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Christophe MASUTTI

Hospitalier, (H)ac(k)tiviste, libriste, administrateur de Framasoft.

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17.03.2024 à 01:00

Bibliographie : aidez vos étudiants !

Dans ce court billet, je questionne le rapport à la gestion bibliographique dans l’enseignement supérieur. Souvent, les exigences de rendus (devoirs et rapports) précisent combien la présentation de la bibliographie est importante, alors qu’on néglige son apprentissage. Ne serait-ce pas souhaitable d’enseigner l’automatisation de la gestion bibliographique plutôt que de se contenter de distribuer des documents exhortant à reproduire des modèles plus ou moins fiables ?

Chacun sait combien il est important, lors de toute activité scientifique, d’être en mesure de citer des références bibliographiques. Les raisons sont multiples : la première consiste à prouver de cette manière dans quel domaine, dans quelle école de pensée, ou dans quelle discipline on souhaite inscrire ce qu’on est en train d’écrire. Une seconde raison consiste à démontrer la maîtrise du sujet qu’on prétend aborder, c’est-à-dire démontrer qu’une recherche préalable a été effectuée et permettre aux lecteur·ices de considérer la pertinence de l’argumentation. Une troisième raison concerne les sources qu’on utilise pour les besoins de l’argumentation. Ces sources doivent être convenablement citées de manière à ce que les lecteur·ices puissent s’y rapporter et juger ainsi de la fiabilité autant que de la scientificité de la démonstration.

C’est pourquoi l’apprentissage de la gestion bibliographique doit commencer très tôt dans la formation des étudiants. Elle doit faire partie intégrante des enseignements, et non se présenter comme un vague module optionnel offert par un service interne dont la plupart des étudiants ignorent l’existence. D’autant plus qu’une initiation ne demande pas énormément d’heures d’enseignement et reste d’autant plus efficace qu’elle est adaptée à la discipline concernée.

Elle est même nécessaire si on compare l’état de l’enseignement supérieur d’une vingtaine d’années plus tôt. Les étudiants ont aujourd’hui à rendre des travaux écrits qui demandent davantage de travail rédactionnel sous format numérique, en particulier les différents rapports d’activité ou de stage. Avec la progression des outils numériques, on attend des étudiants dès la première année une certaine maîtrise des logiciels bureautiques dans la préparation de documents longs. Or, bien que les formations du secondaire aient quelque peu progressé, très rares sont les étudiants qui, dès la première année, sont capables d’utiliser correctement un logiciel de traitement de texte comme LibreOffice dans cet objectif, car ils n’ont jamais eu à écrire de longs textes rigoureux. Les éléments à maîtriser sont, en vrac : la gestion des styles, la gestion des index, les règles de mise en page, la correction ortho-typographique, et… la bibliographie. Autant d’éléments dont on ne se souciait guère lorsqu’il s’agissait de rendre un devoir de 4 copies doubles manuscrites (dans le cas des études en humanités).

De même, très peu d’étudiants ont déjà mis en place, avec leurs propres compétences numériques, une sorte de chaîne éditoriale qui leur permettrait d’écrire, d’organiser leurs fichiers correctement et de gérer leur documentation. L’exemple de la gestion de prise de notes avec une méthodologie de type Zettelkasten, un format malléable comme le markdown (y compris avec des logiciels spécialisés permettant de saisir des mathématiques), des sorties d’exportation vers du PDF ou des formats .odt, docx, ou LaTeX… tout cela ne s’acquiert finalement qu’assez tard dans les études supérieures.

Pourtant, beaucoup de formations ont tendance à considérer ces questions comme étant annexes. Pire, elles incitent les étudiants à utiliser des outils tout intégrés et privateurs chez Microsoft et Google parce que les universités passent des marchés avec des prestataires, et non pour aider vraiment les étudiants à maîtriser les outils numériques. Dans ce contexte, la question de la gestion bibliographique devient vite un bazar :

  • les enseignants qui s’y collent ont souvent leurs propres (mauvaises) habitudes,
  • on s’intéresse à la présentation de la bibliographie uniquement, sans chercher à former l’étudiant à la gestion bibliographique,
  • les modèles proposés sont souvent complètement inventés, tirés de revues diverses, alors qu’une seule norme devrait servir de repère : ISO 690.

On constate que presque aucune université ou école française ne propose de style bibliographique à utiliser dans un format de type CSL (et ne parlons même pas de BibTeX). À la place on trouve tout un tas de documents téléchargeables à destination des étudiants. Ces documents ne se ressemblent jamais, proposent des styles très différents et, lorsque les rédacteurs y pensent, renvoient les étudiants aux logiciels de gestion bibliographique comme Zotero sans vraiment en offrir un aperçu, même succinct.

Prenons deux exemples : ce document de l’Université Paris 8 et ce document de l’Université de Lorraine. Seul le second mentionne « en passant » la question de l’automatisation de la gestion bibliographique et propose d’utiliser le style APA de l’Université de Montréal (en CSL). Mais les deux documents proposent des suites d’exemples qu’on peut s’amuser à comparer et deviner le désarroi des étudiants : les deux proposent un style auteur-date, mais ne sont pas harmonisés quand à la présentation. Il s’agit pourtant de deux universités françaises. Il y a pléthore de documents de cet acabit. Tous ne visent qu’à démontrer une chose : pourvu que la bibliographie soit présentée de manière normalisée, il est inutile de dresser des listes interminables d’exemples, mieux vaut passer du temps à apprendre comment automatiser et utiliser un style CSL une fois pour toute.

Ce qui se produit in fine, c’est une perte de temps monstrueuse pour chaque étudiant à essayer de faire ressembler sa liste bibliographique au modèle qui lui est présenté… et sur lequel il peut même être noté ! Et tout cela lorsqu’on ne lui présente pas plusieurs modèles différents au cours d’une même formation.

Je vais l’affirmer franchement : devrait se taire sur le sujet de la bibliographie qui n’est pas capable d’éditer un fichier CSL (en XML) correctement (en suivant la norme ISO 690), le donner à ses étudiants pour qu’ils s’en servent avec un logiciel comme Zotero et un plugin pour traitement de texte. À la limite, on peut accepter que savoir se servir d’un fichier CSL et montrer aux étudiants comment procéder pour l’utiliser peut constituer un pis-aller, l’essentiel étant de faciliter à la fois la gestion bibliographique et la présentation.

Oui, c’est élitiste ! mais à quoi servent les documents visant à montrer comment présenter une bibliographie s’ils ne sont pas eux-mêmes assortis du fichier CSL qui correspond à la présentation demandée ?

Ce serait trop beau de penser que les rédacteurs de tels documents proposent rigoureusement les mêmes exigences de présentation. Il y a toujours des variations, et souvent, pour une même ressource bibliographique, des présentations très différentes, voire pas du tout normalisées. S’il existe un tel flou, c’est pour ces raisons :

  1. la norme ISO (lorsqu’elle est respectée) permet toujours de petites variations selon la présentation voulue, et ces petites variations sont parfois interprétées comme autant de libertés que s’octroie arbitrairement le corps enseignant jusqu’à croire détenir le modèle ultime qui devient alors la « norme » à utiliser,
  2. toutes les bibliographies ne sont pas censées utiliser la méthode auteur-date (certains s’évertuent toujours à vouloir citer les références en notes de bas de page…), et le style APA fait tout de même dans les 400 pages,
  3. les abréviations ne sont pas toujours toutes autorisées,
  4. des questions ne sont pas toujours résolues de la même manière, par exemple : lorsqu’un document possède une URL, faut-il écrire : « [en ligne] », « URL », « DOI », « [consulté le xxx] », « [date de dernière consultation : xxx] »… etc.

Pour toutes ces raisons, on ne peut pas se contenter de donner aux étudiants un document illustratif, il faut les aider à automatiser la bibliographie et sa présentation de manière à ce que le document final soit harmonisé de manière efficace tout en permettant à l’étudiant de stocker ses références pour une utilisation ultérieure.

Pour finir, quelques liens :

22.11.2023 à 01:00

Les IA génératives ? Jorge nous en parlait déjà

Les IA génératives. Sujet à la mode s’il en est. J’avoue qu’en la matière je n’y connais goutte sur le plan technique. Par contre à travers le tintamarre des médias à ce propos, on peut capter quelques bribes intéressantes et s’amuser à faire des parallèles. Ici, on va se référer au célèbre roman d’Umberto Eco, Le Nom de la Rose.


Les IA génératives c’est quoi ? ce sont des systèmes dits d’Intelligence Artificielle (cybernétiques pourrait-on dire), qui sont entraînés selon des modèles d’apprentissage sur des panels de données agrégées de différents types, les plus exhaustifs possibles, de manière à être capables de générer d’autres données. Notons que ces données sont générées à partir de ce qu’on donne « à manger » à l’entraînement. On pourra glauser sur les modèles en question, leurs puissances et leurs intérêts, toujours est-il que l’IA générative ne génère quelque chose qu’à partir de ce qu’elle connaît. Sa puissance combinatoire ne peut en aucun cas être de la même nature que notre intelligence à nous autres humains. J’arrête-là car nous entrons dans un débat philosophique qui risque de nous entraîner un peu trop loin et je voudrais, pour changer, faire un billet court.

J’ai pensé à cela lorsque j’écoutais ce matin Xavier Niel sur F. Inter, vantant son projet Kyutai, un projet de laboratoire ouvert en AI. Il parlait des IA génératives et trouvait cela géniâââl. Je le cite à peu près à 10'25 (de cette vidéo) : on agrège un maximum de données, par exemple tout ce qui s’est dit depuis 30 ans dans cette émission et quand vous allez me poser une question, je vais vous donner la meilleure réponse. Donc l’IA générative, c’est mixer des données et apporter les meilleures réponses.

C’est pas rien comme objectif tout de même. « Meilleure réponse », cela veut dire que la réponse n’est pas forcément exacte ou vraie mais qu’en l’état des connaissances disponibles on ne peut pas mieux faire. In extenso : les meilleures réponses ne s’obtiennent pas en réfléchissant à la question mais en réfléchissant à comment agréger et combiner pour générer l’information la plus pertinente. On ne s’intéresse plus aux connaisances disponibles (considérées comme un déjà-là disponible), mais aux modèles dont on choisira toujours le plus performant.

Allons plus loin, en prenant le scénario par l’absurde. Si les IA génératives apportent les meilleures réponses, on va finir par ne combiner que ces réponses. En effet, toute démarche visant à créer de la connaissance commence par distinguer les questions auxquelles on peut répondre (et vérifier) de celles qui restent sans réponse valide. Les sciences formulent des hypothèses et tentent d’en tirer des lois (grosso modo), mais si nous partons de la certitude que les meilleures réponses sont celles des IA génératives, c’est-à-dire une formulation idéale des connaissances disponibles, les hypothèses qu’un scientifique est censé émettre devront non seulement être des hypothèses plausibles au regard de ses connaissances à lui, mais aussi plausibles au regard de ce qui échapperait à l’IA générative (puisqu’elle donnerait toujours la meilleure réponse). Or, il n’y a déjà plus de place pour la conjecture puisque toute conjecture attend d’être vérifiée et il n’y a plus besoin de vérifier quoi que ce soit puisque nous avons déjà les meilleures réponses. Quand aux hypothèses, les seules qui seraient pertinentes pour l’avancement scientifique devront échapper à l’esprit humain car ce dernier, de manière à créer une hypothèse qui échapperait à la contre-hypothèse donnée par les « meilleures réponses », n’est pas capable d’agréger toutes les connaissances sur lesquelles un système d’IA peut être entraîné. De même la déductibilité à partir de ces hypothèses trouverait toujours une impossibiltié formelle si la « meilleure réponse » donne toujours tort à celui qui formule la déduction : ce qui fait un avancement scientifique, c’est un changement de paradigme, or si on reste toujours volontairement enfermé dans le même paradigme, aucune chance de révolutionner les sciences ni de faire des expérimentations cruciales (inutile puisque nous partons du principe que nous savons déjà tout ce qu’il faut savoir).

Je sais bien que je caricature et que je tire un peu trop loin les implications de l’expression « meilleure réponse ». Mais vous avez saisi l’idée générale. Pour l’avancement scientifique, l’utilisation des IA génératives nous promet de belles discussions épistémologiques. Et cela se double d’une aporie intéressante. En l’état actuel, si on part du principe exprimé par X. Niel selon lequel les IA génératives donnent les « meilleures réponses », toute IA générative devrait donc logiquement être entraînée sur la base de ces meilleures réponses pour être performantes, d’où la création de nouveaux modèles, et ainsi de suite. Si bien que les IA génératives vont finir par n’être nourries que par elles-mêmes. Bref, une gigantesque tautologie : 1=1.

Et puis, j’ai pensé au roman Le Nom de la Rose de Umberto Eco. Un ouvrage qui, chez moi, a fait tilt dans mon adolescence (je l’ai lu avant de voir le film à la TV, je n’avais rien compris, du coup je l’ai relu 3-4 fois par la suite, citations latines comprises). On y trouve ce personnage fascinant, le vénérable Jorge, doyen de l’abbaye, incarné dans le film par le magnifique Fiodor Chaliapin Jr., qui faisait vraiment peur ! À côté de lui, bouffant les pages empoisonnées du vrai-faux livre d’Aristote dans la bibliothèque à la lumière vacillante d’une bougie, les films de morts-vivants sont des blagues.

Bref, ce Jorge me fascinait, et surtout son discours qui dévoile le fin mot de l’intrigue. Pourquoi ce livre est-il interdit ? Non pas parce qu’il est censé être l’ouvrage perdu d’Aristote (le second tome de La Poétique, censé porter sur la comédie, alors que le premier porte sur la tragédie et que seule la tragédie est capable de catharsis, c’est-à-dire l’apprentissage des mœurs). Non pas parce que, portant sur la comédie, il porte sur la question du rire, propre de l’homme (même les saints hommes riaient ou avaient des situations comiques, cf. le passage du scriptorium dans le roman). Non pas enfin parce qu’il serait interdit de rire dans cette épouvantable abbaye.

Alors, pourquoi donc ? parce que le savoir authentique (la bibliothèque) n’est ni dynamique ni novateur, pour Jorge. L’important n’est pas ce qu’il y a d’écrit dans le livre, mais le fait même de vouloir chercher un livre qui n’est pas censé exister : la recherche du savoir doit se borner à ce qu’on peut tirer de la bibliothèque sous surveillance, car c’est un labyrinthe où seuls les initiés peuvent circuler et venir en retirer les bribes de savoirs jugés utiles aux simples lecteurs ou enlumineurs. Rien d’autre ne peut venir en surplus car qu’y a t-il de mieux, de plus sécurisant, que de savoir que tout le savoir est en un seul lieu et que toutes les questions y trouvent leurs réponses ? Pas de place au doute. C’est le sens de la « sublime récapitulation » dans le monologue de Jorge (cf. l’extrait ci-dessous).

Le rapport avec les IA générative ? la récapitulation. « Continue et sublime ». Voilà ce qu’est le monde des IA génératives. Elle ne sont novatrices que par leur propre nouveauté, mais elles nous mènent dans un monde où il ne peut plus y avoir d’innovation. Elles sont le reflet de ce début de siècle : nous cherchons des certitudes. Et qu’y a-t-il de plus sécurisant que de se persuader que les meilleures réponses sont dans le savoir déjà produit ?

Extrait :

« […] notre unique vraie richesse était l’observance de la règle, la prière et le travail. Mais de notre travail, du travail de notre ordre, et en particulier du travail de ce monastère fait partie – ou plutôt en est la substance – l’étude, et la garde du savoir. La garde, dis-je, pas la recherche, car le propre du savoir, chose divine, est d’être complet et défini dès le commencement, dans la perfection du verbe qui s’exprime à lui-même. La garde, dis-je, pas la recherche, car le propre du savoir, chose humaine, est d’avoir été défini et complété dans l’espace des siècles qui va de la prédication des prophètes à l’interprétation des Pères de l’Eglise. Il n’est point de progrès, il n’est point de révolution d’âges, dans les vicissitudes du savoir, mais au mieux une continue et sublime récapitulation. L’histoire de l’humanité marche d’un mouvement irrépressible depuis la création, à travers la rédemption, vers le retour du Christ triomphant, qui apparaîtra auréolé d’un nimbe pour juger les vivants et les morts, mais le savoir divin ne suit pas ce cours : immobile comme une forteresse indestructible, il nous permet, quand nous nous faisons humbles et attentifs à sa voix, de suivre, de prédire ce cours, sans en être entamé. »

09.10.2023 à 02:00

Logiciel libre et anarchisme

Quels liens peut-on faire entre le mouvement pour le logiciel libre et l’anarchisme ? Se poser la question revient à s’interroger sur la place que nous réservons à la production des communs numériques dans la société. C’est aussi l’occasion de voir comment les mouvements peuvent converger et apprendre les uns des autres.

Table des matières


Cet article a été publié sur le Framablog, le 09/10/2023


Introduction

À travers le monde et à travers l’histoire, les mouvements anarchistes ont toujours subi la surveillance des communications. Interdiction des discours publics et rassemblements, arrestations d’imprimeurs, interceptions téléphoniques, surveillance numérique. Lorsque je parle ici de mouvements anarchistes, je désigne plutôt tous les mouvements qui contiennent des valeurs libertaires. Bien au-delà des anciennes luttes productivistes des mouvements ouvriers, anarcho-syndicalistes et autres, le fait est qu’aujourd’hui énormément de luttes solidaires et pour la justice sociale ont au moins un aspect anarchiste sans pour autant qu’elles soient issues de mouvements anarchistes « historiques ». Et lorsqu’en vertu de ce « déjà-là » anarchiste qui les imprègne les sociétés font valoir leurs libertés et leurs souhaits en se structurant en organes collectifs, les États et les organes capitalistes renforcent leurs capacités autoritaires dont l’un des aspects reconnaissables est le contrôle des outils numériques.

Cela aboutit parfois à des mélanges qu’on trouverait cocasses s’ils ne démontraient pas en même temps la volonté d’organiser la confusion pour mieux dénigrer l’anarchisme. Par exemple cette analyse lamentable issue de l’École de Guerre Économique, au sujet de l’emploi du chiffrement des communications, qui confond anarchisme et crypto-anarchisme comme une seule « idéologie » dangereuse. Or il y a bien une différence entre prémunir les gens contre l’autoritarisme et le contrôle numérique et souhaiter l’avènement de nouvelles féodalités ultra-capitalistes au nom dévoyé de la liberté. Cette confusion est d’autant plus savamment orchestrée qu’elle cause des tragédies. En France, l’affaire dite du 8 décembre 20201, sorte de remake de l’affaire Tarnac, relate les gardes à vue et les poursuites abusives à l’encontre de personnes dont le fait d’avoir utilisé des protocoles de chiffrement et des logiciels libres est déclaré suspect et assimilable à un comportement dont le risque terroriste serait avéré – en plus d’avoir lu des livres d’auteurs anarchistes comme Blanqui et Kropotkine. Avec de tels fantasmes, il va falloir construire beaucoup de prisons.

Le logiciel libre a pourtant acquis ses lettres de noblesses. Par exemple, si Internet fonctionne aujourd’hui, c’est grâce à une foule de logiciels libres. Ces derniers sont utilisés par la plupart des entreprises aujourd’hui et il n’y a guère de secteurs d’activités qui en soient exempts. En revanche, lorsqu’on considère l’ensemble des pratiques numériques basées sur l’utilisation de tels communs numériques, elles font très souvent passer les utilisateurs experts pour de dangereux hackers. Or, lorsque ces utilisations ont pour objectif de ne pas dépendre d’une multinationale pour produire des documents, de protéger l’intimité numérique sur Internet, de faire fonctionner des ordinateurs de manière optimale, ne sont-ce pas là des préoccupations tout à fait légitimes ? Ces projections établissent un lien, souvent péjoratif, entre logiciel libre, activité hacker et anarchisme. Et ce lien est postulé et mentionné depuis longtemps. Le seul fait de bricoler des logiciels et des machines est-il le seul rapport entre logiciel libre et anarchisme ? Que des idiots trouvent ce rapport suspect en fait-il pour autant une réalité tangible, un lien évident ?

Le logiciel libre comporte quatre libertés : celle d’utiliser comme bon nous semble le logiciel, celle de partager le code source tout en ayant accès à ce code, celle de le modifier, et celle de partager ces modifications. Tout cela est contractuellement formalisé par les licences libres et la première d’entre elles, la Licence Publique Générale, sert bien souvent de point de repère. L’accès ouvert au code combiné aux libertés d’usage et d’exploitation sont communément considérés comme les meilleurs exemples de construction de communs numériques et de gestion collective, et représentent les meilleures garanties contre l’exploitation déloyale des données personnelles (on peut toujours savoir et expertiser ce que fait le logiciel ou le service). Quelle belle idée que de concevoir le Libre comme la traduction concrète de principes anarchistes : la lutte contre l’accaparement du code, son partage collaboratif, l’autogestion de ce commun, l’horizontalité de la conception et de l’usage (par opposition à la verticalité d’un pouvoir arbitraire qui dirait seul ce que vous pouvez faire du code et, par extension, de la machine). Et tout cela pourrait être mis au service des mouvements anarchistes pour contrecarrer la surveillance des communications et le contrôle des populations, assurer la liberté d’expression, bref créer de nouveaux communs, avec des outils libres et une liberté de gestion.

Belle idée, partiellement concrétisée à maints endroits, mais qui recèle une grande part d’ombre. Sur les communs que composent les logiciels libres et toutes les œuvres libres (logiciels ou autres), prolifère tout un écosystème dont les buts sont en réalité malveillants. Il s’agit de l’accaparement de ces communs par des acteurs moins bien intentionnés et qui paradoxalement figurent parmi les plus importants contributeurs au code libre / open source. C’est que face à la liberté d’user et de partager, celle d’abuser et d’accaparer n’ont jamais été contraintes ni éliminées : les licences libres ne sont pas moralistes, pas plus qu’elles ne peuvent légitimer une quelconque autorité si ce n’est celle du contrat juridique qu’elles ne font que proposer. On verra que c’est là leur fragilité, nécessitant une identification claire des luttes dont ne peut se départir le mouvement du logiciel libre.

Collaboration sans pouvoir, contribution et partage : ce qui pourrait bien s’apparenter à de grands principes anarchistes fait-il pour autant des mouvements libristes des mouvements anarchistes et du logiciel libre un pur produit de l’anarchie ? Par exemple, est-il légitime que le système d’exploitation Android de Google-Alphabet soit basé sur un commun libre (le noyau Linux) tout en imposant un monopole et des contraintes d’usage, une surveillance des utilisateurs et une extraction lucrative des données personnelles ? En poussant un peu plus loin la réflexion, on constate que la création d’un objet technique et son usage ne sont pas censés véhiculer les mêmes valeurs. Pourtant nous verrons que c’est bien à l’anarchie que font référence certains acteurs du logiciel libre. Cette imprégnation trouve sa source principale dans le rejet de la propriété intellectuelle et du pouvoir qu’elle confère. Mais elle laisse néanmoins l’esprit anarchiste libriste recroquevillé dans la seule production technique, ouvrant la voie aux critiques, entre tentation libertarienne, techno-solutionnisme et mépris de classe. Sous certains aspects, l’éthique des hackers est en effet tout à fait fongible dans le néolibéralisme. Mais il y a pourtant un potentiel libertaire dans le libre, et il ne peut s’exprimer qu’à partir d’une convergence avec les luttes anticapitalistes existantes.

Des libertés fragiles

Avant d’entrer dans une discussion sur le rapport historique entre logiciel libre et anarchie, il faut expliquer le contexte dans lequel un tel rapport peut être analysé. Deux points de repère peuvent être envisagés. Le premier point de repère consiste à prendre en compte que logiciel libre et les licences libres proposent des développements et des usages qui sont seulement susceptibles de garantir nos libertés. Cette nuance a toute son importance. Le second point consiste à se demander, pour chaque outil numérique utilisé, dans quelle mesure il participe du capitalisme de surveillance, dans quelle mesure il ouvre une brèche dans nos libertés (en particulier la liberté d’expression), dans quelle mesure il peut devenir un outil de contrôle. C’est ce qui ouvre le débat de l’implication des mouvements libristes dans diverses luttes pour les libertés qui dépassent le seul logiciel en tant qu’objet technique, ou l’œuvre intellectuelle ou encore artistique placée sous licence libre.

Ce sont des techniques…

Il ne faut jamais perdre de vue que, en tant que supports de pensée, de communication et d’échanges, les logiciels (qu’ils soient libres ou non) les configurent en même temps2. C’est la question de l’aliénation qui nous renvoie aux anciennes conceptions du rapport production-machine. D’un point de vue marxiste, la technique est d’abord un moyen d’oppression aux mains des classes dominantes (l’activité travail dominée par les machines et perte ou éloignement du savoir technique). Le logiciel libre n’est pas exempt de causer cet effet de domination ne serait-ce parce que les rapports aux technologies sont rarement équilibrés. On a beau postuler l’horizontalité entre concepteur et utilisateur, ce dernier sera toujours dépendant, au moins sur le plan cognitif. Dans une économie contributive idéale du Libre, concepteurs et utilisateurs devraient avoir les mêmes compétences et le même degré de connaissance. Mais ce n’est généralement pas le cas et comme disait Lawrence Lessig, « Code is law »3.

Le point de vue de Simondon, lui, est tout aussi acceptable. En effet l’automatisation - autonomisation de la technique (émancipation par rapport au travail) suppose aussi une forme d’aliénation des possédants vis-à-vis de la technique4. Le capital permet la perpétuation de la technique dans le non-sens du travail et des comportements, leur algorithmisation, ce qui explique le rêve de l’usine automatisée, étendu à la consommation, au-delà du simple fait de se débarrasser des travailleurs (ou de la liberté des individus-consommateurs). Cependant la culture technique n’équivaut pas à la maîtrise de la technique (toujours subordonnée au capital). Censé nous livrer une culture technique émancipatrice à la fois du travail et du capital (la licence libre opposée à la propriété intellectuelle du « bien » de production qu’est le logiciel), le postulat libriste de l’équilibre entre l’utilisateur et le concepteur est dans les faits rarement accompli, à la fois parce que les connaissances et les compétences ne sont pas les mêmes (voir paragraphe précédent) mais aussi parce que le producteur lui-même dépend d’un système économique, social, technique, psychologique qui l’enferme dans un jeu de dépendances parfois pas si différentes de celles de l’utilisateur. L’équilibre peut alors être trouvé en créant des chaînes de confiance, c’est-à-dire des efforts collectifs de création de communs de la connaissance (formations, entraide, vulgarisation) et des communs productifs : des organisations à tendances coopératives et associatives capables de proposer des formules d’émancipation pour tous. Créer du Libre sans proposer de solutions collectives d’émancipation revient à démontrer que la liberté existe à des esclaves enchaînés tout en les rendant responsables de leurs entraves.

…Issues de la culture hacker

La culture hacker est un héritage à double tranchant. On a longtemps glorifié les communautés hackers des années 1960 et 1970 parce qu’elles sont à l’origine de l’aventure libératrice de l’ordinateur et des programmes hors du monde hiérarchisé de la Défense et de l’Université. Une sorte de « démocratisation » de la machine. Mais ce qu’on glorifie surtout c’est le mode de production informatique, celui qui a donné lieu aux grandes histoires des communautés qui partageaient la même éthique des libertés numériques et que Steven Lévy a largement popularisé en définissant les contours de cette « éthique hacker »5. Le projet GNU de R. M. Stallman, à l’origine dans les années 1980 de la Licence Publique Générale et de la formulation des libertés logicielles en droit, est surtout l’illustration d’une économie logicielle qui contraint la contribution (c’est la viralité de la licence copyleft) et promeut un mode de développement collectif. Ce qu’on retient aussi de la culture hacker, c’est la réaction aux notions de propriété intellectuelle et d’accaparement du code. On lui doit aussi le fait qu’Internet s’est construit sur des protocoles ouverts ou encore les concepts d’ouverture des formats. Pourtant l’état de l’économie logicielle et de l’Internet des plateformes montre qu’aujourd’hui nous sommes loin d’une éthique de la collaboration et du partage. Les enjeux de pouvoir existent toujours y compris dans les communautés libristes, lorsque par exemple des formats ou des protocoles sont imposés davantage par effet de nombre ou de mode que par consensus6.

Comme le montre très bien Sébastien Broca7, l’éthique hacker n’est pas une simple utopie contrariée. Issue de la critique antihiérarchique des sixties, elle a aussi intégré le discours néomanagérial de l’accomplissement individuel qui voit le travail comme expression de soi, et non plus du collectif. Elle a aussi suivi les transformations sociales qu’a entraîné le capitalisme de la fin du XXe siècle qui a remodelé la critique artistique des sixties en solutionnisme technologique dont le fleuron est la Silicon Valley. C’est Fred Tuner qui l’écrit si bien dans un ouvrage de référence, Aux sources de l’utopie numérique : de la contre culture à la cyberculture8. Et pour paraphraser un article récent de ma plume à son propos9 : quelle ironie de voir comment les ordinateurs sont devenus synonymes d’émancipation sociale et de rapprochements entre les groupes sociaux, alors qu’ils sont en même temps devenus les instruments du capitalisme, du nouveau management et de la finance (ce que Detlef Hartmann appelait l'offensive technologique10), aussi bien que les instruments de la surveillance et de la « société du dossier ». C’est bien en tant que « menaces sur la vie privée » que les dépeignaient les premiers détracteurs des bases de données gouvernementales et des banques à l’instar d’Alan Westin11 au soir des années 1960. Tout s’est déroulé exactement comme si les signaux d’alerte ne s’étaient jamais déclenchés, alors que depuis plus de 50 ans de nombreuses lois entendent réguler l’appétit vorace des plateformes. Pourquoi ? Fred Turner y répond : parce que la priorité avait été choisie, celle de transformer le personal is political12 en idéologie néolibérale par le biais d’une philosophie hacker elle-même dévoyée au nom de la liberté et de l’accomplissement de soi.

Des communs mal compris et mal protégés

Ces communs sont mal compris parce qu’ils sont la plupart du temps invisibilisés. La majorité des serveurs sur Internet fonctionnent grâce à des logiciels libres, des protocoles parmi les plus courants sont des protocoles ouverts, des systèmes d’exploitation tels Android sont en fait construits sur un noyau Linux, etc. De tout cela, la plupart des utilisateurs n’ont cure… et c’est très bien. On ne peut pas attendre d’eux une parfaite connaissance des infrastructures numériques. Cela plonge néanmoins tout le monde dans un univers d’incompréhensions.

D’un côté, il y a l’ignorance du public (et bien souvent aussi des politiques publiques) du fait que la majeure partie des infrastructures numériques d’aujourd’hui reposent sur des communs, comme l’a montré N. Egbhal13. Ce fait crée deux effets pervers : le ticket d’entrée dans la « nouvelle économie », pour une start-up dont le modèle repose sur l’exploitation d’un système d’information logiciel, nécessite bien moins de ressources d’infrastructure que dans les années 1990 au point que la quasi-exclusivité de la valeur ajoutée repose sur l’exploitation de l’information et non la création logicielle. Il en résulte un appauvrissement des communs (on les exploite mais on ne les enrichit pas14) et un accroissement de l’économie de plateforme au détriment des infrastructures elles-mêmes : pour amoindrir encore les coûts, on s’en remet toujours plus aux entreprises monopolistes qui s’occupent de l’infrastructure matérielle (les câbles, les datacenter). D’un autre côté, il y a le fait que beaucoup d’organisations n’envisagent ces communs numériques qu’à l’aune de la rentabilité et de la compromission avec la propriété productive, ce qui a donné son grain à moudre à l’Open Source Initiative et sa postérité, reléguant les libristes dans la catégorie des doux utopistes. Mais l’utopie elle-même a ses limites : ce n’est pas parce qu’un service est rendu par des logiciels libres qu’il est sécurisé, durable ou protège pour autant les utilisateurs de l’exploitation lucrative de leurs données personnelles. Tout dépend de qui exploite ces communs. Cela relève en réalité du degré de confiance qu’on est capable de prêter aux personnes et aux organisations qui rendent le service possible.

Les licences libres elles-mêmes sont mal comprises, souvent vécues comme un abandon de l’œuvre et un manque à gagner tant les concepts de la « propriété intellectuelle » imprègnent jusqu’à la dernière fibre le tissu économique dans lequel nous sommes plus ou moins contraints d’opérer. Cela est valable pour les logiciels comme pour les productions intellectuelles de tous ordres, et cela empêche aussi le partage là où il pourrait être le plus bénéfique pour tous, par exemple dans le domaine de la recherche médicale.

Au lieu de cela, on assiste à un pillage des communs15, un phénomène bien identifié et qui connaît depuis les années 2000 une levée en force d’organisations de lutte contre ce pillage, qu’il s’agisse des biens communs matériels (comme l’eau, les ressources cultivables, le code génétique…) ou immatériels (l’art, la connaissance, les logiciels…). C’est la raison pour laquelle la décentralisation et l’autogestion deviennent bien plus que de simples possibilités à opposer à l’accaparement général des communs, mais elles sont aussi autant de voies à envisager par la jonction méthodologique et conceptuelle des organisations libristes, de l’économie solidaire et des mouvements durabilistes16.

Le libre et ses luttes, le besoin d’une convergence

Alors si le Libre n’est ni l’alpha ni l’oméga, si le mouvement pour le logiciel Libre a besoin de réviser sa copie pour mieux intégrer les modèles de développement solidaires et émancipateurs, c’est parce qu’on ne peut manifestement pas les décorréler de quatre autres luttes qui structurent ou devraient structurer les mouvements libristes aujourd’hui.

Une lutte pour imposer de nouveaux équilibres en droit

Les licences libres et leurs domaines d’application, en particulier dans les communs immatériels, ont besoin de compétences et d’alliances pour ne plus servir d’épouvantail, de libre-washing ou, pire, être détournés au profit d’une lucrativité de l’accès ouvert (comme c’est le cas dans le monde des revues scientifiques). Elles ont aussi besoin de compétences et d’alliances pour être mieux défendues : même si beaucoup de juristes s’en sont fait une spécialité, leur travail est rendu excessivement difficile tant le cadre du droit est rigide et fonctionne en référence au modèle économique dominant.

Une lutte pour imposer de nouveaux équilibres en économie

Pouvons-nous sciemment continuer à fermer les yeux sur l’usage d’une soi-disant éthique hacker au nom de la liberté économique sachant qu’une grande part des modèles économiques qui reposent sur des communs immatériels ont un intérêt public extrêmement faible en proportion des capacités d’exploitation lucrative et de la prolétarisation17 qu’ils entraînent. Cela explique par exemple que des multinationales telles Intel et IBM ou Google et Microsoft figurent parmi les grands contributeurs au Logiciel libre et open source18 : ils ont besoin de ces communs19. Et en même temps, on crée des inégalités sociales et économiques : l’exploitation de main-d’œuvre bon marché (comme les travailleurs du clic20) dont se gavent les entreprises du numérique repose elle aussi sur des infrastructures numériques libres et open source. Les communs numériques ne devraient plus être les supports de ce capitalisme21.

Une lutte pour un rééquilibrage infrastructurel

Parce que créer du code libre ne suffit pas, encore faut-il s’assurer de la protection des libertés que la licence implique. En particulier la liberté d’usage. À quoi sert un code libre si je ne peux l’utiliser que sur une plateforme non libre ? à quoi sert un protocole ouvert si son utilisation est accaparée par des systèmes d’information non libres ? À défaut de pouvoir rendre collectifs les câbles sous-marins (eux-mêmes soumis à des contraintes géopolitiques), il est toutefois possible de développer des protocoles et des logiciels dont la conception elle-même empêche ces effets d’accaparement. Dans une certaine mesure c’est ce qui a été réalisé avec les applications du Fediverse22. Ce dernier montre que la création logicielle n’est rien si les organisations libristes ne se mobilisent pas autour d’un projet commun et imaginent un monde numérique solidaire.

Une lutte contre les effets sociaux du capitalisme de surveillance

Qu’il s’agisse du conformisme des subjectivités engendré par l’extraction et l’exploitation des informations comportementales (ce qui dure depuis très longtemps23) ou du contrôle des populations rendu possible par ces mêmes infrastructures numériques dont la technopolice se sert (entre autres), les communautés libristes s’impliquent de plus en plus dans la lutte anti-surveillance et anti-autoritaire. C’est une tradition, assurément, mais ce qu’il manque cruellement encore, c’est la multiplication de points de contact avec les autres organisations impliquées dans les mêmes luttes et qui, bien souvent, se situent sur la question bien plus vaste des biens communs matériels. Combien d’organisations et de collectifs en lutte dans les domaines durabilistes comme l’écologie, le partage de l’eau, les enjeux climatiques, en sont encore à communiquer sur des services tels Whatsapp alors qu’il existe des canaux bien plus protégés24 ? Réciproquement combien d’associations libristes capables de déployer des solutions et de les vulgariser ne parlent jamais aux durabilistes ou autres ? Or, penser les organisations libristes sur un mode solidaire et anti-capitaliste revient à participer concrètement aux luttes en faveur des biens communs matériels, créer des alliances de compétences et de connaissances pour rendre ces luttes plus efficaces.

Le (mauvais) calcul anarchiste

Il y a toute une littérature qui traite du rapport entre librisme et anarchisme. Bien qu’elle ne soit pas toujours issue de recherches académiques, cela n’enlève rien à la pertinence et la profondeur des textes qui ont toujours le mérite d’identifier les valeurs communes tels l’anti-autoritarisme de l’éthique hacker, le copyleft conçu comme une lutte contre la propriété privée, le partage, ou encore les libertés d’usage. Et ces valeurs se retrouvent dans de nombreuses autres sphères inspirées du modèle libriste25 et toutes anticapitalistes. Pour autant, l’éthique hacker ou l’utopie « concrète » du logiciel libre, parce qu’elles sont d’abord et avant tout des formes de pratiques technologiques, ne portent pas per se ces valeurs. Comme je l’ai mentionné plus haut, l’éthique hacker et les utopies plus ou moins issues de la tradition hippie des années 1960 et 1970 sont aussi dépositaires du capitalisme techno-solutionniste exprimé, pour les besoins de la cause, par l’idéologie de la Silicon Valley.

C’est ce point de tension qui a tendance aujourd’hui à causer la diffusion d’une conception binaire du lien entre anarchisme et philosophie hacker. Elle repose sur l’idée selon laquelle c’est l’anarchisme américain qui donne une part fondatrice à la philosophie hacker et qui crée en quelque sorte une opposition interne entre une faction « de gauche » attachée aux combats contre la propriété et une faction « de droite » fongible dans le capitalisme dans la mesure où c’est l’efficacité dans l’innovation qui emporte le reste, c’est-à-dire un anarchisme réduit à être un mode d’organisation de la production et un faire-valoir d’une liberté de lucrativité « décomplexée ».

C’est caricatural, mais la première partie n’est pas inexacte. En effet, nous parlons pour l’essentiel d’un mouvement né aux États-Unis et, qui plus est, dans une période où s’est structurée la Nouvelle Gauche Américaine en phase avec des mouvements libertaires et/ou utopistes issus de la génération anti-guerre des années 1950. Simultanément, les ordinateurs mainframe ont commencé à être plus accessibles dans les milieux universitaires et les entreprises, favorisant la naissance des communautés hackers dans un mouvement d’apprentissage, de partage de connaissances et de pratiques. Par la suite ces communautés se structurèrent grâce aux communications numériques, en particulier Internet, et s’agrandirent avec l’apparition de la microinformatique.

Se reconnaissent-elles dans l’anarchisme ? Même si ses pratiques sont anarchistes, un collectif n’a nul besoin de se reconnaître en tant que tel. Il peut même ne pas en avoir conscience. C’est donc du côté des pratiques et in situ qu’il faut envisager les choses. Les communautés hacker sont issues d’une conjonction historique classique entre la cristallisation des idées hippies et libertaires et l’avènement des innovations techniques qui transforment alors radicalement l’économie (les systèmes d’information numériques). Cela crée par effet rétroactif des communautés qui génèrent elles-mêmes des objets techniques en se réappropriant ces innovations, et en changeant à leur tour le paysage économique en proposant d’autres innovations. On pense par exemple aux Bulletin Board Systems (par exemple le projet Community Memory, premier forum électronique géant et collaboratif), aux systèmes d’exploitation (comment Unix fut créé, ou comment Linux devint l’un des plus grands projets collaboratifs au monde), à des logiciels (le projet GNU), etc. Toutes ces pratiques remettent en cause la structure autoritaire (souvent académique) de l’accès aux machines, provoquent une démocratisation des usages informatiques, incarnent des systèmes de collaboration fondés sur le partage du code et des connaissances, permettent l’adoption de pratiques de prise de décision collective, souvent consensuelles. Couronnant le tout, l’apparition de la Licence Publique Générale initiée par Richard M. Stallman et Eben Moglen avec la Free Software Foundation propose une remise en question radicale de la propriété intellectuelle et du pouvoir qu’elle confère.

Le rapport avec l’anarchisme est de ce point de vue exprimé à maintes reprises dans l’histoire des communautés hacker. On y croise très souvent des références. Dans la biographie de Richard M. Stallman26, par exemple, le AI Lab qui devient le haut lieu de la « Commune Emacs », est décrit ainsi : « La culture hacker qui y régnait et sa politique d’anarchie allaient conférer au lieu l’aura d’éternel rebelle ». Plus loin dans le même livre, E. Moglen se remémore sa rencontre avec R. M. Stallman qu’il décrit comme la rencontre de deux anarchistes. Inversement, R. M. Stallman ne s’est jamais défini comme un anarchiste. Il va même jusqu’à soutenir que le logiciel libre est un mélange de communisme (au sens d’appropriation collective de la production), de capitalisme « éthique » (pouvoir en tirer des avantages lucratifs tant qu’on respecte les libertés des autres), et d’anarchisme (réduit à la liberté de contribuer ou non et d’user comme on veut)27.

Une approche fondée sur une enquête plus solide montre néanmoins que les principes anarchistes ne sont pas considérés comme de simples étiquettes dans les communautés hacker d’aujourd’hui. Menée au cœur des communautés libristes californiennnes, l’enquête de Michel Lallement dans L’âge du faire28 montre une typologie intéressante chez les hackers entre les « pur jus », parmi les plus anciens le plus souvent des hommes au charisme de leader ou de gourous et qui se réclament d’un certain radicalisme anarchiste (sur lequel je vais revenir plus loin) et la masse plus diffuse, plus ou moins concernée par l’aspect politique. Majoritaires sont cependant ceux qui ont tendance à la compromission, jusqu’au point où parfois le travail à l’intérieur de la communauté est valorisé dans l’exercice même de la réussite capitaliste à l’extérieur. J’irais même jusqu’à dire, pour en avoir côtoyé, que certains voient dans le hacking et l’éthique hacker une sorte d’exutoire de la vie professionnelle étouffée par l’économie capitaliste.

Sur l’aspect proprement américain, ce qui est surtout mis en avant, c’est l’opposition entre la bureaucratie (entendue au sens de l’action procédurière et autoritaire) et l’anarchisme. À l’image des anciennes communautés hacker calquées sur l’antique Homebrew Club, ce refus de l’autorité institutionnelle s’apparente surtout à une forme de potacherie corporatiste. Le point commun des communautés, néanmoins, consiste à s’interroger sur les process de prise de décision communautaire, en particulier la place faite au consensus : c’est l’efficacité qui est visée, c’est-à-dire la meilleure façon de donner corps à une délibération collective. C’est ce qui permet de regrouper Noisebridge, MetaLab ou le Chaos Computer Club. Certes, au point de vue du fonctionnement interne, on peut invoquer beaucoup de principes anarchistes. Une critique pointerait cependant que ces considérations restent justement internalistes. On sait que le consensus consolide le lien social, mais la technologie et les savoir-faire ont tendance à concentrer la communauté dans une sorte d’exclusion élective : diplômée, issue d’une classe sociale dominante et bourgeoise, en majorité masculine (bien que des efforts soient menés sur la question du genre).

Si nous restons sur le plan internaliste, on peut tenter de comprendre ce qu’est ce drôle d’anarchisme. Pour certains auteurs, il s’agit de se concentrer sur l’apparente opposition entre libre et open source, c’est-à-dire le rapport que les communautés hacker entretiennent avec le système économique capitaliste. On peut prendre pour repères les travaux de Christian Imhorst29 et Dale A. Bradley30. Pour suivre leur analyse il faut envisager l’anarchisme américain comme il se présentait à la fin des années 1970 et comment il a pu imprégner les hackers de l’époque. Le sous-entendu serait que cette imprégnation perdure jusqu’à aujourd’hui. Deux étapes dans la démonstration.

En premier lieu, la remise en cause de la propriété et de l’autorité est perçue comme un radicalisme beaucoup plus fortement qu’elle ne pouvait l’être en Europe au regard de l’héritage de Proudhon et de Bakhounine. Cela tient essentiellement au fait que la structuration du radicalisme américain s’est établie sur une réverbération du bipartisme américain. C’est ce qu’analyse bien en 1973 la chercheuse Marie-Christine Granjon au moment de l’éveil de la Nouvelle Gauche aux États-Unis : chasser les radicaux du paysage politique en particulier du paysage ouvrier dont on maintenait un niveau de vie (de consommation) juste assez élevé pour cela, de manière à « maintenir en place la structure monopolistique de l’économie sur laquelle repose le Welfare State — l’État des monopoles, des managers, des boss du monde syndical et de la politique —, pour protéger cette Amérique, terre de l’égalité, de la liberté et de la poursuite du bonheur, où les idéologies n’avaient plus de raison d’être, où les radicaux étaient voués à la marginalité et tolérés dans la mesure de leur inaction et de leur audience réduite »31. En d’autres termes, être radical c’est être contre l’État américain, donc soit contre le bien-être du peuple et ses libertés, soit le contraire (et chercher à le démontrer), mais en tout cas, contre l’État américain.

En second lieu, la dichotomie entre anarchisme de droite et anarchisme de gauche pourrait se résumer à la distinction entre libertariens et communautaires anticapitalistes. Ce n’est pas le cas. Mais c’est ainsi que posent les prémisses du problème C. Imhorst comme D. A. Bradley et avec eux beaucoup de ceux qui réduisent la distinction open-source / librisme. Sur ce point on reprend souvent la célèbre opposition entre les grandes figures des deux « camps », d’un côté R. M. Stallman, et de l’autre côté Eric S. Raymond, auteur de La Cathédrale et le bazar, évangéliste du marché libre ne retenant de la pensée hacker que l’efficacité de son organisation non hiérarchique. Cette lecture binaire de l’anarchisme américain, entre droite et gauche, est exprimée par David DeLeon en 1978 dans son livre The American as Anarchist32, assez critiqué pour son manque de rigueur à sa sortie, mais plusieurs fois réédité, et cité de nombreuses fois par C. Imhorst. Dans la perspective de DeLeon, l’anarchisme américain est essentiellement un radicalisme qui peut s’exprimer sur la droite de l’échiquier politique comme le libertarianisme, profondément capitaliste, individualiste-propriétariste et contre l’État, comme sur la gauche, profondément anticapitaliste, communautaire, contre la propriété et donc aussi contre l’État parce qu’il protège la propriété et reste une institution autoritaire. En écho, réduire le mouvement libriste « radical » à la figure de R. M. Stallman, et l’opposer au libertarianisme de E. S. Raymond, revient à nier toutes les nuances exprimées en quarante ans de débats et de nouveautés (prenons simplement l’exemple de l’apparition du mouvement Creative Commons).

Le but, ici, n’est pas tant de critiquer la simplicité de l’analyse, mais de remarquer une chose plus importante : si le mouvement hacker est perçu comme un radicalisme aux États-Unis dès son émergence, c’est parce qu’à cette même époque (et c’est pourquoi j’ai cité deux références de l’analyse politique des années 1970) le radicalisme est conçu hors du champ politique bipartite, contre l’État, et donc renvoyé à l’anarchisme. En retour, les caractéristiques de l’anarchisme américain offrent un choix aux hackers. Ce même choix qui est exprimé par Fred Turner dans son analyse historique : comment articuler les utopies hippies de la Nouvelle Gauche avec la technologie d’un côté, et le rendement capitaliste de l’autre. Si on est libertarien, le choix est vite effectué : l’efficacité de l’organisation anarchiste dans une communauté permet de s’affranchir de nombreux cadres vécus comme des freins à l’innovation et dans la mesure où l’individualisme peut passer pour un accomplissement de soi dans la réussite économique, la propriété n’a aucune raison d’être opposée au partage du code et ce partage n’a pas lieu de primer sur la lucrativité.

Considérer le mouvement pour le logiciel libre comme un mouvement radical est une manière d’exacerber deux positions antagonistes qui partent des mêmes principes libertaires et qui aboutissent à deux camps, les partageux qui ne font aucun compromis et les ultra-libéraux prêts à tous les compromis avec le capitalisme. On peut néanmoins suivre D. A. Bradley sur un point : le logiciel libre propose à minima la réorganisation d’une composante du capitalisme qu’est l’économie numérique. Si on conçoit que la technologie n’est autre que le support de la domination capitaliste, penser le Libre comme un radicalisme reviendrait en fait à une contradiction, celle de vouloir lutter contre les méfaits de la technologie par la technologie, une sorte de primitivisme qui s’accommoderait d’une éthique censée rendre plus supportable le techno-capitalisme. Or, les technologies ne sont pas intrinsèquement oppressives. Par exemple, les technologies de communication numérique, surtout lorsqu’elles sont libres, permettent la médiatisation sociale tout en favorisant l’appropriation collective de l’expression médiatisée. Leurs licences libres, leurs libertés d’usages, ne rendent pas ces technologies suffisantes, mais elles facilitent l’auto-gestion et l’émergence de collectifs émancipateurs : ouvrir une instance Mastodon, utiliser un système de messagerie sécurisée, relayer les informations anonymisées de camarades qui subissent l’oppression politique, etc.

L’anarchisme… productiviste, sérieusement ?

Le Libre n’est pas un existentialisme, pas plus que l’anarchisme ne devrait l’être. Il ne s’agit pas d’opposer des modes de vie où le Libre serait un retour idéaliste vers l’absence de technologie oppressive. Les technologies sont toujours les enfants du couple pouvoir-connaissance, mais comme disait Murray Bookchin, si on les confond avec le capitalisme pour en dénoncer le caractère oppresseur, cela revient à «  masquer les relations sociales spécifiques, seules à même d’expliquer pourquoi certains en viennent à exploiter d’autres ou à les dominer hiérarchiquement ». Il ajoutait, à propos de cette manière de voir : « en laissant dans l’ombre l’accumulation du capital et l’exploitation du travail, qui sont pourtant la cause tant de la croissance que des destructions environnementales, elle ne fait ainsi que leur faciliter la tâche. »33

Le rapport entre le libre et l’anarchisme devrait donc s’envisager sur un autre plan que l’opposition interne entre capitalistes et communistes et/ou libertaires (et/ou commonists), d’autant plus que ce type de brouillage n’a jusqu’à présent fait qu’accréditer les arguments en faveur de la privatisation logicielle aux yeux de la majorité des acteurs de l’économie numérique34. Ce rapport devrait plutôt s’envisager du point de vue émancipateur ou non par rapport au capitalisme. De ce point de vue, exit les libertariens. Mais alors, comme nous avons vu que pour l’essentiel l’anarchisme libriste est un mode de production efficace dans une économie contributive (qui devrait être néanmoins plus équilibrée), a-t-il quelque chose de plus ?

Nous pouvons partir d’un autre texte célèbre chez les libristes, celui d’Eben Moglen, fondateur du Software Freedom Law Center, qui intitulait puissamment son article : « L’anarchisme triomphant : le logiciel libre et la mort du copyright »35. Selon lui, le logiciel conçu comme une propriété crée un rapport de force dont il est extrêmement difficile de sortir avec les seules bonnes intentions des licences libres. E. Moglen prend l’exemple du très long combat contre la mainmise de Microsoft sur les ordinateurs neufs grâce à la vente liée, et nous n’en sommes pas complètement sortis. Aujourd’hui, nous pourrions prendre bien d’autres exemples qui, tous, sont le fait d’alliances mondialisées et de consortiums sur-financiarisés de fabricants de matériel et de fournisseurs de services. Il faut donc opposer à cette situation une nouvelle manière d’envisager la production et la créativité.

Code source et commentaires désignent le couple entre fonctionnalité et expressivité des programmes. En tant que tels, ils peuvent être considérés comme autant de preuves que le travail intellectuel nécessaire à l’élaboration d’un programme n’est pas uniquement le fait de travailler sur des algorithmes mais aussi en inventer les propriétés. Dès lors, on peut comprendre que le copyright puisse s’appliquer à plein. Dès l’instant que les ordinateurs ont cessé d’être des machines centrales aux coûts extrêmement élevés, et que pour les faire fonctionner les logiciels ont cessé d’être donnés (car le coût marginal de la création logicielle était faible en comparaison du coût de fabrication d’une grosse machine), l’ordinateur personnel a multiplié mécaniquement le besoin de réaliser des plus-values sur le logiciel et enfermé ce dernier dans une logique de copyright. Seulement voilà : lorsqu’une entreprise (par exemple Microsoft) exerce un monopole sur le logiciel, bien qu’elle puisse embaucher des centaines de développeurs, elle ne sera jamais en mesure d’adapter, tester à grande échelle, proposer des variations de son logiciel en quantités suffisantes pour qu’il puisse correspondre aux besoins qui, eux, ont tendance à se multiplier au fur et à mesure que les ordinateurs pénètrent dans les pratiques sociales et que la société devient un maillage en réseau. Si bien que la qualité et la flexibilité des logiciels privateurs n’est jamais au rendez-vous. Si ce défaut de qualité passe souvent inaperçu, c’est aux yeux de l’immense majorité des utilisateurs qui ne sont pas techniciens, et pour lesquels les monopoles créent des cages d’assistanat et les empêche (par la technique du FUD) d’y regarder de plus près. Après tout, chacun peut se contenter du produit et laisser de côté des défauts dont il peut toujours (essayer de) s’accommoder.

En somme, les utilisateurs ont été sciemment écartés du processus de production logicielle. Alors qu’à l’époque plus ancienne des gros ordinateurs, on adaptait les logiciels aux besoins et usages, et on pouvait les échanger et les améliorer en partant de leur utilisation. Or, l’histoire des sciences et des technologies nous apprend que l’avancement des sciences et technologies dépendent d’apprentissages par la pratique, d’appropriations collectives de l’existant, d’innovation par incrémentation et implications communautaires (c’est ce qu’ont montré David Edgerton36 et Clifford Conner37). En ce sens, le modèle économique des monopoles du logiciel marche contre l’histoire.

C’est de ce point de vue que le logiciel libre peut être envisagé non seulement comme la production d’un mouvement de résistance38, mais aussi comme un mode de production conçu avant tout comme une réaction à la logique marchande, devant lutter sans cesse contre la « plasticité du capitalisme » (au sens de F. Braudel39), avec des résultats plus ou moins tangibles. Même si la question de l’écriture collective du code source mériterait d’être mieux analysée pour ses valeurs performatives intrinsèques40.

Comme le dit Eben Moglen racontant le projet GNU de R. M. Stallman : le logiciel libre pouvait « devenir un projet auto-organisé, dans lequel aucune innovation ne serait perdue à travers l’exercice des droits de propriété ». Depuis le milieu des années 1980 jusqu’à la fin des années 1990, non seulement des logiciels ont été produits de manière collective en dehors du copyright, mais en plus de cela, des systèmes d’exploitation comme GNU Linux aux logiciels de serveurs et à la bureautique, leur reconnaissance par l’industrie elle-même (normes et standards) s’est imposée à une échelle si vaste que le logiciel libre a bel et bien gagné la course dans un monde où la concurrence était faussée si l’on jouait avec les mêmes cartes du copyright.

C’est ce qui fait dire à Eben Moglen que « lorsqu’il est question de faire de bons logiciels, l’anarchisme gagne ». Il oppose deux choses à l’industrie copyrightée du logiciel :

  • les faits : le logiciel libre est partout, il n’est pas une utopie,
  • le mode de production : l’anarchisme est selon lui la meilleure « organisation » de la production.

Reste à voir comment il conçoit l’anarchisme. Il faut confronter ici deux pensées qui sont contemporaines, celle d’Eben Moglen et celle de Murray Bookchin. Le second écrit en 1995 que le mot « anarchisme » allait bientôt être employé comme catégorie d’action bourgeoise41 :

«  les objectifs révolutionnaires et sociaux de l’anarchisme souffrent d’une telle dégradation que le mot « anarchie » fera bientôt partie intégrante du vocabulaire chic bourgeois du siècle à venir : une chose quelque peu polissonne, rebelle, insouciante, mais délicieusement inoffensive ».

Bookchin écrivait aussi « Ainsi, chez nombre d’anarchistes autoproclamés, le capitalisme disparaît, remplacé par une « société industrielle » abstraite. »

Mais d’un autre côté, à peine six ans plus tard, il y a cette volonté d’E. Moglen d’utiliser ce mot et d’entrer en confrontation assez directe avec ce que M. Bookchin disait de la tendance new age férue d’individualisme et de primitivisme et qui n’avait plus de rien de socialiste. En fin de compte, si on conçoit avec E. Moglen l’anarchisme comme un mode de production du logiciel libre, alors on fait aussi une jonction entre la lutte contre le modèle du monopole et du copyright et la volonté de produire des biens numériques, à commencer par des logiciels, tout en changeant assez radicalement l’organisation sociale de la production contre une machinerie industrielle. Et cette lutte n’a alors plus rien d’abstrait. La critique de M. Bookchin, était motivée par le fait que l’anarchisme s’est transformé des années 1970 aux années 1990 et a fini par dévoyer complètement les théories classiques de l’anarchisme au profit d’une culture individualiste et d’un accomplissement de soi exclusif. Le logiciel libre, de ce point de vue, pourrait avoir le mérite de resituer l’action anarchiste dans un contexte industriel (la production de logiciels) et social (les équilibres de conception et d’usage entre utilisateurs et concepteurs).

Et l’État dans tout cela ? est-il évacué de l’équation ? Ces dernières décennies sont teintées d’un néolibéralisme qui façonne les institutions et le droit de manière à créer un espace marchand où les êtres humains sont transformés en agents compétitifs. La production communautaire de logiciel libre ne serait-elle qu’un enfermement dans une plasticité capitaliste telle qu’elle intègre elle-même le mode de production anarchiste du libre dans une compétition dont le grand gagnant est toujours celui qui réussit à piller le mieux les communs ainsi produits ? Car si c’est le cas, alors M. Bookchin avait en partie raison : l’anarchisme n’a jamais pu résoudre la tension entre autonomie individuelle et liberté sociale autrement qu’en se contentant de s’opposer à l’autorité et à l’État, ce qu’on retrouve dans la reductio de l’anarchisme des libertariens – et contre cela M. Bookchin propose un tout autre programme, municipaliste et environnementaliste. Or, si on suit E. Moglen, on ne perçoit certes pas d’opposition frontale contre l’État, mais dans un contexte néolibéral, les monopoles industriels ne peuvent-ils pas être considérés comme les nouvelles figures d’opposition d’autorité et de pouvoir ?

Pour ma part, je pense que qu’État et monopoles se contractent dans le capitalisme de surveillance, un Léviathan contre lequel il faut se confronter. Toute la question est de savoir à quelle société libertaire est censé nous mener le logiciel libre. J’ai bien l’impression que sur ce point les libristes old school qui s’autoproclament anarchistes se trompent : ce n’est pas parce que le mouvement du logiciel libre propose une auto-organisation de la production logicielle et culturelle, contre les monopoles mais avec une simple injonction à l’émancipation, que cela peut déboucher sur un ordre social libertaire.

Là où le logiciel libre pourrait se réclamer de l’anarchisme, c’est dans le fait qu’il propose une très forte opposition aux institutions sociales oppressives que sont les monopoles et l’État, mais seulement à partir du moment où on conçoit le mouvement du logiciel libre non comme un mode de production anarchiste, mais comme un moment qui préfigure42 un ordre social parce qu’il s’engage dans une lutte contre l’oppression tout en mettant en œuvre un mode de production alternatif, et qu’il constitue un modèle qui peut s’étendre à d’autres domaines d’activité (prenons l’exemple des semences paysannes). Et par conséquent il devient un modèle anarchiste.

Si on se contente de n’y voir qu’un mode de production, le soi-disant anarchisme du logiciel libre est voué à n’être qu’un modèle bourgeois (pour reprendre l’idée de M. Bookchin), c’est à dire dénué de projet de lutte sociale, et qui se contente d’améliorer le modèle économique capitaliste qui accapare les communs : il devient l’un des rouages de l’oppression, il n’est conçu que comme une utopie « bourgeoisement acceptable ». C’est-à-dire un statut duquel on ne sort pas ou bien les pieds devant, comme un mode de production que le néomanagement a bel et bien intégré. Or, s’il y a une lutte anarchiste à concevoir aujourd’hui, elle ne peut pas se contenter d’opposer un modèle de production à un autre, elle doit se confronter de manière globale au capitalisme, son mode de production mais aussi son mode d’exploitation sociale.

Les limites de l’anarchisme utopique du Libre ont été révélées depuis un moment déjà. L’Electronic Frontier Foundation (où Eben Moglen officie) le reconnaît implicitement dans un article de mai 2023 écrit par Cory Doctorow et publié par l’EFF43 :

« Alors que les régulateurs et les législateurs réfléchissent à l’amélioration de l’internet pour les êtres humains, leur priorité absolue devrait être de redonner du pouvoir aux utilisateurs. La promesse d’Internet était de supprimer les barrières qui se dressaient sur notre chemin : la distance, bien sûr, mais aussi les barrières érigées par les grandes entreprises et les États oppressifs. Mais les entreprises ont pris pied dans cet environnement de barrières abaissées, se sont retournées et ont érigé de nouvelles barrières de leur côté. Des milliards d’entre nous se sont ainsi retrouvés piégés sur des plateformes que beaucoup d’entre nous n’aiment pas, mais qu’ils ne peuvent pas quitter. »

Il faut donc des alternatives parce que les acteurs qui avaient promis de rendre les réseaux plus ouverts (le Don’t be evil de Google) ont non seulement failli mais, en plus, déploient des stratégies juridiques et commerciales perverses pour coincer les utilisateurs sur leurs plateformes. Dès lors, on voit bien que le problème qui se pose n’est pas d’opposer un mode de production à un autre, mais de tenter de gagner les libertés que le capitalisme de surveillance contient et contraint. On voit aussi que depuis 2001, les problématiques se concentrent surtout sur les réseaux et le pouvoir des monopoles. Là, on commence à toucher sérieusement les questions anarchistes. Dès lors l’EFF propose deux principes pour re-créer un Internet « d’intérêt public » :

  • le chiffrement de bout en bout et la neutralité du Net,
  • contourner les grandes plateformes.

Faut-il pour autant, comme le propose Kristin Ross44, pratiquer une sorte d’évacuation générale et se replier, certes de manière constructive, sur des objets de lutte plus fondamentaux, au risque de ne concevoir de lutte pertinente que des luttes exclusives, presque limitées à la paysannerie et l’économie de subsistance ? Je ne suis pas d’accord. Oui, il faut composer avec l’existant mais dans les zones urbaines, les zones rurales comme dans le cyberespace on peut préfigurer des formes d’organisation autonomes et des espaces à défendre. Le repli individualiste ou collectiviste-exclusif n’est pas une posture anarchiste. Premièrement parce qu’elle n’agit pas concrètement pour les travailleurs, deuxièmement parce que cela revient à abandonner ceux qui ne peuvent pas pratiquer ce repli de subsistance au risque de ce qu’on reprochait déjà aux petits-bourgeois communautaires hippies des années 1970, et troisièmement enfin, parce que je ne souhaite pas vivre dans une économie de subsistance, je veux vivre dans l’abondance culturelle, scientifique et même technique et donc lutter pour un nouvel ordre social égalitaire général et pas réservé à ceux qui feraient un choix de retrait, individuel et (il faut le reconnaître) parfois courageux.

Alors, vers quel anarchisme se diriger ?

Le potentiel libertaire de la technologie

En 1971, Sam Dolgoff publie un article sans concession dans la petite revue Newyorkaise Libertarian Analysis. L’article fut ensuite tiré à part à plusieurs reprises si bien que, sous le titre The Relevance of Anarchism to Modern Society45, le texte figure parmi les must read de la fin des années 1970. Dolgoff y décrit l’état de l’anarchisme dans une société prise dans les contradictions de la contre-culture des années 1960, et dont les effets se rapportent à autant de conceptions erronées de l’anarchisme qui se cristallisent dans un « néo-anarchisme » bourgeois discutable. Ce contre quoi S. Dolgoff avance ses arguments est l’idée selon laquelle l’anarchisme « filière historique » serait dépassé étant donné la tendance mondiale vers la centralisation économique, fruit des récents développements des sciences et des techniques, une sorte de fin de l’histoire (avant l’heure de celle de Fukuyama en 1992) contre laquelle on ne pourrait rien. Le sous-entendu met en avant la contradiction entre le positivisme dont s’inspire pourtant l’anarchisme de Proudhon à Bakounine, c’est-à-dire le développement en soi émancipateur des sciences et des techniques (à condition d’une éducation populaire), et le fait que cet élan positiviste a produit une mondialisation capitaliste contre laquelle aucune alternative anarchiste n’a pu s’imposer. Le réflexe social qu’on retrouve dans le mouvement contre-culturel des années 1960 et 1970, associé à ce que S. Dolgoff nomme le néo-anarchisme (bourgeois)46 (et qui sera repris en partie par M. Bookchin plus tard), amène à penser l’anarchisme comme une réaction à cette contradiction et par conséquent un moment de critique de l’anarchisme classique qui n’envisagerait pas correctement la complexité sociale, c’est-à-dire la grande diversité des nuances entre compromission et radicalisme, dans les rapports modernes entre économie, sciences, technologies et société. Ce qui donne finalement un anarchisme réactionnaire en lieu et place d’un anarchisme constructif, c’est-à-dire une auto-organisation fédéraliste qui accepte ces nuances, en particulier lors de l’avènement d’une société des médias, du numérique et de leur mondialisation (en plus des inégalités entre les pays).

Or, S. Dolgoff oppose à cette idée pessimiste le fait que la pensée anarchiste a au contraire toujours pris en compte cette complexité. Cela revient à ne justement pas penser l’anarchisme comme une série d’alternatives simplistes au gouvernementalisme (le contrôle de la majorité par quelques-uns). Il ne suffit pas de s’opposer au gouvernementalisme pour être anarchiste. Et c’est pourtant ce que les libertariens vont finir par faire, de manière absurde. L’anarchisme, au contraire a toujours pris en compte le fait qu’une société anarchiste implique une adaptation des relations toujours changeantes entre une société et son environnement pour créer une dynamique qui recherche équilibre et harmonie indépendamment de tout autoritarisme. Dès lors les sciences et techniques ont toujours été des alliées possibles. Pour preuve, cybernétique et anarchisme ont toujours fait bon ménage, comme le montre T. Swann dans un article au sujet de Stafford Beer, le concepteur du projet Cybersyn au Chili sous la présidence S. Allende47 : un mécanisme de contrôle qui serait extérieur à la société implique l’autoritarisme et un contrôle toujours plus contraignant, alors qu’un mécanisme inclus dans un système auto-organisé implique une adaptation optimale au changement48. L’optimisation sociale implique la décentralisation, c’est ce qu’ont toujours pensé les anarchistes. En ce sens, les outils numériques sont des alliés possibles.

En 1986, quinze ans après son article de 1971, dans le premier numéro de la revue qu’il participe à fonder (la Libertarian Labor Review), S. Dolgoff publie un court article intitulé « Modern Technology and Anarchism »49. Il revient sur la question du lien entre l’anarchisme et les nouvelles technologies de communication et d’information qu’il a vu naître et s’imposer dans le mouvement d’automatisation de l’industrie et plus généralement dans la société. Les réseaux sont pour lui comme un pharmakon (au sens de B. Stiegler), ils organisent une dépossession par certains aspects mais en même temps peuvent être des instruments d’émancipation.

Cet article de 1986 est quelque peu redondant avec celui de 1971. On y retrouve d’ailleurs à certains endroits les mêmes phrases et les mêmes idées. Pour les principales : il y a un déjà-là anarchiste, et la société est un réseau cohérent de travail coopératif. Pour S. Dolgoff, la technologie moderne a résolu le problème de l’accès aux avantages de l’industrie moderne, mais ce faisant elle a aussi accru significativement la décentralisation dans les entreprises avec la multiplication de travailleurs hautement qualifiés capables de prendre des décisions aux bas niveaux des organisations. S. Dolgoff cite plusieurs auteurs qui ont fait ce constat. Ce dernier est certes largement terni par le fait que cette décentralisation fait écho à la mondialisation qui a transformé les anciennes villes industrielles en villes fantômes, mais cette mondialisation est aussi un moment que l’anarchie ne peut pas ne pas saisir. En effet, cette mise en réseau du monde est aussi une mise en réseau des personnes. Si les technologies modernes d’information, les ordinateurs et les réseaux, permettent d’éliminer la bureaucratie et abandonner une fois pour toutes la centralisation des décisions, alors les principes de coopération et du déjà-là anarchiste pourront se déployer. Faire circuler librement l’information est pour S. Dolgoff la condition nécessaire pour déployer tout le « potentiel libertaire de la technologie ». Mais là où il pouvait se montrer naïf quinze ans auparavant, il concède que les obstacles sont de taille et sont formés par :

« Une classe croissante de bureaucraties étatiques, locales, provinciales et nationales, de scientifiques, d’ingénieurs, de techniciens et d’autres professions, qui jouissent tous d’un niveau de vie bien supérieur à celui du travailleur moyen. Une classe dont le statut privilégié dépend de l’acceptation et du soutien du système social réactionnaire, qui renforce considérablement les variétés « démocratiques », « sociales » et « socialistes » du capitalisme. (…) Tous reprennent les slogans de l’autogestion et de la libre association, mais ils n’osent pas lever un doigt accusateur sur l’arc sacré de l’État. Ils ne montrent pas le moindre signe de compréhension du fait évident que l’élimination de l’abîme séparant les donneurs d’ordres des preneurs d’ordres – non seulement dans l’État mais à tous les niveaux – est la condition indispensable à la réalisation de l’autogestion et de la libre association : le cœur et l’âme même de la société libre. »

Peu d’années avant son décès, et après une longue carrière qui lui avait permis de prendre la mesure de l’automatisation de l’industrie et voir l’arrivée des ordinateurs dans les processus de production et de contrôle, Sam Dolgoff a bien saisi la contradiction entre le « potentiel libertaire de la technologie » et l’apparition d’une classe sociale qui, avec l’aide de l’État et forte de subventions, réussit le tour de force d’accaparer justement ce potentiel dans une démarche capitaliste tout en parant des meilleures intentions et des meilleurs slogans ce hold-hup sur le travail collectif et la coopération.

C’est pourquoi il est pertinent de parler d’idéologie concernant la Silicon Valley, et c’est d’ailleurs ce que Fred Turner avait bien vu50 :

« La promesse utopique de la Valley est la suivante : Venez ici, et construisez-y l’avenir avec d’autres individus partageant les mêmes idées. Immergez-vous dans le projet et ressortez-en en ayant sauvé l’avenir. »

Les nouvelles frontières sociales des utopistes de la Silicon Valley ont été une interprétation du potentiel libertaire de la technologie, faite de néo-communautarisme et de cette Nouvelle Gauche que S. Dolgoff critiquait dès 1971. Mais ces nouvelles frontières ont été transformées en mythe parce que la question est de savoir aujourd’hui qui décide de ces nouvelles frontières, qui décide de consommer les technologies de communication censées permettre à tous d’avoir accès à l’innovation. Qui décide qu’un téléphone à plus de 1000€ est la meilleure chose à avoir sur soi pour une meilleure intégration sociale ? Qui décide que la nouvelle frontière repose sur la circulation de berlines sur batteries en employant une main-d’œuvre bon marché ?

Ouvrir le Libre

Il est temps de réhabiliter la pensée de Sam Dolgoff. Le Libre n’est pas qu’un mode de production anarchiste, il peut être considéré comme un instrument de libération du potentiel libertaire de la technologie.

Scander haut et fort que les hackers sont des anarchistes ne veut rien dire, tant que le modèle organisationnel et économique ne sert pas à autre chose que de développer du code. Rester dans le positivisme hérité des anarchistes de la première moitié du XXe siècle a ce double effet : un sentiment de dépassement lorsqu’on considère combien le « progrès » technologique sert à nous oppresser, et un sentiment d’abandon parce que celleux qui sont en mesure de proposer des alternatives techniques d’émancipation ont tendance à le faire en vase clos et reproduisent, souvent inconsciemment, une forme de domination.

Ce double sentiment a des conséquences qui dépassent largement la question des logiciels. Il est toujours associé à la tendance toujours plus grande de l’État à accroître les inégalités sociales, associé aux conséquences climatiques du système économique dominant qui nous conduit au désastre écologique, associé à la répression toujours plus forte par l’autoritarisme des gouvernements qui défendent les intérêts des plus riches contre les travailleurs et contre tout le reste. Il en résulte alors un désarmement technologique des individus là où il faut se défendre. À défaut, les solutions envisagées ont toujours petit goût pathétique : des plaidoyers qui ne sont jamais écoutés et trouvent encore moins d’écho dans la représentation élective, ou des actions pacifiques réprimées dans la violence.

Le potentiel libertaire du logiciel libre a cette capacité de réarmement technologique des collectifs car nous évoluons dans une société de la communication où les outils que nous imposent les classes dominantes sont toujours autant d’outils de contrôle et de surveillance. Il a aussi cette capacité de réarmement conceptuel dans la mesure où notre seule chance de salut consiste à accroître et multiplier les communs, qu’ils soient numériques ou matériels. Or, la gestion collective de ces communs est un savoir-faire que les mouvements libristes possèdent et diffusent. Ils mettent en pratique de vieux concepts comme l’autogestion, mais savent aussi innover dans les pratiques coopératives, collaboratives et contributives.

Occupy Wall Street, Nuit Debout, et bien d’autres évènements du genre, ont été qualifiés de préfiguratifs parce qu’ils opposaient de nouveaux imaginaires et de nouvelles manières de penser le monde tout en mettant en pratique les concepts mêmes qu’ils proposaient. Mais ce spontanéisme a tendance à se montrer évanescent face à des concrétisations préfiguratives comme les ZAD, la Comuna de Oaxaca, le mouvement zapatiste, et des milliers d’autres concrétisations à travers le monde et dont la liste serait fastidieuse. Rien qu’en matière d’autogestion, il suffit de jeter un œil sur les 11 tomes (!) de l’encyclopédie de l’Association Autogestion (2019)51. Or, dans tous ces mouvements, on retrouve du logiciel libre, on retrouve des libristes, on retrouve des pratiques libristes. Et ce n’est que très rarement identifié et formalisé.

Que faire ? Peut-être commencer par s’accorder sur quelques points, surtout entre communautés libristes et communautés libertaires :

  1. Ce n’est pas parce qu’on est libriste qu’on est anarchiste, et l’éthique hacker n’est pas un marqueur d’anarchisme. De manière générale, mieux vaut se méfier de l’autoproclamation dans ce domaine, surtout si, en pratique, il s’agit de légitimer le pillage des communs. Par contre il y a beaucoup d’anarchistes libristes.
  2. Les pratiques anarchistes n’impliquent pas obligatoirement l’utilisation et/ou la création de logiciels libres ou d’autres productions libres des communs numériques. Le Libre n’a pas à s’imposer. Mais dans notre monde de communication, le Libre en tant qu’outil est un puissant moteur libertaire. Il permet aux libertaires de mettre en œuvre des actions de communication, de coopération et de stratégie.
  3. Proposer le logiciel libre ou les licences libres n’est pas un acte altruiste ni solidaire s’il n’est pas accompagné de discours ou d’actes émancipateurs. Il peut même créer l’inverse par excès, submersion de connaissances et finalement exclusion. Il faut travailler de plus en plus les conditions d’adoption de solutions techniques libres dans les collectifs, mieux partager les expériences, favoriser l’inclusion dans la décision d’adoption de telles ou telles techniques. Elles doivent apporter du sens à l’action (et nous revoici dans la réflexion déjà ancienne du rapport entre travailleurs et machines).
  4. Il vaut mieux privilégier l’émancipation non-numérique à la noyade techno-solutionniste qui résulte d’un manque de compétences et de connaissances.
  5. La solidarité doit être le pilier d’une éducation populaire au numérique. Cela ne concerne pas uniquement l’anarchisme. Mais un collectif ne peut pas seul effectuer une démarche critique sur ses usages numériques s’il n’a pas en même temps les moyens de les changer efficacement. Les collectifs doivent donc échanger et s’entraider sur ces points (combien de groupes anarchistes utilisent Facebook / Whatsapp pour s’organiser ? ce n’est pas par plaisir, sûr !).

Notes


  1. La Quadrature du Net, « Affaire du 8 décembre : le chiffrement des communications assimilé à un comportement terroriste », 5 juin 2023, URL. ↩︎

  2. On peut prendre un exemple trivial, celui du microblogage qui transforme la communication en flux d’information. Le fait de ne pouvoir s’exprimer qu’avec un nombre limité de caractère et de considérer l’outil comme le support d’un réseau social (où le dialogue est primordial), fait que les idées et les concepts ne peuvent que rarement être développés et discutés, ce qui transforme l’outil en support de partage d’opinions non développées, raccourcies, caricaturales. Ajoutons à cela le fait que, sur un système de microblogage commercial, les algorithmes visant à générer de la lucrativité attentionnelle, ce sont les contenus les poins pertinents pour la pensée et les plus pertinents pour le trafic qui sont mis en avant. Contrairement à ce qu’annoncent les plateformes commerciales de microblogage, ce dernier ne constitue absolument pas un support d’expression libre, au contraire il réduit la pensée à l’opinion (ou ne sert que de support d’annonces diverses). Un autre exemple concerne la « rédaction web » : avec la multiplication des sites d’information, la manière d’écrire un article pour le web est indissociable de l’optimisation du référencement. Le résultat est que depuis les années 2000 les contenus sont tous plus ou moins calibrés de manière identique et les outils rédactionnels sont configurés pour cela. ↩︎

  3. Lawrence Lessig, « Code is Law – On Liberty in Cyberspace », Harvard Magazine, janvier 2000. Trad. Fr sur Framablog.org, 22 mai 2010. ↩︎

  4. Aliénation de tout le monde en fait. « L’aliénation apparaît au moment où le travailleur n’est plus propriétaire de ses moyens de production, mais elle n’apparaît pas seulement à cause de cette rupture du lien de propriété. Elle apparaît aussi en dehors de tout rapport collectif aux moyens de production, au niveau proprement individuel, physiologique et psychologique (…) Nous voulons dire par là qu’il n’est pas besoin de supposer une dialectique du maître et de l’esclave pour rendre compte de l’existence d’une aliénation dans les classes possédantes ». G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989, p. 118. ↩︎

  5. Steven Levy, Hackers. Heroes of the Computer Revolution, New York, Dell Publishing, 1994. Steven Lévy, L’éthique des hackers, Paris, Globe, 2013. ↩︎

  6. Ainsi on peut s’interroger sur la tendance du protocole ouvert ActivityPub (qui fait fonctionner Mastodon, par exemple) à couvrir de nombreuses applications du Fediverse sans qu’une discussion n’ait été réellement menée entre les collectifs sur une stratégie commune multiformats dans le Fediverse. Cela crée une brèche récemment exploitée par l’intention de Meta de vouloir intégrer le Fediverse avec Threads, au risque d’une stratégie de contention progressive des utilisateurs qui mettrait en danger l’utilisation même d’ActivityPub et par extension l’ensemble du Fediverse. On peut lire à ce sujet la tribune de La Quadrature du Net : « L’arrivée de Meta sur le Fédivers est-elle une bonne nouvelle ? », 09 août 2023, URL. ↩︎

  7. Sébastien Broca, Utopie du logiciel libre. Lyon, Éditions le Passager clandestin, 2018. ↩︎

  8. Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique : De la contre culture à la cyberculture. Stewart Brand, un homme d’influence, Caen, C&F Editions, 2012. ↩︎

  9. Christophe Masutti, « Lire Fred Turner : de l’usage de l’histoire pour préfigurer demain », dans Retour d’Utopie. De l’influence du livre de Fred Turner, Caen, Les cahiers de C&F éditions 6, juin 2023, p. 70-82. ↩︎

  10. Detlef Hartmann, Die Alternative: Leben als Sabotage – zur Krise der technologischen Gewalt, Tübingen: IVA-Verlag, 1981. Voir aussi Capulcu Kollektiv, DISRUPT ! - Widerstand gegen den technologischen Angriff, sept. 2017 (URL). ↩︎

  11. Alan F. Westin, Privacy and Freedom, New York, Atheneum, 1967. ↩︎

  12. C’est le ralliement des mouvements pour les droits et libertés individuels, le lien entre l’expérience personnelle (par exemple les inégalités de race ou de genre dont des individus pourraient faire l’expérience quotidienne) et les structures politiques et sociales qui sont à la source des problèmes et dont il fallait procéder à la remise en question. ↩︎

  13. Nadia Eghbal, Sur quoi reposent nos infrastructures numériques ? : Le travail invisible des faiseurs du web. Marseille, OpenEdition Press, 2017. https://doi.org/10.4000/books.oep.1797. ↩︎

  14. Dans le cas de communs numériques, qui sont des biens non rivaux, il peut être difficile de comprendre cette notion d’appauvrissement. Comme le montrent Pierre Dardot et Christian Laval dans leur livre Communs, pour un commun, la richesse dépend autant du processus contributif (l’activité collective qui consiste à en faire un commun) que du bien lui-même, même s’il peut être dupliqué à l’infini dans le cas des biens non rivaux. Prenons deux exemples : 1) pour un champ cultivé, si tout le monde se sert et en abuse et personne ne sème ni n’entretient et qu’il n’y a pas d’organisation collective pour coordonner les efforts et décider ensemble que faire du champ, ce dernier reste bien un commun mais il ne donne rien et va disparaître. 2) Pour un logiciel, si personne ne propose de mise à jour, si personne n’enrichit ou corrige régulièrement le code et s’il n’y a pas d’organisation des contributions, ce logiciel aura tendance à disparaître aussi. Voir Pierre Dardot et Christian Laval, Communs. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014. ↩︎

  15. Pierre Crétois (dir.), L’accaparement des biens communs, Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2022. ↩︎

  16. On peut voir sur ce point le travail que réalise Laurent Marseault : https://cocotier.xyz/?ConfPompier. ↩︎

  17. Au sens où l’entendait Bernard Stiegler, c’est-à-dire la privation d’un sujet de ses savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir concevoir et théoriser). Voir Bernard Stiegler, États de choc: bêtise et savoir au XXIe siècle, Paris, France, Mille et une nuits, 2012. ↩︎

  18. On peut voir les statistiques sur l’Open Source Contributor Index : https://opensourceindex.io/. ↩︎

  19. Simon Butler et al., « On Company Contributions to Community Open Source Software Projects », IEEE Transactions on Software Engineering, 47-7, 2021, p. 1381‑1401. ↩︎

  20. Antonio A. Casilli, En attendant les robots: enquête sur le travail du clic, Paris, France, Éditions du Seuil, 2019. ↩︎

  21. Et ils sont souvent les dindons de la farce. En Europe, la situation est équivoque. D’un côté, un espace est ouvert grâce aux dispositifs juridiques censés protéger l’économie européenne et les européens contre les effets des multinationales à l’encontre de la vie privée, au nom de la défense des consommateurs, et en faveur de la souveraineté numérique. Les logiciels libres y trouvent quelques débouchés pertinents auprès du public et des petites structures. Mais d’un autre côté, une grande part de la production libre et open source repose sur des individus et des petites entreprises, alors même que les gouvernements (et c’est particulièrement le cas en France) leur créent des conditions d’accès au marché très défavorables et privilégient les monopoles extra-européens par des jeux de partenariats entre ces derniers et les intégrateurs, largement subventionnés. Voir Jean-Paul Smets, « Confiance numérique ou autonomie, il faut choisir », in Annales des Mines, 23, La souveraineté numérique : dix ans de débat, et après ?, Paris, 2023., p. 30-38. ↩︎

  22. Même si le protocole ActivityPub pourrait être suffisamment détourné ou influencé pour ne plus assurer l’interopérabilité nécessaire. La communauté du Fediverse doit pour cela s’opposer en masse à Thread, la solution que commence à imposer l’entreprise Meta (Facebook), dans l’optique de combler le manque à gagner que représente le Fediverse par rapport aux média sociaux privateurs. ↩︎

  23. Christophe Masutti, « En passant par l’Arkansas. Ordinateurs, politique et marketing au tournant des années 1970 », Zilsel, 9-2, 2021, p. 29‑70. ↩︎

  24. On peut se reporter à cette louable tentative issue de It’s Going Down, et que nous avons publiée sur le Framablog. Il s’agit d’un livret d’auto-défense en communication numérique pour les groupes anarchistes. Bien qu’offrant un panorama complet et efficace des modes de communications et rappelant le principe de base qui consiste en fait à les éviter pour privilégier les rencontres physiques, on voit tout de même qu’elle souffre d’un certain manque de clairvoyance sur les points d’achoppement techniques et complexes qu’il serait justement profitable de partager. Voir « Infrastructures numériques de communication pour les anarchistes (et tous les autres…) », Framablog, 14 avril 2023. ↩︎

  25. Philippe Borrel, La bataille du Libre (documentaire), prod. Temps Noir, 2019, URL. ↩︎

  26. Sam Williams, Richard Stallman et Christophe Masutti, Richard Stallman et la révolution du logiciel libre. Une biographie autorisée, 1re éd., Eyrolles, 2010. ↩︎

  27. Richard Stallman (interview), « Is Free Software Anarchist? », vidéo sur Youtube. ↩︎

  28. Michel Lallement, L’âge du faire: hacking, travail, anarchie, Paris, France, Éditions Points, 2018. ↩︎

  29. Christian Imhorst, Die Anarchie der Hacker, Marburg, Tectum - Der Wissenschaftsverlag, 2011. Christian Imhorst, « Anarchie und Quellcode - Was hat die freie Software-Bewegung mit Anarchismus zu tun? », in Open Source Jahrbuch 2005, Berlin, 2005. ↩︎

  30. Dale A. Bradley, « The Divergent Anarcho-utopian Discourses of the Open Source Software Movement », Canadian Journal of Communication, 30-4, 2006, p. 585‑612. ↩︎

  31. Marie-Christine Granjon, « Les radicaux américains et le «système» », Raison présente, 28-1, 1973, p. 93‑112. ↩︎

  32. David DeLeon, The American as Anarchist: Reflections on Indigenous Radicalism, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2019. ↩︎

  33. Murray Bookchin, Changer sa vie sans changer le monde. L’anarchisme contemporain entre émancipation individuelle et révolution sociale, Marseille, Agone, 2019, pp. 61-63. ↩︎

  34. En 2015, c’est ce qui a permis à Bill Gates de caricaturer, sans les citer, des personnes comme Joseph Stiglitz et d’autres partisans pour une réforme des brevets (pas seulement logiciels) en sortes de néocommunistes qui avanceraient masqués. Voir cet entretien, cet article de Libération, et cette « réponse » de R. M. Stallman. ↩︎

  35. Eben Moglen, « L’anarchisme triomphant. Le logiciel libre et la mort du copyright », Multitudes, 5-2, 2001, p. 146‑183. ↩︎

  36. David Edgerton, « De l’innovation aux usages. Dix thèses éclectiques sur l’histoire des techniques », Annales. Histoire, sciences sociales, 53-4, 1998, p. 815‑837. ↩︎

  37. Clifford D. Conner, Histoire populaire des sciences, Montreuil, France, Éditions L’Échappée, 2011. ↩︎

  38. Amaelle Guiton, Hackers: au cœur de la résistance numérique, Vauvert, France, Au diable Vauvert, 2013. ↩︎

  39. « Le capitalisme est d’essence conjoncturelle. Aujourd’hui encore, une de ses grandes forces est sa facilité d’adaptation et de reconversion », Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, 2018. ↩︎

  40. Stéphane Couture, « L’écriture collective du code source informatique. Le cas du commit comme acte d’écriture », Revue d’anthropologie des connaissances, 6, 1-1, 2012, p. 21‑42. ↩︎

  41. Murray Bookchin, Changer sa vie sans changer le monde, op. cit., p. 12 et p. 10. ↩︎

  42. Comme je l’ai écrit dans un précédent billet de blog, plusieurs auteurs donnent des définitions du concept de préfiguration. À commencer par David Graeber, pour qui la préfiguration est « l’idée selon laquelle la forme organisationnelle qu’adopte un groupe doit incarner le type de société qu’il veut créer ». Un peu plus de précision selon Darcy Leach pour qui la préfigurativité est « fondée sur la prémisse selon laquelle les fins qu’un mouvement social vise sont fondamentalement constituées par les moyens qu’il emploie, et que les mouvements doivent par conséquent faire de leur mieux pour incarner – ou “préfigurer” – le type de société qu’ils veulent voir advenir. ». David Graeber, Comme si nous étions déjà libres, Montréal, Canada, Lux éditeur, 2014. Darcy K. Leach, « Prefigurative Politics », in The Wiley-Blackwell Encyclopedia of Social and Political Movements, John Wiley & Sons, Ltd, 2013. ↩︎

  43. Cory Doctorow, « As Platforms Decay, Let’s Put Users First », 09 mai 2023, URL. ↩︎

  44. Kristin Ross, La forme-Commune. La lutte comme manière d’habiter, Paris, La Fabrique Editions, 2023. ↩︎

  45. Sam Dolgoff, The relevance of anarchism to modern society, Troisième édition., Tucson, AZ, See Sharp Press, 2001. ↩︎

  46. Sam Dolgoff, « Le Néo-anarchisme américain. Nouvelle gauche et gauche traditionnelle », Le Mouvement social, num. 83, 1973, p. 181‑99. « (…) intellectuels petits-bourgeois, des étudiants et des « hippies » qui constituaient l’essentiel de la nouvelle gauche ». ↩︎

  47. Thomas Swann, « Towards an anarchist cybernetics: Stafford Beer, self-organisation and radical social movements | Ephemeral Journal », Ephemera. Theory and politics in organization, 18-3, 2018, p. 427‑456. ↩︎

  48. En théorie du moins. Si on regarde de plus près l’histoire du projet Cybersyn, c’est par la force des choses que le système a aussi été utilisé comme un outil de contrôle, en particulier lorsque les tensions existaient entre les difficultés d’investissement locales et les rendements attendus au niveau national. En d’autres termes, il fallait aussi surveiller et contrôler les remontées des données, lorsqu’elles n’étaient pas en phase avec la planification. Cet aspect technocratique a vite édulcoré l’idée de la prise de décision collective locale et de la participation socialiste, et a fini par classer Cybersyn au rang des systèmes de surveillance. Hermann Schwember, qui était l’un des acteurs du projet est revenu sur ces questions l’année du coup d’État de Pinochet et peu de temps après. Hermann Schwember, « Convivialité et socialisme », Esprit, juil. 1973, vol. 426, p. 39-66. Hermann Schwember, « Cybernetics in Government: Experience With New Tools for Management in Chile 1971-1973 », In : Hartmut Bossel (dir.), Concepts and Tools of Computer Based Policy Analysis, Basel, Birkhäuser - Springer Basel AG, 1977, vol.1, p. 79-138. Pour une histoire complète, voir Eden Medina, Cybernetic Revolutionaries. Technology and Politics in Allende’s Chile, Boston, MIT Press, 2011. Et une section de mon ouvrage Christophe Masutti, Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance, Caen, C&F Éditions, 2020. ↩︎

  49. Sam Dolgoff, « Modern Technology and Anarchism », Libertarian Labor Review, 1, 1986, p. 7‑12. ↩︎

  50. Fred Turner, « Ne soyez pas malveillants. Utopies, frontières et brogrammers », Esprit, 434, mai 2019, URL. ↩︎

  51. Association Autogestion, Autogestion. L’encyclopédie internationale, Paris, Syllepse, 2019, vol. 1-11. ↩︎

28.06.2023 à 02:00

Déviances

Concept sociologique par excellence (cf. Outsiders de H. Becker), la déviance interroge les normes sociales et ce qui est acceptable ou non. Dans un moment où nous avons un gouvernement qui fait tout pour se transformer en dépositaire des normes « Républicaines », il est intéressant d’y regarder d’un peu plus près et justement, Jacques Ellul nous a laissé du matériel dans son livre Déviances et déviants dans notre société intolérante (1992).

On retient surtout de cet auteur ses réflexions sur le rapport entre technique et société. Mais ce sujet est indissociable de l’étude de la société elle-même, dans ce qu’elle a de contradictoire par rapport non seulement à la technique mais aussi par rapport à la compréhension des faits sociaux. Système technicien et système social entrent en relations contradictoires mais en eux-mêmes ils recèlent aussi des contradictions. Le rapport à la technique n’est pas qu’un rapport individuel, et dans le monde contemporain, la société technicienne en arrive à prendre en compte que tous ses processus et comportements peuvent et doivent être étudiés. Aux structures techniques, traditionnelles ou non, aux métiers, aux activités économiques, répond la conformisation au système car tout groupe social recèle en lui des discours et des règles qui concernent la conformité et la déviance, l’acceptation et le refus, la tolérance et l’exclusion. L’acceptation de la différence (Ellul prend l’exemple de l’homosexualité, de la religion, ou même la spécialisation d’un métier) est aussi le reflet de ce qu’un comportement était auparavant considéré comme déviant (incohérent, erratique, suspect) : la déviance et les multiples manières dont les comportements déviants accèdent à une forme de normalité ou du moins d’acceptation, forment l’Histoire.

Pour Ellul, le moment où les comportements déviants commencent à être étudiés à part entière correspond au moment où ces comportements deviennent assez nombreux pour être intellectuellement visibles. Cela commence selon lui par le rapport de La Rochefoucauld Liancourt en 1790 sur la misère : en analysant les causes, on s’interroge fatalement sur la marginalité et la déviance sociale. C’est à ce point de son livre — au début, donc — qu’à la manière d’un M. Foucault, il pointe le caractère éminemment politique du concept de déviance :

« (…) il fallait d’une part que la déviance soit devenue un phénomène quantitativement très important, et ensuite qu’un changement s’opère dans la façon de considérer le fait social, la société, le rapport de l’individu à la société : celle-ci ayant un certain nombre de conditions d’existence, et l’individu étant considéré non plus comme une cellule organique du corps social, mais comme ayant sa spécificité propre, et étant capable d’appartenir ou non, de participer à la volonté générale ou non, de procéder à des choix envers les conditions d’existence du corps social. C’est constamment autour de ces questions que se nouent les débats du XIXe siècle, sur la démocratie par exemple. La minorité dans la démocratie n’est pas forcément une déviance, mais elle est exactement à la limite. À partir de quand, de quel point une minorité devient-elle déviante ? La Convention a été amenée à identifier très vite les deux : élimination de la minorité de droite, puis de la minorité d’extrême gauche… qui étaient déviantes par rapport à une ligne politique dorénavant unique et ne tolérant plus l’opposition. »

Commençons par un truisme : tout comportement déviant est relatif à la norme sociale du groupe dans lequel on évolue. Mais la différence entre une norme imposée politiquement et une norme sociale vécue à travers son histoire et donc ses transformations, c’est que le fait d’imposer une norme en fonction d’intérêts politiques revient à arrêter le processus historique d’acceptation de la différenciation. La minorité dans la démocratie est donc à la limite de la déviance parce qu’elle est nécessaire à la démocratie.

La démocratie est un système politique qui comprend les contradictions sociales au point où elle organise elle-même les conditions de ses déviances (comme la présence de partis majoritaires et minoritaires) et de leurs multiples expressions. Contrairement à d’autres sociétés dans l’Histoire, une démocratie contemporaine ne ramène pas systématiquement à l’individu seul le caractère déviant du comportement (les fous, les marginaux, les mendiants du Moyen-âge, les immigrés) mais réussi à identifier les comportements à leur groupe comme l’expression d’une différenciation qu’il faut étudier, entendre, accepter.

À défaut, le comportement déviant est lui-même auto-politisé. Il devient résistance : stratégies de contournements, sabotage, insubordination… La marginalité elle-même peut être vécue politiquement. Du point de vue individuel, et depuis fort longtemps, c’est le message originel et radical de Diogène de Sinope, rejetant les conventions sociales : quoiqu’il en soit (et quoi qu’il en coûte) il y a toujours quelque chose d’ingouvernable en l’homme, quelque chose en vertu duquel on peut se dire absolument libre, même (surtout) dans le dénuement, le rejet de l’artifice. La résistance collective, elle, a ceci de particulier qu’elle devient le miroir de l’intolérance et de la finitude des normes : en tant qu’expression du groupe social, si la résistance devient le message, il exprime un besoin d’Histoire.

Et alors nous y voilà. Ou bien la différenciation, la diversité, devient la norme, ou bien on s’installe dans le rejet Stalinien et la criminalisation. Car l’alternative se pose en ces termes. Accepter le fou, autrefois, c’était accepter l’existence de cadres de conduite dans lesquels les fous pouvaient encore évoluer, marginalisés mais non exclus. Ce n’est que lorsque le tabou est transgressé qu’on exclu et qu’on bannit, fait extrêmement rare mais dont la seule éventualité permettait de construire des normes et les faire évoluer. Les sociétés modernes sont passées à un autre registre depuis longtemps : soit on étudie les phénomènes sociaux pour ce qu’ils sont et ce qu’ils disent de la société, soit on les étudie pour les refuser et les briser. Tolérance ou intolérance. Avancement social dans l’intérêt historique de tous les groupes, ou immobilisme dans l’intérêt d’un seul. Le choix est devenu binaire. L’anthropologie anarchiste nous montre combien la question est ancienne, certaines sociétés ayant fait justement le choix collectif de refuser des structures qui recèlent justement la possibilité de ce choix dangereux.

Dans le contexte moderne, la résistance est le premier mouvement vers un changement plus général. Il crée un rapport de force, contrairement aux apparences : la minorité n’est jamais une faiblesse. Il porte le message de l’existence d’une force contre laquelle le pouvoir chancelle : l’immobilisme doit alors répondre lui-même par une résistance active. L’immobilisme est impossible. Là où le choix devient historique, c’est lorsque ce nouveau rapport de force bascule dans un nouvel équilibre, une nouvelle cohésion sociale. Là où le choix devient an-historique — et donc assez paradoxalement, déviant — c’est lorsqu’il confronte les intérêts au lieu de les comprendre.

Dans cet espace de résistance-confrontation, joue le langage. L’appropriation des mots et la qualification des faits n’est plus seulement l’apanage d’un pouvoir qui réagit à la déviance. Le langage se cristallise dans un nouveau cadre normatif, une grammaire dont il est presque impossible de faire bouger les lignes. La question est d’ordre épistémologique. Ian Hacking, décédé récemment, nous a laissé (parmi beaucoup d’autres réflexions) un élément très important pour l’histoire de la psychiatrie et de la psychologie : les concepts avec lesquels nous classifions et catégorisons ne créent pas seulement un ordre, mais de nouveau comportements. Et Ian Hacking a travaillé notamment sur la question du diagnostic des personnalités multiples dans les années 1980.

En effet, on en reste souvent à une conception étriquée de la compréhension scientifique, comme un nominalisme rigide, une classification qui nous permettrait, une fois pour toutes, de catégoriser et représenter le monde comme un système stable. Certes nous avons besoin de stabilité. La science politique a tendance ainsi à ne pas prendre en compte la dynamique qu’elle crée à chaque fois qu’elle analyse les faits. Les institutions ont une représentation conjecturale des groupes et de leurs déviances. Et c’est là que se crée un schisme, entre une connaissance conjecturale et l’émergence d’un fait social qui, parce qu’il est identifié comme déviant, devient une création nouvelle. C’est là qu’émergent les néologismes : ils ne sont pas seulement un diagnostic. Ils appartiennent à une certaine grammaire qui, lorsqu’elle énonce le mot, crée une réaction comportementale, le plus souvent de résistance (nous ne nous reconnaissons pas comme tels). Cette grammaire a un but, celui des institutions gardiennes de la stabilité du pouvoir : lorsqu’elle nomme, elle affirme en même temps s’il s’agit d’une déviance ou non.

Il en va ainsi, par exemple, de l’écoterrorisme. Le terme est déjà ancien et s’est toujours appliqué aux actions collectives de résistance à des pratiques institutionnelles. En premier, la défense des droits animaux auparavant niés par le Droit puis finalement peu à peu inclus dans le concept de libération animale et, tant bien que mal, plus ou moins pris en compte dans les juridictions (on est d’accord qu’il y a encore du travail). L’écoterrorisme a perduré comme catégorie et adresse désormais toute action de résistance, de la manifestation de rue au sabotage. Il est formé par la juxtaposition contradictoire de deux mots : l’écologie, qui est devenu un concept porteur de valeurs acceptables et le terrorisme, acte déviant par nature puisque non seulement contraire au droit mais aussi à la morale.

Cette grammaire — ou ce nominalisme — montre comment la confrontation entre deux systèmes de pensée contradictoires est en réalité une fabrication. Elle amène la déviance à la limite de l’entendement et tente toujours de rendre les choses incompréhensibles, c’est-à-dire en dehors du système nominaliste stable auquel chacun est habitué. Ce faisant, elle effectue deux mouvements : 1/ elle déplace évidemment le contexte du jugement : on ne juge plus une cause en fonction de sa justesse et des valeurs, mais en fonction de la contradiction qu’elle est censée porter (écologie contre terrorisme) et 2/ elle traduit l’enjeu social, toujours complexe et difficile à intégrer dans le cadre normatif, dans une logique purement formelle : écologie ou terrorisme (ou bien liberté ou surveillance, par exemple). À cet ordre formel, répond un « effet de boucle » pour reprendre les termes de I. Hacking, expliqués par M. Vagelli : « le sujet qui se reconnaît comme classé réagit et modifie son comportement de manière conséquente, de sorte que les scientifiques se trouvent face à un « type » lui-même dévié. »

Donc de quelle déviance de déviance s’agit-il ? La déviance originelle à affaire à une grammaire réactionnaire qui ne la comprend pas. S’agissant d’une construction sociale, cette grammaire est le fait d’intérêts contraires, qu’il s’agisse du pouvoir en soi ou d’intérêts financiers, capitalistes, ou autres. Les actes de résistance doivent donc être non seulement des messages de différenciation, c’est-à-dire démonstratifs d’une alternative aux normes qu’on souhaite changer, mais aussi le reflet d’un autre cadre normatif toujours plus difficile à remettre en cause que le premier, en l’occurrence la démonstration scientifique (donc ultra-normée) du changement climatique et du fait que les pratiques en cours doivent changer de manière plus ou moins urgente.

Et là entre encore un autre paradoxe, c’est que la déviance se réclame finalement d’autres normes. Tragédie de la déviance. Et comme on ne comprend plus de quelle déviance il s’agit, s’instaure un climat de suspicion généralisée où tous les comportements sont susceptibles d’être qualifiés de déviants. C’est parce que le pouvoir conserve sa vision étriquée : il y aurait une déviance en soi. Pour lui, si le groupe est déviant c’est parce que ses comportements sont déviants non pas relativement au cadre normatif du moment (puisqu’il est considéré comme éternel et sans alternative) mais déviant en fonction d’un cadre universel : la morale et le droit. Or, comme le rappelle Ellul dans le même livre, tout regroupement qui manifeste une volonté de marginalisation le fait relativement à une normalisation globale en recherche d’une autre norme, une légitimité différente, une autre condition d’existence qui ne peut se faire qu’en société, et jamais en dehors. Quel que soit le régime (socialiste, capitaliste, Hitlérien ou Stalinien), l’erreur consiste à croire que la déviance est le fait de l’individu seul (ou de sa nature biologique) ou de croire qu’elle n’est que le résultat des conditions sociales : ce qui fait la déviance c’est la relation sociale qu’elle implique. Pour reprendre Ellul, encore une fois : « En tout cas dans l’estimation générale de notre société, le déviant est catalogué soit comme un malade soit comme un délinquant. C’est de cette classification qu’il faut sortir. »

Tant que nous n’en sortons pas, le pouvoir est lui-même porteur de déviance. Le fait de qualifier de déviants les membres individuels du groupe d’activistes est un signe évident. Puisqu’il est impossible de démontrer que tout un groupe est déviant (l’écologie n’est pas déviante et tout le monde peut s’inclure dans cette catégorie des personnes sensibilisées aux enjeux de l’écologie), il faut alors considérer que le groupe écoterroriste est un amas d’individus déviants et dont la déviance s’étend à l’ensemble par un jeu de contamination imaginaire inter-individuelle : certains sont des casseurs, certains sont des radicaux, certains sont des membres de « l’utra-gauche », donc tous les autres cautionnent la violence, ne la condamnent pas et ont des comportements dont on peut affirmer qu’ils sont suspects en soi (comme on aurait pu dire que ne pas s’opposer au régime hitlérien faisait automatiquement de tout allemand un soutien du régime). On essentialise alors certains comportements plus que d’autres, là encore selon une grammaire faite de sophismes et de périphrases. Il importera donc d’individualiser les responsabilités quitte à faire de la somme de comportements apparemment anodins des indices d’une intention déviante, comme ce fut le cas pour l’affaire de Tarnac ou l’affaire en cours dite du 8 décembre où le simple fait de chiffrer ses communications et installer GNU Linux sont assimilés à des comportements terroristes.

La déviance, dans ces cas, consiste à se situer dans la limite du droit et instrumentaliser ce dernier, non pas tant pour porter des affaires judiciaires que pour forcer les policiers comme les magistrats à chercher à justifier leurs comportements devant la norme : qui sont les déviants ? En retour, non exempt de tout reproche, on pourra assister à une essentialisation des policiers et des magistrats accusés devant l’ordre universel de la justice d’être justement des instruments partiaux et violents (Acab).

Résister, c’est faire l’Histoire. « (…) la déviance est non seulement inévitable dans toute forme de société, mais en outre, elle est indispensable, elle est le principal facteur de vie, d’évolution de la société », nous disait encore J. Ellul. Mais cette évolution est-elle encore acceptable lorsqu’elle a lieu dans la violence, c’es-à-dire l’échec de la discussion ? Le langage n’a plus sa place dans un contexte violent. J. Ellul posait déjà la question :

« Des écologistes non violents peuvent, dans certaines circonstances, entrer dans le cycle de la violence.(…) la violence des habitants de Plougastel pour lutter contre la centrale nucléaire ou celle des marins pêcheurs pour la défense de leur profession n’est pas la même que celle des terroristes, assassins conscients à finalité politique. »

Assimiler les faits de violence dans les mouvements déviants à des faits de gangstérisme relevant du droit commun est une profonde erreur. Parce qu’encore une fois la déviance est d’abord le reflet d’une relation sociale et n’est pas le fait d’individus atomisés. Mais d’un autre côté, ce n’est pas non plus parce que la violence se drape idéologiquement qu’elle est pour autant l’expression d’une déviance pouvant donner lieu à discussion. Il y a une pointe extrême dans la déviance qui peut toujours la confondre dans le crime le plus odieux, par exemple l’assassinat en bande organisée pour des motifs plus ou moins révolutionnaires. Mais même le terrorisme a au moins une particularité, car il pose « la question du pourquoi et du sens ». Le terroriste ne peut donc pas relever tout à fait du droit commun (c’est pour cela qu’il existe des dispositifs institutionnels adéquats). Mais c’est aussi la raison pour laquelle il ne s’agit en réalité que d’un crime politisé, alors qu’un acte collectif et médiatique de sabotage ou une confrontation violente d’un groupe avec les représentants de l’ordre ne peuvent justement pas relever du terrorisme parce leur qualité politique est évidente. Les accuser à tort d’actes terroristes est tout aussi paradoxalement donner davantage de crédit politique à ces actions : c’est leur nier le droit à l’expression d’une éthique différente là où le terrorisme ne fait que porter la haine de l’autre.

Ce qui fait peur dans la déviance, c’est d’entrevoir que le contrôle de l’autre est parfois impossible, qu’il peut éventuellement en pas y avoir de limite à la déviance. Pire : que la limite entre la déviance tolérable et la déviance intolérable devienne floue. Là se noue tout l’enjeu du choix entre la réponse arbitraire et la négociation. La déviance peut être mortifère pour le groupe, comme un pharmakon dont on aurait oublié la posologie, ou au contraire une provocation saine pour édifier la société et accomplir un acte historique de progrès. Dans les deux cas, imposer par avance le cadre d’expression revient à confronter d’anciennes normes à ce pharmakon qui vise justment à les soigner. C’est tout l’objet des laudateurs de la non-violence ou les « paciflics » des manifestations (pour reprendre le terme de Peter Gelderloos). La violence qui serait l’expression d’un groupe opprimé ou revendicateur n’est pas la violence des dominants. Preuve : plus les actions déviantes des dominés se répètent plus la violence du groupe dominant s’accentue, se radicalise, blesse, tue.

Sous couvert de précaution non violente, on assiste alors à l’instauration de dispositifs institutionnels visant à empêcher non pas la violence, mais l’expression de la déviance. Le Service National Universel, le Contrat d’Engagement Républicain et le Serment Doctoral sont des exemples d’une forme d’artificialisation de l’adhésion aux normes permettant de rendre encore plus violente la répression aux actes déviants. Par exemple, si des membres d’une association venaient à manifester alors qu’une Préfecture l’a auparavant interdit, l’existence du Contrat d’Engagement Républicain suffit à elle seule à porter la charge plus lourde de l’accusation et donc de la sanction. Un problème qui ne se posait pas auparavant en ces termes. Car en effet le premier pas vers la compréhension et éventuellement la tolérance — à moins de poser d’emblée l’intolérance comme principe d’action — c’est de poser la question de savoir ce qui, dans la déviance, met en critique les institutions et les normes actuelles, et non pas de savoir ce qui dans la déviance permet de la sanctionner toujours davantage.

Pour terminer, comme dit J. Ellul :

« (…) l’important est de reconnaître la sollicitation au changement dans toute déviance, sollicitation plus ou moins anxieuse et tragique, plus ou moins juste et légitime, mais il faut au moins recevoir cette sollicitation. Au moins rechercher quelle issue ferait en même temps évoluer notre corps social de façon à réduire la déviance profonde, et à inventer un nouveau mode d’être ensemble plus satisfaisant. »

Répondre non pas par une société complètement permissive (car il y aura toujours des déviances), mais proposer « une nouvelle morale et un nouveau droit » :

« (…) sans une nouvelle morale, c’est-à-dire l’élaboration d’une visée sociale commune, de comportements communs et d’une acceptation d’un changement de nos idéaux, de nos jugements, de notre échelle de valeurs, aucune mutation institutionnelle ne peut porter de fruits. C’est toujours le même problème : l’institution ne vaut que par la qualité des hommes qui en utilisent les organismes, réciproquement, sur le plan social, le changement moral ou idéologique ne peut suffire, il implique pour prendre corps un changement institutionnel. »

08.05.2023 à 02:00

Mouvements préfiguratifs

Lorsque le ministre de l’Intérieur français déclare avec conviction début avril 2023 que « plus aucune ZAD ne s’installera dans notre pays » (version polie de « pas d’ça chez nous »), il est important d’en saisir le sens. Dans une ambiance où la question du maintien de l’ordre en France se trouve questionnée, y compris aux plus hauts niveaux des instances Européennes, détourner le débat sur les ZAD relève d’une stratégie assez tordue. Les ZAD, sont un peu partout en Europe et font partie de ces mouvements sociaux de défense environnementale qui s’opposent assez frontalement aux grands projets capitalistes à travers de multiples actions dont l’occupation de zones géographiques. Or, dans la mentalité bourgeoise-réactionnaire, les modes de mobilisation acceptables sont les manifestations tranquilles et les pétitions, en d’autres termes, les ZAD souffrent (heureusement de moins en moins) du manque de lisibilité de leurs actions : car une ZAD est bien plus que la simple occupation d’une zone, c’est tout un ensemble d’actions coordonnées et de réflexions, de travaux collectifs et de processus internes de décision… en fait une ZAD est un exemple de politique préfigurative. Pour le ministre de l’Intérieur, ce manque de lisibilité est un atout : il est très facile de faire passer les ZAD pour ce qu’elles ne sont pas, c’est-à-dire des repères de gauchos-anarchiss’ qui ne respectent pas la propriété privée. Parler des ZAD, c’est renvoyer la balle aux autres pays Européens qui viendraient à critiquer le maintien de l’ordre à la Française : regardez d’abord chez vous.

Pourquoi cette caricature réactionnaire ? elle ne concerne pas seulement les ZAD, mais aussi toutes les actions d’occupation, y compris les plus petites comme le simple fait qu’un groupe d’étudiants ingénieurs se mette à racheter une ferme pour y vivre sur un mode alternatif. Cette caricature est sciemment maintenue dans les esprits parce que ce que portent en elles les politiques préfiguratives est éminemment dangereux pour le pouvoir en place : la démonstration en acte d’une autre vision du monde possible. Beaucoup d’études, souvent américaines (parce que le concept y est forgé) se sont penchées sur cette question et ont cherché à définir ce qu’est la préfigurativité dans les mouvements sociaux. Ces approches ont désormais une histoire assez longue, depuis la fin des années 1970. On ne peut donc pas dire que le concept soit nouveau et encore moins le mode d’action. Seulement voilà, depuis les années 1990, on en parle de plus en plus (j’essaie d’expliquer pourquoi plus loin). Je propose donc ici d’en discuter, à partir de quelques lectures commentées et ponctuées de mon humble avis.

Table des matières


Quotidien et transformation individuelle

Dans son chapitre « Exemplarité et mouvements sociaux » (Renou 2020), G. Renou fait l’inventaire des types de mouvements sociaux dont l’exemplarité joue un rôle stratégique. Le phénomène de quotidianisation revendiquée recouvre ces mouvements dont le raisonnement repose sur l’articulation entre changement personnel (individuel mais on pourrait rajouter, je pense, aussi celui du collectif comme personne « morale ») et changement sociopolitique. On peut les appeler mouvements « d’exemplarité », « préfiguratifs » ou « de mode de vie », ils proposent tous des alternatives à l’existant mais présentent certaines nuances. On peut ainsi distinguer, en suivant G. Renou :

  • les mouvements d’exemplarité proprement dite : mouvements fondés sur l’imitation de pratiques, plus ou moins rigides et exigeantes,
  • les mouvements préfiguratifs autrement nommés « politiques préfiguratives » : ils incarnent par leurs pratiques et leurs moyens la société souhaitée, ces pratiques et ces moyens évoluent en fonction de la manière dont est conçu ce chevauchement des moyens et de la fin,
  • les mouvements dits de mode de vie (lifestyle movements) : c’est le mode de vie lui-même qui est censé changer la société, comme démonstration de la contestation, le mode de vie est en soi revendicateur.

Il y a trois caractéristiques importantes que l’on retrouve dans tous ces mouvements :

  • la cohérence entre le discours et les pratiques (ce qui conduit parfois à prendre des positions radicalement opposées à l’ordre établi, comme c’est le cas avec des actions de désobéissance civile),
  • l’ancrage sur un territoire (« on est là ») : la transformation structurelle de la société implique une prise de position dans un espace. Ce peut être un pays ou un territoire complet (le Chiapas, le Rojava) ou une place (Nuit Debout, Occupy),
  • la transformation individuelle comme acte politique.

Sur ce troisième point, G. Renou explique :

« Le troisième déplacement opéré par la problématique de l’exemplarité a trait à la subversion des articulations individuel/collectif, privé/public et à la définition même de l’action collective. Si on accepte que la transformation de l’existence personnelle devienne, aux yeux des activistes, un enjeu pleinement politique, au sens où celle-ci n’est plus rabattue sur la vie privée opposée à la vie citoyenne et publique (cadrage juridique), ni même sur le for intérieur ou la conscience (cadrage psychologique), un corollaire s’impose. L’action collective tend à ne plus être assimilable à la défense des intérêts d’un groupe identifié par la médiation d’une action sur l’appareil d’État, traditionnellement considéré comme le lieu d’impulsion de tout changement politique d’ampleur, ainsi que le présupposaient les grandes organisations militantes de masse, depuis la fin de la première guerre mondiale. »

Pour moi, ce point de vue est en partie discutable. Les mouvements préfiguratifs ne cherchent pas à rompre avec une certaine tradition qui ne serait incarnée que par les organisations « de masse » qui œuvraient dans un cadre institutionnel de revendication « depuis la fin de la Première Guerre Mondiale ». Cela situe la définition de la politique préfigurative dans les présupposés où elle a été définie la première fois. Et il semble que l’approche de G. Renou soit en quelque sorte victime d’une vision quelque peu figée. On peut le comprendre, car son article figure dans un dictionnaire (Dictionnaire des mouvements sociaux) et à ce titre l’approche ne saurait être prospective.

Qui le premier a forgé ce concept de prefigurative politics ? Il s’agit de Carl Boggs en 1977 (Boggs 1977a, 1977b). Boggs fait remonter le concept à la tradition anarchiste et syndicaliste du XIXᵉ siècle et sa définition se confronte avec le marxisme classique :

« Par “préfiguration”, j’entends l’incarnation, dans la pratique politique permanente d’un mouvement, des formes de relations sociales, de prise de décision, de culture et d’expérience humaine qui constituent l’objectif ultime. Développée principalement en dehors du marxisme, elle a produit une critique de la domination bureaucratique et une vision de la démocratie révolutionnaire que le marxisme n’avait généralement pas. »1

Cette définition projette de manière évidente les mouvements sociaux qui s’en réclament dans une dynamique de la quotidienneté. Mais cette dynamique est historique. Elle va se chercher dans l’héritage contre-institutionnel des soviets ou, mieux, celui de la Commune de Paris en 1870. Dans le cas de la Commune, il s’agissait des institutions d’enseignement scolaire ou des hôpitaux, d’un Conseil, ou encore des institutions créatives (comme les Clubs), toutes placées sous le contrôle du peuple et cherchant à supplanter celles du pouvoir en place tout en les fondant sur un ensemble de pratiques démocratiques. La préfiguration s’inscrit donc dans l’Histoire mais, de plus, dans une tradition anarchiste, elle consiste à entrer en lutte contre le pouvoir en opposant l’intérêt collectif à l’organisation du pouvoir (l’État, en l’occurrence).

L’approche de C. Boggs est cependant elle-même inscrite dans la pensée des années 1970 et du néo-marxisme ambiant : anti-institutionnel (héritage de A. Gramsci2), antipositiviste, et faisant la jonction entre matérialisme historique et conscience de soi (on pense à J.-P. Sartre ou H. Marcuse, d’où l’importance de la transformation individuelle comme acte politique). Cela entre dans la « New Left » américaine3, cela intègre une partie des études féministes ou encore les cultural studies, et bien sûr l’anarchisme. Dans cette perspective et dans le contexte des années 1970, le préfigurativisme est une forme de socialisme décentralisé (Kann 1983) tout en prônant l’insurrection populaire. Du point de vue d’aujourd’hui, on pourra néanmoins ajouter que ce furent essentiellement des postures qui, comme le rappelle C. Malabou (Malabou 2022) sont surtout philosophiques et diffusées par des philosophes qui jamais ne se reconnaissent anarchistes et encore moins dans les faits (car ils sont détenteurs eux-mêmes de positions de pouvoir, à commencer par leurs statuts d’universitaires et d’intellectuels).

Pour autant, si les moyens structurels et les pratiques jouent un rôle fondamental dans les politiques préfiguratives, c’est parce que leur tradition est d’essence anarchiste sans pour autant se reconnaître et se théoriser comme telle (comme c’est souvent le cas dans les pratiques anarchistes de beaucoup de mouvements). Je pense que les néo-marxistes n’ont pas vraiment saisi les opportunités de la préfiguration comme mode d’action directe et de revendication. Par action directe, on pense bien sûr à ce que Boggs identifiait comme pratiques contre-institutionnelles (ce qui est toujours d’actualité, voir (Murray 2014)), mais comme revendication il s’agissait aussi de faire la démonstration des alternatives à l’ordre établi, tout comme aujourd’hui nous reconnaissons cette dimension aux mouvements dits « altermondialistes ». Il ne s’agit donc pas tant de remplacer la défense et la revendication de l’intérêt collectif par la mise en œuvre de pratiques quotidiennes (aussi démonstratives qu’elles puissent être), mais d’articuler l’intérêt collectif avec des moyens, des valeurs et des routines de manière cohérente, et c’est cette cohérence qui fonde la légitimité de l’alternative proposée. On peut illustrer cela, par exemple :

  • pour échapper à la dissonance cognitive permanente qu’un système capitaliste nous impose en nous obligeant à choisir entre sa justification permanente du progrès matériel et la défense de l’environnement soi-disant rétrograde, on peut proposer des modes de décision collective et mettre en pratique des systèmes de production et d’échanges économiques en dehors des concepts du capitalisme tout en montrant que les institutions classiques ne sont pas en mesure de défendre l’intérêt collectif,
  • à un bas niveau, on peut aussi démontrer que les mouvements sociaux (préfiguratifs ou non) ont tout intérêt à utiliser des logiciels libres en accord avec les valeurs qu’ils défendent (solidarité, partage…) plutôt que de se soumettre à la logique des plateformes proposées par les multinationales du numérique. C’est notamment le credo de Framasoft, une pierre à l’édifice de l’altermondialisation.

Ne pas oublier Marx

Pour revenir au néo-marxistes, je pense que leur point de vue pas-tout-à-fait-anarchiste vient de ce qu’ils sont eux-mêmes victimes de la tension qui s’est déclarée dès la Première Internationale entre les libertaires et les marxistes-collectivistes, et dont les résonances sont identifiées dans le texte de C. Boggs comme les obstacles à la préfiguration (cf. plus bas). Le premier élément qui vient en tête est ce conflit larvé entre Marx et Bakounine, où (pour grossièrement résumer4) le second oppose à l’organisation Internationale cette tendance à la bureaucratisation et à l’acceptation de fait de positions de pouvoirs. C’est-à-dire une opposition de deux types de militance. Celle des libertaires n’a pas pris le dessus, c’était celle de l’autonomie des sections et l’exercice démocratique de la prise de décision en assemblée et non par délégués interposés. En cela, les positions marxistes ont fini par se structurer autour de la revendication et la grève par une forme syndicaliste hiérarchisée et centralisée. Si on considère que c’est là l’un des points de rupture entre libertaires et marxistes, alors la préfiguration n’a effectivement pas pu être saisie toute entière par les néo-marxistes. Un autre point est qu’historiquement les anarchistes n’ont pas toujours cherché à inscrire la préfiguration dans le cadre d’une lutte de classe, mais souvent comme une présentation d’alternatives, au pluriel. Pourquoi au pluriel ? parce que un bonne politique préfigurative avance par essai et erreurs, « elle est expérimentale autant qu’expérientielle » (van de Sande 2015) et doit toujours se réajuster pour être formulée comme alternative aux formes d’injustices, d’inégalité et de répression que porte notamment le capitalisme.

À cela on peut cependant opposer que la pensée pratique de Marx recèle des éléments tout à fait pertinents pour une politique préfigurative. C’est la thèse de Paul Raekstad (Raekstad 2018) qui explore la philosophie de Marx dans ce sens. Selon Marx, pour mener une politique révolutionnaire, il ne faut pas seulement des sujets révolutionnaires, il faut aussi des sujets chez qui il y a un besoin révolutionnaire à satisfaire, c’est-à-dire une conscience révolutionnaire. Ainsi, une politique préfigurative est à même de produire cette conscience révolutionnaire dans la mesure où elle permet à « l’éducateur de s’éduquer ». Du point de vue de la transformation individuelle, si le comportement et les choix de vie peuvent être préfiguratifs, ils participent à une conscience de soi révolutionnaire et pour Marx, c’est ce qui fait la pratique révolutionnaire.

Ainsi, dans les Thèses sur Feuerbach (numéro 3), Marx écrit :

« La doctrine matérialiste du changement des circonstances et de l’éducation oublie que les circonstances sont changées par les hommes et que l’éducateur doit lui-même être éduqué. C’est pourquoi elle doit diviser la société en deux parties — dont l’une est élevée au-dessus d’elle.
La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ou autochangement ne peut être saisie et rationnellement comprise que comme pratique révolutionnaire. »

Cette pratique s’accomplit aussi à travers l’assemblée qui n’est pas seulement une assemblée d’ouvriers, mais une assemblée où s’exerce une sorte de phénoménologie de la conscience collective révolutionnaire et où les moyens deviennent aussi la fin. Se rassembler et discuter est aussi important que le but du rassemblement :

Ainsi dans le Troisième Manuscrit de 1844, Marx écrit :

« Lorsque les ouvriers communistes se réunissent, c’est d’abord la doctrine, la propagande, etc., qui est leur but. Mais en même temps ils s’approprient par là un besoin nouveau, le besoin de la société, et ce qui semble être le moyen est devenu le but. »

Pour autant, il y a d’autres philosophies pratiques, plus modernes et plus à même de fonder une véritable philosophie préfigurativiste. Je crois que non seulement elle à chercher dans les approches anarchistes, mais aussi que Marx n’est pas le plus indiqué. Non pas que la philosophie de Marx ne s’y prêterait absolument pas mais vouloir tirer absolument de Marx des principes d’action qui à l’époque ne se posaient carrément pas en ces termes, me semble assez anachronique. La question est plutôt de savoir comment les actions des politiques préfiguratives sont rendues visibles, quel est leur caractère performatif et quels principes d’action on peut en tirer aujourd’hui.

Rendre visibles les mouvements préfiguratifs

Nous avons vu que chercher à définir les politiques préfiguratives ne les rend pas pour autant évidentes. Tantôt il s’agit de mouvements sociaux « exemplaires », tantôt une dialectique entre moyen et fin, tantôt une approche néo-marxiste anti-institutionnelle, tantôt une résurgence des idées libertaires qui pourtant n’échappent pas à la pensée pratique de Marx… L’erreur consiste peut-être à trop chercher à en saisir le concept plutôt que la portée. N’est-ce pas en fonction du caractère opérationnel de l’action directe que l’on peut en saisir le sens ?

Retournons du coté des définitions. On peut se pencher sur celle que donne Darcy Leach (Leach 2013), courte et élégante. Pour elle, la préfigurativité est…

« fondée sur la prémisse selon laquelle les fins qu’un mouvement social vise sont fondamentalement constituées par les moyens qu’il emploie, et que les mouvements doivent par conséquent faire de leur mieux pour incarner – ou “préfigurer” – le type de société qu’ils veulent voir advenir. »

En se reportant au texte (court) de Darcy Leach, on voit qu’elle ne cherche pas tant à présenter en long et en large ce que sont les « politiques préfiguratives ». En effet, un tel exercice n’aurait pas d’autre choix que de s’adonner à une litanie d’exemples. Exactement comme lorsqu’on présente des idées anarchistes et que, toujours confronté au défi de démontrer que ces idées peuvent « fonctionner », on se met invariablement à citer des exemples dont la démonstration est aussi longue que laborieuse. C’est tout simplement parce que les anarchistes théorisent l’anarchie mais l’anarchie, elle, est toujours en pratique, elle est même parfois indicible. Au lieu de cela D. Leach préfère résumer les trois raisons principales pour lesquelles elles peuvent échouer, celles identifiées déjà par C. Boggs, ce qui revient à définir par la négative :

  • « le jacobinisme, dans lequel les forums populaires sont réprimés ou leur souveraineté usurpée par une autorité révolutionnaire centralisée ;
  • le spontanéisme, une paralysie stratégique causée par des inclinations paroissiales ou antipolitiques qui empêchent la création de structures plus larges de coordination efficace ;
  • et le corporatisme, qui se produit lorsqu’une strate oligarchique d’activistes est cooptée, ce qui les conduit à abandonner les objectifs initialement radicaux du mouvement afin de servir leurs propres intérêts dans le maintien du pouvoir. »

Elle résume aussi pourquoi les mouvements préfiguratifs ont tant de mal à être correctement identifiés : c’est parce que dans les représentations courantes, ont s’attend toujours à voir dans les collectifs une forme hiérarchique stable, avec un leader et des suiveurs, ou avec un bureau (dans le cas d’une association), en somme, une représentation du mouvement selon une division des rôles bien rationnelle :

« Comme les théories des mouvements sociaux ont souvent supposé des acteurs instrumentalement rationnels et une organisation bureaucratique, les mouvements préfiguratifs sont souvent mal interprétés ou apparaissent comme des cas anormaux dans la recherche sur les mouvements sociaux. »

Il n’en demeure pas moins que lorsqu’on s’intéresse aux mouvements sociaux dans différents pays, les études sont loin d’être aussi pusillanimes quant à la lecture de ces mouvements à travers le prisme de la préfigurativité. Il y a même une tendance universaliste de ce point de vue. Ainsi Marina Sitrin (Sitrin 2012), qui s’intéresse à l’Argentine du début des années 2000 , affirme que la politique préfigurative est une manière d’envisager les relations sociales et économiques comme nous voudrions qu’elles soient. Si cette manière d’envisager les choses a des sources historiques profondes, c’est aussi parce qu’elle est loin d’être anecdotique :

« Dans le monde entier, il ne s’agit pas de petites « expériences », mais de communautés comprenant des centaines de milliers, voire des millions de personnes – des personnes et des communautés qui ouvrent des brèches dans l’histoire et créent quelque chose de nouveau et de beau dans cette brèche. »

Et on est bien tenté d’être d’accord avec ceci : pour peu que l’on regarde les mouvements sociaux depuis les années 2000, ceux qui prennent modèle sur les mouvements plus historiques ou les plus récents qu’ils soient internationaux ou plus locaux (comme les Zad en France), il est désormais très difficile de passer à côté de leur caractère préfiguratif tant il est porté systématiquement à la connaissance des observateurs comme une sorte d’identité revendicatrice et à portée universelle… altermondialiste ! Pour M. Sitrin, il faut surtout prendre en compte les mouvements apparemment spontanés mais qui se sont cristallisés sur un mode préfiguratif (justement pour limiter ce spontanéisme, cf. ci-dessus), pour répondre à une situation donnée, sans que pour autant on en voie les conséquences immédiates :

« Ces expériences à court terme vont de la France en mai 1968 à ce que l’on appelle aujourd’hui la Comuna de Oaxaca, en référence aux quatre-vingt-dix jours de 2006 pendant lesquels la population a occupé le zócalo (parc central), mettant en place des formes alternatives de prise de décision et de survie (…) ; ces deux expériences constituent le type de rupture auquel les zapatistes font référence, la création d’une pause dans une situation politiquement insoutenable. Des assemblées et des démocraties de masse similaires ont été observées en 2011 en Égypte, en Grèce et en Espagne. Les résultats de ces rassemblements de masse et de ces formations politiques préfiguratives n’ont pas encore été déterminés, mais ce qui est certain, c’est que de nouvelles relations sont en train de se créer. Les ruptures provoquées par des événements « naturels » – ou du moins par un moment d’étincelle, comme un tremblement de terre ou un attentat terroriste – ont donné lieu à des versions à court terme de ces mêmes événements. C’est ce qui s’est passé à New York pendant et immédiatement après le 11 septembre. »

Dans les années 1990, de nombreux mouvements sociaux se sont dressés de cette manière, sur un mode apparemment spontané et improvisé. En apparence seulement car les racines conceptuelles sont profondes.

L’avenir est contagieux : depuis les années 1990

Prenons par exemple ces deux évènements : la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le Développement, autrement nommée Sommet de la Terre à Rio en 1992, et la même année la publication du livre de F. Fukuyama La fin de l’histoire et le dernier homme. Le Sommet de la Terre proposait pour la première fois un texte fondateur de 27 principes, intitulé « Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement », précisait la notion de développement durable, et proposait une série d’action pour le 21ᵉ siècle, l’« Agenda 21 ». Ce faisant, la renommée de ce Sommet aidant, le message qui était alors compris par bon nombre d’ONG et autres mouvements était celui d’une projection générale de l’économie dans un 21ᵉ siècle dont on espérait qu’il soit le moment d’un rééquilibrage des forces entre l’extraction capitaliste de la nature et l’avenir de la Terre. La même année le livre de Fukuyama proposait de voir dans la fin de la Guerre Froide la victoire définitive de la démocratie libérale sur les idéologies, c’est-à-dire que la politique était désormais réduite à n’être que le bras de la nécessité économique instruite par le néolibéralisme (j’extrapole un peu mais c’est l’idée reçue). Fukuyama n’était pas célèbre, ce qui le rendit célèbre durant les deux ou trois années suivantes, c’est la réception qu’a eu son livre dans les milieux néolibéraux et la caisse de résonance de certains médias, alors même que la plupart des philosophes regardaient cela d’un air plutôt goguenard (je m’en souviens un peu, j’étais en fac de philo ces années-là). Donc deux discours sur le futur s’affrontaient : le premier donnait de l’espoir dans les politiques publiques, le second privait complètement les populations de la construction de futurs alternatifs, et c’est ce qui fut finalement rabâché à partir du slogan (certes un peu plus ancien) thatchérien « There is no alternative », y compris jusqu’à aujourd’hui.

La conséquence de cette dissonance touche tous les individus parce que l’avenir est plus qu’incertain, il devient une menace pour chacun lorsque la politique n’est plus en mesure de proposer de « plan B », ni même de négociation, lorsque la « nécessité économique » sert de justification systématique au recul des conquêtes sociales, là, toute proposition progressiste d’un parti ou d’une idéologie n’est même plus crédible (la longue chute du socialisme français en est l’illustration éclatante).

Comme le philosophe italien Franco Berardi (Bifo) l’affirme dans Dopo il futuro (Berardi 2011), cette lente « annulation de l’avenir » c’est désormais bien plus que le vieux slogan punk, cela fait plus que toucher les gens, cela touche la chair et le mental :

« L’avenir devient une menace lorsque l’imagination collective devient incapable d’envisager des alternatives aux tendances qui conduisent à la dévastation, à l’augmentation de la pauvreté et de la violence. C’est précisément notre situation actuelle, car le capitalisme est devenu un système d’automatismes technico-économiques auxquels la politique ne peut se soustraire. La paralysie de la volonté (l’impossibilité de la politique) est le contexte historique de l’épidémie de dépression actuelle. »

Et c’est justement ce contre quoi les oppositions altermondialistes se battent, à commencer par se réapproprier le futur, répondre à un message négatif en proposant positivement un avenir en commun. Et c’est dans ce cadre que les politiques préfiguratives évoluent.

Cette jonction entre la préfigurativité et l’aspiration à un autre avenir est aux mouvements sociaux le fer de leur conscience révolutionnaire et d’une liberté retrouvée. C’est pourquoi David Graeber n’hésite pas à déclarer que la préfigurativité est une arme politique des plus efficaces, si ce n’est la plus efficace. Elle se retrouve de Occupy à la Zad de N-D des Landes, au Rojavas et au Chiapas, dans les mouvements en Grèce, en Espagne, en Égypte (les Printemps..), dans les mouvement indigènes comme au Brésil, etc. D. Graeber écrit dans la préface à Éloge des mauvaises herbes: ce que nous devons à la Zad (Lindgaard et al. 2018) :

« La ZAD a gagné contre un très grand projet d’infrastructure. Elle a gagné en utilisant l’une des armes politiques les plus puissantes, celle de la préfiguration (…). La préfiguration est l’exact contraire de l’idée que la fin justifie les moyens. Plutôt que de calculer comment renverser le régime actuel, en formulant l’hypothèse que d’une manière ou d’une autre quelque chose de neuf en surgira spontanément, vous essayez de faire de la forme de votre résistance un modèle de ce à quoi la société à laquelle vous aspirez pourrait ressembler. Cela signifie aussi que vous ne pouvez pas reporter, disons, la question des droits des femmes, ou celle de la démocratie interne à “après la révolution” : ces questions doivent être traitées dès maintenant. À l’évidence, ce que vous obtiendrez ne sera jamais le modèle exact d’une future société libre – mais il s’agira au moins d’un ordre social qui pourrait exister en dehors de structures de coercition et d’oppression. Cela signifie que les gens peuvent avoir une expérience immédiate de la liberté, ici et maintenant. Si l’action directe consiste pour les activistes à relever avec constance le défi qui consiste à agir comme si l’on était déjà libre, la politique préfigurative consiste à relever avec constance le défi de se comporter les uns vis-à-vis des autres comme nous le ferions dans une société véritablement libre.(…) Bien évidemment, la ZAD est une expérience à beaucoup plus petite échelle, mais ce qu’elle nous a appris, c’est que même au cœur de l’Europe nous pouvons réussir à créer des espaces d’autonomie – et même si ce n’est que pour un temps limité. Être conscient que de tels lieux existent nous permet de voir tout ce que nous faisons sous un jour nouveau : nous sommes déjà des communistes lorsque nous travaillons sur un projet commun, nous sommes déjà des anarchistes lorsque nous trouvons des solutions aux problèmes sans le recours aux avocats ou à la police, nous sommes tous des révolutionnaires lorsque nous créons quelque chose de véritablement nouveau. »

Et comme il n’y a pas de meilleur argument que l’exemple, dans Comme si nous étions déjà libres, D. Graeber envisage le mouvement Occupy Wall Street comme une politique préfigurative, en ces termes :

« Occupy Wall Street s’est d’abord inspiré des traditions de la démocratie directe et de l’action directe. Du point de vue anarchiste, la démocratie directe et l’action directe sont (ou devraient être) deux aspects d’une même idée : la forme de nos actions doit servir de modèle ou offrir un aperçu de la façon dont des gens libres peuvent s’organiser et de ce à quoi pourrait ressembler une société libre. Au début du XXᵉ siècle, c’est ce qu’on appelait “construire la nouvelle société dans la coquille de l’ancienne”, et dans les années 1980 et 1990, on l’a appelé “politique préfigurative”. Or, quand les anarchistes grecs déclarent : “nous sommes l’avenir”, ou que les Américains affirment créer une civilisation d’insurgés, ils parlent en fait d’une même chose. Nous parlons de cette sphère où l’action devient elle-même prophétie. »

L’avenir est important : il est contagieux. Les mouvements altermondialistes se sont construits en première intention sur l’idée d’un « contagionnisme », c’est-à-dire l’idée que mettre en place des dispositifs solidaires ne suffit pas et que les organisations fondées sur la démocratie directe et des formats non-hiérarchisés peuvent être des modèles contagieux. En d’autres termes, altermondialiste signifie surtout que la vision du monde alternative qui est proposée est avant tout celle où la démocratie s’exerce, ce qui sous-entend que la mondialisation économique et politique contrevient à la démocratie. La place laissée à la parole, à l’exercice de l’écoute, à la possibilité d’obtenir des décisions collectives éclairées et consensuelles font partie intégrante de l’organisation politique et changent la perception de ce qu’il est possible de faire et donc d’opposer au système mondialiste ou capitaliste. Ces formats non hiérarchisés marquent la fin d’une époque révolue où les mouvements protestataires obéissaient à des jeux internes de prise de parole, d’affichage et pour finir des jeux de pouvoir et des têtes d’affiche. On le voit au niveau local où les autorités et autres administrations ont tendance à rechercher dans une association un président, un bureau, une forme hiérarchique pour identifier non pas le mouvement mais les personnes sous prétexte de responsabilisation de l’action. Une politique de préfiguration ne cherche pas tant à dé-responsabiliser les individus mais à exercer la démocratie directe dans les processus de prise de décision et d’action.

Pour citer encore D. Graeber :

« Depuis le mouvement altermondialiste, l’époque des comités de direction est tout à fait révolue. La plupart des militants de la communauté en sont arrivés à l’idée de la politique “préfigurative”, idée selon laquelle la forme organisationnelle qu’adopte un groupe doit incarner le type de société qu’il veut créer. »

Tout le reste consiste à créer des opportunités pour que ceux qui sont ou ne sont pas (pas encore) dans une dynamique militante puissent s’insérer dans ce type de démarche au lieu d’en rester à une attitude de retrait ou dans de vieux concepts de la militance.

Répondre à la question : comment faire ?

Pour le sociologue Luke Yates (Yates 2015), parler de politiques préfiguratives consiste à porter l’attention sur le fait que les militants expriment les objectifs politiques par les moyens des actions qu’ils entreprennent. C’est une inversion de l’adage « la fin justifie les moyens ». Alors que cet adage privilégie l’objectif au détriment d’autres considérations tout en cherchant à remplacer un état du monde par un autre, une politique préfigurative ajuste l’action à l’opposition à un état du monde pour non pas remplacer mais proposer une alternative dont l’expression et l’avènement est en quelque sorte déjà-là puisqu’il est expérimenté par le groupe militant, ici et maintenant, dans un espace géographique et au présent. On retrouve une part du « on est là » des Gilets Jaunes en France par exemple, ou les Zad, etc.

L. Yates prend l’exemple des centres sociaux autonomes de Barcelone. Selon lui, une politique préfigurative n’a de sens qu’en définissant correctement la logique des constructions d’alternatives qui doivent elles-mêmes être évaluée au sein du mouvement pour s’assurer de leur solidité et de leur opérationnalité dans l’avenir. Ainsi L. Yates identifie cinq composantes de la préfiguration (il les nomme : « expérimentation », « perspectives », « conduite », « consolidation » et « diffusion ») :

  1. L’expérimentation collective : concernant les pratiques quotidiennes (prise de parole, processus de décision, discussions, partage de connaissances, etc.), l’expérimentation consiste aussi à envisager collectivement des moyens plus performants pour l’avenir et donc émettre une critique des processus en place, ce qui suppose une attention permanente et une forme de conscience de soi.
  2. Perspectives et imagination : des cadres de création (réunions, séminaires, avec principes de fonctionnement, slogan, éducation populaire, etc.) et des concepts politiques qui cherchent à définir le mouvement mais aussi à communiquer ces idées en interne comme vers l’extérieur.
  3. Conduite : des normes qui émanent des expérimentations et des perspectives politiques qui s’ouvrent. Alors qu’on retient souvent des mouvements sociaux leurs expérimentations et leurs cadres de gouvernance collective, il ne faut pas oublier qu’en réalité les résultats de ces expérimentations créent des nouvelles routines et de nouveaux cadres de gouvernance qui ne sont pas seulement des choix tactiques de militance mais peuvent définir une réorientation du mouvement (par exemple à Framasoft, notre orientation vers l’éducation populaire).
  4. Consolidation : le mouvement doit aussi consolider ces normes, idées et cadres dans l’infrastructure elle-même (division de l’espace, cuisine commune, partage de biens, systèmes de communication, etc.) et cette infrastructure est aussi le reflet des valeurs partagées autant qu’elles les illustrent.
  5. Diffusion : se projeter au-delà du présent et du lieu pour diffuser (manifestations publiques, médias, protestations, actions directes militantes, happenings etc.) et expliquer ces idées vers d’autres réseaux, groupes, collectifs, publics.

Pour ma part, je rejoins L. Yates sur ces composantes, mais je pense plutôt la politique préfigurative comme une dialectique entre, d’un côté les moyens et actions préfiguratifs eux-mêmes, et de l’autre côté, la déconstruction systématique de la vision du monde contre laquelle on oppose une alternative. En d’autres termes une politique préfigurative n’a de sens aujourd’hui que si elle participe à la déconstruction autant conceptuelle qu’opérationnelle du capitalisme. D’un point de vue conceptuel, l’action directe démontre opérationnellement les travers du capitalisme (ou du néolibéralisme) mais il faut encore conceptualiser pour transformer l’action en discours qui entre alors en dialectique et justifie l’action (tout comme le capitalisme crée des discours qui l’auto-justifient, par exemple la notion de progrès). Du point de vue opérationnel, en retour, l’opposition se fait frontalement et entre en collision avec les forces capitalistes. Cela peut donner lieu à des tensions et affrontements selon le degré que ressentent les autorités et le pouvoir dans l’atteinte à l’ordre social qui se définit par rapport au capitalisme (et non par rapport à des valeurs : si l’action ne remettait en cause que des valeurs, alors la discussion serait toujours possible).

Questions en vrac pour finir

Et le vote ? Dans beaucoup de mouvements préfiguratifs, le vote est un des instruments privilégiés de la démocratie directe, même s’il n’en est qu’un des nombreux instruments. Ma crainte, toujours lorsqu’il s’agit de vote, est d’y voir une tendance quelque peu paresseuse à accepter qu’un pouvoir soit délégué à quelques-uns, ce qui est toujours une brèche ouverte à des jeux de domination. Selon moi, le vote est à considérer par défaut comme l’échec du consensus. Certes, un consensus est parfois difficile à obtenir : peut-être que dans ce cas, il faut se poser la bonne question, ou bien la poser autrement, c’est-à-dire se demander pourquoi le consensus est absent ? Certains n’hésiteront pas à rétorquer que si l’on veut préfigurer le monde futur, le vote est un instrument efficace face à la difficulté d’obtenir consensus de la multitude des individus et sur un temps raccourci. Je pense qu’il faut prendre le temps lorsqu’il le faut parce qu’en réalité, une fois que la dynamique consensuelle est installée seule les plus grandes décisions prennent du temps. Par ailleurs, un vote est la réponse à une question qui est en soi une réduction des enjeux qui ne peuvent alors plus être discutés.

La lente « annulation de l’avenir » que mentionne Franco Berardi, n’est-elle pas aussi une conséquence de la dépossession systématique dont procède le capitalisme ? Cela rejoint mes réflexions en cours sur les justifications du capitalisme. Il faut entendre la dépossession de deux manières : dépossession du travail et de l’expertise par la dynamique techno-capitaliste, mais aussi la dépossession de nos savoir-être et savoir-faire (ce que B. Stiegler appelait notre prolétarisation). La préfiguration pourrait-elle être un remède ou est-elle un pharmakon ?

Ce que nous vivons dans les mouvements préfiguratifs est à la fois riche et intimidant. Dans les dynamiques internes des mouvements, se pose souvent la question de la légitimité des personnes. Légitimité à prendre la parole, à proposer son expertise et son savoir-faire, etc. Autant on peut toujours se prévaloir d’une écoute partagée et bienveillante autant il est difficile de garantir à chacun un espace où l’on peut s’exprimer et se sentir légitime à le faire, au risque de l’exclusion du groupe. Comment y remédier ? Quelles sont les conséquences : est-ce que la portée préfigurative revendiquée n’est pas elle-même la source du ressenti personnel d’un manque de légitimité chez certains participant-es ?

Préfiguration et syndicalisme… Lors du mouvement contre la réforme des retraites en France en 2023, le rythme des manifestations obéissait essentiellement à l’Inter-syndicale. Au mois de mai, certains syndicats (notamment la CFDT) ont finalement accepté le rendez-vous avec la Première Ministre. Pire : ils ont accepté la règle imposée des rendez-vous séparés, c’est-à-dire la fin de l’Inter-syndicale. Alors même que la plupart des manifestants voyaient dans le fait de décliner les rendez-vous successifs comme une preuve de résistance dans le rapport de force entre gouvernement et syndicats. On comprend alors beaucoup mieux pourquoi les étudiants, dans la plupart des manifestations, cherchaient non seulement à défiler séparément, mais aussi à ne pas obéir au coup de sifflet syndicaliste à la fin des manifestations et poursuivre de manière apparemment désordonnée la démonstration de leur mobilisation. Sur beaucoup de campus, c’est bien la préfigurativité qui prévaut, ne serait-ce que dans les assemblées générales. Le syndicalisme me semble malheureusement hors jeu de ce point de vue : grèves et manifestations ne suffisent plus face à la « nécessité » de l’ordre économique asséné par le pouvoir et ses institutions. Après la grève, l’ordre du monde et des institutions est rétabli, or ce qui est en jeu aujourd’hui (et l’urgence climatique n’en est qu’un levier) c’est justement la recherche d’un nouvel ordre économique, culturel et philosophique. Si les politiques préfiguratives sont invisibilisées, il est à craindre que le nouvel ordre soit en fait une radicalisation du pouvoir. L’adage n’est plus « faire et faire tout de même », il est devenu : « faire, faire sans eux, faire contre eux ».

Bibliographie

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Notes


  1. « By “prefigurative”, I mean the embodiment, within the ongoing political practice of a movement, of those forms of social relations, decision-making, culture, and human experience that are the ultimate goal. Developing mainly outside Marxism, it produced a critique of bureaucratic domination and a vision of revolutionary democracy that Marxism generally lacked. » ↩︎

  2. Pour résumer, il s’agit de dire que la domination, ou l’hégémonie, du capitalisme n’est pas un fait qui est indépendant des organes de l’État, mais au contraire ce sont les institutions qui l’organisent et perpétuent les rapports de force, quels que soient les partis et leurs bonnes intentions idéologiques. On retrouve cela aussi chez L. Althusser. En d’autres termes, si Marx a pensée la société de manière totale, il a aussi montré que les rapports de force sont structurés de manière complexe et dans cette complexité, on reconnaît des dominantes (par exemple certaines organisations locales peuvent avoir du pouvoir tandis que l’institution centrale a tendance à l’écraser). Il y a aussi ce concept d’ « autonomie relative » des institutions : certaines peuvent pour un temps se saisir légitimement des questions sociales, notamment en raison du jeu de pouvoirs entre partis politiques, mais en définitive l’État impose la domination capitaliste. ↩︎

  3. La plupart des auteurs s’accordent sur le fait que les nombreux mouvements qu’on regroupe sous le terme « Nouvelle gauche » des années 1960-1970 peuvent être analysés comme des politiques préfiguratives. Cela est surtout dû à l’analyse qu’en donne la sociologue Wini Breines dans l’étude de cas qu’elle a consacré sur le Free Speech Movement, et le Students for a Democratic Society (SDS) (Breines 1989). On peut cependant noter que si cet ouvrage porte essentiellement sur les États-Unis des années 1960, il a fait école. Ainsi Marina Sitrin reprend l’approche dans son étude sur les mouvements argentins (Sitrin 2012). ↩︎

  4. On peut se reporter à cet excellent article de Jean-Christophe Angaut: « Le conflit Marx-Bakounine dans l’internationale : une confrontation des pratiques politiques » (Angaut 2007), et pour vraiment approfondir, le livre de Wolfgang Eckhardt, sur le conflit Marx vs Bakounine dans l’Association Internationale des Travailleurs (Eckhardt 2016). ↩︎

19.03.2023 à 01:00

Sur l’anarchie aujourd’hui

Dans ce petit texte, G. Agamben nous rappelle cet interstice où le pouvoir s’exerce, entre l’État et l’administration dans ce qu’il est convenu d’appeller la gouvernance. En tant que système, elle organise le repli des pouvoirs séparés de la justice, de l’exécutif et du législatif dans un grand flou : de la norme ou de la standardisation, des agences au lieu des institutions traditionnelles, le calcul du marché (libéral) comme grand principe de gestion, etc. Pour G. Agamben, la lutte anarchiste consiste justement à se situer entre l’État et l’administration, contre cette gouvernance qui, comme le disait D. Graeber (dans Bullshit Jobs), structure l’extraction capitaliste. On pourra aussi penser aux travaux d’Alain Supiot (La Gouvernance par les nombres) et ceux aussi d’Eve Chiapello sur la sociologie des outils de gestion.


Sur l’anarchie aujourd’hui

Par Giorgio Agamben (février 2023).

Traduction reprise d'Entêtement avec de très légères corrections.

Texte original sur Quodlibet.

Si pour ceux qui entendent penser la politique, dont elle constitue en quelque sorte le foyer extrême ou le point de fuite, l’anarchie n’a jamais cessé d’être d’actualité, elle l’est aujourd’hui aussi en raison de la persécution injuste et féroce à laquelle un anarchiste est soumis dans les prisons italiennes. Mais parler de l’anarchie, comme on a dû le faire, sur le plan du droit, implique nécessairement un paradoxe, car il est pour le moins contradictoire d’exiger que l’État reconnaisse le droit de nier l’État, tout comme, si l’on entend mener le droit de résistance jusqu’à ses ultimes conséquences, on ne peut raisonnablement exiger que la possibilité de la guerre civile soit légalement protégée.

Pour penser l’anarchisme aujourd’hui, il convient donc de se placer dans une tout autre perspective et de s’interroger plutôt sur la manière dont Engels le concevait, lorsqu’il reprochait aux anarchistes de vouloir substituer l’administration à l’État. Dans cette accusation réside en fait un problème politique décisif, que ni les marxistes ni peut-être les anarchistes eux-mêmes n’ont correctement posé. Un problème d’autant plus urgent que nous assistons aujourd’hui à une tentative de réaliser de manière quelque peu parodique ce qui était pour Engels le but déclaré de l’anarchie – à savoir, non pas tant la simple substitution de l’administration à l’État, mais plutôt l’identification de l’État et de l’administration dans une sorte de Léviathan, qui prend le masque bienveillant de l’administrateur. C’est ce que théorisent Sunstein et Vermeule dans un ouvrage (Law and Leviathan, Redeeming the Administrative State) dans lequel la gouvernance, l’exercice du gouvernement, dépasse et contamine les pouvoirs traditionnels (législatif, exécutif, judiciaire), exerçant au nom de l’administration et de manière discrétionnaire les fonctions et les pouvoirs qui étaient les leurs.

Qu’est-ce que l’administration ? Minister, dont le terme est dérivé, est le serviteur ou l’assistant par opposition à magister, le maître, le détenteur du pouvoir. Le mot est dérivé de la racine *men, qui signifie diminution et petitesse. Le minister s’oppose au magister comme minus s’oppose à magis, le moins au plus, le petit au grand, ce qui diminue à ce qui augmente. L’idée d’anarchie consisterait, du moins selon Engels, à essayer de penser un ministre sans magister, un serviteur sans maître. Tentative certainement intéressante, puisqu’il peut être tactiquement avantageux de jouer le serviteur contre le maître, le petit contre le grand, et de penser une société dans laquelle tous sont ministres et aucun magister ou chef. C’est en quelque sorte ce qu’a fait Hegel, en montrant dans sa fameuse dialectique que le serviteur finit par dominer le maître. Il est néanmoins indéniable que les deux figures clés de la politique occidentale restent ainsi liées l’une à l’autre dans une relation inlassable, qu’il est impossible de solutionner une fois pour toutes.

Une idée radicale de l’anarchie ne peut alors que se dissoudre dans l’incessante dialectique du serviteur et de l’esclave, du minister et du magister, pour se situer résolument dans l’écart qui les sépare. Le tertium qui apparaît dans cet écart ne sera plus ni administration ni État, ni minus ni magis : il sera plutôt entre les deux comme un reste, exprimant leur impossibilité de coïncider. En d’autres termes, l’anarchie est d’abord et avant tout le désaveu radical non pas tant de l’État ni simplement de l’administration, mais plutôt de la prétention du pouvoir à faire coïncider État et administration dans le gouvernement des hommes. C’est contre cette prétention que l’anarchiste se bat, au nom finalement de l’ingouvernable, qui est le point de fuite de toute communauté entre les êtres humains.

26 février 2023

Giorgio Agamben

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