Qu’est-ce que l’héroïsme ? De prime abord, cette notion peut sembler renvoyer à la mise en scène narcissique d’une personne. Cette notion est volontiers accaparée par la suprématie blanche et masculine pour asseoir son statut social et ses valeurs dites supérieures. Par opposition, l’héroïsme peut inspirer du rejet du côté des militant·es dits progressistes. Faut-il […]
Qu’est-ce que l’héroïsme ? De prime abord, cette notion peut sembler renvoyer à la mise en scène narcissique d’une personne. Cette notion est volontiers accaparée par la suprématie blanche et masculine pour asseoir son statut social et ses valeurs dites supérieures. Par opposition, l’héroïsme peut inspirer du rejet du côté des militant·es dits progressistes. Faut-il alors délaisser ce concept, ou bien se le réapproprier à la faveur d’une dynamique collective qui œuvre pour le bien commun ?
Héroïques est le titre de la nouvelle revue Fsociété, actuellement en prévente, dont l’objectif est de « renverser la rhétorique du héros bourgeois, blanc, occidental, qui aime se contempler en tant que sauveur du monde et des cultures qu’il méprise. »
Les définitions courantes du racisme ne rappellent pas toujours que la hiérarchie raciale utilisée aujourd’hui a été construite par les Européens et qu’elle plaçait les personnes blanches en haut de l’échelle. Dans cette perspective, le racisme est un système historique qui vise principalement les personnes non blanches. C’est pourquoi, selon cette approche, on ne peut pas parler de « racisme anti-blanc » comme d’un système de domination comparable. Cette mise au point permet de répondre à l’argument selon lequel parler de racisme serait en soi raciste : cet argument ignore l’histoire et le fonctionnement réel de ce système.
De la même manière, la culture occidentale parvient à s’approprier l’acte héroïque et à le monopoliser dans l’imaginaire collectif. On pense particulièrement au « complexe du sauveur blanc » (white saviourism en anglais), qui désigne le sentiment de devoir de l’homme blanc occidental de venir en aide aux populations du tiers-monde (en particulier africaines et asiatiques), en s’exposant héroïquement et en revendiquant par la même une supériorité culturelle.
Lutter contre le complexe du sauveur blanc ne revient pas à abandonner les cultures étrangères, mais au contraire à respecterleurs savoirs et leurs pratiques, sans chercher à imposer un mode de vie occidental.L’aide humanitaire ne peut se faire sans politisation ni lutte décoloniale. Sans quoi elle ne fait que reproduire les inégalités sociales qui profitent à l’Occidental désireux de conserver l’image du « sauveur blanc », et la gratification sociale qui s’en suit.
Faut-il délaisser le concept d’héroïsme ?
Nous avons demandé à plusieurs abonné·es Fsociété ce qu’ils pensent du concept d’héroïsme. Plusieurs internautes ont exprimé une certaine forme de réticence, soit vis-à-vis de sa connotation bourgeoise, soit pour sa dimension individuelle, ou encore pour son usage en inadéquation avec l’idée d’un militantisme collectif.
Selon Odile Maurin (interrogée sur Bluesky), l’héroïsme n’est pas banal : « c’est quand quelqu’un donne réellement sa vie pour les autres. »La lutte sociale, la défense des plus démunis, devraient donc aller de soi et ne nécessitent pas une telle mobilisation courageuse et sacrificielle :« agir en conscience, ce n’est pas être héroïque, c’est simplement être en conformité avec soi-même. »
Ce qui déplaît également dans le concept d’héroïsme, c’est sa dimension religieuse. Pour Léa Mesnil, l’héroïsme est valorisé et construit par une vision occidentale « essentiellement monothéiste ». D’autres préfèrent délaisser ce terme à la bourgeoisie.
BikingDog (Bluesky) choisirait par exemple les termes de courage ou d’abnégation, « par envie de liberté, de créativité et d’espoir pour le futur ». Il considère en effet que le héros bien qu’admiré par le peuple, s’en extrait : il est le modèle à suivre, un individu exceptionnel, que l’on aurait tendance à idéaliser, à romantiser. Alors que le véritable « héros », ou plutôt le courageux selon l’internaute, n’a pas besoin de lumière :
« Ceux qui étaient applaudis lors de l’épidémie de Covid, ils n’ont pas besoin de figurer dans les romans ni même dans les journaux : ils sont partout et sont reconnus par leur entourage, ils sont la maille du tissu social, pas un écusson arboré ou envié par autrui. »
Héros du quotidien
L’acte héroïque est-il exceptionnel, réservé à une élite, un désir narcissique, ou bien ordinaire ? Si l’on décide de céder ses dimensions de domination et de distinction sociale à la classe bourgeoise, alors il convient de le délaisser et le connoter péjorativement.
L’autre option est celle de la réappropriation par les publics dominés, mais aussi sa redéfinition autour des valeurs d’altruisme, de dévouement aux causes sociales et à l’intérêt général. G.R.K. (Bluesky) a choisi d’illustrer quelques exemples d’héroïnes et de héros, qui ne cherchent aucune reconnaissance ou validation, mais qui luttent pour autrui jusqu’à « mettre en péril leur intégrité, tant physique que psychologique ou financière » :
Ces bénévoles qui organisent des maraudes nocturnes et subissent « quotidiennement des injustices, exactions, brimades et autres humiliations, tant physiques que psychologiques et souvent administratives, par les milices d’un État dorénavant fasciste. » Ces écologistes qui mettent leur vie en danger contre le projet d’autoroute A69. Ces militant·es qui « ne lâchent rien pour préserver le peu d’acquis sociaux qui restent aux handicapé·es et aux malades ». Les exemples sont ainsi nombreux, peu médiatisés ou, quand ils le sont, discrédités, parfois même criminalisés.
Ce qui revient le plus parmi les abonné·es, c’est l’idée que l’héroïsme devrait être avant tout collective. Sa dimension trop individuelle impliquerait une dérive narcissique, une volonté de se mettre en avant et d’être bien vu. Selon Etienne Fontan, « le vrai héroïsme est collectif et ancré dans la lutte quotidienne, loin des récits bourgeois qui tentent de se l’approprier ».
Alors que pour Isidro (Bluesky), il s’agit également d’être attentif au narratif guerrier et viriliste de l’héroïsme : « si l’on veut opposer la rhétorique bourgeoise du héros, souvent guerrier, souvent mâle, alors l’héroïsme n’est pas individuel mais collectif ».
La dimension individuelle repose également sur une certaine passivité, dans l’attente qu’un être providentiel résolve tous les maux de la société, mais repose aussi sur le mythe capitaliste où l’individu ayant le pouvoir serait sain, doté de bonnes intentions et « représente une solution de transformation du monde » (dixit Le poisson noir sur Bluesky).
En somme, la perception de l’héroïsme semble ambivalente, entre le rejet d’une bourgeoisie qui se distingue et s’accapare les valeurs d’héroïsme dans l’objectif d’accroître leur domination ; et la volonté de mettre en avant ces publics dominés qui luttent pour le bien commun.
Dans le nouveau numéro Fsociété Héroïques, en prévente jusqu’au 19 décembre, vous trouverez plusieurs articles sur le thème du militantisme et le parti pris d’une redéfinition de l’héroïsme en faveur des dominé·es et des activistes. Est également inclus un jeu Labyrinthe participatif sur le thème de la Flottille pour la liberté. Plusieurs articles sont en accès libre sur Mr Mondialisation :
Photo de couverture : Dimanche 7 juillet 2024, un rendez-vous avait été donné par les soutiens du #NFP pour se retrouver place de la République à Paris. Reportage @tiphaine_real pour Mr Mondialisation
Alors que Donald Trump tente d’imposer à l’Ukraine un « plan de paix » qui reviendrait à entériner l’occupation russe, les pressions diplomatiques se mêlent à une offensive militaire toujours en cours. Le tout se déroule dans un climat où les récits propagandistes se multiplient, cherchant à maquiller l’invasion en démarche légitime ou nécessaire. Donald […]
Alors que Donald Trump tente d’imposer à l’Ukraine un « plan de paix » qui reviendrait à entériner l’occupation russe, les pressions diplomatiques se mêlent à une offensive militaire toujours en cours. Le tout se déroule dans un climat où les récits propagandistes se multiplient, cherchant à maquiller l’invasion en démarche légitime ou nécessaire.
Exploded House in Borodyanka – @Алесь Усцінаў / Pexels
Guerre en Ukraine : déconstruire les mensonges de la propagande russe
Non, la Russie n’a pas pour but de « dénazifier » l’Ukraine
Il existe bien des mouvements d’extrême droite en Ukraine – comme dans de nombreux pays, dont la France – mais ils restent largement inférieurs en nombre, marginalisés politiquement et n’ont aucun contrôle sur l’État. Selon Eugene Finkel, politologue et historien à l’université américaine Johns Hopkins, spécialiste de la violence politique, du génocide, de la politique est-européenne et israélienne, et des études sur l’Holocauste :
« Les groupes néonazis et d’extrême droite sont bruyants et peuvent être enclins à la violence, mais ils sont peu nombreux, marginaux et leur influence politique au niveau de l’État est inexistante. Cela ne veut pas dire que l’Ukraine n’a pas de problème d’extrême droite. Elle en a un. Mais je considère le Ku Klux Klan aux États-Unis et les skinheads et groupes néonazis en Russie comme un problème et une menace bien plus importants que l’extrême droite ukrainienne. »
L’accusation s’effondre d’autant plus en sachant qu’elle vient de la Russie, un pays dirigé par un autocrate ultranationaliste qui, dans sa propre armée comme dans ses milices affiliées (Wagner, Rusich, etc.), tolère, protège et utilise des groupes ouvertement néonazis qui ont par ailleurs combattu lors de la guerre du Donbass.
Parler de « dénazification » tout en s’appuyant sur des unités armées arborant des symboles nazis, tout en muselant la presse, en emprisonnant ou assassinant les opposants, relève d’une incohérence totale – et expose la fonction réelle de cet argument : une distorsion pure et simple de la réalité, un outil de propagande destiné à justifier une guerre d’invasion, légitimant un impérialisme ancien sous un vernis pseudo-moral.
Et pendant que Poutine accuse l’Ukraine de nazisme, ses alliés les plus fervents en Europe sont… des groupes d’extrême droite que la Russie finance. De nombreuses organisations néofascistes et ouvertement antisémites affichent un soutien assumé au Kremlin. Certaines ont bénéficié de financements, de relais médiatiques ou de réseaux d’influence liés à la Russie, d’autres ont noué des coopérations politiques ou idéologiques avec Moscou. Ensemble, ils forment uneavant-garde radicale qui mène une propagande virulente contre l’Ukraine, au nom d’une vision ultranationaliste et autoritaire parfaitement en phase avec celle du régime de Poutine.
Non, l’Ukraine ne bombardait pas son propre peuple par choix
Dire que « l’Ukraine bombardait son propre peuple » est aussi l’un des éléments de langage centraux de la propagande russe pour justifier l’invasion. Pour comprendre pourquoi cette affirmation est trompeuse, il faut rappeler le contexte :
– Le conflit ne se présente donc pas comme une « guerre civile spontanée » où l’Ukraine bombarde son propre peuple pour des motifs internes, mais comme une guerre initiée par une puissance extérieure via des alliés sur place. Dire que l’Ukraine « bombardait son propre peuple » revient à effacer le rôle central de la Russie dans l’armement, le financement et la direction de la majorité des opérations séparatistes dans le Donbass.
Bien sûr, des civil·es ont été touché·es – et il faut en parler. L’armée ukrainienne a bien commis des violations lors de la guerre du Donbass, on ne peut pas le nier. Mais dans un contexte créé de toutes pièces par l’intervention russe, lorsque l’État ukrainien intervient, ce n’est pas par plaisir de frapper ses propres concitoyen·nes : il répond à une insurrection armée, alimentée par un acteur extérieur, utilisant des civils et des infrastructures civiles comme zones de combat. Le principe est clair dans les analyses. Le but de la Russie n’est aucunement de défendre un peuple réprimé, elle intervient dans le Donbass avec l’objectif de ramener l’Ukraine dans sa sphère.
Les travaux du politologue norvégien Kristian Åtland confirment ce diagnostic : ces textes n’étaient ni « efficaces », ni « équitables », ni « durables » et ont été « imposés à l’Ukraine sous la menace des armes, alors même que les forces russo-séparatistes gagnaient du terrain et contraignaient les forces ukrainiennes à la défensive. »
L’Ukraine a ensuite été poussée par certains partenaires occidentaux – principalement la France et l’Allemagne – à accepter une « solution de compromis ». Mais pour Kyiv, ce compromis n’en était pas un : les accords penchaient clairement en faveur de Moscou, et l’Ukraine ne disposait d’aucune alternative réaliste face à une armée russe supérieure et à des milices séparatistes soutenues par le Kremlin. Refuser Minsk, c’était risquer une escalade immédiate.
L’ambiguïté volontaire du texte a aggravé la situation : pour Kyiv, certaines dispositions n’étaient applicables qu’après le retrait des forces russes et la fin des ingérences ; pour Moscou, ces mêmes dispositions devaient être appliquées avant tout rétablissement de la souveraineté ukrainienne. Ces lectures irréconciliables ont paralysé le processus.
Pendant ce temps, la Russie utilisait les accords de Minsk comme un instrument tactique : un moyen de geler le conflit, de légitimer les structures séparatistes, de maintenir la pression militaire et diplomatique tout en poursuivant son agenda impérial. De 2015 à 2022, c’est Moscou qui en a bloqué la mise en œuvre en refusant systématiquement les étapes impliquant son propre retrait ou la fin de son contrôle territorial.
Et l’histoire l’a confirmé : en février 2022, la Russie choisit d’y mettre fin de façon unilatérale – non pas par un retrait, mais par la force, en lançant une invasion totale de l’Ukraine. Preuve que Minsk n’était jamais, pour le Kremlin, un véritable plan de paix : seulement un outil temporaire destiné à maintenir l’Ukraine affaiblie jusqu’au moment opportun pour frapper.
Demolished Residential Building (Ukraine) – @Алесь Усцінаў / Pexels
Non, l’OTAN n’a pas forcé la guerre : Moscou avait déjà annexé la Crimée avant toute perspective d’adhésion ukrainienne
Si l’OTAN est critiquable sur de multiples points, présenter son action comme cause majeure de la guerre en Ukraine revient à nier la responsabilité première de la Russie. L’Ukraine n’avait aucune perspective concrète d’adhésion à l’OTAN au moment où la Crimée était annexée par la Russie, ni lorsque Moscou a activé et armé des groupes séparatistes dans le Donbass.
Entre 2014 et 2022, aucune troupe de combat de l’OTAN n’est stationnée en Ukraine, et aucun processus formel d’adhésion n’était engagé. La seule armée massée aux frontières ukrainiennes est celle de la Russie. L’OTAN n’a renforcé sa présence sur son flanc Est qu’après l’annexion de la Crimée – en réaction, pas en anticipation. Et aucun déploiement de forces alliées n’a eu lieu en Ukraine avant 2022.
Autrement dit : non, ce n’est pas l’OTAN qui est la cause guerre. Et c’est précisément l’absence de défense collective qui rend les pays vulnérables à l’impérialisme russe. Un impérialisme territorial profondément structurel, antérieur à la création de l’OTAN de plusieurs siècles.
L’OTAN a été créée en 1949 pour contenir l’expansion soviétique. L’URSS venait d’annexer les pays baltes, d’occuper militairement l’Europe de l’Est et d’imposer des régimes autoritaires sous contrôle de Moscou. Ce contexte, et non une hostilité envers la Russie en tant que nation, a mené à la naissance de l’alliance.
Rien dans ce processus ne justifie les agressions militaires de Moscou contre l’Ukraine. Un État n’a pas le droit d’attaquer un voisin sous prétexte qu’il n’approuve pas ses orientations politiques ou sécuritaires. Et l’invasion russe de 2014 puis de 2022 confirme au contraire que le besoin de garanties de sécurité de ces pays était parfaitement légitime.
Non, la Russie ne s’arrêtera pas si Kyiv capitule : l’histoire de la région en témoigne
Le schéma est clair : l’occupation, l’annexion, la consolidation puis l’extension. L’histoire de l’époque tsariste, de l’URSS, puis de la Russie moderne, montre que céder un territoire ou une autonomie partielle n’a jamais freiné ses desseins impériaux. L’indépendance des pays baltes, les États d’Europe de l’Est, l’Ukraine : tous ont été confrontés au même type de logique. C’est donc un pari absurde de penser que « si Kyiv capitule, tout s’arrête ». Ce serait ignorer des siècles d’histoire.
Kyiv a été fondée à l’époque où la Russie n’existait même pas
Pour Poutine, l’Ukraine « n’existe pas ». Elle ne serait qu’un morceau égaré de la Russie, un territoire qu’il faudrait « récupérer ». Pourtant, l’histoire raconte exactement l’inverse : Kyiv apparaît dès le IXᵉ siècle et devient le centre politique, culturel, religieux et économique du monde slave oriental. À cette époque, Moscou n’existe pas encore : sa première mention date de 1147, près de trois siècles plus tard. Le cœur de la civilisation slave orientale n’est donc pas Moscou, mais bien Kyiv – une réalité historique que la propagande russe actuelle tente désespérément d’effacer.
Pendant plusieurs siècles, Kyiv est le principal pôle religieux, commercial et diplomatique de la région. C’est là que naissent l’écriture slavonne, l’orthodoxie locale, l’architecture monumentale, les échanges économiques et les premières structures étatiques des Slaves de l’Est. La Moscovie, bien plus tard, ne pourra revendiquer cet héritage que parce que Kyiv aura été détruite en 1240 lors de l’invasion mongole, ouvrant un vide politique dans lequel elle s’engouffre progressivement.
Ce n’est qu’à partir du XVIIIᵉ siècle que la Russie impériale devient une puissance expansionniste majeure, engageant une politique systématique de conquêtes, d’assimilation forcée, de russification, de destruction des institutions locales et d’effacement des cultures qu’elle soumet. L’histoire impériale russe n’est donc pas une continuité naturelle : c’est une construction idéologique qui repose sur l’appropriation de l’héritage kyivien et la domination violente de ses voisins.
L’impérialisme russe ne date pas d’hier et se poursuit aujourd’hui
Durant les XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles, l’Ukraine devient l’une des principales cibles de l’expansion russe. Lorsque la République populaire d’Ukraine proclame son indépendance en 1917, elle ne « crée » pas un pays : elle réactive une histoire ancienne, étouffée par des siècles de domination impériale. Cette indépendance est brisée dès 1920, lorsque l’Armée rouge envahit le pays et l’intègre de force à l’URSS. Kyiv n’a jamais « choisi » Moscou : elle a été contrainte par un impérialisme qui s’est efforcé d’effacer son identité.
Et l’Ukraine est loin d’être un cas isolé. Bien avant l’Union soviétique, l’impérialisme russe s’abattait déjà sur la Géorgie, les pays baltes, la Moldavie, la Pologne, la Tchécoslovaquie et d’autres peuples d’Europe de l’Est. Partout, la logique est la même : occupation militaire, destruction des institutions locales, répression politique, russification forcée, liquidation des élites, et rhétorique mensongère de « protection » ou de « libération » servant à légitimer la conquête.
La Géorgie en fournit un exemple frappant : annexée au début du XIXᵉ siècle, redevenue brièvement indépendante en 1918, envahie à nouveau en 1921, elle subit encore une attaque en 2008. Aujourd’hui, Moscou occupe l’Abkhazie, et l’Ossétie du Sud y installe des régimes fantoches et pratique un grignotage territorial constant, identique aux méthodes employées en Ukraine ou dans les pays baltes.
La Tchétchénie illustre une autre facette de ce même impérialisme : l’écrasement de toute aspiration à l’autodétermination. Conquise au XIXᵉ siècle après des décennies de résistance, elle est brutalement frappée sous Staline, qui déporte en 1944 l’ensemble du peuple tchétchène – causant la mort d’un quart de sa population. Après la chute de l’URSS, sa nouvelle déclaration d’indépendance déclenche deux guerres d’une violence extrême (1994-1996 puis 1999-2009) : bombardements massifs sur les civils, disparitions forcées, tortures systématiques, destruction totale de Grozny. Une fois encore, Moscou justifie la répression par un discours mensonger – cette fois sous couvert de « lutte antiterroriste » – alors qu’il s’agit avant tout d’écraser un peuple qui refuse de se soumettre.
La logique impérialiste de la Russie ne s’arrête pas aux frontières de l’ex-URSS. Elle se prolonge au XXIᵉ siècle, en dehors de l’Europe, avec une brutalité parfaitement documentée. L’intervention russe en Syrie, aux côtés de la dictature de Bachar al-Assad, en est l’un des exemples les plus frappants : bombardements massifs sur des zones civiles, frappes sur des hôpitaux et infrastructures vitales, sièges prolongés et affamement de populations entières, destruction systématique de quartiers entiers à Alep et Idlib, utilisation de la guerre comme outil de consolidation d’un régime autoritaire.
Cette stratégie n’est ni un accident, ni une dérive ponctuelle : elle s’inscrit dans une continuité historique de l’usage de la violence de masse comme outil politique et géopolitique – de la Tchétchénie à l’Ukraine, de la Géorgie à la Syrie. L’histoire est la même : la Russie ne libère jamais les peuples qu’elle touche – elle les soumet.
Le culte autour de Poutine : réalité d’un dictateur, un homme formé par le KGB
Vladimir Poutine est le produit d’un appareil de sécurité entièrement tourné vers la surveillance, la manipulation et la répression. Officier du KGB à Leningrad, il a été formé aux techniques de contrôle interne et de guerre psychologique, au service d’un État obsédé par l’élimination de toute dissidence. Cette culture du secret, de la peur et de la loyauté aveugle constitue la base de sa vision du pouvoir, qu’il a transposée presque intacte au Kremlin.
Un dictateur responsable de crimes de guerre
Son passage à la tête de la Fédération de Russie s’accompagne d’opérations militaires marquées par une violence extrême. En Tchétchénie, les bombardements ont transformé Grozny en ruines, causant la mort de milliers de civils. En Ukraine, les massacres de Bucha, le siège de Marioupol et les frappes répétées sur des hôpitaux ou des infrastructures civiles sont documentés par l’ONU et de nombreuses organisations de défense des droits humains. En Syrie, il a soutenu les bombardements du régime de Bachar al-Assad, visant des quartiers entiers, des écoles, des marchés et des hôpitaux. Partout où il intervient, la même méthode apparaît : une guerre totale contre les populations.
Un régime dictatorial qui étouffe toute dissidence
À l’intérieur de ses frontières, Poutine gouverne comme un dictateur. Les assassinats et empoisonnements d’opposants – d’Anna Politkovskaïa à Boris Nemtsov, jusqu’à Alexeï Navalny – montrent que la critique peut coûter la vie. Les médias indépendants ont été fermés ou déclarés « agents de l’étranger », les ONG sont harcelées ou interdites, et des lois permettent d’emprisonner n’importe quelle personne qui s’oppose à la guerre ou au régime. Les minorités, notamment LGBTQ+, sont ciblées par des lois ouvertement discriminatoires. La Russie actuelle n’est pas un État « autoritaire » au sens vague : c’est un système répressif total, où la justice, les médias, la police et l’armée sont subordonnés au pouvoir d’un seul homme.
Pourquoi certains en font un « messie »
Malgré cela, Poutine bénéficie encore d’une aura dans certains milieux, en Russie comme à l’étranger. Sa propagande joue sur un virilisme ostentatoire, sur le mythe d’un chef fort et sur un anti-occidentalisme simpliste. Certaines personnes opposées à l’OTAN projettent sur lui un fantasme de « contre-empire », ignorant que la Russie applique depuis des siècles une politique impérialiste d’une violence extrême. Cette fascination repose sur une illusion : Poutine n’est pas un rempart contre l’impérialisme, mais l’un de ses représentants les plus brutaux et les plus constants au XXIe siècle. Il ne tient pas sa légitimité d’une souveraineté populaire, mais de la peur, de la propagande et de la répression. C’est cela, la réalité de son pouvoir.
Il est important de préciser que s’opposer à Poutine, à ses crimes et à son impérialisme ne signifie pas tolérer la guerre ni applaudir les logiques militaristes. Critiquer un dictateur ne revient pas à justifier le militarisme occidental ; cela revient simplement à refuser qu’un peuple soit écrasé. C’est dans cette perspective, et seulement dans celle-là, que s’inscrit une position réellement antimilitariste et anti-impérialiste.
Antimilitarisme, anticapitalisme et refus de tous les impérialismes
Dans ce monde saturé d’empires militaires, la guerre n’est jamais une solution : elle est l’arme des puissants pour sacrifier les pauvres. Elle ne sert jamais les peuples : elle sert les oligarchies, les régimes autoritaires, les puissances qui transforment la violence en levier politique, sans oublier l’industrie et les financiers. Le capitalisme de guerre prospère précisément là où les corps s’effondrent : dans les usines d’armement qui tournent en continu, dans les contrats juteux négociés loin du front, dans l’économie de crise qui détourne l’attention des injustices internes et offre aux élites l’occasion d’étouffer toute contestation sociale.
Refuser l’invasion russe ne signifie pas applaudir l’OTAN. Résister à un envahisseur n’a rien à voir avec soutenir le militarisme occidental. La critique de l’impérialisme ne peut pas être sélective : elle englobe l’impérialisme russe, mais aussi celui des États-Unis, de l’OTAN, des puissances économiques qui profitent des conflits pour renforcer leur domination. L’important reste de défendre les peuples contre tous les empires qui cherchent à les écraser.
En Ukraine, même des anarchistes ont pris les armes,non par amour de la guerre, mais parce qu’ils savent que, s’ils ne le font pas, il ne restera plus aucun espace pour quelque liberté que ce soit. Plus aucune possibilité d’exister en dehors d’un pouvoir totalitaire. Ils combattent pour empêcher un empire de refermer sa main sur leur pays, non pour glorifier une armée ni pour justifier un système militariste qu’ils rejettent profondément.
À travers l’Ukraine, ce n’est pas seulement un territoire que la Russie tente d’absorber : c’est l’idée même qu’un peuple puisse vivre en dehors de sa domination. C’est cela que l’invasion cherche à briser. C’est cela que la propagande tente de masquer.
Mais ce que révèle l’histoire, c’est que les empires sont des machines fragiles : ils tiennent sur la peur, sur le mensonge, sur le sang. Dès que les peuples refusent de plier, ils se fissurent.
– Elena Meilune
Photo de couverture : Des pompiers interviennent sur le site d’une frappe de drone russe, dans le contexte de l’attaque russe contre l’Ukraine, à Kharkiv, en Ukraine, le 1er février 2025. REUTERS/Vyacheslav Madiyevskyy
Vous n’avez pas eu le temps de lire l’actu ? Voici les 10 infos à ne surtout pas manquer cette semaine. 1. Liberté d’expression ? Non. Le Collège de France annule un colloque sur la Palestine, invoquant sa “neutralité”, des risques pour la sécurité et le supposé aspect militant du colloque. La polémique sur l’indépendance […]
Vous n’avez pas eu le temps de lire l’actu ? Voici les 10 infos à ne surtout pas manquer cette semaine.
1. Liberté d’expression ? Non.
Le Collège de France annule un colloque sur la Palestine, invoquant sa “neutralité”, des risques pour la sécurité et le supposé aspect militant du colloque. La polémique sur l’indépendance de la recherche se réveille dans les milieux universitaires. (Alternatives Économiques)
2. Corruption autour de l’OTAN
Une enquête menée par les médias La Lettre, Le Soir, Knack et Follow the Money révèle et dénonce des méga-contrats de munitions et de carburant passés par l’agence achats de l’OTAN, marqués par des rétrocommissions clandestines et un très gros manque de transparence. (LaLettre)
3. Une niche fiscale en pleine politique d’austérité ? Oui.
La Cour des comptes estime que le Pacte Dutreil, créé en 2000 pour faciliter la transmission d’entreprises familiales, coûte aujourd’hui très cher à l’État. Son rapport, qui avait fuité, montre que la dépense liée à ce dispositif a fortement augmenté pour atteindre 5,5 milliards d’euros en 2024. (Alternatives Économiques)
4. Impunité des employeurs ? Oui.
La France est le pays d’Europe où l’on compte le plus d’accidents du travail mortels. Ce triste record pourrait être lié au fait que la justice reste souvent indulgente lorsque des employeurs sont mis en cause. La CGT observe qu’en Seine-Saint-Denis, entre 2014 et 2020, seuls 1/3 des procès-verbaux rédigés par les inspecteurs du travail ont réellement donné lieu à des poursuites. Un autre tiers a été classé sans suite, et le dernier tiers est encore en cours d’enquête. (Le Monde diplomatique)
5. Réforme des retraites imposée ? Oui.
Surprise surprise ! Le Sénat s’est opposé à la suspension de la réforme des retraites. Un compromis budgétaire reste ainsi impossible à entrevoir au Parlement. (Mediapart)
6. L’écologie et la lutte des classes
En Haïti, le dérèglement climatique aggrave l’érosion côtière, occasionnant la perte de terres agricoles qui deviennent improductives. Des familles fragilisées quittent leurs fermes pour migrer vers la capitale et deviennent les cibles de gangs.(Mediapart)
7. Le Soudan en proie aux pétromonarchies
Soudan : Les États-Unis et leurs copains pétromonarches – les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite – s’accordent au moins sur une chose : en finir avec la révolution en cours. Au grand mépris des civils et des besoins humanitaires de cette crise sans précédent. (L’Humanité)
8. Des « scientifiques en rébellion » condamnés
Pour la première fois, cinq scientifiques français condamnés pour “rébellions” écopent d’une amende de 11 000 € par le tribunal de district de Munich pour avoir mené des actions non-violentes ciblant les multinationales BMW et BlackRock. » Que l’on soit scientifique ou non n’a fait aucune différence lors du procès« . (La Relève et La Peste)
9. Des PFAS rejetés dans la Seine en toute impunité
L’usine de pesticides BASF, située à Saint-Aubin-lès-Elbeuf en Normandie, est accusée de contaminer la Seine aux PFAS depuis 25 ans. On retrouve notamment du fipronil, un insecticide dont l’usage est interdit depuis 2013, car extrêmement toxique. (La Relève et La Peste)
10. Tu es pauvre ? Tu paies !
Dans l’écoquartier de la Cartoucherie, à Toulouse, des habitantes de HLM doivent payer la salle de sport en bas de chez eux dans la plus grande des injustices : elle est gratuite pour les locataires et propriétaires du parc privé, payante pour les habitants des logements du parc social.(StreetPress)
11. Kiev sous les bombes russes
La Russie a de nouveau frappé l’Ukraine, causant la mort de sept personnes lors d’une nouvelle vague de drones dans la nuit de lundi à mardi. À Kiev, la population doit apprendre à vivre dans l’obscurité et le froid, faute d’électricité et de chauffage.(FranceInfo)
Vous n’avez pas eu le temps de suivre l’actu ? Voici 10 bonnes nouvelles à ne surtout pas manquer cette semaine. 1. Rémunérer au travail et non à la quantité Au Pays basque, un groupe de 28 vignerons en AOC propose de rémunérer les vendanges de raisin non pas selon la quantité, mais sur le […]
Vous n’avez pas eu le temps de suivre l’actu ? Voici 10 bonnes nouvelles à ne surtout pas manquer cette semaine.
1. Rémunérer au travail et non à la quantité
Au Pays basque, un groupe de 28 vignerons en AOC propose de rémunérer les vendanges de raisin non pas selon la quantité, mais sur le travail fourni, dans le but de rendre le métier plus juste et durable. (Alternatives Économiques)
2. Les oiseaux insectivores en légère augmentation
D’après une étude de Environmental pollution, depuis l’interdiction des néonicotinoïdes en 2018, on observe une légère reprise des populations d’oiseaux insectivores en France. Un signe encourageant, mais jugé trop timide pour parler de retour à la normale. (La Relève & La Peste)
3. Des plantes pour votre santé mentale
Plusieurs études confirment que le contact avec les plantes améliore le bien-être psychique, apportant un réel bénéfice pour la santé mentale. « Si les villes augmentaient leur végétation de 10 %, certaines régions pourraient éviter 1 000 hospitalisations pour 100 000 habitants chaque année.« (La Relève & La Peste)
4. Habitat social participatif à Marseille
Après 15 ans de gestation, les Habeilles devient le premier habitat participatif à Marseille. Un logement partagé pensé comme un modèle de solidarité et de vie communautaire alternative dans un quartier populaire. (Basta!)
5. Un spectacle drag en ruralité ? Oui.
En Bretagne, dans les Monts d’Arrée, un spectacle de drag queens proposé par les Joyaux de l’Arrée sera diffusé en milieu rural, illustrant la récente vitalité d’une scène LGBTQ+ hors des métropoles. (StreetPress)
6. DOGE (enfin) dissoute
Accusée d’avoir ciblé en priorité les politiques sociales et environnementales, l’agence américaine DOGE, censée faire des économies sur le dos des services publics, a été dissoute. (Vert)
7. La filière caoutchouc en plein développement
Au Brésil, la filière artisanale du latex se développe en Amazonie, seul endroit au monde où poussent des hévéas natifs. Le caoutchouc est récolté directement sur les arbres vivants, sans déforestation. Un modèle plus durable et respectueux de l’environnement, mais qui reste fragile. (Vert)
8. Seattle gagné par les démocrates ?
À Seattle, l’aile gauche du parti démocrate gagne du terrain, grâce à Katie Wilson, une activiste démocrate « à tendance socialiste« . Elle l’a emporté face au maire sortant, un démocrate centriste. L’homme orange n’est pas content. (France 24)
9. Guadeloupe et Martinique optent pour le bio
Suite aux scandales du chlordécone, la Guadeloupe et la Martinique comptent de plus en plus d’agriculteurs en bio, séduits par des pratiques plus respectueuses de l’environnement, qui plus est, adaptées aux contraintes locales. Elles demeurent pourtant entravées par un cadre réglementaire non adapté aux territoires tropicaux. (Reporterre)
10. Pollueur = payeur
Les producteurs d’emballages professionnels, utilisés par les entreprises à destination d’autres entreprises, devront contribuer financièrement à la gestion des déchets qu’ils génèrent, à compter du 1ᵉʳ janvier. (Info Durable)
Alors que les récits forgés par Moscou gagnent du terrain en Occident, une dangereuse amnésie historique s’installe. Ces discours érigent la Russie en puissance « libératrice », balayant d’un revers de la main des décennies d’occupation et de violences imposées par l’URSS. Éclairage d’Elena Meilune, journaliste d’origine lituanienne dont la famille a vécu ce que […]
Alors que les récits forgés par Moscou gagnent du terrain en Occident, une dangereuse amnésie historique s’installe. Ces discours érigent la Russie en puissance « libératrice », balayant d’un revers de la main des décennies d’occupation et de violences imposées par l’URSS. Éclairage d’Elena Meilune, journaliste d’origine lituanienne dont la famille a vécu ce que certain·es persistent à appeler une « libération ».
Dans ce contexte où les récits trompeurs prolifèrent, la propagande russe continue de travestir les faits, brouillant la compréhension de l’histoire et légitimant les ambitions impérialistes du Kremlin. Pour comprendre la guerre menée contre l’Ukraine aujourd’hui, il est indispensable de revenir sur les falsifications qui entourent encore l’héritage soviétique et les violences infligées aux peuples de l’Est.
La mécanique du mensonge : comment Moscou transforme l’occupation en « libération »
Avant toute chose, il faut rappeler un fait historique élémentaire : la Russie n’existait pas en tant qu’État pendant la Seconde Guerre mondiale. L’entité politique qui a combattu l’Allemagne nazie était l’Union soviétique, un empire multinational sous la domination de Mouscou, où la Russie n’était qu’une république parmi quinze. En proportion de la population, les pertes les plus lourdes ont été subies par les Ukrainiens, Biélorusses, Baltes, Caucasiens et peuples d’Asie centrale.
Loin de la propagande qui circule aujourd’hui en Europe occidentale, la réalité vécue sous le régime soviétique par les pays baltes, par l’Ukraine et par tant d’autres était celle d’une oppression systématique : déportations, interdictions linguistiques, tortures, violences sexuelles, occupations militaires, destructions culturelles. Assimiler cette histoire à une prétendue « libération » revient non seulement à falsifier le passé, mais aussi à piétiner la mémoire de celles et ceux qui ont résisté – souvent au prix de leur vie.
Et aujourd’hui, les mêmes mécanismes narratifs se répètent concernant la guerre en Ukraine : « dénazification », « protection des russophones », « libération du Donbass », comme si l’invasion, les massacres, les bombardements et les déportations de dizaines de milliers d’enfants n’étaient que de simples opérations humanitaires.
Face à cette résurgence de récits impérialistes, il est essentiel de rappeler ce que furent réellement les décennies de domination soviétique, ce que fut le courage des peuples qui ont combattu pacifiquement pour leur indépendance, et ce que révèle aujourd’hui encore la propagande d’un régime autoritaire – des récits mensongers qu’il faut déconstruire, un à un, pour en montrer la réalité.
Je viens d’un pays que l’on a voulu faire taire
Je suis Elena Meilune, journaliste chez Mr Mondialisation. J’ai grandi en Lituanie, un pays qui a passé cinquante ans sous domination soviétique. Personne, dans ma famille, n’y a échappé : mes parents, mes grands-parents – dont la mémoire m’accompagne – et toutes les personnes qui me sont ou m’ont été chères dans mon pays natal ont vécu dans un État où la peur, la surveillance et la violence structuraient chaque recoin du quotidien. La culture était contrôlée, le russe imposé partout : à l’école, dans l’administration, dans la vie publique, tandis que le lituanien, l’une des plus anciennes langues vivantes d’Europe, était rabaissé, moqué, dénigré, qualifié par les Soviétiques de « langue de chiens ».
Une prison à ciel ouvert où l’on apprenait à se taire pour survivre. Où l’horizon se refermait à des frontières gardées par des soldats prêts à tirer à vue.
Aujourd’hui, voir la propagande russe contaminer les esprits en Europe de l’Ouest – notamment ce récit qui présente la Russie comme ayant « sauvé l’Europe du nazisme » et aurait donc la légitimité à se poser en puissance libératrice – provoque en moi un choc profond. Un choc pas seulement intellectuel : un choc intime, viscéral. Car ce récit efface les décennies de violences infligées à des peuples entiers, dont le nôtre. C’est comme entendre quelqu’un réécrire notre propre histoire sous nos yeux – et en piétiner la mémoire.
Malgré la peur, malgré la répression, la Lituanie a choisi la dignité. La résistance balte avait pris mille formes au fil des décennies – clandestine, culturelle, politique – mais c’est un moment précis qui a tout fait basculer. Le 11 mars 1990, la Lituanie proclame son indépendance à main levée, devenant le premier État de l’ex-URSS à oser ce geste.
Une mobilisation pacifique sans précédent, bientôt suivie par les autres pays baltes et par l’Ukraine. Pas d’armes. Pas de milices. Aucune violence. Juste des voix humaines, fragiles mais unies. Et une solidarité internationale, certes tardive, mais déterminante, qui finit par reconnaître ces indépendances naissantes. Cette résistance pacifique a porté ses fruits : elle a ouvert la brèche qui mènerait à l’effondrement de l’URSS, même si Moscou s’accrochait encore de toutes ses forces.
Je pense à mes parents. À ce qu’ils ont vu. À la nuit du 12 au 13 janvier 1991, quand les chars soviétiques sont entrés dans Vilnius pour tenter d’écraser cette liberté fragile. Comme des dizaines de milliers d’autres, ils ont marché jusqu’au Parlement, déterminé·es à protéger leur pays, sans armes. Vers trois heures du matin, le président du Parlement leur demande de se disperser : l’assaut est imminent, leur vie est en danger. Ils refusent. Tout le monde refuse. Alors ils s’enlacent, respirent profondément, peut-être pour la dernière fois, et restent debout.
Citoyen lituanien désarmé face à un tank soviétique, Vilnius, 13 janvier 1991 – @WikimediaCommons
Plusieurs bâtiments stratégiques de la ville sont protégés par des chaînes humaines. Des civils désarmés, face aux blindés. Cette nuit-là, quatorze personnes sont tuées, près d’un millier blessées. Je pense à Loreta Asanavičiūtė, 23 ans, écrasée par un char soviétique. Ce n’était pas une guerre : c’était la violence nue d’un empire qui s’accrochait avec une brutalité inouïe à des territoires qui n’avaient jamais été et ne seront jamais les siens.
Si je n’ai pas grandi dans une dictature autoritaire, si je n’ai pas été forcée de parler russe, si j’ai pu apprendre l’histoire de mon pays dans des livres non censurés, c’est uniquement grâce au courage immense de celles et ceux qui se sont dressé·es, sans armes, face à l’armée soviétique. Des êtres humains qui ont eu la force inimaginable de résister pacifiquement, parfois au prix de leur vie, libérant un pays qui demeure à ce jour marqué parune mémoire traumatique collective bien ancrée, largement documentée.
Alors quand je lis ou j’entends aujourd’hui des discours qui glorifient la Russie car elle aurait « libéré l’Europe », je ressens une douleur que j’ai du mal à décrire. Pas une douleur tournée vers le passé, mais celle de voir l’oubli gagner, de voir des récits mensongers remplacer des faits, de voir des vies entières reléguées à des notes de bas de page. C’est assister à un déni total des déportations, humiliations, tortures, violences sexuelles massives, qui faisaient partie intégrante de la domination soviétique.
J’y vois une méconnaissance abyssale de la réalité historique, teintée de mépris pour ces vies brisées, pour notre culture que l’on a tenté d’effacer, pour les corps meurtris, pour nos livres brûlés. Cette propagande qui circule aujourd’hui n’est pas seulement fausse : elle est une insulte à la mémoire des peuples qui ont survécu à l’occupation soviétique et qui luttent encore pour préserver leur liberté.
Et si une part de moi aurait envie de laisser éclater une colère brute face à celles et ceux qui reprennent ces discours, je refuse de tomber dans le piège de l’accusation individuelle envers des personnes mal informées, mais nullement mal intentionnées. Car le problème ne réside pas en ces individus : il réside dans un système qui les égare.Un puissant système de propagande qui recycle l’héritage colonial soviétique pour continuer à légitimer la domination. Mais la vérité historique n’est pas un territoire que l’on peut annexer. Elle résiste. Elle survit. Comme nous.
Tombe de Loreta Asanavičiūtė, victime de l’intervention soviétique en Lituanie en 1991, une des défenseures de la tour de télévision de Vilnius. Wikimedia.
Propagande et manichéisme : des armes impérialistes
Le mythe d’une « Russie libératrice » n’a rien de nouveau : c’est le même discours utilisé chaque fois que l’État russe – tsariste, soviétique ou actuel – tente d’occuper un pays. Depuis des siècles, les invasions sont justifiées au nom de la « protection », de la « libération » ou de la « défense » de populations prétendument menacées. Une rhétorique impériale classique et systématiquement recyclée, qui sert à travestir des conquêtes territoriales en actes humanitaires.
Présenter l’URSS comme un sauveur revient ainsi à effacer les crimes commis dans les pays qu’elle a occupés : l’annexion de territoires entiers, le massacre de millions de personnes, l’écrasement des mouvements démocratiques, la suppression violente des cultures. Cela transforme un empire autoritaire en héros et réduit les victimes au silence.
Citoyens désarmés défendant la Maison de la presse lituanienne face à des soldats de l’armée soviétique, Janvier 1991, Vilnius, Lithuanie – @WikimediaCommons
À cela s’ajoute un manichéisme toxique : bien des personnes qui portent un regard critique – légitime – sur l’OTAN, pensent que cela implique ipso facto de soutenir Vladimir Poutine, notamment dans sa guerre contre l’Ukraine. Comme si refuser un impérialisme obligeait à en applaudir un autre. Comme si on ne pouvait avoir une histoire indépendante de ces jeux de blocs. Cette vision simpliste empêche de comprendre les dynamiques impériales réelles – et alimente exactement la propagande que la Russie cherche à imposer.
Ce n’est pas seulement l’histoire qui révèle la dimension impérialiste du pouvoir russe : la pensée stratégique qui a nourri ses élites l’indique tout autant. En 1997, paraît à Moscou les Fondamentaux de la Géopolitique, premier grand manuel de géopolitique en langue russe et rapidement devenu un ouvrage de référence. Utilisé dans plusieurs institutions militaires, c’est un classique de la géopolitique russe. Tout y est déjà : la volonté de dominer l’Ukraine, de fragmenter les États voisins, d’affaiblir l’Europe, d’utiliser la désinformation et le soutien à l’extrême droite pour miner les sociétés démocratiques. Rien n’a été improvisé : dès la fin des années 1990, la stratégie impériale était écrite noir sur blanc.
Première de couverture de l’édition russe du livre « Fondamentaux de géopolitique – L’avenir géopolitique de la Russie »
Cet ouvrage n’est pas une analyse académique, mais un programme politique où l’Ukraine est décrite comme, une « anomalie absolue », un non-État qui doit être conquis et annexé, où le Royaume-Uni devrait être séparé de l’Europe pour affaiblir celle-ci, où les États baltes doivent être neutralisés et où l’Occident doit globalement être divisé de l’intérieur. Vingt-huit ans plus tard, la Russie applique exactement ce qui y est décrit.
Le grand mensonge : « La Russie a sauvé l’Europe du nazisme »
Au-delà de la confusion entretenue aujourd’hui entre URSS et Russie, si la propagande russe contemporaine trouve un écho dans certains milieux occidentaux, c’est parce qu’elle repose sur une vérité partielle, soigneusement déformée : oui, l’URSS a combattu l’Allemagne nazie – mais non, elle n’a jamais « sauvé l’Europe ». L’histoire réelle est infiniment plus complexe et surtout, beaucoup plus sombre.
@Vicktor Temin – Mil.ru. / Wikipedia
L’Union soviétique n’entre en guerre contre Hitler qu’en 1941, lorsque celui-ci envahit son ancien partenaire. Car avant d’être ennemis, l’URSS et l’Allemagne nazie ont été liées par le Pacte Molotov-Ribbentrop, signé en août 1939, qui incluait un protocole secret prévoyant le partage de l’Europe de l’Est entre les deux régimes totalitaires. Dans ce cadre, l’Armée rouge envahit la Pologne orientale en septembre 1939, puis annexe de force les États baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie), la Bessarabie et attaque la Finlande. En 1940, le NKVD massacre plus de 20 000 officiers polonais à Katyn – un des nombreux crimes soviétiques longtemps niés par Moscou.
Un documentaire letton, The Soviet Story (2008), s’appuie sur des archives pour montrer cette réalité : loin d’avoir « sauvé l’Europe », l’URSS a d’abord collaboré avec l’Allemagne nazie, participé au partage de l’Europe de l’Est et commis des crimes de masse parallèles. Ce film illustre de manière accessible ce que démontrent les historiens : la terreur stalinienne n’a jamais été une entreprise de libération, mais l’imposition d’un empire autoritaire.
Lorsque l’Allemagne attaque l’URSS en 1941, Staline mobilise non seulement les citoyens russes mais aussi des millions de personnes issues des territoires annexés, parfois à peine soviétisées : Baltes, Ukrainiens, Moldaves, Caucasiens, Asiatiques. Beaucoup sont enrôlées de force, envoyées au front sans formation, parfois même utilisées comme « troupes pénales » ou comme lignes sacrifiables pour épuiser les munitions allemandes. Ces morts, aujourd’hui récupérés par la propagande russe, n’étaient pas « l’armée russe » : ils étaient les victimes d’un empire qui les a exploités puis effacés de la mémoire officielle.
Lorsque l’URSS avance vers Berlin après 1941, elle n’apporte pas la liberté aux pays qu’elle traverse : elle impose sa propre domination. Ce qui suit n’a rien d’une libération : arrestations massives, exécutions politiques, déportations, viols de masse, russification forcée, destruction des élites locales, installation de gouvernements fantoches. L’Europe de l’Est passe simplement d’une occupation à une autre.
Dire que « la Russie a sauvé l’Europe » revient aussi à réécrire le rôle de toutes les autres nations sous le joug des soviétiques: Ukrainiens, Baltes, Biélorusses, Géorgiens, Arméniens, Kazakhs, Ouzbeks,… Ce sont eux qui ont payé le prix du sang. L’URSS n’était pas la Russie.
S’ajoute à cela un autre fait volontairement occulté : sans l’aide matérielle massive des États-Unis et du Royaume-Uni (via le programme Lend-Lease), Staline n’aurait très probablement jamais résisté à la Wehrmacht.
Précisons-aussi que la majorité des villes de l’Europe de l’Ouest n’ont jamais vu un seul soldat soviétique. La libération à l’Ouest est principalement le résultat de l’action combinée des États-Unis, du Royaume-Uni, du Canada, des résistances locales et des forces françaises libres. Confondre ces réalités, c’est réécrire l’histoire au profit d’un récit impérialiste forgé après-guerre.
La « Russie » n’a donc pas « libéré l’Europe » : elle a participé à la défaite du nazisme tout en construisant son propre empire autoritaire sur les ruines des peuples qu’elle prétend aujourd’hui avoir sauvés.
La « libération » version Staline : des millions de personnes massacrées
Le récit officiel soviétique, aujourd’hui repris par la Russie, présente l’URSS comme un « libérateur » des peuples de l’Est. La réalité est exactement inverse : avant 1939, la plupart de ces pays étaient indépendants, et c’est l’URSS qui les a envahis, annexés, soviétisés de force.
Il faut rappeler l’ampleur vertigineuse des crimes commis sous Staline dans les pays occupés : famines organisées (dont l’Holodomor, qualifié de génocide par plusieurs États), système concentrationnaire du Goulag, purges, exécutions, déportations massives, élimination des élites locales, réquisitions agricoles, torture, violences sexuelles systématisées, russification de la langue et des institutions. La terreur d’État était une méthode de gouvernement.
Le bilan humain du stalinisme se compte en millions, voire dizaines de millions de morts selon les estimations des historiens. Plusieurs travaux universitaires situent le total des victimes – famine, répression politique, déportations, exécutions, mortalité carcérale – à un niveau comparable, voire supérieur, à celui du régime nazi. Rappeler ces chiffres ne relativise en rien les crimes d’Hitler : cela montre simplement que présenter l’URSS comme un « libérateur » est historiquement absurde et moralement obscène.
La domination soviétique après 1945
La logique impériale de l’Union soviétique ne se limite ni aux pays baltes et à l’Ukraine, ni à la période stalinienne (1922-1953 mais dont le spectre continue à ce jour à hanter la Russie). Après 1945, l’URSS transforme l’Europe centrale en zone d’occupation permanente : Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, Allemagne de l’Est, Roumanie, Bulgarie… Dans toutes ces sociétés, les troupes soviétiques demeurent stationnées pendant des décennies, et chaque tentative d’émancipation est écrasée dans le sang.
En Hongrie, la révolution de 1956 est écrasée par les chars soviétiques : des milliers de civils sont tués, 200 000 personnes fuient vers l’Autriche, et le pays reste sous tutelle de Moscou jusqu’en 1991. En 1968, la Tchécoslovaquie est envahie par le Pacte de Varsovie, pour mettre fin au Printemps de Prague et empêcher toute démocratisation.
En Allemagne de l’Est, l’armée soviétique ne quitte le territoire qu’en 1994, soit cinq ans après la chute du mur de Berlin (1989) – un évènement vécu par la majorité de la population allemande comme la fin d’un système autoritaire imposé par l’URSS.
Dans tous les cas, la rhétorique reste la même : le pouvoir soviétique invoque la « protection » pour écraser toute volonté d’émancipation. Aujourd’hui, même stratégie utilisée pour légitimer l’invasion de l’Ukraine : « Nous libérons le Donbass. », « Nous protégeons les russophones. », « Nous menons une opération spéciale pour dénazifier l’Ukraine. ». Ces slogans sont la continuité logique d’un schéma impérial éprouvé, où la violence la plus brutale se déguise en mission humanitaire. Chaque fois, la « libération » n’est qu’un paravent pour légitimer la conquête de territoires qui ne lui ont jamais appartenu.
Ce que les peuples brisés portent encore debout
L’histoire des pays baltes, comme celle de l’Ukraine, de la Géorgie, de la Tchétchénie et de tant d’autres peuples que la Russie a tenté d’écraser, est une histoire de résistance et de résilience. C’est une histoire portée par des voix humaines qui refusent de se taire, même quand tout autour d’elles s’effondre. Une histoire tissée d’insurrections silencieuses, d’êtres humains debout face aux tanks, de langues réprimées qui survivent dans les chuchotements, de livres brûlés dont la mémoire continue pourtant de vibrer dans les générations suivantes.
Ce sont des peuples qui ont traversé la déportation, la famine, la guerre, la torture, l’effacement programmé – et qui continuent malgré tout de se tenir debout. Des peuples qui ont construit leur liberté non pas dans la violence, mais dans la dignité, le courage et la solidarité.
Et si les empires s’effondrent, si les dictateurs passent, si les mensonges se fissurent, c’est parce que ces femmes et ces hommes ont choisi la résistance plutôt que la résignation. C’est parce qu’ils ont refusé que leur histoire soit confisquée. Ils sont la preuve que la liberté, même piétinée, même assiégée, finit toujours par respirer à nouveau.
Et si l’on pouvait transporter chocolat et café sans pétrole ? C’est le pari de Grain de Sail, une PME bretonne qui a choisi de décarboner la filière en utilisant… des voiliers cargos modernes. Face à un transport maritime responsable de 3 % des émissions mondiales de CO₂, l’entreprise veut prouver qu’un autre modèle est […]
Et si l’on pouvait transporter chocolat et café sans pétrole ? C’est le pari de Grain de Sail, une PME bretonne qui a choisi de décarboner la filière en utilisant… des voiliers cargos modernes. Face à un transport maritime responsable de 3 % des émissions mondiales de CO₂, l’entreprise veut prouver qu’un autre modèle est possible. Interview avec Stefan Gallard, directeur marketing de l’entreprise.
Face à ce modèle, certains ont décidé de résister. À contre-courant du business as usual, une PME bretonne s’est lancée un défi qui semblait d’abord utopique : transporter du chocolat et du café à la voile.
Son nom ? Grain de Sail. Son ambition ? Démontrer qu’un autre modèle est possible. Stefan Gallard, directeur marketing de l’entreprise, raconte.
Mr Mondialisation : Qui êtes-vous Stefan Gallard ?
Stefan Gallard : «Je suis Stefan Gallard, directeur marketing de l’entreprise. Je suis un repenti des grands groupes, j’ai travaillé pour des marques comme Coca Cola –pire – aux États-Unis.
Pour ma part, c’était de la pure naïveté. En début de carrière, par exemple, j’étais à des années lumières de penser au dérèglement climatique ou à l’idée d’avoir un certain alignement. Je voulais avant tout gagner de l’argent.
De retour en France, lors d’une formation, j’ai découvert les responsabilités sociales et environnementales qu’avaient les entreprises envers la société et ses citoyens. Le déclic ne s’est pas fait de manière radicale.
« J’ai réfléchi à ma contribution à ces systèmes destructeurs et j’ai cherché à être aligné par petits pas. »
Désormais, je suis fier de dire qu’à 41 ans, même si je gagne moins qu’à 26, j’ai fait les bons choix. »
Avec toutes autorisations – Grain de Sail
Mr Mondialisation : Concrètement, Grain de Sail, c’est quoi ?
Stefan Gallard :« On vend du chocolat et du café qu’on importe par voilier cargo depuis la côte sud américaine.
Plus spécifiquement, nous sommes chocolatier, torréfacteur et aussi armateur maritime. Cela signifie que nous possédons et exploitons des navires marchands et par conséquent, nous gérons les équipages, les escales, la maintenance, etc… »
Avec toutes autorisations – Ewen Andrieux
Mr Mondialisation : pourquoi s’attaquer au transport maritime pour les denrées alimentaires ?
Stefan Gallard :« Le problème vient des volumes trop importants, qui occasionnent une sur fréquentation des voies maritimes. Cela crée de nombreux problèmes, que ce soit en termes de pollution globale, de particules ou de nuisances sonores, par exemple.
Pour s’approvisionner en chocolat et en café – deux produits dont nous avons tout de même du mal à nous passer à l’heure actuelle – nous avons pensé qu’il était juste de s’adapter à l’urgence climatique en utilisant l’énergie du vent, qui est gratuite et entièrement renouvelable.
« Nous avons pensé qu’il était juste de s’adapter à l’urgence climatique en utilisant l’énergie du vent, qui est gratuite et entièrement renouvelable. »
Concrètement, cela permettait une réduction de l’impact carbone de 90 %, avec un minimum de technologies pour faciliter l’utilisation de ces moyens de transports : forte isolation du navire, chaudière à granulés pour chauffer le bord, matériaux comme l’aluminium pour la coque, ou le carbone pour les mâts. À bord, on a tout de même des ordinateurs, la communication satellitaire, des panneaux photovoltaïques, etc.
Cela nous permet d’atteindre moins de 2 g de CO₂ par tonne transportée et par kilomètre parcouru. À titre de comparaison, c’est entre 10 et 20 g pour un porte-conteneur, autour de 100 g pour une voiture individuelle, 300 g pour un camion et 1000 g pour un avion. »
Mr Mondialisation : Comment est née l’idée de Grain de Sail ?
Stefan Gallard :« Derrière Grain de Sail, il y a les frères jumeaux Olivier et Jacques Barreau, tous deux issus du secteur des énergies renouvelables, à savoir l’éolien terrestre et off shore [ndlr : en mer].
Avec cette expertise, ils ont pensé à utiliser l’énergie du vent pour décarboner les transports maritimes.
[ndlr : Le transport – de marchandises et de passagers – joue un rôle significatif dans le réchauffement climatique, étant le second secteur le plus émissif en CO₂ derrière la production d’énergie, et représentant environ un quart des émissions mondiales de l’énergie en 2019.(Carbon4)]
L’entreprise a eu un fonctionnement atypique à ses débuts.
« On a fait une promesse à nos clients : en achetant nos produits, vous financerez bientôt notre projet maritime et un transport plus vertueux. »
À cette époque, il n’y avait pas beaucoup d’acteurs bretons dans le chocolat, et seulement quelques-uns dans le café. Dès 2020, nous avons lancé notre premier navire, Grain de Sail 1 : un premier voilier cargo moderne, qui pouvait être normé aux standards de la marine marchande internationale. Nous sommes alors devenus le premier voilier de charge construit au standard moderne qui s’applique aux porte-conteneurs.
Nous ne sommes pas seuls sur ce créneau et c’est une très bonne chose. La France est d’ailleurs leader mondial sur le sujet. L’enjeu désormais est de passer à plus grande échelle pour décarboner réellement le transport maritime. »
Stefan Gallard : « La première difficulté a été d’ordre légal : il a fallu travailler avec des bureaux de classification sur le droit maritime, car rien n’était adapté à ce que l’on souhaitait faire. Nous avons donc créé notre propre alternative au commerce international, finalement. »
Mr Mondialisation : Selon vous, en quoi votre produit est responsable ou durable ?
Stefan Gallard :«Toute notre production est certifiée bio, avec une gestion en agroforesterie, et des rémunérations justes pour les producteurs, qui fonctionnent pour la plupart en coopératives.
En Bretagne, nous avons des grilles de salaires respectant un différentiel de 1 à 3,5 du plus petit salaire – supérieur au SMIC – aux postes de direction inclus. Nous faisons aussi en sorte d’être les plus inclusifs possible, en intégrant une quinzaine de personnes en ESAT.
[NDLR : Si ce modèle est présenté par Grain de Sail comme un choix d’inclusion sociale, il fait également l’objet de débats plus larges en France concernant les conditions de travail et les niveaux de rémunération propres au statut ESAT/IME, différents du droit commun.]
Enfin, même s’il ne l’est pas strictement, notre bâtiment breton est construit sur le principe des bâtiments passifs, et nous avons 1200 panneaux photovoltaïques sur le toit.
« Le kilowattheure le plus économique, c’est celui qui n’est pas consommé.»
Nous limitons l’apport en ressources grâce à une forte isolation et à de nombreux systèmes fermés à récupération d’énergie ou d’eau. Par exemple : la chaleur dégagée par les concheuses [ndlr : les mélangeurs pour fabriquer le chocolat], est récupérée pour chauffer l’eau du bâtiment. »
Avec toutes autorisations – Grain de Sail
Mr Mondialisation : Comment choisissez-vous vos producteurs et vos matières premières ?
Stefan Gallard :« Nous respectons un cahier des charges qui intègre des critères comme le respect d’une agriculture biologique, l’interdiction du travail infantile et des pratiques d’esclavage.
Contrairement à l’Afrique, l’esclavage n’est pas très répandu en Amérique Latine – du moins pas dans les filières café ou cacao – mais nous avons préféré nous en prémunir d’emblée.
En termes de rémunération, nous avons estimé un temps que les cours du cacao étaient trop faibles. Nous avons alors revu les tarifs à la hausse pour qu’ils soient plus justes pour les producteurs. Maintenant, à cause du réchauffement climatique, les cours ont explosé, donc nous estimons que les prix sont désormais plus équitables. »
Par ailleurs, nos navires sont plus lents, ce qui réduit le risque de collision. En moyenne, ils voguent à une allure de 9 à 11 nœuds, et réalisent une transatlantique entre 18 et 20 jours, contre 10 à 12 jours pour un navire classique. Ils mesurent environ 52 mètres, contre 250-399 mètres pour les cargos conventionnels. »
Mr Mondialisation : Comment ne pas verser dans le néocolonialisme dans ce genre de projets ?
Stefan Gallard :« On travaille sur des matières premières qui sont issues de pays tropicaux et on ne peut pas nier l’historique colonial associé à ce commerce, avec des pouvoirs d’achats très asymétriques.
Nous nous sentons responsables et avons à cœur d’éviter cela, d’abord par une rémunération juste, mais aussi à travers une part qu’on leur laisse dans la transformation, à savoir qu’on transporte la masse de cacao et pas la fève. Par ailleurs – sans tomber dans une dynamique de « sauveurs blancs » – on fait du transport humanitaire gratuit vers la Guadeloupe pour l’ONG L’Arche, qui a créé un village pour les femmes en situation précaire (victimes de violences, sans domicile, etc.) et qui organise des maraudes de distribution pour les plus démunis de l’île. »
Mr Mondialisation : Qu’est-ce qui vous rend le plus fier aujourd’hui chez Grain de Sail ?
Stefan Gallard :« Nous avons 90 salariés, à la fois terrestres et marins, avec une exposition qui dépasse nos humbles origines du Finistère. C’est une entreprise au projet ambitieux et qui est aussi vertueuse que viable, avec un potentiel de développement important qui peut réellement changer la donne du commerce international. »
Controverses et limites du secteur
Si Grain de Sail défend un modèle maritime bas-carbone et affirme vouloir allier performance économique et engagements sociaux, son approche s’inscrit dans un contexte où les filières du chocolat et du café sont régulièrement analysées au prisme de plusieurs enjeux sensibles : rémunération réelle des producteurs dans les pays d’origine, dépendance aux labels bio ou équitables, impact environnemental de la transformation et du transport, ou encore conditions de travail dans les structures d’inclusion comme les ESAT/IME en France.
Plusieurs travaux académiques, enquêtes journalistiques et rapports associatifs soulignent notamment les limites des démarches dites “responsables”, parfois jugées insuffisantes face aux déséquilibres structurels de ces chaînes d’approvisionnement. Dans ce cadre, Grain de Sail n’échappe pas aux questions qui traversent aujourd’hui l’ensemble du secteur : comment garantir une justice sociale tout au long de la filière, assurer une réelle transparence, et concilier communication verte et complexité des pratiques sur le terrain ?