LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie BLOGS Revues Médias
🖋 Corinne MOREL-DARLEUX
Militante écosocialiste, essayiste et romancière
Souscrire à ce FLUX

REVOIR LES LUCIOLES


▸ les 5 dernières parutions

15.02.2025 à 13:50

“Quelque part entre s’en foutre et en crever”

Corinne Morel Darleux

Une chronique rédigée à chaud pour Reporterre en novembre dernier, au moment de la victoire de Donald Trump aux États-Unis. Mercredi 6 novembre. Je me suis levée tôt, comme souvent. Il faisait nuit, calme, j’entendais les grelots de brebis dans le champ d’à côté. Et puis je me suis souvenue du jour qu’on était. Ces …
Texte intégral (1345 mots)

Une chronique rédigée à chaud pour Reporterre en novembre dernier, au moment de la victoire de Donald Trump aux États-Unis.

Mercredi 6 novembre.

Je me suis levée tôt, comme souvent. Il faisait nuit, calme, j’entendais les grelots de brebis dans le champ d’à côté. Et puis je me suis souvenue du jour qu’on était.

Ces derniers temps, j’évite les matinales à la radio. Ça crie trop, le sentiment des mêmes ressorts en boucle, les mêmes égarements, et puis ça parasite l’écriture de mon roman. Mais ce matin, exceptionnellement, j’ai allumé France Culture en direct de Washington. Puis, comme ça me semblait lent, j’ai basculé sur France Inter, émission spéciale et « plateau XXL ». Le tout, en lisant les derniers articles de Mediapart et les titres du Monde, un œil sur les réseaux sociaux où fleurissaient déjà des citations de Jack London ou de La Servante écarlate de Margaret Atwood.

Car l’avez-vous remarqué, quand l’histoire bégaye et s’emballe, on ressent souvent le besoin d’aller puiser dans des mots déjà écrits, pesés et éprouvés. En effet, que dire à chaud, que dire surtout de nouveau, sur tous ces sujets malaxés depuis le siècle dernier, la démocratie, l’écologie, l’immigration, la politique, la misogynie, l’obscurantisme, l’inflation, Gaza, l’Ukraine, le droit à l’avortement, que dire qui ne l’ait déjà été ? J’ai failli poster à mon tour du Romain Gary ou du Walter Benjamin (sur « le silence de ceux qui pensent et qui, justement parce qu’ils pensent, peuvent difficilement se considérer comme ceux qui savent ») et puis finalement renoncé, à quoi bon.

J’ai éteint la radio quand la Pennsylvanie a basculé. Donald Trump était élu. Pas seulement élu : avec la Chambre des représentants, le Sénat, la Cour suprême, il avait les pleins pouvoirs.

La Pennsylvanie. Hier soir, j’ai regardé pour la deuxième fois Voyage au bout de l’enfer. J’avais encore dans la rétine ces trois ouvriers de la sidérurgie, leur jeunesse incandescente, leur sauvagerie insouciante, massacrés au Vietnam. La veille, c’était Apocalypse Now. Et entre les deux, un reportage édifiant sur Arte, « Droite radicale, la conquête de Washington », où les quarante dernières années d’offensives idéologiques, sur le Parti républicain puis sur les États-Unis d’Amérique, sont admirablement analysées par des historiens.

Le Tea Party, l’argent des libertariens, Fox News, le remake du KKK à Charlottesville, l’assaut du Capitole, la capitulation des Républicains modérés, et un candidat formé dès l’enfance à gagner, à réussir sans pitié, entraîné à piétiner toutes les règles de la décence, avec succès. Quarante ans et le plan a fonctionné.

J’ai ouvert, hésité puis fermé mon ordinateur, pas envie de travailler, failli aller planter des bulbes de tulipe tout juste achetés, abandonné l’idée d’aller marcher dans la boue en forêt ou de rattraper le énième cours de yoga manqué, j’étais à deux doigts de me recoucher.

Finalement, j’ai lancé un feu, sorti le dernier bouquin de Mona Chollet et allumé ma quatrième clope de la journée. Tant que j’y étais, avec une bonbonne de café. Au diable le futur, le cancer et la mesure. Qui se soucie encore des règles ?

Et puis, juste avant d’éteindre mon téléphone, je reçois un texto de Gaspard d’Allens, de Reporterre, me demandant un texte intime et sensible, quelque chose sur la dignité du présent, la manière d’affronter les vents contraires, de quoi ne pas fuir illico en forêt dans sa sauvagière.

Alors j’ai changé d’avis. Rallumé mon ordinateur et fait du thé.

Parce que oui, j’ai écrit sur la dignité du présent, ce qu’il nous reste de plus sûr quand les victoires futures semblent de plus en plus hypothétiques dans un monde en train de sombrer. Dit qu’il y a toujours un dixième de degré, un hectare de biodiversité, un geste de solidarité, une vie, un sourire à sauver. Qu’il y a de l’honneur à mener un combat perdu d’avance. Et comme tout ce qu’on écrit, cela m’oblige.

Parce que j’ai aussi écrit sur le refus de parvenir et que le parcours de Donald Trump, mis en compétition avec son frère pour devenir l’héritier de l’empire familial, férocement convaincu que son statut social ne pouvait venir que d’une gigantesque tour dorée, allant jusqu’à inventer des étages qui n’y existent pas pour en afficher plus que ses voisins, parce que ce que représente Donald Trump est probablement ce qui peut se situer à l’extrême le plus opposé.

Quand mon homme est rentré du marché, le texto n’était pas encore arrivé, j’étais affalée sur le canapé et il m’a rappelé que j’avais aussi écrit sur le stoïcisme militant et que ça ne servait à rien de me miner pour des évènements sur lesquels je n’avais aucune prise. Et Rosa Luxemburg s’y est mise, elle aussi, qui m’a rappelé qu’il « faut travailler et faire ce que l’on peut, et pour le reste, tout prendre avec légèreté et bonne humeur. On ne se rend pas la vie meilleure en étant amer ».

Bon. Légèreté et bonne humeur, honnêtement, je ne suis pas sûre de savoir faire. Mais résister à la tentation de la sauvagière, cette fois encore, je vais essayer. Sans amertume, mais avec lucidité. Car que l’on ait prise ou pas, ce sentiment d’un monde qui court à l’abîme, il ne s’agit pas de l’ignorer, mais de ne pas le laisser tout saper. Car le jour où l’on cessera de voir la beauté du monde, alors il n’y aura plus aucune raison de continuer.

Alors finalement, ces tulipes, je vais aller les planter. Et après je me brancherai comme prévu pour cette visio d’activistes, en ignorant la petite voix intérieure qui me souffle que c’est vain.

Il n’est jamais vain de s’interposer, de ralentir le désastre, de tisser des réseaux de solidarité : si nous avons échoué à éviter l’ingérable, peut-être est-il encore temps de gérer l’inévitable et de s’exercer avec une vigueur renouvelée à vivre « sans État, sans pétrole et sans électricité ».

Pour conclure, finalement, du Romain Gary quand même : « Le juste milieu. Quelque part entre s’en foutre et en crever. Entre s’enfermer à double tour et laisser entrer le monde entier. Ne pas se durcir mais ne pas se laisser détruire non plus. Très difficile. »

Photographie : © Yann Levy

billet précédent : A Saint-Claude, dans le Haut Jura

Posted by

Corinne Morel Darleux

publié dans la catégorie Chroniques sur Reporterre

15.02.2025 à 13:42

A Saint-Claude, dans le Haut Jura

Corinne Morel Darleux

A Saint-Claude, dans le Haut Jura, il y a des paquets de brume qui s’accrochent aux hauteurs, un musée de la pipe et du diamant – meilleur titre de musée ever – et ô rêve, ô utopie, un bâtiment historique de la Banque de France de 1923 reconverti récemment en médiathèque, où l’ancienne salle des …
Texte intégral (871 mots)

A Saint-Claude, dans le Haut Jura, il y a des paquets de brume qui s’accrochent aux hauteurs, un musée de la pipe et du diamant – meilleur titre de musée ever – et ô rêve, ô utopie, un bâtiment historique de la Banque de France de 1923 reconverti récemment en médiathèque, où l’ancienne salle des coffres a changé de valeurs et expose désormais des broderies magnifiques réalisées par des couturières en réinsertion à partir du travail de l’artiste Seng Soun Ratanavanh, et où des cours de français pour demandeurs d’asile s’organisent dans l’ancien appartement du directeur.

A Saint-Claude, dans le Haut-Jura, il y a des élèves de 3e incroyables, qui enchantent et atterrent à la fois, rieurs, malicieux quand ils me demandent si j’utilise l’IA, moqueurs entre eux, curieux de savoir combien ça rapporte d’écrire des livres, comment vient l’inspiration, combien de temps ça prend, si j’ai un lieu préféré pour écrire. Des mômes qui parlent trop fort ou pas assez, durs, discrets ou butés, qui parfois rédigent leurs mots au proviseur avec ChatGPT, des jeunes bavards, timides ou boudeurs, parfois tout ça à la fois dans la même heure, et qui mine de rien vous inventent des spin-offs de “Là où le feu et l’ours” magnifiques, terrifiants, lyriques, touchants, complètement barrés, et argumentent effrontément pour introduire dans leur histoire des micros espions et des portables, négocient au rabais des talkie-walkies, alors qu’il n’y a aucune technologie dans le roman et que c’est ce qui en fait tout le piquant. Gloire et respect à leurs enseignantes, perso après trois heures je ne savais plus en sortant du CDI si c’était le moment de déjeuner ou si la nuit allait tomber. Je repars de ces ateliers avec l’image de deux petits durs à cuire en train de lire tout fiers devant la classe l’histoire d’amour avec fin tragique qu’ils ont imaginée et s’en aller tout sourire en me disant que c’était une expérience extraordinaire… Heureuse ô combien d’imaginer des jeunes gens qui repartent moins fâchés avec les mots qu’ils n’étaient arrivés.

Car à Saint-Claude, dans le Haut-Jura, il y a surtout la Maison du peuple et La fraternelle, une ancienne coopérative d’alimentation devenue association.

J’y suis depuis trois jours, reboostée et heureuse de tout. Comment ne pas l’être. Imaginez. Le porche débouche sur une cour intérieure pavée. A gauche, un café chaleureux qui accueille apéros, concerts, rencontres et expos, où on “pastarde” en refaisant le monde jusqu’à point d’heure, où se côtoient toutes les générations et où le verre de Mâcon est à 2 euros 50. A droite, un cinéma muni de trois salles, dont un ancien théâtre sublime, qui jongle habilement entre blockbusters et art & essai pour contenter tout le monde. A l’étage, des bureaux et des logements en coursives, et, en-dessous, tout un univers.

Des caves, avec les étiquettes vieillottes du vin algérien Mascara, des planches de timbres de consommation pour calculer la “ristourne”, la part de bénéfices reversée aux contributeurs et contributrices, et partout les allégories pas possibles de l’époque, là le socialisme (canal historique) représenté sous forme de soleil naissant sur une fresque murale, ici ce drapeau de la CGT (canal historique) kitsch à souhait, mais aussi les appels aux camarades des usines de diamant à racler la poudre de leurs cercles pour alimenter les caisses de solidarité, une bibliothèque en bois avec un buste classé de Jaurès, un studio d’enregistrement, une imprimerie immense et des ateliers de typographie à faire pâlir de jalousie tous les graphistes branchés de Paris.

Bref, une mémoire rarissime de l’histoire ouvrière et de comment il a été possible de vivre humainement, un véritable musée mais pas seulement, ou alors un musée archi-vivant, car ici on perpétue l’esprit de la coopérative tout en s’ouvrant, et ça donne un grand bol de beauté, de fraternité et d’entraide, à s’en exploser les poumons dans un monde de plus en plus oppressant.

billet précédent : Quatre jours

Posted by

Corinne Morel Darleux

publié dans la catégorie Non classé

18.11.2024 à 09:58

Quatre jours

Corinne Morel Darleux

D’abord, tomber par hasard sur une copine de passage et future autrice Dalva (Boa, en janvier) dans le car, avoir un accident de tôle froissée sur un rond point et finir en stop jusqu’à la gare de Valence. Et puis découvrir ébahie la ville antique de Vienne, m’en vouloir d’être passée à côté toutes ces …
Texte intégral (892 mots)

D’abord, tomber par hasard sur une copine de passage et future autrice Dalva (Boa, en janvier) dans le car, avoir un accident de tôle froissée sur un rond point et finir en stop jusqu’à la gare de Valence. Et puis découvrir ébahie la ville antique de Vienne, m’en vouloir d’être passée à côté toutes ces années, sans parler de la magnifique librairie Lucioles, munie du plus beau vis-à-vis de colonnades ever, parler de Alors nous irons trouver la beauté ailleurs et la trouver ici, repartir joyeuse et lestée d’un livre de plus (Andrés Barba, envoûtant), discuter autour d’une pizza des lucioles de Pasolini bien sûr et du prix Goncourt des détenus et relancer comme une bouteille à la mer mon souhait d’intervenir en milieu carcéral. Puis reprendre le lendemain le train pour Lyon et le festival de Villa Gillet, rester ébahie (à nouveau, la chance, je sais) par le travail d’une enseignante de lycée et sa classe de terminale à Saint Priest, discuter avec elles et eux de la compatibilité (ou non) du bonheur et du capitalisme, reprendre espoir. Me l’accrocher en bandoulière l’après-midi avec des jeunes de Bucarest, Leipzig et Oullins qui ont passé trois jours avec la compagnie Thallia sur un de mes textes (Être heureux avec moins ?), entendre leurs trois langues se répondre et s’emmêler, être émue aux larmes des saynètes de critique sociale et de nature en danger surpuissantes qu’ils et elles en ont tiré. Puis faire une séance photo en douce, croiser d’anciens camarades devenus élus, participer à une émission de radio pour Villa Voice avec trois jeunes femmes qu’on a envie de suivre dans leur futur métier, trinquer avec une ancienne londonienne devenue repère littéraire et discuter de nos coups de cœur. Et le lendemain, reprendre le train, découvrir qu’il existe un Lyon-Strasbourg direct (Valence même !) et m’en réjouir, et, pour une fois, pas de saut de puce d’une ville à l’autre mais trois délicieuses journées à Strasbourg, juste avant la furie (m’a-t-on dit) du marché de Noël. Y retrouver la librairie Quai des brumes toujours aussi accueillante, y piocher des petits papiers roulés en guise de mots clés et repartir lestée d’une très belle lettre (merci Lucie !) et d’encore plus de livres (Marie Darrieussecq, crue et déroutante, et Edith Wharton, oh my, si sombre). Loger dans l’hôtel le plus cosy du monde (merci Juliette) et saluer au matin un couple de merles bien dodus, retrouver d’anciennes et tenaces amitiés politiques (Brigitte et Rémy, je vous serre affectueusement la main), décider sur un coup de tête d’avoir les cheveux courts, recevoir de jolis messages de personnes présentes à Vienne, apprendre avec joie que Carla de Mansfield TYA me lit, éprouver enfin un vrai froid d’hiver, déambuler armée de ma chapka entre des bretzels et une cathédrale rose, faire une échappée pour une séance matinale au cinéma Cosmos (Le rêve de l’okapi, j’ai pleuré), enchaîner avec une interview d’ambiance queer et libertaire devant un œuf mayo, une séance photo (oui, encore) en équilibriste sur une pile de chaises, le tout avec des volées de cloches et des échos d’orgue en bande-son permanente, et puis marrainer un salon de la nature du livre dans un jardin pédagogique, au CINE de Bussierre, y glaner trois graines des plus géantes des capucines à replanter chez moi, remettre un prix à une talentueuse et timide dessinatrice (Valentine Plessy), être émue aux larmes (ça devient ridicule) de la lecture à trois voix de mes propres mots par l’association A livre ouvert, repartir lestée d’amour, de recettes de plantes comestibles et de deux nouveaux livres offerts (Gabrielle Filteau-Chiba, merci la librairie Gutenberg, et Claudine Malraison, pas encore lues), choper une valise parce que tout ça est bien beau mais ça ne rentre plus dans mon sac à dos, m’égarer sur les quais et boire un verre de vin en fumant frigorifiée en terrasse en me disant que j’ai une chance inouïe, qu’il y a des gens formidables, que tout n’est pas foutu dans ce monde foutu, et que ça va être doux de rentrer.

billet précédent : « Les Dépossédés » d’Ursula K Le Guin

Posted by

Corinne Morel Darleux

publié dans la catégorie Non classé

billet suivant : A Saint-Claude, dans le Haut Jura

24.10.2024 à 10:47

« Les Dépossédés » d’Ursula K Le Guin

Corinne Morel Darleux

(Archives) Une lecture du roman d’Ursula K Le Guin « Les Dépossédés » (traduit par Henry-Luc Planchat, éditions Robert Laffont, 1974) rédigée en 2021 pour la revue Mouvements 2021/4 n° 108. * «Ô enfant Anarchie, promesse infinie, attention perpétuelle ». Sur la base d’observations erronées, on a longtemps cru que Vénus présentait les mêmes caractéristiques que …
Texte intégral (3288 mots)

(Archives) Une lecture du roman d’Ursula K Le Guin « Les Dépossédés » (traduit par Henry-Luc Planchat, éditions Robert Laffont, 1974) rédigée en 2021 pour la revue Mouvements 2021/4 n° 108.

*
«Ô enfant Anarchie, promesse infinie, attention perpétuelle ».

Sur la base d’observations erronées, on a longtemps cru que Vénus présentait les mêmes caractéristiques que la Terre et pouvait donc abriter la vie. On sait désormais, quatre milliards d’années après leur formation, que les deux planètes « jumelles » ont en réalité suivi des trajectoires très différentes. Alors que les océans se formaient sur Terre et que la vie s’y développait, Vénus – il suffira de dire que le plomb fond à sa surface – est devenue un enfer.

Il est aussi question des destins croisés de deux planètes dans Les Dépossédés d’Ursula le Guin. Deux sœurs ennemies qui ne pourraient être plus dissemblables : Urras, univers verdoyant et fertile peuplé d’un milliard d’individus, et sa lune Anarres, « planète de l’espoir, caillou aride » sur lequel ne vivent que des poissons, des vers… et vingt millions d’anciens insurgés.

Les proscrits y ont fondé près de deux siècles plus tôt une société anarchiste qui refuse « d’aller jusqu’au tribalisme pré-urbain » et s’organise en « structures cellulaires urbaines », version précoce du municipalisme libertaire1. Leur projet politique repose sur l’abolition de la propriété privée, suivant le motto : « Rien n’est à toi. Si tu ne partages pas, tu ne peux pas utiliser », un principe étendu jusqu’au langage qui exclut tout pronom possessif : pour parler de sa génitrice on dira « la mère » et pour s’interroger « il y a une question ».

La propriété n’existant pas sur Anarres, le commerce, la monnaie et le vol n’y existent pas davantage et le suivi scrupuleux des règles sociales est la seule loi qui s’impose. « Interdit ? C’est un mot non organique ! » s’exclame ainsi le personnage principal, Shevek, alors qu’il est encore enfant. Comme dans le Shangri-La porté à l’écran par Frank Capra2, il n’y a donc sur Anarres ni banques, ni prisons, et pas plus de gouvernement – ce qui fera dire à Shevek, à son arrivée sur Urras : « je suis, par mon existence même, la réfutation de la nécessité de l’État ».

La sobriété y est une vertu nourrie à la fois de nécessité et de philosophie politique. L’alimentation est rationnée, mais personne ne meurt de faim. Les dortoirs sont collectifs, mais personne n’est à la rue. Les tâches pénibles sont partagées et les maigres ressources mises en commun. L’économie organique traque le gaspillage, le futile et l’inutile afin d’assurer le nécessaire. Et au final, tout ça se passe plutôt bien. N’ayant jamais connu l’abondance ni la publicité, nul sur Anarres ne verrait l’intérêt qu’il peut y avoir à posséder chacun le même objet quand on ne s’en sert qu’une fois l’an, ni à avoir plusieurs maisons quand chaque nuit on ne peut dormir que dans un lit. Tout excès, qualifié d’« excrément », est banni.

C’est dire l’ébahissement du physicien Shevek quand il débarque, dans l’espoir de rétablir des liens entre les deux planètes, sur l’Urras des « propriétaires ». Ne faisons pas mystère, celle-ci ressemble furieusement à notre Terre : frivolité de la consommation, accumulation matérielle, misogynie et règne du « fric », produits de luxe, vague vernis écologiste et inconséquence du jetable… Urras nous offre un effet loupe tétanisant, d’autant plus efficace qu’Ursula le Guin a recours au procédé littéraire qui consiste à mettre en scène un profane, un nouveau venu à qui on peut tout expliquer, jusqu’à l’évidence : ce sera Shevek le communaliste découvrant à la quarantaine, en homme fait, un monde qui lui est totalement inconnu.

Voir, à travers ses yeux, le modèle de croissance économique par dégradation3 en marche, s’étonner de travers capitalistes qui n’ont pas imprégné son esprit depuis l’enfance, suffoquer avec lui à en vouloir « se cacher les yeux » devant les magasins dégorgeant de taille-crayons électriques ou de manteaux de fourrure coûteux, redécouvrir l’existence du sèche-cheveu, du vêtement pour dormir et de la chasse d’eau potable, tout cela a quelque chose de vertigineux – mais aussi de puissamment réconfortant : voilà enfin un ami, pour qui le monde ne va pas de soi et qui est saisi du même sentiment profond d’absurdité à nous voir vivre ainsi.

Mais si Les Dépossédés est considéré comme un « important roman politique comme la littérature américaine en a peu produit depuis Le talon de fer de Jack London »4, c’est parce qu’il offre beaucoup plus que la simple mise en miroir manichéenne du Bien et du Mal, de la mesure et de l’hubris, entre une planète capitaliste et une planète anarchiste. En effet, si Ursula le Guin oppose « l’ostentation coûteuse » et « la grâce dans la retenue », Shevek n’est pas pour autant rigoriste au point de ne pas savoir apprécier le confort d’un lit moelleux ou d’un feu de cheminée, la beauté bouleversante de paysages foisonnants ou l’amitié d’une loutre apprivoisée (non sans une pointe d’anxiété, rappelons qu’il n’y a pas d’animaux sur Anarres). Il constate, surpris, que le confort matériel n’empêche pas les habitants de se montrer travailleurs et que le profit peut être un puissant moteur, avant de se trouver confronté aux coulisses du décor. Car sur Urras aussi il y a des insurrections, de la répression armée et des mains mutilées…

Parallèlement, au fil du roman qui alterne entre temps présent sur Urras et passé sur Anarres, des failles apparaissent également dans l’utopie anarchiste. On y voit par exemple un Shevek étudiant se heurtant à des phénomènes de pouvoir et d’autoritarisme qui, en l’absence de gouvernement central, ont trouvé à se développer dans les couloirs de l’université. Une pièce de théâtre un peu trop subversive met son créateur au ban de la société et finit par l’envoyer à « l’asile ». L’accusation d’« égotiser », équivalent communaliste du péché d’orgueil, se révèle un moyen commode d’étouffer les idées et l’individu qui les porte. Le « gouvernement inavoué et inadmissible de l’opinion publique » peut se montrer aussi implacable et scélérat que la loi d’un parlement monarchique. Enfin, on s’y souvient que l’autosuffisance se réfléchit plus aisément « sur un sol généreux » : confrontés au dénuement, acculés à commercer avec leurs anciens ennemis dont « l’ère de l’auto-pillage avait vidé les mines » et de leur fournir leurs seules richesses – mercure, cuivre, uranium, fer, or et aluminium -, « le monde libre d’Anarres était devenu une colonie minière d’Urras ».

Si Ursula le Guin a elle-même qualifié Les Dépossédés d’« utopie ambiguë », l’ambiguïté ne réside pas, de toute évidence, dans ses inclinations politiques. Elle résulterait plutôt de l’exigence qu’elle met à explorer celles-ci méthodiquement et à les pousser dans leurs retranchements sans céder à la facilité de la propagande. Les dépossédés est sans ambiguïté un grand roman politique, qui traite du défi immémorial de l’équilibre subtil entre liberté et responsabilité, et témoigne chez son autrice d’une pensée complexe – la vraie, celle qui émane d’un esprit non dogmatique et sait combiner harmonieusement aménité et radicalité.

Empreint d’une grande humanité, Les dépossédés est aussi l’histoire d’un exilé permanent, «nuchnib » (l’équivalent du maverick sur Anarres) solitaire dans un monde collectiviste et «mendiant » chez les possédants, comme Shevek se qualifie lui-même ironiquement. On y retrouve la malice du texte « La vieille dame et l’espace », paru en 19765, la simplicité intelligente d’Ursula le Guin et l’acuité, plus que jamais, de tous ses sujets de prédilection : l’émancipation des femmes, la musique et la nature du temps, l’allocation des ressources, la valeur d’usage et la notion de subsistance.

Sans sous-estimer le biais qui veut qu’on ne trouve dans un texte que les références qu’on possède déjà – et qu’on souhaite y trouver -, il y a dans Les dépossédés des accents proudhoniens (« pour faire un voleur, faites un propriétaire ») et des échos évidents à la dictature parfaite d’Aldous Huxley qui décrivait « une prison sans murs (…) où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude », là où Shevek déclare, à propos d’Urras : « ils pensent que si les gens possèdent assez de choses ils sont contents de vivre en prison ». Mais il y a surtout une vision et un décryptage du futur qui s’avère, un demi-siècle plus tard, limpide et brillant. A dire vrai, la pensée d’Ursula le Guin est si contemporaine qu’on s’étonne à peine que le roman débute avec un mur, l’injection d’un vaccin et des espaces de quarantaine.

Avec les défis vertigineux posés aujourd’hui par le dérèglement climatique, les programmes d’exploration spatiale vers Vénus connaissent un regain d’intérêt. On veut désormais savoir comment Vénus est devenue aussi inhospitalière, quels sont les processus d’emballement qui ont pu générer de si hautes températures, si elle a connu la présence d’eau et de vie, et si oui, comment tout ceci a disparu. Bill Nelson, ancien astronaute et administrateur de la NASA, annonçait ainsi en juin 2021 deux nouvelles missions d’exploration vers Vénus6. Il reste à espérer que ce ne soit pas pour en faire une colonie minière ou y exiler les militants les plus déterminés – car s’il s’agit de savoir comment nous sommes en train de détruire notre planète, point n’est besoin d’aller si loin. Il suffit de lire Ursula le Guin, qui écrivait déjà il y a quarante ans : « L’avenir est devenu inhabitable »7.

1 Murray Bookchin, From Urbanization to Cities, Cassell (1995) 2 « Les horizons perdus », film de Frank Capra (1937) 3 Formule empruntée à l’économiste grec Yannis Eustathopoulos 4 Dans l’édition française de 1975, traduction de Henry-Luc Planchat, collection « Ailleurs et demain » dirigée par Gérard Klein chez Robert Laffont 5 Ursula K Le Guin, Danser au bord du Monde (mots, femmes, territoires), traduit par Hélène Collon, éditions de l’Éclat (2020) 6 Les faits et citations concernant Vénus sont tirées de l’émission « Le temps d’un bivouac » du 16 juillet 2021 sur France Inter 7 « Faire Face » (1982), publié dans Danser au bord du Monde, ibid.
billet précédent : De l’importance (ou pas) des nouveaux récits

Posted by

Corinne Morel Darleux

publié dans la catégorie Anticipations et fictions

15.10.2024 à 14:24

De l’importance (ou pas) des nouveaux récits

Corinne Morel Darleux

Chronique rédigée pour le numéro d’été 2024 du magazine Imagine. De l’importance (ou pas) des nouveaux récits On a pu croire pendant longtemps que le problème était un déficit d’informations. Que quand les gens sauraient, pour le climat, la biodiversité, les injustices sociales, le monde changerait. Mais il y a eu des rapports et des …
Texte intégral (945 mots)

Chronique rédigée pour le numéro d’été 2024 du magazine Imagine.

De l’importance (ou pas) des nouveaux récits

On a pu croire pendant longtemps que le problème était un déficit d’informations. Que quand les gens sauraient, pour le climat, la biodiversité, les injustices sociales, le monde changerait. Mais il y a eu des rapports et des bulletins spéciaux, des scandales à répétition, des médias alternatifs et des réseaux sociaux, et l’accès à l’information n’a pas fait la révolution.

Alors, l’impact sur les cerveaux ayant visiblement ses limites, on s’est dit qu’on allait tenter le cœur, les veines, les tripes, et, depuis quelques années, on voit fleurir les appels à créer de nouveaux récits contenant plus d’utopie, de collectif et de ruisseaux, avec l’espoir sous-jacent qu’il serait possible, par la fiction et la création, de faire bouger les lignes.

C’est ainsi que je rencontre régulièrement des autrices, écrivains et artistes qui doutent de la pertinence de leur pratique dans un monde qui sombre et se sentent tenus de mettre à tout prix leurs œuvres au service d’une cause et de messages politiques. C’est tout à leur honneur bien sûr, mais j’aimerais qu’ils n’en fassent rien. Parce qu’on n’a jamais eu autant besoin, aussi, d’espaces “inutiles”, gratuits, simplement beaux, inattendus ou dérangeants. Personnellement, quand j’ouvre un roman, je veux respirer loin de ce monde pendant une heure ou deux, je veux changer de peau, d’horizons, j’ai besoin qu’on m’emmène ailleurs. La dernière chose dont j’ai besoin est qu’on me glisse un tract politique à l’intérieur.

Surtout, cette mode des nouveaux récits me laisse parfois perplexe. Car laisser penser que tout dépendrait de la capacité des individus à renouer avec le vivant ou à exercer leur sensibilité pour changer de comportement relève d’une vision au mieux angéliste, au pire libérale.

Nous avons besoin de nouveaux imaginaires, c’est certain. Mais d’une part, nos imaginaires se nourrissent aussi de luttes – un champ sur lequel se dressent des chapiteaux, des cuisines collectives pour trois cents convives, une balade naturaliste sur une ZAD, l’attente d’un verdict ou le lancement d’une caisse de solidarité créent de la culture et un récit communs. Et d’autre part, une fois les imaginaires décolonisés, encore faut-il ne pas se retrouver pris dans des rapports de domination, des contraintes matérielles qui vous empêchent de bouger, dans un monde dévasté qui fait que vous vous retrouvez là, les bras ballants, la tête pleine de désir et de belles idées mais plus rien à sauver.

Je crois profondément qu’un récit peut bouleverser, décadrer le regard, changer notre rapport au monde. Mais je crois tout aussi fort que si on veut vraiment obtenir une transformation en profondeur de la société, il faut agir simultanément sur trois piliers : la bataille culturelle, certes, et il y a fort à faire, mais aussi la résistance – en s’opposant frontalement à l’accaparement et à la destruction à travers des occupations, des blocages, des désarmements -, et les alternatives, ou actions préfiguratives, qui montrent dès aujourd’hui qu’il est possible de vivre autrement, sans attendre une hypothétique prise de pouvoir, une révolution ou que tout le monde ait lu les bons romans.

L’espoir parfois démesuré placé dans ces nouveaux récits vient je crois du fait qu’on continue à chercher un truc qui n’existe pas et n’existera jamais : une baguette magique. Comme si les livres allaient réussir là où les bulletins de vote ont échoué, comme si tout allait surgir par le récit, comme si une fiction, seule, pouvait changer la vie. Donner chair et sensibilité à des concepts abstraits, rendre la fin de ce monde désirable – si une telle chose est possible-, créer des déclics et générer des actes… Il n’y a pas de raccourci en politique. On a besoin pour ça de tout à la fois : de soulèvements, de fermes et de de romans, d’éthique, de poésie et d’esthétique, de beau et d’utile.

Illustration : Zan Zig performing with rabbit and roses, including hat trick and levitation. Advertising poster for the magician (who seems to have left no other trace behind)., 1899. Strobridge Litho. Co., Cincinnati & New York, Public domain, via Wikimedia Commons

billet précédent : Une « vérité extatique » : Fitzcarraldo

Posted by

Corinne Morel Darleux

publié dans la catégorie Non classé

billet suivant : « Les Dépossédés » d’Ursula K Le Guin
5 / 5
 Persos A à L
Mona CHOLLET
Anna COLIN-LEBEDEV
Julien DEVAUREIX
Cory DOCTOROW
EDUC.POP.FR
Marc ENDEWELD
Michel GOYA
Hubert GUILLAUD
Gérard FILOCHE
Alain GRANDJEAN
Hacking-Social
Samuel HAYAT
Dana HILLIOT
François HOUSTE
Tagrawla INEQQIQI
Infiltrés (les)
Clément JEANNEAU
Paul JORION
Michel LEPESANT
Frédéric LORDON
Blogs persos du Diplo
LePartisan.info
 
 Persos M à Z
Henri MALER
Christophe MASUTTI
Romain MIELCAREK
Richard MONVOISIN
Corinne MOREL-DARLEUX
Fabrice NICOLINO
Timothée PARRIQUE
Emmanuel PONT
VisionsCarto
Yannis YOULOUNTAS
Michaël ZEMMOUR
 
  Numérique
Christophe DESCHAMPS
Louis DERRAC
Olivier ERTZSCHEID
Olivier EZRATY
Framablog
Francis PISANI
Pixel de Tracking
Irénée RÉGNAULD
Nicolas VIVANT
 
  Collectifs
Arguments
Bondy Blog
Dérivation
Dissidences
Mr Mondialisation
Palim Psao
Paris-Luttes.info
ROJAVA Info
 
  Créatifs / Art / Fiction
Nicole ESTEROLLE
Julien HERVIEUX
Alessandro PIGNOCCHI
XKCD
🌓