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DISSIDENCES


Recensions et éclairages critiques sur les mouvements révolutionnaires, les gauches radicales et les dissidences artistiques et culturelles.

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18.02.2024 à 18:21

Clifford D. Conner, Marat. Savant et tribun (Jean Paul Marat : tribune of the French Revolution), Paris, La Fabrique éditions, traduction d’Etienne Dobenesque, 2021 (2012 pour l’édition en langue anglaise), 232 pages, 15 €.

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Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque Clifford D. Conner s’était fait connaître en France par sa passionnante Histoire populaire des sciences, éditée chez L’Echappée[1]. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il s’est aussi intéressé à Jean-Paul Marat, par le biais de deux biographies : une première dans les années 1990, plutôt centrée sur sa carrière scientifique, une seconde dans les années 2010, davantage axée sur les dimensions politique et journalistique du personnage. C’est ce second travail qui a été traduit par les éditions de La […]
Texte intégral (1306 mots)

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Clifford D. Conner s’était fait connaître en France par sa passionnante Histoire populaire des sciences, éditée chez L’Echappée[1]. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il s’est aussi intéressé à Jean-Paul Marat, par le biais de deux biographies : une première dans les années 1990, plutôt centrée sur sa carrière scientifique, une seconde dans les années 2010, davantage axée sur les dimensions politique et journalistique du personnage. C’est ce second travail qui a été traduit par les éditions de La Fabrique. L’occasion de dissiper la légende noire de Marat, que l’on résume souvent à des clichés, un homme obsédé par les exécutions, quand n’est pas valorisée la figure de sa meurtrière (voir par exemple l’essai de Michel Onfray sur Charlotte Corday).

D’emblée, Clifford Conner le présente comme un meneur révolutionnaire majeur. Suivant un plan classiquement chronologique, il rappelle ses origines suisses, son enfance paisible également. Marat poursuivit ses études en France, à Bordeaux puis à Paris, avant de partir une dizaine d’années à l’étranger (en Angleterre, principalement). Devenu médecin, il écrivit d’abord des écrits philosophiques, puis politiques : Les chaînes de l’esclavage est son plus célèbre pamphlet, dans lequel il critique les inégalités sociales et défend déjà la nécessité de l’action révolutionnaire. De retour en France, il se constitue une clientèle surtout aristocratique, et finit même par intégrer la Maison du Comte d’Artois (le futur Charles X) de 1777 à 1783. Parallèlement, il mène des expériences de science physique, sur lesquelles la biographie ne s’approfondit malheureusement pas. Tout juste sait-on qu’elles concernent surtout l’optique, dans une approche critique de Newton. C’est d’ailleurs une des causes du fossé croissant entre Marat et l’Académie des sciences, plus orthodoxe et conservatrice en la matière. La pertinence de l’approche de Marat a pourtant ultérieurement été reconnue.

Au début de 1789, il publie un pamphlet réformiste, dans lequel il exprime sa confiance dans le roi tout en manifestant un vif intérêt pour le peuple, mélange de modérantisme politique et de radicalisme social qui lui vaut d’être inquiété par la police. Selon Conner, « Si Marat a cette place unique dans l’histoire, c’est parce qu’il a été le défenseur le plus opiniâtre et résolu de l’égalité sociale dans la Révolution française. » (p. 73), ce que l’on peut d’ailleurs discuter en mettant en perspective un autre personnage clef, Jacques Roux (voir la biographie de Walter Markov publiée par Libertalia[2]). C’est en septembre de la même année que débute la parution de L’Ami du peuple, le journal qui allait le rendre célèbre en tant que porte-parole des petites gens, « l’œil du peuple » ainsi que Marat se qualifiait lui-même. Clifford Conner explique d’ailleurs que le journal a eu un effet direct sur la mobilisation des femmes parisiennes lors des journées d’octobre. S’ensuit d’ailleurs une tentative d’arrestation à l’initiative des autorités municipales, la première d’une longue série, ce qui pousse Marat à opter pour la clandestinité. Les réseaux qu’il s’était constitués lui furent à cet égard d’une aide précieuse. Il finit par s’exiler un temps en Angleterre jusqu’en mai 1790, la suspension de son journal étant remplacée par l’écriture d’un pamphlet où il appelait à la venue d’un dictateur public afin de relancer le processus révolutionnaire.

Ce qui caractérise les articles de L’Ami du peuple, c’est un esprit critique incisif, qui n’hésite pas à tancer le peuple et à manier une écriture incendiaire pour le faire réagir, non sans succomber parfois à des phases de découragement. Il s’en prend ainsi et successivement à la Fête de la fédération et sa fausse harmonie sociale, aux officiers responsables de la répression des mutinés de Nancy, à Mirabeau qu’il accuse d’être employé par le roi au moment de sa mort, au roi lui-même dont il soupçonne la fuite à venir. Ces quelques exemples permettent de comprendre la réputation de prophète dont on l’a parfois doté – quand bien même il conviendrait de recenser la totalité de ses avertissements afin de voir si la proportion de ceux qui se sont révélés justes est si conséquente. Face à la marche à la guerre de 1792, il avertit sur les dangers de celle-ci et sur les trahisons à venir des généraux. Ce n’est que la victoire insurrectionnelle du 10 août qui lui permet de sortir enfin de la clandestinité, le ton de son journal se faisant plus confiant à l’égard du nouveau pouvoir. Élu à la Convention, Marat manifeste un réel souci de légalité révolutionnaire, changeant le titre de sa publication en Journal de la République française. Il n’en demeure pas moins un député indépendant, mais s’allie avec la Montagne, front uni entre les sans-culottes et la petite bourgeoisie, selon Clifford Conner.

En butte à des offensives répétées des Girondins dans l’enceinte même de l’assemblée, il finit par être accusé devant le tout jeune Tribunal révolutionnaire qu’il appelait de ses vœux, mais en sort sous les acclamations ! Plus étonnant, face aux revendications exprimées par les Enragés, il s’y oppose par souci d’unité et parce qu’il considère que la Convention peut être l’instrument de la révolution sociale, pour peu qu’elle soit purgée des Girondins. Il est d’ailleurs à la manœuvre pour l’insurrection de mai-juin, mais sa démission de la Convention, qu’il présente comme un moyen de ne pas braquer la province contre Paris, s’accompagne d’un retrait de la vie politique. Il passe les dernières semaines de sa vie chez lui, à travailler pour son journal. Prenant et passionnant, le récit de Clifford Conner souffre toutefois d’une faiblesse, celle de s’appuyer quasi exclusivement sur une bibliographie datée (Georges Lefebvre et George Rudé en particulier).

[1] Voir la critique sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/474

[2] Voir la critique sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/9248

18.02.2024 à 18:11

Frédérique Matonti, Comment sommes-nous devenus réacs ?, Paris, Fayard, collection « Raison de plus », 2021, 208 pages, 18 € pour l’édition papier / 12,99 € pour l’édition numérique.

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Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque Le titre choisi pour le dernier essai de Frédérique Matonti vaut profession de foi. Elle se penche en effet sur la « droitisation » de la société, ou disons d’une partie de ses « élites », pour mieux la critiquer. Son objectif : retracer certaines étapes clef ayant mené à la victoire d’une hégémonie (au sens gramscien du terme) conservatrice, sensible selon elle dans la campagne gouvernementale contre l’islamo-gauchisme ou dans les invités récurrents de la plupart des chaines […]
Texte intégral (1113 mots)

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Le titre choisi pour le dernier essai de Frédérique Matonti vaut profession de foi. Elle se penche en effet sur la « droitisation » de la société, ou disons d’une partie de ses « élites », pour mieux la critiquer. Son objectif : retracer certaines étapes clef ayant mené à la victoire d’une hégémonie (au sens gramscien du terme) conservatrice, sensible selon elle dans la campagne gouvernementale contre l’islamo-gauchisme ou dans les invités récurrents de la plupart des chaines d’information en continu (Charlotte d’Ornellas, Eugénie Bastié, Barbara Lefebvre…). Pour cela, Frédérique Matonti effectue plusieurs carottages dans les dernières décennies, pour mieux souligner le contraste avec les années 1960 et 1970, où prédominait assez largement dans les sphères intellectuelles un discours du social.

Ainsi, sur la question de l’immigration, elle oppose les choix de la gauche au pouvoir – non-respect de la promesse mitterrandienne du droit de vote accordé aux immigrés pour les élections municipales, contrôle accru de l’immigration allant à rebours de la volonté d’intégration – et les luttes parties de la base, SOS Racisme ou la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Dans ce contexte, La Défaite de la pensée, d’Alain Finkielkraut, paru en 1987, est un repère crucial : il y dresse une opposition rigide entre les Lumières et leur universalisme d’un côté, le multiculturalisme et le relativisme de l’autre ; entre la culture populaire, illégitime, et la culture noble et légitime. Partant, c’est le “jeunisme” et le métissage qui sont aussi dans sa ligne de mire. Moins connu, Voyage au centre du malaise français de Paul Yonnet en 1993 postule un racisme et un antisémitisme nourris par ceux qui le combattent.

Autre parution marquante et significative, La Pensée 68 de Luc Ferry et Alain Renaut, exemple paradigmatique de la haine à l’égard de 68. Frédérique Matonti rappelle à cette occasion que contrairement à ce qu’avance l’ouvrage en s’en prenant aux sciences humaines et sociales de l’époque, les idées ne font pas les événements, ni pour la Révolution française, ni pour les Années 68. De même, l’accent mis sur le « gauchisme » culturel au détriment du Mai ouvrier aura une longue postérité, en particulier lors de la campagne présidentielle de Sarkozy en 2007. Un des développements les plus intéressants a trait à la construction d’une dichotomie entre deux gauches, l’une plus « sociétale » et déconnectée des classes populaires, l’autre plus sensible aux revendications de cette dernière… en particulier sur la lutte contre l’immigration. Frédérique Matonti démontre bien que cette dichotomie résulte de la construction d’un épouvantail étatsunien, celui du « politiquement correct » et du « sexuellement correct » par le camp conservateur, relayé en France au début des années 1990 par des personnalités comme François Furet, Annie Kriegel, Pascal Bruckner ou Philippe Raynaud, puis par Elisabeth Badinter, Mona Ozouf ou Claude Habib. Elle y voit, outre une manifestation de l’anti-féminisme, une peur des minorités d’origine étrangère vis-à-vis de la culture occidentale. Cela lui permet également de souligner les timidités de la gauche plurielle d’alors, que ce soit sur le PACS ou la loi sur la parité, tous deux fort limités (voir à cet égard L’incroyable histoire du PACS).

Chapitre particulièrement sensible, celui qui débute avec l’affaire du voile de Creil en 1989. Frédérique Matonti replace utilement ce sujet dans l’histoire de la laïcité, estimant que la position du ministre Jospin à l’époque se situe dans la tradition de Jaurès et Briand, concepteurs de la loi de 1905 et adversaires d’un anticléricalisme républicain. Elle rappelle également que jadis avec le catholicisme, aujourd’hui avec l’islam, une tendance à inférioriser les femmes existe, à ne les voir qu’instrumentalisées par des hommes religieux. Toutefois, sa perception d’une laïcité dure dont la plupart (mais pas tous, loin de là, ce qu’elle omet …) des défenseurs actuels visent l’islam, pour être juste, n’en néglige pas moins la possibilité d’une laïcité radicale, visant par exemple l’ensemble des écoles religieuses…

Pour expliciter ce basculement conservateur ou réactionnaire dans son ensemble, une pluralité de phénomènes sont invoqués : l’apparition d’intellectuels médiatiques dont les premiers représentants seraient les « nouveaux philosophes » ; l’évolution de l’université, aboutissant à une réduction des postes encourageant l’investissement de certains diplômés dans des essais éditoriaux et désarmant dans le même temps les universitaires, de plus en plus mobilisés par les projets et les demandes de financement ; la concurrence croissante des chaines de télévision, stimulant la provocation, et le contrôle croissant des groupes industriels sur les médias ; sans oublier l’action de certains réseaux, celui constitué autour de la revue Le Débat étant particulièrement ciblé avec Marcel Gauchet.

Spécialiste des intellectuels communistes, Frédérique Matonti a explicitement fait le choix de centrer son essai sur les évolutions des idées, ce qui mériterait bien sûr d’être complété par d’autres approches : l’évolution du contexte géopolitique et économique (l’offensive dite néo-libérale), les mutations démographiques de la population française, le rôle du cadre de l’Union européenne, sans oublier un angle mort de son approche, celui des évolutions contrastées de l’extrême gauche ou de la gauche radicale, plus ou moins poreuse à certaines tendances de fond (je pense entre autres à la place de la religion). De même, sa conclusion manque quelque peu d’audace, espérant une victoire d’une nouvelle gauche unie ressuscitant un État providence…

18.02.2024 à 17:55

Hentzgen Jean, Du trotskysme à la social-démocratie : le courant lambertiste jusqu’en 1963, Thèse d’histoire, sous la direction de John Barzman, Université du Havre, 2019, 538 pages.

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Un compte-rendu de Georges Ubbiali Commencée sous la direction de Michel Dreyfus à l’Université Paris I, cette thèse a été achevée en Normandie avec John Barzman comme directeur. Nul doute que ce travail vient éclairer une partie fort méconnue de l’histoire d’un pan de l’extrême-gauche, celle du courant « lambertiste », du pseudonyme de celui qui allait devenir son principal dirigeant, Pierre Lambert (Pierre Boussel). Classiquement, Jean Hentzgen débute son propos par une présentation de la littérature disponible puis des sources archivistiques, complétée par […]
Texte intégral (3729 mots)

Un compte-rendu de Georges Ubbiali

Commencée sous la direction de Michel Dreyfus à l’Université Paris I, cette thèse a été achevée en Normandie avec John Barzman comme directeur. Nul doute que ce travail vient éclairer une partie fort méconnue de l’histoire d’un pan de l’extrême-gauche, celle du courant « lambertiste », du pseudonyme de celui qui allait devenir son principal dirigeant, Pierre Lambert (Pierre Boussel). Classiquement, Jean Hentzgen débute son propos par une présentation de la littérature disponible puis des sources archivistiques, complétée par quelques sources orales. La thèse soutenue est présentée dès l’introduction : l’analyse ne repose pas sur l’histoire de la naissance d’une “secte” politique, mais connote fortement un penchant de cette fraction du trotskysme pour la social-démocratie. Notons au passage, aspect plutôt inédit, que l’auteur inclut de manière systématique la dimension internationale de ce courant, le Comité international.

S’ensuivent douze chapitres, présentés par ordre chronologique depuis 1952, année de la scission de la Quatrième Internationale (QI). Auparavant, dans un premier chapitre, Hentzgen revient sur la période de la guerre, la coexistence de deux courants, le CCI (Comité communiste internationaliste,” moliniériste”, du nom de son principal responsable, Henri Molinier) et le POI (Parti Ouvrier Internationaliste). Ces deux organisations fusionnent pour donner naissance, dans la clandestinité, en 1944 au Parti Communiste Internationaliste. Pierre Lambert dirige la commission syndicale du PCI et le travail de fraction dans la CGT, développant une identité de syndicaliste révolutionnaire. Ce réseau trouve dans L’École Émancipée (EE) et dans le regroupement Front Ouvrier un milieu syndical où s’investissent Lambert, mais aussi Louis Eemans, Jean Lefevre ou encore René Dumont, qui constitueront le noyau du courant syndical du “lambertisme”. L’année 1947 marque un tournant avec le début de la guerre froide, la scission FO-CGT, l’exclusion des Jeunesses socialistes, la scission du PCI et la création du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), emportant une partie du parti.

Le second chapitre, portant sur la période d’avril 1948 à juin 1952, correspond à la naissance du “pablisme” (du pseudonyme Pablo, dirigeant de la IVe Internationale). L’expérience yougoslave entraine le soutien de la IVe qui y organise des brigades de jeunes, dont le bilan est pour le moins mitigé. Au niveau français, Lambert s’associe à la création d’un nouveau journal oppositionnel, L’Unité syndicale, qui remplace Front Ouvrier, rapidement dénommé L’Unité. Autour de cette publication syndicale se regroupent quelques réformistes de gauche (implantés dans la nouvelle centrale FO). Mais rapidement ce rassemblement éclate, sous l’impulsion des tendances clairement anticommunistes et anti-CGT. En parallèle à cette activité syndicale, les thèses de Pablo sur l’entrisme sui generis entrainent la scission dans l’Internationale. Si le courant “pabliste” est majoritaire au sein de l’Internationale, il est au contraire minoritaire dans la section française, le PCI. D’où la situation, durant quelques années, de deux PCI, l’un majoritaire, l’autre minoritaire.

Le troisième chapitre (juillet 52-mars 53) décrit la manière dont Lambert va construire son hégémonie dans le PCI majoritaire (ne nous payons pas de mot cependant, le PCI majoritaire compte moins de 100 militants, les minoritaires rassemblant tout juste deux ou trois dizaines). Deux sensibilités coexistent au sein de ce courant majoritaire, les « syndicalistes » (autour de Lambert et la commission syndicale) et les « politiques » (Marcel Bleibtreu, Michel Lequenne), tournés vers le PCF et le bloc communiste. L’isolement du PCI majoritaire au sein de l’Internationale n’empêche pas le redémarrage de l’activité, autour de six cellules (Renault, Postiers, Instituteurs, Employés, Cheminots, RATP). Une importante activité est déployée au sein de la FEN (Fédération de l’Éducation nationale), dans le courant EE avec Robert Cheramy et la douzaine de militants qui l’accompagnent, qui noue des contacts au SNET (Syndicat des enseignants, ancêtre du SNES). La sensibilité politique est affaiblie par ses difficultés de regroupement d’une opposition à partir du mouvement communiste (CRC), après l’exclusion d’André Marty du PCF. Au congrès du PCI de 1953, le courant syndicaliste, derrière Lambert, affirme son hégémonie. « P. Lambert a enfin conquis la direction d’une organisation. Celle-ci changera de nom plusieurs fois, mais il en demeurera le chef jusqu’à son décès, en 2008 », constate l’auteur p. 161.

Poursuivant sa démarche quasiment d’entomologiste, Jean Hentzgen aborde la séquence du semestre mars-décembre 53, dans la section suivante, celle de l’affirmation du courant désormais reconnu par le nom de son leader. Ce chapitre s’ouvre par un portrait de Lambert et de sa personnalité. L’échec définitif de la tentative du CRC et la rupture avec A. Marty confirment la prééminence de l’activité syndicale sur le travail politique. La grève des postiers de l’été 53 suscite le lancement des Assises pour l’unité d’action syndicale et la création d’un CUA (Comité d’unité d’action), structure organisant les dites assises (le lecteur intéressé se reportera aux pages 190 et suivantes où cette organisation est détaillée pour les PTT). Ces assises et leur conception constituent la marque de fabrique des pratiques “lambertistes” en matière syndicale et bien au-delà. Au niveau international, le PCI sort de son relatif isolement avec la constitution d’un bloc (Comité International) après la rupture du SWP américain d’avec la QI.

Dans l’année et demie qui suit (janvier 54 – avril 55), les derniers soubresauts entre les « politiques » et les « syndicalistes » irriguent les débats internes, avec constitution d’une nouvelle sensibilité autour de Raoul et son groupe. Rassemblant une vingtaine de militants, ce dernier souhaiterait dépasser l’affrontement Lambert/Bleibtreu. Ces débats portent sur le fonctionnement interne, l’intervention du parti, l’URSS, l’Algérie ou encore l’Internationale. Ils se soldent par la scission en mars 55 du groupe Bleibtreu qui constitue aussitôt le GBL (Groupe bolchevik-léniniste), avec une douzaine de membres. « Désormais, le PCI majoritaire se confond avec le courant lambertiste », note Hentzgen. Cependant, aussi bien l’enlisement du CI et les dissensions avec le SWP que le début de la guerre d’Algérie accélèrent une nouvelle crise interne. En effet, tandis que le PCI minoritaire s’engage auprès du FLN, le PCI lambertiste va s’engager auprès du MNA de Messali Hadj.

Les “lambertistes” créent un comité Messali. Le succès est très limité, car mis à part la FEN (elle-même timorée, car sa fédération d’Algérie est hostile à l’indépendance), Jean Hentzgen constate que « Le PCI constitue le flanc gauche d’une coalition réformiste appuyant les messalistes et désireuse de rallier le PS à ses vues » (p. 263). C’est donc une organisation affaiblie par le départ du courant Bleibtreu, comptant une grosse cinquantaine de membres qui déploie une activité intense. Le journal La Vérité devient hebdomadaire et une revue théorique, Les Cahiers rouges, est lancée. L’auteur se penche d’ailleurs (cf. p. 270 et suivantes) sur les « rétributions du militantisme », ainsi que sur la sociologie (globalement, les ouvriers sont très présents, même si la direction ne les inclut pas). Le niveau d’exigence est particulièrement élevé. Bref, autour du PCI, se développe un très mince noyau, constitué d’une élite ouvrière. Les grèves en Loire-Atlantique permettent au groupe Lambert de se rapprocher à l’été 55 d’Alexandre Hebert et du syndicalisme révolutionnaire au sein de FO. Ce rapprochement permet la création du CLADO (Comité de liaison et d’action pour la démocratie ouvrière), qui se dote d’un journal, La Commune. Hors des rangs trotskystes, le rapport Khrouchtchev entraine une crise dans le mouvement communiste et suscite chez quelques intellectuels (dont Edgard Morin, également impliqué dans le CLADO) le lancement de la revue Arguments. Le PCI soutient cette revue (Pierre Broué publiera son premier livre, La révolution et la guerre d’Espagne, dans ce cadre), considérée comme un coin dans l’hégémonie intellectuelle du PCF. L’année 57 est celle de la tenue du premier congrès du PCI. Le groupe Raoul, toléré jusqu’alors, intègre la majorité.

La séquence suivante (avril 57 – juin 58, chap. 9) se traduit par une série de déconvenues pour le PCI. En effet, au niveau international le SWP se rapproche de la majorité internationale en vue d’une réunification du courant trotskyste. Au niveau national, le travail ouvrier est à la peine. Cela se traduit par l’interruption de la publication de L’Unité syndicale. L’influence du PCI est au minimum. Cela n’empêche pas le lancement d’un travail conjoint avec Socialisme ou Barbarie à travers le journal mensuel Tribune ouvrière. Mais la construction du PCI, globalement, est laborieuse. Le CLADO périclite, tandis que quelques militants (dont Raoul) adhèrent à l’UGS, dans une perspective entriste. Si le développement du PCI patine, ce dernier parvient néanmoins à s’impliquer dans le Pumsud, tentative de regroupement de forces réformistes FO-FEN-CGT. Mais le coup le plus dur provient de la guerre d’Algérie. En effet, suite à la reddition du maquis Bellounis, le MNA s’effiloche (son syndicat USTA est décimé par la guerre intestine avec le FLN) ce qui a des conséquences sur les comptes de La Vérité, soutenu financièrement par les messalistes. Le coup de massue provient du revirement de Messali qui se déclare prêt à négocier avec le nouveau pouvoir gaulliste, sans faire de l’indépendance un préalable. C’est l’effondrement du MNA. Le soutien du PCI se révèle un fiasco politique complet.

Avec l’avènement de la Ve République, c’est un contexte politique totalement inédit qui s’impose. Le PCI vit une crise ouverte, ses effectifs passent sous le seuil des cinquante militants. Si aucun bilan sérieux n’est tiré du soutien au MNA, que plus aucune activité concrète n’est menée en faveur de l’Algérie, le PCI développe cependant une analyse catastrophiste de la situation politique. L’avènement de la Ve République est interprété sur un ton apocalyptique. Une série de mesures organisationnelles sont prises pour « réarmer » l’organisation : l’appellation PCI est abandonnée au profit de groupe La Vérité (ou encore, groupe Lambert) ; la périodicité de La Vérité passe d’hebdomadaire à mensuelle, mais commence la publication d’une feuille régulière ronéotypée, Informations ouvrières, qui ne se revendique pas du trotskysme.

A l’occasion du débat sur la nouvelle classe ouvrière, développé par des sociologues proches de la CFTC (Serge Mallet ou Pierre Belleville), le groupe Lambert s’oppose à ces thèses modernistes, ce qui conduit à une rupture avec Arguments et Edgard Morin. Lors du congrès de FO en 59, Hebert vote le rapport proposé par la majorité réformiste. Les délégués du groupe Lambert expriment leur satisfaction que FO demeure une organisation syndicale indépendante (opposée à l’association capital/travail portée par le projet gaulliste), mais ne vont pas jusqu’à voter avec leurs alliés syndicalistes révolutionnaires (Lambert s’abstient). Cet accord des lambertistes avec la direction réformiste de FO est destiné à un grand avenir dans les décennies suivantes. Lambert n’évoquera jamais ce premier pas d’un accord avec les réformistes, avant que celui-ci ne devienne public à l’occasion du Xe congrès de FO en 1969 (Appel au Non au référendum de 69, comme les dirigeants de la confédération).

Après avoir pratiqué à son échelle l’entrisme dans l’UGS, entre 20 et 30 militants du groupe Lambert adhérent au PSA de Depreux. Robert Cheramy est le chef de file de cette fraction clandestine. A l’occasion de la fusion entre PSA et UGS, Cheramy mène la bataille contre l’adhésion de Pierre Mendès France et de son courant (CAP), ce qui l’amène d’ailleurs à rompre avec son groupe originel pour intégrer la direction du PSA. Jean-Jacques Marie de son côté développe une activité en direction de la jeunesse (en particulier les JSA) et l’Ajisme. La publication de Révoltes permet au groupe Lambert une timide implantation dans ce milieu. Finalement, un accord est passé avec Voix Ouvrière (ancêtre de Lutte ouvrière) pour diffuser des feuilles de boites communes sur quelques entreprises. Au bout d’un an, ce « réarmement » commence à produire des résultats, à savoir recruter de nouveaux militants (c’est le cas par exemple de Boris Fraenkel, avec quelques contacts). Lambert apparaît comme le dirigeant incontesté de cette organisation de 53 cotisants à la fin 59 (chiffres évoqués p. 401). Finalement, l’arrivée des mendésistes au sein du PSA marque la fin de la période entriste, même si quelques militants demeurent à la création du PSU.

Le journal Correspondance socialiste (CS), édité par Marceau Pivert au tout début des années 60, prolonge les contacts avec les milieux de la gauche socialiste. Cinq “lambertistes” y côtoient en effet des socialistes de gauche (provenant de l’UGS ou du PSA), en particulier de la minorité, qui ont refusé l’entrée des mendesistes lors de la création du PSU. C’est Jean-Jacques Marie qui est au comité de rédaction de CS. Les entristes de l’UGS accompagnent la création de l’Union pour le Socialisme (UPS), éphémère groupe des minoritaires de l’UGS, avant de rejoindre leur organisation lambertiste de départ. C’est que la priorité politique apparaît désormais être le renforcement du groupe. La mise sur pied des GER (Groupe d’études révolutionnaires), apparait comme le pivot du fonctionnement et du recrutement. Ce dispositif de formation des recrues perdure jusqu’en 1981. Après un séjour permettant aux contacts de se familiariser avec la doctrine et le répertoire d’action du groupe, le nouveau militant est affecté à une cellule. Les GER vont devenir la matrice d’une culture militante spécifique. Cette formation théorique et pratique est d’autant plus nécessaire que la répression du pouvoir gaulliste ne désarme pas, la guerre d’Algérie se poursuivant. Pierre Lambert, Daniel Renard, Gérard Bloch ou encore Stéphane Just, seront ainsi l’objet d’inculpations, suscitant des campagnes de solidarité.

Au début des années 60, un nouvel équilibre semble avoir été atteint. Le recrutement de nouveaux jeunes militants permet un accroissement des effectifs : 135 militants en 62, 439 en 67, 4 429 en 79. Si l’implantation repose essentiellement sur Paris, quelques pôles provinciaux se renforcent (Lyon, Nantes…). Le groupe se tient à l’écart de la guerre d’Algérie, s’opposant par exemple de manière ferme à l’appel des 121 à l’insoumission en septembre 1960 : « Irresponsabilité criminelle et orientation petite-bourgeoise » proclame La Vérité, cet appel se situant hors du mouvement ouvrier. Sur un autre plan, l’orientation laïque du groupe l’amène à dénoncer l’orientation du FLN. À l’automne 61, décision est prise de mettre fin à la collaboration avec VO pour poursuivre, seul, la diffusion de Correspondance ouvrière sur les quelques usines où le groupe est implanté. Par ailleurs, le développement au sein de la jeunesse se révèle particulièrement fécond, Boris Fraenkel gagnant à lui seul plusieurs dizaines de recrues. Le même phénomène se manifeste au sein des Auberges de Jeunesse, avec la création d’une fraction au sein de la FUAJ. Au printemps 61, la création du CLER (Comité de liaison des étudiants révolutionnaires) manifeste la volonté de s’implanter au sein de la jeunesse universitaire, en premier lieu au sein de l’UNEF où une quinzaine de militants interviennent à l’occasion de son XIe congrès en 61.

L’ultime période analysée court de novembre 61 à novembre 63 (chapitre 12). Elle s’amorce par une campagne pour la démocratie ouvrière. Le 14 février 60, à la Saviem Saint-Ouen, la diffusion d’un bulletin commun avec VO est physiquement perturbée par le PCF. Une pétition est initiée, prolongée par la publication d’une brochure. Les transformations du monde syndical sont observées avec un œil pour le moins critique. L’accession de Eugène Descamps, de la minorité Reconstruction, à la direction de la CFTC est analysée comme une manifestation du corporatisme et de la menace d’intégration des organisations ouvrières. La création de la CFDT, quelques mois plus tard, en novembre 64, est perçue comme « l’annonce d’une nouvelle offensive pour désintégrer le mouvement ouvrier » (p. 445). Au sein de FO, les “lambertistes” participent à la publication d’un bulletin interne, Le militant, qui s’oppose avec virulence au courant « moderniste » incarné par le secrétaire de la Chimie Maurice Labi. Contre cette menace, l’alliance avec la direction de FO, emmenée par André Bergeron à partir de 63, permet de développer une opposition systématique à toute pratique unitaire avec la CFTC. C’est la même hostilité qui se manifeste, au niveau politique, à l’égard du PSU, tout en pratiquant néanmoins une politique entriste au sein des ESU. Au congrès de novembre 63, une quarantaine de “lambertistes” reviennent au groupe La Vérité.

Au niveau international, la révolution cubaine entraine l’éclatement du regroupement du CI auquel appartient le groupe Lambert. La IVe internationale connaît un processus de réunification partielle avec le SWP. Seuls le groupe Lambert en France et les Anglais de la SLL de Healy demeurent hors du nouveau Secrétariat Unifié ainsi créé. Au sein de la jeunesse, le groupe Lambert connaît un développement heurté. Si le CLER se développe et permet de nombreux contacts en province via l’UNEF, les “lambertistes” sont exclus de la gauche de l’UNEF. Le CLER entreprend alors de créer sa propre tendance au sein du syndicat étudiant. A la FUAJ, scénario similaire puisque la fraction “lambertiste” est exclue, tout en conservant la direction du journal Révoltes. En revanche, les jeunes “lambertistes” assistent, impuissants, à la crise de l’UEC. Malgré toutes les difficultés rencontrées, l’organisation “lambertiste” connaît une croissance permanente de ses effectifs, comptant 350 militants début 65. C’est alors qu’est fait le choix de proclamer la création de l’OCI (Organisation communiste internationaliste). Une page de l’histoire du courant lambertiste se ferme. La démonstration de Jean Hentzgen se clôt de manière un peu brutale sur une évocation du vote par Lambert du rapport moral au congrès de FO de cette année là (vote qui n’avait pas été soumis ni débattu auparavant). Ce qui amène notre auteur à évoquer « un devenir bureaucratique de l’organisation où les militants sont muselés » (p. 479).

Dans ses pages de conclusion, Jean Hentzgen s’interroge pour savoir si l’histoire du groupe, dont il s’est fait le minutieux analyste, tend vers un avenir social-démocrate ? Sa réponse est positive : « Des nombreux exemples de connivence ou d’accords entre ce groupe et les réformistes l’attestent », argumente-t-il p. 481. Comment expliquer cette pente évolutive ? Selon lui, c’est l’isolement des trotskystes et la persistance d’un ensemble composite de syndicalistes révolutionnaires, de libertaires, de socialistes de gauche, rassemblé par un anticommunisme (déguisé sous l’antistalinisme) qui constitue le milieu de développement social du “lambertisme”. Cette nébuleuse aurait ainsi déteint sur le groupe Lambert. Cet argument sociologique mériterait de plus amples développements pour convaincre réellement. D’autant que s’y ajoute une opinion pour le moins hasardeuse : « A cette époque, le PCI a plus de difficulté pour résister aux sirènes social-démocrates car il ne dispose plus des avis de Trotsky pour le guider » (p. 483). Trotsky deus ex machina du développement d’un courant se réclamant de sa personne, l’argument apparait assez peu convaincant.

Apparaît plus assuré le fait que c’est par le biais de la pratique syndicale que Lambert se laisse entraîner dans les pratiques social-démocrates. Hebert et M. Pivert constituent les deux personnages clés du panorama (avec, en arrière-fond, mais plus marginal, Maurice Joyeux) de cette nébuleuse. Ces fréquentations seraient à l’origine d’une mutation des conceptions politiques développées par le “lambertisme” ; ainsi qu’il l’écrit, « Nous avons mis en valeur, dans notre texte d’autres occasions où ils adoptent une attitude compréhensive envers le camp atlantique » (p. 485). Sans verser dans un matérialisme grossier, Hentzgen évoque également, sans le développer, l’idée que la composition sociale de leur organisation se rapproche de celles des socialistes (p. 486).

On l’aura compris, Jean Hentzgen livre avec cette thèse une somme de connaissances sur l’évolution d’une composante ultra-minoritaire du mouvement ouvrier hexagonal. Car, faut-il le rappeler, le “lambertisme”, malgré sa volonté, n’a connu qu’un développement limité hors de France. Ses développements pointilleux, voire parfois pointillistes tant les milieux explorés relèvent d’une micro-histoire, mettent en lumière la variabilité des cultures politiques qui se dissimulent derrière l’identité générique de trotskyste

18.02.2024 à 17:23

Lucien Sève, Octobre 1917. Une lecture très critique de l’historiographie dominante. Suivi d’un choix de textes de Lénine, Paris, les éditions sociales, collection « Les parallèles / 1917 + cent », 2017, 176 pages, 14 €.

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Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque Lucien Sève est un intellectuel communiste émérite, qui à quatre-vingt-dix ans (il est décédé en 2020), poursuivait son travail de réflexion. Lors de l’année du centenaire des révolutions russes, il livra une critique de deux historiens actuels de l’histoire soviétique, Andrea Graziosi (auteur d’une Histoire de l’URSS dans la collection Nouvelle Clio des PUF) et surtout Nicolas Werth, pour ses manuels sur l’histoire de l’URSS aux PUF (et en abrégé dans la collection « Que sais-je ? »[1]). Son propos porte en […]
Texte intégral (1002 mots)

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Lucien Sève est un intellectuel communiste émérite, qui à quatre-vingt-dix ans (il est décédé en 2020), poursuivait son travail de réflexion. Lors de l’année du centenaire des révolutions russes, il livra une critique de deux historiens actuels de l’histoire soviétique, Andrea Graziosi (auteur d’une Histoire de l’URSS dans la collection Nouvelle Clio des PUF) et surtout Nicolas Werth, pour ses manuels sur l’histoire de l’URSS aux PUF (et en abrégé dans la collection « Que sais-je ? »[1]). Son propos porte en réalité sur les premières années de la Russie soviétique, du vivant de Lénine, et là où sa critique porte avec efficacité, c’est lorsqu’il met en cause le principe d’une histoire désidéologisée. Il semble en effet impossible d’aborder en toute neutralité l’exposition et surtout l’interprétation des années révolutionnaires s’ouvrant en 1917, tant celles-ci interpellent chacun, historiens compris, sur ce qu’il pense du marxisme, du socialisme et surtout de sa faisabilité.

Lucien Sève défend donc Lénine, face aux accusations portées contre lui, celle d’un partisan indifférencié et permanent de la terreur et de la guerre civile ; il estime par ailleurs périmé le léninisme quant aux combats d’aujourd’hui pour renverser et remplacer le capitalisme. Pour ce faire, il s’appuie principalement sur les propres écrits de Lénine, ce qui fait à la fois sa force et sa faiblesse. Force, car la prise en compte du positionnement idéologique du leader bolchevique est une condition sine qua non de toute appréhension de la révolution russe. Faiblesse, car les textes de Lénine ne sont en aucune manière l’alpha et l’oméga de l’exercice du pouvoir bolchevique. Lucien Sève insiste par conséquent sur la violence bolchevique comme réponse à la violence exercée au préalable par les classes dominantes[2], et sur la double pratique de la dictature du prolétariat telle que défendue par Lénine, pratique de la violence de classe, et/ou organisation d’un nouvel ordre social[3]. Parmi les exemples concrets invoqués à l’appui de sa défense, il développe particulièrement le cas de l’année 1917, au cours de laquelle les positions de Lénine évoluèrent, loin de toute obsession permanente de l’insurrection (telle que défendue dans le documentaire télévisé de Cédric Tourbe), entre évolution pacifique, acceptation du compromis et nécessité de la prise de pouvoir. Il regrette également, de la part d’Andrea Graziosi et Nicolas Werth, une prise en compte insuffisante ou déficiente des références bibliographiques marxistes (en dehors de l’histoire soviétique officielle), et délégitime également les travaux sur Lénine d’Hélène Carrère d’Encausse et Dominique Colas.

Lucien Sève conclue ainsi en opposant Lénine et Staline, sans pour autant nier les éléments préparatoires au stalinisme qui pouvaient exister du vivant même de Lénine, à savoir le déficit démocratique (y compris théorique, chez Lénine ou Marx et Engels quant à son exercice pratique sous la dictature du prolétariat) comblé par la bureaucratie, et surtout, plus étonnant, ce qu’il diagnostique comme la prématurité générale du passage du communisme en ce début de XXe siècle (il ne l’estime mûr qu’en ce début de XXIe siècle). Une sélection de textes de Lénine, portant principalement sur l’année 1917 (des Thèses d’avril jusqu’à la proclamation du nouveau pouvoir en octobre) et sur le Testament, complètent cet exposé critique. Comme Olivier Besancenot dans la famille trotskyste, Lucien Sève relit l’expérience révolutionnaire russe en défendant l’action des bolcheviques (avec plus de fermeté que le premier), tout en s’efforçant de réactualiser la lutte communiste loin de cet héritage.

[1] Lucien Sève salue à l’inverse le dernier « Que sais-je ? » de Nicolas Werth, Les Révolutions russes, qu’il juge bien plus solide et juste.

[2] Sur un plan bibliographique, il met d’ailleurs en cause la validité du livre de Sergueï Melgounov, La Terreur rouge en Russie, 1918-1924, adversaire résolu des bolcheviques, lui préférant les ouvrages de Jean-Jacques Marie (La Guerre civile russe) et Arno Mayer (Les Furies). C’est ainsi qu’il valide la thèse d’une guerre civile débutant dès l’été 1917, par la vague de jacqueries et les premières menées concrètes des officiers et d’une partie de la droite et des classes possédantes afin de reprendre l’initiative.

[3] Lucien Sève insiste à cet égard sur la volonté manifestée par Lénine, au début des années 1920, d’adoucir le rôle répressif de la Tcheka et de se rapprocher d’un État de droit.

10.11.2023 à 18:33

Henri Garric, Jean Vigreux (dir.), Pif le chien. Esthétique, politique et société, Dijon, Editions universitaires de Dijon, collection « Sociétés », 2022, 128 pages, 12 €.

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 Un compte rendu de Christian Beuvain Ce livre sur Pif le chien, personnage animalier devenu fétiche, né dans la presse communiste en mars 1948 sous le crayon de José Cabrero Arnal (1909-1982), est l’aboutissement d’un travail soutenu par les MSH (Maison des Sciences de l’Homme) de Dijon et Besançon. Ce projet PIFERAI, (Pif dans tous ses états : recherches, archives, interdisciplinarité) a donné naissance à un corpus numérisé de « l’ensemble des strips quotidiens parus dans l’Humanité de 1948 à 1969 » (p. 9) auxquels il faut […]
Texte intégral (1458 mots)

 Un compte rendu de Christian Beuvain

Ce livre sur Pif le chien, personnage animalier devenu fétiche, né dans la presse communiste en mars 1948 sous le crayon de José Cabrero Arnal (1909-1982), est l’aboutissement d’un travail soutenu par les MSH (Maison des Sciences de l’Homme) de Dijon et Besançon. Ce projet PIFERAI, (Pif dans tous ses états : recherches, archives, interdisciplinarité) a donné naissance à un corpus numérisé de « l’ensemble des strips quotidiens parus dans l’Humanité de 1948 à 1969 » (p. 9) auxquels il faut en ajouter d’autres parus ailleurs – dans L’Almanach ouvrier et paysan par exemple – soit pas moins de 7 000 clichés qui ont servi de base de données aux différents chercheurs, sous la direction de Henri Garric et Jean Vigreux.

Sous leur direction, l’objectif de ce livre est de sortir Pif de la « relégation mémorielle » (contribution de Sylvain Lesage, p. 14) au sein des études sur la bande dessinée – champ culturel encore relativement peu fréquenté par les historiens – en explorant ses « dimensions éditoriales, sociales et politiques, sans oublier les enjeux littéraires et artistiques. » (conclusion, p. 126). Il est divisé en deux parties, « Pif le chien : éditions et politique » et « Poétique, origines et enfance de Pif », avec onze auteurs – que nous ne pouvons citer tous, néanmoins Henri Garric, Maël Rannou, Jean Vigreux, Vincent Chambarlhac, Bertrand Tillier – s’attaquant avec érudition aux multiples facettes (dessins, strips, mots, thèmes) de cet « objet parcouru de tensions multiples » (p. 126).

Le premier strip de Pif le chien apparait dans L’Humanité du 28 mars 1948. Nous sommes au cœur des « années chaudes » de la guerre froide. Toutes les professions artistiques voient surgir en leur sein des regroupements, pilotés par des militants communistes, pour la défense de la culture française – comme ce Comité de défense du Music-Hall pour « sauver la chanson française » lancé le 24 mars, soit quatre jours avant l’apparition de Pif le chien. Communistes et « compagnons de route » sont vent debout contre « le gangstérisme, stade suprême de l’impérialisme américain », suivant la forte et jdanovienne expression de Pierre Courtade dans L’Humanité du 9 mars 1948. Dans ces conditions, impossible pour le quotidien de continuer à publier Félix le chat, d’origine étasunienne, dont les strips sont distribué par l’agence Harmonia Mundi …[1] Félix le chat, « l’avers graphique de la souris capitaliste, du chat américain » (Vincent Chambarlhac, p. 97) disparait donc du quotidien communiste le 29 février 1948. Pour autant, il faut attendre le 14 juin 1951 pour que le chien communiste de Cabrero Arnal peigne sur les murs de la ville Les Américains en Amérique !

Pif le chien, bien que communiste, est-il néanmoins le défenseur « d’une certaine culture républicaine de la propriété », suivant le questionnement iconoclaste de Arnaud-Dominique Houte ? Une assertion osée qui mériterait sans doute de plus amples développements … Les gags, étudiés par Henri Garric, sont-ils désactivés de leur charge sociale par un « glissement vers un monde de fantaisie » (p. 123) puisqu’après tout ces vignettes sont pour des enfants ? Là aussi, à notre sens, c’est oublier que très tôt[2] le PCF a voulu politiser à sa manière le monde de l’enfance populaire. Ce que remarque d’ailleurs Jean Vigreux, pour qui « Pif permet de saisir au mieux l’histoire d’une République sociale et émancipatrice » (p. 79).

Pif chien domestique ou chien anthropomorphe ? Si l’on suit la logique de Bertrand Tillier, en officiant comme peintre ou bûcheron, « il s’extirpe ainsi de sa condition animale » et parvient alors à « conquérir sans relâche sa part d’humanité » (p. 111). Pif le chien peintre, justement. Selon Vincent Chambarlhac, il apparaît ainsi « comme la mise en abyme de la condition du dessinateur de presse » (p. 99) dans un corpus dont le pic se situe autour de 1955-56, pic correspondant pour cet auteur à « la querelle ouverte dans les Lettres françaises sur le portrait de Staline par Picasso » (p. 98).

Dans cette courte recension qui ne saurait rendre compte de toute la richesse (et des questionnements) de cet ouvrage, un regret, pourtant. L’absence d’une contribution consacrée au dessinateur, José Cabrero Arnal lui-même (ci-dessous photographié avec sa création de papier pour le magazine communiste illustré Regards, du 5 novembre 1948, page 14).

Bien qu’il existe ici ou là des biographies de cet illustrateur[3], une recherche approfondie sur celui qui croqua, entre autres, des caricatures anticléricales (ci-dessous, le 22 mai 1931, en Une) dans Solidaridad Obrera, le journal de la CNT (Confédération nationale du travail), la grande centrale libertaire espagnole, aurait permis, entre autres, de corriger le portrait d’un militant espagnol trop souvent présenté comme seulement républicain dans ces années trente.

In fine, un excellent travail de recherches sur un personnage emblématique des bandes dessinées de la presse des années cinquante.

[1] Félix le chat est une vieille connaissance des lecteurs de L’Humanité puisqu’il parait du 19 décembre 1937 au 27 novembre 1938. Après la Libération, il y figure du 10 mars 1946 et jusqu’au 29 février 1948.

[2] Lire Rachel Mazuy, Mon Camarade – Une revue communiste pour enfants (1933-1939). Circulations et transferts avec l’URSS. | Circulations, transferts et engagements politiques (hypotheses.org)

[3] Par exemple celle de Philippe Guillen, José Cabrero Arnal, de la république espagnole aux pages de Vaillant, la vie du créateur de Pif le Chien, Toulouse, Nouvelles Éditions Loubatières, 2011, ou celle du site comiclopedia, José Cabrero Arnal – Lambiek Comiclopedia

 

11.10.2023 à 17:33

Philippe Videlier, Rendez-vous à Kiev, Paris, Gallimard, collection NRF, 2023, 176 pages, 18 € pour l’édition papier / 12,99 € pour l’édition numérique.

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    Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque De prime abord, le dernier livre de Philippe Videlier semble ancré dans l’actualité, celle de la guerre qui sévit en Ukraine depuis le début de l’année 2022. Mais c’est là une illusion d’optique. Rendez-vous à Kiev invite en effet à effectuer un pas de côté, un retour au XXe siècle dans une autre ambiance belliciste (mais aux enjeux sociaux autrement plus ambitieux). La narration plurielle se concentre sur des personnages ayant un lien plus ou moins […]
Texte intégral (3450 mots)

 

 

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque

De prime abord, le dernier livre de Philippe Videlier semble ancré dans l’actualité, celle de la guerre qui sévit en Ukraine depuis le début de l’année 2022. Mais c’est là une illusion d’optique. Rendez-vous à Kiev invite en effet à effectuer un pas de côté, un retour au XXe siècle dans une autre ambiance belliciste (mais aux enjeux sociaux autrement plus ambitieux). La narration plurielle se concentre sur des personnages ayant un lien plus ou moins étroit avec l’Ukraine : Trotsky, Rakovsky (sur lesquels on ne peut que renvoyer aux biographies de Pierre Broué), Antonov-Ovseenko, Angelica Balabanoff, Evguenia Bosch, Alexandra Kollontaï, Pavel Dybenko ou Makhno. Autant de figures révolutionnaires, autant d’identités alternatives également, ce qui renvoie aux changements d’appartenance nationale ou aux changements de noms tout court des villes citées. Un moyen, aussi, d’insister sur le cosmopolitisme de ces milieux militants, comme pour mieux souligner l’actualité – je dirais même la nécessité – de l’internationalisme, bien oublié de nos jours.

Si c’est d’abord la « Belle Époque » qui est évoquée, elle l’est, comme toujours avec Philippe Videlier, via une prose prolixe en multiples détails, qui peuvent sembler parfois anecdotiques (recettes de cuisine, prix, 78 tours de « La Marseillaise ») mais participent à brosser un tableau d’ensemble terriblement authentique et immersif. La géographie de la cité, l’importance de l’architecture religieuse, l’assassinat de Stolypine, ou la Grande Porte de Kiev, projet non réalisé qui mène l’auteur jusqu’à Moussorgski (il aurait pu poursuivre jusqu’à Emerson, Lake and Palmer et leurs Pictures Of An Exhibition !), sont quelques-uns des thèmes traités. L’ironie est aussi régulièrement présente, subtile mais efficace, que ce soit pour Nicolas Ier (« (…) tsar et autocrate de toutes les Russies selon son titre exact mais raccourci. », p. 15) ou la bêtise de la police (capable page 34 d’interdire l’interprétation d’une pièce de Beethoven confondue avec un livre de Tolstoï). La Pensée de Kiev, publication progressiste ukrainienne, est un des nombreux fils rouges de l’ensemble, Trotsky ayant livré nombre d’articles pour cette publication, en particulier lorsqu’il partit rendre compte sur place des guerres balkaniques, prélude à la Première Guerre mondiale. Mais ce que l’on peut considérer comme le cœur du récit, c’est la Révolution russe et la guerre civile qui eut cours en Ukraine, d’une complexité et d’une volatilité extrêmes. Ainsi qu’il est écrit, « Tout le monde lorgnait sur Kiev. Les Rouges, les Blancs, le général Denikine à tête de chat, apôtre de la Russie éternelle, Petliura l’Ataman suprême à l’autorité effritée, et les Français qui avaient remplacé les Allemands et occupaient Odessa, Mykolaïv, Kherson et les côtes de la mer Noire. Les Français avaient leurs méthodes, brutales, carnassières. Ils se considéraient en terrain conquis. Leur vint l’idée de s’acoquiner avec Petliura, de lui extorquer en échange de leur appui militaire la concession pour cinquante années des chemins de fer et le remboursement de la quote-part ukrainienne des emprunts russes qui faisaient flageoler les agioteurs parisiens. » (p. 91). Là encore, et comme pour ajouter au cosmopolitisme déjà évoqué, c’est une « auberge espagnole » que l’on traverse, faite d’œuvres d’art plus ou moins éphémères, de pogroms perpétrés par les Blancs, de diagonales tracées avec diverses fictions (qui sait par exemple que Merian C. Cooper, réalisateur du célèbre King Kong de 1933, fut aviateur au service des Polonais lors de leur invasion de l’Ukraine en 1920, prisonnier des soviétiques et interrogé par nul autre qu’Isaac Babel ?). Rendez-vous avec Kiev complète ainsi parfaitement Dernières nouvelles des bolcheviks.

Une nouvelle, « L’escalier d’Odessa », précédemment publiée dans la revue allemande Lettre International en 2022, a été agrégée à l’ouvrage. Comme son titre l’indique, elle se concentre sur le grand escalier construit à Odessa en 1841, rendu célèbre dans le monde entier par Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. On y retrouve l’ironie froide de l’auteur (l’architecte à qui on doit le fameux escalier a également bâti la prison et le siège de la police, typiques de la Russie tsariste) et l’insistance sur le caractère cosmopolite de la ville, y compris dans sa dimension tragique (les retours des déportés de camps de concentration nazis à la fin de la Seconde Guerre mondiale). Si le film proprement dit et son rayonnement international sont au cœur du texte (sa diffusion aux États-Unis a subi les foudres de la censure et il fut longtemps interdit en France), il se conclut par une généalogie des tyrans russes et de leur fin souvent brutale, un caillou dans le jardin de Poutine…

Jean-Guillaume Lanuque

 

« Cinq questions à… Philippe Videlier »

                                                  (Entretien réalisé fin août 2023)

Dissidences : Le cadre géographique de votre nouveau livre n’a rien pour nous surprendre, en cette période marquée depuis plus d’un an et demi maintenant par la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine. Toutefois, le Rendez-vous à Kiev que vous donnez se situe un large siècle en amont. Ce choix a-t-il été pour vous une évidence, ou s’est-il imposé parmi d’autres options chronologiques ? Je pense à ce qu’on nomme souvent l’Holodomor ou la période de la Seconde Guerre mondiale, par exemple…

Philippe Videlier : En premier lieu, je dois vous dire que ce livre, Rendez-vous à Kiev, est entièrement dû à l’initiative criminelle de Vladimir Poutine, ex-agent du KGB parvenu au faîte de la Fédération de Russie par la grâce de Boris Eltsine, l’amateur de vodka liquidateur judiciaire de l’URSS. C’est à ce genre de personnages que l’on doit l’état présent du monde. Comme beaucoup de gens, j’ai été extrêmement surpris par l’invasion russe de l’Ukraine le jeudi 24 février 2022. À 6 heures du matin, les sirènes d’alerte aérienne résonnaient à Kiev. Cela me paraissait inouï. J’ai voulu « faire quelque chose » en solidarité avec le peuple agressé. Pour moi, aujourd’hui, « faire quelque chose », ce ne peut être qu’avec ma plume.

Je travaillais sur un tout autre thème. J’ai laissé mon ouvrage en plan pour écrire, d’abord « L’Escalier d’Odessa » (qui vient en second dans le livre). Si l’on veut, c’était de ma part un geste militant. L’invasion a eu lieu le 24 février, et à la mi-mars, j’ai proposé « L’Escalier d’Odessa » en prépublication à une revue littéraire berlinoise avec laquelle je travaille depuis très longtemps : Lettre International. Le texte est donc paru en allemand à Berlin, puis en roumain à Bucarest au plus près du conflit. Ensuite seulement est venu le texte principal intitulé Rendez-vous à Kiev, dont l’orientation m’a été dictée par le discours de déclaration de guerre de Vladimir Poutine, et dont j’ai placé un extrait en exergue du livre. Se posant en hériter des tsars, Poutine alléguait en somme que Lénine et ses camarades avaient démembré l’empire russe et fabriqué l’Ukraine de toutes pièces. C’est ainsi que s’est opéré mon choix chronologique, comme une évidence effectivement.

Et puis, aussi, on voyait surgir dans les médias, surtout dans les premiers moments de la guerre, des avocats plus ou moins habiles du Kremlin, pas seulement ceux qui bâfraient dans la gamelle moscovite, comme l’Allemand Gerhard Schröder ou l’ex-Premier ministre français dont le rêve est de vendre des rillettes sur la Place Rouge, mais aussi des responsables politiques sagaces, des universitaires suffisants, des militaires zélés de plateaux télé. Dans les années 30, un journaliste des plus prisés, le correspondant à Moscou du New York Times Walter Duranty, expliquait à qui voulait le lire et l’entendre que « la Russie d’aujourd’hui ne devait pas être jugée selon les critères occidentaux ou interprétée en termes occidentaux » (cet article figure dans le corpus qui valut à Walter Duranty le Prix Pulitzer 1932). C’est un discours qui fait florès, remis à la mode, et qu’on entend beaucoup de nos jours où l’universalisme est battu en brèche. Ce Walter Duranty se faisait le relais du pire. Ainsi, en une du quotidien newyorkais, le 24 août 1933, écrivait-il : « L’excellente récolte sur le point d’être engrangée montre que tous les rapports alléguant une famine en Russie aujourd’hui sont une exagération ou de la propagande maligne. » Depuis, le New York Times a fait son autocritique – en 2003 ! – d’un air outré et en tordant le nez (cela me remet en mémoire que l’un des personnages de mon Rendez-vous à Kiev, Léon Trotsky, qualifiait Duranty de « petit trafiquant de mensonge » et de « sycophante de l’oligarchie soviétique », ceci en 1938).

Dissidences : Les personnages sur lesquels vous centrez votre propos sont pour beaucoup des révolutionnaires liés de près ou de loin aux bolcheviques. De ce fait, on est tenté de lire Rendez-vous à Kiev comme un prolongement des Dernières nouvelles des bolcheviks. En faisant le portrait de ces personnalités internationalistes, cherchiez-vous à faire un pas de côté par rapport aux logiques nationales actuellement en lutte en Ukraine ?

Philippe Videlier : D’une certaine manière, en effet, Rendez-vous à Kiev se situe dans la continuité de Dernières nouvelles des bolcheviks, comme le serait un épisode à suivre. Je me suis moi-même fait la réflexion en l’écrivant. Mais Dernières nouvelles des bolcheviks est, précisément, un recueil de nouvelles écrites sur plusieurs années et, comme presque toujours pour les nouvelles, déterminées par leur chute (il s’apparente d’ailleurs, en ce sens, au Jardin de Bakounine, mon premier travail littéraire). Rendez-vous à Kiev a un ressort différent. Dans mon esprit, il relève de la même démarche que Nuit turque : écrire contre une injustice flagrante.

Un écrivain que j’aime beaucoup et que je lis depuis très longtemps, George Orwell, expliquait ceci en 1946 dans un texte Why I WritePourquoi j’écris : « Mon point de départ est toujours un besoin de prendre parti, un sentiment d’injustice. (…) J’écris ce livre parce que je voudrais dénoncer un mensonge, je voudrais attirer l’attention sur un problème, et mon premier souci est de me faire entendre. Mais il me serait impossible de poursuivre la rédaction d’un livre, ou même simplement d’un long article, si cette tâche ne constituait aussi une expérience esthétique. » Je partage ce point de vue.

Quant au pas de côté, l’expression est justifiée : je souhaite, par le Rendez-vous à Kiev, éclairer différemment le présent, donner à voir ce que la plupart des lecteurs sensibilisés à l’actualité ignorent : l’Ukraine a un passé, un passé que, pour diverses raisons opposées et conflictuelles, on tend à occulter, gommer ou distordre. Rendez-vous à Kiev est un récit dont j’espère qu’il pourrait avoir une fonction analogue à Hommage à la Catalogne de George Orwell ou à Ceux de Barcelone de H. E. Kaminski. Je suis convaincu que la littérature peut toucher plus profondément et durablement que des manifestes ou des essais.

Dissidences : Rendez-vous à Kiev regorge de détails, d’anecdotes savoureuses (je pense à la confusion de la censure policière entre une pièce de Beethoven et un livre de Tolstoï) et de faits méconnus, dont l’agencement finit par faire sens : la participation de Merian C. Cooper à la guerre entre la Russie bolchevique et la Pologne m’a par exemple surpris. Comment faites-vous pour savoir jusqu’où aller, ne pas vous noyer dans une accumulation de données et réussir à livrer une prose qui reste digeste pour le lecteur ?

Philippe Videlier : Ah ! Merian C. Cooper ! King Kong fait partie de mes films préférés ! J’ai été tout aussi surpris en découvrant ses sources d’inspiration ! J’écris comme on peint un tableau. J’utilise mes pinceaux, mes couleurs, je me recule pour avoir une vue d’ensemble, je reviens sur un élément, j’ajoute, je retranche, je cherche un équilibre du récit jusqu’à ce que je me dise : le voilà tel que je le voulais, rien de plus, rien de moins. Parfois je regrette de ne pas avoir ajouté un détail, par exemple que Lénine s’est acheté un pantalon dans un grand magasin de Stockholm en rentrant en Russie et que c’est ce pantalon qu’il portait le jour de la révolution. Mais, bon, j’essaie de ne rien omettre d’important. Pour user d’une métaphore autre que celle du peintre, je dirais que je recherche une composition alchimique, dans laquelle tous les ingrédients sont nécessaires, se pèsent, et concourent à la transmutation et au précipité final.

Dissidences : De manière plus générale, qu’est-ce que cette période de la « Belle époque », de la Première Guerre mondiale et des révolutions russes a à nous apporter, en notre nouveau siècle marqué sans doute davantage par l’horreur que l’espoir, pour paraphraser le titre d’un essai de Chris Harman ?

Philippe Videlier : Je pars, bien sûr, du principe que la connaissance de l’Histoire contribue à notre intelligence du présent. Mais elle n’a pas davantage de vertu. Je suis, si l’on veut, un partisan de l’art pour l’art. Je ne crois pas trop aux « leçons de l’Histoire », et je dirais : malheureusement, car ce serait signe d’espoir. Or nous traversons une époque historique qui ne laisse plus trop de place à l’espérance. Le dérèglement climatique et la question écologique le montrent. Alors qu’il y a péril, à court terme, pour le genre humain, le monde ubuesque des dictateurs prospère et se permet même d’entrer en guerre comme aux temps jadis, que l’on pensait révolus. J’imagine qu’il faut s’en remettre à Alfred Jarry et à son Ubu roi (la mère Ubu dit au père Ubu : « Comment ! Après avoir été roi d’Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d’estafiers armés de coupe-choux quand vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d’Aragon ? »). Voilà où nous en sommes. Nous voyons s’épanouir, plastronner, rouler des mécaniques et dicter leurs lois (ou comme on dit en diplomatie : imposer leur agenda), les Poutine, les Erdogan, les Modi, les émirs et mollahs, les Xi Jinping, les Ortega, de quoi révulser l’estomac.

Poutine fait tourner à rebours la roue de l’Histoire. On en jugera par ce passage d’un livre anglais de 1591, traduit en Français sous le titre : La Russie au XVIe siècle : Chapitre VII – « De l’État, ou de la forme de leur gouvernement » : « Le gouvernement est à peu près à la turque. Les Russes semblent imiter les Turcs autant que le leur permettent, et la nature du pays, et leur capacité politique. Ce gouvernement est une tyrannie pure et simple, car il subordonne toutes choses à l’intérêt du prince, et cela, de la manière la plus barbare et la plus ouverte. » C’était au temps de Fédor Ier, fils d’Ivan le Terrible. Saisissant, n’est-ce pas ?

Dissidences : La nouvelle « L’escalier d’Odessa », pleine de malice, est une pierre dans le jardin de Poutine. Comment l’idée vous en est-elle venue ? Pour pénétrer un peu plus en profondeur dans votre processus créatif, de quelle manière préparez-vous vos textes ? On imagine que le travail de recherche historique doit être plus chronophage que la mise en forme proprement dite ?

Philippe Videlier : Comme je le disais plus haut, « L’escalier d’Odessa » a été écrit tout de suite après l’invasion poutinienne de l’Ukraine. En un mois. On a vu, un moment, la flotte russe de la mer Noire aligner ses canons au large d’Odessa, c’est ce qui a été mon point de départ. Comment, dans les conditions de l’invasion, ne pas songer au film d’Eisenstein ? Dans Le Cuirassé Potemkine, la scène de l’escalier d’Odessa est un chef d’œuvre dans le chef d’œuvre. Je l’ai revue plan par plan et c’est véritablement une figure allégorique parfaite, puissante et indépassable, de l’oppression despotique et assassine. Odessa devient aujourd’hui, dans ces images même, un symbole de l’Ukraine résistante.

Ainsi, de par l’aventure poutinesque mortifère, voit-on différemment les hommes et les événements. Assez curieusement et paradoxalement, l’opération insensée dans laquelle Poutine s’est lancé, en héritier des despotes moscovites, fait ressortir et met en valeur une réalité ukrainienne oubliée. Le maréchal soviétique Rodion Malinovski, par exemple, natif d’Odessa et commandant de l’armée qui a libéré la ville en 1944, devient symbole du sacrifice des Ukrainiens face au joug nazi. Pareillement, Trotsky que l’on n’aurait jamais pensé « ukrainien » (et lui non plus d’ailleurs – bien que la politique stalinienne « impériale » l’ait fait évoluer sur le sujet) est renvoyé à sa condition première : sa naissance, sa jeunesse rebelle, et sa situation d’exilé collaborateur du journal La Pensée de Kiev ne relèvent pas de l’épiphénomène. Il en va ainsi de nombre de mes personnages : Piatakov le « Kievski » et Evguenia Bosch « la Kievskaya », ou encore Antonov-Ovseenko, l’organisateur de la prise du palais d’Hiver, sans parler même de Nestor Makhno, l’anarchiste débridé de Gouliaï-Polié.

Pour revenir à l’idée du « pas de côté », je suis très attaché à la figure plus que romanesque de Christian Rakovsky, médecin polyglotte mi-roumain, mi-bulgare, formé à la Faculté de Montpellier, qui présida aux destinées de l’Ukraine entre 1919 et 1923 et qui tient une grande place dans le Rendez-vous à Kiev. Tous mes livres sont, d’une manière ou d’une autre, de long temps, liés à mon histoire personnelle. Cela détermine mon approche, mes choix critiques et facilite grandement ma documentation. Je suis tombé dans la marmite-68 à l’âge de 14 ans juste passé. J’ai été nourri de cette époque, et dans cette culture, riche en sources rares, j’ai formé mon bagage. Je peux dire que ma documentation est vaste et que les assemblages se font par expérience. Le militantisme est aussi un acte de connaissance. J’étais plus tourné vers l’engagement que vers la ratiocination. J’étais en quelque sorte internationaliste-universaliste. Il ne faisait aucun doute, pour moi, qu’à travers le monde nombreux étaient ceux qui partageaient les mêmes idéaux et que l’Internationale serait le genre humain. C’est pourquoi je peux, même avec retard, raconter l’histoire de Charu Mazumdar, ou celle de David Aronovitch Gutman qui voulut couper les oreilles à Staline (mais n’y parvint pas). Ce sera peut-être pour une autre fois. En tout cas, je l’espère.

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