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13.08.2025 à 23:35

What counts at violence ?

danah

Pas le temps de présenter ce recueil d’articles : Cunning of Gender Violence, Geopolitics and Feminism, édité par Lila Abu-Lughod , Rema Hammami et Nadera Shalhoub-Kevorkian (Duke University Press, 2023). Mais c’est probablement un des volumes les plus dérangeants et les plus embarrassants, qui montre comment nombre associations militantes féministes (pas seulement occidentales d’ailleurs) se…
Texte intégral (567 mots)

Pas le temps de présenter ce recueil d’articles : Cunning of Gender Violence, Geopolitics and Feminism, édité par Lila Abu-Lughod , Rema Hammami et Nadera Shalhoub-Kevorkian (Duke University Press, 2023). Mais c’est probablement un des volumes les plus dérangeants et les plus embarrassants, qui montre comment nombre associations militantes féministes (pas seulement occidentales d’ailleurs) se sont trouvées embarquées dans les approches sécuritaires, racialisées et impériales de la violence de genre qui dominent le droit, la politique et les médias‧ Notamment ces vingt dernières années, à travers les multiples institutions censées humaniser la « guerre contre le terrorisme » – entendez par là, principalement, la guerre contre les musulmans.

dukeupress.edu/the-cunning-of-

Je retiens cette remarque « en passant » de Sima Shakhsari dans son article « What counts at violence ? » sur les réfugié‧es transgenre en Turquie (venu‧es en général des pays du Moyen-Orient, principalement d’Iran, et souvent originaires d’Afghanistan).

 » Even as queer and trans Iranian asylum seekers and Afghan refugees who left Iran for Turkey do not fall under the same category according to the UNHCR’s criteria, they have something in common: they are economic refugees.Yet the UNHCR does not recognize economic marginalization as grounds for granting asylum. If it did, a large number of people in the world (including in the United States) who are affected by global capitalism’s economic violence (such as lack of access to universal health care in the United States) would be eligible for asylum. »

« Même si les demandeurs d’asile iraniens queer et trans et les réfugiés afghans qui ont quitté l’Iran pour la Turquie ne relèvent pas de la même catégorie selon les critères du HCR, ils ont quelque chose en commun : ce sont des réfugiés économiques. Pourtant, l’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés ne reconnaît pas la marginalisation économique comme un motif d’octroi de l’asile. Si c’était le cas, un grand nombre de personnes dans le monde (y compris aux États-Unis) qui sont affectées par la violence économique du capitalisme mondial (comme le manque d’accès aux soins de santé universels aux États-Unis) seraient éligibles à l’asile »

Sur ce sujet je conseille le livre de Karen Engle, The Grip of Sexual Violence in Conflict: Feminist Interventions in International Law, Cambridge, 2020, et le déjà classique livre de Lila Abu-Lughod, Do Muslim Women Need Saving?, Harvard University Press 2013.

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13.08.2025 à 23:30

Devenir de la pierre (Sara Ahmed, Willfull Subjects)

danah

J’avoue que j’ai du mal à décoller des livres de Sara Ahmed. https://www.saranahmed.com/books-1 Celles et ceux qui me suivent auront noté que je fais référence de plus en plus régulièrement à des autrices (et quelques auteurs) féministes/queer : la raison en est que pour aborder les questions qui me tiennent à cœur (le fil directeur…
Texte intégral (1581 mots)

J’avoue que j’ai du mal à décoller des livres de Sara Ahmed.

saranahmed.com/books-1

Celles et ceux qui me suivent auront noté que je fais référence de plus en plus régulièrement à des autrices (et quelques auteurs) féministes/queer : la raison en est que pour aborder les questions qui me tiennent à cœur (le fil directeur de l’agenda plus ou secret de mes recherches : « ce que la catastrophe climatique implique pour la pensée politique » – ou quelque chose dans ce goût  ) les perspectives ouvertes par le champ et le style d’approches féministes/queer me semblent actuellement les plus pertinentes (une manière un peu trop sage et « universitaire » de dire que je les trouve décapantes, incisives, créatives et prometteuses pour des futurs possibles). Je n’abandonne évidemment pas les perspectives post-marxistes, décoloniales, extractivistes, les discards studies, les racial studies, et j’en passe, etc… etc.. mais il y a quelque chose, notamment dans l’approche phénoménologique de Sarah Ahmed, ou les théories des affects d’une Lauren Berlant, qui me paraît toucher à des aspects extrêmement fondamentaux de l’expérience humaine, et qui constitue pour moi en ce moment une sorte de base d’où penser les relations à la catastrophe (ce que c’est de vivre et penser sous le régime de la menace par exemple – question que j’aborde aussi sous une forme plus littéraire dans les pièces de théâtre que j’ai écrites cet automne)

Pour donner une idée du style si particulier de Sara Ahmed, voici un extrait (traduit très très approximativement, ce pourquoi je livre l’anglais ci-après) d’un de ses livres de philosophie, portant sur la volonté (Willful Subjects, Duke University Press, 2014). C’est quelque part dans la conclusion, où elle se pose la question de savoir si aux pierres peut être attribuée une « volonté ».

 

« Et nous aussi, nous pouvons devenir de la pierre. Pensez au « stone butch » dans l’histoire lesbienne queer : une histoire de celles qui deviennent inflexibles pour survivre, une histoire de celles qui pourraient avoir à se protéger en devenant de la pierre. Ici, la pierre devient un don volontaire, une qualité que nous pouvons assumer. Et si nous nous considérons comme des pierres, nous ne ramenons pas simplement les pierres à nous-mêmes. Nous montrons comment les corps humains ne peuvent être rendus exceptionnels sans perdre quelque chose : comment nous comptons en étant faits de matière (how we matter by being made of matter) ; chair, os, peau, pierre, enchevêtrés, enchevêtrés. L’enchevêtrement de la pierre et de la peau importe : la peau aussi, la peau comme la pierre, est capable de recevoir des impressions. Le dommage peut être compris comme une forme de réception. Audre Lorde a écrit : « Pour résister aux intempéries, nous avons dû devenir de la pierre, et maintenant nous nous meurtrissons sur l’autre qui est le plus proche » (“In order to withstand the weather, we had to become stone, and now we bruise ourselves upon the other who is closest”, Sister Outsider: Essays and Speeches, 1984). Il serait difficile de surestimer la puissance de la description de Lorde. Les formes sociales d’oppression, le racisme, la haine qui fait de certains corps des étrangers, peuvent être vécus comme des intempéries. Elles pressent et frappent la surface d’un corps ; un corps peut remonter à la surface ou survivre en s’endurcissant. Pour certains corps, rester debout, c’est résister. Ou, comme je l’ai décrit au chapitre 4, on ne peut parfois se tenir debout qu’en restant ferme. La volonté nous aide à décrire la répartition inégale du statut matériel et social. Mais une pierre aussi peut être plus ou moins dure. Le durcissement n’élimine pas ce qui l’a rendu nécessaire : ce sentiment d’être trop mou, trop réceptif, trop disposé à recevoir une impression. La dureté est une condition relative, même lorsque nous essayons d’établir un rapport différent avec une condition. Ce que nous devenons pour résister peut devenir quelque chose qui nous endurcit vis-à-vis des autres, ceux qui pourraient être les plus proches, qui pourraient aussi avoir à survivre aux intempéries. Nous pouvons nous abîmer les uns les autres dans notre façon de survivre à l’abîme. »

Typiquement du Sara Ahmed dans le texte, troublant, dérangeant, et hyper-stimulant – dans la période compliquée dans laquelle je me trouve, je n’exagère pas en disant que son génie m’aide à tenir debout !!

(de facto, je navigue entre tous ses livres, passant d’un chapitre à l’autre, fasciné, excité, et plus j’en lis, plus j’ai des idées au kilomètre ! Il ne s’agit pas seulement de lire, mais d’une « expérience de lecture » – qui vous transforme, ne vous laisse pas en paix, comme devrait l’être toute philosophie !)

« And we too can become stone. Think of the “stone butch” in lesbian queer history : a history of those who become unyielding as a way of surviving, a history of those who might have to protect themselves by becoming stone. Here the stone becomes a willful gift, a quality we can assume. And if we think of ourselves as stony we are not simply bringing the stones back to ourselves. We are showing how human bodies cannot be made exceptional without losing something : how we matter by being made of matter ; flesh, bone, skin, stone, tangled up, tangled in. The entanglement of stone and skin matters : skin too, skin like stone, is capable of receiving impressions. Damage can be understood as a form of reception. Audre Lorde once wrote : “In order to withstand the weather, we had to become stone, and now we bruise ourselves upon the other who is closest” (1984, 160). It would be hard to overestimate the power of Lorde’s description. Social forms of oppression, racism, the hatred that creates some bodies as strangers, can be experienced as weather. They press and pound against the surface of a body ; a body can surface or survive by hardening. For some bodies to stand is to withstand. Or, as I described in chapter 4, sometimes you can only stand up by standing firm. Willfulness helps us to describe the unequal distribution of material as well as social standing. But a stone too can be more and less hard. Hardening does not eliminate what made hardening seem necessary : that sense of being too soft, too receptive, too willing to receive an impression. Hardness is a relative condition even when we try and relate differently to a condition. What we become to withstand can become something that hardens us from others, those who might be closest, who might too have to survive the weather. We can damage each other in how we survive being damaged. »

Pour les amateurs, voilà le passage où Augustin s’appuie sur le (contre-) exemple de la pierre pour réfléchir au libre arbitre (ou la volonté) de l’homme :

« Il en résulte donc que de l’âme seule vient le mouvement qui détache la volonté du Créateur pour lui faire chercher des jouissances dans la créature, Or, si ce mouvement est coupable, et le doute seul t’a semblé ridicule, il n’est pas naturel, mais volontaire. Semblable au mouvement qui fait tomber la pierre, en ce qu’il est le mouvement propre de l’esprit, comme l’autre est le mouvement propre du projectile ; il en diffère néanmoins parce que la pierre ne saurait comprimer le mouvement qui la précipite, tandis que l’âme en résistant n’est point forcée d’abandonner les biens supérieurs pour les choses d’en-bas. De là vient que le mouvement de la pierre est naturel, et celui de l’âme volontaire. De là vient encore que si l’on accusait de péché la pierre que son poids précipite, je ne dis pas qu’on serait plus brute qu’elle ne l’est, mais l’on aurait assurément perdu le sens ; et cependant nous reconnaissons que l’âme pèche lorsque nous la voyons abandonner les biens supérieurs pour choisir de préférence la jouissance des choses inférieures. »

(Traité du libre arbritre, De libero arbitrio voluntatis, 3.1.72)

C’est de ça que part Sara Ahmed .
Inutile de dire que dans nos classes de philosophie, elle serait immédiatement regardé avec beaucoup de suspicion..Passer d’Augustin à Audre Lorde hein.. (raison pour laquelle je suis bien content de ne plus enseigner la philosophie, j’y ferai pas de vieux os)

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13.08.2025 à 23:25

Gilgamesh, la bière, la taverne du bout du monde et Moldanau

danah

J’apprends sur la page de Marcial Tenreiro-Bermudez ( @archaeoten ) qu’une étude sur la bière en Mésopotamie est sortie aux Oxford University Press sous la plume de l’historien Tate Paulette ! C’est un épisode culte du récit de Gilgamesh, quand, à la toute fin de sa quête éperdue d’immortalité, il visite la taverne du bout…
Texte intégral (874 mots)

J’apprends sur la page de Marcial Tenreiro-Bermudez ( @archaeoten ) qu’une étude sur la bière en Mésopotamie est sortie aux Oxford University Press sous la plume de l’historien Tate Paulette !

C’est un épisode culte du récit de Gilgamesh, quand, à la toute fin de sa quête éperdue d’immortalité, il visite la taverne du bout du monde tenue par la tenancière et brasseuse de bière Siduri.

Les très nombreuses lectrices et très nombreux lecteurs  de mon pseudo-roman Moldanau se rappellent sans doute ce paragraphe :

« Je suis à sec. Aucun mot ne vient. Qu’espérais-je au juste en venant ici ? Trouver mon auberge du bout du monde, ma taverne de la dernière chance ? Comme le narrateur de Masante naguère aux portes du désert ? Ou, bien avant lui, très longtemps avant lui, Gilgamesh débarquant aux confins du monde, après avoir traversé de terribles épreuves, à l’auberge tenue par la brasseuse de bière Siduri de laquelle il apprend que l’heure est venue pour lui de faire le deuil de son compagnon et de ses rêves d’immortalité ? Je donnerais cher pour savoir à quoi ressemblait une auberge Sumérienne, et plus cher encore pour goûter la bière qu’on y servait. »

Ou encore cette allusion ici :

« À défaut d’apparitions spectrales, voici la serveuse de l’auberge, ma Siduri, ma Maxine, et ma bière, suivies du chien qui s’approche en remuant la queue. Je caresse la tête de l’animal : voilà qui semble lui plaire, car il ferme les yeux de ravissement. »

Ou encore plus loin :

« À cette heure matinale, l’auberge de Finse n’a pas encore ouvert ses portes aux voyageurs et aux ivrognes. C’est un établissement du bout du monde : je suis toujours ému à l’idée qu’on puisse encore boire une bière aux confins des terres inhabitées. Me viennent en vrac les réminiscences d’autres tavernes des lointains. La première qui fut inscrite dans la mémoire des hommes, sise au bord de la mer, que tenait Siduri, la tireuse de bière à laquelle s’adresse le héros Gilgamesh, rendu fou de douleur d’un impossible deuil. Mais encore ! Circé et Calypso, en d’autres temps mythiques, qui feront les yeux doux à Odysseús, l’incorrigible naufragé. Ma préférée maintenant : aux portes d’un désert mortel, le voyageur sans but de Masante loue une chambre dans l’improbable auberge tenue par Maxine, debout derrière le comptoir en bois, conteuse magistrale et vacillante, menteuse invétérée, hantée par d’incertains souvenirs. Et c’est devant la très secrète Lanthana que j’ai conduit les errants qui s’échouent au café de la gare Moldanau. Ces lieux de boisson, inépuisables matrices à histoires, où se forgent les légendes et s’articule la mémoire des hommes ! Je les ai tant fréquentés dans ma jeunesse, et maintenant : je n’y mets plus les pieds, me contentant de les rêver. »

Cet épisode se situe à la toute fin de l’épopée de Gilgamesh, et voici une adaptation en français du grand poète et musicien syrien Abed Azrié, des paroles que Siduri adresse à notre héros désemparé :

« Sidouri dit à Gilgamesh :
« Où vas-tu Gilgamesh ?
La vie que tu cherches
tu ne la trouveras pas.
Lorsque les grands dieux créèrent les hommes,
c’est la mort qu’ils leur destinèrent
et ils ont gardé pour eux la vie éternelle,
mais toi Gilgamesh
que sans cesse ton ventre soit repu
sois joyeux nuit et jour
danse et joue
fais chaque jour de ta vie
une fête de joie et de plaisirs
que tes vêtements soient propres et somptueux
lave ta tête et baigne-toi
flatte l’enfant qui te tient par la main
réjouis l’épouse qui est dans tes bras.
Voilà les seuls droits que possèdent les hommes. »

Quant au livre de Tate Paulette, le voici !

global‧oup.com/academic/produc

(avec en prime une recette testée par l’auteur lui-même de la bière telle qu’on la fabriquait, selon les archéologues, en Mésopotamie il y a quelques milliers d’années)

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13.08.2025 à 23:23

Parler gentiment au fantôme (Avery Gordon)

danah

Avery Gordon, GHOSTLY MATTERS Haunting and the Sociological Imagination (1997, University of Minnesota Press, 2nde édition : 2008) (extrait de la conclusion)   « And thus we return to end with that paradoxical feature of haunting. Haunting always harbors the violence, the witchcraft and denial that made it, and the exile of our longing, the Utopian.…
Texte intégral (820 mots)

Avery Gordon, GHOSTLY MATTERS

Haunting and the Sociological Imagination

(1997, University of Minnesota Press, 2nde édition : 2008)
(extrait de la conclusion)

 

« And thus we return to end with that paradoxical feature of haunting. Haunting always harbors the violence, the witchcraft and denial that made it, and the exile of our longing, the Utopian. When I am a spooky phantom you want to avoid, when there is nothing but the shadow of a public civic life, when bedrooms and boardrooms are clamorous ghost chambers, deep “wounds in civilization” are in haunting evidence. But it is also the case that some part of me in abeyance of the injury and some part of the missing better life and its potentialities are in haunting evidence too. The ghost always registers the actual “degraded present” (Eagleton 1991: 131) in which we are inextricably and historically entangled and the longing for the arrival of a future, entangled certainly, but ripe in the plenitude of nonsacrificial freedoms and exuberant unforeseen pleasures. The ghost registers and it incites, and that is why we have to talk to it graciously, why we have to learn how it speaks, why we have to grasp the fullness of its life world, its desires and its standpoint. When a ghost appears, it is making contact with you; all its forceful if perplexing enunciations are for you. Offer it a hospitable reception we must, but the victorious reckoning with the ghost always requires a partiality to the living. Because ultimately haunting is about how to transform a shadow of a life into an undiminished life whose shadows touch softly in the spirit of a peaceful reconciliation. In this necessarily collective undertaking, the end, which is not an ending at all, belongs to everyone. »

 

« Et nous revenons ainsi à cette caractéristique paradoxale de la hantise. La hantise recèle toujours la violence, la sorcellerie et le déni qui l’ont engendrée, ainsi que l’exil de notre désir, l’utopie. Lorsque je suis un fantôme effrayant que vous voulez éviter, lorsqu’il ne reste plus que l’ombre d’une vie civique publique, lorsque les chambres à coucher et les salles de réunion sont des chambres fantomatiques bruyantes, les « blessures profondes de la civilisation » sont une preuve hantée. Mais il est également vrai qu’une partie de moi en suspens à cause de la blessure et une partie de la vie meilleure qui manque et de ses potentialités sont également des preuves hantées. Le fantôme enregistre toujours le « présent dégradé » (Eagleton 1991 : 131) dans lequel nous sommes inextricablement et historiquement empêtrés, ainsi que le désir ardent de l’arrivée d’un avenir, certes empêtré, mais mûr dans la plénitude des libertés sans sacrifice et des plaisirs exubérants et imprévus. Le fantôme enregistre et incite, et c’est pourquoi nous devons lui parler avec gentillesse, pourquoi nous devons apprendre comment il parle, pourquoi nous devons saisir la plénitude de son monde de vie, ses désirs et son point de vue. Lorsqu’un fantôme apparaît, il entre en contact avec vous ; toutes ses déclarations puissantes, même si elles sont déroutantes, s’adressent à vous. Nous devons lui offrir un accueil hospitalier, mais le règlement de compte victorieux avec le fantôme exige toujours une partialité envers les vivants. Car en fin de compte, hanter, c’est transformer l’ombre d’une vie en une vie intacte dont les ombres se touchent doucement dans un esprit de réconciliation pacifique. Dans cette entreprise nécessairement collective, la fin, qui n’est pas une fin du tout, appartient à tout le monde. »

 

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13.08.2025 à 23:04

Des livres que je rêve d’écrire depuis (trop) longtemps

danah

Le psychanalyste surpris en pleine séance à exposer à son patient du matin la trinité néoplatonicienne : être/vie/pensée (ou : manence, procession, conversion), à l’occasion d’une rêverie partagée autour de la tension entre « être deux » et « être trois ». (genre de move, faut l’admettre, très « bionien »). Me rappelle ce professeur que j’avais eu en faculté, à…
Texte intégral (676 mots)

Le psychanalyste surpris en pleine séance à exposer à son patient du matin la trinité néoplatonicienne : être/vie/pensée (ou : manence, procession, conversion), à l’occasion d’une rêverie partagée autour de la tension entre « être deux » et « être trois ». (genre de move, faut l’admettre, très « bionien »).

Me rappelle ce professeur que j’avais eu en faculté, à la fin des années 80, qui avait consacré sa vie entière à travailler sur ce qu’on appelait à l’époque une « thèse d’État » (qui pouvait durer jusqu’à 15 ans, période qu’il avait largement dépassée – de facto, il n’en est jamais venu à bout à ma connaissance, et entre temps la réforme des thèses avait eu lieu, en 1984), thèse qui portait sur les structures trinitaires de la pensée, depuis les présocratiques jusqu’à heu.. nos jours ?

Il touchait assurément quelque chose d’extrêmement profond.

J’ai toujours rêvé d’écrire un texte métaphysique qui défendrait le bien fondé, à partir de Proclus, de cette dynamique trinitaire, contre les oppositions binaires auxquelles nous autres, contemporains, nous agrippons, par paresse et manque d’imagination. Décrire cette lutte (politique, tout autant que psychologique et métaphysique) entre le binaire et le ternaire. (mais autrement que chez Hegel, avec plus d’émerveillement, d’enchantement polythéiste notamment)

Merci de m’avoir lu.
Vous pouvez retourner à vos occupations.

(Si vous lisez l’anglais, la plus belle introduction au difficile, et délicat, Proclus, est celle de Radek Chlup :

Radek Chlup, Proclus. An introduction. Un vol. de xvi-328 p. Cambridge, New York, Melbourne, Madrid, Cape Town, Singapore, Sâo Paulo, Delhi, Mexico City, Cambridge University Press, 2012.)

Puis :

À la laverie automatique…
Non rien en fait.
J’ai écrit deux trois trucs sur les expressions « Il est trop tard » et « il n’est pas trop tard ». Et j’ai continué la lecture du bouquin de Sarah Iles Johnston, Restless Dead. Encounters between the Living and the Dead in Ancient Greece, University of California Press, dont il faudra que je vous cause un de ces jours.

(sa thèse, c’est qu’entre la période archaïque et la période classique, la tragédie, les morts deviennent plus mystérieux, moins familiers, moins inoffensifs – sans doute, soutient-elle, à cause de l’influence croissante des cultures égyptiennes et anatoliennes. D’où les recours croissants aux spécialistes de la nécromancie, aux mages et aux magiciens, et le succès de l’orphisme, venu de Sicile et de l’Italie du sud, et des Mystères initiatiques etc.. C’est assez embarrassant pour les tenants de la thèse comme quoi la raison émerge de la Grèce Classique. Mais bon, ça fait longtemps qu’on est revenu de cette idée(ologie). Sauf quelques historiens des civilisations complètement réac)

ucpress.edu/books/restless-dea

(je rêve d’écrire un jour un petit livre synthétique sur la diversité des relations des vivants et des morts. J’avais été bouleversé par le livre de Beth Conklin, Consuming grief : compassionate cannibalism in an Amazonian society,. Austin : University of Texas Press. 2001.

(manger littéralement ses morts, comme un travail de deuil !)

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13.08.2025 à 23:01

Solitude et mélancolie

danah

Dernière balade sur le plateau et aux étangs. Je m’attendais à un peu plus de mélancolie. Iris de la Loupette m’a transmis sa joie de galoper sous le vent. La mélancolie, elle vient plus tard. Quand on retourne sur les lieux quelques années après les avoir quittés. Quand je suis retourné dans le Cantal par…
Texte intégral (1831 mots)

Dernière balade sur le plateau et aux étangs. Je m’attendais à un peu plus de mélancolie. Iris de la Loupette m’a transmis sa joie de galoper sous le vent.

La mélancolie, elle vient plus tard.

Quand on retourne sur les lieux quelques années après les avoir quittés. Quand je suis retourné dans le Cantal par exemple, arpentant les bois, les estives et les montagnes dont je connais le moindre détail. Parce qu’on n’est plus qu’un étranger désormais. Et si le paysage n’a guère changé (excepté peut-être que les genêts gagnent chaque saison sur la prairie), on devine, on apprend, les disparitions : ce chien est mort, son maître l’a suivi. Le tracteur rouille dans un coin de la ferme, et la végétation envahit les chemins creux parce que les troupeaux ne les empruntent plus.

Comme le rappelle Sara Ahmed, parlant justement des chemins et des sentiers, « The more a path is used, the more a path is used. »

« Parfois, l’usage peut suffire à entretenir quelque chose. Si l’image d’un livre usagé et celle d’un chemin bien utilisé semblent contrastées, elles demeurent pourtant liées. Une ligne sur une page est laissée par un stylo tenu par une main ; une marque d’usure est faite par une chaussure qui contient un pied. L’usage laisse des traces à certains endroits. L’utilisation implique un frottement : des choses qui se frottent l’une contre l’autre. Le frottement est la résistance que rencontre la surface d’un objet lorsqu’il se déplace sur un autre. Plus les gens circulent sur un chemin, plus la surface devient plate et lisse. Lorsque quelque chose devient plus lisse, il gagne en clarté ; plus un chemin est suivi, plus il est facile à suivre. Une fois que quelque chose est devenu usuel, vous êtes encouragé à aller dans cette direction : votre progression sera facilitée. L’usage n’est pas seulement la description d’un état, mais une invitation (à l’usage). Plus un chemin est emprunté (utilisé), plus un chemin est emprunté (utilisé). Il est étrange que cette phrase ait un sens. Il y a plus dans plus ; plus crée plus. Même si l’usage est façonné par le passé, l’usage est tourné vers l’avenir : l’usage est orienté vers ce qui est devenu plus facile à suivre. »

« Sometimes use can be sufficient to maintain something. If the image of a used book and a well used path are contrasting, they are connected. A line on a page is left by a pen held by a hand; a scruff mark is made by a shoe that holds a foot. Use leaves traces in places. Use involves friction: ­things rubbing up against each other. Friction is the re­sis­tance the surface of an object encounters when moving over another. The more ­people travel on a path, the flatter and smoother the surface becomes. When something is smoother, it is clearer; the more a path is followed, the easier it is to follow. Once something has become used, you are encouraged to go in that direction: your progression would be eased. Used involves not only a description of a condition but an invitation. The more a path is used, the more a path is used. How strange that this sentence makes sense. ­There is more to more; more creates more. However much usedness is ­ shaped by the past usedness points ­ toward the future: used as being directed ­ toward that which has become easier to follow. »

Sara Ahmed, What’s the Use ?, Duke University Press, 2019 (ma traduction)

La mélancolie qui vous affecte des années plus tard sur les lieux qui vous étaient naguère tellement familiers, émerge de la conjonction de la mémoire, ces souvenirs qui sont attachés, comme collés (« stick », pour reprendre un autre mot de Sara Ahmed) aux choses, aux lieux, et de l’expérience présente, qui ajoute au vécu ici et maintenant, l’épaisseur du temps qui s’est passé depuis, charriant ses fantômes, ses spectres, à commencer par cet autre-soi-même qu’on est devenu. On n’est pas réellement présent. Ce qui n’est plus, ce qui ne sera jamais plus, ce qui aurait pu être (si j’étais resté, si je n’étais pas parti), vient hanter l’ontologie – on parlera ici d’hauntologie.

Le promeneur mélancolique évolue dans une sorte d’inter-monde – à l’opposé exact de ces expériences si prisées de « pleine conscience » (que je ne goûte guère). Les narrations s’entrecroisent, émergent aux détours d’un sentier, là où on ne les attendait pas forcément, et parfois, ce qu’au contraire on attendait ne se produit pas.

C’est qu’ici pèsent sur le présent le fait patent qu’on a bel et bien changé, que ce promeneur qui marche aujourd’hui sur ce sentier n’a jamais marché sur ce sentier, c’en est un autre. (le moi n’est qu’une illusion commode, une somme de récits et de signifiants qui s’agrègent à cet instant, avec laquelle on fait éventuellement un bout de chemin).

(Le plus dur, c’était de me rappeler mon petit chien Capou, qui m’accompagnait partout dans la montagne. Et qui n’est plus là. Cette solitude est absurde. Ai-je jamais emprunté ces sentiers sans la compagnie d’un chien ?)

 

**

 

« J’ai ainsi vécu seul, sans personne avec qui parler véritablement, jusqu’à une panne dans le désert du Sahara, il y a six ans. »

(Oui je connais le Petit Prince quasiment par cœur. Je l’ai lu et écouté, dans la version de Gérard Philippe un nombre considérable de fois quand j’étais enfant. Et je devine parfois à quel point « tout était déjà là » – ce qui m’aura intéressé et passionné durant le reste de mon existence (et d’abord la disposition à la curiosité : on peut lire le Petit Prince comme un éloge de la curiosité). Et ce n’est pas par hasard que cette phrase me soit revenue tout à l’heure aux étangs, comme un oracle proféré naguère, qu’elle prenne sens maintenant.)

Le problème de la solitude, je m’en souviens, car j’ai déjà vécu seul, certes, par intermittence, seul au sens où personne au fond ne vous attend vraiment – j’ai eu la chance que cette expérience soit, finalement, assez rare -, le problème donc, c’est que vous n’avez d’autre compagnon que vous-même, et le risque est de s’enfoncer, j’allais écrire, s’effondrer, dans un monologue sans fin. Au début des années 2000, lors d’une période d’intense solitude, à vrai dire alcoolisée et désespérée, je m’étais abîmé littéralement dans l’écriture – le résultat n’était guère fameux (car il n’est pas donné à tous les alcooliques d’écrire des textes potables, ni non plus à tous les écrivains d’écrire des choses intéressantes sous l’effet de l’alcool : pour celles et ceux que ça intéressent, allez jeter un œil du côté de Jack London ou Francis Scott Fitzgerald, qui ont écrit des choses terribles à ce sujet). J’ai attendu quelques années avant de reprendre tout ce fourbi, après avoir définitivement cessé de boire, et en tirer un livre, Un Débarras.

Là, je veux me prémunir de ce genre de plongée en moi-même – j’ai assez donné. Il me faut recourir aux objets – mes objets habituels de recherche, mes projets de textes, le « grand livre » que je voudrais encore écrire, avant de mettre les voiles pour de bon.

Alors on s’y remet doucement. J’ai un plan (je veux dire, très littéralement, trois parties et quelques chapitres, et un fil de pensées un peu lâche, mais pas insensé). Dans la liseuse, trois livres :

Lila Abu-Lughod, Rema Hammami, Nadera Shalhoub-Kevorkian, The Cunning of Gender Violence. Geopolitics and Feminism, Duke University Press, 2023.

Richard Hunter et Ian Rutherford, Wandering Poets in Ancient Greek Culture. Travel, Locality and Pan-Hellenism, Cambridge University Press , 2009.

Jan Abram, Robert Hinshelwood, The Clinical Paradigms of Donald Winnicott and Wilfred Bion, Routledge 2023.

J’aime beaucoup le travail de Lila Abu-Lughod. C’est évidemment avec d’autres comme Saba Mahmood, une des poils à gratter du féminisme « occidental ». J’avais adoré son livre (et je fantasme sur les discussions qu’elle doit avoir avec son époux Timothy Mitchell : deux des plus important‧es penseurs/penseuses de notre temps, ça doit dépoter !) – si vous n’avez pas lu Do Muslim Women Need Saving ? (Harvard University Press 2013), il n’est jamais trop tard, surtout à notre époque de délire islamophobique.

Le recueil d’articles sur les poètes errants (ou voyageurs) dans l’antiquité, est un must aussi. On y apprend des tas de choses, comme cette « association de professionnels du spectacle » dont les membres se déplaçaient à l’occasion des festivals et des concours pendant la période hellénistique et sous l’empire romain. Des musiciens, des poètes, des comédiens, des danseurs, les ancêtres de nos intermittents du spectacle en somme, fort bien lotis en vérité : dans certains cas, on les récompense non seulement en pièces sonnantes et trébuchantes mais aussi en honneurs divers et variés – certain‧es collectionnaient ainsi les « citoyennetés », et les couronnes. Parmi leurs droits et leurs privilèges, celui de pouvoir voyager en paix, d’être protégé lors des conflits ou durant leur voyage. De quoi faire rêver pas mal de poètes et artistes aujourd’hui (je pense à toutes celles et ceux qui vont migrant de part le monde, et que leur art ne protège d’aucune injustice).

Et enfin ce livre très intéressant qui met en dialogue Winnicott et Bion, mes deux auteurs psychanalystes préférés (avec à l’arrière plan l’ombre bienveillante de leur analyste Mélanie Klein, à laquelle ils doivent tant (et nous devons tant, quoiqu’on en dise).

Bref. Il faut toujours, c’est non seulement thérapeutique, mais aussi et surtout bien plus intéressant, penser avec d’autres. Tout seul, ça ne vaut pas grand chose.

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