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Corinne MOREL-DARLEUX

Militante écosocialiste, essayiste et romancière.

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18.11.2024 à 09:58

Quatre jours

Corinne Morel Darleux

D’abord, tomber par hasard sur une copine de passage et future autrice Dalva (Boa, en janvier) dans le car, avoir un accident de tôle froissée sur un rond point et finir en stop jusqu’à la gare de Valence. Et puis découvrir ébahie la ville antique de Vienne, m’en vouloir d’être passée à côté toutes ces …
Texte intégral (875 mots)

D’abord, tomber par hasard sur une copine de passage et future autrice Dalva (Boa, en janvier) dans le car, avoir un accident de tôle froissée sur un rond point et finir en stop jusqu’à la gare de Valence. Et puis découvrir ébahie la ville antique de Vienne, m’en vouloir d’être passée à côté toutes ces années, sans parler de la magnifique librairie Lucioles, munie du plus beau vis-à-vis de colonnades ever, parler de Alors nous irons trouver la beauté ailleurs et la trouver ici, repartir joyeuse et lestée d’un livre de plus (Andrés Barba, envoûtant), discuter autour d’une pizza des lucioles de Pasolini bien sûr et du prix Goncourt des détenus et relancer comme une bouteille à la mer mon souhait d’intervenir en milieu carcéral. Puis reprendre le lendemain le train pour Lyon et le festival de Villa Gillet, rester ébahie (à nouveau, la chance, je sais) par le travail d’une enseignante de lycée et sa classe de terminale à Saint Priest, discuter avec elles et eux de la compatibilité (ou non) du bonheur et du capitalisme, reprendre espoir. Me l’accrocher en bandoulière l’après-midi avec des jeunes de Bucarest, Leipzig et Oullins qui ont passé trois jours avec la compagnie Thallia sur un de mes textes (Être heureux avec moins ?), entendre leurs trois langues se répondre et s’emmêler, être émue aux larmes des saynètes de critique sociale et de nature en danger surpuissantes qu’ils et elles en ont tiré. Puis faire une séance photo en douce, croiser d’anciens camarades devenus élus, participer à une émission de radio pour Villa Voice avec trois jeunes femmes qu’on a envie de suivre dans leur futur métier, trinquer avec une ancienne londonienne devenue repère littéraire et discuter de nos coups de cœur. Et le lendemain, reprendre le train, découvrir qu’il existe un Lyon-Strasbourg direct (Valence même !) et m’en réjouir, et, pour une fois, pas de saut de puce d’une ville à l’autre mais trois délicieuses journées à Strasbourg, juste avant la furie (m’a-t-on dit) du marché de Noël. Y retrouver la librairie Quai des brumes toujours aussi accueillante, y piocher des petits papiers roulés en guise de mots clés et repartir lestée d’une très belle lettre (merci Lucie !) et d’encore plus de livres (Marie Darrieussecq, crue et déroutante, et Edith Wharton, oh my, si sombre). Loger dans l’hôtel le plus cosy du monde (merci Juliette) et saluer au matin un couple de merles bien dodus, retrouver d’anciennes et tenaces amitiés politiques (Brigitte et Rémy, je vous serre affectueusement la main), décider sur un coup de tête d’avoir les cheveux courts, recevoir de jolis messages de personnes présentes à Vienne, apprendre avec joie que Carla de Mansfield TYA me lit, éprouver enfin un vrai froid d’hiver, déambuler armée de ma chapka entre des bretzels et une cathédrale rose, faire une échappée pour une séance matinale au cinéma Cosmos (Le rêve de l’okapi, j’ai pleuré), enchaîner avec une interview d’ambiance queer et libertaire devant un œuf mayo, une séance photo (oui, encore) en équilibriste sur une pile de chaises, le tout avec des volées de cloches et des échos d’orgue en bande-son permanente, et puis marrainer un salon de la nature du livre dans un jardin pédagogique, au CINE de Bussierre, y glaner trois graines des plus géantes des capucines à replanter chez moi, remettre un prix à une talentueuse et timide dessinatrice (Valentine Plessy), être émue aux larmes (ça devient ridicule) de la lecture à trois voix de mes propres mots par l’association A livre ouvert, repartir lestée d’amour, de recettes de plantes comestibles et de deux nouveaux livres offerts (Gabrielle Filteau-Chiba, merci la librairie Gutenberg, et Claudine Malraison, pas encore lues), choper une valise parce que tout ça est bien beau mais ça ne rentre plus dans mon sac à dos, m’égarer sur les quais et boire un verre de vin en fumant frigorifiée en terrasse en me disant que j’ai une chance inouïe, qu’il y a des gens formidables, que tout n’est pas foutu dans ce monde foutu, et que ça va être doux de rentrer.

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Corinne Morel Darleux

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24.10.2024 à 10:47

« Les Dépossédés » d’Ursula K Le Guin

Corinne Morel Darleux

(Archives) Une lecture du roman d’Ursula K Le Guin « Les Dépossédés » (traduit par Henry-Luc Planchat, éditions Robert Laffont, 1974) rédigée en 2021 pour la revue Mouvements 2021/4 n° 108. * «Ô enfant Anarchie, promesse infinie, attention perpétuelle ». Sur la base d’observations erronées, on a longtemps cru que Vénus présentait les mêmes caractéristiques que …
Texte intégral (3288 mots)

(Archives) Une lecture du roman d’Ursula K Le Guin « Les Dépossédés » (traduit par Henry-Luc Planchat, éditions Robert Laffont, 1974) rédigée en 2021 pour la revue Mouvements 2021/4 n° 108.

*
«Ô enfant Anarchie, promesse infinie, attention perpétuelle ».

Sur la base d’observations erronées, on a longtemps cru que Vénus présentait les mêmes caractéristiques que la Terre et pouvait donc abriter la vie. On sait désormais, quatre milliards d’années après leur formation, que les deux planètes « jumelles » ont en réalité suivi des trajectoires très différentes. Alors que les océans se formaient sur Terre et que la vie s’y développait, Vénus – il suffira de dire que le plomb fond à sa surface – est devenue un enfer.

Il est aussi question des destins croisés de deux planètes dans Les Dépossédés d’Ursula le Guin. Deux sœurs ennemies qui ne pourraient être plus dissemblables : Urras, univers verdoyant et fertile peuplé d’un milliard d’individus, et sa lune Anarres, « planète de l’espoir, caillou aride » sur lequel ne vivent que des poissons, des vers… et vingt millions d’anciens insurgés.

Les proscrits y ont fondé près de deux siècles plus tôt une société anarchiste qui refuse « d’aller jusqu’au tribalisme pré-urbain » et s’organise en « structures cellulaires urbaines », version précoce du municipalisme libertaire1. Leur projet politique repose sur l’abolition de la propriété privée, suivant le motto : « Rien n’est à toi. Si tu ne partages pas, tu ne peux pas utiliser », un principe étendu jusqu’au langage qui exclut tout pronom possessif : pour parler de sa génitrice on dira « la mère » et pour s’interroger « il y a une question ».

La propriété n’existant pas sur Anarres, le commerce, la monnaie et le vol n’y existent pas davantage et le suivi scrupuleux des règles sociales est la seule loi qui s’impose. « Interdit ? C’est un mot non organique ! » s’exclame ainsi le personnage principal, Shevek, alors qu’il est encore enfant. Comme dans le Shangri-La porté à l’écran par Frank Capra2, il n’y a donc sur Anarres ni banques, ni prisons, et pas plus de gouvernement – ce qui fera dire à Shevek, à son arrivée sur Urras : « je suis, par mon existence même, la réfutation de la nécessité de l’État ».

La sobriété y est une vertu nourrie à la fois de nécessité et de philosophie politique. L’alimentation est rationnée, mais personne ne meurt de faim. Les dortoirs sont collectifs, mais personne n’est à la rue. Les tâches pénibles sont partagées et les maigres ressources mises en commun. L’économie organique traque le gaspillage, le futile et l’inutile afin d’assurer le nécessaire. Et au final, tout ça se passe plutôt bien. N’ayant jamais connu l’abondance ni la publicité, nul sur Anarres ne verrait l’intérêt qu’il peut y avoir à posséder chacun le même objet quand on ne s’en sert qu’une fois l’an, ni à avoir plusieurs maisons quand chaque nuit on ne peut dormir que dans un lit. Tout excès, qualifié d’« excrément », est banni.

C’est dire l’ébahissement du physicien Shevek quand il débarque, dans l’espoir de rétablir des liens entre les deux planètes, sur l’Urras des « propriétaires ». Ne faisons pas mystère, celle-ci ressemble furieusement à notre Terre : frivolité de la consommation, accumulation matérielle, misogynie et règne du « fric », produits de luxe, vague vernis écologiste et inconséquence du jetable… Urras nous offre un effet loupe tétanisant, d’autant plus efficace qu’Ursula le Guin a recours au procédé littéraire qui consiste à mettre en scène un profane, un nouveau venu à qui on peut tout expliquer, jusqu’à l’évidence : ce sera Shevek le communaliste découvrant à la quarantaine, en homme fait, un monde qui lui est totalement inconnu.

Voir, à travers ses yeux, le modèle de croissance économique par dégradation3 en marche, s’étonner de travers capitalistes qui n’ont pas imprégné son esprit depuis l’enfance, suffoquer avec lui à en vouloir « se cacher les yeux » devant les magasins dégorgeant de taille-crayons électriques ou de manteaux de fourrure coûteux, redécouvrir l’existence du sèche-cheveu, du vêtement pour dormir et de la chasse d’eau potable, tout cela a quelque chose de vertigineux – mais aussi de puissamment réconfortant : voilà enfin un ami, pour qui le monde ne va pas de soi et qui est saisi du même sentiment profond d’absurdité à nous voir vivre ainsi.

Mais si Les Dépossédés est considéré comme un « important roman politique comme la littérature américaine en a peu produit depuis Le talon de fer de Jack London »4, c’est parce qu’il offre beaucoup plus que la simple mise en miroir manichéenne du Bien et du Mal, de la mesure et de l’hubris, entre une planète capitaliste et une planète anarchiste. En effet, si Ursula le Guin oppose « l’ostentation coûteuse » et « la grâce dans la retenue », Shevek n’est pas pour autant rigoriste au point de ne pas savoir apprécier le confort d’un lit moelleux ou d’un feu de cheminée, la beauté bouleversante de paysages foisonnants ou l’amitié d’une loutre apprivoisée (non sans une pointe d’anxiété, rappelons qu’il n’y a pas d’animaux sur Anarres). Il constate, surpris, que le confort matériel n’empêche pas les habitants de se montrer travailleurs et que le profit peut être un puissant moteur, avant de se trouver confronté aux coulisses du décor. Car sur Urras aussi il y a des insurrections, de la répression armée et des mains mutilées…

Parallèlement, au fil du roman qui alterne entre temps présent sur Urras et passé sur Anarres, des failles apparaissent également dans l’utopie anarchiste. On y voit par exemple un Shevek étudiant se heurtant à des phénomènes de pouvoir et d’autoritarisme qui, en l’absence de gouvernement central, ont trouvé à se développer dans les couloirs de l’université. Une pièce de théâtre un peu trop subversive met son créateur au ban de la société et finit par l’envoyer à « l’asile ». L’accusation d’« égotiser », équivalent communaliste du péché d’orgueil, se révèle un moyen commode d’étouffer les idées et l’individu qui les porte. Le « gouvernement inavoué et inadmissible de l’opinion publique » peut se montrer aussi implacable et scélérat que la loi d’un parlement monarchique. Enfin, on s’y souvient que l’autosuffisance se réfléchit plus aisément « sur un sol généreux » : confrontés au dénuement, acculés à commercer avec leurs anciens ennemis dont « l’ère de l’auto-pillage avait vidé les mines » et de leur fournir leurs seules richesses – mercure, cuivre, uranium, fer, or et aluminium -, « le monde libre d’Anarres était devenu une colonie minière d’Urras ».

Si Ursula le Guin a elle-même qualifié Les Dépossédés d’« utopie ambiguë », l’ambiguïté ne réside pas, de toute évidence, dans ses inclinations politiques. Elle résulterait plutôt de l’exigence qu’elle met à explorer celles-ci méthodiquement et à les pousser dans leurs retranchements sans céder à la facilité de la propagande. Les dépossédés est sans ambiguïté un grand roman politique, qui traite du défi immémorial de l’équilibre subtil entre liberté et responsabilité, et témoigne chez son autrice d’une pensée complexe – la vraie, celle qui émane d’un esprit non dogmatique et sait combiner harmonieusement aménité et radicalité.

Empreint d’une grande humanité, Les dépossédés est aussi l’histoire d’un exilé permanent, «nuchnib » (l’équivalent du maverick sur Anarres) solitaire dans un monde collectiviste et «mendiant » chez les possédants, comme Shevek se qualifie lui-même ironiquement. On y retrouve la malice du texte « La vieille dame et l’espace », paru en 19765, la simplicité intelligente d’Ursula le Guin et l’acuité, plus que jamais, de tous ses sujets de prédilection : l’émancipation des femmes, la musique et la nature du temps, l’allocation des ressources, la valeur d’usage et la notion de subsistance.

Sans sous-estimer le biais qui veut qu’on ne trouve dans un texte que les références qu’on possède déjà – et qu’on souhaite y trouver -, il y a dans Les dépossédés des accents proudhoniens (« pour faire un voleur, faites un propriétaire ») et des échos évidents à la dictature parfaite d’Aldous Huxley qui décrivait « une prison sans murs (…) où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude », là où Shevek déclare, à propos d’Urras : « ils pensent que si les gens possèdent assez de choses ils sont contents de vivre en prison ». Mais il y a surtout une vision et un décryptage du futur qui s’avère, un demi-siècle plus tard, limpide et brillant. A dire vrai, la pensée d’Ursula le Guin est si contemporaine qu’on s’étonne à peine que le roman débute avec un mur, l’injection d’un vaccin et des espaces de quarantaine.

Avec les défis vertigineux posés aujourd’hui par le dérèglement climatique, les programmes d’exploration spatiale vers Vénus connaissent un regain d’intérêt. On veut désormais savoir comment Vénus est devenue aussi inhospitalière, quels sont les processus d’emballement qui ont pu générer de si hautes températures, si elle a connu la présence d’eau et de vie, et si oui, comment tout ceci a disparu. Bill Nelson, ancien astronaute et administrateur de la NASA, annonçait ainsi en juin 2021 deux nouvelles missions d’exploration vers Vénus6. Il reste à espérer que ce ne soit pas pour en faire une colonie minière ou y exiler les militants les plus déterminés – car s’il s’agit de savoir comment nous sommes en train de détruire notre planète, point n’est besoin d’aller si loin. Il suffit de lire Ursula le Guin, qui écrivait déjà il y a quarante ans : « L’avenir est devenu inhabitable »7.

1 Murray Bookchin, From Urbanization to Cities, Cassell (1995) 2 « Les horizons perdus », film de Frank Capra (1937) 3 Formule empruntée à l’économiste grec Yannis Eustathopoulos 4 Dans l’édition française de 1975, traduction de Henry-Luc Planchat, collection « Ailleurs et demain » dirigée par Gérard Klein chez Robert Laffont 5 Ursula K Le Guin, Danser au bord du Monde (mots, femmes, territoires), traduit par Hélène Collon, éditions de l’Éclat (2020) 6 Les faits et citations concernant Vénus sont tirées de l’émission « Le temps d’un bivouac » du 16 juillet 2021 sur France Inter 7 « Faire Face » (1982), publié dans Danser au bord du Monde, ibid.
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Corinne Morel Darleux

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15.10.2024 à 14:24

De l’importance (ou pas) des nouveaux récits

Corinne Morel Darleux

Chronique rédigée pour le numéro d’été 2024 du magazine Imagine. De l’importance (ou pas) des nouveaux récits On a pu croire pendant longtemps que le problème était un déficit d’informations. Que quand les gens sauraient, pour le climat, la biodiversité, les injustices sociales, le monde changerait. Mais il y a eu des rapports et des …
Texte intégral (945 mots)

Chronique rédigée pour le numéro d’été 2024 du magazine Imagine.

De l’importance (ou pas) des nouveaux récits

On a pu croire pendant longtemps que le problème était un déficit d’informations. Que quand les gens sauraient, pour le climat, la biodiversité, les injustices sociales, le monde changerait. Mais il y a eu des rapports et des bulletins spéciaux, des scandales à répétition, des médias alternatifs et des réseaux sociaux, et l’accès à l’information n’a pas fait la révolution.

Alors, l’impact sur les cerveaux ayant visiblement ses limites, on s’est dit qu’on allait tenter le cœur, les veines, les tripes, et, depuis quelques années, on voit fleurir les appels à créer de nouveaux récits contenant plus d’utopie, de collectif et de ruisseaux, avec l’espoir sous-jacent qu’il serait possible, par la fiction et la création, de faire bouger les lignes.

C’est ainsi que je rencontre régulièrement des autrices, écrivains et artistes qui doutent de la pertinence de leur pratique dans un monde qui sombre et se sentent tenus de mettre à tout prix leurs œuvres au service d’une cause et de messages politiques. C’est tout à leur honneur bien sûr, mais j’aimerais qu’ils n’en fassent rien. Parce qu’on n’a jamais eu autant besoin, aussi, d’espaces “inutiles”, gratuits, simplement beaux, inattendus ou dérangeants. Personnellement, quand j’ouvre un roman, je veux respirer loin de ce monde pendant une heure ou deux, je veux changer de peau, d’horizons, j’ai besoin qu’on m’emmène ailleurs. La dernière chose dont j’ai besoin est qu’on me glisse un tract politique à l’intérieur.

Surtout, cette mode des nouveaux récits me laisse parfois perplexe. Car laisser penser que tout dépendrait de la capacité des individus à renouer avec le vivant ou à exercer leur sensibilité pour changer de comportement relève d’une vision au mieux angéliste, au pire libérale.

Nous avons besoin de nouveaux imaginaires, c’est certain. Mais d’une part, nos imaginaires se nourrissent aussi de luttes – un champ sur lequel se dressent des chapiteaux, des cuisines collectives pour trois cents convives, une balade naturaliste sur une ZAD, l’attente d’un verdict ou le lancement d’une caisse de solidarité créent de la culture et un récit communs. Et d’autre part, une fois les imaginaires décolonisés, encore faut-il ne pas se retrouver pris dans des rapports de domination, des contraintes matérielles qui vous empêchent de bouger, dans un monde dévasté qui fait que vous vous retrouvez là, les bras ballants, la tête pleine de désir et de belles idées mais plus rien à sauver.

Je crois profondément qu’un récit peut bouleverser, décadrer le regard, changer notre rapport au monde. Mais je crois tout aussi fort que si on veut vraiment obtenir une transformation en profondeur de la société, il faut agir simultanément sur trois piliers : la bataille culturelle, certes, et il y a fort à faire, mais aussi la résistance – en s’opposant frontalement à l’accaparement et à la destruction à travers des occupations, des blocages, des désarmements -, et les alternatives, ou actions préfiguratives, qui montrent dès aujourd’hui qu’il est possible de vivre autrement, sans attendre une hypothétique prise de pouvoir, une révolution ou que tout le monde ait lu les bons romans.

L’espoir parfois démesuré placé dans ces nouveaux récits vient je crois du fait qu’on continue à chercher un truc qui n’existe pas et n’existera jamais : une baguette magique. Comme si les livres allaient réussir là où les bulletins de vote ont échoué, comme si tout allait surgir par le récit, comme si une fiction, seule, pouvait changer la vie. Donner chair et sensibilité à des concepts abstraits, rendre la fin de ce monde désirable – si une telle chose est possible-, créer des déclics et générer des actes… Il n’y a pas de raccourci en politique. On a besoin pour ça de tout à la fois : de soulèvements, de fermes et de de romans, d’éthique, de poésie et d’esthétique, de beau et d’utile.

Illustration : Zan Zig performing with rabbit and roses, including hat trick and levitation. Advertising poster for the magician (who seems to have left no other trace behind)., 1899. Strobridge Litho. Co., Cincinnati & New York, Public domain, via Wikimedia Commons

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Corinne Morel Darleux

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11.10.2024 à 14:10

Une « vérité extatique » : Fitzcarraldo

Corinne Morel Darleux

Chronique rédigée pour le numéro avril-juin 2024 du magazine Imagine Une « vérité extatique » : Fitzcarraldo Je me suis récemment replongée, pour un projet de roman, dans les films de Werner Herzog. Le réalisateur est probablement un des auteurs à avoir le mieux réussi à sublimer la nature tragique des tropiques sans la contrefaire ni s’en réclamer. …
Texte intégral (882 mots)

Chronique rédigée pour le numéro avril-juin 2024 du magazine Imagine

Une « vérité extatique » : Fitzcarraldo

Je me suis récemment replongée, pour un projet de roman, dans les films de Werner Herzog. Le réalisateur est probablement un des auteurs à avoir le mieux réussi à sublimer la nature tragique des tropiques sans la contrefaire ni s’en réclamer. Et même s’il a aussi filmé des volcans, des alpinistes ou des vampires, Herzog reste pour moi indéfectiblement lié aux sangsues, aux épopées impossibles et à l’Amazonie. Fitzcarraldo, notamment, est un monument dont on sort sonné. Malgré la post-synchronisation des voix, malgré les arbres abattus, la folie ambiante et la cruauté qui s’en dégagent, ou peut-être pour toutes ces raisons-là, ce film est halluciné, spectaculaire, à l’image d’un de ses lieux de tournage, Manaus, ville créée de toutes pièces au milieu de la forêt tropicale.

Manaus fut un jour la ville la plus riche du monde. Dans Fitzcarraldo, on y donne du champagne aux chevaux devant l’Opéra où se produit le ténor Caruso. Des barons du caoutchouc, suintant sous les chaleurs torrides, lancent des poignées de billets à gober à des poissons pour tromper l’ennui. Les chiens chasseurs de gros gibier ont leurs propres cuisiniers et les maquerelles, des ocelots pour chats de compagnie tandis qu’ailleurs, près du fleuve, des cahutes s’entassent, faites de matériaux recrachés par le fleuve ou de vestiges laissés par les précédents habitants, avalés par la jungle, noyés, déportés vers les plantations, morts de faim ou sous les coups des propriétaires terriens.

Avec Fitzcarraldo, le réalisateur allemand réinvente la tragédie, dans une Weltanschauung où l’absurde audace que permet l’opulence conduit des hommes à miser des millions gagnés sur la souffrance ; à engager, sur un coup de dés, des richesses démesurées pour affermir leur statut dans le jeu pervers que constitue l’escalade dans l’extravagance. Une « société de provocation », comme la nommait si justement Romain Gary (1), dans laquelle l’absence de vergogne, l’outrance et l’indécence ne soulignent pas seulement un extraordinaire degré de vulgarité, mais se font les clés mêmes de l’accès au pouvoir : aucun individu n’aurait pu faire fortune sous ces latitudes sans enchainer, massacrer, fouler aux pieds les êtres qui les peuplaient.

Herzog a raconté les coulisses de tournage de Fitzcarraldo dans un journal de bord partiellement – et ouvertement – mythomane, Conquête de l’inutile, dont chaque phrase est une fulgurance, un coup de poing, un début de roman. J’ai réalisé en le lisant un aspect essentiel du film : son caractère performatif. Car ce que le personnage de Fitz fait dans la fiction, Herzog et son équipe l’ont réalisé en vrai. La vision, la recherche de fonds, le caractère à la fois candide et dangereusement obsessionnel de Fitz, son besoin vital de magnifier la vie, sont ceux de Werner Herzog lui-même ; refusant d’utiliser une maquette, celui-ci s’est mis en quête d’un vrai bateau à vapeur – en fait, trois. Les chantiers que l’on voit à l’écran sont réels, le capitaine, le cuisinier, le sculpteur qui confectionne la proue en bois ne sont pas des acteurs ; le recrutement des Amérindiens, les accidents dans les rapides, le système de poulies pour hisser le bateau en haut d’une colline au milieu de la jungle, tout cela a réellement eu lieu. Le rêve de Fitz a transformé des vies et des paysages – Herzog s’était notamment engagé à faire accéder les amérindiens à la propriété légale de leurs terres, ce qu’il a a priori fait ; la fiction a ‘performé’ la réalité.

(1) « J’appelle ‘société de provocation’ toute société d’abondance et en expansion économique qui se livre à l’exhibitionnisme constant de ses richesses et pousse à la consommation et à la possession par la publicité, les vitrines de luxe, les étalages alléchants, tout en laissant en marge une fraction importante de la population qu’elle provoque à l’assouvissement de ses besoins réels ou artificiellement créés, en même temps qu’elle lui refuse les moyens de satisfaire cet appétit. »

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Corinne Morel Darleux

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01.09.2024 à 07:54

Rojava. Bâtir une utopie en plein chaos (octobre 2021)

Corinne Morel Darleux

Il y a trois ans, j’ai rédigé un reportage à mon retour du Nord-Est de la Syrie pour le numéro d’octobre 2021 de Philosophie Magazine. Il est désormais en accès libre, je me permets donc de le reproduire ici. Aujourd’hui même, dans la région autonome du Rojava, au nord-est de la Syrie, des rebelles kurdes …
Texte intégral (6559 mots)

Il y a trois ans, j’ai rédigé un reportage à mon retour du Nord-Est de la Syrie pour le numéro d’octobre 2021 de Philosophie Magazine. Il est désormais en accès libre, je me permets donc de le reproduire ici.

Aujourd’hui même, dans la région autonome du Rojava, au nord-est de la Syrie, des rebelles kurdes tentent de mettre en pratique les principes du « confédéralisme démocratique » inspiré par le philosophe américain Murray Bookchin et de vivre selon des principes à la fois féministes, écologiques et libertaires. Un pari aussi courageux qu’improbable raconté par Corinne Morel Darleux, qui s’est rendue sur place.

Il est 19h sur la « Colline de la chouette », près de la ville de Dirbesiyê, dans le nord de la Syrie. Nous sommes arrivées il y a peu au village de femmes de Jinwar. Après le traditionnel thé, le chai kurde, les hommes qui nous accompagnaient sont repartis : la nuit, le village n’est peuplé que de femmes. Une fois nos affaires posées dans la maison des invitées, nous sommes embarquées avec force gestes amicaux par trois villageoises pour une mystérieuse cueillette. Après quelques kilomètres d’une route désertique et cahoteuse, traversée seulement par quelques pâtres et leurs troupeaux, nous nous arrêtons dans un paysage ondulé, teinté d’ocre et parsemé de quelques touffes vertes. Après une dizaine de minutes, la Jeep qui nous suivait s’arrête à son tour sur le bord de la route. Trois fillettes en jaillissent, suivies de quatre garçons et de sept femmes dont on peine à imaginer comment toutes ont pu tenir dans le véhicule. Grands sourires, queues-de-cheval et sandales roses, les gamines courent en tête, font le V de la victoire et se chahutent en grimpant sur la colline.

Le village de Jinwar a été créé en 2017. Il est un symbole de la révolution des femmes en cours dans les territoires autonomes du nord-est de la Syrie. La bourgade comprend une vingtaine de foyers et autant d’enfants, âgés de 4 à 19 ans. Zozan, qui nous le présente à notre arrivée, le décrit comme « un sas et un lieu de construction et de projection, de formation et d’apprentissage ». On y accueille des femmes, veuves de guerre, mariées de force, répudiées, divorcées ou simplement célibataires qui ont choisi de ne pas se marier. Malgré les avancées considérables en cours concernant l’émancipation des femmes, les logiques patriarcales restent vivaces et la pression sociale forte. Vivre « seule » – comprendre : sans homme –  demeure un choix inhabituel, encore difficilement accepté. Ce qui n’empêche pas Zozan de glisser : « Quand l’homme les menace d’un “Tu vas aller où sinon ?”, maintenant, elles peuvent répliquer : “Au village de femmes !” » 


Corinne Morel Darleux (centre) au Rojava, en compagnie de femmes kurdes. © CP

« Mon mari a été tué par une mine en 2015 à Kobane, et la famille a voulu me forcer à me remarier. » Berivan fait partie de ces femmes venues vivre au village. Suite à son refus de prendre un nouvel époux, elle a été calomniée, accusée de se prostituer et finalement contrainte de s’en aller. Elle a trouvé refuge à Jinwar où toutes les femmes, quelles que soient leurs raisons et leur passé, qu’elles soient kurdes, arabes, assyriennes, yézidies, musulmanes ou bien volontaires internationalistes, sont accueillies dans une logique d’émancipation et d’autonomisation. « Le problème le plus important est celui du nationalisme et des antagonismes créés dans la société entre les Kurdes et les Arabes du fait du régime syrien. Ici, on a réussi à dépasser ce problème et ces distinctions. » Zozan ajoute : « Une jeune femme de 16 ans est arrivée ici, elle ne savait pas parler, sa mère était sourde et muette. Maintenant, elle a appris à parler, à lire et à écrire. C’est un lieu d’“empowerment” pour les femmes. »

« Seules les montagnes sont nos amies »

Le soleil est bas sur l’horizon, les températures se font plus supportables en cette caniculaire fin de mois de mai. Sur la colline, les mains se tendent vers les touffes vertes éparses et en détachent de petites boules sèches qui sonnent comme des grelots. Les garçons sont préposés à la collecte dans de gros sacs de récupération. Le mystère de la cueillette s’est éclairci : nous récoltons le Peganum harmala, une plante vivace connue depuis des milliers d’années en Mésopotamie pour ses vertus médicinales. Les femmes de Jinwar en récoltent également les graines, qui servent à agrémenter les pièces d’artisanat faites au village, des assemblages de tissu, de fils de couleurs vives, de petits miroirs et de perles que l’on suspend aux murs des maisons. En plus de représenter la protection et le féminin, la rue sauvage, son nom courant, est réputée pour prémunir du mauvais œil. Or le mauvais œil, chez les Kurdes, on le connaît hélas ! depuis longtemps.


Le village de Jinwar, créé en 2017, est un symbole de la révolution des femmes. Il comprend une vingtaine de foyers, une école et un centre de santé. © Corinne Morel Darleux

Le traité de Sèvres, signé en 1920 à l’issue de la Première Guerre mondiale, instituait une province autonome kurde à l’est de la Turquie. Il ne fut jamais appliqué. Les populations kurdes restèrent éparpillées en Syrie, en Irak, en Iran et en Turquie. Dans ces quatre pays, elles ont été opprimées, leurs droits bafoués, l’expression et l’enseignement en langue kurde interdits. Une phrase circule depuis les années 1930 – la Syrie était alors sous mandat français : « Le Moyen-Orient ? Tout le monde tape sur tout le monde et, à la fin, tout le monde se réconcilie pour taper sur les Kurdes. » De cette histoire mouvementée, faite de répression et de résistance dans des maquis montagneux, provient sans doute le proverbe kurde qui déclare tristement : « Seules les montagnes sont nos amies. » Malheureusement, l’ironie du sort veut que le Rojava (l’« ouest » en kurde), territoire autonome du nord-est de la Syrie soit, au contraire des autres zones kurdes, une longue plaine sans relief. C’est pourtant là que se mène depuis 2013 la première expérimentation concrète de ce que le leader kurde Abdullah Öcalan a théorisé sous le nom de « confédéralisme démocratique du Kurdistan ».

La double mue du PKK

Le Parti des travailleurs kurdes (PKK) d’Abdullah Öcalan a d’abord été un parti marxiste-léniniste appelant à l’indépendance kurde et à la lutte armée, avant de subir une double influence qui s’avérera déterminante : celle du mouvement de libération des femmes porté par Sakine Cansız et celle de l’écologie sociale de l’essayiste américain Murray Bookchin (1921-2006). C’est ainsi que la Déclaration du confédéralisme démocratique signée d’Abdullah Öcalan en 2005 place l’écologie et le féminisme au fronton de son projet en le définissant comme un « modèle démocratique reposant sur l’écologie et la libération de la femme, et luttant contre toutes les formes d’obscurantisme ». Enfonçant le clou, Öcalan insiste : « La doctrine confédérale vise à mettre en place une société écologique et à combattre la discrimination sexuelle sur tous les fronts. »

Sakine Cansız, assassinée à Paris en 2013, a cofondé le PKK avec Abdullah Öcalan en 1978. Au début des années 1990, elle organise en son sein un mouvement de femmes qui va lancer un vaste débat idéologique sur les structures patriarcales et bousculer le parti. Son armée de femmes installe son quartier général dans les montagnes du Qandil, au Kurdistan irakien. Là, elles s’entraînent et se forment, étudient le féminisme, l’anarchisme et le communalisme, se questionnent sur la démocratie, lisent Rosa Luxemburg et Emma Goldman, tout en bataillant contre l’armée turque qui les attaque régulièrement. Leur mouvement aura un impact considérable sur le tournant idéologique du début des années 2000 qui voit le PKK se réorienter vers la révolution des femmes, l’autonomie territoriale et le confédéralisme démocratique.

Hîvidar, qui habite depuis quelques années à Jinwar, est l’héritière de cette histoire. Elle nous confie qu’à 45 ans, elle ne s’est jamais mariée. Ou plutôt, comme nous le souffle sa voisine en souriant, elle s’est « mariée avec la Révolution ». Originaire du Bashur, le Kurdistan irakien, elle est allée « partout, des “montagnes” [du Qandil] à la province de Batman en Turquie ». Au village de femmes, désormais, cette passionnée d’herbes médicinales travaille au centre de santé et teste le pouvoir anti-oxydant de la menthe, les mérites comparés de la sauge et du basilic noir, ainsi que des crèmes et des onguents pour les brûlures.

Bookchin à l’épreuve du réel

Quand le changement de doctrine du PKK est entériné, en 2005, Abdullah Öcalan est emprisonné en Turquie depuis six ans, après avoir été capturé au Kenya en 1999 par les services secrets américains et israéliens, puis jugé et condamné en Turquie pour avoir fondé et dirigé une organisation considérée comme terroriste. Le PKK est de fait encore classé comme une organisation terroriste par l’Union européenne, même si la menace con­stituée par l’organisation État islamique a changé la donne. Les Occidentaux se sont en effet alliés au mouvement kurde, en première ligne pour combattre le terrorisme djihadiste. Il reste que, durant son incarcération, Abdullah Öcalan n’est pas inactif. L’histoire veut qu’il corresponde avec Murray Bookchin, fondateur de l’écologie sociale aux États-Unis qui, déjà, fustige le « capitalisme vert », souligne l’apparition de « questions transclassistes totalement nouvelles qui concernent l’environnement, la croissance, les transports, la déglingue culturelle et la qualité de la vie urbaine en général » et alerte sur « la possibilité d’un effondrement écologique de la planète ». Après avoir activement fréquenté les milieux communistes, marxistes, trotskistes, puis anarchistes, Bookchin, nourri d’expériences du réel et de déceptions amères, a aiguisé son analyse, et sa trajectoire politique n’est pas sans évoquer celle amorcée par le PKK. En 1995, dans son ouvrage From Urbanization to Cities (« De l’urbanisation aux cités », Cassall ; non traduit), il expose son idée de « démocratie communale directe qui s’étendra graduellement sous des formes confédérales », destinée à faire advenir l’écologie sociale, et la nomme « municipalisme libertaire » (ou « communalisme »).

Bookchin y prône aussi la mise en place d’« assemblées citoyennes directes en face à face » qui s’appuient sur une unité de base démocratique, la commune, instance autogouvernée qui réunit les habitant-es à l’échelle d’un quartier ou d’un village. Ces communes seront à leur tour fédérées en congrès de délégué-es pour ce qui ne peut être traité au niveau communal. On retrouve ces principes dans la Déclaration du confédéralisme démocratique d’Abdullah Öcalan, dix ans plus tard : « La volonté de la base sera prépondérante, et le pouvoir sera avant tout celui des assemblées municipales, de village et de quartier. » À la municipalité de Derik, le co-maire Serwan Xelîl nous expose cette organisation : « Le système que nous avons développé ici est communal, c’est-à-dire qu’il fonctionne du niveau le plus bas, celui des communes de quartier, au plus haut. Toutes les communautés peuvent y prendre part. Dans le district de Derik, il existe cent quatre communes qui élisent une assemblée du peuple composée de quarante-deux personnes. Parmi elles, onze personnes sont envoyées à la mairie à travers le “comité municipalité”. Il existe aussi d’autres comités : économie, défense, femmes, jeunes, santé, éducation, réconciliation et assistanat social. Les communes sont consultées en permanence, ce sont d’elles qu’émanent les propositions votées ensuite par l’assemblée des peuples et dont l’exécution est confiée aux municipalités. » Bookchin défend aussi le mandat impératif – qui limite l’autorité de la personne qui le porte, soumise à délibération populaire en amont des votes – et la révocabilité des élu-es. Des principes à l’œuvre dans l’auto-administration du Nord-Est syrien (Aanes), comme l’explique Serwan Xelîl : « Les co-maires sont élus pour deux ans par l’assemblée des peuples, et leur mandat n’est renouvelable qu’une fois. »

« Vider l’État »

Murray Bookchin développe surtout une stratégie reposant sur « un pouvoir parallèle », qui dispose, précise-t-il, d’« un pouvoir populaire suffisamment étendu pour être capable finalement de renverser l’État et de le remplacer par une société communiste libertaire » (entretien avec Janet Biehl, Le Municipalisme libertaire ; trad. fr. éditions Écosociété, 2014). Il apporte ainsi sa propre réponse à l’éternelle question de la conquête du pouvoir : Murray Bookchin ne l’envisage ni par la prise de pouvoir institutionnel, ni par le « grand soir » révolutionnaire – la confrontation directe est, selon lui, vouée à l’échec au vu des rapports de force et de la capacité de répression de l’État. Il propose plutôt une troisième voie : l’extension du communalisme à côté des institutions de l’État, dans le but de progressivement siphonner celui-ci et in fine de le dépouiller de ses prérogatives abusives sur nos existences. Le rapport historique des Kurdes à la notion même d’État, que ce soient ceux qui ont trahi le traité de Sèvres, ceux qui leur ont dénié le droit d’être kurdes ou celui qu’ils n’ont jamais obtenu, va sans doute faciliter leur adoption de cette théorie. À Derik, on fustige ainsi « les forces impérialistes et des États » qui attaquent le Nord-Est syrien : « La Turquie, la Syrie de Bachar el-Assad, Daech essaient de détruire notre projet. »

Au-delà de l’inspiration apportée par Murray Bookchin, l’élaboration du confédéralisme démocratique kurde se nourrit également, comme l’explique Abdullah Öcalan, du mouvement des zapatistes au Mexique, de l’expérience politique de la Commune de Paris, des trois décennies vécues par les « militants du PKK des montagnes et des prisons et [de] l’expérience démocratique que notre peuple a acquise pendant cette période ». Enfin, son adoption bénéficie d’une histoire kurde fortement empreinte d’une organisation sociale en villages et des « profondeurs historiques et des richesses culturelles de la Mésopotamie. Du système clanique aux confédérations de tribus, ce système repose sur une réalité communale de la société qui a toujours refusé de laisser se mettre en place un système étatique centralisé ». Serwan Xelîl, à Derik, tient d’ailleurs à le rappeler : « Notre histoire remonte à plus de douze mille ans, nous sommes l’une des civilisations de la Mésopotamie, et les projets pacifiques font partie de l’héritage de notre peuple. Ce que nous vivons ici est aussi le résultat de cette histoire civilisationnelle. » 

Le confédéralisme démocratique devient donc la nouvelle ligne politique du PKK en 2005 – une « philosophie de vie » basée sur « une société qui se gouverne elle-même dans le cadre écologique et communal garantissant la liberté pour chacune des composantes sociales, ethniques, économiques, culturelles ou religieuses ». Il va d’abord se développer au Kurdistan turc dès 2007. Des assemblées démocratiques y sont créées dans les provinces où le mouvement est fort – comme à Diyarbakir, Batman et Van. Mais la répression turque s’acharne à entraver ce mouvement, et c’est finalement au Kurdi­stan syrien, soit au Rojava qui s’étend de Derik à Afrin, que le confédéralisme démocratique va véritablement pouvoir se déployer à partir de 2012. Le mouvement des femmes y est actif depuis 2005 et déjà bien implanté. Les troupes de Bachar el-Assad sont appelées sur d’autres fronts, ceux de la révolution syrienne, et se retirent de la région. Le parti kurde syrien inspiré du PKK, le PYD, peut enfin remplir le vide laissé par le régime. Le territoire se déclare de facto autonome et édite au mois de janvier 2014 son Contrat social des cantons autonomes du Rojava. Celui-ci décline quatre grands piliers : la démocratie, le socialisme, le féminisme et l’écologie. Le texte, à vocation constitutionnelle, affirme des positions détonantes dans une Syrie figée depuis des décennies sous le joug du pouvoir baasiste. Si la souveraineté populaire et l’égalité femmes-hommes font partie du socle le plus visible du confédéralisme démocratique, on y trouve aussi le « principe de la séparation de la religion et de l’État » (article 92a), la reconnaissance de la « richesse publique de la société » que forment les « ressources naturelles situées au-dessus et en dessous du sol » (article 39) ou encore « le droit à vivre dans un environnement sain, basé sur l’équilibre écologique » (article 23b).

« Résister avec des idées »

Mais six mois plus tard, à l’été 2014, ce nouvel élan est menacé par un péril majeur. L’État islamique, aussi appelé Daech, proclame l’instauration de son califat en Irak et en Syrie. Pour le défaire, le Rojava constitue les Forces démocratiques syriennes (FDS), composées de combattantes et de combattants, arabes et kurdes. Les longues années qui suivent sont essentiellement consacrées à cet objectif, couronné par les libérations successives de Kobane en 2015 et de Raqqa en 2017, mais au prix de pertes humaines et de destructions terrifiantes. S’il est freiné par la guerre dans sa réalisation pleine et entière, le projet de confédéralisme démocratique n’est pas mis à l’arrêt. Malgré la mobilisation que requièrent les combats, la construction démocratique se poursuit, la parité progresse, de nouveaux droits sont édictés. La bataille culturelle se poursuit, fidèle là encore aux préceptes de Murray Bookchin qui enjoint de « résister avec des idées, même lorsque les événements inhibent temporairement la capacité à agir ». Les Kurdes sont habitués à avancer dans l’adversité. Leur projet ne sera pas stoppé par l’invasion turque d’Afrin en 2018, ni par les nouvelles attaques de la Turquie à l’automne 2019 sur Serê Kaniyê et Girê Spî. Ralenti, entravé, certes. Mais ni mort ni abandonné.

Paradoxalement même, l’expérience démocratique s’étend : le territoire couvert par l’auto-administration s’est agrandi au fur et à mesure des victoires contre Daech jusqu’à Raqqa et Deir ez-Zor. L’Aanes regroupe désormais environ 4 millions de personnes, sur une superficie de 50 000 km² – plus grande que la Belgique – peuplée de Kurdes, d’Arabes, d’Assyriens et de Turkmènes, de musulmans, d’alévis, de yézidis et de chrétiens, parlant kurde (le kurmanji), arabe ou syriaque. Autant de cultures, d’ethnies, de religions et de langues qui se côtoient et semblent bien décidées à vivre ensemble en paix, conformément à l’article 23a du Contrat social qui stipule que « toute personne a le droit d’exprimer son identité ethnique, culturelle, linguistique, ainsi que les droits dus à l’égalité des sexes ». Ce pluralisme, bien sûr, ne va pas sans heurts. Le féminisme affirmé du Rojava est plus difficilement accepté à Deir ez-Zor ou à Raqqa, où les avancées majeures sur les droits des femmes ne sont encore que peu appliquées. Mais l’ancienne « capitale » de l’État islamique a aujourd’hui pour co-maire une jeune femme kurde, Leila Mustapha, et c’est déjà en soi époustouflant. Les manuels scolaires sont édités en trois langues – kurde, arabe et syriaque –, un symbole fort quand, pendant des années, parler kurde risquait de vous envoyer en prison. Nulle part on ne voit de « kurdisation » forcée de la société ni de retour de balancier, comme on peut l’observer ailleurs ou à d’autres époques, de la part de peuples opprimés qui, une fois arrivés au pouvoir, reproduisent les processus de domination dont ils ont été les victimes.

Non seulement le territoire s’est agrandi, mais il s’est aussi peuplé. À Hassake, à Raqqa ou à Kobane, les déplacés affluent des zones administrées par le régime d’Assad, de celles occupées par la Turquie et des lignes de front. Comme l’explique Leila Mustapha : « Beaucoup de personnes viennent à Raqqa, car c’est le seul espace relativement sécurisé. Cette ville est maintenant devenue le centre de la Syrie, tout le monde la considère comme sa maison, une maison qui accueille tous les Syriens. Des habitants des régions du régime et des zones occupées par la Turquie se dirigent vers Raqqa. Ils trouvent ici la paix et la possibilité de vivre ensemble. Nous avons construit un modèle qui accueille tout le monde, dans le principe de la fraternité des peuples. » Cet accroissement démographique – dans un contexte de lente et difficile reconstruction de la ville, laissée détruite à plus de 80 % suite aux bombardements de la coalition, où des mines abandonnées continuent d’exploser et qui se trouve toujours sous la menace de cellules dormantes de Daech, sans aide internationale – n’est pourtant pas sans poser problème. D’autant que s’y ajoutent l’extrême pénurie qui frappe le Nord-Est syrien, toujours soumis à embargo, et la guerre de l’eau que lui livre la Turquie en amont de l’Euphrate. Lors de nos rencontres à la mairie de Kobane, une rumeur monte soudain de la rue. Sous les fenêtres, des femmes en colère invectivent la municipalité. Elles n’ont pas d’électricité et veulent de l’eau pour leurs enfants. Rewshen Abdi, co-maire de la ville, nous con­fie les comprendre : « Chaque jour, entre trente et quarante personnes viennent à la municipalité pour se plaindre, mais on ne peut rien faire : la ville est endettée, et on n’a pas les moyens de réparer les canalisations. » De l’autre côté de la rue, un grand portrait de Bachar el-Assad semble narguer la municipalité. À la faveur du dernier cessez-le-feu avec la Turquie – négocié par la Russie –, le régime a ouvert une antenne ici. Des bureaux symboliques, sans aucun pouvoir, mais bien présents. Et, face aux files d’attente interminables qui se forment devant les stations d’essence ou pour obtenir du pain – paradoxe cruel dans un territoire qui subsiste essentiellement de l’exportation de pétrole et de blé –, l’application du contrat social apparaît parfois comme une gageure.

Des sacs de graines de rue sauvage

Malgré cette somme ahurissante d’obstacles, quand nous rentrons à Jinwar ce soir-là, chargées de sacs de graines de rue sauvage, le village nous réconforte. Qu’il s’agisse de la démocratie communale, de l’émancipation des femmes, de l’écologie ou de la coexistence pacifique, il offre un con­densé saisissant de ce à quoi le confédéralisme démocratique peut ressembler. Où que le regard se pose, on navigue entre le soin, l’éducation et l’autogestion. Le toit sur lequel nous passerons la nuit, pour bénéficier d’un peu de fraîcheur, est celui de l’akademi où se réunit l’assemblée de village, qui prend les décisions collectivement et répartit les tâches tournantes tous les mois. « Les enfants aussi ont une réunion mensuelle ! Ils peuvent y discuter des problèmes, critiquer le système de fonctionnement du village entre eux si nécessaire et créer une force collective pour résoudre ces problèmes », tient à nous préciser Zozan. Depuis le toit, on aperçoit les murs colorés des classes que fréquentent aussi les enfants des villages voisins et l’école de musique. Fatma, la porte-parole de l’assemblée des femmes, m’a présenté la veille une gamine espiègle accrochée à nos pas : « Voilà Slava, elle a 4 ans, c’est la fille d’un martyr d’Afrin. Plus tard, elle souhaite apprendre le violon à l’école de musique ! » Fatma m’explique ensuite : « Nous voulons que nos enfants vivent en liberté, grandissent sur les principes qui ont fondé ce village, puis qu’ils emportent cette idée émancipatrice avec eux et la diffusent dans le monde. » Gulistan, ancienne couturière originaire de la ville d’Amude, approuve ses propos : même si sa vie d’avant lui manque, dit-elle, ses cinq filles, âgées de 7 à 14 ans, « auront ici un meilleur futur : elles vont à l’école et apprennent l’anglais ». Elle a dû fuir son mari, avec lequel les con­flits se sont multipliés : il avait déjà deux femmes et neuf enfants. Gulistan a demandé le divorce. Son mari a refusé et porté plainte contre elle. Il a tenté de venir la chercher de force à Jinwar. L’une de ses filles m’a confié qu’elle voulait changer son prénom en Ali, parce qu’« il faut être un homme pour pouvoir aider [sa] mère ». 


Comme à Dirbesiyê, des dizaines d’hectares de terres confisquées à Daech ont été confiées à des « compagnies de développement de l’agriculture », financées par l’auto-administration. © Corinne Morel Darleux

Plus bas, le potager, cultivé sans pesticides ni engrais, comporte des rangées d’herbes médicinales qui seront directement utilisées dans le centre de santé récemment créé à Jinwar. Parmi les maisons en terre, se faufilant entre les tournesols, on peut également apercevoir un magnifique paon qui circule librement dans le village. L’oiseau sacré des yézidis est réputé pour ne suivre que la lumière et le soleil, jamais les ordres. Il est devenu le symbole des femmes yézidies asservies par Daech dans les montagnes de Sinjar après les massacres de 2014.

Une révolution de femmes

Si Jinwar est à ce jour un modèle unique de village de femmes, les symptômes visibles de cette révolution des femmes ne manquent pas. Ils forment probablement l’aspect le plus marquant du confédéralisme démocratique, dans un territoire longtemps dominé par la culture patriarcale, puis par l’oppression barbare de Daech. La polygamie et les mariages précoces y ont été interdits. Partout ont fleuri des mala-jin, les maisons des femmes qui servent à des médiations et à de la justice de proximité. Des coopératives, comme le suka-jin auquel nous nous rendons à Qamislo, permettent aux femmes de sortir de chez elles et de gagner en autonomie. Que ce soit dans le domaine militaire pendant la guerre, avec les unités d’autodéfense féminines (YPJ), ou dans le domaine civil et politique, la parité est instaurée à chaque niveau de responsabilité. Au sein de l’auto-administration, à l’université, dans les coopératives ou dans les municipalités, les femmes ne se contentent pas de se faire une place dans la société, elles la révolutionnent.

À l’instar de Murray Bookchin quand il souligne que « l’obligation faite à l’humain de dominer la nature découle directement de la domination de l’humain sur l’humain », le confédéralisme démocratique fait le lien entre toutes les formes de domination : celles que le patriarcat exerce sur les femmes, celles que le capitalisme exerce sur les travailleurs et travailleuses, comme celles que l’être humain exerce sur le vivant et les écosystèmes. Aussi, pour le confédéralisme démocratique, la transformation profonde de la société passe nécessairement par l’écologie. Une écologie systémique, comme en témoigne cette jeune femme du mouvement de libération dans le documentaire de Mylène Sauloy, Kurdistan, la guerre des filles (2016) : « L’écologie, ce ne sont pas seulement les arbres, c’est aussi l’égalité dans la société. » Le programme est clair : « Nous voulons une société écologique démocratique », tout comme Murray Bookchin qui aspire à « une société écologique qui cherche à établir une relation équilibrée avec le monde naturel et qui veut se libérer de la hiérarchie sociale, de la domination de classe et sexiste et de l’homogénéisation culturelle ». Sur ce volet de l’écologie, il reste néanmoins fort à faire au Nord-Est syrien, qui hérite d’une gestion calamiteuse du régime dans tous les domaines : canalisations défectueuses, eau polluée, déchetteries à ciel ouvert, dépendance alimentaire… Le Nord-Est de la Syrie a longtemps été considéré comme tout juste bon à produire des céréales. Damas n’y a jamais investi dans les services publics locaux, les infrastructures, ni dans l’éducation. La plupart des réseaux datent encore du mandat français. Il a donc fallu créer les premières universités du Rojava. Et il reste à convertir la monoculture du blé en une variété de cultures vivrières.

Reconquérir la terre et les âmes

Dicle, une jeune femme de 25 ans à l’énergie étourdissante que nous avons rencontrée la veille, vient nous chercher au petit matin à Jinwar pour nous emmener près de Dirbesiyê. Elle veut absolument nous montrer son projet. Après avoir roulé à tombeau ouvert sur des routes défoncées en écoutant des reprises en kurde de Bella Ciao, nous arrivons devant un vaste champ d’oignons et de pommes de terre. Toute fière de nous montrer l’astucieux système d’irrigation, les pompes et le bassin d’eau destiné à accueillir des poissons pour enrichir l’eau de leurs déjections, Dicle explique que des dizaines d’hectares de terres confisquées à Daech ont été confiées à des « compagnies de développement de l’agriculture », financées par l’auto-administration pour développer l’autonomie alimentaire. « J’ai une licence d’économie, me dit-elle, mais le régime ne nous laissait pas faire ce genre de choses. Moi, je serais partie en Europe s’il n’y avait pas eu la révolution. Même à l’école, on n’avait pas le droit d’être kurde, il fallait parler arabe. » Dicle fait mine de se trancher la gorge en riant, puis reprend, de nouveau sérieuse : « Ici, on vend une partie de notre production, on en donne une partie gratuitement et on garde de quoi replanter. Il y a d’autres champs, je vais vous y emmener, on a planté des concombres, des tomates, des aubergines, des pastèques, de l’ail et des haricots. On cultive aussi des fleurs et des rosiers dans le village à côté, à Dirbersiyê. Mais on manque de tout avec l’embargo. Même les tubercules, on est obligé de les faire venir illégalement, et ça nous revient très cher. »

Avant, nous détaille Dicle, « beaucoup de femmes étaient employées par de grands propriétaires terriens, ils faisaient la tournée avec des camions pour les embaucher. Elles étaient mal traitées, elles subissaient beaucoup de violences. Ce qu’on fait ici, c’est aussi pour libérer ces femmes de l’emprise des contremaîtres ». Ce témoignage nous sera confirmé régulièrement dans les coopératives de femmes qui se montent sur l’ensemble du territoire pour leur fournir une autonomie financière, tout en développant l’activité paysanne. Avec une bonne dose de fierté retrouvée, comme à Jinwar où les femmes sont plus qu’heureuses de nous montrer que « le blé demande peu de travail et fait rentrer de l’argent, le potager nous permet d’assurer nos besoins en fruits et légumes, le lait vient de nos brebis, les œufs de nos poules, et on a un magasin pour vendre tout ça, chez nous et pour les villages environnants. »


Des coopératives comme celle d’Hassake se montent sur l’ensemble du territoire pour fournir une autonomie financière aux femmes et développer l’activité paysanne.  © Christophe Thomas

Cependant, ici comme ailleurs, le réchauffement climatique vient tout compliquer. Les années de sécheresse se multiplient. Des incendies criminels, attribués à la Turquie et aux milices djihadistes pour faire de la faim une arme de guerre, ont réduit de nombreuses récoltes à néant. Les systèmes d’irrigation sont souvent à sec, faute d’eau et d’électricité. Pour ne rien arranger, la multiplication des barrages en Turquie, en amont de l’Euphrate, et la rétention du débit créent une situation dramatique qui prive plus d’un million de personnes d’eau courante dans la province d’Hassake et commence à poser de graves problèmes sanitaires. La culture intensive mise en place par le régime est un legs empoisonné. Il n’y a pratiquement pas de forêt au Rojava. Tout a été rasé pour faire place au blé. Les Kurdes n’avaient même pas le droit de planter des arbres dans leur jardin, me dit-on, pour éviter qu’ils ne s’enracinent – ce « besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine » pourtant, selon la philosophe Simone Weil. Il n’est donc pas étonnant, tant d’un point de vue symbolique que pratique, que la lutte contre la désertification et la reforestation figurent parmi les premières actions d’envergure initiées dans le domaine de l’environnement. C’est l’objet de la campagne « Make Rojava Green Again » lancée par des volontaires internationaux ou du projet de « Tresse verte » de Gulistan Sido et ses ami-es, qui ont créé une véritable pépinière dans le jardin qu’abrite l’université du Rojava à Qamishlo. Ils se sont fixés pour objectif de planter quatre millions d’arbres.

« Rendre la cabane conceptuelle habitable »

Dans la revue Ballast, la poétesse et autrice Adeline Baldacchino écrit à propos de Murray Book­chin : « Il recherche donc, comme l’ont toujours fait les anarchistes conséquents, cette quadrature du cercle qui garantirait ensemble l’organisation et la liberté, la sécurité et la justice, le respect et la jouissance », et elle ajoute : « La théorie n’a sans doute pas fini de s’adapter au réel, et il faut espérer que celui-ci puisse s’en inspirer sans dogmatisme ni rigidité. [Murray Bookchin a] fabriqué une cabane conceptuelle dans laquelle peuvent venir s’installer, pour l’agrandir à mesure qu’ils la rendent habitable, les rêveurs persistant à croire que le réel s’invente à contre-courant des habitudes acquises. » À l’heure d’un dévissage démocratique marqué par des taux d’abstention records et la résurgence des extrêmes droites, alors que les scientifiques sont en état d’alerte permanent et que des philosophes et des anthropologues nous enjoignent de commencer à apprendre à vivre sans pétrole, sans numérique et sans État, l’expérience en cours dans le Nord-Est syrien est cruciale. Nous avons besoin de renforts, d’inspiration et de démonstrations. « Rendre cette cabane habitable » revêt un caractère d’urgence, porteur de gravité mais aussi d’un fort potentiel évocateur. Comme l’écrivait Murray Bookchin, face à une telle confluence de crises, « nous ne pouvons plus nous permettre de manquer d’imagination ; nous ne pouvons plus nous permettre de négliger la pensée utopique ».

*

Pour aller plus loin Parmi les ouvrages de Murray Bookchin disponibles en français > Pour un municipalisme libertaire (Atelier de création libertaire, 2003) > Au-delà de la rareté. L’anarchisme dans une société d’abondance (Écosociété, 2016)« Carnets du Rojava » (article en trois volets, disponible aussi en lecture audio) Sur le Rojava > sur le site de la revue Ballast
> Nous vous écrivons depuis la révolution. Carnets de femmes internationalistes au Rojava (Syllepse, 2021)

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