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LA MÉRIDIENNE

Mona CHOLLET

Mona Chollet est journaliste et essayiste.

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28.11.2022 à 11:52

« Les Amandiers » ou les yeux grands fermés

Mona Chollet

Texte intégral (4712 mots)
Intervention des colleuses sur le tournage des « Amandiers », juin 2021. Photo (DR) parue dans « Libération »

Il y a quelque chose de fascinant dans la façon dont Les Amandiers, le film de Valeria Bruni-Tedeschi (sorti le 16 novembre), et les polémiques qui l'entourent semblent être en train de cristalliser un conflit de générations au cinéma et au théâtre. La réalisatrice a reconstitué dans ce long-métrage son expérience d'élève comédienne à l'école fondée dans les années 1980 au Théâtre des Amandiers, à Nanterre, par les metteurs en scène Patrice Chéreau et Pierre Romans. Nadia Tereszkiewicz y joue le rôle de Stella, le double de la cinéaste, tandis que Sofiane Bennacer interprète Étienne, inspiré de Thierry Ravel, l'ancien compagnon de Bruni-Tedeschi, également élève de l'école, mort d'une overdose en 1991. Autour d'eux, une joyeuse bande de jeunes acteurs campent des personnages librement inspirés d'autres camarades de promotion de la réalisatrice, dont beaucoup sont devenus célèbres : Eva Ionesco, Marianne Denicourt, Agnès Jaoui, Thibault de Montalembert, Vincent Perez…

Le 22 novembre, Le Parisien a révélé que Sofiane Bennacer avait été mis en examen en octobre pour « viols et violences sur conjoints » à la suite des plaintes de quatre femmes. L'Académie des Césars a alors annoncé le retrait du nom de l'acteur de la liste des révélations masculines 2023. En 2021, moins d'une semaine après le début du tournage, peut-on lire dans Libération (25 novembre), la production des Amandiers avait déjà appris qu'une plainte pour viol avait été déposée contre son acteur principal, mais la réalisatrice avait insisté pour travailler avec lui malgré tout. Bruni-Tedeschi continue aujourd'hui à défendre celui qui est entre-temps devenu son compagnon, invoquant la « présomption d'innocence » et parlant d'un « lynchage médiatique ». Libération a illustré son enquête d'une photo saisissante, prise lors de la présentation du film à Cannes, sur laquelle Bennacer se tient entre Valeria Bruni-Tedeschi et Nadia Tereszkiewicz ; il met sa main devant les yeux de la réalisatrice, comme pour l'aveugler.

Valeria Bruni-Tedeschi, Sofiane Bennacer et Nadia Tereszkiewicz au Festival de Cannes, 23 mai 2022. Loïc Venance - AFP

Au-delà de l'affaire elle-même, il est frappant de voir comment les accusations portées contre le comédien, et la façon dont Bruni-Tedeschi y réagit, amplifient certaines questions soulevées par le film. Doté d'un charme et d'une vitalité indéniables, Les Amandiers montre l'utopie théâtrale que fut cette école, l'euphorie des élèves d'avoir été choisis, les amitiés et les amours qui naissaient entre eux, leur enthousiasme, leur fantaisie, leur exubérance – leurs poses et leur narcissisme, aussi, parfois –, leur admiration pour leurs mentors, le côté touchant et parfois enfantin de ces derniers. On sourit, on rit beaucoup. Mais, de temps en temps, une scène fait sursauter. On voit Chéreau (interprété par Louis Garrel) forcer un élève à l'embrasser, un soir, alors qu'ils sont les derniers dans les locaux. On voit aussi sa brutalité envers Anaïs (Léna Garrel), qu'il humilie publiquement en lui assénant qu'il n'a jamais voulu d'elle dans l'école, que c'est Pierre Romans qui a insisté pour la prendre et que lui, il n'est « pas ému par elle ».

« Le machisme règne
et les apprenties actrices
se prennent des savons monumentaux
en cas de retard
ou d'oubli de répliques »

Le personnage d'Anaïs est vraisemblablement inspiré d'Agnès Jaoui. En 2018, retraçant l'épopée des Amandiers dans Le Monde, Clément Ghys écrivait : « Pour les apprenties actrices, la donne est différente. Le machisme règne et elles sont moins complices de Chéreau et Romans, se prennent des savons monumentaux en cas de retard ou d'oubli de répliques. Quand il ne s'agit pas de réflexions sur le physique. Assez vite, Agnès Jaoui n'en peut plus, et, ulcérée par l'emprise de Chéreau sur tout le monde, songe à quitter l'école. Marianne Denicourt résume : “Il fallait être un bon petit soldat quand on était une fille.” Et de tempérer : “Au moins, ça changeait du traitement que les hommes du métier réservent aux jeunes comédiennes” [1]. » (Traduction : au moins, Chéreau, étant homosexuel, n'agressait pas sexuellement les jeunes femmes.)

Beaucoup de critiques ont salué le fait que Valeria Bruni-Tedeschi ne dresse pas un portrait idéalisé de Chéreau, qu'elle a pourtant vénéré. Sauf que le statut de ces scènes démystifiantes n'est pas du tout clair. Certaines choquent une partie du public, mais… pas la réalisatrice. Interrogée par Télérama sur celle du baiser forcé, elle commentait en mai dernier : « À l'époque, on trouvait ça normal, on rigolait de Chéreau qui essayait d'embrasser des jeunes gens dans un couloir – Chéreau avait des élans mais ne faisait pas de harcèlement, de chantage. Je ne raconte pas cette scène de façon scandaleuse, c'est un moment de gêne pour Baptiste et de solitude un peu ridicule pour Chéreau [2]. » La seule chose qu'elle trouve grave dans le comportement de Chéreau et de Romans, c'est qu'ils se droguaient (cocaïne, héroïne) et donnaient ainsi un mauvais exemple à des élèves qui les idolâtraient.

On peut voir dans la désinvolture de la réalisatrice, et de ses camarades à l'époque, une illustration de plus du fait qu'un baiser forcé (« volé », selon un euphémisme révélateur) n'est souvent pas perçu comme une agression sexuelle, alors qu'il répond juridiquement à cette définition. Quand c'est une femme qui le subit, on le minimise parce qu'on estime plus ou moins consciemment que le corps des femmes est une chose publique, appropriable par n'importe qui ; et quand c'est un homme, on le traite effectivement sur le mode de la plaisanterie, comme si un homme adulte n'était pas censé se formaliser pour si peu, ni avoir une intégrité physique et sexuelle qu'il prétendrait faire respecter.

Valeria Bruni-Tedeschi (au fond) et ses camarades avec Patrice Chéreau et Pierre Romans. Marc Enguerand/ Collection Armelle et Marc Enguerand

Une autre chose laisse très perplexe : le traitement de l'histoire d'amour entre Stella et Étienne. Au-delà des accusations qui pèsent sur Sofiane Bennacer, son personnage dans Les Amandiers apparaît comme extraordinairement malsain et toxique. Dans une scène, Adèle (Clara Bretheau) met d'ailleurs en garde Stella contre la violence d'Étienne, ainsi que contre sa propre tendance sacrificielle à vouloir le « sauver » de sa toxicomanie. Mais le film reste en quelque sorte au milieu du gué : il continue à traiter Étienne comme un jeune premier romantique et torturé avec qui l'héroïne vit une histoire d'amour certes un peu mouvementée et éprouvante, mais si intense. En plus de se montrer violent et jaloux, Étienne est lourdingue et antipathique ; on a vraiment du mal à voir ce qui séduit Stella chez lui. Le cliché est si énorme qu'il en naît presque un effet de comique involontaire et pathétique. La référence à Marlon Brando, c'est-à-dire à un acteur notoirement maltraitant, tant dans ses rôles que dans sa vie, est éloquente sur les origines de ce modèle de séduction virile, que le film n'interroge pas.

La « souffrance »
de l'homme violent

L'attirance de la jeune femme semble se résumer entièrement à un syndrome du Saint-Bernard : Étienne l'attendrit parce qu'il a eu une enfance difficile et parce qu'il « souffre » – souffrance qu'il étale complaisamment à chaque réplique, ou presque. « Ce qui me touche dans un personnage violent, c'est sa douleur, c'est d'où vient la violence ; c'est cette tragédie enfantine, c'est son impuissance à s'exprimer autrement que par la violence, dit la réalisatrice dans le making-of du film, Des Amandiers aux « Amandiers ». Je vois l'enfant, en fait. Moi, par rapport à un personnage violent avec une femme, je voudrais ne pas être politiquement correcte. »

Nadia Tereszkiewicz et Sofiane Bennacer dans « Les Amandiers ». Ad Vitam Production – Agat Films et Cie – Bibi Film TV – Arte France Cinéma

On ne peut s'empêcher de penser que Valeria Bruni-Tedeschi n'a pas tiré toutes les conclusions de l'expérience qu'elle a vécue aux Amandiers, ni analysé les rapports de pouvoir qui s'y jouaient, que ce soit entre élèves ou entre élèves et professeurs. Tout le monde ne peut pas avoir la lucidité précoce d'une Agnès Jaoui. Il y a de quoi être glacée par ces images d'archives (reprises dans le making-of) d'une interview dans laquelle, quand on lui demande ce qu'elle attend d'un metteur en scène, la jeune Valeria répond : « Qu'il m'aime, avant tout – même si je trouve que je n'ai pas tellement de raisons d'être aimée. Et puis qu'il me casse, aussi. Qu'il me casse. Qu'il me casse bien. Qu'il me casse tout. Qu'il me casse ! Qu'il me casse en deux, qu'il me casse, mes défenses et tout ça. »

Ces lieux communs masochistes, elle ne les a pas inventés : ils sont omniprésents au théâtre et au cinéma, où ils justifient toutes sortes de maltraitances. On pourrait comprendre et même respecter cette difficulté de la cinéaste à remettre en question la formation qu'elle a reçue. On le pourrait d'autant plus que, dans le communiqué qu'elle a publié en réaction à l'enquête de Libération, elle dit avoir été « abusée dans [son] enfance » et connaître « la douleur de ne pas avoir été prise au sérieux ». Sauf qu'ici, d'autres personnes sont impliquées. Lorsqu'elle décide de faire jouer sa jeunesse à ses acteurs, en se mettant elle-même dans le rôle que tenait Chéreau à l'époque, elle s'expose à reproduire les travers qui ont marqué sa propre formation.

« On essaie de creuser les choses
qui nous détruisent le plus »

Des Amandiers aux « Amandiers » montre une réalisatrice enfermée dans son rêve, dans sa nostalgie ; le fait qu'elle soit apparemment tombée amoureuse de l'acteur qui jouait son amour de jeunesse ne fait que le confirmer. On n'y trouverait rien à redire – mettre les autres au service de son rêve, c'est la définition même de la mise en scène – s'il n'y avait pas chez elle un tel aveuglement aux abus de pouvoir, les siens comme ceux des autres. Ces abus de pouvoir sont bien sûr très courants ; ils sont admis et même considérés comme admirables lorsqu'ils sont le fait de metteurs en scène masculins et blancs, et ne sont en général dénoncés que lorsqu'ils sont pratiqués par une femme ou par une personne non blanche (se souvenir de l'affaire Kechiche après La Vie d'Adèle), dont la tyrannie est considérée comme moins légitime. Mais cela ne les rend pas moins problématiques dans tous les cas.

Sur le tournage, tel que le montre Des Amandiers aux « Amandiers », Bruni-Tedeschi soumet ses acteurs à un bombardement de directives psychologisantes et intrusives, qui pourrait n'être qu'agaçant, mais qui dérape franchement quand elle les pousse à révéler devant toute l'équipe – et, par la même occasion, devant la caméra des réalisateurs du making-of – certains de leurs secrets les plus intimes. On a très mal pour Vassili Schneider, en particulier. « Le film a été un petit peu comme une thérapie parfois, et parfois comme une anti-thérapie : on essaie de creuser les choses qui nous détruisent le plus », commente le jeune homme (23 ans) avec une placidité résignée [3], sans qu'on voie en quoi ce jeu de massacre consternant serait indispensable à la réussite d'un film.

Des Amandiers aux « Amandiers » met d'autant plus mal à l'aise qu'il est à l'évidence conçu comme une hagiographie de la cinéaste – il est coréalisé par Karine Silla Perez, épouse de Vincent Perez, qui fut le camarade de Bruni-Tedeschi aux Amandiers et le compagnon de sa sœur Carla Bruni. Souvent débutants, les jeunes acteurs qui y sont interrogés ne sont pas en position de formuler autre chose que des louanges au sujet d'une réalisatrice confirmée qui est aussi, rappelons-le, une femme immensément riche (c'était le sujet de son premier film, Il est plus difficile pour un chameau…) et la belle-sœur d'un ancien président de la République. L'une dit tout de même à mots couverts, en termes très diplomatiques, que le tournage a été difficile : « Mon caractère n'est pas vraiment compatible avec (…) cette manière de me bousculer. » Ce n'est peut-être pas un hasard si le seul qu'on voit se rebeller ouvertement contre le flot de directives incessant de la réalisatrice est Louis Garrel, qui, en plus d'être son ancien compagnon, de faire partie des acteurs plus âgés et d'avoir déjà une prestigieuse carrière derrière lui, appartient à l'un des clans les plus puissants du cinéma français. Ni si la seule à qualifier frontalement la méthode de la réalisatrice de « violente » est une autre Garrel : Léna, demi-sœur de Louis.

Nadia Tereszkiewicz, Louis Garrel et Vassili Schneider dans « Les Amandiers ». Ad Vitam Production – Agat Films et Cie – Bibi Film TV – Arte France Cinéma

Ainsi, l'interdiction faite à l'équipe d'évoquer les accusations pesant sur Sofiane Bennacer – une omerta seulement brisée, une nuit, par l'intervention de colleuses féministes au courant de l'affaire – semble n'avoir fait que prolonger et amplifier un partage inéquitable du droit à la parole sur le tournage, recoupant des hiérarchies professionnelles, sociales, générationnelles. C'est seulement aujourd'hui que des actrices du film peuvent dire dans Libération, sous couvert d'anonymat, combien il leur a pesé de devoir travailler avec un homme accusé de viol [4], ou qu'une autre, Sandra Nkaké (Susan), peut clamer sa colère [5].

« Je trouve cette génération
beaucoup plus précautionneuse
que la nôtre »

Des Amandiers aux « Amandiers » montre une réalisatrice qui semble engagée non seulement dans une reconstitution de sa jeunesse, mais aussi dans un combat pour réhabiliter les valeurs de sa génération. Ce serait anodin si elle se contentait d'expliquer à ses jeunes acteurs ce que représentait Coluche dans les années 1980 ou de leur enjoindre de visionner La Maman et la Putain. Mais cela s'accompagne de fréquentes imprécations contre l'époque actuelle, qui serait trop morale. À l'appui de ce reproche, elle cite les interrogations dont lui a fait part une collaboratrice quant au traitement de l'avortement de Stella dans une conversation entre Stella et Adèle – une scène à laquelle il n'y a effectivement rien à redire. Mais elle ne pouvait pas ne pas avoir en tête, à ce moment, une contestation beaucoup plus sérieuse à laquelle elle avait été confrontée : les accusations contre Sofiane Bennacer, qu'elle choisit de passer sous silence.

« Je trouve cette génération beaucoup plus précautionneuse que la nôtre, et vraiment ça m'a fait plaisir de les malmener », fanfaronne-t-elle. Avec le tollé que suscite aujourd'hui la façon dont elle protège son acteur, il se produit un spectaculaire retour de boomerang : cette génération à laquelle elle prétendait faire la leçon lui tient tête, et affirme avec force son refus de tolérer les violences physiques et sexuelles. Au lieu de s'attendrir sur la « douleur » de l'homme violent, d'en faire une excuse, cette génération clame sa volonté de prendre plutôt en compte la douleur des femmes qui l'accusent. Faute d'examen critique, la bulle de rêve et de nostalgie a volé en éclats.

« Aujourd'hui, une telle école ne pourrait plus exister. Tant mieux. Mais alors, cette liberté et cette folie-là ne peuvent plus exister non plus. Cette absence totale de limites nous emmenait dans des endroits… intéressants. Des endroits où les élèves du Conservatoire n'allaient pas », disait encore Bruni-Tedeschi à Télérama en mai [6]. Ici, on retrouve ce raisonnement pour le moins déconcertant selon lequel, si on refusait les abus de pouvoir, la vie deviendrait sinistre. (Cela rappelle un peu ces gens qui redoutent que le rire disparaisse de la surface de la Terre si on arrête de faire des blagues racistes ou sexistes.) C'est aussi le réflexe qu'ont parfois des femmes qui vivent une relation d'emprise : elles semblent persuadées que la violence est le prix à payer pour les qualités qu'elles trouvent par ailleurs à leur compagnon.

Naïvement, on a envie de demander : pourquoi ? Pourquoi ne pourrait-on pas garder la liberté, l'exubérance, la fantaisie, tout en s'assurant que cette liberté est bien la liberté de tout le monde, tout en étant attentifs aux rapports de pouvoir et en refusant d'infliger ou de tolérer des violences sexuelles, physiques, psychologiques ? Le tri n'est pas si difficile à faire. Et, même s'il l'était, cela vaudrait la peine de s'y atteler. Sous peine de continuer à passer des bataillons de comédien-ne-s par pertes et profits.

Il faut que je l'avoue : le travail d'inventaire auquel Valeria Bruni-Tedeschi se refuse avec tant de force, j'ai moi-même besoin d'y procéder. Patrice Chéreau a été une grande figure de mon adolescence, et même de mon enfance. Quand elle était comédienne, ma mère a joué dans plusieurs spectacles de son ami Claude Stratz, metteur en scène genevois devenu par la suite, de 1981 à 1988, l'assistant de Chéreau aux Amandiers. Elle-même avait pour Chéreau une immense admiration, qu'elle m'a transmise. Gamine, j'ai vu à la télévision une rediffusion du Ring, l'opéra de Wagner monté en 1976 au Festival de Bayreuth par Chéreau et Pierre Boulez, qui m'a énormément marquée [7]. J'ai vu son Hamlet, avec Gérard Desarthe, au Festival d'Avignon, en 1987. J'ai vu sa magistrale interprétation, en duo avec Pascal Greggory, de la pièce de Bernard-Marie Koltès Dans la solitude des champs de coton, en 1995. J'ai vu le fascinant documentaire qui le montrait répétant Shakespeare avec des élèves du Conservatoire national d'art dramatique de Paris, en 1999. Au cinéma, j'en ai pris plein les yeux avec La Reine Margot, Ceux qui m'aiment prendront le train, Intimité… Mais, par ce qu'il montre de lui, et par les exhumations dont il est l'occasion, le film de Valeria Bruni-Tedeschi me fait prendre conscience des limites et des travers du personnage. Il me sort de l'idéalisation – et tant mieux, puisque ce n'est jamais une bonne idée d'idéaliser un être humain ; c'est toujours un abandon de souveraineté. Voilà peut-être la tâche qui s'impose à ma génération et aux précédentes : revisiter – sans forcément les renier entièrement – les admirations qui nous ont construites, en ouvrant les yeux sur les abus de pouvoir que nos « grands hommes » pratiquaient au nom de l'Art. Et en s'efforçant de ne pas les perpétuer ni les cautionner.


[1] Clément Ghys, « La bande du Théâtre des Amandiers : Chéreau en majesté », Le Monde, 3 août 2018.

[3] Edit du 30 novembre. Je reproduis ici la réponse que m'a faite Vassili Schneider sur Instagram : « Il est inutile d'avoir “très mal” pour moi. Le tournage de ce film a été l'expérience la plus enrichissante que j'aie eue. En ce qui me concerne, il n'y a eu que du positif. Valeria nous a aidés à nous dépasser, à sortir de nos zones de confort, mais toujours avec énormément de bienveillance. Oui, j'ai dit qu'“on essaie de creuser les choses qui nous détruisent le plus”, mais ça fait partie du travail d'acteur. Tout acteur essaie de se mettre émotionnellement le plus à nu. C'est notre travail et je trouve injuste d'accuser Valeria sur sa manière de nous avoir guidés dans ce processus. Si j'ai eu envie de me livrer ce jour là devant Valeria et la caméra de Karine Silla, c'était de manière lucide et consentante. Personne ne m'a forcé, je ne me suis jamais senti contraint d'une quelconque façon.
Les “directives psychologisantes” de Valeria, que vous jugez inutiles pour la réussite d'un film, se sont révélées au contraire pour moi extrêmement bénéfiques, libératrices et m'ont fait grandir. Je vous prie de ne pas m'instrumentaliser… Ne faites pas de moi une victime de Valeria Bruni-Tedeschi. »

19.10.2022 à 16:11

Contact - À propos

Mona Chollet

Texte intégral (2790 mots)

Mona Chollet, journaliste et essayiste. Autrice avec Thomas Lemahieu du site Périphéries.

Ce blog a été conçu avec grâce et talent par Guillaume Barou. Merci à lui.

Image : Henri Matisse, « Intérieur au violon », 1918 — Galerie nationale du Danemark © Succession H. Matisse.

Pour toute demande d'entretien ou invitation à des rencontres, merci de passer par mon éditeur — ou Flammarion (Caroline Psyroukis) si votre demande concerne D'images et d'eau fraîche —, et, pour les propositions de projets, par mon agente, Ariane Geffard : a.geffard [at] gmail.com.

Autrice de...

D'images et d'eau fraîche

Flammarion, Paris, 2022, 192 pages, 19,90 euros. E-book : 13,99 euros.

Jusqu'ici, j'ai toujours écrit pour tenter de débrouiller un ou plusieurs problèmes auxquels je me heurtais dans ma vie, en espérant que ce travail serve aussi à d'autres. Il est un peu déconcertant de le faire simplement, cette fois, pour partager l'un des stratagèmes par lesquels je maintiens allumée la flamme de ma vitalité – pour parler de plaisir.
Parmi tous les ouvrages qui paraissent sur la culture numérique, je n'ai encore jamais rien lu au sujet de cette communauté éparse que j'ai moi-même rejointe il y a bientôt dix ans : celle des collectionneurs d'images en ligne, qui accumulent et partagent au fil des jours, sur Instagram, Tumblr, Flickr ou Pinterest, des photographies d'art, des tableaux, des dessins qu'ils aiment.

Cette activité en apparence anodine représente mon équivalent de la liste des « Choses qui font battre le cœur » dressée par Sei Shônagon, dame de compagnie de l'impératrice consort du Japon, dans ses Notes de chevet, au XIᵉ siècle. Dans un monde de plus en plus désespérant, j'ai envie de revendiquer ce rapport primaire et entêté à la beauté, cette confiance dans l'appui qu'elle offre, faisant de nous des perchistes arrachés momentanément à la gravité et catapultés dans les airs, libres et légers, avant de retomber… ailleurs.

Réinventer l'amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles

Zones (La Découverte), Paris, 2021, 276 pages, 19 euros. E-book : 13,99 euros. Texte intégral en libre accès sur le site de l'éditeur.

Nombre de femmes et d'hommes qui cherchent l'épanouissement amoureux ensemble se retrouvent très démunis face au troisième protagoniste qui s'invite dans leur salon ou dans leur lit : le patriarcat. Sur une question qui hante les féministes depuis des décennies et qui revient aujourd'hui au premier plan de leurs préoccupations, celle de l'amour hétérosexuel, ce livre propose une série d'éclairages.

Au cœur de nos comédies romantiques, de nos représentations du couple idéal, est souvent encodée une forme d'infériorité féminine, suggérant que les femmes devraient choisir entre la pleine expression d'elles-mêmes et le bonheur amoureux. Le conditionnement social subi par chacun, qui persuade les hommes que tout leur est dû, tout en valorisant chez les femmes l'abnégation et le dévouement, et en minant leur confiance en elles, produit des déséquilibres de pouvoir qui peuvent culminer en violences physiques et psychologiques. Même l'attitude que chacun est poussé à adopter à l'égard de l'amour, les femmes apprenant à le (sur ?) valoriser et les hommes à lui refuser une place centrale dans leur vie, prépare des relations qui ne peuvent qu'être malheureuses. Sur le plan sexuel, enfin, les fantasmes masculins continuent de saturer l'espace du désir : comment les femmes peuvent-elles retrouver un regard et une voix ?

Sorcières. La puissance invaincue des femmes

Zones (La Découverte), Paris, 2018, 240 pages, 18 euros. E-book : 12,99 euros. Texte intégral en libre accès sur le site de l'éditeur.

Qu'elles vendent des grimoires sur Etsy, postent des photos de leur autel orné de cristaux sur Instagram ou se rassemblent pour jeter des sorts à Donald Trump, les sorcières sont partout. Davantage encore que leurs aînées des années 1970, les féministes actuelles semblent hantées par cette figure. La sorcière est à la fois la victime absolue, celle pour qui on réclame justice, et la rebelle obstinée, insaisissable. Mais qui étaient au juste celles qui, dans l'Europe de la Renaissance, ont été accusées de sorcellerie ? Quels types de femme ces siècles de terreur ont-ils censurés, éliminés, réprimés ?
Ce livre en explore trois et examine ce qu'il en reste aujourd'hui, dans nos préjugés et nos représentations : la femme indépendante — puisque les veuves et les célibataires furent particulièrement visées ; la femme sans enfant — puisque l'époque des chasses a marqué la fin de la tolérance pour celles qui prétendaient contrôler leur fécondité ; et la femme âgée – devenue, et restée depuis, un objet d'horreur.

Enfin, il sera aussi question de la vision du monde que la traque des sorcières a servi à promouvoir, du rapport guerrier qui s'est développé alors tant à l'égard des femmes que de la nature : une double malédiction qui reste à lever.

Chez soi. Une odyssée de l'espace domestique

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Le foyer, un lieu de repli frileux où l'on s'avachit devant la télévision en pyjama informe ? Sans doute. Mais aussi, dans une époque dure et désorientée, une base arrière où l'on peut se protéger, refaire ses forces, se souvenir de ses désirs. Dans l'ardeur que l'on met à se blottir chez soi ou à rêver de l'habitation idéale s'exprime ce qu'il nous reste de vitalité, de foi en l'avenir.

Ce livre voudrait dire la sagesse des casaniers, injustement dénigrés. Mais il explore aussi la façon dont ce monde que l'on croyait fuir revient par la fenêtre. Difficultés à trouver un logement abordable, ou à profiter de son chez-soi dans l'état de « famine temporelle » qui nous caractérise. Ramifications passionnantes de la simple question « Qui fait le ménage ? », persistance du modèle du bonheur familial, alors même que l'on rencontre des modes de vie bien plus inventifs…

Autant de préoccupations à la fois intimes et collectives, passées ici en revue comme on range et nettoie un intérieur empoussiéré : pour tenter d'y voir plus clair, et de se sentir mieux.

Beauté fatale. Les nouveaux visages d'une aliénation féminine

Zones, 2012, 240 pages, 18 euros ; La Découverte Poche, 2016, 296 pages, 9,50 euros. E-book : 8,99 euros. Texte intégral en libre accès sur le site de l'éditeur.

Soutiens-gorge rembourrés pour fillettes, obsession de la minceur, banalisation de la chirurgie esthétique, prescription insistante du port de la jupe comme symbole de libération : la « tyrannie du look » affirme aujourd'hui son emprise pour imposer la féminité la plus stéréotypée.

Décortiquant presse féminine, discours publicitaires, blogs, séries télévisées, témoignages de mannequins et enquêtes sociologiques, Mona Chollet montre dans ce livre comment les industries du « complexe mode-beauté » travaillent à maintenir, sur un mode insidieux et séduisant, la logique sexiste au cœur de la sphère culturelle.

Sous le prétendu culte de la beauté prospère une haine de soi et de son corps, entretenue par le matraquage de normes inatteignables. Un processus d'autodévalorisation qui alimente une anxiété constante au sujet du physique en même temps qu'il condamne les femmes à ne pas savoir exister autrement que par la séduction, les enfermant dans un état de subordination permanente. En ce sens, la question du corps pourrait bien constituer la clé d'une avancée des droits des femmes sur tous les autres plans, de la lutte contre les violences à celle contre les inégalités au travail.

Rêves de droite. Défaire l'imaginaire sarkozyste

Zones, 2008, 156 pages, 12 euros. E-book : 9,99 euros. Texte intégral en libre accès sur le site de l'éditeur.

« J'ai fait un rêve », slogan repris à Martin Luther King, fut l'un des moteurs de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy. Tout a été dit sur cette victoire sauf peut-être l'essentiel : et si elle correspondait au triomphe d'une nouvelle forme d'imaginaire politique ?

Mona Chollet décortique les principaux éléments de l'univers sarkozyste : la « machine de guerre fictionnelle » que représente la success story, le mythe du self-made man, l'identification illusoire aux riches et aux puissants, le mépris des « perdants », l'individualisme borné, le triomphe de l'anecdote et du people...

Aux antipodes de la fascination béate et complaisante d'une Yasmina Reza, elle critique les impostures idéologiques du nouveau pouvoir : un démontage sans concession des valeurs de la droite bling bling, dans un style incisif, souvent drôle, toujours fin, mêlant l'enquête journalistique, l'écriture littéraire et la critique sociale.

Lucide, elle pointe également la faiblesse alarmante de l'imaginaire de gauche, radicalement incapable de relever le défi. Contre le cynisme et les renoncements, il est urgent de réinventer un nouvel imaginaire émancipateur, en commençant par se réapproprier l'aspiration légitime à l'épanouissement personnel, aujourd'hui fourvoyée dans les mirages de la « société-casino ».

La Tyrannie de la réalité

Calmann-Lévy, Paris, 2004, 368 pages, 22,20 euros. Gallimard, « Folio Actuel », Paris, 2006, 384 pages, 9,20 euros.

Peu d'idées sont autant galvaudées aujourd'hui que celle de « réalité ». Hommes politiques, chefs d'entreprise, mais aussi économistes et romanciers s'en réclament : seul le réalisme semble recevable, et il suffit à tout justifier. La réalité constitue désormais, dans notre mentalité collective, la valeur étalon. Elle est le nouveau dieu que nous vénérons ; le dernier qui reste en magasin, peut-être.

Mona Chollet épingle l'usage pernicieux de cette notion dans tous les types de discours et démontre pourquoi l'injonction réaliste relève de l'imposture. À une époque où les relations essentielles à notre équilibre ? la relation à l'environnement, la relation à l'autre ? se vivent sur un mode chaotique, il est temps de se poser quelques questions…

Un texte mordant et salutaire, qui non seulement déconstruit l'idéologie implicite de certains « réalistes », mais ouvre aussi joyeusement un chemin de traverse : il rappelle les bienfaits de l'imagination et du rêve, non pas pour « fuir la réalité », mais au contraire pour se donner une chance de l'habiter pleinement.

Marchands et citoyens, la guerre de l'Internet

Avec Gébé. L'Atalante, coll. « Comme un accordéon », Nantes, 2001, 160 pages, 10,50 euros.

Mona Chollet revisite cette utopie du grand réseau mondial autoproduit et autogéré et nous donne à lire, en contrepoint, la triste réalité de l'« e-business ». L'Internet des pionniers a assurément bien mal vieilli et les marchands s'y battent maintenant comme des chiffonniers pour s'assurer de nous, citoyens et usagers libres du réseau.

Il s'agit donc bien d'une guerre, d'une guerre des contenus et des accès. Une guerre de procédures et de budgets, où la liberté d'expression s'efface au profit du droit des firmes à clôturer le réseau et à l'organiser pour leurs besoins propres.

Dans cette guerre entre marchands et citoyens, la classe politique, engouffrée dans les marais de la nouvelle économie, navigue à vue.

Le commerce électronique sécurisé est-il donc le grand projet du vingt et unième siècle ? Pour ce réseau socialement utile et cette intelligence collective dont nous rêvons, la marchandise ne peut tenir lieu de projet politique sur l'Internet.

Inventons.

17.08.2022 à 10:00

« La Nièce du taxidermiste », de Khadija Delaval

Mona Chollet

Texte intégral (557 mots)
Khadija Delaval. Photo : Bruno Lévy

Longtemps, Khadija Delaval et moi, ayant une amie commune, n'avons fait que nous croiser de loin en loin et échanger quelques mots dans des fêtes à Genève ou à Neuchâtel. Et puis, il y a quelques années, nous avons mieux fait connaissance, et elle m'a alors passé un manuscrit intitulé La Nièce du taxidermiste. Cette lecture m'a bluffée. Elle m'a médusée, horrifiée, émerveillée. Ça a été le début d'une grande amitié, et je me suis jointe aux efforts de quelques autres pour trouver un éditeur. Ces efforts ont failli aboutir en 2016, jusqu'à ce que Khadija, à qui l'attitude de l'éditeur à l'égard de son texte n'inspirait pas confiance, choisisse de tout arrêter. Enfin, cette année, Calmann-Lévy a accepté le manuscrit. À ma grande joie, La Nièce du taxidermiste sort donc en librairies aujourd'hui.

Je lui trouve beaucoup de points communs avec Rien ne s'oppose à la nuit, de Delphine de Vigan, dans sa description d'une famille à la fois flamboyante et oppressive. Sauf que sa narratrice est une enfant, une préadolescente : Baya. Âgée de douze ans lorsque le récit s'ouvre, elle vit en Suisse, mais passe ses vacances en Tunisie dans sa famille, avec ses parents et ses grands-parents, ses tantes, ses oncles, ses cousins. J'ai rarement vu aussi bien décrite la logique particulière des enfants, leur perception des choses, leur vie secrète – pour le meilleur et pour le pire –, qui échappent totalement aux adultes et les font évoluer dans une dimension parallèle, malgré la proximité physique (autre référence qui s'impose à mes yeux : Pucelle, la bande dessinée de Florence Dupré La Tour). De Baya, on partage le désarroi, la panique, la révolte, mais aussi les élans d'amitié et d'amour, la quête d'allié-e-s, la détermination, le courage. Il y a dans ce roman une force qui prend aux tripes, un souffle par lequel j'espère de tout cœur que de nombreu-ses-x lecteur-ice-s se laisseront emporter.

Khadija Delaval, La Nièce du taxidermiste, Calmann-Lévy, 2022, 208 pages, 19,50 euros.

30.07.2021 à 10:00

« Parenthèse » fertile

Mona Chollet

Texte intégral (1926 mots)
Véga, juillet 2021

On va le dire comme ça : 2020 n'a pas été une année particulièrement riche en heureuses surprises et en perspectives réjouissantes. Mais il y en a tout de même eu quelques-unes, et, pour moi, le message que j'ai reçu de Samantha Bailly en novembre en a définitivement fait partie. J'estimais cette autrice, que je n'avais jamais rencontrée, même si nous avions échangé quelques mails par le passé. J'admirais aussi le travail qu'elle accomplissait au sein de la Ligue des auteurs professionnels (dont elle a démissionné depuis) ou sa façon de parler de son métier (à l'époque, elle vivait uniquement de l'écriture) sur sa chaîne YouTube.

Et j'avais suivi sur Instagram le voyage qu'elle et son compagnon, Antoine Fesson, avaient entrepris à l'automne 2019, sans se douter que, l'année suivante, cela deviendrait impossible : un périple de trois mois à travers le Canada, les États-Unis et le Japon, qu'ils ont raconté en textes et en images dans un très beau livre, Parenthèse. La « parenthèse » était conçue pour déborder de partout, pour que les découvertes, les élargissements et les clarifications suscités par le voyage irriguent et infléchissent le cours de leurs vies.

En 2020, de retour en région parisienne, poussés par la crise du Covid-19 et, surtout, par la naissance prochaine de leur fils, qui les obligeait à réfléchir à ce qu'ils voulaient lui transmettre, ils ont décidé de faire le grand saut. Ils ont acquis un ancien terrain de camping dans la forêt d'Orléans, près de Chambon-la-Forêt. C'était la raison du message que Samantha m'envoyait. Ils s'apprêtaient à y créer un lieu de tourisme écologique, social et solidaire, lui aussi baptisé « Parenthèse » : huit tiny houses (auxquelles s'ajoutera bientôt un chalet accessible aux personnes à mobilité réduite) dont ils avaient dessiné les plans et qui seraient disséminées dans ce coin de forêt. J'ai accepté avec joie de faire partie des auteurs ou artistes visuels appelés à personnaliser chacun-e une tiny house, aux côtés de Samantha Bailly elle-même, de Jade Sequeval, de Clémence Dupont, d'Aurélie Jeannin, du graphiste de2s, d'Eugène Riousse, de Katerine Louineau et de Mathou (pour le chalet). J'ai choisi avec délectation la citation qui serait gravée dans le bois au-dessus du lit, les lampes, la théière et les livres qui figureraient (en plus des miens) dans la bibliothèque.

À son mail, Samantha avait joint les plans, dessins et documents qui détaillaient le projet, et qui m'ont émerveillée. Tout ça me semblait presque trop beau pour devenir réalité (une incrédulité probablement renforcée par le fait que j'ai moi-même le sens pratique d'une huître et que j'ai tendance à prendre mon cas pour une généralité). Mais c'était sous-estimer gravement la détermination, les ressources et l'énergie de ces deux-là. En quelques mois, ils ont trouvé des financements (un prêt, plus une campagne Ulule qui a cartonné), embauché plusieurs personnes, déblayé des tonnes et des tonnes de déchets, entrepris de régénérer la forêt et de créer un étang (?!!) avec l'aide de spécialistes en permaculture, planté des milliers d'arbres, commandé les tiny houses de leurs rêves à une entreprise vendéenne, noué des partenariats avec des artisans et des producteurs des environs, fignolé chaque détail.

Parenthèse a ouvert ses portes le 1er juillet dernier. Je n'ai pas pu me joindre à la réunion des artistes-auteurs peu avant l'ouverture, mais j'ai eu le bonheur d'aller passer deux jours un peu plus tard dans « ma » tiny house, baptisée Véga (chaque petite maison porte le nom d'une étoile ou d'un astre). Des retraites créatives de cinq jours sont déjà annoncées pour cet automne, et d'autres projets se bousculent dans les cartons.

En général, je m'abstiens de jouer les caravanes publicitaires pour quelque entreprise que ce soit. Je précise d'ailleurs que, si les artistes-auteurs ont été rétribués pour leur contribution, je n'ai aucun intérêt financier dans celle-ci ! Je suis aussi consciente qu'un séjour dans une tiny house n'est pas accessible à toutes les bourses, même si, ici, les tarifs sont aussi raisonnables que possible (de 90 à 139 euros en fonction de la période). Mais ce projet me touche énormément par l'idéalisme, la force et l'élan de confiance dans l'avenir dont il témoigne.

Et puis, il a pour moi un sens particulier. Dans Chez soi, en évoquant le récit qu'a livré le journaliste et essayiste Michael Pollan de la construction de sa cabane d'écrivain au fond de son jardin, dans le Connecticut, en 1997 [1], je soulignais la façon dont les idées, les récits, les pensées fixées sur la page ou l'écran inspirent des réalisations tout à fait tangibles, qui, à leur tour, susciteront d'autres idées, d'autres récits, et ainsi de suite, dans un va-et-vient infini entre l'abstrait et le concret. Pollan disait en effet que sa lecture de La Poétique de l'espace de Gaston Bachelard [2] avait été décisive pour l'aider à formuler son désir d'un « lieu à lui » — le sous-titre de son livre, « L'architecture de la rêverie », était d'ailleurs un hommage à Bachelard, également auteur de La Poétique de la rêverie. D'un livre écrit dans la France des années 1950 sont donc nés quarante ans plus tard un bureau-cabane au fond du Connecticut, mais aussi un autre livre, qui en raconte la genèse et qui a sans doute donné naissance à son tour à d'autres constructions.

De la même manière, Samantha Bailly et Antoine Fesson disent que Chez soi a été une source d'inspiration, à la fois pour entreprendre leur voyage et pour concevoir ce lieu dans la forêt. J'ai donc l'impression que mon livre, à son tour, en ayant contribué à faire surgir ces petites maisons en bois, s'inscrit dans cette longue chaîne d'alternances, ou de mariages, ou de jeux, entre le tangible et l'imaginaire, et rien ne pourrait me faire plus plaisir. D'autant plus que Parenthèse, justement, témoigne d'un souci égal du concret et de l'abstrait : belles et confortables, les tiny houses sont faites pour favoriser le ressourcement, la rêverie, la concentration ; les retraites créatives mêleront écriture, méditation, dessin, cuisine et jardinage...

J'espère très fort que ce lieu sera à la hauteur des rêves de ses créateurs. Mais, à vrai dire, ça m'a l'air plutôt bien parti.


[1] Michael Pollan, A Place of My Own. The Architecture of Daydreams, Dell Publishing, New York, 1997.

[2] Qui figure bien sûr dans la bibliothèque de Véga.

Parenthèse est ouvert toute l'année, sauf en janvier. À suivre : le site Internet et le compte Instagram.

10 / 10
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