18.11.2024 à 17:25
Quand le mensonge est le message
Francis Pisani
Texte intégral (4018 mots)
Bonjour à vous,
Reprenons la conversation après quelques semaines de silence de ma part. Rien dans ma vie privée n’y a contribué, mais je dois reconnaître avoir été bouleversé par la gravité des événements les plus récents. J’ai beaucoup lu et relu, écouté, vu, tenté de comprendre. Jusqu’à l’exaspération. Comme vous peut-être.
Pour mieux comprendre la tech et l’IA, comment s’en servir et s’en protéger, il me semble essentiel de prendre le temps de la situer dans notre monde qui bouge, pas seulement de son fait. Nous aurons plein d’occasions de revenir sur l’impact du duo Trump-Musk dans ce domaine.
Pour le moment, au cœur de nos multiples crises, on trouve la chronique d’une victoire annoncée contre laquelle les mieux intentionnés, chez ceux qui en avaient les moyens, n'ont rien su faire. Facile à critiquer. Mais vain. Comme de traiter Trump ou les Américains de cons. Mauvaise habitude qui ne mène nulle part.
Et si on prenait le problème à l’envers me suis-je alors demandé. Peut-être a-t-il du génie ? Peut-être a-t-il compris quelque chose qui nous échappe ?
Mais quoi ?
Voici mon hypothèse. Parlons-en. Dites ce que vous en pensez. Par mail ou en ajoutant des commentaires que tout le monde peut lire.
A vite…
Quand le mensonge est le message…
Légions, les arguments avancés pour expliquer le retour triomphal de Trump portent le plus souvent sur le jeu politique : vote des femmes, des hommes jeunes, évolution des noirs et des latino-américains, découpage des circonscriptions électorales ou rôle des médias d’extrême droite, entre autres. Leur nombre même empêche de voir l’essentiel : la variable Trump ! L’homme qui a exploité avec génie (malfaisant de mon point de vue) un secret de la communication : le mensonge comme message.
Une martingale restée longtemps dans l’ombre parce que les élites étaient d’accord pour n’en pas abuser. Ne sert-elle pas aussi bien le monde économique que politique ?
C’est fini depuis qu’un homme sans surmoi a décidé d’arrêter de faire semblant. Un processus mûrement mis au point au fil des années mais que l’on peut saisir en regardant une courte vidéo révélatrice.
Le jour où il a cessé de faire semblant
Imaginez un.e prof qui transforme ses cours en rave parties au lieu d’enseigner mais dont les élèves ont le bac avec mention. Y’a un truc ! C’est ce qui s’est passé avec Trump au cours d’un meeting tenu en Pennsylvanie le 14 octobre dernier. Il faisait chaud. Deux personnes se sont évanouies.
Ça suffit en a conclu l’ex-président en quête de réélection : « Ne posons plus de questions. Écoutons simplement de la musique. Faisons-en une musique (sic). Who the hell wants to hear questions, right? (Qui donc a envie d'entendre des questions ?) »
Ça a duré 39 minutes pendant lesquelles le public s'est remué au son d’Ave Marias et de tubes comme Y.M.C.A tirés de sa playlist de Spotify.
Révélateur ? Pas qu’un peu ! Il vide de sens le meeting, moment sacré (mais vite barbant) de toute campagne politique. Il dit aussi clairement que possible « vous n’avez rien à foutre de ce que je pourrais vous dire et moi rien des questions que vous pourriez me poser ». Ce qui compte c’est d’être ensemble, le reste n’est que billevesée, un mensonge auquel nous ne croyons plus.
Peurs, incertitudes et désaffections
Le bonhomme réussit d’autant mieux qu’il s’exprime dans un contexte de crises multiples et atterrantes pour les Américains comme pour le reste de la planète.
Les États-Unis sont effectivement moins dominants qu’avant. Ce que confirme involontairement le dernier mot du slogan « Make America Great AGAIN ». De quoi inquiéter ceux qui y vivent.
L'accroissement des inégalités fait douter des promesses du système.
La Chine est décidée à reprendre la place de première puissance mondiale. Et les anciens pays colonisés demandent une profonde remise en question des équilibres mondiaux imposés dans le cadre de cinq siècles de domination occidentale.
Des millions (des dizaines, des centaines de millions ?) d'humains voudraient s'installer aux États-Unis, pour fuir des crises économiques, politiques ou climatiques. Trump a si bien compris cette dernière qu’il la nie avec l'espoir que sa réalité alternative sera suffisante pour dissuader. Doux rêve mensonger, comme sa promesse « d’arrêter les guerres ». Promesse-mensonge évidente.
Trump l’a emporté en ignorant, dans ses discours, faits et réalités tels que nous les concevons. « La vérité est ce que tu dis » lui avait enseigné son mentor, l’avocat corrompu Roy Cohn, véritable héros du film dans lequel le milliardaire de l’immobilier n’est encore que The Apprentice.
Mais l’élève a largement dépassé le maître en appliquant à la vie politique et en le déformant à l’extrême le vieux conseil du poète britannique Coleridge expliquant que, dans tout récit de fiction, le lecteur suspendra volontiers son jugement quant à l'invraisemblance de la narration si l’auteur introduit "de l'intérêt humain et un semblant de vérité". C’est dans tous les manuels de Hollywood pour apprentis scénaristes.
Celui de Trump va plus loin : Adieu le simulacre ! Disons n’importe quoi… ou dansons sans rien dire ! Il accélère ainsi la transformation de la politique en spectacle dont il est le héros avec sa passion et sa réussite comme éléments faisant oublier le reste.
Pire encore, il a compris que la création massive de réalités alternatives - privilège traditionnel des religions, était à sa portée. N’invoque-t-il pas, notamment depuis l’attentat dont il a été la victime, sa « mission divine » ? Une façon d’autant plus forte de créer des liens qu’elle repose toujours sur le « storytelling » les histoires qu’on se raconte ensemble et qui, de ce fait créent des liens comme l’explique le sociologue Hartmut Rosa dans son surprenant livre La démocratie a besoin de religion.
Dans un tel contexte, les explications traditionnelles ne suffisent pas pour expliquer le raz de marée porteur du futur président. Même la perte croissante de confiance dans les institutions, la désaffection chez les plus défavorisés. Et même le fait que la gauche molle ne résout pas leurs problèmes économiques « de classe », alors que ses élites s’en éloignent sur les sujets appelés « culturels » aux États-Unis comme le changement climatique, le « care » ou la défense des groupes marginalisés.
Restait à en profiter.
La recette
Deux livres nous disent tout ce qu’il faut savoir. L’un sous forme de roman et l’autre d’essai : Le mage du Kremlin et Les ingénieurs du chaos. Tous deux du même auteur Gerardo da Empoli, l’Ottolenghi de la cuisine politique d’aujourd’hui. A lire.
Contentons nous, aujourd’hui, d’une recette express et commençons par ce que nous n’avons pas envie de reconnaître, un peu comme l’épluchage des légumes :
Tout indique, y compris un fascinant entretien accordé à Playboy en 1990 (confirmé par The Apprentice), qu’il est très intimement convaincu que le reste du monde abuse de l’Amérique (je préfère dire États-Unis), que celle-ci doit réaffirmer sa puissance et que pour avancer il faut être tough (dur, fort, coriace), voir brutal, et gagner sans la moindre considération pour tout ce qui casse.
Depuis sa position de mogul, il sait aborder ce que l’on appelait jadis en France le « petit peuple », donner l’impression de le bien traiter, de l’écouter vraiment. Il utilise sa richesse pour donner l’espoir de réussir à ceux-là même qui n’y parviennent pas.
Son talent personnel s'appuie sur une longue pratique de la communication.
Il montre depuis ses premiers combats dans l’arène new yorkaise que : ni la dénonciation de ses mensonges ni les révélations sur ses turpitudes n’ont le moindre impact sur lui. L’important est qu’on parle de Trump. Une leçon archi-connue que les médias classiques, grands contributeurs à son succès n’ont pas comprise, ni en 2016 ni, ce qui est plus grave, en 2024.
Il a forgé sa compétence en s’adaptant à toutes les formes en vogue au cours des 30 dernières années : tabloïds au moment de la construction de sa Trump Tower, télé-réalité, Twitter très tôt et, au cours des derniers mois, les podcasts conversationnels sans questions embarrassantes mais avec une très forte audience.
La recette de Trump lui permet de se libérer à la fois du vieil adage de McLuhan selon lequel le médium est le message et de celui de Roy Cohn lui inculquant « la vérité est ce que du dis ». Elle repose sur un un raisonnement à la fois audacieux et simplissime : les mensonges deviennent vérité, quel que soit le médium, du moment qu’ils provoquent des émotions. Regardez, si vous ne l’avez pas encore fait, la vidéo insérée plus haut.
Chaud devant… les risques
La répétition de son succès invite à s’interroger. Et si la tromperie, pour ne pas dire le mensonge, était la réalité de la communication (sa vérité ?). C’est en tous cas ce qu’elle véhicule trop souvent, comme le révèlent la plupart des publicités auxquelles nous sommes exposés des milliers de fois par jour aussi bien que les promesses si rarement tenues des candidats aux élections politiques.
Pas besoin, ici, de trancher. Une chose semble claire pourtant : qui fait du mensonge son message ne peut s’en tenir à une victoire électorale.
C’est tout un pan de la société qui pourrait basculer. Commençons par une image simple.
« La catégorie du ressenti se superpose désormais à celles de la vérité et du fait. Ainsi de la météo et des mesures de la température qui affichent à la fois le degré vérifié par les thermomètres et le niveau « ressenti » censé intégrer la force du vent » explique joliment le philosophe français et professeur à New York, François Noudelmann, dans son tout récent livre Peut-on encore sauver la vérité ?
Juste avant d’ajouter que « Le gouvernement par les émotions a toujours été la marque des régimes autoritaires, cependant que les démocraties étaient supposées en appeler à la raison des citoyens ».
Presque en écho, le politiste hongrois Balint Magyar explique dans le New York Times, que « le populisme offre une résolution des problèmes sans contraintes morales » alors que « la démocratie libérale offre des contraintes morales sans résoudre les problèmes».
« Trump promet que vous n'avez pas à penser aux autres » ajoute-t-il.
Encore une promesse, un mensonge, qu’il semble difficile de transformer en réalité sans passer à un régime autoritaire, car « les autres » manquent rarement de frapper à votre porte…
04.10.2024 à 13:18
Où mène la suprématie en intelligence artificielle ≈059
Francis Pisani
Texte intégral (3594 mots)
Les programmes d’intelligence artificielle dont s’est doté Israël aident à comprendre ce qui se passe au Moyen Orient depuis un an, en particulier au cours des dernières semaines et, sans doute, demain. On en parle peu mais une recherche un peu poussée permet d’en saisir l’ampleur et son impact sur l’évolution des pratiques de Tsahal à Gaza et au Liban, pour le moment.
« Nous inventons les outils. Ils nous transforment. Il en va ainsi depuis le galet biface qui, modifiant l’alimentation de ses inventeurs, a ouvert la voie à Homo Sapiens. Il y a 3 millions d’années. Pareil avec l’IA, sauf qu’il faut décider qui commande. » Ces phrases viennent de mon billet IA, politique et mythes grecs ≈014 et datent de Juillet 2023. Nous pouvons maintenant passer aux réalités du monde d’aujourd’hui.
De « L’Alchimiste » à « Où est papa ? », une panoplie de programmes d’IA
Israël dispose d’une panoplie de systèmes en constante interaction. Les plus connus sont :
« The Gospel » (Habsora en hébreu) repère les installations physiques à éliminer.
« Lavender » enregistre et traite toutes les données concernant les militants et combattants du Hamas (quand il s’agit de Gaza) et ceux qui sont sensés l’être.
« Where is Daddy? » détecte quand un cadre rentre chez lui pour l’y éliminer avec sa famille.
L’essentiel de ces informations ont été recueillies et publiées par le média indépendant et sans but lucratif +972 (numéro de code téléphonique partagé par Israël et les territoires palestiniens). Créé en 2010 par quatre journalistes israéliens et palestiniens progressistes. Il a été qualifié par Le Monde de « journal d’investigation ».
Qui doute de telles sources peut se référer à un article publié dans Vortex, revue de l’Armée de l’air française, en 2022 par le Dr Liran Antebi professeure à l’Israeli Air Force Academia, et commandante de réserve dans les forces aériennes israéliennes. Outre « The Gospel, » elle mentionne « The Alchemist », qui permet la détection de cibles en temps réel et « Depth of Wisdom », dont Libération nous dit : « L’outil intègre des fonctions d’analyse de vidéos, de reconnaissance faciale, de voix, de plaque d’immatriculation, d’analyses de données issues de médias sociaux, de pages non publiques du web, ainsi que des données de géolocalisation. Autant de fonctionnalités permettant d’établir des profils analysables par les autres IA précédemment évoquées. À cette liste nous devons ajouter « Fire Factory » mentionné par Bloomberg (avec capture d’écran) qui « vise à optimiser, en temps réel, les plans d’attaques des avions et des drones, en fonction de la nature des cibles choisies ».
Le Jerusalem Post a publié, le 11 octobre 2023, un entretien avec un colonel chef de « la banque de cibles » qui a déclaré que « les capacités de ciblage de l'IA avaient, pour la première fois, aidé les FDI (Forces de défense d’Israël) à atteindre le point où elles peuvent assembler de nouveaux objectifs encore plus rapidement que le rythme des attaques. »
Le même article citant des propos tenus par le général Omer Tishler, chef de l’aviation israélienne explique que « bien entendu, la FDI ne vise pas les civils comme l'a fait le Hamas en masse samedi [7 octobre] et comme il continue de le faire avec ses tirs de roquettes, il y a toujours une cible militaire, mais nous ne sommes pas chirurgicaux ». L'armée de l'air traque partout « des envahisseurs à quiconque met le nez dehors dans Gaza (steps outside in Gaza), en passant par les terroristes qui se cachent à l'intérieur des résidences [civiles] ».
En clair : tout peut être repéré, donc tout peut être détruit…
The Guardian cite Daniel Hagari, porte-parole des FDI (Forces de défense d’Israël), qui a déclaré le 9 octobre de la même année. "L'accent est mis sur les dégâts et non sur la précision ».
Selon le Jerusalem Post, le ministre de la défense a déclaré dès novembre 2023, « Ce que nous pouvons faire à Gaza, nous pouvons le faire à Beyrouth ».
Les travaux que j’utilise ici portent sur l'utilisation de l’IA dans les attaques menées en 2021 et après le 7 octobre 2023 contre Gaza. Je n'ai rien trouvé sur les opérations plus récentes contre le Liban, si ce n’est que leur style, leur précision et leur rythme tout à fait nouveau semble bien correspondre au même dispositif. Il y a une logique derrière tout ça.
Logique de l’instrument
Les théoriciens adorent inventer des « lois » qui ne sont en fait que des régularités, des hypothèses parfois confirmées. Je préfère parler de « logique », une notion moins contraignante mais à laquelle il est difficile d’échapper quand les conditions initiales sont réunies.
Celle à laquelle je m'intéresse aujourd'hui s'appelle la « Loi du marteau », une sorte de biais de jugement impliquant une confiance excessive, voire la dépendance d’un outil. Une de ses formulations consiste à dire « Donnez un marteau à un jeune garçon et il trouvera que tout a besoin d’être martelé », il verra ce qui l’entoure comme autant de clous. Qui ne s’en est jamais pris à une vis récalcitrante en lui donnant un bon coup sur la tête ? Les machines utilisant l’IA sont plus complexes que des marteaux, mais toute technologie transforme celui qui l’utilise… comme l’écriture nous a poussé vers la pensée linéaire.
Quand les clous ou les vis sont des vies humaines, la métaphore du chasse mouche semble mieux s’appliquer dans la mesure où il s’agit de se défaire d’entités vivantes qui gênent. Yoav Galant, ministre de la défense n’a-t-il pas déclaré publiquement « nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence ». Il n’est pas le plus extrémiste de ce gouvernement qui donne les ordres auxquels tous les officiers cités obéissent.
Comment le recours à L’IA a transformé Tsahal
Revenons maintenant aux enquêtes menées par Yuval Abraham pour +972. Elles sont riches de réflexions d’officiers israéliens ayant participé au maniement de ces outils.
« Nous préparons les cibles automatiquement et travaillons selon une liste de contrôle", a déclaré l'une des sources ayant opéré dans la nouvelle Division administrative des cibles., peut-on lire dans un article publié au tout début de l’offensive israélienne en réponse à l’attaque du Hamas lancée le 7 octobre. "C'est vraiment comme une usine. [...] L'idée est que nous sommes jugés en fonction du nombre d'objectifs que nous parvenons à générer." Un ancien officier de renseignement a expliqué que le système Habsora permet à l'armée de gérer une "usine d'assassinats de masse", dans laquelle "l'accent est mis sur la quantité et non sur la qualité".
Lavender a été l’objet d’une enquête publiée en avril 2024 par le même journaliste. Il révèle que ce programme analyse les informations recueillies sur la plupart des 2,3 millions d'habitants de la bande de Gaza grâce à un système de surveillance de masse, puis évalue et classe la probabilité que chaque personne soit active dans l'aile militaire du Hamas ou du Jihad Islamique. Selon certaines sources la machine attribue à presque chaque habitant de Gaza une note de 1 à 100, exprimant la probabilité qu'il s'agisse d'un militant. Son influence sur les opérations militaires était telle qu'ils traitaient essentiellement les résultats de la machine d'IA "comme s'il s'agissait d'une décision humaine". Le personnel ne joue qu’un rôle d’appui ne consacrant pas plus d’environ « 20 secondes » à l’autorisation d’un bombardement sur une cible.
En quoi consiste la transformation ?
Selon ces sources, « au cours des guerres précédentes, les services de renseignement passaient beaucoup de temps à vérifier le nombre de personnes présentes dans une maison destinée à être bombardée. […] Après le 7 octobre, cette vérification minutieuse a été largement abandonnée au profit de l'automatisation. » Pour la FDI, l’intelligence artificielle s’impose ainsi comme la seule façon de faire face au « goulot d’étranglement » que représenterait le manque de personnel nécessaire pour « produire » le nombre de cibles voulu.
« Les erreurs étaient traitées statistiquement », a déclaré à Yuval Abraham une source qui a utilisé Lavender. "En raison de la portée et de l'ampleur du projet, le protocole était le suivant : même si l'on n'est pas sûr que la machine soit bonne, on sait que statistiquement, elle est bonne. Alors, on y va ». Commentaire d’un officier supérieur : « La machine l'a fait froidement. Et cela a facilité les choses ».
23.09.2024 à 08:02
Philo, tech et guerres au Moyen-Orient ≈058
Francis Pisani
Texte intégral (3252 mots)
Alors que la guerre s’étend au Moyen Orient, l’attaque contre les bipeurs marque le début d’une nouvelle étape dans l’histoire des technologies et permet de mieux comprendre le monde vers lequel nous mutons. Surtout si on fait appel à un minimum de philo.
Philosophie Magazine invoque Derrida à propos des explosions de Beyrouth. Son livre La dissémination a été publié en 1969, l’année de l’apparition de l’internet (réseau de réseaux d'ordinateurs) dont les propriétés techniques reposent sur le même principe. Quant au web (réseau de documents), il naît véritablement en 1991. La notion de cyberguerre (affrontement par des moyens digitaux) qui en découle, a germé dans la tête de son inventeur en 1992. Ces trois dynamiques sont à l’oeuvre aux yeux de tous dans les évènements de la semaine dernière.
Une fois déjà, en 1992 à Harvard, j’ai eu l’opportunité d’établir la même connexion philo><tech en écoutant un cadre chargé de la digitalisation pour la chaîne de télé MSNBC dire qu’il fallait « prendre les problèmes par le milieu ». J’ai bondi car je venais de lire Gilles Deleuze et Félix Guattari pour qui ce type de réseau « n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. » C'était dans Rhizomes, image forte et toujours valable qui permet aujourd'hui de mieux comprendre l’efficacité des tunnels du Hamas à Gaza.
De Derrida aux armes de destructions disséminées
Revenons au Liban. Pour Michel Eltchaninoff, auteur de l’article de PhiloMag, cette attaque simultanée en plusieurs endroits à la fois « a remplacé la lourde bombe. Ce mode opératoire — qui vise cependant toujours à provoquer la douleur et la terreur — est une déconstruction de l’acte de guerre massif et localisé ». D’où la référence à Derrida qui explique dans son livre le rôle majeur de la « prolifération », de la « dispersion » et de « l’essaim », mot fort du vocabulaire technologique guerrier.
Les auteurs de cette attaque innovante viennent d’inventer les armes de destructions disséminées sur un grand territoire. Une ère devenue possible avec la généralisation des technologies digitales de connectivité et de l’intelligence artificielle. Ironie sémantique, le concepteur de la déconstruction voir ses théories appliquées pour la destruction.
C’est le moment de rappeler que nous devons l’internet au Ministère de la Défense des États-Unis. C’était, au départ une conception défensive reposant sur la création d’un système disséminé, non hiérarchisé de communications en réseaux.
L'internet et le web réalisent la dissémination
Petit rappel préalable, l’internet est un réseau de communication entre ordinateurs alors que le web permet d’établir des connections entre pages virtuelles. La logique de fond est à peu près la même appliquée à des objets différents. Je m’en tiendrai ici au web dont nous sommes conscients de faire l’expérience quotidienne.
Un des livres les plus simples et les plus éloquents sur notre sujet a été publié en 2002 par David Weinberger sous le titre Small pieces loosely joined (accessible gratuitement en anglais) dans lequel multiplicité et dissémination sont élégamment invoquées en bien peu de mots.
Il y décrit le web comme une « fédération peu structurée (loose) de documents » opération, ajoute-t-il qui se reproduit « dans presque toutes les institutions qu'il touche. » Il change surtout « notre compréhension de ce qui permet aux choses de s'assembler ». Aux choses et aux gens.
Ainsi l’attaque contre bipeurs et walkie-talkies est une mise en oeuvre, une sorte de passage à l’acte guerrier du concept derridien de dissémination et du rôle joué par le web et l'internet sur les institutions qui s'en servent.
La cyberguerre est à la une de nos médias. Elle n’est pourtant pas toute jeune.
La cyberguerre de John Arquilla
Ancien « marine », John Arquilla est professeur à l’École Navale Supérieure de Monterey (Californie), gérée par la US Navy. Je l’y ai interviewé pour la première fois en 1999. L’article est paru dans Le Monde sous le titre Les doux penseurs de la cyberguerre.
Inventeur, en 1992, du terme « cyberwar » il a d’abord mis en avant, avec son collègue David Ronfeldt, l’impact des communications digitales sur les formes d’organisation et le fait qu’elles favorisent les petites entités agiles et connectées dont la forme d’action la plus efficace est le swarm ou essaim : regroupement flash (suivi de dispersion aussi rapide) pour une action précise.
Sous le titre Bitskrieg, Arquilla a publié en 2021 un ouvrage résumant ses positions sur la « révolution dans les affaires militaires ». Le terme utilisé dans le titre devant remplacer, à l’ère informationnelle, le vieux blitzkrieg de l’ère industrielle, la guerre de mouvement utilisant les technologies modernes de déplacement dont les Français ont fait la découverte sur les bords de la Meuse en mai 1940.
Trois ans avant les attaques aux bipeurs il écrivait « Ainsi, le sabotage à l'aide d'explosifs - qui reste une option tout à fait envisageable - peut désormais être complété par des actes de perturbation virtuelle sous la forme de ce que j'appelle le "cybotage". Au-delà des habituelles attaques par déni de service et des divers logiciels malveillants conçus pour perturber les flux d'informations, ou pour corrompre les bases de données, il est également possible d'utiliser des bits et des octets qui causent des dommages physiques à des équipements importants ».
Parmi les règles de ce type d’engagement la plus importante est ce qu’il présente comme un changement de paradigme « beaucoup et petit bat peu et grand ». Nous sommes à l’ère du « beaucoup-petit ».
Cheval de Troie de la dissémination connectée
J’y vois, pour ma part, une conception militaire toute proche de la « dissémination » de Derrida et des « fédérations peu structurées » de Weinberger. Et je note que, comme le philosophe français, il voit son concept renversé dans l’action, et c’est peut-être la partie la plus signifiante de l’offensive bipeurs. Particulièrement efficace parce que disséminé, l’essaim peut-être affaibli par qui a les informations et les outils permettant d’attaquer toutes les « abeilles » d’un coup. Ou, si vous préférez une autre image, visualisez l’attaque aux bipeurs comme un « cheval de Troie des temps modernes » consistant à infiltrer les attaques dans les poches de milliers de personnes connectées plutôt que d’avoir recours au débarquement surprise d’une unité massive. Sans oublier qu’en ces temps de complexité dominante, ceux qui en ont les moyens optent pour des solutions hybrides, détruire les réseaux par le bitztrieg et les hiérarchies par le blitzkrieg.
Précisions d’usage général :
Le Hezbollah a parié sur la « low tech » pour échapper à la supériorité israélienne. Il s’est fait rattraper par l’hyper technologie. La leçon mérite réflexion.
Dans tout conflit, il est déterminant de posséder ce qu’Arquilla appelle « information edge », une marge informationnelle d’avance sur l’autre. Elle permet notamment la précision contre la dispersion aussi bien que les attaques ciblées comme celle ayant éliminé, samedi, une partie des dirigeants de l'unité d’élite de l'organisation libanaise. Cela vaut sans doute pour toute relation un peu tendue.
Mais ça ne suffit pas.
Selon le NYT « amis et adversaires d’Israël » voient le pays comme « technologiquement fort et stratégiquement paumé ». Beaucoup d’infos, mais aucune vision de comment sortir de la guerre. Tout indique même que le gouvernement en place, au lieu de chercher à y mettre fin, est en train de déclencher la généralisation des affrontements.
Comme l’explique Yuval Noah Harari dans Nexus, son dernier livre, les mythes notamment religieux, sont le meilleur ciment social. Ça marche pour toutes les forces en présence dans ce conflit quelles que soient les technologies auxquelles elles ont recours et, peut-être, parce que la philosophie est le cadet de leurs soucis.
17.09.2024 à 08:06
Musk, son écosystème, son secret ≈057
Francis Pisani
Texte intégral (2946 mots)
La première qualité d’Elon Musk est d’inventer des systèmes permettant de produire de façon plus efficace (la carrosserie des Tesla ou la fusée Starship, par exemple) à peu près tout ce qui l’intéresse.
Mais sa plus grande trouvaille réside dans l’écosystème qu’il a construit, comment chacune de ses entreprises renforce les autres avec, toujours, recours à l'intelligence artificielle.
Il fait de son « génie » une carte de visite rabâchée à plus de 150 millions de « followers » sur X (ex Twitter) et largement reprise par les médias qui se font un plaisir de lui servir d’idiot utile… comme je suis conscient de le faire à l’instant ;-( avec, quand même l’intention de vous informer, mais aussi de vous être utile.
« Génie » mais, paraphrasant la sentence de Thomas Edison (bon parrain en l’occurrence), il me semble que, dans son cas, la recette est 1% d’inspiration et 99% de connexions. (ce qui ne l’empêche pas de transpirer, car il bosse le diable).
« X » et « link », clins d’oeil révélateurs
Tesla, sa fabrique de voitures électriques intelligentes aux lignes futuristes, est la partie flashante d’un énorme effort de développement de batteries leur permettant de tenir plus longtemps la route. Et pas que, comme nous le verrons aussitôt après avoir dressé la liste de ses autres atouts.
Space X fabrique les fusées ultra puissantes et réutilisables (donc économiques);
Le réseau de satellites Starlink mis en orbite par SpaceX, représente 50% de tous ceux qui tournent autour de notre planète. Leur nombre, 6.000 aujourd’hui, devrait atteindre 17.000 en 2028 puis dépasser 40.000;
Neuralink développe des interfaces cerveau-ordinateur implantables permettant une communication directe entre le cerveau humain et des dispositifs externes : données et communications;
La Boring company sait construire des réseaux de tunnels en profondeur;
X, son réseau social, reste l’indestructible place publique sur laquelle on ne peut s’empêcher de débattre même quand on n'apprécie pas ce qu'il en fait;
Début septembre, la startup xAI a lancé Colossus, présenté comme le plus grand « calculateur », « ordinateur » ou « data center » du monde. Il a été construit et rendu opérationnel en 122 jours seulement. Qui dit « efficacité » ?
Musk a annoncé dans la foulée qu’il s’apprête à lancer un vol en direction de Mars dans quatre ans, premier pas vers son objectif de colonisation de la planète.
Détails qui m’amusent, plusieurs de ces entreprises contiennent le mot « link », et X représente de la façon la plus simple possible un plexus de connexions.
Creusons un peu.
Les connexions inter-entreprises sont la force du dispositif
Chacune peut être utilisée comme moteur d’appoint pour pousser la dynamique d’une ou plusieurs autres et contribuer à la conquête de Mars.
xAI alimente les véhicules autonomes de Tesla et se nourrit des informations qu’ils collectent. Avec des batteries au point le système facilitera le transport sur Mars dans les souterrains construits grâce à la technologie de The Boring Company
L’utilisation de Neuralink semble particulièrement astucieuse. Connectée à xAI elle devrait permettre aux voyageurs de communiquer entre eux et de bénéficier directement de l’aide de l’intelligence artificielle.
« Bien que toutes les entreprises soient juridiquement distinctes, Elon Musk a créé une ensemble capable de concevoir et de construire toutes les pièces maîtresses nécessaires pour se rendre sur Mars et la coloniser. » explique TheMarsBlueprint.com un site spécialisé.
Colonisation est un mot à prendre au pied de la lettre comme le soulignent de nombreux critiques (sur Wikipedia par exemple). Un indice supplémentaire vient d’être donné par le New York Times : Musk créé sa propre entreprise de sécurité appelée Foundation Security (allusion aux romans de science fiction d’Isaac Asimov). Elle contribue à le protéger aujourd’hui ET me semble pouvoir servir à maintenir l’ordre là-bas quand il le faudra.
Pas encore convaincu.e ? C’est que je n’ai pas encore fait intervenir le rachat de Twitter transformé en X. Car il « investit » en politique en mettant le réseau social qu’il possède à disposition de Trump. Ilfinance sa campagne à coups de centaines de millions de dollars et en promet d’organiser un bureau fédéral de l’efficacité au cas où il gagnerait. Un excellent placement en cas de victoire puisque le projet martien dépend des contrats avec le Pentagone et la NASA sur lesquels la Maison Blanche exerce son autorité.
Mais pourquoi, alors, préférer un candidat plutôt que l’autre ?
Parce que si la totalité des humains sont menacés par nos conneries sur terre, il est probable que seule une portion minuscule puisse envisager de s'installer sur Mars avant que la crise climatique atteigne le niveau de catastrophe menaçant l’humanité d’extinction. La durée de chaque voyage est estimée à plusieurs mois et il faut transporter le matériel. La perspective ne concerne donc que Musk et quelques privilégiés choisis parmi les cadres de ses entreprises (comme l’ingénieure Sarah Gillis de SpaceX) qui vient de faire un tour dans l’espace ou des milliardaires (comme Jared Isaacman son compagnon d'échappée) capables de payer leur billet. Rappelez-vous l’hilarant et dramatique Don’t Look Up…
Or des gens plus raisonnables (même Jeff Bezos fondateur d’Amazon, intéressé lui-même par la conquête spatiale) estiment préférable de mieux préparer la terre aux catastrophes ou, mieux encore, de tout faire pour les éviter, que de transporter une poignée d’humains riches et cyborgisés (Neuralink) sur d’autres planètes.
Nous touchons là des questions sociétales, voire philosophiques face auxquelles Musk se sent mieux avec la droite extrême et cinglée qu’avec des gens dont vous me pardonnerez de dire qu’ils sont plus « terre à terre » (pun intended comme on dit en anglais).
Deux idées simples à retenir
L’IA jouera, bien évidemment, un rôle croissant dans le futur mais il serait erroné de ne faire attention qu’à son fonctionnement ou son impact direct. Le plus intéressant est son utilisation dans autant de domaines que possible.
Prendre en compte les choses, les gens ou les entreprises, voire les additionner, en dresser des listes, ne suffit pas à comprendre la dynamique de notre monde. Il faut aussi prendre en compte ce que j’appelle leur plexité, le potentiel dynamique de leurs réseaux de connexions. Une bonne méthode pour organiser les activités de chacun.e d’entre nous.
Dites-moi ce que ça vous inspire…
02.09.2024 à 07:12
Macron ou l'art « pipé » de tout risquer ≈056
Francis Pisani
Texte intégral (2322 mots)
Coup de poker, la dissolution de juillet n’a pas donné les résultats escomptés… d’où la difficulté de passer à l’étape suivante. Macron aimerait bien « passer » mais la constitution l’oblige à « relancer ». Sa « main » (ses cartes) ne valent pas grand chose, d’où le temps pris pour nommer un nouveau premier ministre.
Ça nous parait interminable, voire abusif, mais ça devrait être le cadet de nos soucis dans la mesure où ça s’inscrit dans une évolution de notre société sur modèle Las Vegas, comme nous l’explique un livre paru cet été.
L’art de tout risquer
On the Edge, The Art of Risking Everything (À la limite, l'art de tout risquer) est écrit par Nate Silver qui, outre ses talents aux cartes, a créé FiveThirtyEight, le site le plus visité sur les probabilités de victoires dans les élections américaines. Et son talent ne s'arrête pas là. Il parie si bien sur les sites sportifs qu’on lui en a limité l’accès. Un monsieur qui mérite notre attention.
Le monde dont il nous parle, celui dans lequel nous avançons encore à tâtons, est divisé entre le « Village » et « la Rivière ». Aux prudents parmi lesquels il range universitaires, partis politiques et médias, - les élites fonctionnant en circuit fermé -, s’opposent ceux qui surfent des flux de toutes sortes en quête d'opportunités. Des individus qui « prennent leurs décisions non pas sur la base de ce qu’ils savent à un moment donné mais sur la valeur escomptée » des retours sur leurs paris.
Sur cette rivière du risque, Silver distingue différents types de tribus allant des intellos aux gamers et aux accros à la crypto en passant par Wall Street et Silicon Valley. Toutes leurs décisions s’expliquent par les gains qu’ils espèrent en tirer. Leur méthode est un calcul mathématique simple.
En anglais ça se dit EV (pour expected value) et ClubPoker.net nous explique qu’il s’agit d’un calcul de ce que rapportera une action soit « [probabilité de gagner]x[gains]-[probabilité de perdre]x[pertes]. C’est sur cette base que se fondent les joueurs de poker, les parieurs sportifs, et tous les investisseurs.
La vraie richesse n’est plus détenue par les monopoles industriels. Il en résulte une sorte d’économie-casino ultra quantifiée dans laquelle les distances entre les possédants et les autres sont savamment maintenues, exacerbées. Tout le monde n’a pas, en effet, la capacité de faire ces calculs, encore moins de prendre de tels risques qui, dans la vie réelle, ne représentent rien pour les plus riches. Nous nous dirigeons vers une sorte d’hyper-capitalisme alimenté par l'intelligence artificielle, dans lequel le butin appartient de manière disproportionnée à ceux qui comprennent les risques et savent évaluer la probabilité de succès de leurs paris.
La société du risque
Attention, nous n’avons pas à faire aux simples lubies d’un joueur malin. Silver s’appuie - en praticien, ce qui est toujours utile) - sur un concept lancé en 1986, juste après Chernobyl, par le sociologue allemand Ulrich Beck avec son livre La société du risque, sur la voie d’une autre modernité (dont je regrette qu’il ne soit pas disponible en format digital).
Il y montrait que notre époque se caractérise par le partage des risques à côté de celui, né avec la modernité, des biens matériels. Il insistait également sur le fait que la pleine dimension de ce phénomène serait atteinte avec la globalisation dans laquelle les réponses nationales, inopérantes, empêcheraient de poser sérieusement la question de la responsabilité.
Silver rebondit en jouant sur la fabuleuse ambivalence de la notion de risque, son potentiel d’opportunités, la capacité d’en calculer les probabilités et donc, pour certains, d’en tirer parti.
« La Rivière est en train de gagner, » regrette Silver. Car, « dans un monde forgé non pas par le labeur des humains mais par les calculs des machines, ceux d'entre nous qui comprennent les algorithmes détiennent les cartes maîtresses. » Le « Village » pourrait bien n’être plus, bientôt qu’un hameau ou qu’un lieu-dit.
Un jeu pipé
Nous évoluons vers une société dans laquelle les risques encourus par chacun.e sont tout aussi inégalement répartis que les biens matériels. Un casino dans lequel les mains sont d’autant plus souvent pipées que certains peuvent miser en utilisant les autres (ou leurs resources) comme jetons.
L’évolution du discours macronien en rend bien compte, car si le « premier de cordée » prend des décisions essentielles pour ceux qui suivent, il est exposé aux mêmes risques. Pas le joueur de Poker décrit par Nate Silver.
Dave Wallace Wells (New York Times) rappelle, à propos du bouquin, que « tout n'est pas un jeu de cartes, que toutes les situations ne gagnent pas à être jouées comme si elles en étaient un. Il est beaucoup plus facile pour n'importe quelle entreprise d’accepter la prise de risque lorsque l'on joue avec l'argent de quelqu'un d'autre ou que l'on sait que l'on peut compter sur un filet de sécurité, financier ou autre. »
Les risques ont toujours existé. Mais leur place évolue de façon dangereuse :
Ils pèsent sur tous les humains et doivent s’affronter au niveau de la planète dit Beck.
Il est maintenant possible à quelques initiés de tirer parti des opportunités qu’ils présentent montre Silver.
Explosif, ou je me trompe ?
30.07.2024 à 08:48
Ce que Trump et l'IA ont en commun ≈055
Francis Pisani
Texte intégral (2607 mots)
Aucune technologie n’est jamais venue « seule ». Les marteaux ont besoin d’artisans ou d’usines pour les fabriquer, de clous à frapper, de meubles et de charpentes à dresser. L’intelligence artificielle a besoin de données à récupérer par tous les moyens et d’humains pour écouter les récits qu’elle fabrique, même quand il s’agit de conneries.
Mais on a rarement vu, un outil devenir politique, autre que symboliquement. Et pourtant, au cours des dernières semaines, les technologies digitales ont fait irruption au plus haut niveau de l’espace américain. Sous formes sonnantes et trébuchantes, comme outil électoral et comme idéologie.
Kamala Harris et J.D. Vance, deux des trois candidats connus à la présidence et vice-présidence ont de très forts liens avec la Silicon Valley. Née dans la région de San Francisco, Harris a été chargée par Biden du dossier intelligence artificielle - « AI czar » dans le jargon de Washington - ce qui l’a conduite à rencontrer les dirigeants des plus grosses boîtes du secteur et à intervenir sur le sujet dans différentes instances internationales. Quant à Vance, le numéro 2 sur le « ticket » de Trump, il y a vécu et investi. Pas que.
État des lieux
La grande majorité des ingénieur.e.s qui travaillent dans les TIC (Technologies de l’information et de la communication) se considèrent comme Démocrates. Nombre de patrons aussi. Jusqu’à présent, et quelles que soient leurs opinions, ces derniers faisaient attention, notamment ceux dont les entreprises possèdent des plateformes importantes de réseaux sociaux, à maintenir une neutralité de façade tant un choix clair risquait de peser directement sur le jeu politique de leur pays.
C’est en train de changer.
Elon Musk vient de déclarer son total soutien à Donald Trump. Il lui a même promis 45 millions de dollars chaque mois jusqu’au vote de novembre (soit 180 millions au total précise Le Monde). Propriétaire tout puissant de X, l’ancien Twitter qui reste le réseau le plus utilisé par journalistes, politiciens et activistes et demeure ainsi le seul espace de débat public, il va mettre tout son poids dans la balance.
Pour le Washington Post « il s'agit de la première élection présidentielle au cours de laquelle une grande plateforme de médias sociaux est contrôlée par un proche allié public de l'un des candidats. Et ce candidat, Trump, en a si souvent violé les règles que les plus importantes ont fini par l'exclure. » Rien de plus facile pour l’homme le plus riche du monde de s’en acheter une et d’y communiquer directement avec ses 190 millions de « followers ».
Mais si Musk est le plus connu et le plus puissant, le plus malin est un de ses acolytes, Peter Thiel, connu pour avoir été un des premiers à financer Facebook devenue Meta et pour ses positions très à droite. Soutien de la première présidence de Trump, il a très tôt repéré le passage de Vance par la Silicon Valley l’a fait travailler pour lui et a financé ses premiers pas politique, c’est-à-dire sa campagne sénatoriale dans l’Ohio. Aux retours financiers sur investissements, il ajoute de bonnes chances de placer un de ses pions dans le duo de tête de la plus grande puissance économique, militaire et technologique de la planète.
L’idéologie
Mes premiers pas dans ce monde de la Baie de San Francisco, en 1995, m’ont permis de rencontrer Jerry Yang, fondateur de Yahoo, et Larry Page, créateur de Google. Des gamins sympathiques qui voulaient, en même temps, faire fortune et changer le monde. Si la première ambition est plus forte que jamais, la seconde apparaît de moins en moins dans les déclarations soigneusement rédigées par leurs services de relations publiques. Yang est discret. Page flirte alternativement avec l’idée d’une Californie indépendante et la création d’îles artificielles éloignées des eaux territoriales états-uniennes sur lesquelles entrepreneurs et investisseurs feraient leur loi sans se soucier de réglementations ni d’impôts.
Musk, pour sa part, envisage tout simplement d’aller s’installer sur la lune où la question des impôts n’est pas encore réglée. Gageons qu’il saura se faire entendre si les fusées de SpaceX font le job ?
Tous ces gens sont de plus en plus clairement « libertariens », des gens qui « ont en commun de penser que l'État est une institution coercitive, illégitime, voire — selon certains — inutile » explique Wikipedia en français.
Marc Andreessen, patron d’un des plus gros sites d’investissements, se propose carrément en maître à penser. Auteur, en octobre 2023, d’un Manifeste « techno optimiste », il fait de l’IA « notre alchimie, notre pierre philosophale. Littéralement nous faisons penser le sable »! Il y voit un « solutionneur » universel de problèmes. En ralentir le développement « coûtera des vies, ce qui est une forme de meurtre. »
Ses ennemis ? « L’éthique dans la tech», «le développement durable», «la responsabilité sociale des entreprises» « la confiance et la sécurité », la notion de « limites de la croissance » et tout ce qui pourrait brider le potentiel humain et l’abondance future. «Nous ne sommes pas des primitifs recroquevillés sur eux-mêmes. Nous sommes le prédateur suprême » clame-t-il.
Allons plus loin à notre tour. N’y a-t-il pas une affinité de fond entre l’IA et Trump ?
Trump et l’IA générative même combat
L’ancien président n’est-il pas le grand mage des réalités alternatives, des prétendus « faits » sans rapport avec la réalité, inventés de toute pièce en fonction de ses besoins à lui ?
L’intelligence générative artificielle n’est-elle pas productrice d’erreurs dues au fait que, strictement dépendants de calculs de probabilité sur la place des mots dans un texte, ses conseils et réponses n’ont pas nécessairement de rapport logique avec la réalité.
Les communicants des boîtes qui en sont responsables parlent « d’hallucinations » mais une récente étude de l’Université de Glasgow trouve le terme trop aimable, voire dangereux et trouvent le terme « bullshit » (connerie ou foutaise) plus approprié. Le mot est utilisé dans la philosophie américaine pour parler des gens qui, sans vraiment mentir, sont totalement insensibles au rapport à la réalité de ce qu’ils disent. « ChatGPT et ses pairs ne peuvent pas s'en préoccuper [puisqu'ils ne savent pas de quoi il s'agit] et sont plutôt, au sens technique du terme, des machines à raconter des conneries » écrivent-ils dans Scientific American.
La différence avec Trump serait alors dans l’intentionnalité (sauf s’il y croit lui-même à ce qu'il dit, ce que nous ne saurions totalement exclure).
Et qu’en est-il des patrons des BigTech (OpenAi, Google, Meta, Amazon, entre autres) ? Lancés dans une course effrénée aux milliards de dollars dont ils ont besoin pour asseoir et développer leurs projets - dont j’apprécie, personnellement, les côtés positifs. Ne sommes nous pas en droit de nous demander si leurs promesses ne constituent pas, elles aussi une hyper puissante « machine à bullshit » ?
Cela fait plusieurs mois que j’hésite à voir dans le mensonge « la vérité de la communication ». Une exagération sans doute, même si on peut l’étayer. Le bullshit, tel que nous venons de le définir, semble un terme plus précis. J’en viens même à me demander s’il n’est pas la norme de nos échanges professionnels, publicitaires et politiques.
Qu’en dites-vous ?
- Persos A à L
- Mona CHOLLET
- Anna COLIN-LEBEDEV
- Julien DEVAUREIX
- Cory DOCTOROW
- EDUC.POP.FR
- Marc ENDEWELD
- Michel GOYA
- Hubert GUILLAUD
- Gérard FILOCHE
- Alain GRANDJEAN
- Hacking-Social
- Samuel HAYAT
- Dana HILLIOT
- François HOUSTE
- Tagrawla INEQQIQI
- Infiltrés (les)
- Clément JEANNEAU
- Paul JORION
- Michel LEPESANT
- Frédéric LORDON
- Blogs persos du Diplo
- LePartisan.info
- Persos M à Z
- Henri MALER
- Christophe MASUTTI
- Romain MIELCAREK
- Richard MONVOISIN
- Corinne MOREL-DARLEUX
- Fabrice NICOLINO
- Timothée PARRIQUE
- Emmanuel PONT
- VisionsCarto
- Yannis YOULOUNTAS
- Michaël ZEMMOUR
- Numérique
- Binaire [Blogs Le Monde]
- Christophe DESCHAMPS
- Louis DERRAC
- Olivier ERTZSCHEID
- Olivier EZRATY
- Framablog
- Francis PISANI
- Pixel de Tracking
- Irénée RÉGNAULD
- Nicolas VIVANT
- Collectifs
- Arguments
- Bondy Blog
- Dérivation
- Dissidences
- Mr Mondialisation
- Palim Psao
- Paris-Luttes.info
- ROJAVA Info
- Créatifs / Art / Fiction
- Nicole ESTEROLLE
- Julien HERVIEUX
- Alessandro PIGNOCCHI
- XKCD