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21.11.2024 à 13:00
Pourquoi la neige est-elle blanche ?
Marie Dumont, Chercheuse, directrice du Centre d'études de la neige, Centre National de Recherches Météorologiques, Météo France
Texte intégral (1431 mots)
La neige est blanche, mais il y a plusieurs nuances de blanc, et elle revêt même parfois d’autres teintes, plus originales. Plongée entre physique et météo avec la directrice du Centre d’études de la neige basé à Grenoble.
D’une blancheur immaculée qui scintille au soleil, la neige quand elle recouvre le sol à le pouvoir de transformer les paysages en quelque chose de magique. Mais pourquoi est-elle blanche ? Elle est constituée de glace et d’air et les glaçons qui sortent de notre congélateur ne sont pas blancs, ils sont transparents ! Alors comment est-ce possible ?
La neige est blanche justement parce que la glace est transparente. Lorsque l’on dit que la glace est transparente, cela veut dire que la lumière visible et toutes les différentes couleurs qui la constituent ont très peu de chances d’être absorbées lorsqu’elles traversent la glace.
La neige est en fait une sorte de mousse de glace et d’air : la lumière qui la traverse va avoir très peu de chances d’être absorbée en traversant la glace ou l’air, les deux transparents.
Par contre, à chaque interface air-glace, la lumière va être réfléchie (comme un miroir) ou réfractée (changée de direction à l’intérieur de la glace), et va finir par ressortir du manteau neigeux, car elle a très peu de chances d’y être absorbée.
Ainsi la majeure partie de la lumière visible qui entre dans la neige ressort vers le haut, ce qui rend la neige blanche.
Cette couleur blanche de la neige est très importante pour notre planète. En effet cela veut dire que lorsque la neige recouvre le sol, la majeure partie de la lumière du soleil va être réfléchie vers l’atmosphère, contrairement à un sol nu ou recouvert de végétation, plus sombre, et qui absorbe plus de lumière. La couleur blanche de la neige limite donc l’absorption d’énergie solaire, et ainsi le réchauffement. Or, plus la température augmente, moins il y a de neige au sol, donc plus la couleur de la planète s’assombrit et plus elle se réchauffe. C’est un phénomène d’« emballement », que l’on appelle encore « rétroaction positive », lié à l’albédo (c’est-à-dire la fraction de rayonnement solaire réfléchi par un milieu) de la neige et qui est très importante pour notre climat.
50 nuances de neige
La neige n’est pas simplement blanche, elle peut prendre différentes nuances de blancs.
Cela vient de l’interaction de la lumière avec la structure de la neige. La structure de la neige, c’est-à-dire, l’arrangement tridimensionnel de l’air et de la glace à l’échelle du micromètre (un millionième de mètre, soit environ cinquante fois moins que l’épaisseur d’un cheveu), varie beaucoup en fonction de l’état de la neige.
Plus la neige a une structure fine, comme c’est le cas par exemple pour la neige fraîche, plus la surface de l’interface air-glace est grande par rapport au volume de glace contenu dans la neige. Pour faire l’analogie avec une piscine à balle, pour la neige fraîche, on aurait alors une grande quantité de toutes petites balles, soit une grande surface de plastique en contact avec l’air. Plus tard, la neige évolue et notre piscine contiendrait des balles plus grosses, en moindre quantité, ce qui résulte en moins de surface de contact entre air et plastique.
La quantité de lumière absorbée est proportionnelle au volume de glace alors que la quantité de lumière diffusée est proportionnelle à la surface de l’interface air-glace. Ainsi plus le rapport entre la surface de l’interface et le volume de glace est grand, c’est-à-dire plus la structure est fine, plus la neige va être blanche. Une neige fraîche paraîtra donc plus blanche qu’une neige à structure plus grossière, par exemple qui a déjà fondu et regelé.
Cette nuance de blanc, qui provient de l’interaction entre la lumière et la structure de la neige, est également à l’origine d’une rétroaction positive importante pour notre climat. En effet, lorsque la température augmente, la structure de la neige a tendance à grossir, la neige devient moins blanche, absorbe plus d’énergie solaire et donc peut fondre plus rapidement.
De la neige en couleur
Mais la neige n’est pas que blanche, on peut trouver de la neige orange, rouge, noire, violette ou même verte. Lorsque de telles couleurs se présentent, c’est que la neige contient des particules colorées qui peuvent être de différentes origines.
On y trouve souvent du carbone suie issu de la combustion des énergies fossiles et qui rend la neige grise.
Dans les massifs montagneux français, il est courant de trouver de la neige orange, voire rouge, après des épisodes de dépôts de poussières minérales en provenance du Sahara.
Enfin, la neige contient des organismes vivants, et en particulier des algues qui produisent des pigments pouvant être de différentes couleurs. Dans les Alpes, l’espèce d’algue de neige la plus courante s’appelle Sanguina Nivaloides et teinte la neige d’une couleur rouge sang, que vous avez peut-être déjà observée lors d’une promenade en montagne à la fin du printemps.
En changeant la couleur de la neige, toutes ces particules colorées provoquent une augmentation de la quantité de lumière solaire absorbée par celle-ci, et accélèrent sa fonte.
La blancheur de la neige et ses subtiles nuances sont donc très importantes pour l’évolution du couvert nival et pour le climat de notre planète.
Le projet EBONI et le projet ALPALGA ont été soutenus par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.
Marie Dumont a reçu des financements de l'Agence National pour la Recherche (ANR EBONI et ALPALGA), du Centre National d'Etudes Spatiales (APR MIOSOTIS) et du European Research Council (ERC IVORI).
20.11.2024 à 17:10
Comment les planètes naissent-elles ? La réponse pourrait se trouver dans les astéroïdes
Marco Delbo, Directeur de recherche à l’Observatoire de la Côte d’Azur, Université Côte d’Azur
Texte intégral (1956 mots)
La formation des planètes est une question fondamentale en astronomie et en science planétaire. Comprendre comment elles se forment et évoluent est crucial pour déchiffrer le système solaire et au-delà. Malgré les avancées de la science, nous sommes encore loin de comprendre tous les détails de la formation planétaire.
Il est bien connu par la théorie et les observations astronomiques que les planètes se forment dans des disques de gaz et de poussière autour d’étoiles très jeunes. Il est donc logique que les planètes de notre système solaire se soient également formées dans le disque protoplanétaire de notre soleil. Cela s’est produit il y a 4,5 milliards d’années.
Cependant la phase la plus obscure de la formation planétaire est peut-être la façon dont la poussière s’accumule dans un disque protoplanétaire pour donner naissance aux planétésimaux, les objets constitutifs des planètes.
Les modèles classiques reposaient sur une coagulation collisionnelle progressive, un processus où de petits grains de poussière s’agglomèrent petit à petit pour former des particules de plus en plus grosses par des collisions, allant de quelques micromètres jusqu’à la taille des planètes. Cependant, des tests en laboratoire ont montré que ces modèles ne fonctionnent pas, car ils rencontrent un certain nombre d’obstacles, par exemple, les grains de poussière ne peuvent pas croître par collisions successives d’une taille submillimétrique à une taille kilométrique.
Une nouvelle théorie
De nouveaux modèles suggèrent que les planétésimaux se forment à partir des nuages de poussière qui atteignent des densités suffisamment élevées pour se soutenir sur eux-mêmes par la gravité. C’est ce qu’on appelle la Streaming Instability, une théorie qui a pris de l’ampleur dans la communauté de planétologues. Différentes études ont montré que cette théorie reproduit bien la distribution des tailles des grands astéroïdes et des objets transneptuniens.
Pourtant, il n’était pas clair jusqu’où s’étendait la distribution des tailles prédite par cette théorie, c’est-à-dire si elle produisait beaucoup de petits planétésimaux ou s’il existait une taille minimale pour ces derniers.
D’autre part, différentes études trouvent une taille typique d’environ 100 km de diamètre pour les planétésimaux, suggérant ainsi que les petits agrégats de particules ne donnent pas nécessairement naissance à de petits planétésimaux. En effet, il semble que les petits agrégats se dispersent en raison de la turbulence du gaz dans le disque protoplanétaire avant d’avoir la possibilité de former des planétésimaux. Ces derniers se sont-ils formés, donc, à grande ou à petite échelle ? Une réponse définitive n’était pas encore établie.
À la recherche des planétésimaux survivants
Origins, un projet de recherche que je dirige et financé par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), a apporté une contribution originale dans ce domaine en utilisant une méthodologie novatrice. Celle-ci repose sur l’analyse d’observations et de données astronomiques pour identifier les planétésimaux encore survivants parmi la population des astéroïdes, afin de mesurer leur distribution de taille.
Ces planétésimaux sont localisés dans la partie interne de la ceinture d’astéroïdes, entre 2,1 et 2,5 unités astronomiques, cette dernière étant la distance moyenne Soleil-Terre. Cela a permis de fournir des contraintes observationnelles strictes aux modèles de formation des planétésimaux.
L’idée fondatrice de notre projet repose sur le concept selon lequel les astéroïdes représentent bien les vestiges de l’ère de formation des planètes, mais que tous les astéroïdes que l’on observe aujourd’hui ne sont pas des survivants de cette époque primordiale. Il est connu que de nombreux astéroïdes sont des fragments issus de collisions entre des corps parentaux plus volumineux. Ces collisions ont eu lieu tout au long de l’histoire de notre système solaire. L’âge de ces fragments d’astéroïdes correspond au temps écoulé depuis l’événement de collision qui les a produits jusqu’à aujourd’hui. Bien que ces fragments conservent encore la composition originale de leurs géniteurs, leurs dimensions et formes ne fournissent aucune information sur les processus d’accrétion ayant conduit à l’accrétion des planétésimaux, et par conséquent, des planètes. Les méthodes développées dans le cadre de notre projet ont efficacement distingué les astéroïdes originaux, ayant été accumulés en tant que planétésimaux dans le disque protoplanétaire, des familles des fragments résultant de collisions. Par la suite, elles ont également permis d’étudier les événements dynamiques qui ont contribué à sculpter la structure actuelle du système solaire.
Notre équipe a développé et utilisé une méthode pour découvrir, localiser et mesurer l’âge des familles des fragments de collisions les plus anciennes : chaque membre d’une famille de fragments s’éloigne du centre de la famille en raison d’une force thermique non gravitationnelle connue sous le nom d’effet Yarkovsky.
Cette dérive se produit de manière dépendante de la taille du membre de la famille, les petits astéroïdes dérivant plus rapidement et plus loin que les plus grands. La méthode novatrice de notre projet consistait à rechercher des corrélations entre la taille et la distance dans la population d’astéroïdes. Cela a permis de révéler les formes des familles de fragments les plus anciennes.
Des astéroïdes vieux de 3 à 4,5 milliards d’années
Grâce à cette technique, quatre familles importantes et très anciennes d’astéroïdes ont été découvertes par les chercheurs de notre projet. Ce sont parmi les familles d’astéroïdes les plus répandues. Leur extension est d’environ une moitié d’unité astronomique et ils sont localisés dans la partie plus interne de la ceinture d’astéroïdes et ont des âges entre 3 et 4,5 milliards d’années.
Cependant, une nouvelle méthode d’identification des familles d’astéroïdes nécessite encore des vérifications. L’une de ces vérifications consiste à déterminer la direction de rotation de chaque membre des familles.
Pour ce faire, les chercheurs ont lancé une campagne internationale d’observations appelée « Ancient asteroids », impliquant des astronomes professionnels et amateurs. Ils ont obtenu des observations photométriques des astéroïdes afin de mesurer leur variation de luminosité en fonction de leur rotation (courbe de lumière). Grâce à des méthodes d’inversion de courbe de lumière, l’équipe de notre projet a pu déterminer l’orientation tridimensionnelle des astéroïdes dans l’espace et extraire la direction de rotation. Cela a révélé que les astéroïdes rétrogrades se trouvent généralement plus près du Soleil que le centre des familles, tandis que les astéroïdes progrades se trouvent au-delà du centre des familles, conformément aux attentes théoriques. Ces recherches ont permis de confirmer l’appartenance de plusieurs astéroïdes aux familles très anciennes identifiées par notre équipe.
Une question scientifique majeure qui s’est posée après l’identification des astéroïdes les plus primordiaux était de savoir quelle était leur composition. Pour répondre à cette question, les scientifiques de l’ANR Origins sont retournés à leurs télescopes pour étudier spectroscopiquement ces corps. Leur investigation spectroscopique des planétésimaux de la ceinture principale interne a confirmé que les corps riches en silicates dominaient cette région. Cependant, presque tous les types spectraux d’astéroïdes sont présents, à l’exception notable des astéroïdes riches en olivine. Leur absence parmi les planétésimaux pourrait être due à la rareté de ces types parmi les grands astéroïdes.
Certains types d’astéroïdes sont très rares
Mais pourquoi les astéroïdes riches en olivine sont aussi rares ? On s’attend à ce que les astéroïdes les plus anciens soient riches en olivine en raison du processus de différenciation. Ce processus entraîne l’organisation d’un corps en couches de densités et de compositions différentes, en raison de la chaleur générée par la désintégration d’éléments radioactifs.
Les chercheurs ont découvert, pour la première fois, une famille de fragments d’astéroïdes riche en olivine, probablement formée par la fragmentation d’un corps parent partiellement différencié. Cette famille pourrait également provenir de la fragmentation d’un corps riche en olivine, peut-être issu du manteau d’un planétésimal différencié qui aurait pu se briser dans une région différente du système solaire, et l’un de ses fragments aurait pu être implanté dynamiquement dans la ceinture principale.
En effet, l’idée que des astéroïdes pourraient avoir été implantés dans la ceinture principale par des processus dynamiques a été largement étudiée ces dernières décennies. L’un de ces processus dynamiques pourrait être l’instabilité orbitale des planètes géantes. Cela suggère que Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune se sont formés sur des orbites rapprochées avant de migrer vers leurs positions actuelles. Cette migration aurait pu déclencher des interactions gravitationnelles avec les planétésimaux, les déplaçant dans le système solaire primitif. Déterminer l’époque de cette instabilité est une question majeure car elle est cruciale pour comprendre son impact sur la déstabilisation des populations de petits corps, la perturbation des orbites des planètes telluriques, et éventuellement son rôle dans leur évolution.
Marco Delbo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
19.11.2024 à 16:55
Pourquoi notre environnement nous semble plat alors que la Terre est ronde ?
Kelly R. MacGregor, Professor of Geology, Macalester College
Texte intégral (1013 mots)
Depuis que les Grecs de l’Antiquité ont fait des observations de la Lune et du ciel, les scientifiques savent que la Terre est une sphère. Nous avons tous vu de magnifiques images de la Terre depuis l’espace, certaines photographiées par des astronautes et d’autres collectées par des satellites en orbite. Alors pourquoi notre planète ne semble-t-elle pas ronde lorsque nous nous trouvons dans un parc ou que nous regardons par la fenêtre ?
La réponse est une question de perspective. Les êtres humains sont de minuscules créatures vivant sur une très grande sphère.
Imaginez que vous êtes un acrobate de cirque debout sur une boule d’environ 1 mètre de large. Du haut de la boule, vous la voyez s’éloigner de vos pieds dans toutes les directions.
Imaginez maintenant une petite mouche sur cette boule de cirque. Son point de vue se situerait probablement à un millimètre ou moins au-dessus de la surface. Comme la mouche est beaucoup plus petite que la balle et que son point de vue est proche de la surface, elle ne peut pas voir toute la balle.
Chaque semaine, nos scientifiques répondent à vos questions.
N’hésitez pas à nous écrire pour poser la vôtre et nous trouverons la meilleure personne pour vous répondre.
Et bien sûr, les questions bêtes, ça n’existe pas !
La Terre mesure environ 12,8 millions de mètres de large, et même le regard d’un adulte de grande taille ne culmine qu’à environ 2 mètres au-dessus de sa surface. Il est impossible pour nos yeux de saisir la taille de la Terre sphérique lorsque nous nous trouvons dessus. Vous ne pourriez pas visualiser que la Terre est une sphère même en montant au sommet du mont Everest, qui se trouve à 8 850 mètres au-dessus du niveau de la mer.
La seule façon de voir la courbe de la Terre est de s’envoler à plus de 10 kilomètres au-dessus de sa surface. En effet, la longueur de l’horizon que nous voyons dépend de la hauteur à laquelle nous nous trouvons au-dessus de la surface de la Terre.
Debout sur le sol, sans rien qui bloque notre vision, nos yeux peuvent voir environ 4,8 kilomètres de l’horizon. Ce n’est pas assez pour que la ligne d’horizon commence à montrer sa courbe. Comme une mouche sur une boule de cirque, nous ne voyons pas assez le bord où la Terre rencontre le ciel.
Pour voir l’ensemble de la sphère planétaire, il faudrait voyager avec avec un astronaute ou à bord d’un satellite. Vous auriez ainsi une vue complète de la Terre à une distance beaucoup plus grande.
Les gros avions de ligne peuvent également voler suffisamment haut pour donner un aperçu de la courbure de la Terre, bien que les pilotes aient une bien meilleure vue depuis l’avant de l’avion que les passagers depuis les fenêtres latérales.
Pas tout à fait une sphère
Même depuis l’espace, vous ne pourriez pas déceler quelque chose d’important à propos de la forme de la Terre : elle n’est pas parfaitement ronde. Il s’agit en fait d’un sphéroïde légèrement aplati ou d’un ellipsoïde. Cela signifie qu’autour de l’équateur, elle est un peu plus large que haute, comme une sphère sur laquelle on se serait assis et qu’on aurait un peu écrasée.
Ce phénomène est dû à la rotation de la Terre, qui crée une force centrifuge. Cette force produit un léger renflement au niveau de la taille de la planète.
Les caractéristiques topographiques de la surface de la Terre, telles que les montagnes et les fosses sous-marines, déforment également légèrement sa forme. Elles provoquent de légères variations dans l’intensité du champ gravitationnel terrestre.
Les sciences de la Terre, le domaine que j’étudie, comportent une branche appelée géodésie qui se consacre à l’étude de la forme de la Terre et de sa position dans l’espace. La géodésie sert à tout, de la construction d’égouts à l’établissement de cartes précises de l’élévation du niveau de la mer, en passant par le lancement et le suivi d’engins spatiaux.
Kelly R. MacGregor reçoit des fonds de la National Science Foundation, du Keck Geology Consortium et du Minnesota Environment and Natural Resources Trust Fund (ENRTF).
18.11.2024 à 15:56
50 ans après, Lucy n’a pas encore révélé tous ses secrets
Jean-Renaud Boisserie, Directeur de recherche au CNRS, paléontologue, Université de Poitiers
Texte intégral (3189 mots)
Ce dimanche 24 novembre marque le cinquantième anniversaire de la découverte du fossile de l’australopithèque Lucy. Jean-Renaud Boisserie dirige un programme de recherche interdisciplinaire travaillant dans la basse vallée de l’Omo en Éthiopie et ayant pour objectif de comprendre les interactions entre les changements environnementaux et l’évolution des organismes (humains inclus) de cette vallée au cours des quatre derniers millions d’années. Spécialiste des faunes fossiles de la région où à été découvert le fossile de Lucy, il nous renseigne sur l’importance de cette découverte et sur toutes les questions qu’elle soulève encore.
The Conversation : Lucy fait partie du genre Australopithecus et notre espèce du genre Homo : quelles sont les principales différences et ressemblances et notre lien de parenté ?
Jean-Renaud Boisserie : Le genre Homo est caractérisé à la fois par un volume cérébral généralement de grande taille (plus de 600 cm3), même s’il existe des exceptions, par une bipédie obligatoire marquée par diverses adaptations (par exemple jambes longues, bras courts) qui améliore l’endurance et la rapidité des déplacements bipèdes, et par une denture relativement réduite. Bien qu’également bipèdes, Australopithecus gardait une morphologie compatible avec une bonne aptitude aux déplacements arboricoles, présentait une denture le plus souvent « mégadonte » – c’est-à-dire des dents grosses à l’émail très épais (en particulier chez les australopithèques dits « robustes », et un cerveau de taille peu différente de celle des chimpanzés et des gorilles. On sait cela notamment grâce à la découverte d’Australopithecus afarensis.
T.C. : Quelle importance a eu la découverte de Lucy, la plus célèbre représentante de cette espèce ?
J.-R. B. : Cette découverte est un jalon dans notre compréhension de l’évolution humaine en Afrique, puisqu’on se posait un certain nombre de questions avant la découverte de Lucy sur l’ancienneté du genre Homo et le rôle des australopithèques dans l’ascendance de notre genre. Avec Australopithecus africanus en Afrique du Sud, on savait qu’il existait des formes bipèdes avec un cerveau relativement réduit, mais sans dates bien établies dans les années 1970, ce qui était assez problématique.
Côté Afrique orientale, Louis et Mary Leakey avaient mis au jour des australopithèques robustes à partir de la fin des années 1950, assez bien datés vers 1,8 million d’années, ainsi que les restes d’Homo habilis, alors le plus ancien représentant du genre Homo. À partir de 1967, les travaux menés dans la vallée de l’Omo, qui pour la première fois mobilisaient des équipes importantes et pluridisciplinaires, ont permis de découvrir des restes d’australopithèques datant de plus de 2,5 millions d’années, et des restes du genre Homo à peine plus récents.
Au début des années 1970, la découverte sur les rives du lac Turkana du crâne d’Homo rudolfensis – un représentant indubitable de notre genre avec sa capacité cérébrale de près de 800 cm3 – suggérait initialement l’âge très ancien (jusqu’à 2,6 millions d’années) de notre genre et d’une capacité cérébrale importante. Une partie de la communauté scientifique, notamment la famille Leakey, pensait donc que le genre Homo constituait une branche parallèle à celle des australopithèques, qui auraient donc été des cousins éteints, mais pas nos ancêtres.
La découverte d’Australopithecus afarensis, et notamment de Lucy, a clarifié ce débat. Non seulement l’âge de ces nouveaux fossiles était clairement plus ancien que 3 millions d’années, mais surtout ils incluaient des fossiles bien préservés, en particulier l’exceptionnelle Lucy. Avec 42 os, représentés par 52 fragments, à peu près 40 % du squelette est représenté. Des fossiles humains aussi complets n’étaient alors connus qu’à des périodes beaucoup plus récentes (moins de 400 000 ans).
Avec Lucy, de nombreux autres spécimens ont été découverts dans les années 1970 à Hadar, ainsi qu’à Laetoli en Tanzanie, où ces derniers étaient associés à des empreintes de pas bipèdes dans des cendres volcaniques datées de 3,7 millions d’années.
Tous ces éléments montraient qu’Australopithecus afarensis, bipède à petit cerveau, était nettement plus ancienne qu’Homo (l’âge d’Homo rudolfensis fut d’ailleurs ultérieurement réévalué à moins de 2 millions d’années). Cette espèce pouvait donc être considérée comme ancêtre commun des toutes les espèces humaines ultérieures, notre espèce, Homo sapiens, comprise. C’est devenu l’hypothèse dominante pour décrire l’évolution humaine pendant pour plusieurs décennies.
T.C. : Quelle importance a eu Lucy dans le monde ? La connaît-on partout comme en France ?
J.-R. B. : En France, c’est vrai qu’on la connaît bien parce qu’elle a été très bien présentée par Yves Coppens, un des codirecteurs de l’International Afar Research Expedition, l’équipe qui a découvert Lucy. Avec son immense talent de vulgarisateur, il a réussi à la faire adopter par le public français tout en montrant bien son importance scientifique.
Ce fut la même chose aux États-Unis, où d’autres membres de l’équipe ont mené le même travail de vulgarisation, ainsi qu’en Éthiopie. Mais cela dépasse ce cadre géographique : ailleurs en Europe, en Asie et en Afrique, elle est extrêmement connue. C’est réellement un fossile extrêmement important pour la science internationale en général.
T.C. : Lucy a été présentée comme « grand-mère de l’humanité », cela a été vrai combien de temps ?
J.-R. B. : Après cette découverte d’Austrolopitecus Afarensis qui a conduit à la considérer comme l’ancêtre commun à toutes les espèces humaines plus récentes, il y a tout d’abord eu des espèces plus anciennes qui ont été mises au jour. On connaissait dès le début des années 1970 des fossiles plus anciens, mais ils étaient rares, très fragmentaires et mal conservés.
À partir des années 1990, de nouveaux travaux dans l’Afar, à quelques dizaines de kilomètres au sud de Hadar dans la moyenne vallée de l’Awash, ont révélé la présence d’une espèce plus ancienne qui a été baptisée initialement Australopithecus ramidus, puis Ardipitecus ramidus parce qu’elle a été jugée suffisamment différente pour définir un nouveau genre. Ces restes de 4,4 millions d’années montraient qu’il y avait eu quelque chose avant Lucy et les siens, qui ne représentaient plus le stade évolutionnaire le plus ancien de l’humanité.
D’autres découvertes sont intervenues au tout début des années 2000, avec Orrorin tugenensis au Kenya, daté à 6 millions d’années ; puis Ardipithecus kadabba, de nouveau dans le Moyen Awash, daté de 5,8 à 5,2 millions d’années ; et enfin, Sahelanthropus tchadensis (Toumaï), cette fois en Afrique centrale, au Tchad, plus près de 7 millions d’années.
Australopithecus afarensis n’était donc plus l’espèce la plus ancienne, mais devint potentiellement un jalon au sein d’une lignée évolutionnaire beaucoup plus ancienne.
En parallèle, il y a eu la découverte de formes contemporaines de Lucy, attribuées cette fois à des espèces contemporaines mais différentes. Ça a été par exemple le cas d’Australopithecus bahrelghazali au Tchad, daté entre 3,5 et 3 millions d’années. Dès 1995, ces restes assez fragmentaires montraient un certain nombre de caractères qui suggèrent qu’il s’agit d’une espèce différente de celle de Lucy. D’autres ont suivi, notamment Australopithecus deyiremeda, ou encore une forme non nommée connue par un pied très primitif (« le pied de Burtele »), tous deux contemporains d’Australopithecus afarensis, et issu d’un site voisin de celui de Hadar, Woranso-Mille.
T.C. : Comment détermine-t-on qu’un fossile appartient à telle espèce ou à tel genre ?
J.-R. B. : C’est un degré d’appréciation de la part des scientifiques qui est assez difficile à tester en paléontologie. Prenez par exemple les chimpanzés : il en existe deux espèces légèrement différentes dans leur comportement et dans leur morphologie. Elles sont néanmoins beaucoup plus semblables entre elles qu’avec n’importe quelle autre espèce de grands singes et sont donc toutes deux placées au sein du genre Pan. Les données génétiques confirment largement cela.
En paléontologie, c’est plus compliqué parce qu’on a affaire à des informations qui sont parcellaires, avec la plupart du temps la morphologie pas toujours bien préservée, et finalement peu de données sur les comportements passés. On peut caractériser une partie de l’écologie de ces formes fossiles avec des approximations, et sur cette base, les informations morphologiques et une vision souvent incomplète de la diversité alors existante, on tâche de déduire des critères similaires à ceux observés dans l’actuel pour classer des espèces fossiles au sein d’un même genre.
Pour définir Ardipithecus par rapport à Australopithecus, ce qui a primé, c’est la morphologie des dents, puisque par rapport aux grosses dents à émail épais des australopithèques, Ardipithecus présentait des dents qui sont relativement plus petites, un émail plus fin et des canines relativement plus grosses.
En matière de locomotion, il y a également des différences, bien décrites en 2009. Le bassin de Lucy est très similaire au nôtre, la bipédie est bien ancrée chez Australopithecus. Par contre, chez Ardipitecus, le développement de certaines parties du bassin rappelle ce qu’on voit chez des quadrupèdes grimpeurs, par exemple les chimpanzés. Surtout, on observe un gros orteil (hallux) opposable.
Par contre, les critères sont parfois beaucoup moins objectifs. En dehors de détails mineurs des incisives et des canines, ce qui a conduit à placer Orrorin et Sahelanthropus dans des genres différents d’Ardipithecus est davantage lié au fait que ces restes ont été découverts dans d’autres régions par des équipes différentes.
T.C. : Qu’est-ce qui a changé entre notre connaissance de Lucy au moment de sa découverte et aujourd’hui ?
J.-R. B. : Les grandes lignes de la morphologie des australopithèques n’ont pas fondamentalement changé depuis cette époque-là. Australopithecus afarensis et Lucy ont permis de définir des bases qui sont toujours extrêmement solides. Par contre, même s’il y des débats sur certains fossiles, il est très probable qu’il y avait une plus grande diversité d’espèces entre 4 et 3 millions d’années que ce qu’on pensait à l’époque. Avec le fait qu’il y a également des fossiles humains beaucoup plus anciens relativement bien documentés, c’est un changement majeur par rapport à la vision acquise dans les années 1970.
T.C. :Que savons-nous du régime alimentaire de Lucy ?
L’alimentation d’Australopithecus afarensis était certainement assez diversifiée, pouvant incorporer des fruits, mais également des herbacées et peut-être des matières animales. Australopithecus afarensis a vécu au moins entre 3,8 et 3 millions d’années, soit une très longue durée, beaucoup plus importante que les possibles 300 000 ans d’existence proposés pour Homo sapiens. Il a donc fallu une bonne dose d’opportunisme pour pouvoir faire face à des changements environnementaux qui ont parfois été relativement importants au Pliocène.
Il y a diverses techniques qui s’intéressent aux dents parce que ce sont des objets complexes, constitués de plusieurs tissus et incluant des éléments chimiques dont les concentrations peuvent être liées à l’alimentation. Il y a donc des approches qui utilisent ces contenus chimiques, ainsi que d’autres qui sont réalisés sur les types d’usures liées à l’alimentation. Ces méthodes et d’autres permettront d’avoir une meilleure compréhension de l’alimentation de ces espèces anciennes.
Australopithecus afarensis, connu par plusieurs centaines de spécimens, rarement aussi complets que Lucy même si certains s’en approchent, comprenant néanmoins beaucoup de restes dentaires, de mâchoires et d’os des membres, nous offre un véritable trésor sur lequel s’appuyer pour développer de nouvelles approches et répondre aux questions en suspens.
T.C. : Quelles sont les grandes questions qui restent à étudier ?
J.-R. B. : Lucy a encore un bel avenir scientifique devant elle car elle aidera certainement à répondre à plein de questions. Ainsi la caractérisation de la locomotion et les transitions entre les différentes formes de locomotion sont toujours l’objet d’un débat.
Lucy était bipède quand elle était au sol mais son membre supérieur suggère un également une locomotion arboricole. On ne sait toujours pas, néanmoins, combien de temps passait-elle réellement dans les arbres. Et comment et à quel moment se font les transitions entre les formes aux locomotions versatiles (par exemple Sahelanthropus, à la fois bipède au sol et sans doute fréquemment arboricole) et la bipédie plus systématique des australopithèques, puis avec la bipédie obligatoire d’Homo ? Ou encore entre un cerveau de taille similaire à celui des grands singes non humains actuels et le cerveau plus développé du genre Homo ?
Car finalement, les premiers représentants du genre Homo sont surtout bien connus après 2 millions d’années. Avant 2 millions d’années, les spécimens attribués au genre Homo sont essentiellement fragmentaires et donc assez peu connus. Cette transition n’est toujours pas bien comprise, et c’est un de nos objectifs de recherche dans la basse vallée de l’Omo.
Il y a d’autres questions qui se posent au sujet des australopithèques. Comment se développaient-ils ? Est-ce qu’ils présentaient des caractéristiques du développement similaire à celle des chimpanzés, ou plus similaire à celle d’Homo sapiens, c’est-à-dire avec une croissance plus lente, plus étalée dans le temps, et donc avec des jeunes qui naissent avec des capacités amoindries, nécessitant que l’on s’en occupe beaucoup plus.
La question de la naissance est de ce point de vue très importante. Est-ce que les bébés australopithèques avaient un cerveau relativement développé par rapport à la taille finale, comme ce qu’on peut observer chez les chimpanzés, ou est-ce qu’ils avaient un cerveau plus petit comme chez nous, permettant de se faufiler dans le canal pelvien ? Avec la bipédie, le bassin a été modifié et le canal pelvien, par où les naissances doivent s’effectuer, est devenu plus étroit et tortueux. Dans cette configuration, un cerveau trop gros à la naissance coince, et ça ne marche plus. Des travaux en cours sur Lucy et d’autres spécimens apportent des éléments de réponse importants sur ce type de questions.
D’autre part, si toutes les espèces d’australopithèques contemporaines au Pliocène récent sont bien avérées, comment tout ce petit monde coexistait ? À partir de Lucy et jusqu’à relativement récemment, on a toujours eu plusieurs espèces humaines qui ont pu exister de manière contemporaine et même vivre dans les mêmes endroits. Comment est-ce que ces coexistences s’articulaient ? Pour répondre, il y a encore beaucoup de choses à découvrir sur leurs modes de vie, sur leurs écologies, sur leurs alimentations.
Jean-Renaud Boisserie ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.11.2024 à 11:37
Préhistoire : nos ancêtres étaient-ils de grands sportifs ?
Tony Chevalier, Ingénieur d'étude en paléoanthropologie, Université de Perpignan Via Domitia
Texte intégral (3003 mots)
Notre vision des modes de vie aux débuts de l’humanité est souvent influencée par les peintures rupestres ; mais les représentations précises et spécifiques d’humains sont en fait relativement récentes. Pour mieux comprendre la manière dont ceux-ci se déplaçaient, il vaut mieux se pencher sur leurs os, et les analyser en regard de ce que l’on sait de l’ossature des sportifs actuels !
Regarder notre passé nous pousse parfois à nous comparer à nos ancêtres, à mesurer la distance qui nous sépare d’eux, que ce soit sur un plan comportemental ou sur un plan physique. De multiples travaux de recherches ont montré qu’avant la généralisation de l’agriculture, les humains étaient très mobiles, c’est-à-dire qu’ils effectuaient des déplacements fréquents et/ou longs afin d’exploiter leur territoire pour se nourrir et trouver des matières premières pour confectionner des outils. Mais auraient-ils pu courir plus vite ou plus longtemps que nos athlètes ? À quel point étaient-ils actifs ? Pouvons-nous quantifier leurs efforts ?
Si répondre directement à certaines questions est difficile, nous pouvons les détourner et nous demander à quel point l’activité physique des hommes et femmes préhistoriques depuis des centaines de milliers d’années a impacté la structure de leurs os, en particulier ceux des jambes. L’os, par son adaptation au cours de la vie, révèle d’une certaine manière les efforts consentis par un individu : plus il se renforce, plus l’activité était importante.
Plus précisément, nous cherchons à savoir comment une « simple » marche, même chez des personnes très mobiles, a pu induire un renforcement des os si remarquable chez certains de nos ancêtres.
L’utilisation des scanners permet d’étudier avec précision la structure interne des os des humains actuels et passés. C’est sur le terrain de l’analyse géométrique des os que se jouera cette rencontre à travers le temps. Bien utilisée, la géométrie des sections osseuses, qui intègrent des diamètres internes et externes, permet d’évaluer la robustesse (c’est-à-dire le renforcement) et la forme des os et faire le lien avec la mobilité d’un individu. Voyons cela en détail.
L’activité physique modifie les os
L’ingénierie mécanique enseigne que les propriétés géométriques d’une structure rendent compte des propriétés mécaniques. De fait, les diamètres externes et internes de la section diaphysaire d’un os permettent d’évaluer la rigidité et la résistance de celui-ci. Plus la diaphyse d’un os aura des diamètres externes et une épaisseur corticale élevés plus elle sera résistante.
Quand nous imaginons notre squelette, nous sommes tentés de le percevoir comme une structure rigide et stable. Pourtant, l’os est une matière vivante tout au long de la vie, qui se renouvelle et s’adapte aux contraintes habituellement subies. Par exemple, quand nous marchons, nous exerçons une pression sur nos os, nous les fléchissons et les tordons un peu. En conséquence, à la différence de l’acier, l’os réagit aux contraintes en se renforçant ou s’allégeant. Cette adaptation est d’autant plus efficace si vous êtes jeune. L’os ne s’adaptera pas si un type de contraintes se produit rarement ou si les changements d’intensité dans nos activités physiques sont trop faibles.
Les recherches menées sur les sportifs ont été d’une aide précieuse pour savoir si les variations de sollicitations de nos membres induisaient des variations de la structure osseuse au long de la vie.
Dès les années 70, les travaux réalisés sur les bras des joueurs et joueuses de tennis ont montré une asymétrie élevée en faveur de l’humérus du bras dominant, celui qui tient la raquette. L’augmentation du diamètre de la diaphyse entraîne une plus grande robustesse pour l’humérus du bras dominant, c’est-à-dire une plus grande résistance. Le bénéfice osseux dû à des contraintes générées par le sport peut même dans certains cas perdurer encore 30 ans après l’arrêt d’une pratique sportive.
Désormais, nous savons qu’une activité physique régulière va engendrer des contraintes récurrentes sur un os, et que celui-ci va s’adapter en changeant sa géométrie (taille et forme). Ainsi, en faisant le cheminement inverse, l’étude de la géométrie des os de la jambe serait un moyen de nous renseigner sur la manière de se déplacer de leur propriétaire. Bien entendu, il faut être très prudent lors de ce type d’interprétation. Par exemple, au-delà des multiples facteurs qui peuvent influer sur la structure osseuse, la structure observée chez un adulte préhistorique résulterait en partie de son activité à un jeune âge, à une époque où son os était plus réactif aux stimuli mécaniques.
De la structure des os au comportement des Homo heidelbergensis et des Homo sapiens anciens
Lorsque nous nous intéressons aux os des jambes des espèces humaines anciennes appartenant au genre Homo, c’est en particulier pour comprendre leur mobilité : nous voulons savoir s’ils marchaient beaucoup (haut niveau de mobilité), sans toutefois définir une fréquence de déplacement et une distance journalière. Nous évaluons aussi le type de terrain parcouru, sachant qu’un terrain plat ou avec des reliefs impactera différemment les os. Plus la marche est fréquente et intense, plus le terrain pratiqué est irrégulier, et plus les os subiront de fortes contraintes et se renforceront.
En 2023, nous avons publié nos recherches sur la mobilité d’une femme d’une ancienneté de 24 000 ans provenant de la grotte de Caviglione (Ligurie, Italie). D’après la topographie du lieu de la découverte, cette femme Homo sapiens avait la possibilité de se déplacer à la fois sur des terrains à fort dénivelé et sur des terrains plats, le niveau de la mer étant bien plus bas qu’aujourd’hui. Les résultats ont montré le très haut niveau de mobilité pratiqué par cette femme grâce à ses fémurs et tibias et l’adaptation de ses os à des déplacements fréquents en terrain montagneux grâce à ses fibulas.
Plus précisément, nous avons mis en évidence une robustesse extrêmement élevée des fibulas de cette femme par comparaison à ses contemporains, mais aussi au regard des joueurs de hockeys sur gazon, dont la pratique se caractérise par une grande mobilité de la cheville. Ces résultats suggéreraient la présence d’une activité préhistorique très intense sur des terrains irréguliers. Ce type de terrain implique des mouvements variés de la cheville, et notamment des mouvements latéraux fréquents d’une plus grande amplitude que sur terrain plat, amenant la fibula à supporter plus de poids et donc à se renforcer.
À 450 000 ans, nous observons également une robustesse très élevée des fibulas humaines, associée à un fort étirement de la diaphyse du tibia (Caune de l’Arago, Tautavel). Cela plaide pour un haut niveau de mobilité et des déplacements récurrents des Homo heidelbergensis à la fois dans la plaine et sur les reliefs aux alentours de la grotte de Tautavel.
Une robustesse qui questionne
Les forts renforcements observés chez certains Homo heidelbergensis et Homo sapiens anciens, aussi bien des femmes que des hommes, au regard de sportifs confirmés contemporains, sont très étonnants sachant que les hommes préhistoriques sont avant tout des marcheurs et que les contraintes les plus élevées s’exercent sur les os lors de la course à pied.
La robustesse naturellement plus élevée d’un individu préhistorique, c’est-à-dire acquise génétiquement, pourrait expliquer certains des résultats. En étudiant la robustesse relative de la fibula (qui prend en compte pour chaque individu le rapport de résistance entre sa fibula et son tibia), nous éliminons l’influence de ce type de facteurs génétiques sur nos résultats, partant du postulat qu’une robustesse naturellement élevée toucherait autant ces deux os. Pourtant, ce rapport (fibula versus tibia), déterminant pour comprendre les mouvements de la cheville, donne l’un des résultats les plus remarquables pour le squelette de Caviglione (24 000 ans). Il met en exergue la robustesse relative très élevée de ses fibulas.
L’ensemble des résultats plaide pour une influence multifactorielle sur la structure osseuse et par notamment l’impact significatif d’une activité non négligeable et continue au cours de la vie. Un haut niveau de mobilité dès un très jeune âge, lorsque l’os est particulièrement réactif aux stimuli mécaniques, associé à des déplacements en montagne, ou sur d’autres terrains irréguliers, voire à la pratique de la course à pied, pourrait expliquer une telle robustesse à l’âge adulte chez des individus ayant vécu entre 500 000 ans et 20 000 ans.
Pour en savoir plus, retrouvez l’auteur dans le documentaire d’Emma Baus « Tautavel, vivre en Europe avant Neandertal » le 28 novembre 2024 sur France 5 dans l’émission Science grand format.
Tony Chevalier a reçu des financements de l'université de Perpignan via Domitia (UPVD, Bonus Qualité Recherche) et de la fondation UPVD.