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16.09.2025 à 13:58

Impôts sur l’héritage : une réforme nécessaire ?

Nicolas Frémeaux, Professeur des universités et maître de conférence, Université de Rouen Normandie
Alors que la France devient une société d’héritiers, une réforme de la fiscalité des successions est jugée de plus en plus nécessaire par les économistes.
Texte intégral (1729 mots)
D’ici à 2040, plus de 9 000 milliards d’euros de patrimoine devraient être transmis. Sylv1rob1/Shutterstock

La moitié des Français n’hérite de rien ou presque, alors que 10 % des héritiers les plus riches concentrent plus de 50 % des héritages. Alors pourquoi l’impôt sur l’héritage est-il aussi impopulaire ?


L’héritage est de retour en France, et ce retour est massif. On peut chiffrer ce phénomène de plusieurs manières. Commençons par les flux successoraux, c’est-à-dire ce qui est transmis tous les ans sous forme d’héritages et de donations. Ce flux se situe actuellement entre 350 milliards et 400 milliards d’euros et, d’ici à 2040, plus de 9 000 milliards d’euros de patrimoine devraient être transmis.

Une autre manière de se représenter le retour de l’héritage consiste à décomposer l’ensemble du patrimoine privé détenu par les Français (qu’il soit immobilier, financier ou professionnel) entre ce qui vient de l’épargne et ce qui vient de l’héritage. Comme l’ont montré les économistes Facundo Alvaredo, Bertrand Garbinti et Thomas Piketty, l’héritage est aujourd’hui largement supérieur à l’épargne. Il représente près des deux tiers du patrimoine des ménages contre un tiers pour l’épargne. C’était l’inverse dans les années 1970, moment où l’héritage a connu son plus bas niveau historique.

La moitié des Français n’hérite de rien

Le niveau actuel reste inférieur à celui observé à la veille de la Première Guerre mondiale où l’héritage constituait plus de 80 % du patrimoine. Même si les sociétés actuelles diffèrent de celle du XIXe siècle sur de nombreux aspects, elles sont finalement assez proches sur le plan patrimonial, que ce soit du point de vue des niveaux de richesses détenues ou de l’importance prise par les transmissions patrimoniales.

Ce panorama serait incomplet si on se limitait à ce constat macroéconomique. L’héritage est bien plus concentré que les revenus. La moitié des Français n’hérite de rien ou presque quand, dans le même temps, 10 % des héritiers les plus riches concentrent plus de 50 % des héritages. Au sommet de la distribution, on estime que les 0,1 % des héritiers les plus riches reçoivent plus de 13 millions d’euros de patrimoine au cours de leur vie.

C’est la nature même des inégalités qui change. La figure du rentier, qu’on pouvait penser disparue, est de retour. Pour une part limitée, mais croissante de la population, la principale source de richesse sera l’héritage et non les revenus du travail.

Substitution aux revenus du travail

Le retour de l’héritage a une conséquence inattendue : créer un (quasi) consensus chez les économistes en faveur d’une réforme de l’impôt successoral. Il n’est pas tant lié aux enjeux de justice sociale, qui dépassent le seul cadre de la science économique, qu’aux effets de l’héritage du point de vue de l’efficacité économique.

L’héritage peut être la source d’inefficacités puisque recevoir un capital peut réduire l’offre de travail, dans le sens où le capital hérité peut se substituer aux revenus du travail. Cet « effet Carnegie » a été vérifié dans plusieurs pays.

Aux États-Unis, les économistes Douglas Holtz-Eakin, David Joulfaian et Harvey Rosen ont mis en évidence une réduction de l’offre de travail parmi les récipiendaires d’héritages importants. En Allemagne, Fabian Kindermann, Lukas Mayr et Dominik Sachs estiment que, pour chaque euro récolté par l’imposition des successions, neuf centimes additionnels sont obtenus via l’imposition des revenus des suites de la hausse de l’offre de travail. De ce point de vue, imposer les héritages pourrait accroître l’activité économique.

Réduction de l’épargne

Les réponses comportementales négatives à l’impôt successoral sont quant à elles limitées, ce qui en fait un « bon impôt » à l’aune du même critère d’efficacité.

Une de ces réponses passe par l’épargne. Si le patrimoine potentiellement transmis par les donataires est réduit par l’impôt successoral, alors ceux-ci pourraient décider de réduire leur épargne. Cette intuition a été confirmée par les rares études sur la question qui concluent bien à un effet négatif – l’imposition réduit l’incitation à épargner –, mais de faible ampleur. Le fait que l’épargne dépende de nombreux facteurs économiques et de motifs autres que l’altruisme familial, comme l’aversion au risque et la prévoyance, explique que l’impôt successoral à lui seul a des effets limités.

Exil fiscal

Une réponse plus radicale pourrait être l’exil fiscal. Une trop forte imposition pourrait inciter les individus à émigrer vers des cieux (fiscaux) plus cléments. Là encore, identifier le seul effet de l’imposition sur la décision d’émigration est complexe. Comme pour l’épargne, ce type de décision dépend de nombreux déterminants économiques et personnels : potentielle rupture avec l’environnement professionnel et familial, mauvaise perception par l’opinion publique ou démarches administratives complexes.


À lire aussi : Impôt sur la fortune : si souvent enterré, et pourtant toujours en vie


Les économistes Karen Smith Conway et Jonathan C. Rork, aux États-Unis, et Marius Brülhart et Raphaël Parchet, en Suisse, montrent que les migrations internes des ménages âgés (susceptibles de transmettre leur patrimoine dans un futur proche) ne s’expliquent que marginalement par les différences fiscales entre États ou cantons. Ainsi, les retraités aisés sont relativement insensibles aux variations d’impôt successoral.

Argument moral

Si l’héritage pose un problème de justice sociale et d’efficacité économique, pourquoi le sujet n’est-il pas plus central dans le débat public ? Surtout, pourquoi observe-t-on un affaiblissement de l’impôt successoral ?

Depuis les années 1980, de nombreux pays, comme les États-Unis, la Suède, le Canada ou encore l’Australie, ont supprimé ou réduit leur impôt successoral, en mobilisant le plus souvent des arguments moraux. La France semble échapper à ce phénomène, mais, malgré une stabilité des principaux paramètres fiscaux que sont les taux et les abattements, la multiplication des niches fiscales a bien réduit la progressivité de l’impôt.

Ce qui peut sembler être un paradoxe n’en est en fait pas un. La critique actuelle de l’impôt successoral repose avant tout sur des arguments moraux selon lesquels taxer l’héritage revient à taxer la mort et à sanctionner l’altruisme familial. De manière générale, il contreviendrait à la liberté de transmettre librement son patrimoine.

D’après un sondage Odoxa, réalisé en avril 2024, 77 % des personnes interrogées considèrent l’impôt successoral injustifié et 84 % souhaitent qu’il soit diminué « pour permettre aux parents de transmettre le plus possible à leurs enfants ».

Informer sur les inégalités

Il y a plusieurs précautions à prendre quand on évoque l’argument de l’impopularité de l’impôt. La méconnaissance de la réalité de l’héritage et la surestimation de l’impôt successoral invitent à la prudence dans l’interprétation des réponses. On peut concevoir une forte opposition à un impôt qu’on pense confiscatoire. Plusieurs travaux soulignent que le fait d’informer les répondants sur le niveau des inégalités augmente sensiblement le soutien à l’impôt successoral.

Le dialogue de sourds entre les pro et les anti pourrait empêcher tout débat relatif à l’héritage. Un débat qui pourrait être remis à l’ordre du jour pour d’autres raisons.

Au début du XXe siècle, des causes extérieures, comme les guerres et les crises, ont joué un rôle majeur dans la mise en place d’impôt progressif sur les revenus et sur les successions dans de nombreux pays. Il n’est pas dit que les crises actuelles, qu’elles soient climatiques, sociales ou géopolitiques, n’aient pas des effets similaires dans les années à venir.

The Conversation

Nicolas Frémeaux a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche.

15.09.2025 à 16:47

Prisons de haute sécurité : efficaces contre le crime organisé ?

Marion Vannier, Chercheuse en criminologie, Université Grenoble Alpes (UGA)
La prison de haute sécurité de Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais) est touchée par une grève de la faim des détenus. Retour sur l’histoire des quartiers de haute sécurité et sur les expériences menées à l’étranger.
Texte intégral (2571 mots)

Un nombre important de détenus de la prison de haute sécurité de Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais) sont en grève de la faim depuis cet été, dénonçant leurs conditions d’incarcération. Ce nouveau dispositif, visant en particulier les narcotrafiquants, interroge les défenseurs des droits humains et les spécialistes des politiques carcérales. Que nous enseigne l’histoire des quartiers de haute sécurité, voulus par l’État dans les années 1970, puis abandonnés en 1982 ? Les dispositifs similaires – aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en Italie – ont-ils fait leurs preuves dans la lutte contre la criminalité organisée opérant depuis la prison ?


Le ministre de la justice Gérald Darmanin déclarait, fin 2024, vouloir « couper du monde les 100 narcotrafiquants les plus dangereux » en les enfermant dans des « prisons de haute sécurité ». Cet été, il annonçait ainsi un « changement pénitentiaire radical » depuis la prison de Vendin-le-Vieil dans le Pas-de-Calais.

Le 1er septembre, un nombre important des détenus transférés dans les nouveaux dispositifs de haute sécurité à Vendin-le-Vieil ont entamé une grève de la faim. Mouvement solidaire, la manifestation a été décrite comme une « manifestation de désespoir » par l’avocate Delphine Boesel. Une seconde centaine de détenus doit être incarcérée, d’ici mi-octobre 2025, au sein du nouveau quartier de lutte contre la criminalité organisée (QLCO) de Condé-sur-Sarthe (Orne), dont le régime sécuritaire hors norme est déjà largement documenté]. Ces évènements relancent le débat sur la justification et sur l’efficacité de la prison de haute sécurité face au crime organisé.

« Vingt-et-une heures par jour dans une cellule, seul »

Les quartiers de haute sécurité (QHS), également appelés quartiers de sécurité renforcée (QSR), ont été [créés en 1975] par décret le 23 mai 1975 sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, dans un contexte d’inquiétude sécuritaire marqué par une série d’évasions spectaculaires et par la montée des violences en détention].

Le garde des sceaux Alain Peyrefitte adopte une ligne résolument sécuritaire et consolide l’usage des QHS comme dispositifs de répression accrue. Ces unités visent notamment à contenir les détenus insubordonnés, réaffirmant la position d’un gouvernement fort pour lequel la sécurité est une priorité absolue. Sont éligibles au placement en QHS les détenus « caractériellement dangereux » et ceux qui, par leur comportement, visent à troubler gravement le bon fonctionnement des établissements.

Ces espaces opèrent alors sur un régime punitif extrême. Le recours a l’isolement est fréquent, notamment contre les détenus ayant tenté de s’évader. Lors du procès de Lisieux (Calvados) de 1978, quatre accusés, qui avaient tenté de s’évader, décrivent la violence des QHS. Georges Ségard témoigne qu’il est enfermé depuis trente-cinq mois consécutifs en QHS, dont onze mois complètement isolé. Daniel Debrielle ajoute :

« Le quartier de sécurité renforcée, c’est vingt-et-une heures par jour dans une cellule, seul. C’est une heure de promenade par jour dans une cour en béton avec deux grillages au-dessus de la tête. La nuit, un projecteur donne sur les barreaux et les renvoie partout. Vous ouvrez l’œil et vous ne voyez que des barreaux. »

Le célèbre Jacques Mesrine, assimilera les QHS à une lente peine de mort :

« Les QHS sont la forme futuriste de la peine capitale. On y assassine le mental en mettant en place le système de l’oppression carcérale à outrance, conduisant à la mort par misère psychologique. »

Au même moment, des intellectuels, comme Michel Foucault, des associations de défense des droits humains ainsi que certains magistrats et agents pénitentiaires dénoncent également les QHS.

Rapidement, ces quartiers deviennent donc le symbole d’une violence institutionnelle injustifiée. Les QHS sont officiellement abandonnés en 1982 après l’arrivée de la gauche au pouvoir.

Le recours aux prisons de haute sécurité pour narcotrafiquants

Quarante ans plus tard, Gérald Darmanin réouvre donc des prisons de haute sécurité pour narcotrafiquants, désormais appelés « quartier de longue peine et de contrôle opérationnel » (QLCO). Certes, il ne s’agit plus de quartiers isolés dans l’espace carcéral existant, mais de la création de prisons de haute sécurité en tant que telles. La logique reste la même : séparer et neutraliser certains profils de criminels. Surtout, il s’agit de signaler, comme cela avait été le cas en 1975, la fermeté du gouvernement face au crime organisé dans le cadre du trafic de drogues.

Cela évoque la « war on drugs », déclenchée par le président Nixon, dans les années 1970, récemment relancée par le président Trump.

Cette approche ne vise pas la réhabilitation et la réinsertion des détenus. Il s’agit d’exclure fermement et totalement, ce que certains chercheurs en criminologie aux États-Unis appellent « the total incarceration ». Ce terme désigne un modèle pénal dans lequel l’enfermement devient une fin en soi, un outil de neutralisation permanente, qui repose sur la rupture de tout lien social, familial, professionnel et culturel, plutôt qu’un passage temporaire avant une éventuelle réinsertion. Le chercheur Jonathan Simon, en analysant la montée de l’incarcération de masse aux États-Unis, décrit ce paradigme comme l’étirement de la prison à des fonctions qui dépassent la logique de la peine d’emprisonnement elle-même : l’expression d’une force étatique priorisant la sécurité avant tout.

La création de prisons de haute sécurité, et non plus de simple quartiers, rappelle également le modèle du Royaume-Uni qui a institutionnalisé depuis longtemps des établissements de type « high security ». Si, à l’origine, elles étaient aussi destinées aux détenus dont l’évasion était jugée dangereuse pour le public, la police ou la sécurité de l’État, elles sont devenues le lieu de détention des personnes jugées potentiellement dangereuses pour l’institution carcérale, ses agents et l’État de manière plus vaste. Typiquement, les prisonniers condamnés aux peines les plus lourdes, comme la prison à perpétuité, et ceux ayant commis des crimes sexuels y sont détenus et y vieillissent, soulevant de nombreux problèmes de gestion.

Cependant, le modèle de haute sécurité britannique est, du moins en théorie, censé n’être que temporaire. Il est prévu que la personne détenue, au fur et à fur que son niveau de dangerosité décroît, progresse vers des prisons de niveau sécuritaire moins élevé. Il ne semble pas qu’un mécanisme de progression similaire en France soit envisagé.

Contrairement aux quartiers d’isolement classiques, souvent critiqués pour la vétusté des bâtiments, le manque de moyens humains et l’absence de formation spécialisée, les deux prisons de haute sécurité annoncées par Gérald Darmanin sont censées répondre à ces faiblesses. Les infrastructures sont neuves ou entièrement réaménagées afin d’être hermétiques aux communications illicites et adaptées au régime d’isolement renforcé.

Conçues sur le modèle italien du « carcere duro » luttant contre la mafia, elles sont dotées d’installations ultramodernes (détection antidrones, brouilleurs, miradors, hygiaphones, visioconférences généralisées). Chaque détenu sera encadré par trois ou quatre surveillants, une proportion inédite dans le système pénitentiaire français, et les agents suivront une formation spécifique de deux mois, centrée sur la gestion de la criminalité organisée et sur la prévention des risques de corruption. De plus, un dispositif d’anonymisation des surveillants et un recrutement ciblé visent à limiter le turnover et à renforcer la stabilité du personnel.

Bien que la loi de 2025 cible spécifiquement les narcotrafiquants, la critique de Michel Foucault, en 1978, quant au flou de la notion de dangerosité reste actuelle. En pratique, les critères prévus par la loi ont un spectre si large qu’ils autorisent de vastes classifications indifférenciées, potentiellement applicables à des détenus non liés au narcotrafic, comme le dénonce l’Observatoire international des prisons (OIP)). En effet, le décret confère au garde des sceaux le pouvoir de placer une personne en isolement administratif à titre préventif afin de « prévenir la poursuite ou l’établissement de liens avec les réseaux de la criminalité et de la délinquance organisées, quelles que soient les finalités et les formes de ces derniers », ce qui reste extrêmement vague. Le rôle du juge n’est que consultatif (en cas de condamnation) ou informatif (en cas de prévention), avec possibilité d’opposition sous huit jours seulement, ce qui limite fortement la force du contrôle judiciaire sur une décision à portée potentiellement arbitraire.

Comment lutter contre le narcotrafic en prison ?

Le problème du narcotrafic depuis l’enceinte de la prison est un réel phénomène global que gouvernements et institutions carcérales peinent à maîtriser et ce, dans un contexte de surpopulation carcérale), de manque d’effectifs, et d’absence d’accompagnement suivi à la réintégration.

Concernant le recours à l’isolement, la recherche sociologique et les rapports officiels convergent pour souligner leur inefficacité. Les études sur les prisons de type « supermax » (de l’anglais, super maximum security) confirment que les unités ultrasécurisées n’ont jamais fait leurs preuves pour réduire les violences ou la récidive, et tendent au contraire à radicaliser la défiance et à aggraver les troubles psychiques des détenus.

Il existe pourtant des alternatives à l’isolement et à la haute sécurité pour traiter les problèmes soulevés par le narcotrafic en prison. D’abord, couper les communications illicites sans forcément couper le détenu du monde est possible. Cela inclut un brouillage ciblé et une téléphonie légale et surveillée. Le lien social reste, en effet, central pour la réinsertion). Ensuite, des unités de renseignement en prison permettent de surveiller flux financiers et communications suspectes sans passer par l’isolement systématique. Des plans individualisés (suivi psychologique, accompagnement à la sortie, encadrement par binôme éducateur–surveillant) ont montré qu’ils réduisaient la récidive, y compris dans la criminalité organisée.

S’attaquer au problème de la surpopulation carcérale est évidemment clé dès lors qu’il nourrit le turnover du personnel et renforce les pouvoirs informels et l’augmentation de la violence (Baggio et al. 2020). L’ONU (2016) insiste ainsi sur la nécessité de réduire la densité carcérale et de fidéliser les équipes. Enfin, privilégier l’usage de sanctions alternatives (par ex., par des amendes ciblées, des saisies d’avoirs ou des peines substitutives pour les exécutants des trafics) pourrait désengorger les établissements et recentrer les moyens sur les véritables têtes de réseaux.

À peine lancée, la réouverture de prisons de haute sécurité en France soulève déjà des contestations, notamment autour des risques liés à l’isolement prolongé, à la santé mentale et au respect des droits fondamentaux. Les recherches menées sur des dispositifs comparables montrent des résultats incertains en matière de sécurité et de prévention de la récidive, laissant ouverte la question de l’efficacité réelle de ce choix politique face au narcotrafic.

The Conversation

Marion Vannier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

15.09.2025 à 16:39

Immigration : un débat confus et mal étayé

Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherches sur les migrations internationales, Sciences Po
« Grand remplacement », coût de l’immigration pour le pays d’accueil, « appels d’air », fermeture des frontières… Les stéréotypes alimentent des débats sur les migrants peu soucieux de données scientifiques.
Texte intégral (2953 mots)

Grand remplacement, migrants qui coûtent cher au pays d’accueil, théories de l’« appel d’air », efficacité des frontières fermées… Les stéréotypes sur l’immigration alimentent un débat confus et souvent mal étayé. L’autrice d’Idées reçues sur les migrations (Le Cavalier bleu, avril 2025) les passe en revue.


Dans son Dictionnaire des idées reçues, Gustave Flaubert dénonçait les conventions, les préjugés, les formules toutes faites, ce que l’on appellerait aujourd’hui les stéréotypes. Sur l’immigration, ces idées reçues sont nombreuses, à droite et à l’extrême droite, mais aussi à gauche : elles alimentent un débat politique peu soucieux de la réalité, et encore moins des données scientifiques. Examinons les plus courantes.

Le « grand remplacement »

La plus médiatisée des idées reçues sur les migrations est sans doute celle du « grand remplacement », un thème déjà exprimé dès le début du XXe siècle par des nationalistes comme Maurras. La thèse du « choc des civilisations » de Samuel Huntington (1996) remet cette idée au goût du jour en décrivant un monde où l’islam aurait pris la place de l’ancien ennemi soviétique pour l’Occident, et où l’identité deviendrait un enjeu essentiel.

En France, le Club de l’Horloge, organe de réflexion de l’extrême droite, a, depuis le milieu des années 1980, développé l’idée que la conquête de l’Europe par l’islam serait une menace, face à laquelle il faudrait opérer une « reconquista ». Le même Club de l’Horloge a commis en 1985 un ouvrage, Être français, cela se mérite, fustigeant « les Français de papier » voire les « Français malgré eux », et plaidant déjà pour l’abolition du droit du sol.

Le thème du grand remplacement est aussi issu d’un contresens sur un scénario démographique calculé par le responsable du Département de la population et de la mortalité des Nations unies Joseph Grinblat, en 2000. Dans ses conclusions, Grinblat estime que :

« En Europe, dans un contexte de faible fécondité conduisant à une diminution et à un vieillissement rapide de la population, l’immigration pourrait être, dans certains cas, une solution, au moins partielle, au déclin de la population totale et de la population d’âge actif. »

Au constat démographique, et aux angoisses liées à un « changement de peuple et de civilisation » en faveur de l’islam sur le sol européen, introduites notamment par l’écrivain Renaud Camus, s’ajoute l’idée, reprise à l’extrême droite, d’un complot fomenté par les « élites mondialisées » et les institutions internationales. Les partisans de cette thèse projettent un désir de revanche sur l’Occident chez les nouveaux arrivants, supposément fondé sur leurs passés de colonisés ou d’esclaves.

Qu’en est-il dans la réalité ? Le démographe François Héran rappelle que l’immigration constitue 10,2 % de la population vivant en France, contre 5 % en 1946 et 7,4 % en 1975. Par immigration, on entend ici les personnes nées à l’étranger et vivant depuis au moins un an en France. Selon les rapports annuels du Département des affaires économiques et sociales (DESA) de l’ONU), ce pourcentage de 10,2 % est en moyenne celui des autres pays européens.

François Héran rappelle que « la France n’a jamais été en première ligne tout au long de la crise migratoire » de l’accueil des Syriens ou des Ukrainiens, que le métissage est la tendance générale en France ou dans tous les pays avec une immigration, et que l’on observe une convergence des comportements démographiques des immigrés et des nationaux sur le plan des naissances au fil du temps.

L’Afrique et sa démographie « galopante »

Le thème a été développé par le journaliste Stephen Smith qui part d’un constat multiple : la démographie de l’Afrique subsaharienne n’est pas encore entrée dans l’ère de la transition démographique ; le continent africain va ainsi atteindre deux puis trois milliards d’habitants entre 2050 et la fin du XXIe siècle. Par ailleurs, la moitié de la population de ce continent a moins de 20 ans dans sa partie subsaharienne. Cette population jeune, de plus en plus active sur les réseaux sociaux, est mise en relation avec un ailleurs l’orientant vers un imaginaire migratoire.

Lampedusa, Agrigento, Italie, 15 septembre 2023, où plusieurs milliers personnes sont arrivées sur l’île en quelques jours. Alec Tassi

Pourtant, les comportements démographiques de familles avec un grand nombre d’enfants, y compris africaines, sont amenés à changer. Aucune région de monde ne fait, en effet, exception à la tendance mondiale à la diminution des naissances, comme l’analysent les démographes Gilles Pison et Youssef Courbage.

D’autre part, le lien entre croissance de la population et migration vers l’Europe reste à démontrer : la moitié des Africains en migrations se dirigent vers d’autres espaces de leur continent, une autre partie se dirige vers le Golfe arabo-persique, une autre encore vers les États-Unis ou la Chine. L’idée que les Africains (et les autres migrants) viendraient chercher en Europe un État-providence développé n’est pas démontrée, car ce ne sont pas les pays qui offrent le plus de prestations sociales qui attirent le plus, mais ceux qui proposent un imaginaire de réussite ou une proximité linguistique avec les personnes migrantes, à l’image des États-Unis ou du Royaume-Uni.

« L’immigration est coûteuse et remplace les travailleurs locaux »

Les analyses économiques montrent que le marché du travail national est très segmenté et que les migrants sont rarement en situation de concurrence avec les nationaux. Ceux-ci bénéficient de surcroît de certains emplois protégés, réservés aux nationaux ou aux citoyens européens (notamment dans la fonction publique et dans certaines professions régies par les ordres professionnels).

Les derniers venus occupent ainsi les métiers pénibles, dangereux, sales, mal payés, soumis aux intempéries ou travaux périodiques, surtout s’ils sont en situation irrégulière. Même en temps de crise, le marché du travail n’atteint pas le niveau de flexibilité qui amènerait les nationaux à occuper les emplois des migrants. Restent, par ailleurs, des métiers, qualifiés et non qualifiés, non pourvus par les nationaux comme dans le cas des médecins de campagne, des métiers spécialisés de la construction, de la maintenance informatique, de l’hôtellerie, de la garde des personnes âgées et des jeunes enfants, ou encore de l’agriculture.

Les immigrés contribuent également à accroître le nombre des actifs dans l’ensemble de la population : il y a parmi eux moins de très jeunes et de retraités. Arrivant dans leur pays d’accueil à l’âge adulte, ils ne lui ont ainsi rien coûté quant à leur éducation et leur formation jusqu’à l’âge de leur majorité. Une partie d’entre eux repart, par ailleurs, au pays à l’âge de la retraite, ce qui diminue fortement le coût de leur grand âge.

Si les personnes immigrées reçoivent des prestations sociales, elles versent aussi des impôts, directs et indirects. Une fois passés les effets de court terme de la migration, liés à l’adaptation et à la langue, les nouveaux entrants stimulent l’activité économique et créent à leur tour de nouvelles activités, élargissant à la fois le marché de l’emploi et celui de la consommation. Dans l’ensemble, la hausse des recettes publiques liée à l’arrivée des immigrés est plus importante que celle des dépenses publiques.

Enfin, il est bon de rappeler que les flux migratoires vers la France sont principalement constitués d’étudiants, suivis par les demandeurs d’asile, les personnes bénéficiant du regroupement familial et, enfin seulement, les travailleurs. C’est également le cas pour l’Europe.

« Générosité » du système social français et « appel d’air »

En France, les étrangers sont davantage représentés parmi les bénéficiaires de la protection sociale (RMI, RSA, allocations familiales, aide médicale d’État [AME], aide au logement) que les nationaux. Ils sont en revanche moins souvent bénéficiaires des allocations d’assurance maladie et d’assurance vieillesse. Leurs retraites sont, par ailleurs, souvent plus modestes en raison de parcours professionnels plus courts et moins linéaires que les nationaux.

Le débat sur l’aide médicale d’État, destinée à offrir des soins d’urgence aux sans-papiers, a eu le mérite de mettre en évidence l’importance sanitaire de cette mesure, qu’il n’est pas sans risque pour la santé publique de supprimer. Le montant de cette dernière n’a, d’autre part, progressé que très modérément depuis quinze ans, en proportion du nombre des demandeurs (de 800 000 à un milliard d’euros).

Une fois ces chiffres donnés, l’attrait des prestations sociales, médicales et des services publics est-il décisif pour les migrants ? Ceux-ci sont souvent relativement jeunes et ne viennent ni pour la sécurité sociale ni pour la retraite, mais pour travailler ou pour fuir la guerre et l’absence d’espoir qui minent leurs pays, comme le montrent toutes les enquêtes de terrain. La plupart d’entre eux acceptent plus volontiers des métiers déqualifiés sans lien avec leur formation initiale pour gagner plus rapidement de l’argent, rembourser leur voyage et envoyer des fonds à leurs familles.

L’histoire a déjà donné tort aux responsables politiques qui persistent à croire que plus on accueille mal les migrants, moins ceux-ci choisissent de se rendre en un lieu donné. Malgré les conditions de vie dramatiques des occupants de la « jungle » de Calais – démantelée en 2016 – et des autres campements sur la côte du Pas-de-Calais, ces lieux restent attractifs en raison de leur proximité avec le Royaume-Uni.

Selon Josep Borrell, ancien responsable de la politique étrangère de l’Union européenne, la crainte de l’« effet d’appel » est infondée « car ce ne sont pas les conditions d’arrivée, souvent mauvaises qui attirent – le facteur pull –, mais la situation dans les pays de départ – le facteur push ».

Stopper l’immigration en fermant les frontières

Les frontières sont de retour, transformant la Méditerranée en un vaste cimetière. Un rapport de l’Organisation internationale des migrations (OIM) donne 50 000 morts à l’échelle mondiale, dont 25 000 en Méditerranée lors de tentatives de traversées depuis les années 1990, et 2 000 à 3 000 morts par an ces dernières années. Ces derniers chiffres seraient par ailleurs sous-estimés en raison des noyés non retrouvés.

Face au phénomène migratoire, l’Union européenne a mis la priorité sur le contrôle de ses frontières extérieures : le budget de l’agence Frontex est passé de 6 millions d’euros en 2004 à près d’un milliard annuel aujourd’hui. Les politiques de retour et de reconduction à la frontière mobilisent, en outre, des pratiques aux confins du respect des droits, tout en étant peu efficaces comme le montre le rapport annuel de la défenseure des droits.

L’aide publique au développement, parfois dépeinte en alternative aux politiques répressives, n’a jamais empêché les migrations. Elle a surtout pour but d’offrir une contrepartie à l’acceptation des politiques de reconduction dans les pays d’émigration. Face à ces politiques de plus de trente ans d’âge et sans résultats réels, l’Union européenne développe, depuis les années 1990, des partenariats d’externalisation de ses frontières. Ceux-ci conditionnent les actions financées à la réadmission de ressortissants, comme on le voit avec l’ensemble des pays du pourtour sud-méditerranéen et au-delà, en Afrique subsaharienne, par exemple au Niger.

Cependant, l’Europe a toujours besoin de migrations et cherche à s’attirer les compétences et les talents du monde entier à travers l’accueil d’étudiants étrangers et plusieurs programmes d’attraction des talents. De plus, elle ne peut pas renier les engagements internationaux qu’elle a signés sur les réfugiés, sur le droit de vivre en famille et sur les droits des mineurs.

Face à ces besoins et à ces obligations, la guerre aux migrants fait davantage figure de recette électoraliste que de véritable politique s’appuyant sur la réalité des données.


Cet article est rédigé dans le cadre du Festival des sciences sociales et des arts d’Aix-Marseille Université. L’édition 2025 « Science & croyances » se tient du 16 au 20 septembre. Catherine Wihtol de Wenden participe, le mardi 16 septembre, à une table ronde autour de son ouvrage Idées reçues sur les migrations, publié dans la collection « Idées reçues », aux éditions du Cavalier bleu, 2025.

The Conversation

Catherine Wihtol de Wenden ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

12.09.2025 à 11:53

Lecornu en quête de majorité : comment nos voisins européens créent le consensus

Damien Lecomte, Chercheur associé en sciences politiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Dans les démocraties parlementaires européennes, des négociations permettent la formation de coalitions gouvernementales. Le premier ministre Sébastien Lecornu s’en inspirera-t-il ?
Texte intégral (1958 mots)

Dans les démocraties parlementaires européennes, des négociations – souvent longues – permettent la formation de coalitions gouvernementales fonctionnelles. En France, alors que le « bloc central » n’est pas majoritaire au Parlement, le nouveau premier ministre Sébastien Lecornu pourrait-il s’inspirer des pratiques éprouvées en Allemagne, en Belgique ou en Espagne, pour éviter l’échec de ses prédécesseurs ?


La nomination du troisième premier ministre proche d’Emmanuel Macron en à peine plus d’un an peut donner l’impression de poursuivre la même stratégie mise en échec par deux fois. En effet, ses orientations politiques et sa future coalition semblent, a priori, les mêmes que celles de Michel Barnier et de François Bayrou. Pourtant, un élément retient l’attention : Emmanuel Macron a chargé Sébastien Lecornu de « consulter les forces politiques représentées au Parlement en vue d’adopter un budget et [de] bâtir les accords indispensables aux décisions des prochains mois » avant de lui « proposer un gouvernement ». Cette démarche augure-t-elle une inflexion notable, tant sur le fond que sur la forme, et un mode de gouvernance se rapprochant des pratiques en vigueur dans les régimes parlementaires européens ?

La tradition parlementaire dans « les démocraties de consensus »

Après des législatives, dans les régimes dits « parlementaires » ou dans les « démocraties de consensus », les forces politiques consacrent souvent un temps important à négocier, dans l’objectif de conclure un accord, voire un contrat de gouvernement et de législature. Dans la célèbre classification d’Arend Lijphart, ce dernier distingue les « démocraties de consensus » des « démocraties majoritaires » où le pouvoir est concentré dans une simple majorité, voire un seul parti et son chef, cas fréquent dans le modèle de Westminster (inspiré du Royaume-Uni, ndlr). Les « démocraties de consensus » sont celles où, par le mode de scrutin, par le système partisan et par la culture politique, des familles politiques aux orientations et intérêts parfois éloignés sont contraintes de se partager le pouvoir.

Les modalités de formation des gouvernements de coalition et des contrats de législature varient selon les pays et leurs propres traditions et systèmes partisans. Mais le principe central demeure le même : lorsqu’aucun parti ni aucune coalition préélectorale n’obtient de majorité suffisante pour prétendre gouverner, les forces parlementaires négocient un accord de compromis. Ce dernier comporte souvent deux aspects. D’une part, la répartition des postes ministériels, d’autre part, une base minimale de politiques publiques à mener – y compris pour obtenir un soutien sans participation ou une non-censure de la part des groupes qui n’entrent pas au gouvernement.

De telles négociations ont le défaut d’être souvent très longues – des semaines, voire des mois –, et parfois de passer par plusieurs échecs avant d’aboutir à un compromis à l’équilibre délicat. Toutefois, lorsque ce compromis est trouvé, il peut permettre une relative stabilité pendant plusieurs années, et a l’avantage de réunir des parlementaires qui représentent une majorité effective de l’électorat – tandis que les gouvernements français s’appuient sur un soutien populaire de plus en plus étroit.

L’Allemagne est prise en exemple pour sa tradition de coalitions. Celles-ci sont négociées pendant des semaines, formalisées dans des contrats prévoyant des politiques gouvernementales précises pour la durée du mandat. Après les élections fédérales du 26 septembre 2021, il a fallu attendre deux mois pour que soit signé un contrat de coalition inédite entre trois partis – sociaux-démocrates, écologistes et libéraux. En 2025, après les élections du 23 février, l’accord pour une nouvelle grande coalition entre conservateurs et socialistes n’est conclu que le 9 avril.

La période de discussion entre partis politiques représentés au Parlement peut même être encore plus longue. Le cas est fréquent en Belgique, où les divisions régionales et linguistiques s’ajoutent à la fragmentation partisane. Près de huit mois se sont ainsi écoulés entre l’élection de la Chambre des représentants, le 9 juin 2024, et la formation du nouveau gouvernement, entré en fonctions le 3 février 2025, composé de la « coalition Arizona » entre chrétiens-démocrates, socialistes, nationalistes flamands et libéraux wallons.

Les procédures sont largement routinisées. Après chaque scrutin fédéral, le roi des Belges nomme un « formateur » chargé de mener les consultations et négociations nécessaires pour trouver une majorité fonctionnelle pour gouverner. En cas de succès, le « formateur » devient alors le premier ministre. L’identification du formateur le plus susceptible de réussir sa mission est une prérogative non négligeable du souverain.

Lorsqu’un régime politique se heurte à une configuration partisane et parlementaire inédite, il arrive que l’adaptation à cette nouvelle donne prenne du temps. L’Espagne offre cet exemple. Après les élections générales d’avril 2019, aucune majorité claire ne s’est dégagée et Pedro Sanchez, président du gouvernement sortant et chef du Parti socialiste arrivé en tête, a d’abord voulu conserver un gouvernement minoritaire et uniquement socialiste. Ce n’est qu’après deux échecs lors de votes d’investiture en juillet, puis une dissolution et de nouvelles élections en novembre, que le Parti socialiste et Podemos se sont finalement mis d’accord sur un contrat de coalition pour un gouvernement formé en janvier 2020 – première coalition gouvernementale en Espagne depuis la fin de la IIe République (1931-1939).

Un élément notable de ces pratiques parlementaires est que l’identification du camp politique et du candidat en mesure de rassembler une majorité n’est pas toujours immédiatement évidente, et qu’un premier échec peut se produire avant de devoir changer d’option. Ainsi, en août 2023, toujours en Espagne, lorsque le roi a d’abord proposé la présidence du gouvernement au chef du Parti populaire (droite espagnole), arrivé en tête des élections de juillet. Ce n’est qu’après l’échec du vote d’investiture de ce dernier que Pedro Sanchez a pu à nouveau tenter sa chance. Grâce à un accord de coalition avec la gauche radicale Sumar et un accord de soutien sans participation avec les partis indépendantistes catalans et basques, il a finalement été réinvesti président du gouvernement.

Vers une lente parlementarisation du régime français ?

Au regard des pratiques dans les régimes parlementaires européens habitués aux hémicycles très fragmentés et sans majorité évidente, la France n’a pas su, jusqu’ici, gérer la législature ouverte par la dissolution de juin 2024. Le temps record (pour la France) passé entre l’élection de l’Assemblée nationale et la formation d’un gouvernement n’a pas été mis à profit.

Ainsi, malgré les consultations menées par le président Macron pour former le gouvernement, la coalition du « socle commun » entre le « bloc central » et le parti Les Républicains (LR), base des gouvernements Barnier et Bayrou, n’a fait l’objet d’aucune négociation préalable ni d’aucune sorte de contrat de législature. De même, les concessions faites par François Bayrou aux socialistes pour éviter la censure du budget 2025 n’ont pas donné lieu à un partenariat formalisé, et les relations se sont rapidement rompues.

En confiant à son nouveau chef de gouvernement, Sébastien Lecornu, la charge de mener les consultations pour « bâtir les accords indispensables », le président Macron semble avoir acté qu’il n’était pas en position de le faire lui-même. Reste que le premier ministre devra montrer, pour durer, une capacité à obtenir des accords et des compromis supérieure à celle de ses deux prédécesseurs – et pour cela, une volonté d’infléchir la politique gouvernementale.

Pour former son gouvernement, Sébastien Lecornu se tournera à l’évidence vers la reconduction du « socle commun » entre la macronie et le parti LR, lui qui est membre de la première et issu du second. Mais si la coalition gouvernementale est la même, le premier ministre peut innover en parvenant à un accord formel de non-censure avec au moins l’un des groupes d’opposition. Un tel accord devrait porter sur le budget 2026 et s’accompagner d’un engagement à laisser faire la délibération parlementaire sur chaque texte, en échange de l’absence de censure.

Sébastien Lecornu peut certes essayer de trouver son salut dans la tolérance de l’extrême droite, comme Michel Barnier l’a lui-même tenté à ses risques et périls. La détermination du Rassemblement national (RN) à obtenir une dissolution rend cet interlocuteur imprévisible. Si le premier ministre devait chercher la non-censure d’une partie de la gauche, alors il devrait pour cela leur faire des concessions substantielles. Car les socialistes estiment avoir été maltraités par François Bayrou malgré leur ouverture à la discussion, et risquent d’être moins enclins à faire un pas vers le gouvernement.

Une inflexion de la politique gouvernementale apte à trouver une majorité de compromis avec la gauche (solution par ailleurs plus conforme au front républicain des législatives de 2024) nécessiterait des avancés sur la taxation des plus riches, sur la réforme des retraites, sur les aides sans contrepartie aux entreprises ou sur la modération de l’effort budgétaire demandé aux ménages. Avec aussi l’impératif de faire accepter ces concessions aux membres du « socle commun » !

Le nouveau premier ministre a promis des « ruptures » tant sur la méthode que sur le fond et a donné des signaux en ce sens, avec la réouverture du débat sur les retraites. Des voix se font entendre, y compris parmi les LR, pour accepter l’idée d’une contribution des plus grandes fortunes à l’effort budgétaire. Si Sébastien Lecornu parvient effectivement à s’émanciper du bilan qu’Emmanuel Macron a, jusqu’ici, voulu défendre à tout prix, alors son gouvernement pourrait durer. Mais faute d’un vrai changement de fond de la politique gouvernementale, le changement de méthode risque de ne pas suffire à le préserver du sort de ses deux prédécesseurs.

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Damien Lecomte ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

11.09.2025 à 17:19

Les discriminations, au cœur de la crise politique

Dubet François, Professeur des universités émérite, Université de Bordeaux
Les discriminations sont devenues l’expression centrale de l’injustice. Elles nourrissent la légitimation des inégalités, le sentiment de mépris et la fragmentation des luttes sociales.
Texte intégral (2478 mots)

Dans nos sociétés fondées sur l’égalité des chances, les discriminations sont devenues l’expression centrale de l’injustice. Elles nourrissent à la fois la légitimation des inégalités, le sentiment de mépris et la fragmentation des luttes sociales. Quelle pourrait être la forme de la représentation politique de discriminations individuelles ou collectives toujours plus fractionnées ? Extraits d’un article du sociologue François Dubet, paru dans l’ouvrage collectif l’Universalisme dans la tempête (éditions de l’Aube, 2025), sous la direction de Michel Wieviorka et de Régis Meyran.


Depuis quelques décennies et avec une accélération continue, les discriminations sont devenues l’expérience élémentaire des injustices, le sentiment de mépris une des émotions politiques dominantes. Progressivement, la « vieille » question sociale dérivée des inégalités de conditions de travail et des « rapports de production » semble s’effacer devant celle des discriminations subies par les minorités, y compris celles qui sont majoritaires, comme les femmes. En France, comme dans bien des pays comparables, les débats liés à l’égalité des chances et à la reconnaissance des identités l’emportent parfois sur les conflits de redistribution des richesses qui ont eu longtemps une sorte de monopole des conceptions de la justice.

Si on accepte ce constat, au moins comme une hypothèse, il reste à l’expliquer et en tirer des conséquences politiques en termes de représentations de la justice. Il faut notamment s’interroger sur les mises à l’épreuve des conceptions de la solidarité qui, jusque-là, reposaient sur l’interdépendance des liens « organiques » du travail et de la production, et sur des imaginaires nationaux hiérarchisant des identités et, parfois, les dissolvant dans une nation perçue comme universelle. Sur quels principes et sur quels liens de solidarité pourraient être combattues des discriminations de plus en plus singulières ? Comment reconnaître des identités sans mettre à mal ce que nous avons de commun ?

Mépris

Le plus sensible des problèmes est celui de la représentation politique de discriminations individuelles ou collectives toujours fractionnées. Dès lors que les individus et les collectifs discriminés ne se sentent pas représentés, ils ont l’impression d’être méprisés, soit parce qu’ils sont invisibles, soit parce qu’ils sont trop visibles, réduits à des stéréotypes et à des stigmates. Personne ne peut véritablement parler pour moi, personne ne me représente en tant que femme, que minorité sexuelle, que musulman, que handicapé, qu’habitant d’un territoire abandonné… On reproche alors aux porte-parole des discriminés d’être autoproclamés pendant que le sentiment de mépris accuse les responsables politiques, mais aussi les médias « officiels », les intellectuels, les experts… Sentiment d’autant plus vif que chacun peut aujourd’hui avoir l’impression d’accéder directement à l’information et à la parole publique par la grâce des réseaux et de la Toile. Avec les inégalités multiples et les discriminations, le sentiment de mépris devient l’émotion politique élémentaire.

Si on avait pu imaginer, ne serait-ce que sous l’horizon d’une utopie, une convergence des luttes des travailleurs et des exploités, celle-ci est beaucoup plus improbable dans l’ordre des inégalités multiples et des discriminations. D’une part, ces dernières sont infinies et « subtiles », d’autre part, le fait d’être discriminé ne garantit pas que l’on ne discrimine pas à son tour. On peut être victime de discriminations tout en discriminant soi-même d’autres groupes et d’autres minorités. Le fait d’être victime du racisme ne protège pas plus du racisme et du sexisme que celui d’être victime de discriminations de genre ne préserve du racisme… Ainsi peut se déployer une concurrence des victimes qui ne concerne pas seulement la mobilisation des mémoires des génocides, des ethnocides et des crimes de masse, mais qui traverse les expériences banales de celles et de ceux qui se sentent inégaux « en tant que ».

De manière plus étonnante, l’extension du règne de l’égalité des chances et des discriminations affecte celles et ceux qui ne peuvent faire valoir aucune discrimination reconnue mais qui, pour autant, ne vivent pas tellement mieux que les discriminés reconnus comme tels. Victimes d’inégalités sociales mais non discriminés, les individus se sentent méprisés et, paradoxalement, discriminés à leur tour : méprisés parce qu’ils seraient tenus pour pleinement responsables de leur situation, discriminés parce qu’ils souffriraient de discriminations invisibles alors que les autres, des discriminés reconnus, seraient aidés et soutenus. Ainsi, les hommes blancs et les « Français de souche » pauvres seraient paradoxalement discriminés parce qu’ils ne peuvent faire valoir aucune discrimination reconnue et parce qu’ils « méritent leur sort » dans l’ordre de l’égalité des chances. Le basculement politique des petits blancs méprisés et « discriminés sans qu’on le sache » est suffisamment spectaculaire aux États-Unis, en Europe et en France pour qu’il ne soit pas nécessaire d’insister : le vote populaire des vaincus des compétitions économiques et scolaires a basculé vers des populismes de droite dénonçant la « disparition » du peuple quand la lecture des inégalités en termes de discriminations semble les avoir effacés.

Égalité, reconnaissance

Si on en croit les individus que nous avons interrogés (François Dubet, Olivier Cousin, Éric Macé, Sandrine Rui) dans Pourquoi moi ? (Seuil, 2013), l’expérience des discriminations conduit vers une double logique de mobilisation, vers deux principes d’action.

Le premier participe pleinement de l’universalisme démocratique affirmant l’égalité des individus et de leurs droits. Il faut donc lutter contre toutes les formes de ségrégation, de stigmatisation et de discrimination, garantir l’équité des procédures et développer la capacité de porter plainte contre le racisme, le sexisme, l’homophobie et toutes les formes de discrimination « à » : à l’emploi, au logement, aux études, aux loisirs, aux contrôles policiers…

En principe, cette logique ne se heurte à aucun obstacle, sinon au fait, disent les individus concernés, qu’elle est difficile à mettre en œuvre. D’abord, il n’est pas toujours facile d’établir la preuve d’une discrimination sans témoignages, sans matérialité incontestable des faits, et la plupart des individus concernés disent renoncer, le « prix » de la plainte étant trop élevé. Ensuite, il existe des obstacles plus subjectifs et plus profonds. Dans la mesure où les discriminations sont des blessures souvent imprévisibles relevant de situations ambiguës, on sait que l’on a été discriminé sans en avoir la preuve, bien des individus ne veulent pas devenir « paranos » et préfèrent faire « comme si ce n’était pas si grave » afin de continuer à vivre plus ou moins « normalement ».

Enfin, beaucoup de personnes que nous avons interrogées ne veulent pas renoncer à leur autonomie et répugnent à se vivre comme des victimes. En fait, si chacun sait qu’il est victime de discriminations, beaucoup répugnent à adopter le statut de victime. On peut donc ne rien ignorer des discriminations, tout en refusant d’être totalement défini par elles. En dépit de ces difficultés, il reste que du point de vue légal et de celui des procédures, la lutte pour l’égalité de traitement et pour l’équité est essentielle et que, dans ce cadre, l’universalisme démocratique et la lutte contre les discriminations vont de pair.

La seconde logique déployée par les acteurs concerne moins les discriminations proprement dites que les stigmatisations. Dans ce cas, les individus réclament un droit à la reconnaissance : ils veulent que les identités au nom desquelles elles et ils sont stigmatisés puis discriminés soient reconnues comme également dignes à celles des identités majoritaires perçues comme la norme. Cet impératif de reconnaissance doit être distingué de l’appel à la seule tolérance qui est sans doute une vertu et une forme d’élégance, mais qui n’accorde pas une égale dignité aux identités en jeu. On peut tolérer des différences et des identités dans la mesure où elles ne mettent pas en cause l’universalité supposée de la norme majoritaire. Ainsi on tolère une religion et une sexualité minoritaires puisqu’elles ne mettent pas en cause la religion ou la norme hétérosexuelle majoritaire tenue pour « normale » et donc pour universelle.

La demande de reconnaissance est d’une tout autre nature que celle de l’égalité de traitement dans la mesure où l’égale dignité des identités fait que des normes et des identités majoritaires perdent leur privilège : si je reconnais le mariage pour tous et la procréation assistée, la famille hétérosexuelle devient une forme familiale parmi d’autres ; si je reconnais d’autres cultures, l’identité nationale traditionnelle est une identité parmi d’autres… Des identités et des normes qui se vivaient comme universelles cessent de l’être et se sentent menacées. Ce qui semblait aller de soi cesse d’être une évidence partagée. Il me semble que le débat n’oppose pas tant l’universalisme aux identités qui le menaceraient qu’il clive le camp universaliste lui-même. Par exemple, le débat laïque n’oppose plus les laïques aux défenseurs du cléricalisme, mais les « républicains » aux défenseurs d’une laïcité « ouverte ». Le supposé consensus laïque des salles de professeurs n’a pas résisté à l’assassinat de Samuel Paty. De la même manière se pose la question du récit national enseigné à l’école quand bien des élèves se sentent français, mais aussi algériens ou turcs… Comment distinguer la soumission des femmes à une tradition religieuse et leur droit universel à choisir sa foi et à la manifester ? En fait, ce que nous considérons comme l’universalisme se fractionne car, au-delà des principes, l’universel se décline dans des normes et des cultures particulières. Ainsi, nous découvrons qu’il existe des manières nationales d’être universels derrière le vocabulaire partagé des droits, de la laïcité et de la démocratie.

Plutôt que de parler d’universel, mieux vaudrait essayer de définir ce que nous avons ou pouvons avoir de commun dans les sociétés où nous vivons. En effet, la reconnaissance d’une identité et d’une différence n’est possible que si nous savons ce que nous avons de commun, à commencer par les droits individuels bien sûr, mais aussi par ce qui permet de vivre ensemble au-delà de nos différences. Il faut donc renverser le raisonnement commun : on ne reconnaît pas des différences sur la base de ce qui nous distingue, mais sur la base de ce que nous avons de commun et que ne menace pas une différence. Mais ce commun suppose de reconstruire ce que nous appelions une société, c’est-à-dire des mécanismes de solidarité, d’interdépendance dans le travail, dans la ville, dans l’éducation et dans l’État-providence lui-même qui, ne cessant de fractionner ses cibles et ses publics, est devenu « illisible ». Pour résister aux vertiges des identités et aux impasses de la reconnaissance et des peurs qu’elles engendrent, il serait raisonnable de radicaliser et d’approfondir la vie démocratique, de fonder une école qui ne soit pas réduite au tri continu des élèves, de réécrire sans cesse le récit national afin que les nouveaux venus dans la nation y aient une place, de détruire les ghettos urbains, de rendre lisibles les mécanismes de transferts sociaux, de s’intéresser au travail et pas seulement à l’emploi… Soyons clairs, il ne s’agit pas de revenir vers la société de classes et les nations communautaires, mais sans la construction patiente et méthodique d’un commun, je vois mal comment nous résisterons à la guerre des identités et à l’arrogance de l’universel.

Nous vivons aujourd’hui une mutation sociale et normative sans doute aussi profonde que celle qui a marqué le passage des sociétés traditionnelles vers des sociétés démocratiques, industrielles et nationales. Il est à craindre que cette mutation ne soit pas plus facile que la précédente et il m’arrive de penser que les sciences sociales, au lieu d’éclairer ces débats, ces enjeux, et de mettre en lumière les expériences sociales ordinaires, participent parfois à ce qu’elles dénoncent quand chacun est tenté d’être le témoin et le militant de « sa » discrimination et de « son » inégalité selon la logique des « studies ». Même si la société n’est plus La Société que nous imaginions à la manière de Durkheim, et dont beaucoup ont la nostalgie, nous ne devrions pas renoncer à l’idée que nous sommes interdépendants et que le choix de l’égalité sociale reste encore une des voies les plus sûres pour atténuer l’inégalité des chances. Le désir de ne pas réduire la question de la justice à celle des discriminations et des identités impose le vieux thème de la solidarité – et ce, d’autant plus que les enjeux écologiques appelleront un partage des sacrifices, et pas seulement un partage des bénéfices.

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Dubet François ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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