Une chronique rédigée à chaud pour Reporterre en novembre dernier, au moment de la victoire de Donald Trump aux États-Unis.
Mercredi 6 novembre.
Je me suis levée tôt, comme souvent. Il faisait nuit, calme, j’entendais les grelots de brebis dans le champ d’à côté. Et puis je me suis souvenue du jour qu’on était.
Ces derniers temps, j’évite les matinales à la radio. Ça crie trop, le sentiment des mêmes ressorts en boucle, les mêmes égarements, et puis ça parasite l’écriture de mon roman. Mais ce matin, exceptionnellement, j’ai allumé France Culture en direct de Washington. Puis, comme ça me semblait lent, j’ai basculé sur France Inter, émission spéciale et « plateau XXL ». Le tout, en lisant les derniers articles de Mediapart et les titres du Monde, un œil sur les réseaux sociaux où fleurissaient déjà des citations de Jack London ou de La Servante écarlate de Margaret Atwood.
Car l’avez-vous remarqué, quand l’histoire bégaye et s’emballe, on ressent souvent le besoin d’aller puiser dans des mots déjà écrits, pesés et éprouvés. En effet, que dire à chaud, que dire surtout de nouveau, sur tous ces sujets malaxés depuis le siècle dernier, la démocratie, l’écologie, l’immigration, la politique, la misogynie, l’obscurantisme, l’inflation, Gaza, l’Ukraine, le droit à l’avortement, que dire qui ne l’ait déjà été ? J’ai failli poster à mon tour du Romain Gary ou du Walter Benjamin (sur « le silence de ceux qui pensent et qui, justement parce qu’ils pensent, peuvent difficilement se considérer comme ceux qui savent ») et puis finalement renoncé, à quoi bon.
J’ai éteint la radio quand la Pennsylvanie a basculé. Donald Trump était élu. Pas seulement élu : avec la Chambre des représentants, le Sénat, la Cour suprême, il avait les pleins pouvoirs.
La Pennsylvanie. Hier soir, j’ai regardé pour la deuxième fois Voyage au bout de l’enfer. J’avais encore dans la rétine ces trois ouvriers de la sidérurgie, leur jeunesse incandescente, leur sauvagerie insouciante, massacrés au Vietnam. La veille, c’était Apocalypse Now. Et entre les deux, un reportage édifiant sur Arte, « Droite radicale, la conquête de Washington », où les quarante dernières années d’offensives idéologiques, sur le Parti républicain puis sur les États-Unis d’Amérique, sont admirablement analysées par des historiens.
Le Tea Party, l’argent des libertariens, Fox News, le remake du KKK à Charlottesville, l’assaut du Capitole, la capitulation des Républicains modérés, et un candidat formé dès l’enfance à gagner, à réussir sans pitié, entraîné à piétiner toutes les règles de la décence, avec succès. Quarante ans et le plan a fonctionné.
J’ai ouvert, hésité puis fermé mon ordinateur, pas envie de travailler, failli aller planter des bulbes de tulipe tout juste achetés, abandonné l’idée d’aller marcher dans la boue en forêt ou de rattraper le énième cours de yoga manqué, j’étais à deux doigts de me recoucher.
Finalement, j’ai lancé un feu, sorti le dernier bouquin de Mona Chollet et allumé ma quatrième clope de la journée. Tant que j’y étais, avec une bonbonne de café. Au diable le futur, le cancer et la mesure. Qui se soucie encore des règles ?
Et puis, juste avant d’éteindre mon téléphone, je reçois un texto de Gaspard d’Allens, de Reporterre, me demandant un texte intime et sensible, quelque chose sur la dignité du présent, la manière d’affronter les vents contraires, de quoi ne pas fuir illico en forêt dans sa sauvagière.
Alors j’ai changé d’avis. Rallumé mon ordinateur et fait du thé.
Parce que oui, j’ai écrit sur la dignité du présent, ce qu’il nous reste de plus sûr quand les victoires futures semblent de plus en plus hypothétiques dans un monde en train de sombrer. Dit qu’il y a toujours un dixième de degré, un hectare de biodiversité, un geste de solidarité, une vie, un sourire à sauver. Qu’il y a de l’honneur à mener un combat perdu d’avance. Et comme tout ce qu’on écrit, cela m’oblige.
Parce que j’ai aussi écrit sur le refus de parvenir et que le parcours de Donald Trump, mis en compétition avec son frère pour devenir l’héritier de l’empire familial, férocement convaincu que son statut social ne pouvait venir que d’une gigantesque tour dorée, allant jusqu’à inventer des étages qui n’y existent pas pour en afficher plus que ses voisins, parce que ce que représente Donald Trump est probablement ce qui peut se situer à l’extrême le plus opposé.
Quand mon homme est rentré du marché, le texto n’était pas encore arrivé, j’étais affalée sur le canapé et il m’a rappelé que j’avais aussi écrit sur le stoïcisme militant et que ça ne servait à rien de me miner pour des évènements sur lesquels je n’avais aucune prise. Et Rosa Luxemburg s’y est mise, elle aussi, qui m’a rappelé qu’il « faut travailler et faire ce que l’on peut, et pour le reste, tout prendre avec légèreté et bonne humeur. On ne se rend pas la vie meilleure en étant amer ».
Bon. Légèreté et bonne humeur, honnêtement, je ne suis pas sûre de savoir faire. Mais résister à la tentation de la sauvagière, cette fois encore, je vais essayer. Sans amertume, mais avec lucidité. Car que l’on ait prise ou pas, ce sentiment d’un monde qui court à l’abîme, il ne s’agit pas de l’ignorer, mais de ne pas le laisser tout saper. Car le jour où l’on cessera de voir la beauté du monde, alors il n’y aura plus aucune raison de continuer.
Alors finalement, ces tulipes, je vais aller les planter. Et après je me brancherai comme prévu pour cette visio d’activistes, en ignorant la petite voix intérieure qui me souffle que c’est vain.
Il n’est jamais vain de s’interposer, de ralentir le désastre, de tisser des réseaux de solidarité : si nous avons échoué à éviter l’ingérable, peut-être est-il encore temps de gérer l’inévitable et de s’exercer avec une vigueur renouvelée à vivre « sans État, sans pétrole et sans électricité ».
Pour conclure, finalement, du Romain Gary quand même : « Le juste milieu. Quelque part entre s’en foutre et en crever. Entre s’enfermer à double tour et laisser entrer le monde entier. Ne pas se durcir mais ne pas se laisser détruire non plus. Très difficile. »
Photographie : © Yann Levy