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01.04.2025 à 16:14
Lutte contre l'islamisme, laïcité : l'interdiction du voile dans le sport est-elle justifiée ?
Texte intégral (1774 mots)
Le 18 février, une proposition de loi LR, adoptée par le Sénat, a marqué une étape importante en direction d’une interdiction du port du voile islamique dans les compétitions sportives. Poussé par Bruno Retailleau et Gérald Darmanin, le premier ministre François Bayrou a promis d’accompagner la démarche des LR en proposant une loi à l’Assemblée nationale. Cette interdiction est-elle justifiée ? Le sport est-il soumis à l’entrisme islamiste comme l’affirment la droite et l’extrême droite et le voile en est-il son cheval de troie ?
Depuis la proposition de loi du LR Michel Savin sur l’interdiction du voile dans les compétitions sportives pour les fédérations ayant une délégation de service publique, le débat enflamme la classe politique et les réseaux sociaux. Si la droite considère que la neutralité s’impose dans le sport, la gauche dénonce une stigmatisation des sportives musulmanes et un dévoiement de la loi de 1905. Or, ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’examen de quelques articles de loi, mais plusieurs décennies de polémiques et de discussions autour d’une position particulière de la laïcité que la proposition LR cristallise.
Au sein du gouvernement, les clivages sont explosifs. La ministre des sports, Marie Barsacq, a mis en garde « contre les « confusions » et les « amalgames » entre port du voile et « radicalisation dans le sport ». Bruno Retailleau, ministre de l’intérieur, s’est dit en « désaccord radical » avec la ministre des sports. Gérard Darmanin, ministre de la justice, favorable à l’interdiction du voile dans le sport, a fait pression sur le premier ministre, mettant sa démission dans la balance. François Bayrou inscrira bien cette interdiction dans un futur projet de loi.
Propositions de loi et enjeux politiques
La proposition de Michel Savin est la quatrième tentative du groupe LR. Il est l’aboutissment d’une longue offensive.
Dès 2019, Les Républicains ciblent la lutte contre le séparatisme et la « radicalisation islamiste » dans le sport suite à l’attentat de la Préfecture de police et l’assassinat de Samuel Patty l’année suivante en 2020. Ceci à travers la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République et celle du 2 mars 2022 « visant à démocratiser le sport en France ».
LR souhaite déjà interdire le voile dans les compétitions sportives mais l’opposition de Roxana Maracineanu, socialiste et ministre des sports de 2018 à 2022 (gouvernements d’Edouard Philippe et de Jean Castex) permet de repousser leurs offensives. La ministre propose le CER Contrat d’Engagement Républicain qui oblige les associations demandant des subventions à respecter certains principes de laïcité.
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Par ailleurs, les enquêtes initiées par la ministre relativisent la menace d’entrisme islamique. Sur 592 contrôles effectués par le biais des cellules de lutte contre l’islamisme radical et le repli communautaire (CLIR), seules 9 fermetures de clubs ont eu lieu.
Pourtant, en 2024, avec le soutien du gouvernement Attal, le groupe Les Républicains a l’opportunité de déposer une première proposition de loi en mars 2024, puis une seconde en juin. Le rapporteur, le sénateur LR Stéphane Piednoir, s’appuie sur les enquêtes de Roxana Maracineanu auxquelles il ajoute le résultat de 100 contrôles réalisés par le ministère des sports en 2022-2023. Ce dernier n’évoque pourtant que 6 cas de séparatisme.
Après la dissolution de l’AN de juin 2024, les députés d’Ensemble pour la république (EPR) tentent de récupérer l’initiative en déposant une troisième proposition de loi (le 29 octobre 2024) – sans succès.
La mission flash sur la laïcité dans le sport
Sous le gouvernement Bayrou, Les Républicains reviennent à la charge et déposent leur quatrième proposition de loi en février 2025.
Dans la foulée, le député Rassemblement national Julien Odoul prend l’initiative avec une « mission flash » qu’il co-dirige aux côtés de la députée EPR Caroline Yadan.
Le rapport est à charge, utilisant des informations parcellaires et orientées. Ainsi, il n’est pas mentionné la conclusion de l’enquête rendue par l’Institut des Hautes Etudes du Ministère de l’Intérieur qui précise que « les données collectées ne permettent pas de soutenir un rôle déterminé de la pratique sportive en soi ou de l’association sportive dans la radicalisation ».
Finalement, la mission flash envoie un message saturé de nombreux exemples et chiffres qui, mis bout à bout, font figure de démonstration. L’analyse du phénomène voile/entrisme est limitée mais la référence confuse au principe de laïcité fait figure de boussole.
Laïcité à la française et sport
Cette référence à la laïcité, régulièrement assénée dans les débats parlementaires et face aux associations défendant le port du voile, repose sur l’idée d’une neutralité existant en soi, inscrite dans le marbre de la loi de 1905. Or, l’analyse de cette loi montre une dynamique complexe. Cette législation se forme à partir de la proposition de Ferdinand Buisson, intransigeante, étendant la laïcité à tous les citoyens mais aussi avec celle d’Aristide Briand, plus tempérée, qui permet aux associations cultuelles (patronages, clubs de sport…) de fonctionner selon les règles de leur culte.
La laïcité « à la française » s’est construite sur un équilibre dynamique entre plusieurs tendances. On peut considérer qu’elle est désormais menacée par l’expression d’une neutralité plus radicale. En effet, la volonté de conciliation promue dans la loi de 2004, encore perpétuée dans la note de service sur l’abaya de 2023, ainsi que dans la proposition de l’Assemblée nationale d’octobre 2024 consistant à « saisir les organes disciplinaires compétents » à l’issue d’un « dialogue avec les intéressés », disparaît dans la proposition LR de Michel Savin.
Décrypter la proposition de loi de 2025
Finalement, la proposition de loi de février 2025 manque la cible de l’entrisme religieux pour deux raisons. D’une part, parce que, contrairement à la loi scolaire de 2004 dont elle s’inspire, la laïcité est à construire dans le sport, elle n’existe pas d’emblée. Il faut donc envisager la mise en œuvre de procédures pour y accéder sur le modèle du Contrat d’Engagement Républicain. D’autre part, la formulation de la proposition de loi est discutable. En effet, la notion de « signe » religieux renvoie à une « tenue » donc, et non à des attitudes ou démarches répréhensibles.
Le port seul du voile peut difficilement mettre en péril la République tant qu’il est du même ordre que « servir des repas sans porc dans les cantines aux élèves […] qui ne constitue évidemment pas une entrave au vivre ensemble dans le respect de règles de droit communes » selon les termes de Jean-Fabien Spitz. C’est bien l’intention de son affichage, par provocation, par choix personnel, par inadvertance ou par entrisme, dont on doit se saisir. Dès lors, la République doit montrer qu’elle sait faire ces différences et défendre les particularités.
Plutôt que d’interdire, il serait intéressant de légiférer sur les conditions d’autorisation du port du voile afin de construire cette « laïcité », laissant « saisir les organes disciplinaires compétents », autrement dit des structures spécialisées, « à l’issue d’un dialogue avec les intéressés » pour en juger la portée symbolique.
Rappelons enfin qu’en choisissant une interdiction du voile dans les compétitions sportives, la France serait particulièrement isolée parmi les nations du monde et d’Europe. Selon Amnesty International, il s’agirait du seul pays parmi 38 pays européens à le faire.
La proposition Savin liant port du voile et entrisme islamique et politique est à revoir. Indéniablement, des phénomènes de séparatisme et d’atteinte à la laïcité existent. Progressent-ils et dans quelle mesure sont-ils liés au sport ? Des études indépendantes fiables sur ce sujet doivent être menées.

Jean-François Loudcher ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
31.03.2025 à 19:44
« La condamnation de Marine Le Pen représente un progrès indéniable pour notre démocratie »
Texte intégral (1485 mots)
Marine Le Pen a été reconnue coupable de détournement de fonds publics et condamnée à quatre ans de prison et cinq ans d’inéligibilité avec application immédiate. Malgré sa décision de faire appel, cette décision de justice l’élimine probablement de la course à la présidentielle en 2027. Le politiste Luc Rouban nous livre une analyse de ce fait politique majeur. Entretien.
The Conversation : La condamnation de Marine Le Pen à une peine d’inéligibilité avec application immédiate est une surprise et un choc. Certains juristes imaginaient une lourde peine mais doutaient que le juge, sous la pression, aille au bout de la logique d’inéligibilité – pourtant inscrite dans la loi…
Luc Rouban : Oui c’est une surprise et je crois que le RN ne s’attendait pas à cette décision. C’est une forme de revanche de l’État de droit sur un certain style de vie politique qui fonctionnait à l’arrangement, à l’entre-soi pendant des décennies. C’est ce à quoi nous avaient habitués la période chiraquienne et la période mitterrandienne, faites de liaisons dangereuses entre le politique et certains membres de la classe économique. On pense aussi – bien sûr – à l’affaire Nicolas Sarkozy, plus récemment. Nous assistons aujourd’hui à un retournement historique. Marine Le Pen s’attendait sans doute à du sursis, à des peines un peu symboliques. Or cette condamnation n’est pas symbolique du tout. Elle ne s’inscrit plus dans cette vie politique à l’ancienne où l’on « s’arrange ».
Pour la démocratie, ce jugement est-il une bonne chose, avec une juge qui applique la loi sans trembler ? Ou est-ce un problème comme le disent Jordan Bardella, Eric Ciotti, Laurent Wauquiez, Jean-Luc Mélenchon, mais aussi Elon Musk, Viktor Orban, Geert Wilders, Matteo Salvini ou le Kremlin ?
L.R. : Ce jugement représente un effort pour que la démocratie aille mieux. La réaffirmation de l’État de droit est tout à fait indispensable et légitime. Le système démocratique français est très fragilisé, bien plus que dans d’autres pays européens. Le niveau de confiance des citoyens envers la classe politique et dans la justice est très bas, il doit être restauré. Cela passe notamment par le fait que la justice s’applique à des personnalités qui détournent des millions d’euros, et pas uniquement à des caissières de supermarché qui se font licencier et sont poursuivies au pénal pour le vol d’une barre chocolatée. Marine Le Pen condamnée, c’est un progrès indéniable de notre démocratie : c’est le signe que le rapport au politique change, que la politique est devenue une activité professionnelle comme une autre, soumise à des réglementations, à des lois.
Bien sûr, il y aura des attaques concernant la justice, on aura l’argument trumpiste du « gouvernement des juges ». Mais il faut rappeler que le juge n’a fait qu’appliquer la loi. Il faut aussi rappeler que ceux, dont Marine Le Pen, qui critiquent les peines d’inéligibilité avaient applaudi la loi Sapin 2, votée à l’unanimité en 2016 à la suite de l’affaire Cahuzac.
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Quel est l’avenir de Marine Le Pen et du RN ? Jordan Bardella est-il en capacité de remplacer Marine Le Pen ?
L.R. : Hors scénario incertain d’un jugement favorable en appel avant l’élection présidentielle, Marine Le Pen va certainement céder sa place de candidate du RN à Jordan Bardella. Mais Jordan Bardella est-il capable de remplacer Marine Le Pen ? C’est toute la question.
En interne, ce dernier n’a pas vraiment réussi à s’imposer vraiment au sein du parti, notamment pour renouveler les cadres et structurer le mouvement. Dès que Marine Le Pen s’est absentée – ce qui était le cas après le décès de son père – le parti semblait s’affaisser.
Par ailleurs, Jordan Bardella, c’est le dauphin et l’héritier de Marine Le Pen. Or la « normalisation » du parti pourrait passer par une forme de « délepénisation ». La famille Le Pen a totalement structuré ce parti, qui est très vertical, très organisé autour de sa personne, de son entourage immédiat. Il va y avoir une interrogation sur ce modèle oligarchique et sur cette verticalité, évidemment. Est-ce que Bardella va en faire les frais ? D’autres leaders du RN, comme Sébastien Chenu ou Jean-Philippe Tanguy, qui se sont imposés sur la scène médiatique, peuvent tenter de le devancer dans la course à la présidentielle. Cela supposerait pourtant une rupture avec Marine Le Pen dans un parti où les dissidents sont vite exclus. La probabilité d’une telle contestation reste donc faible.
Quid de Marion Maréchal ? Pourrait-elle prendre la relève ?
L.R. : Je n’y crois pas car elle joue la carte du trumpisme, elle met mal à l’aise au RN. L’électorat RN est trop attaché à la souveraineté de la France, il a évolué vers une forme de droite sociale éloignée du libéralisme pur et dur. L’électorat de Reconquête ! est plus bourgeois, plus âgé, plus diplômé, plus fortuné que celui du RN.
Le RN va-t-il tirer un bénéfice de ce procès ou perdre des électeurs ?
L.R. : Il est possible que certains abstentionnistes dont la sociologie est proche des électeurs du RN expriment leur mécontentement face à la condamnation de Marine Le Pen en choisissant de voter pour le futur candidat du Rassemblement national.
Mais du côté des catégories moyennes diplômées supérieures de droite qui ont voté RN au législatives de 2024, le vote pourrait se reporter sur Les Républicains.
À lire aussi : Droite et extrême droite : quand les idées fusionnent
Par ailleurs, quel que soit le candidat futur du RN, va se poser un problème de soutiens. Pour gagner une élection présidentielle, il faut avoir des appuis dans le monde économique. Or traîner un parti dont les principaux dirigeants ont été condamnés au pénal n’est pas une bonne carte de visite. Au fond, le RN était déjà isolé des élites sociales. Il pourrait l’être encore plus demain.
Comment l’opinion pourrait réagir à cet événement majeur qui prive des millions d’électeurs de leur candidate ? Doit-on s’attendre à des réactions populaires, éventuellement violentes ?
L.R. : Du côté de la société en général, il y aura peut-être des réactions épidermiques pendant un temps, des incidents isolés, mais je ne pense pas qu’il y ait des mouvements de masse comme dans les années 30. Le manque d’enthousiasme pour la vie politique est patent : qui va prendre des risques physiques et s’engager dans des actions violentes pour défendre un parti politique et sa représentante ? Pas grand monde je pense.
Entretien réalisé par David Bornstein.

Luc Rouban ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.03.2025 à 18:46
Justice : Marine Le Pen et le spectre de l’inéligibilité à la présidentielle
Texte intégral (2260 mots)
Lundi 31 mars, le tribunal correctionnel de Paris rendra son jugement dans l’affaire dite des « assistants parlementaires du FN ». Outre une peine principale d’emprisonnement et une amende, Marine Le Pen risque une peine complémentaire d’inéligibilité dont le parquet a requis qu’elle soit d’effet immédiat. Si le tribunal suivait ces réquisitions, Marine Le Pen ne pourrait alors pas se présenter aux prochaines élections présidentielles. Ce scénario est-il crédible ? Est-ce une « atteinte à la démocratie » comme le clame la principale intéressée ?
« Vache à lait » des activités politiques du Front national : c’est en ces termes prosaïques que, le 13 novembre 2024, le procureur de la République a décrit l’utilisation que le parti, présidé de 2011 à 2021 par Marine Le Pen, a faite du Parlement européen dans l’affaire des emplois supposés fictifs des assistants des eurodéputés du FN. Mise en examen pour « détournement de fonds publics », commis entre 2004 et 2016, le parquet a requis contre celle-ci une peine de cinq ans d’emprisonnement (dont trois avec sursis), 300 000 euros d’amende et une inéligibilité de cinq ans assortie de l’exécution provisoire. À supposer que, lundi 31 mars, le tribunal correctionnel de Paris suive les réquisitions sur ce dernier point, la prochaine présidentielle risquerait d’être fermée à l’actuelle cheffe de file des députés du RN.
Atteinte à la démocratie et gouvernement des juges : une défense fondée ?
« Atteinte à la démocratie », martèle la prévenue depuis que les réquisitions sont connues, arguant de la supériorité de la légitimité des urnes sur celle de juges qu’elle accuse de gouverner. Si cette rhétorique du « gouvernement des juges » est bien connue outre-Atlantique, où elle est née, c’est là oublier que la puissance de la figure du juge aux États-Unis n’a nullement son pareil en France.
Opposer ainsi les urnes, c’est-à-dire le peuple, et la justice, c’est par ailleurs faire fi de ce que la justice est précisément rendue… « au nom du peuple français ». C’est également omettre que, quand bien même ils n’en seraient pas la simple « bouche », les juges font application de la loi adoptée par les représentants du peuple concerné.
En matière d’inéligibilité, du reste, loin de toute velléité d’« usurpation » du pouvoir ou de volonté de gouverner, il a été observé, à l’inverse, une grande réticence des juges français à prononcer traditionnellement ce type de peine. Pour quel motif ? La décision d’écarter un responsable public de la vie politique appartient aux seuls électeurs, selon ces derniers.
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Fort du constat de juridictions qui ne faisaient donc que très rarement usage de leur faculté de déclarer des responsables inéligibles et confronté, au même moment, à une multiplication des scandales politiques et à une crise de confiance des citoyens envers leurs gouvernants, le législateur a décidé d’« obliger » les juges à prononcer l’inéligibilité de façon beaucoup plus systématique. À cet effet, la loi Sapin II, entrée en vigueur au 11 décembre 2016, a prévu que, pour les infractions de manquement au devoir de probité – parmi lesquelles le détournement de fonds publics –, la peine d’inéligibilité ne constituerait plus une simple faculté, mais une obligation.
Que l’on ne s’y méprenne cependant : parler de peine obligatoire ne signifie point que, pour ce type d’infractions trahissant une violation de l’exigence d’exemplarité, l’inéligibilité s’appliquerait dorénavant « obligatoirement », au sens d’« automatiquement ». Cette automaticité contreviendrait en effet au principe constitutionnel d’« individualisation de la peine ». L’adjectif « obligatoire » indique bien plutôt que l’inéligibilité devient désormais la règle pour les magistrats, ces derniers ne pouvant l’écarter que par une décision dûment motivée. Les juges conservent, autrement dit, la possibilité de ne pas prononcer cette mesure s’ils retiennent que les « circonstances de l’infraction » ou la « personnalité de son auteur » le justifient.
Des réquisitions sévères ?
S’il était établi que les faits reprochés à Mme Le Pen ont perduré après le 11 décembre 2016 et que la loi Sapin II, ce faisant, est applicable, serait-il concevable que le tribunal correctionnel de Paris décide que la « personnalité » politique de premier rang de Mme Le Pen, qualifiée par deux fois au second tour des présidentielles, motive qu’elle reste éligible ?
S’il est juridiquement possible, ce scénario est peu probable. Les données du ministère de la justice révèlent en effet que, depuis 2017 et jusqu’à l’année 2022 incluse, dans aucun des cas de détournement de fonds publics qui leur ont été soumis, les tribunaux n’ont jugé nécessaire d’ « écarter la peine d’inéligibilité ».
Les tribunaux pourraient être d’autant moins enclins à exclure cette peine que les faits que l’on reproche à Marine Le Pen correspondent, par définition, à une trahison de la confiance reçue des concitoyens. Loin de représenter un élément jouant en la faveur des prévenus, être membre du gouvernement ou titulaire d’un mandat électif public au moment des faits constitue un facteur aggravant. De fait, en 2013, le législateur a doublé la durée maximale de la peine d’inéligibilité encourue par ceux qui, au moment de la commission du délit, se trouvaient occuper l’une de ces fonctions.
Au regard de ce qui précède, suivre les réquisitions du ministère public en prononçant, ce lundi, l’inéligibilité de Marine Le Pen ne reviendrait, pour le tribunal judiciaire, qu’à s’inscrire dans la droite ligne de sa jurisprudence. Concernant le ministère public lui-même, il eût été loisible, pour ce dernier, d’être plus sévère qu’il ne l’a été en requérant une inéligibilité de cinq ans. Dans la mesure où Mme Le Pen siégeait au Parlement européen au moment des faits, la durée maximum de l’interdiction requise eût pu légalement être portée de cinq à dix ans. De ce point de vue, les allégations de « procès politique » ne paraissent guère fondées.
Pour autant, quelle qu’en soit la nature (facultative ou obligatoire) et la durée, l’inéligibilité à laquelle pourrait être condamnée Mme Le Pen en première instance ne viendrait contrecarrer ses ambitions présidentielles qu’à condition d’être assortie de l’exécution provisoire. Qu’est-ce à dire ?
L’éventuel prononcé de l’exécution provisoire en question
En vertu du principe cardinal de la présomption d’innocence, une condamnation pénale ne devient applicable que lorsque la décision est devenue définitive, ce qui n’advient qu’après que le justiciable a exercé toutes les voies de recours que la procédure prévoit.
En l’espèce, on peut légitimement s’attendre à ce qu’en cas d’inéligibilité prononcée, Marine Le Pen fasse appel de ce jugement voire, s’il y a lieu, se pourvoie en cassation. Les délais de la justice étant très longs, il y a fort à parier que l’ancienne présidente du Rassemblement national imaginait que l’issue finale de ce contentieux n’interviendrait qu’après l’élection. C’est vraisemblablement ce qui explique que cette dernière n’ait jamais véritablement répondu aux sollicitations judiciaires et qu’elle ne se soit guère inquiétée d’une éventuelle peine d’inéligibilité.
Mais cela était sans compter sur l’exception qui offre la possibilité aux juges de décider d’assortir le prononcé de certaines sanctions pénales de l’« exécution provisoire », ce qui a pour effet de rendre leur application immédiate.
Dans l’esprit du législateur, cette exception devait venir pallier les difficultés liées à la lenteur de la justice évoquée : elle devait permettre d’éviter la récidive et favoriser l’efficacité de la peine.
De fait, attendre qu’une décision devienne définitive pour l’exécuter revient parfois à n’appliquer la condamnation que de nombreuses années après les faits. C’est là, sinon courir le risque d’une récidive, du moins priver la peine à la fois de son sens et de son efficacité. On comprend, dès lors, que l’exécution provisoire soit de plus en plus fréquemment utilisée. En 2023, 58 % des peines d’emprisonnement ferme prononcées par les tribunaux correctionnels ont été mises à exécution immédiatement. Ce constat vaut également pour les peines d’inéligibilité – les exemples, pour la seule année 2024, étant légion. Ces chiffres nuancent de nouveau, s’il le fallait, les accusations d’« acharnement » portées par le RN.
Si, au nom de l’efficacité de la peine, les magistrats venaient ce lundi à assortir la mesure de l’exécution provisoire, Mme Le Pen deviendrait concrètement inéligible à compter du 1er avril.
La décision du Conseil constitutionnel aura-t-elle une incidence sur le jugement de Marine Le Pen ?
Cette seconde hypothèse, de fait, priverait des millions d’électeurs français de leur choix en 2027. Ne serait-elle pas alors disproportionnée au regard du principe constitutionnel qui protège le droit d’éligibilité et la liberté de l’électeur ? Les dix millions de voix obtenues lors des dernières législatives constitueraient-elles, à cet égard, une sorte de « totem d’immunité judiciaire » ?
C’est, en substance, l’interprétation que le RN semble avoir fait ces dernières semaines de la question qu’un élu local mahorais, condamné à cette même sanction et démis d’office de son mandat de conseiller municipal, a eu l’opportunité de poser au Conseil constitutionnel le 18 mars dernier.
La lecture selon laquelle l’élu de Mayotte et Marine Le Pen eussent été dans une situation semblable était certes erronée. D’une part, les faits ne concernaient pas un aspirant à des élections nationales, mais un élu local. D’autre part, ce dernier ne contestait pas son inéligibilité à des mandats futurs, mais le fait que celle-ci ait entraîné la démission de ses mandats en cours. Le verdict rendu pour le premier n’aurait donc pu, quelle qu’en soit l’issue, avoir de conséquences directes sur la possibilité même du tribunal correctionnel de Paris de prononcer la peine requise par le parquet.
Il n’empêche que, dans sa décision rendue vendredi 28 mars, défavorable à l’ancien conseiller municipal, le Conseil constitutionnel a émis une « réserve » que d’aucuns pourraient interpréter comme un signal positif en direction de Marine Le Pen. Les « sages » ont en l’espèce indiqué que ne pas évaluer le caractère éventuellement disproportionné de l’atteinte qu’une peine d’inéligibilité assortie de l’exécution provisoire pourrait porter « à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur » serait, pour le juge, contrevenir à la Constitution.
S’il n’est fait de référence explicite qu’aux « mandats en cours » ; si, en outre, cette réserve paraît avant tout exiger des magistrats qu’ils justifient le fait d’assortir la peine d’inéligibilité de l’exécution provisoire, la formulation retenue est suffisamment ambiguë pour laisser planer un doute.
En tout état de cause, c’est, selon nous, une autre explication encore qui pourrait conduire le tribunal, ce lundi, à renoncer à user de l’« arme létale » de l’exécution provisoire. Cette explication n’est autre que la responsabilité énorme qu’elle ferait reposer sur les épaules de juges qui doivent faire face à une question et à une pression politique, populaire et médiatique sans précédent.

Camille Aynès ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
27.03.2025 à 17:10
Plus de partenaires, nouvelles identifications de genre… la sexualité des jeunes adultes décryptée
Texte intégral (3192 mots)

En matière sexuelle, quelles évolutions récentes sont à l’œuvre au sein des jeunes générations ? La sociologue Marie Bergström a coordonné La sexualité qui vient, un ouvrage collectif qui relève la grande diversité relationnelle expérimentée par les jeunes adultes ainsi qu’une redéfinition des normes de genre. Elle décrypte pour nous quelques chiffres frappants tirés de cette enquête, à l’ampleur et à l’approche inédites.
Comment comprendre les évolutions récentes en matières sexuelles ? Quel impact de #MeToo et de la dénonciation des violences sexistes et sexuelles, des débats sur le consentement ? Comment se traduisent les questionnements autour du genre ?
Une enquête de l’Institut national d’études démographiques (Ined), d’une ampleur inédite, menée auprès de plus de 10 000 jeunes adultes âgés de 18 à 29 ans, apporte un éclairage nouveau sur ces questions.
Avec une équipe de 23 chercheuses et chercheurs, la sociologue Marie Bergström a exploité les données de cette étude pour en tirer un ouvrage collectif, La sexualité qui vient, publié aux éditions La Découverte. Objectif : s’éloigner des questions standardisées pour capter la grande diversité des relations expérimentées par cette génération.
L’approche, relationnelle et non centrée sur les pratiques, permet de mieux cerner la pluralité des liens noués et des nouvelles identifications à l’œuvre. Ainsi, l’hétérosexualité perd du terrain tandis que le couple traditionnel, sans être détrôné, coexiste désormais avec les « sexfriends » et « histoires d’un soir ».
Marie Bergström analyse pour nous quelques données marquantes issues de cette vaste étude.
En 2023, la moitié de 18-29 ans a connu son premier rapport sexuel à 17,7 ans
Marie Bergström : Ce chiffre confirme que l’âge d’entrée dans la sexualité vient d’être légèrement reporté au sein des générations récentes. Ce n’est d’ailleurs pas une spécificité française, on observe cela par exemple aux Pays-Bas.
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C’est un renversement de tendance sur le temps long, car depuis les années 1940 et jusqu’à la génération née en 1996, au sein de laquelle l’âge médian du premier rapport sexuel a atteint 17,4 ans, la tendance était à la baisse continue de l’âge du premier rapport sexuel et à un rapprochement progresssif entre les sexes.
Pour la génération qui a eu 18 ans entre 1964 et 1968, l’âge médian était de 19,4 pour les femmes et 18,3 pour les hommes. Pour celle qui a eu 18 ans entre 2011 et 2014, l’âge médian était descendu à 17,5 pour les femmes et 17,3 pour les hommes, comme le montrent Michel Bozon, Titouan Fantoni-Decayeux et Arnaud Régnier-Loilier dans le livre. Il passe ensuite à 18,3 pour les femmes et 17,9 pour les hommes qui ont eu 18 ans en 2020-2022, soit pendant la crise sanitaire. On constate donc un effet conjoncturel très net du Covid, en raison des confinements et des limitations du mouvement.
Or l’âge avait commencé à augmenter avant et la tendance à la hausse ne s’explique donc pas uniquement par la crise sanitaire. Les facteurs sont sans doute multiples. D’abord, la sociabilité a changé et cela peut être une des explications. Le fait que la santé mentale des jeunes se soit détériorée peut en être un autre : les sociologues Tania Lejbowicz et Isabelle Parizot relèvent dans l’ouvrage qu’un quart des jeunes présentent des signes de détresse psychologique. Cela peut éloigner des rencontres amoureuses et sexuelles. On en a beaucoup parlé pendant le Covid, mais en fait, cette situation préexistait et elle s’est aggravée avec cet épisode.
Enfin, le contexte politique et social du moment #MeToo transforme les rapports de genre. Comme l’explique Michel Bozon, le moment #MeToo a commencé avant 2017 et l’affaire Weinstein. C’est une évolution de fond, entraînant un questionnement sur la sexualité et l’intimité qui peut jouer sur le recul observé de l’âge du premier rapport. On observe une réflexivité croissante, notamment sur le consentement, liée à l’augmentation des ressources numériques sur ces questions. Cela a pu jouer sur la manière dont les jeunes, et surtout les jeunes femmes, envisagent et entament leur entrée dans la sexualité. Dans quelle mesure cette tendance à la hausse est-elle temporaire ou durable ? Impossible de le dire aujourd’hui.
En 2023, 35 % des 25-29 ans ont eu dix partenaires ou plus
M. B. : C’est une évolution majeure. Le nombre de partenaires sexuels au cours de la vie a certes augmenté depuis le milieu du XXe siècle, mais sur la période récente, on observe une nette accélération : la génération qui avait 18-29 ans en 2023 a significativement plus de partenaires avant 30 ans que la précédente.
Dans la dernière enquête « Contexte de la sexualité en France » (Inserm, Ined), réalisée en 2006, dans cette tranche d’âge, les femmes en déclaraient en moyenne quatre au cours de la vie. Aujourd’hui, c’est huit – le double ! Les hommes en déclaraient huit, désormais ils en mentionnent douze.
L’augmentation du nombre de partenaires signe aussi une profonde diversification relationnelle. Les 18-29 ans ont vraiment inventé une multitude de nouveaux termes pour nommer ces différentes relations, il y a toute une gamme de nuances entre le « couple » et le « plan cul », c’est aussi cela aussi que montre notre enquête.
La multiplication des rencontres est favorisée par l’usage important des applications de rencontre – 56 % des 18-29 ans s’y sont déjà connectés –, qui facilitent l’accès aux partenaires. Mais les applications ne font pas tout, les jeunes vivent aussi plein d’histoires d’un soir qui démarrent hors ligne : si 21 % des hommes ont rencontré leur partenaire d’un soir sur une appli, 30 % l’ont fait dans un lieu public comme un bar ou une boîte, et 11 % dans le cadre de leurs études (des chiffres sensiblement identiques pour les femmes).
21 % des jeunes ont eu une histoire d’un soir dans l’année, 15 % une relation sexuelle suivie
M. B. : Dans l’enquête, on s’intéresse à trois types de relations différents : le couple, qui est la forme relationnelle dominante ; à l’autre bout du spectre, « l’histoire d’un soir » ; et entre ces deux pôles, on observe un continuum relationnel que l’on a appelées des « relations suivies ».
Entre le couple et la sexualité sans lendemain, il y a aujourd’hui une multitudes d’autres relations qui peuvent durer un certain temps mais qui, pour les jeunes, ne font pas « couple ».
Lorsqu’on leur demande de les qualifier, ils utilisent énormément de termes différents – plus de 300 ont été recensés au cours de notre enquête, certains très spécifiques, d’autres assez récurrents. « Sexfriend » est le plus souvent utilisé, on relève aussi « plan cul régulier » ainsi qu’« amitié avec un plus » qui est la traduction française de « Friends with benefits ».
« Sexfriend » s’applique plutôt à un partenaire sexuel (parfois rencontré en ligne) avec qui on développe une relation sexuelle amicale, et « amitié avec un plus » s’applique davantage à quelqu’un que l’on a rencontré par l’intermédiaire d’amis et avec qui se noue une relation sexuelle. On a aussi pu recenser d’autres termes plus minoritaires comme « aventure » et « flirt », qui existent depuis longtemps.
Ce qui nous a frappés, ce sont notamment ces relations qui brouillent la frontière entre amitié et sexualité. Des relations amicales où il y a eu de la sexualité, cela a bien sûr pu exister par le passé, mais ce qui est nouveau, c’est le fait de les nommer. Mettre des mots, c’est vouloir faire exister, donner une forme de reconnaissance, de légitimité.
66 % des jeunes ont été en couple dans l’année écoulée
M. B. : La norme conjugale demeure très forte et dans le même temps, d’autres formes relationnelles se sont multipliées. Ce n’est pas du tout contradictoire, parce qu’aujourd’hui les parcours sont vraiment marqués par des phases d’alternance entre couple et célibat, celui-ci étant vécu comme un temps d’expérimentations. Ces expérimentations sont attendues pendant la vingtaine, il y a cette idée que lorsqu’on est jeune, et qu’on est célibataire, il faut en « profiter ».
Aujourd’hui, 27 % des 18-29 ans vivent en couple cohabitant – c’est une tendance à la baisse. Nos chiffres confirment les observations de l’Insee : en 1990, 46 % des jeunes de 20 à 29 ans vivaient en couple cohabitant, ils n’étaient plus que 35 % en 2021. Mais il faut noter qu’il y a un report : la cohabitation n’est pas rejetée, à l’approche de la trentaine une majorité de jeunes s’installent en couple sous un même toit. C’est aussi à ce moment-là que l’on va voir émerger la parentalité. À 29 ans, 46 % des femmes sont mères et 30 % des hommes sont pères. Le couple comme institution et comme idéal est toujours très présent.
70 % des jeunes en couple discutent d’exclusivité sexuelle
M. B. : C’est le sujet de thèse de Malena Lapine, jeune chercheuse à l’Ined (Institut national d’études démographiques). Elle montre que l’exclusivité dans le couple ne va plus de soi : on se pose la question à un moment ou à un autre de la relation, le plus souvent lorsque celle-ci débute.
Une très large majorité des jeunes choisit cependant l’exclusivité : ainsi, 88 % des personnes en couple qui en ont parlé avec leur partenaire ont décidé que leur relation resterait exclusive, et seulement 4 % des personnes en couple ayant abordé ce sujet ont opté pour une configuration non exclusive. Pour 8 %, c’est plus compliqué : rien n’a été décidé ou bien il n’y a pas d’accord entre les partenaires.
Nous montrons aussi dans notre enquête que les relations non monogames, comme le polyamour, sont certes très médiatisées mais demeurent très minoritaires.
Le « couple libre » est aujourd’hui dans le champ de vision de tout le monde – notamment par le biais des réseaux sociaux – et 20 % des jeunes se disent par ailleurs capables de vivre une telle relation, mais le passage à la pratique demeure rare et socialement situé.
Entre 2006 et 2023, la part des sexualités minoritaires (non hétérosexuelles) a été multipliée par cinq chez les 18-29 ans, passant de moins de 3 % à 15 %
M. B. : C’est un bond spectaculaire, et plus spectaculaire encore chez les femmes : 19 % des jeunes femmes (c’est-à-dire une sur cinq) s’identifient autrement qu’hétérosexuelles, contre 8 % des hommes.
Ce qu’on observe chez les femmes, c’est une augmentation très forte de ce que mes collègues Tania Leibowicz et Wilfried Rault appellent des plurisexualités, parce que c’est la bisexualité (être attiré par les deux sexes) et la pansexualité (ne pas définir son désir par le prisme du genre) qui augmentent beaucoup. Cela correspond à une forme d’ouverture plus importante et potentiellement à une critique de la binarité de genre.
Aujourd’hui les jeunes femmes se déclarant pansexuelles ou bisexuelles sont beaucoup plus nombreuses que celles se déclarant lesbiennes (en 2023, 10 % des jeunes femmes se disent bisexuelles, 5 % pansexuelles, 2 % lesbiennes). Il faut sans doute y lire, dans un contexte post-MeToo, une critique et une forme de désaffiliation de l’hétérosexualité. C’est aussi très lié à la diffusion du féminisme. En France, ces dernières années, on a beaucoup discuté de plaisir, de désir, de consentement, d’hétérosexualité, et c’est un contexte qui est très important, je pense, pour comprendre les évolutions.
Pour les hommes, l’augmentation des sexualités minoritaires est réelle mais bien moindre : 8 % d’entre eux se définissent autrement qu’hétérosexuels, dont 3 % comme gays.
Une piste pour comprendre cela : même si l’acceptation de l’homosexualité masculine augmente, la figure du « pédé » continue d’agir comme un repoussoir au sein de la jeunesse, comme le montrent les travaux de la sociologue Isabelle Clair concernant les adolescents. Les regards portés sur la sexualité des femmes et sur celle des hommes ne sont pas symétriques. L’équivalent féminin de « pédé », en termes d’insulte, ça n’est pas « gouine », c’est « pute ». Pour les hommes, c’est avant tout l’écart à l’hétérosexualité qui est stigmatisé ; pour les femmes, c’est l’écart à la norme féminine de réserve sexuelle. Les choses ont bougé, bien entendu, mais ces figures n’ont pas disparu : il y a aujourd’hui des tensions normatives entre, d’un côté, ces figures repoussoirs qui sont toujours présentes et, de l’autre, de nouvelles normes, plus ouvertes.
1,7 % des jeunes de 18 à 29 ans se déclarent non binaires
M. B. : Il est important de relever que c’est la première enquête d’envergure nationale qui permet de capter les personnes non binaires en France. Dans toutes les enquêtes statistiques réalisées jusqu’ici, on demandait « Est-ce que vous êtes homme ou femme ? » L’enquête Envie a donné la possibilité de se définir comme non binaire. On montre que cela concerne une petite minorité.
Mais on relève des interrogations plus larges autour du genre, comme le montrent les travaux de Mathieu Trachman sur le genre. Ainsi, 24 % des jeunes disent qu’ils ou elles se sont questionnées sur leur féminité et sur la masculinité. Ce chiffre est le même pour les hommes et les femmes. On ne dispose pas d’éléments de comparaison, car la question n’a pas été posée ainsi dans de précédentes enquêtes, mais on peut penser que le contexte #MeToo a favorisé ces questionnements-là.
43 % des femmes déclarent que quelqu’un les a forcées ou a essayé de les forcer à subir ou à faire subir des pratiques sexuelles au cours de leur vie
M. B. : C’est un chiffre en très nette augmentation : en 2006, elles étaient 23 % à déclarer de tels faits. La question que l’on se pose toujours face à de telles évolutions, c’est de savoir s’il s’agit d’une augmentation des déclarations ou du phénomène lui-même.
Dans notre ouvrage, les sociologues Florence Maillochon et Mathieu Trachman insistent sur deux éléments. Bien sûr, grâce au mouvement #MeToo notamment, les violences faites aux femmes sont de plus en plus dicibles. Elles évoquent donc plus facilement ce qu’elles ont subi. Ce qu’on appelle la violence évolue aussi : les générations actuelles considèrent comme intolérables des situations ou des gestes qui étaient perçus comme plutôt normaux par le passé. Le travail de thèse de Rébecca Lévy-Guillain le montre bien : les débats autour du consentement favorisent une relecture des expériences passées, ce que l’on considérait comme acceptable ne l’est plus.
Mais Florence Maillochon et Mathieu Trachman pointent aussi une plus grande exposition des jeunes femmes aux situations à risque, du fait qu’elles ont davantage de partenaires que par le passé et notamment de partenaires éphémères. Si la jeune génération déclare plus de violences que les générations plus âgées, c’est donc à la fois qu’elles qualifient plus aisément certaines de leurs expériences comme étant des rapports forcés ou des tentatives de rapports forcés, mais c’est sans doute aussi que, en ayant beaucoup plus de partenaires, elles sont davantage exposées aux violences sexuelles masculines.
Léonor Amilhat, Yaëlle Amsellem-Mainguy, Marie Bergström, Milan Bouchet-Valat, Michel Bozon, Géraldine Charrance, Paul Cochet, Titouan Fantoni-Decayeux, Constance Hemmer, Malena Lapine, Tania Lejbowicz, Florence Maillochon, Marion Maudet, Arno Muller, Pauline Mullner, Isabelle Parizot, Clark Pignedoli, Romain Philit, Delphine Rahib, Wilfried Rault, Arnaud Régnier-Loilier, Mathieu Trachman et Damien Trawale ont contribué à l’ouvrage La sexualité qui vient. Jeunesse et relations intimes après #MeToo, aux éditions La Découverte, « Sciences humaines », 2025.

Marie Bergström ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
26.03.2025 à 16:36
Négociations sur les retraites : démocratie sociale ou mascarade politique ?
Texte intégral (1932 mots)
Les séances de négociation entre syndicats et patronat sur la réforme des retraites se poursuivent. Mais la CGT et FO n’y participent plus, tout comme l’organisation patronale des professions libérales et de l’artisanat. Après le veto de François Bayrou sur le retour aux 62 ans, la CFDT n’abandonne pas l’objectif de revenir sur les 64 ans, mais cette perspective est peu crédible. Au-delà de cette négociation, quel regard porter sur la « démocratie sociale » censée guider la réforme ?
Lors de sa déclaration de politique générale, le 14 janvier 2025, le premier ministre, François Bayrou, rouvrait le douloureux dossier de la réforme des retraites, mal refermé en 2023. Douloureux, parce que cette réforme, concerne personnellement tous les Français, qui ont érigé la retraite en seconde vie. On peut y voir la conséquence de désillusions idéologiques, du scepticisme à l’égard des promesses décalées d’un autre monde longtemps véhiculées par les partis politiques, mais aussi d’un vécu au travail ressenti comme s’étant dégradé et conséquence de souffrance. Dès lors, la retraite n’est plus un retrait de la vie sociale, voire une « mort sociale », comme autrefois, mais elle est attendue comme une nouvelle aube, la promesse d’un monde nouveau. La repousser, en reculant son âge, ne peut être qu’une atteinte à ce droit à une vie nouvelle et apparaît comme une injustice profonde.
Plusieurs enquêtes le montrent à l’occasion de la réforme de 2023. Le rejet est encore plus fort qu’en 2019, à l’occasion du projet avorté de retraite à points. Selon les enquêtes, les deux tiers des Français, voire plus, affichent leur hostilité (et même les trois quarts des actifs). Plus de 60 % estime également – sinon escompte – qu’un puissant mouvement social fera échec au recul de l’âge de la retraite.
Rejetée pour son « injustice », cette réforme l’est aussi pour son « illégitimité » parce qu’elle n’a pas été votée par le Parlement mais adoptée au moyen d’un des mécanismes du « parlementarisme rationalisé » : l’article 49, alinéa 3 de la Constitution qui permet l’adoption d’une réforme sans vote dès lors que le gouvernement échappe à une motion de censure. Selon une enquête de l’Ifop, 78 % des Français voient là un passage en force « massivement illégitime ». Le président Macron et sa première ministre Élisabeth Borne ont été en désaccord sur le mode de fabrication de cette réforme (même s’ils en partageaient les finalités), négligeant la démocratie sociale, et cela fragilise aussi la réforme.
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Tant de divisions et de déchirements vont constituer une opportunité pour le nouveau premier ministre, en 2025. Près de deux ans après l’adoption et l’implémentation de la réforme des retraites, il décide spectaculairement de la remettre à l’agenda, en l’occurrence de relancer des discussions « avec les partenaires sociaux » puisque ceux-ci – il vise les syndicats – « ont affirmé qu’il existait des voies de progrès [pour] une réforme plus juste ».
Pour Bayrou, une relance tactique
Pourquoi ce revirement, même si ce n’est pas premier de la part de l’exécutif ? Au plan social, on se souvient de l’abandon du « contrat première embauche » (CPE) en 2006, pourtant adopté par le Parlement, puis remplacé rapidement par un nouveau texte, après à un important mouvement social. C’est le président de la République lui-même, alors Jacques Chirac, qui avait sonné le tocsin de cette réforme et expliqué cette substitution en lien avec un « dialogue social constructif ». Si celui-ci ne fut que théorique, le retrait de la réforme est bel et bien intervenu.
Cette fois-ci, les choses ont été différentes. Le « conclave » que l’ancien militant démocrate-chrétien François Bayrou a appelé de ses vœux est apparu surtout tactique : obtenir une abstention bienveillante d’une partie de l’opposition de gauche à l'Assemblée nationale en rouvrant un dossier social emblématique du second quinquennat de Macron et en laissant croire qu’il pourrait trouver un règlement plus juste.
D’emblée, une des confédérations syndicales, FO, n’a pas voulu s’en laisser conter et a décidé de ne pas participer à ce qui pouvait ressembler à une négociation sociale interprofessionnelle, mais qui n’en était pas vraiment une en réalité. D’une part, symboliquement, la terminologie religieuse utilisée ne pouvait qu’interroger FO, qui a fait de son « indépendance » politique et religieuse sa raison d’être.
D’autre part, le Medef a immédiatement affiché qu’il ne souhaitait pas revenir sur les 64 ans, le nouvel âge de départ à la retraite fixé en 2023, vu par l’organisation patronale comme un « socle de rétablissement » pour le financement du système des retraites. Son président Patrick Martin, comme probablement Frédéric Souillot, secrétaire général de FO, a aussi estimé que le « conclave » ne se ferait pas à portes fermées et que le gouvernement ferait pression sur les partenaires sociaux, à la suite, d’abord, de rodomontades sur la hauteur des déficits sociaux, puis à travers une lettre de cadrage très étroite, adressée par le premier ministre aux partenaires sociaux, le 26 février 2025.
Cela ne pouvait que nourrir l’inflexibilité du premier comme le refus de jouer le jeu du second. Dès lors, le « conclave » était mort-né. Il n’avait même plus besoin du coup de grâce que lui donnerait finalement le premier ministre, deux mois après l’avoir inventé : le 16 mars, interviewé sur France Inter, François Bayrou écartait en effet la possibilité de revenir à 62 ans, voire 63 ans. La CGT quittait aussitôt le « conclave », déplorant l’abandon de l’« abrogation » de la réforme de 2023. L’organisation patronale des professions libérales et de l’artisanat (U2P) l’avait précédée de peu pour des raisons diamétralement opposées : la nécessité de « mesures drastiques… pour rétablir l’équilibre de nos régimes sociaux ».
Instrumentalisation de la démocratie sociale
En fait, l’un des problèmes de fond de cette réforme est celui de l’instrumentalisation, mais aussi des impasses de la démocratie sociale. Celle-ci a tour à tour été appelée à la rescousse par Élisabeth Borne, puis par François Bayrou. La première, probablement pour retarder le mouvement social qui se profilait et qui risquait de compromettre le devenir de son gouvernement, s’est opposée à la réforme à la hussarde souhaitée initialement par Emmanuel Macron. Elle a ouvert une série de concertations très cadrées avec les organisations syndicales et patronales. Ces concertations, après une réunion « multilatérale » avec toutes les organisations, se sont poursuivies en « bilatérales » avec chacune d’entre elles, au ministère du travail puis à Matignon, sans réussir à convaincre et donc à rallier les syndicats : « Il n’y avait aucun moyen de bouger la ligne de ce que voulait faire le gouvernement », indique Yvan Ricordeau, qui fut le négociateur de la CFDT. Pour les syndicats, cet échec justifia, à compter de janvier 2023, le recours à la « mobilisation » pour le retrait de la réforme.
À son tour, François Bayrou recourt à la voie de la démocratie sociale, sans doute par tactique, comme déjà évoqué, mais aussi pour alerter l’opinion sur les déséquilibres des comptes sociaux, avec le secours de la Cour de comptes mais aussi d’autres chiffrages discutés.
Reste que la démocratie sociale n’est pas vraiment codifiée. Elle n’a pas d’obligation de résultats ni de moyens. Les gouvernements l’instrumentalisent selon leur bon vouloir ou la conjoncture, et les partenaires sociaux eux-mêmes ne cherchent pas véritablement à la faire vivre ou alors seulement en creux. Ils vont s’entendre pour s’opposer à certaines réformes, comme en 2023 qui a vu la constitution d’un front syndical uni. Mais les syndicats, très divisés sur le fond, n’ont pas cherché à porter un projet commun. Cela ne fut pourtant pas toujours le cas. Il y a longtemps, déjà, ils ont mis sur pied le système de retraites complémentaires ou l’assurance chômage.
Partenaires sociaux en concurrence
En fait, les partenaires sociaux sont en concurrence, notamment pour la représentativité et les moyens que celle-ci procure. Syndicats et organisations d’employeurs, imprégnés d’une culture jacobine, préfèrent également discuter directement avec le pouvoir plutôt que de faire vivre une démocratie plus horizontale.
Depuis les années 2000, le Code du travail, dans son article L1, impose toutefois une concertation avec les partenaires sociaux avant toute réforme des relations du travail ou de la formation professionnelle. Mais ceci ne vaut pas pour la protection sociale (et donc les retraites) et cela contribue à expliquer bien des vicissitudes qui perdurent.
Malgré tout, s’agissant des retraites, cinq partenaires sociaux (sur huit) représentatifs au plan national entendent poursuivre le dialogue, tout en se dégageant de la lettre de cadrage du gouvernement, pour consolider le système de retraite du secteur privé, par bien des aspects, fragile et inégalitaire.

Dominique Andolfatto a reçu des financements du réseau national des MSH (CNRS, Inserm) pour "Citoyens dans la crise sanitaire" (recherche collective parue chez Classique Garnier en 2023). Il anime actuellement un projet de recherche sur la syndicalisation pour une fédération syndicale.