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06.03.2025 à 15:35
Féminicides : comment mieux protéger le commun des mortelles ?
Texte intégral (2225 mots)
Le concept de « féminicide » est essentiel à la sécurité des femmes. Comment pourrait-on combattre ce qui n’est pas nommé ? Dans les médias, la notion de crime passionnel semble enfin avoir disparu. L’enjeu est désormais sur ce qu’on met derrière le terme féminicide, et comment on l’interprète. Les recherches de la politiste Margot Giacinti reviennent sur l’histoire de cette notion et offrent des pistes concrètes pour mieux protéger les femmes.
Le féminicide est le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme. Cette définition voit le jour sous la plume de la sociologue Diana Russell qui, après avoir travaillé à identifier cette forme spécifique de violence dans les années 1970, signe en 1992 avec sa consœur Jill Radford l’ouvrage fondateur, Femicide: The Politics of Woman Killing (New York, éditions Twayne).
D’abord approprié par les chercheuses et militantes d’Amérique latine dans les années 2000, le concept se diffuse lentement en Europe à partir des années 2010. En France, il faut attendre les premiers comptages du collectif Féminicides par compagnon ou ex (2016) et le début des collages féminicides, en 2019, pour que sa diffusion soit assurée à l’échelle nationale.
Pourtant, ni le féminicide comme fait social ni sa dénonciation ne sont des nouveautés. Depuis le XIXe siècle, des militantes féministes tentent d’identifier et de théoriser ce crime. Mais leurs idées sont demeurées minoritaires (ou plutôt minorisées) et, faute de trouver un écho dans l’opinion, sont restées méconnues.
Un travail de dévoilement généalogique de la notion, couplé à l’analyse d’affaires judiciaires, permet de saisir les biais sociohistoriques qui ont entravé l’émergence de ce concept clé. Il permet également d’identifier les marges de progression qui demeurent dans la lutte contre cette forme de violence extrême contre les femmes.
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Le féminicide, un concept utile pour se défaire des catégories patriarcales
En théorisant le féminicide, les féministes ont cherché à rompre avec deux lectures qui se sont construites historiquement aux XIXe et au XXe siècles, et qui ont perduré jusqu’au XXIe siècle.
D’une part, la lecture conjugaliste, qui ne s’intéresse qu’au meurtre entre époux (laissant dans l’ombre les féminicides sur concubines, sur inconnues, etc.) et qui symétrise les violences dans le couple. D’autre part, la lecture passionnelle, qui érige ce meurtre en crime passionnel, conséquence d’un trop-plein d’amour – pardonnable pour certains, comme on le voit par exemple dans la littérature romantique.
À rebrousse-poil de ces acceptions, le concept de féminicide constitue une manière radicalement différente de penser le crime, qui se défait des lectures patriarcales, conjugaliste et passionnelle. Le féminicide touche l’ensemble de la classe des femmes, les victimes étant ciblées spécifiquement parce qu’elles sont des femmes, c’est-à-dire qu’elles vivent dans des sociétés qui les placent dans des positions de subalternité et de vulnérabilité structurelles et qui entérinent ainsi la possibilité pour les hommes de les dominer.
Dans les écrits des féministes, le féminicide devient un crime produit par le rapport de domination qu’est le genre. Il n’est donc pas corrélé à la seule sphère conjugale et ses contextes de réalisation sont variés : intimité sexuelle ou affective (meurtre d’une épouse, d’une concubine, d’une ex, d’une femme exerçant la prostitution), sphère familiale non conjugale (meurtre d’une mère, d’une sœur, d’une fille), relation amicale et, plus largement encore, le milieu professionnel ou l’espace public.
Ne pas restreindre les analyses et le comptage des féminicides à la sphère conjugale
En France, la réception du concept, lorsqu’elle a eu lieu, a été restreinte à la seule sphère conjugale. D’ailleurs, le chiffre généralement retenu pour le nombre annuel de féminicides en France est celui du rapport de la Délégation aux victimes (DAV) du ministère de l’intérieur, rapport qui n’utilise pourtant pas la catégorie féminicide, mais celle de « morts violentes au sein du couple ».
L’étude des affaires de meurtres de femmes, au XIXe comme au XXIe siècle, prouve pourtant que le genre est bien le déterminant commun de l’ensemble des féminicides, dans ou hors du couple. Ainsi, les femmes exerçant le travail du sexe ou subissant des logiques de traite ne sont pas exemptes des violences mortelles, comme l’illustre le meurtre, en 2018, de Vanesa Campos.
Les activités politiques de certaines militantes font aussi d’elles des proies de choix, comme cela s’est vu avec la tentative d’assassinat sur Louise Michel en 1888 ou, plus récemment, avec l’enquête magistrale « Femmes à abattre », du collectif Youpress, sur les féminicides de femmes politiques.
Exclure des comptages et des analyses les féminicides en dehors du couple revient donc à faire un usage partiel et partial du concept. Cela rejoue des lectures conservatrices qui ont failli dans la lutte contre les violences de genre en échouant à identifier les féminicides et ses logiques particulières. Inversement, utiliser le concept tel que formulé par les féministes apparaît essentiel pour mieux saisir la manière dont le genre détermine les crimes et pour dévoiler d’autres formes, encore dissimulées, de féminicides, à l’instar des disparitions de femmes non résolues ou des suicides forcés (suicide d’une victime, consécutif aux violences qu’elle a subies).
La création d’un pôle judiciaire cold cases à Nanterre a notamment pu mettre en lumière la dimension genrée des disparitions non résolues : sur 82 affaires, 56 concernaient des femmes. De même, la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences (Miprof) comptabilise 773 suicides forcés de femmes victimes de violences conjugales en 2023.
Cela modifie considérablement la proportion de féminicides sur le territoire français, puisque seules 93 « morts violentes » de femmes dans le cadre du couple avaient été décomptées par la DAV pour l’année 2023.
Mieux évaluer la menace de mort et soutenir les tentatives d’émancipation des victimes
Un second enjeu pour les politiques publiques en matière de lutte contre les violences est la poursuite de l’analyse de la mécanique du féminicide.
Nos travaux ont mis au jour que la menace de mort était largement sous-évaluée dans les affaires de féminicides, alors qu’elle constitue souvent un signal fort d’un passage à l’acte imminent, notamment si le futur meurtrier possède une arme, ou s’il a déjà un script de mise à mort en tête (« Je vais t’étrangler »).

Les enquêtes sur les violences faites aux femmes en France telles que l’enquête « Violences et rapports de genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et par les hommes » (Virage), 2020 ont montré que les femmes déclarent souvent les violences qu’elles considèrent les plus graves et qui sont aussi celles les plus reconnues par la justice, à savoir les violences physiques. Aujourd’hui, un questionnaire d’accueil dans le cadre de violences au sein du couple permet aux forces de police et de gendarmerie d’enquêter en détail sur les violences subies par la victime (violences verbales, psychologiques et économiques, physiques et sexuelles). Si la question de la menace de mort figure bien dans la trame, elle doit cependant être davantage investiguée, en particulier sur le plan du nombre, de la récurrence et du type de menaces, et couplée à celle de la possession d’arme.
De même, on a montré que c’est souvent quand les femmes agissent – en quittant le conjoint, en fuyant le domicile, en dénonçant les violences à un tiers – qu’elles se font tuer. Cette capacité d’agir – ou agentivité – a un rôle essentiel dans le féminicide : c’est lorsque les victimes tentent, comme elles le peuvent, de résister à la violence des hommes qu’elles peuvent faire l’objet de violences redoublées et mortelles, car ces actions s’exercent de manière contraire à la volonté des hommes, en transgression de l’ordre patriarcal.
Bien souvent, ces gestes d’agentivité constituent un moment critique où le risque d’être tuée est grand. Que l’on soit un ou une proche, ou une connaissance, de la victime, identifier ces moments et soutenir sa démarche, en restant vigilant, disponible et mobilisable, apparaît fondamental pour espérer lutter durablement contre les féminicides.
La politisation du féminicide, grâce à la ténacité des mouvements sociaux, a permis, plus d’un siècle après les écrits des féministes de la première vague, la mise à l’agenda d’un pan – encore bien petit – de cet immense problème public. Seule la poursuite de la lutte peut espérer réduire voire endiguer l’ensemble des féminicides et répondre ainsi à l’injonction brûlante des collages féministes : « Pas une de plus. »

Margot Giacinti est membre de conseil d'administration du Planning Familial du Rhône (MFPF69). Dans le cadre de son post-doctorat, elle est financée au titre de ses recherches par l'IERDJ et la Direction de l'Administration Pénitentiaire (DAP).
05.03.2025 à 15:55
X, Instagram, Twitch, TikTok, Youtube, Bluesky : et si on considérait enfin ces plateformes comme des médias ?
Texte intégral (1956 mots)
Quitter X ou Facebook pour migrer vers d’autres réseaux obéissant aux mêmes logiques ne résoudra pas les problèmes posés par les plateformes. De nouvelles règles s’imposent.
Dans le contexte de choc politique et médiatique lié à l’élection de Donald Trump et aux prises de position des magnats des médias sociaux, les alternatives proposées aux individus semblent peser de peu de poids face aux plateformes qui s’affranchissent de tout droit. Les initiatives ont fleuri récemment au moment où Musk a promu sur sa plateforme une orientation d’extrême droite qualifiant toutes les autres de « wokistes ».
À lire aussi : X, Meta, Amazon et Google : le moment de bascule pro-Trump
Cependant, les problèmes étaient déjà là du temps du premier patron de Twitter, Jack Dorsey, ils ont été aggravés lorsque Musk a racheté la plateforme. La fuite actuelle soutenue par des opérations comme #quitteX marque un désaccord politique, mais n’est pas fondée sur la critique même de la fonction de ce type de plateforme virale, sur son architecture ni sur sa pertinence dans l’espace public.
Ainsi, se réfugier sur BlueSky, firme privée, qui reproduit l’ancien Twitter, sans questionner l’intérêt d’un tel système d’alerte cognitive permanente pour engendrer de la viralité, est une réaction à courte vue.
Les propagandistes du Kremlin (Colon, 2023 ont désorienté les opinions publiques sur Twitter. Ils recommencent déjà sur Bluesky. Rien ne justifie ce modèle de réseau et rien ne justifie que les politiques y soient présents encore alors que leurs quêtes de visibilité leur fait perdre tout contrôle à travers des réactions trop rapides, trop tranchées, non argumentées, et générant une réputation souvent illusoire ou alors délétère par la violence que cette viralité recherchée privilégie.
Mastodon constitue une alternative différente puisque complètement open source, contrôlée par les collectifs, et organisée en instance que l’utilisateur peut choisir, pour des effets de réseau plus limités et des effets de viralité nuls.
Quelles solutions ?
Les réseaux sociaux des années 2000 ont muté et doivent en fait être répartis en trois types de plateforme aux fonctions médiatiques et sociales bien différentes. Des régulations différentes doivent leur être appliquées sur le territoire européen ou même par pays, et non en fonction du nombre d’abonnés, comme veut le faire le DSA (Digital Services Act).
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Premièrement, certaines plateformes sont devenues des médias qui organisent le débat autour de contenus. C’est le cas de Twitter, de Facebook, d’Instagram et YouTube, de Twitch, de Reddit ou encore de TikTok. Leur fonction d’amplification, de viralité selon une orientation éditoriale, est essentielle, mais on les traite encore comme de simples hébergeurs, sans responsabilité sur les contenus publiés.
La couverture de la section 230 du Decency Act états-unien, qui les traite comme de simples fournisseurs d’accès, doit être retirée. Leurs récents passages à l’acte, politiques, ont choqué mais ils ont le mérite de montrer qu’il s’agit de médias avec une politique éditoriale (algorithmique) délibérée et orientée.
Ces plateformes et leurs propriétaires doivent donc demander une autorisation de publier analogue à tout autre publication et se voir contrôlées de la même manière que les autres médias (leur passage sous la supervision de l’Arcom en France est un bon signe). Leurs propriétaires devront répondre devant les tribunaux de tous les contenus illégaux publiés sur leur support. Pour l’éviter, ils devront appliquer une modération a priori et un contrôle éditorial.
Il n’est donc pas question de les empêcher d’avoir leur ligne éditoriale, mais de leur demander de l’assumer et, pour cela, d’interdire, selon les lois des pays, des publications racistes, antisémites, sexistes, homophobes, discriminantes ou incitatrices à la haine et à la violence, ou au harcèlement. Ils devront sans doute faire payer leurs abonnés pour prendre en charge toute cette activité de modération.
Ce modèle de médias est simple, il existe, il fonctionne, il est inutile de chercher à inventer des règles de modération que les plateformes ne veulent pas appliquer ou qu’elles détournent – et qui exigent des moyens disproportionnés pour la police et la justice. Qu’attend-on pour le mettre en œuvre dans un pays, même si l’Europe ne veut pas se mettre d’accord ?
Deuxièmement, d’autres plateformes proposent des fonctions de messagerie : c’est le cas de Messenger, de WhatsApp, de Telegram, de Signal, etc. Les fonctions de téléphonie/visiophonie/échange de documents relèvent dans ce cas des télécommunications et restent réglées par les principes du fournisseur d’accès. Cependant, leur détournement en médias est déjà bien avancé sur Telegram ou sur WhatsApp puisque des vastes groupes de contact y sont autorisés. Il est facile d’interdire des groupes de plus de 150 comptes correspondant au maximum de l’interconnaissance possible.
Le passage au-delà de cette limite devrait entraîner le changement de statut vers celui de médias comme indiqué précédemment. Mais à la différence des plateformes médias, il serait possible de déléguer la responsabilité juridique aux administrateurs de ces listes, ce qui pourrait arranger les plateformes et reconnaître le rôle essentiel des collectifs et de leurs animateurs dans la régulation immédiate.
Troisièmement, enfin, d’autres plateformes peuvent continuer à fonctionner comme le faisaient les réseaux sociaux du Web 2.0, avec un nombre d’amis limité à l’interconnaissance (150 personnes) et une responsabilité des administrateurs de groupe pour réguler ce qui peut s’apparenter à du trolling, à du harcèlement ou à des contenus illégaux. Dans ce cas, en effet, une régulation spécifique est nécessaire, car c’est la seule innovation véritable par rapport aux régimes médiatiques précédents. Là aussi la viralité est contrôlée puisque rien ne sort directement du groupe.
L’essentiel reste que, dans toutes ces architectures, des dispositifs de ralentissement de la viralité soient rendus obligatoires.
En effet, la viralité est l’ennemi principal sur les plans cognitif, politique, culturel et civilisationnel. Cela n’empêche pas la lutte contre les émetteurs ou propriétaires extrémistes ni contre les désinformateurs professionnels des régimes autoritaires. Mais tous bénéficient plus que les autres de ces architectures toxiques de propagation accélérée.
Les dégâts cognitifs et culturels de ce rythme haché sous forme d’alerte permanente, de réactivité stimulée par les récompenses qu’affichent les vanity metrics (scores de like, de partage, de followers ou de commentaires) sont désormais visibles dans l’espace public. Chacun apprend à provoquer les réactions avec des contenus stimulants et choquants, dont le score de nouveauté (Vosoughi, 2018) est élevé.
Les plateformes jouent sur les deux tableaux : la durée d’exposition, en maintenant les utilisateurs sur la plateforme en flattant leurs habitudes (la bulle de filtre) mais aussi le choc en les encourageant à réagir et à faire réagir par des contenus surprenants (le score de nouveauté).
Ralentir ce processus oblige à viser les processus cognitifs de base, en exigeant des plateformes qu’elles mettent en place un tableau de bord permanent pour monitorer sa propre activité et sa vitesse de réaction, comme on le fait pour tout véhicule. Chaque signal constitue une alerte permanente qui peut ensuite être équipée de seuils pour choisir son niveau de réactivité, puis de règles qui imposent un ralentissement général de la réactivité et donc de la viralité.
Cela donne ensuite un outil pour les plateformes responsables qui veulent ralentir la viralité dans certaines situations, pour certains thèmes. Ces dispositifs doivent faire partie du cahier des charges à imposer à toutes les plateformes qui veulent opérer sur le territoire européen.
L’interdiction de la publicité serait la mesure radicale qui casserait le modèle économique de ces plateformes qui menacent la santé mentale et le débat public. Car, c’est le moteur des rémunérations publicitaires qui entraîne le paramétrage des algorithmes en faveur de la viralité, et cela en toute opacité, ce qui empêche d’auditer correctement ces algorithmes. Mais cela semble difficile à imposer alors même que les médias de masse dépendent eux aussi de la publicité.
L’Europe et la France ont les moyens d’agir
L’Europe et la France ont les moyens de réagir et de restructurer ce paysage médiatique numérique laissé en roue libre qui finit par détruire les principes mêmes du débat démocratique. À condition de définir ce que sont ces réseaux et de leur appliquer les règles existantes sans adhérer à la manœuvre libertarienne de prétendue menace sur la liberté d’expression états-unienne. Le contrôle doit porter sur la viralité (le free reach) et non sur l’expression (« free speech »), et cela change tout en matière d’acceptabilité de ces mesures.

Dominique Boullier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.03.2025 à 15:49
Le retour des pères après la Seconde Guerre mondiale : un tournant dans l’histoire des familles en France ?
Texte intégral (2202 mots)
Pour de nombreux enfants séparés de leur père par la Seconde Guerre mondiale, la Libération de la France à partir de 1944, puis la capitulation de l’Allemagne nazie en 1945 ont ouvert l’espoir de retrouvailles. Mais lorsque ces retours ont effectivement eu lieu, après quatre ou cinq ans sans contact ou presque, a-t-il été si facile pour les hommes absents de réintégrer le foyer et de reprendre leur place auprès des enfants ?
Autrice de la Seconde Guerre mondiale des enfants, l’historienne Camille Mahé s’est penchée plus particulièrement dans le panorama collectif Être père. Une histoire plurielle de la paternité (XVᵉ siècle-XXᵉ siècle) sur cette « lente et difficile recomposition des liens pères-enfants » qui a marqué des familles pour des décennies. Interview.
Dans vos travaux, vous citez cette phrase de Françoise Dolto selon laquelle en France, pendant la Seconde Guerre mondiale, « on ne risquait pas tellement la mort, mais cela a été la mort des relations ». Quelle a été l’ampleur de cette « mort des relations » entre pères et enfants ?
Camille Mahé : Françoise Dolto est une pédiatre et psychanalyste française, rappelons-le, et sa remarque peut surprendre quand on évoque un contexte de guerre. Pour bien la comprendre, il faut la remettre en perspective.
Le cas de la France est assez spécifique pendant la Seconde Guerre mondiale. Jusqu’en mai 1940, il n’y a pas de combat sur le sol français et, après l’attaque allemande, les affrontements cessent rapidement. Avec l’armistice du 22 juin 1940 et jusqu’au Débarquement de juin 1944, la violence de guerre s’arrête théoriquement – dans les faits, la population reste exposée aux bombardements et aux exactions nazies. Mais il faut noter une différence avec le front de l’Est, où il n’y a pas de pause dans les combats et où les violences sont plus massives et systématiques.
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Au moment de l’armistice de 1940, 1,85 million de soldats sont faits prisonniers et envoyés en Allemagne dans des Oflags (abréviation de « Offizierslager », camps réservés aux officiers) ou des stalags (abréviation de « Stammlager », camp de prisonniers de guerre). Ces hommes sont assez jeunes, leur moyenne d’âge tourne autour de 30 ans. La moitié d’entre eux sont mariés et, parmi ces hommes mariés, la moitié ont des enfants.
Au-delà de ces fils et filles de prisonniers de guerre, les enfants séparés de leurs pères durant la guerre sont enfants de résistants, de déportés ou encore d’Alsaciens et Mosellans enrôlés de force dans la Wehrmacht à partir de 1942. Le STO (Service du travail obligatoire) va concerner plutôt des hommes célibataires.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, toutes les familles ne sont pas séparées mais beaucoup de pères sont absents, c’est un phénomène important et qui s’inscrit dans une durée longue, avec quatre à cinq années de séparation, ce qui est considérable rapporté à l’échelle de vie d’un jeune enfant.
Quand et comment les retrouvailles se sont-elles organisées ? Quelle place ont-elles prise dans l’espace public ?
C. M. : En France, en 1945, il s’agit de faire revenir à peu près 2 millions d’individus, dont 950 000 soldats détenus auxquels s’ajoutent 1,15 million de déportés, de requis du STO et de « Malgré-nous ».
L’organisation des rapatriements se fait assez rapidement. C’est Henri Frenay, ministre des prisonniers, des déportés et des réfugiés du gouvernement provisoire de la République française (GPRF), qui les prépare à partir de septembre 1944, dans un contexte où les réseaux ferroviaires et routiers ont été en partie détruits par les combats de la Libération. Dans l’Hexagone, les prisonniers reviennent en majorité au printemps 1945. À l’été 1945, ils sont quasiment tous rentrés alors qu’en Allemagne et en Italie, les absents ne reviennent majoritairement qu’autour de 1948.
En France, les retours sont valorisés dans la presse, on en parle beaucoup dans l’espace public. Ils sont très attendus par les familles, ils sont importants aussi sur le plan économique compte tenu de la force de travail que représentent ces 2 millions d’hommes, pour une grande partie en âge d’être actif. Il faut noter aussi qu’on est face à un gouvernement provisoire qui veut montrer ce qu’il est capable de faire et qui veut reconstruire une forme d’unité nationale.
L’image du prisonnier de guerre s’est par ailleurs transformée depuis 1940 où il incarne la honte de la défaite, avant d’être relavorisé par Vichy. En 1945, il représente désormais le sacrifice pour la patrie. On organise des fêtes pour accueillir les prisonniers qui rentrent. Le millionième prisonnier qui arrive à l’aéroport du Bourget en juin 1945 est attendu par une fanfare, des journalistes et parade dans Paris. Dans cette atmosphère de célébration, une grande partie des enfants sont assez fiers de voir leur père revenir.
Quand on parle de retrouvailles, on pense à la joie et à l’impatience. Ces sentiments ont-ils pour autant toujours dominé sur le terrain ?
C. M. : Les pères sont assez largement attendus, la joie et l’impatience sont très présentes. Mais une ambiguïté ressort des récits produits par les enfants à cette époque : journaux intimes, lettres, rédactions scolaires. Ces retours suscitent aussi beaucoup d’appréhension, et ces craintes ont été confirmées par les mémoires des témoins revenant en fin de vie sur leur expérience.
Le père peut être un inconnu, dans le cas des plus jeunes. Pour les enfants qui gardent des souvenirs de leur père, ils se sont habitués à vivre sans lui, étant donné la longueur des séparations. Un nouvel équilibre s’est mis en place dans l’espace familial, que le retour perturbe.
Lors des retrouvailles, certains enfants prennent peur ou expriment des formes de rejet face à ces pères qui reviennent sales et amaigris, loin de la figure idéalisée représentée sur la photographie du salon.
Si la dynamique globale est positive, un certain nombre d’enfants vont être déçus, inquiets face à ce qu’ils perçoivent comme une perturbation de leur quotidien. Il leur faut partager l’amour maternel, obéir à un adulte avec lequel ils n’ont pas grandi, retrouver leur place vis-à-vis de leurs frères et sœurs. Il peut y avoir des tensions et de la jalousie entre les cadets qui n’ont pas connu leur père et les aînés qui ont de bonnes relations avec lui.
La guerre a brisé des liens qui n’ont pas toujours pu se retisser et les mémoires des témoins livrées des décennies plus tard montrent que le ressentiment s’est, dans certains cas, maintenu tout au long d’une vie.
Quels sont les facteurs qui peuvent expliquer la variété des situations ? Qu’est-ce qui joue sur la facilité ou non à réintégrer le père au foyer ?
C. M. : Il y a tout un ensemble de facteurs qui s’agrègent. L’antériorité des relations et leur qualité sont les plus importants, avec l’âge. Les aînés qui avaient entre 10 et 14 ans par exemple, en 1939, sont ceux qui exprimeront le plus de joie et le moins d’appréhension en retrouvant leur père en 1945.
Puis tout dépend des échanges qui sont maintenus pendant la séparation. L’historienne Manon Pignot a montré que la Première Guerre mondiale avait été une période importante dans l’expression des sentiments paternels à travers les millions de lettres qui ont circulé.
La situation pendant la Seconde Guerre mondiale est très différente : les prisonniers sont en Allemagne où il est beaucoup plus complexe d’organiser des distributions de courrier, même si la Croix-Rouge essaie de maintenir les liens avec de petites cartes, au nombre de mots bien défini, qui passent par la censure. Il faut compter aussi avec la pénurie de papier.
À lire aussi : Les enfants dans la guerre : regards sur un siècle de conflits
Enfin, l’expérience des pères pendant leur captivité pèse sur leur capacité à se réadapter au quotidien et sur la vie des familles. Les liens ne peuvent pas se redessiner dans les mêmes conditions entre des enfants et un père officier, emprisonné dans un Oflag et autorisé à envoyer du courrier plus fréquemment, et un père résistant torturé, puis envoyé dans un camp.
Que nous dit cette période de l’évolution des sentiments paternels au XXe siècle ? A-t-elle constitué un tournant ?
C. M. : Au milieu du XXe siècle, on est encore dans l’héritage du Code civil napoléonien qui fait du père le chef de famille et place la mère dans une position de mineure. Le fait que les femmes ne doivent plus obéissance à leur mari date seulement de février 1938 et la politique mise en œuvre par Vichy dans les années 1940 renforce la puissance paternelle. Celle-ci ne sera remplacée par l’autorité parentale qu’en 1970.
L’absence des pères va en outre engendrer toute une littérature autour de la délinquance juvénile, engendrée par un manque d’autorité que seul le père pourrait fournir tandis que la mère, contrainte de travailler, n’aurait pu fournir l’assistance affective et émotionnelle qu’elle doit aux enfants. Au même moment, des psychanalystes comme Anna Freud ou John Bowlby lient le bon développement de l’enfant à ce modèle familial.
Dans le même temps, on est à une période où les familles attendent davantage de présence du père et où l’expression des sentiments est de plus en plus forte et de plus en plus visible.
Ces débats de l’époque autour de l’autorité paternelle ont-ils des échos aujourd’hui ?
C. M. : Ces débats autour des besoins de l’enfant ont produit l’ordonnance de 1945, qui est au fondement de la justice des mineurs actuelle et qui pose qu’on ne peut pas traiter les enfants de la même manière que des adultes.
Comme en 1945, les politiques soulèvent de nouveau la question de la responsabilité des parents en cas de délinquance ou d’absentéisme scolaire. Lorsque l’ancien premier ministre Gabriel Attal porte un texte à l’Assemblée nationale pour « restaurer l’autorité » de la justice à l’égard des « mineurs délinquants » et de « leurs parents », il se situe à contre-courant du mouvement enclenché depuis la fin du XIXe siècle qui fait primer la protection sur la répression.
Propos recueillis par Aurélie Djavadi

Camille Mahé ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.03.2025 à 16:26
Pourquoi François Bayrou est (presque) condamné à l’inaction
Texte intégral (1601 mots)
La coalition gouvernementale post-électorale entre le bloc macroniste et le parti LR est un fait inédit de la Ve République française. Si cette pratique est la norme dans les régimes parlementaires européens, son caractère de « coalition des perdants » et l’absence d’entente programmatique préalable entre les partenaires « forcés » sont des faiblesses structurelles qui s’ajoutent à sa position très minoritaire à l’Assemblée. Le gouvernement Bayrou n’est pas dépourvu de marges de manœuvre mais celles-ci sont très étroites.
Le premier tour de l’élection législative partielle à Boulogne-Billancourt, début février 2025, a vu s’affronter pas moins de quatre candidatures issues du « socle commun » soutenant le gouvernement. Une fragmentation qui témoigne des relations toujours très froides entre les partenaires des équipes ministérielles de Michel Barnier puis de François Bayrou.
Une coalition post-électorale inédite sous la Vᵉ République
Les élections anticipées de 2024 ont produit l’Assemblée nationale la plus fragmentée de toute la Ve République, dans laquelle aucune des trois principales coalitions présentées au corps électoral – le Nouveau Front populaire, la coalition macroniste Ensemble pour la République et l’union du RN et des ciottistes – n’approche la majorité absolue. Une configuration qui tranche radicalement avec l’habitude de majorités fortes et stables depuis l’émergence du « fait majoritaire » en 1962 – car même les majorités relatives de 1988 et 2022 étaient beaucoup moins éloignées de la moitié des sièges.
Cette fragmentation sans précédent a donné lieu à une pratique inédite sous la Ve République : une coalition post-électorale, c’est-à-dire entre des forces politiques s’étant toujours présentées séparément aux élections, à savoir la coalition présidentielle EPR (Renaissance, MoDem et Horizons) et le parti Les Républicains. Une coalition désignée en son temps par Michel Barnier comme le « socle commun » de son gouvernement.
La présence de plusieurs partis au gouvernement est la norme – jadis entre (post-) gaullistes et centristes, entre socialistes et radicaux et parfois communistes et écologistes. Bref, entre des partenaires « traditionnels », souvent alliés lors des élections. L’alliance de circonstance entre EPR et LR et de nature différente. Certes, leurs orientations politiques sont loin d’être radicalement divergentes ; c’est bien LR qui a permis, bon an mal an, aux cabinets Borne et Attal de gouverner de 2022 à 2024, en ne votant pas la censure. Le fait est pourtant que les dirigeants de LR, dans les semaines suivant les élections de 2024, n’ont cessé d’exclure toute coalition avec le macronisme. Ce n’est que le 9 octobre 2024 que le Journal Officiel a pris acte du retrait de la déclaration d’appartenance à l’opposition du groupe LR à l’Assemblée nationale.
Une « coalition des perdants » sans projet commun
Aussi inédite qu’elle soit dans notre régime, une coalition post-électorale n’a rien d’incongru dans une démocratie parlementaire – bien au contraire. Non seulement elle était la règle avant 1958 en France, mais elle l’est toujours dans la plupart des pays européens, surtout quand ils pratiquent la représentation proportionnelle. L’exemple classique est bien sûr l’Allemagne, où de longues discussions doivent permettre de trouver l’alliance la plus adéquate pour assurer une majorité absolue au chancelier. Celles de 2021 avaient ainsi abouti à une coalition à trois, inédite au niveau fédéral, entre sociaux-démocrates, écologistes et libéraux, après quatre mandats de la chrétienne-démocrate Angela Merkel, dont trois en coalition avec le SPD. En Belgique, vient d’être formé un gouvernement pour la première fois dirigé par un nationaliste flamand, réunissant les conservateurs, les socialistes néerlandophones et les libéraux wallons.
Toutefois, au moins deux points distinguent le « socle commun » des pratiques parlementaires européennes. D’abord, il est une coalition entre deux forces politiques sanctionnées lors des élections législatives et n’inclut aucune de celles arrivées en tête – le NFP et le RN. Ailleurs, la tradition est de donner à la première force politique au moins le droit d’essayer de former un gouvernement. En 2023, le roi d’Espagne a d’abord proposé le leader conservateur comme candidat à la présidence du gouvernement ; ce n’est qu’après l’échec de son investiture que le président socialiste sortant Pedro Sánchez, arrivé second, a pu tenter à son tour d’obtenir une majorité. Le « socle commun » est en cela d’abord une « coalition des perdants » pour écarter à la fois la gauche et l’extrême droite.
Ensuite, la coalition EPR-LR n’a pas été le résultat de négociations programmatiques pour un « contrat de coalition » – pratique habituelle chez nos voisins. Le temps record passé à l’été 2024 pour la nomination d’un nouveau gouvernement – assez modeste comparé aux longues semaines de négociations en Allemagne, sans parler des longues périodes sans gouvernement en Belgique – n’a pas été mis à profit à cette fin. Le « socle commun » n’a jamais clairement défini ce qu’il avait en commun.
La coexistence entre les partenaires « forcés » est délicate et les désaccords politiques sont étalés tant au gouvernement qu’à l’Assemblée, d’où la faible assiduité et les divisions nombreuses du « socle commun » pendant les délibérations budgétaires à l’automne 2024. La coalition ne tient qu’en raison des intérêts communs de ses membres à ne pas risquer d’aggraver la crise politique à leur détriment.
Un gouvernement minoritaire aux marges de manœuvre étroites
Le célèbre « 49.3 », par lequel le gouvernement peut contraindre les députés à accepter ou rejeter en bloc son budget, reste un atout majeur. Mais il n’est plus une garantie, comme l’a prouvé la censure de Michel Barnier. Le gouvernement est de toute façon contraint de trouver des terrains d’entente avec au moins une partie de l’opposition tout en maintenant les équilibres de sa coalition – et le chemin est très étroit.
Si Michel Barnier avait voulu négocier la « non-censure » avant tout avec le RN, se plaçant dans une situation de dépendance à son égard, François Bayrou a mis en avant sa volonté de chercher des accords avec les socialistes. Une démarche risquée, les concessions substantielles à la gauche étant limitées par l’impératif de ne pas perdre le soutien de la droite LR.
L’adoption du budget, dont la censure n’a été votée ni par le RN, ni par le PS, a été de ce point de vue un succès pour le gouvernement Bayrou, qui a semblé regagner un peu d’air. Mais ce succès ne donne aucune garantie future : tous les textes devront être négociés au cas par cas. Le 49.3 ne pourra être activé que pour un seul texte non-budgétaire par session – et toujours avec la possibilité très sérieuse d’une censure.
L’exécutif dispose de deux leviers. D’abord, le contrôle de l’agenda, qui lui permet de mettre à l’ordre du jour des textes « techniques » et consensuels, si besoin assez courts pour ne pas accumuler les griefs. Ensuite, la possibilité d’une nouvelle dissolution, à partir du 7 juillet prochain, peut faire pression sur des groupes d’opposition – par exemple le PS – qui seraient incertains de leurs chances dans de nouvelles élections.
Un changement politique peut-être structurel
La fragmentation du système partisan français a fait rentrer la Ve République dans une nouvelle phase de son histoire, peut-être durable, où le « fait majoritaire » deviendrait l’exception et non plus la règle. Même à système électoral inchangé, l’émergence d’une majorité assez nette pour l’une des forces en présence est devenue beaucoup plus improbable. Elle le serait d’autant plus en cas de proportionnalisation du scrutin.
Mais les Français doivent encore réadapter leur culture politique à cette nouvelle réalité. Les gouvernements minoritaires et les coalitions post-électorales entre des partis qui ne sont pas des partenaires « naturels » pourraient (re)devenir la norme en France, ce qui changerait de manière substantielle la Ve République. Et pourrait peut-être bien, à terme, remettre en cause la centralité de l’élection présidentielle, même si celle-ci reste, pour l’heure, le trophée ultime.

Damien Lecomte est membre du parti Génération·s.
03.03.2025 à 16:32
La dissuasion nucléaire française est-elle crédible face à la Russie ?
Texte intégral (1704 mots)
L’arsenal nucléaire français (290 têtes déployées) est sous-dimensionné pour répondre à la menace russe (1 600 têtes déployées). À quelles conditions la France pourrait-elle assurer une dissuasion à l’échelle européenne, alors que la protection des États-Unis ne semble plus garantie ?
Dès 2020, Emmanuel Macron a proposé une réflexion sur la dimension européenne de la dissuasion nucléaire française. En ce sens, il a proposé un dialogue stratégique ainsi que des exercices nucléaires conjoints entre les partenaires européens. Cinq ans plus tard, en février 2025, Friedrich Merz, futur chancelier fédéral, a répondu à cet appel, préconisant une extension du parapluie nucléaire français à l’Allemagne alors que les États-Unis de Donald Trump n’apparaissent plus comme un partenaire fiable pour protéger l’Europe.
Mais la France a-t-elle les capacités de défendre l’Europe ? L’hypothétique déploiement du parapluie nucléaire français en Europe de l’Est permettrait-il de concrétiser l’autonomie stratégique de l’Europe, lui donnant les moyens de se défendre en toute indépendance ?
La dissuasion nucléaire française face à la menace russe
À l’origine, la France a développé son armement atomique pour répondre à la menace de l’invasion soviétique et pour éviter toute dépendance vis-à-vis des États-Unis. Selon une doctrine stable et régulièrement réaffirmée par le pouvoir politique, Paris utiliserait son arsenal stratégique par voie aérienne et sous-marine en cas d’attaque contre ses intérêts vitaux.
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Reste que, sans le soutien états-unien, le rapport de force apparaît largement défavorable à la France, laquelle dispose de 290 têtes nucléaires contre 1 600 têtes déployées (4 380 têtes avec les stocks) côté russe.
Certes, la puissance explosive des ogives thermonucléaires, alliée à la portée balistique du missile mer-sol balistique stratégique français M51, permettrait de vitrifier les principales villes russes, dont Moscou.
Mais à l’inverse, il suffirait aux Russes de « 200 secondes pour atomiser Paris », selon une estimation donnée à la télévision russe au sujet des missiles thermonucléaires Satan.
Cette opération classique de communication renvoie à la perspective dite du « goutte à goutte » consistant à détruire les villes ennemies dans un échange atomique au coup par coup, dans lequel la Russie peut compter sur son immensité pour gagner à l’usure. C’est cette potentielle vitrification réciproque qu’il faut garder à l’esprit dans le pari mutuel de la dissuasion nucléaire.
Afin de doper l’impact de la dissuasion nucléaire français, un partenariat pourrait être envisagé avec le Royaume-Uni. Puissance nucléaire depuis 1952, Londres ne possède plus que des missiles balistiques lancés par sous-marin et a décidé, depuis le Brexit, de renforcer son arsenal à 260 têtes nucléaires. Mais, bien que partageant des intérêts communs, ces deux puissances nucléaires européennes ne sont pas équivalentes.
Contrairement au Royaume-Uni, qui est membre du groupe des plans nucléaires de l’Otan et dont les ogives sont conçues aux États-Unis, la France produit ses armes sur son propre territoire et n’est soumise à aucune obligation de l’Otan, ce qui donne à Paris une grande marge de manœuvre pour définir sa doctrine. Enfin, la France reste légitime pour parler au nom de l’Union européenne, dont elle fait politiquement partie depuis sa création.
La force nucléaire française : une alternative à la dissuasion élargie des États-Unis
La France est devenue officiellement une puissance atomique dès 1960 en s’appuyant sur ses propres ressources, le soutien extérieur des États-Unis oscillant au gré des événements. Car l’apparition d’une force stratégique française indépendante a longuement contrarié Washington qui a cherché à la restreindre par des traités internationaux – comme le traité de 1963 limitant les essais nucléaires atmosphériques ou encore le Traité de non-prolifération (TNP) en 1968. Depuis 1974, officiellement, la force nucléaire française a un rôle dissuasif propre au sein de l’Otan, contribuant à la sécurité globale de l’Alliance en compliquant les calculs des adversaires potentiels.
Il y a près de soixante ans, la mise en place de la riposte graduée par le président Lyndon Johnson avait renforcé les doutes sur la détermination de la Maison Blanche à s’engager pleinement dans la défense de l’Europe. Aujourd’hui, la volonté du président Trump de mettre fin au soutien de son pays à l’Ukraine confirme ces soupçons. Dès lors, des voix de plus en plus manifestes et insistantes plaident pour l’acceptation d’une force nucléaire française qui ne serait plus chimiquement pure, mais qui s’étendrait à l’échelle européenne.
Le pré-positionnement du parapluie nucléaire français en Europe de l’Est
La demande du futur chancelier allemand Friedrich Merz rejoint la proposition française d’établir un dialogue engageant les Européens dans une démarche commune. Comme l’a rappelé le ministre des armées, la définition précise de l’intérêt vital relève de la seule responsabilité du président de la République française en fonction des circonstances. Pour autant, l’emploi de l’arme nucléaire pour protéger l’Europe implique une discussion stratégique pour définir la puissance à acquérir, les intérêts à défendre et le mode de commandement du feu nucléaire.
Avancer vers le cadre d’une européanisation de la force nucléaire signifie augmenter les capacités de dissuasion et, donc, accroître l’arsenal français pour lui permettre de répondre aux menaces qui concernent l’ensemble des 27 États membres de l’Union européenne. Cela nécessite de constituer des stocks supplémentaires de matières fissiles et donc de réactiver les usines de production de Pierrelatte (Drôme) et Marcoule (Gard) démantelées en 1998, sacrifiées sur l’autel du désarmement unilatéral.
Le dogme de la stricte suffisance doit également être questionné. Si aujourd’hui, 290 têtes nucléaires représentent la valeur que la France accorde à la défendre de son existence, ce prix paraît négliger l’échelle du continent européen, et la logique le confirme : les puissances nucléaires de taille continentale telles que les États-Unis, la Russie et bientôt la Chine déploient un arsenal à hauteur d’un millier de têtes thermonucléaires.
La remontée en puissance prendra du temps et nécessitera un effort budgétaire pour son extension européenne au travers de l’augmentation du nombre de missiles et d’avions porteurs. Outre la construction de nouvelles infrastructures dans les pays européens partenaires, le coût pourrait dépasser 10 milliards d’euros annuels, sans compter les coûts indirects liés à la maintenance et à la logistique. Un temps long à prendre en compte d’autant que l’offre politique et stratégique d’une protection nucléaire élargie évolue au gré des circonstances.
Alors que Berlin préférait jusqu’à présent que la France assume un rôle simplement complémentaire à la dissuasion élargie des États-Unis, l’abandon de l’Ukraine par ces derniers donne une prime à l’agresseur russe. Comme l’indique Emmanuel Macron, la France pourrait en réaction proposer un prépositionnement de ses forces nucléaires dans les pays d’Europe de l’Est avec l’idée de se substituer à terme aux États-Unis.
Ce parapluie nucléaire français concrétiserait l’autonomie stratégique européenne à travers le déploiement d’avions de combat à capacité nucléaire, signe de la solidarité politique européenne et rendant plus difficiles les calculs de Moscou.
La présence visible de ces avions en Europe de l’Est pourrait empêcher la Russie d’attaquer les pays en question avec des moyens conventionnels, une telle attaque risquant de provoquer une riposte nucléaire française au nom de l’Europe.

Benoît Grémare ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.