècle, en Europe, la proto-industrie a permis le développement du capitalisme avec le travail à la tâche. Dans de nombreux pays dits « du Sud » subsiste aujourd’hui un important secteur informel, tandis qu’au Nord se développe l’autoentrepreneuriat. Ainsi, il faut peut-être regarder les révoltes contre la vie chère comme la normalité plutôt que comme l’exception.
À lire aussi : Martinique : comprendre le mouvement contre la vie chère
En dépit de leur émergence dans des contextes sociohistoriques très variés, les luttes contre la vie chère présentent des caractéristiques communes.
Tout d’abord, dans leur composition. Alors que les mouvements ouvriers rassemblent par définition des travailleurs, les luttes contre la vie chère attirent un public beaucoup plus hétérogène que les conflits du travail : aussi bien des travailleurs que des non travailleurs (chômeurs, retraités, inactifs), des hommes comme des femmes, et différentes classes d’âge.
Le rôle des femmes en particulier mérite d’être souligné. Alors que l’univers de la contestation syndicale est plutôt masculin, les révoltes contre la vie chère mettent en jeu, non pas le salaire, mais le budget de famille – souvent géré par les femmes. On constate que ces révoltes donnent la part belle aux femmes, y compris dans des rôles de leader.
L’implication des retraités est aussi à souligner. Dans de nombreux pays, les personnes âgées ne bénéficient pas d’un système de retraite puissant comme en France, et sont exposées à la précarité.
Des révoltes spontanées
Alors que le mouvement ouvrier puis syndical s’est peu à peu canalisé autour d’un répertoire d’action pacifié et ritualisé, les révoltes contre la vie chère ne sont généralement pas initiées par des organisations syndicales et se caractérisent par leur spontanéité. Cette absence d’organisation officielle de la révolte confère à celle-ci son caractère éruptif, mouvant et foisonnant : émeutes, manifestations, blocages, voire pillages, avec une propension marquée pour la violence (contre les biens).
Ce bouillonnement de la révolte se retrouve aussi dans les motifs, les revendications ou les objectifs des protestataires. La mobilisation part quasiment toujours d’un fait en apparence assez singulier (le prix d’une denrée en particulier, une mesure d’austérité adoptée par le gouvernement parmi tant d’autres) pour s’étendre à un ensemble plus large de revendications, mettant en cause non seulement le fonctionnement de l’économie, mais aussi la représentation politique.
Prenons par exemple le mouvement des « gilets jaunes », ou la contestation sociale qui débute au Chili quelques mois plus tard, à l’automne 2019. Dans les deux cas, la colère sociale est allumée par des décisions des gouvernements : l’augmentation d’une taxe sur le carburant diesel et l’augmentation du prix du ticket de métro et des transports en commun.
Dans ces deux situations, les conséquences économiques de ces décisions n’étaient objectivement pas immenses pour les ménages, mais elles ont suffit à lancer un mouvement de protestation puissant. Puis les revendications ont fait boule de neige : l’objet premier de la révolte se trouvant rapidement connecté à tout un ensemble d’injustices et de dysfonctionnements économiques.
La sphère politique prise pour cible
Cette colère portant sur les conditions matérielles de vie s’arrime également à une critique de la sphère politique. Les « gilets jaunes » demandent la démission du président Macron, l’adoption du référendum d’initiative citoyenne (RIC) voire une nouvelle Constitution, tandis qu’au Chili la contestation débouche sur un processus constituant.
Pourquoi des problèmes économiques aboutissent-ils à une remise en cause du gouvernement ? Du point de vue des manifestants, c’est le pouvoir politique qui gouverne les prix, et non la main invisible du marché. Les « gilets jaunes » par exemple soulignent volontiers que le prix du carburant est constitué à plus de 50 % par des taxes.
Le bien dont l’augmentation de prix déclenche la colère populaire n’est jamais anodin mais doté d’un statut spécifique qui fait l’objet d’un contrat moral implicite entre gouvernants et gouvernés – bien alimentaire ou bien essentiel pour la mobilité des personnes. Les manifestants considèrent que la classe politique a le devoir de garantir un accès à ce bien.
Ce constat permet de souligner une autre caractéristique essentielle des révoltes contre la vie chère : leur cible. Elles visent en premier lieu le gouvernement, la classe politique et l’État. Elles s’inscrivent de manière rationnelle dans l’histoire et les institutions de régulation publique de l’économie. Ces mobilisations ne visent que secondairement les entreprises dans le cadre du conflit capital-travail.
Dans les pays où l’État s’est moins construit autour de la régulation du travail, de la protection sociale et de la redistribution des richesses, pour se focaliser sur le contrôle des prix (en Afrique de l’Ouest ou au Maghreb par exemple), l’incapacité de la puissance publique à garantir ce socle minimal de l’accès aux biens déclenche rapidement la colère sociale. De ce point de vue, le fait que la colère des « gilets jaunes » en France se soit portée sur le pouvoir d’achat (plutôt que sur les salaires ou la répartition de la valeur ajoutée entre capital et travail) en dit long sur la perte de pouvoir des régulations du travail et du salariat (baisse du taux de syndicalisation, discipline sur les salaires, primauté des accords d’entreprise sur les accords de branche, etc.).
Néanmoins, les protestations contre la vie chère ne traduisent pas uniquement une décomposition des régulations du travail et une perte de pouvoir de négociation syndical. Elles signalent aussi un retour de la contestation sociale, de la conflictualité, et l’invention de nouveaux modes d’action. En ce sens, alors que l’appareil productif s’est transformé (désindustrialisation des pays occidentaux) et que les politiques de maintien de l’ordre ont depuis longtemps appris à limiter les effets des grèves et manifestations, elles peuvent aussi signifier un réveil de la combativité sociale et l’élaboration de stratégies contestataires renouvelées.
Antoine Bernard de Raymond ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
12.11.2024 à 17:38
« Sex Education », « Glee », « HeartStopper » : la sexualité des ados vue par les séries
Arnaud Alessandrin, Sociologue, Université de Bordeaux
Mélanie Bourdaa, Professeure en Sciences de l'Information et de la Communication, Université Bordeaux Montaigne
Texte intégral (1622 mots)
Les séries ont un impact croissant sur l’imaginaire des adolescents. Comment abordent-elles les questions relatives à la sexualité ? Quelle sociabilité se constitue autour de ces séries et des leurs « fans » ? Une enquête répond à ces questions.
Les séries sont de plus en plus regardées par divers publics comme signale le phénomène « peak TV » qui désigne l’explosion du nombre de séries diffusées aux États-Unis depuis le début des années 2000. Une partie nos représentations et de nos pratiques sont donc traversées par ces imaginaires sériels. C’est particulièrement vrai pour les jeunes générations.
Notre projet de recherche intitulé « Sexteen » interroge ce que les séries à destination des adolescents (« les teen séries ») font aux adolescents et adolescentes en matière de genre et de sexualité et inversement, ce que ces derniers font des séries qu’ils regardent et partagent collectivement.
Cet article se focalise sur ce double mouvement que le projet Sexteen a développé dans un livre intitulé Teen Series. Genre, sexe et séries pour ados. Pour cette enquête, nous avons mené une centaine d’entretiens et étudié les 8 séries les plus regardées sur les plates-formes de streaming (notamment Netflix) en fonction d’un sondage représentatif portant sur un millier de personnes (dont 40 % de lycéens, 15 % de collégiens et 40 % d’étudiants jusqu’en première année de faculté).
Des représentations multiples dans les séries
Les séries les plus regardées mettent en avant de nombreuses thématiques et questionnements. Comment envisager une première fois (Sex Education ou HeartStopper) ? [« Comment vivre son « crush » selon le terme étudié par la sociologue Christine Detrez ; Comment dire sa transidentité (HeartStopper) ? Comment évoquer les addictions (Skins) ? Comment faire couple après l’éclosion du mouvement #MeToo (Sex Education) ?
À lire aussi : Le crush à l’adolescence : une pratique culturelle ?
Ces séries nous laissent entrevoir trois grandes mutations dans les productions audiovisuelles. La première : une complexification des thématiques abordées. La visibilité des personnages lesbiens, trans ou asexuels par exemple n’est plus cantonnée à des narrations périphériques : elle s’ancre dans des figures centrales à qui les séries consacrent des épisodes entiers. La seconde : une plus forte identification des personnages et des spectateurs. Il n’est plus question que les adolescents soient uniquement joués par de jeunes adultes (on pense par exemple aux « adolescents" » de la série Beverly Hills dans les années 1990) et plus encore, que des minorités (notamment de genre ou de sexualité) soit constamment incarnées par des acteurs ou des actrices non concernés. La troisième : la place des fans. Les réseaux sociaux ont permis aux communautés de se densifier, d’échanger plus rapidement et d’influencer plus directement les productions.
Notre enquête montre également que les adolescents qui regardent ces séries ne sont pas passifs ou passives. Les réceptions sont plurielles et amènent certains publics adolescents à créer des contenus et engager des dialogues féconds autour des narrations et des personnages. À la manière des travaux de Mélanie Bourdaa sur les fans, il convient de mettre en lumière les pratiques de ces spectatrices et spectateurs : ils et elles commentent sur les réseaux sociaux, participent à des forums, lisent des livres autour des séries, rencontrent d’autres fans, produisent des vidéos, des dessins, des écrits, des playlists sur la base des œuvres. Cela peut même aller jusqu’à un activisme culturel, social ou politique dans lequel les publics s’emparent des narrations et personnages pour mener des actions qui leur tiennent à cœur.
Par exemple, lors de la mort de Lexa, personnage lesbien de la série The 100, les fans s’étaient saisies de la narration et des valeurs du personnage pour lever des fonds destinés à une association aidant les jeunes LGBTQIA+ qui tentent de se suicider. C’est toute une communauté, des réseaux, des solidarités (et parfois quelques oppositions franches, avouons-le) qui se tissent alors.
Témoignages d’ados
Certains témoignages lors de notre enquête illustrent parfaitement les grandes tendances et pratiques évoquées.
Maxence, lycéen, a longtemps regardé la série Elite. Il évoque avec nous les soirées avec ces amis autour de la série :
« C’est simple, le week-end c’est “Elite”. On y passe des heures. On a des teams pour tel ou tel personnages. C’est drôle d’y repenser car en fait on a des potes qui n’étaient pas nos potes à l’origine mais qui se sont greffés à nous et maintenant ils font partie du groupe […] On a aussi eu un coming out. C’était super fort. Un pote nous a dit qu’il trouvait très sexy Manu Rios (Patrick Blanco dans la série) et les filles étaient d’accord et tout. Alors on a commencé à la charrier et il nous a dit qu’il était gay. Bon, on avait l’air con parce qu’on ne savait pas et qu’on s’en fout alors on ne voulait pas l’embêter avec ça. Et puis on a trouvé ça super qu’il nous fasse confiance et qu’il se sente bien pour nous le dire. Rien que pour ça c’est cool qu’on puise regarder la série ensemble. »
Pierre et Stéphane sont en couple depuis cinq ans. Étudiants dans une université parisienne, ils regardent HeartStopper et s’empressent d’acheter tout ce qui sort autour de la série.
« Avec des amis nous sommes partis à la Pride de Londres. Il y avait un groupe de fans de la série qu’on a rejoint. Les acteurs et la série défilaient aussi : c’était fantastique de se dire qu’on partageait ça avec eux. »
L’importance de la communauté, analysée pour des chanteuses comme Taylor Swift, permet de comprendre le levier socialisateur des séries, mais aussi le rôle des teen séries dans la construction identitaire des jeunes.
La question du coming out, que l’on voit dans la série Glee, est une question centrale mais peu traitée dans les séries. Pourtant, lorsque les personnages (Kurt et Santana) vivent ces moments de dévoilement identitaire à leur famille et amis, ils proposent des modèles pour les jeunes publics. Ainsi, la série a permis aux fans de produire des discours sur leur propre identité sexuelle et sur leur propre vie. Ainsi, une fan qui regardait la série et interagissait sur les blogs, déclare :
« J’étais sereine, je respirais enfin. Je n’avais plus besoin de me cacher. Santana découvrait sa sexualité en même temps que moi. Son histoire m’a vraiment aidée à me projeter. »
Le personnage accompagne cette fan dans son évolution et la représentation à l’écran lui donne des clés de compréhensions et d’analyse de ce qu’elle vit.
La question de la première fois est également un thème abordé dans les teen séries, permettant de constater une évolution de la représentation. En effet, les séries comme Beverly Hills, Sauvés par le Gong ou Dawson montraient des expériences de première fois stéréotypées avec des garçons sûrs d’eux et des filles inexpérimentées. Les teen séries contemporaines développent des histoires plus nuancées, des expériences plus complexes, abordant par exemple la question de la santé sexuelle, de la performance masculine pour les couples hétérosexuels (Sex Education) ou du consentement.
Ainsi, les teen séries se révèlent comme un objet essentiel pour comprendre les adolescents d’aujourd’hui – au sein des institutions éducatives, en famille ou dans la recherche universitaire.
Le projet Sexteen (sur les teen series) est financé par la Région Nouvelle-Aquitaine et porté par Mélanie Bourdaa, professeure des Universités à l’Université Bordeaux Montaigne.
Arnaud Alessandrin a reçu des financements de la Région Nouvelle Aquitaine pour le projet Sexteen
Mélanie Bourdaa a reçu des financements de la Région Nouvelle Aquitaine pour le projet Sexteen
10.11.2024 à 19:38
Comment Donald Trump a utilisé la désinformation pour s’imposer
Kübler Raoul, Associate Professor of Marketing - Social Media, AI, and Digital Marketing Expert, ESSEC
Texte intégral (2627 mots)
Quel est le rôle exact joué par la désinformation dans la victoire de Donald Trump ? À partir de l’analyse de 200 millions de données, une équipe de chercheurs a modélisé les facteurs déterminants du choix électoral lors des élections américaines en 2016 et 2020. Ce modèle éclaire la stratégie de Trump consistant à propager des « fake news » pour s’imposer sur les réseaux sociaux et dans les médias traditionnels.
La recherche sur la désinformation a signalé une augmentation de la diffusion de fausses nouvelles lors des deux dernières élections américaines. Il a été démontré que les « fake news » pénètrent les réseaux plus rapidement et plus profondément que les vraies informations.
Mais jusqu’à présent, l’impact des réseaux sociaux, des activités de marketing des candidats, de la couverture médiatique et de la désinformation sur le comportement électoral et le soutien politique n’étaient pas précisément mesurés. Notre étude tente de le faire en analysant de manière globale le rôle de ces différents facteurs sur le soutien politique et sur le vote.
Méthode d’analyse des données
Nous avons recueilli l’un des plus grands ensembles de données dans le domaine du marketing politique en analysant plus de 200 millions de messages sur les médias sociaux (Twitter, Facebook et Instagram) lors des élections présidentielles américaines de 2016 et de 2020.
En nous appuyant sur des outils de traitement du langage naturel (NLP), nous identifions les sujets communs dont les personnes parlent à propos des candidats, leurs sentiments à leur égard et les émotions exprimées. Nous utilisons les mêmes outils pour comprendre ce dont les candidats parlent dans leur communication et sur les médias sociaux. Nous combinons ces données avec celles relatives à la couverture médiatique et à la désinformation.
Pour analyser l’influence de chaque facteur sur le soutien politique, nous testons notre modèle en utilisant une approche économétrique qui nous permet de quantifier précisément l’impact de chaque facteur sur les autres éléments au fil du temps.
Nous avons ainsi étudié :
Le bouche à l’oreille (discussions en ligne et hors ligne). Les discussions en ligne sont mesurées par le montant de tweets positifs et négatifs à propos d’un candidat, les discussions hors-ligne sont mesurées par des enquêtes de type « études de marché ».
L’activité sur les réseaux sociaux (audience des candidats, contenus partagés par les candidats).
La publicité télévisée et le marketing.
La couverture médiatique (articles et contenus de la presse traditionnelle).
Les sondages mesurant les intentions de vote.
La désinformation (mesuré par le nombre de liens partagés vers des sites connus de désinformation).
Ce graphique illustre les effets de l’ensemble des éléments de notre modèle. Les flèches et les pourcentages indiquent les relations directes et indirectes entre les éléments, saisissant comment chaque facteur influence et est influencé par les autres dans ce système dynamique aux multiples boucles de rétroaction.
Notre graphique montre l’ampleur de l’impact d’une augmentation de 1 point de chaque variable sur les autres variables.
Une augmentation de 1 point du bouche-à-oreille (positif ou négatif) – a un impact de 1 point (100 % dans le schéma) sur le soutien (mesuré par les sondages à travers les intentions de vote).
Une augmentation de 1 point de la désinformation entraîne une augmentation de 0,75 point sur le soutien (en faveur du candidat dont les partisans diffusent cette désinformation).
Une augmentation de 1 point de la désinformation entraîne une augmentation de 0,5 point (50 %) sur la couverture médiatique (presse et magazine).
Une augmentation de 1 point des discussions sur les réseaux sociaux a un impact de 0,75 point (75 %) sur la couverture de médiatique (presse magazine), de 0,75 point sur le bouche-à-oreille. Cette augmentation de 1 point des réseaux sociaux a un impact de 0,5 point sur le partage de la désinformation sur les plates-formes.
Les réseaux sociaux, facteur clé aux États-Unis
Au regard de ces résultats, nous pouvons conclure qu’aux États-Unis, l’usage des réseaux sociaux et la désinformation qui lui est associée ont une influence majeure sur la couverture médiatique et sur le soutien apporté aux candidats.
De nombreux exemples illustrent ce schéma général mesurant l’impact en cascade des différents facteurs.
Ainsi, nous avons mesuré l’impact des tweets de Donald Trump en 2016 lorsque ce dernier a écrit à plusieurs reprises au sujet de ses bonnes relations avec Vladimir Poutine et de la Russie. Nous avons constaté qu’à chaque tweet de Trump mentionnant Poutine, le nombre de publications de fausses informations concernant Hillary Clinton augmentait de manière significative.
Cet effet est visible non seulement immédiatement après le tweet de Trump, mais il persiste également sur une période prolongée, illustrant le rôle catalyseur de ces tweets dans l’amplification de la désinformation.
Nous avons ensuite constaté que cette amplification de la désinformation entraîne une plus forte couverture médiatique. Chaque pic de désinformation génère une hausse du nombre d’articles de presse consacrés à Trump, atteignant un sommet au quatrième jour, avant de décroître progressivement mais en conservant un effet notable sur dix jours. Ainsi, les tweets de Trump stimulent le partage de désinformation, mais contribuent également indirectement à renforcer sa visibilité médiatique.
Notre modèle empirique montre que l’augmentation de la couverture médiatique centrée sur Trump, déclenchée par la désinformation, entraîne également une hausse du bouche-à-oreille positif à son sujet, en ligne et hors ligne.
Ce phénomène suggère que l’attention médiatique, bien que résultant initialement de la propagation de la désinformation, contribue finalement à améliorer l’image publique de Trump dans les discussions. En d’autres termes, plus Trump est au centre de l’attention médiatique, plus cela suscite des conversations positives à son sujet, renforçant ainsi son capital de sympathie et son influence.
L’équipe de Trump semble avoir parfaitement compris cette dynamique, et Donald Trump a tiré parti de cet effet également lors de sa campagne de 2024. C’est ce que souligne la célèbre déclaration « They are eating the dogs » (ils mangent les chiens) lors du débat télévisé avec Kamala Harris.
La citation a été immédiatement partagée sur les réseaux sociaux, où l’on a vu par la suite une augmentation de la désinformation sur les immigrés, « l’État profond » et le « grand remplacement ». Les médias traditionnels ont ensuite pris le relais et relayé ces histoires. Cela amplifie à nouveau l’impact de la désinformation, qui fait finalement monter les sondages en faveur de Trump.
Responsabilité des médias traditionnels
Les réseaux sociaux sont devenus une arme politique essentielle aux États-Unis : nul hasard si les candidats ont payé 650 millions de dollars à Google et à Meta en 2024. La désinformation a un statut à part dans cet environnement car c’est un élément clé permettant d’amplifier le volume des discussions en ligne et de les polariser.
Le fait que la désinformation alimente le discours en ligne et maintienne l’engagement des utilisateurs sur les réseaux sociaux peut expliquer pourquoi les opérateurs de réseaux sociaux contrôlent si peu les débats en ligne (ou réintègrent les utilisateurs bannis pour leurs pratiques, comme l’a fait Elon Musk sur X).
Les médias traditionnels américains, qui sont désormais concurrencés par les plates-formes, tentent de rester dans la course en commentant les débats en ligne. Il en résulte une surreprésentation médiatique du candidat le plus outrancier (les graphiques ci-dessus montrent que le nombre d’articles consacrés à Donald Trump est bien plus important que ceux consacrés à Hillary Clinton en 2016). À l’avenir, ces médias devraient se demander si chaque message d’un candidat populiste sur les réseaux sociaux mérite d’être couvert.
Alors que certains chercheurs vont jusqu’à se demander si la démocratie peut survivre à l’Internet, les décideurs politiques attachés à cette démocratie seraient bien avisés de sanctionner les réseaux responsables des fausses nouvelles qu’ils diffusent.
_ Cet article utilise les données de l’étude « I like, I share, I vote : Mapping the dynamic system of political marketing » de Raoul V. Kübler, Kai Manke et Koen Pauwels, publiée par le Journal of Business Research. _
Kübler Raoul ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.11.2024 à 17:17
La rénovation des quartiers populaires a-t-elle changé la vie ?
Sylvain Chareyron, Maître de conférences en Sciences économiques, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Texte intégral (1822 mots)
Vingt ans après le lancement des grands chantiers de rénovation urbaine, plus de 500 quartiers ont été transformés. La pauvreté a été réduite dans les logements sociaux et la perception des habitants concernant leur quartier s’est améliorée. Pour autant, l’attractivité de ces derniers reste faible.
Au début des années 2000, les journaux télévisés montraient les images de barres HLM construites après la Seconde Guerre mondiale s’effondrant suite au dynamitage de l’ensemble. Ces démolitions ont été organisées nationalement à partir de 2004 dans un programme de renouvellement urbain de grande ampleur. Ce programme visant à restructurer les quartiers, à accroitre la mixité sociale, à soutenir le développement durable et à réduire les inégalités se poursuit aujourd’hui.
Pour atteindre ces objectifs, le programme de renouvellement agit sur la forme des quartiers en démolissant, par exemple, les grands ensembles pour construire à la place des immeubles de tailles plus réduites, en réhabilitant les immeubles dans certains cas et en installant des équipements et des services dans les quartiers (écoles, parcs, médiathèques).
Vingt ans après le début des opérations, quelles ont été les réalisations du programme et quels en ont été ses effets ?
48,4 milliards d’euros d’investissement
Le Programme national de renouvellement urbain (PNRU) de 2004, auquel a succédé en 2014 le Nouveau programme de renouvellement urbain (NPNRU), toujours en cours, a visé des quartiers considérés comme étant « en difficulté », souvent localisés en périphérie des grandes agglomérations et généralement classés en zone urbaine sensible (ZUS). Cette classification était en partie basée sur la présence de grands ensembles mais également sur des critères socio-économiques comme le déséquilibre entre le nombre d’habitants dans une localité et le nombre d’emplois disponibles.
La construction, après la Seconde Guerre mondiale, de grands ensembles d’habitation pour loger la population a conduit à la création de quartiers souvent isolés du reste de la ville, ce qui a pu générer des phénomènes de ségrégation, accentuant les problèmes sociaux et économiques. L’image des grands ensembles s’est donc fortement dépréciée, ce qui a conduit à des taux de logements non occupés élevés et donc à des pertes financières pour les bailleurs sociaux.
Le premier programme a généré 48,4 milliards d’euros d’investissement, dont 11,2 milliards de subventions de l’Agence nationale pour le rénovation urbaine (ANRU). Cela a permis de financer 28 500 opérations sur plus de 500 quartiers conduisant à 164 400 démolitions de logements sociaux, caractéristiques des grands ensembles, et à la construction de 142 000 logements sociaux et 81 000 logements privés.
Le nouveau programme de renouvellement lancé en 2014 est de même ampleur que le premier avec 12 milliards de subventions de l’ANRU engagés sur 450 quartiers et utilise des modalités d’actions similaires. Il se distingue cependant par une volonté plus importante d’associer les habitants à la conception et la mise en œuvre du projet via la participation des conseils citoyens et des maisons de projet. Certains programmes ont en effet pu paraître imposés aux habitants des quartiers ou même, réalisés « contre eux ».
La cité des 4000 à La Courneuve, en Seine-Saint-Denis, est un exemple emblématique de l’évolution des politiques de renouvellement urbain en France. Ce quartier a été construit entre 1956 et 1964 autour de barres HLM particulièrement imposantes, pour loger les habitants que Paris ne pouvait plus héberger. La destruction des barres a commencé en 1986 et s’est ensuite poursuivie dans le cadre du programme de renouvellement urbain puis du nouveau programme de renouvellement urbain. Les opérations ne se sont pas limitées à la destruction des immeubles mais incluent aussi la construction de nouveaux immeubles de dimensions plus réduites, la construction de nouvelles voies de communication, la création et la rénovation de groupes scolaires, la réhabilitation de résidences et l’aménagement de terrains de sport.
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Modifier le bâti des quartiers pour accroitre la mixité sociale
Puisqu’il agit principalement sur la structure du bâti du quartier, la réussite du renouvellement urbain doit d’abord être évaluée à ce niveau. Les quartiers rénovés étaient caractérisés par des taux de logements sociaux supérieurs à ceux d’autres quartiers pauvres assez similaires mais non concernés par le renouvellement.
Le programme de renouvellement urbain a permis de réduire la part de logements sociaux grâce à la destruction d’une partie d’entre eux et à la construction de logements privés. Dans les quartiers où les montants investis par le programme ont été les plus élevés, le taux de logements sociaux a été ramené au même niveau que dans les quartiers pauvres non ciblés. Le renouvellement a également permis de réduire la hauteur moyenne des logements.
Cette modification du bâti des quartiers a-t-elle permis de modifier leur composition sociodémographique et d’améliorer leur mixité sociale et leur attractivité ? Sur ces aspects, le renouvellement urbain a diminué la densité de population dans les quartiers et réduit la pauvreté dans ceux où l’investissement par habitant a été le plus important. Cependant, cette réduction de la pauvreté s’explique principalement par la diminution de la part du parc social et la baisse de la pauvreté en son sein, liée au fait que les logements démolis étaient souvent occupés par les ménages les plus défavorisés. On ne constate pas de tels changements sociodémographiques dans le parc privé. Cela suggère que le renouvellement n’a pas massivement augmenté l’attractivité des quartiers.
Quels effets sur la qualité de vie des habitants ?
Les enquêtes menées auprès des habitants font ressortir une disparité des appréciations concernant leur qualité de vie. L’expérience du relogement des habitants dont le logement a été détruit varie en fonction des trajectoires personnelles. Les retours sont plutôt positifs chez les ménages de petite taille, composés de jeunes travailleurs qui ont parfois pu être relogés dans un autre quartier ou dans un immeuble plus petit. Ils le sont moins chez des ménages plus vulnérables installés dans des logements suroccupés. Pour eux, le relogement a pu conduire à une séparation du ménage, réparti sur plusieurs habitats, ou à une réduction des liens sociaux existants dans le précédent voisinage.
Pour les habitants, les travaux ont évidemment fait l’objet de nuisances, entre autres lors de la destruction et de la construction des logements. Ils ont parfois entraîné un sentiment de nostalgie et les réhabilitations ont souvent été jugées insuffisantes. Pourtant, les quartiers sont globalement plus appréciés depuis le renouvellement. Les enquêtes montrent que les hommes sont davantage opposés aux démolitions que les femmes qui ont apprécié l’amélioration de la sécurité. En outre, les habitants directement touchés par le projet et les nouveaux arrivants sont généralement plus favorables au renouvellement que les autres habitants.
Le peu d’effet quantitatif du renouvellement sur l’attractivité des quartiers, malgré le sentiment d’amélioration répandu chez les habitants et les modifications importantes du bâti, pourrait être dû à la persistance d’une image dégradée du quartier. Cela suggère qu’une politique fondée sur la modification de la forme d’un quartier n’a pas d’effet immédiat sur son attractivité.
Par-delà ce constat, peut-on dire que le renouvellement a changé la vie dans les quartiers défavorisés ? S’il a sans doute amélioré le cadre de vie, il manque, pour répondre de façon systématique à cette question, des études sur l’effet du programme sur différents critères socio-économiques comme la sécurité, l’accès à l’emploi, à l’éducation et à la santé.
Ces résultats contrastés ne semblent pas avoir freiné la mise en œuvre de ce type de politique, comme en témoigne la similitude des montants investis dans le nouveau programme de renouvellement. Cependant, la mise en place de ce programme, officiellement lancé en 2014, a été très lente. En 2020, très peu d’opérations avaient effectivement débuté, mais le programme est monté en puissance depuis. Le renouvellement est donc toujours d’actualité et il faudra encore attendre quelques années et de nouvelles études pour en dresser un bilan complet.
Sylvain Chareyron ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.