LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs Revues Médias
affordance.info
Souscrire à ce FLUX

AFFORDANCE

Olivier ERTZSCHEID

Maître de conférences en sciences de l'information

▸ les 10 dernières parutions

03.05.2024 à 12:50

De la bande de Gaza à celle de Charline : l’espace d’un prépuce

Olivier Ertzscheid

Texte intégral (2042 mots)

C’est une expérience étrange de de commencer à regarder la série “La fièvre” et l’après-midi même de se fracasser sur le réel qu’elle décrit. Je parle ici de la meute de racistes décérébrés à laquelle doit faire face la journaliste Nassira El Moaddem après qu’elle a été désignée par un député du RN, dans le cadre d’une émission diffusée sur une chaîne d’extrême-droite, et que la séquence a été reprise et instrumentalisée par l’ensemble des groupuscules idéologiques qui jouissent, dans les médias télévisuels ou en ligne, d’une visibilité tenue sous pavillon Bolloréen.

La violence extrême de ces raids numériques doit être sans relâche rappelée, documentée, dénoncée. Elle ne doit rien au fantasme d’un “anonymat sur les réseaux sociaux” qui la rendrait possible, elle doit tout à l’orchestration d’une désinhibition des pulsions les plus viles derrière laquelle le couple formé par les partis politiques et les médias d’extrême-droite se sont répartis les rôles en inversant ce qui était jusqu’ici leur logique : désormais c’est aux politiques d’extrême-droite que revient le rôle de la normalisation, de la banalisation, de la dédiabolisation, et c’est aux médias d’extrême-droite que revient celui de la polarisation, de l’outrance, de la monstrueuse monstration du vil, du veule et du servile, de l’abêtissement concerté, et de l’élargissement constant de la fenêtre d’Overton. Avec en franc-tireurs des groupuscules crépusculaires trop heureux de se saisir de ces espaces d’expression de leur haine, espaces dans lesquels ils savent pouvoir se vautrer avec la certitude que leurs écarts seront ignorés par les partis dont ils sont la ligne de front, et seront négociés, défendus et illustrés par les médias qui leur donnent vie et légitimité.

Et puis donc il y a ce qui fut, là aussi un temps, le barrage, le rempart, la digue. Qué lo appelorio le service public. Et qui a cessé d’être, sauf en quelques espaces dont nous reparlerons, ce barrage, ce rempart, cette digue. Face à harcèlement subi par Nassira El Moaddem, et au milieu d’appels au meurtre, au viol, à la “remigration”, à lui faire une “charlie”, on trouve aussi celui de la virer d’un service public (qui n’est pas son employeur et avec lequel elle n’a que très ponctuellement travaillé), un appel face auquel la médiatrice de Radio-France va produire ce communiqué lunaire, “Chers auditeurs, nous avons bien reçu vos messages et comprenons votre réaction (sic)“. Communiqué ensuite modifié en loucedé par deux fois. Rarement on aura vu un tel naufrage politique, moral et formel.

Et puis alors même que le harcèlement de Nassira El Moaddem se poursuivait pour atteindre des sommets d’appels à la violence, alors que je venais de visionner le deuxième épisode de la série La Fièvre, c’est cette fois l’humoriste Guillaume Meurice qui publiait un message sur ses médias sociaux indiquant qu’il était convoqué par sa direction à un entretien probablement préalable à son licenciement.

 

 

La faute grave c’est la blague de Netanyahou en “nazi sans prépuce”. Pour laquelle déjà toute l’émission s’était mise en retrait pendant une semaine (ou 15 jours je ne sais plus) tant le déferlement de menaces et de haine avait atteint là aussi un climax. Blague pour laquelle il avait été convoqué et auditionné par la police judiciaire. Blague pour laquelle les plaintes pour “provocation à la violence et à la haine antisémite” et “injures publiques à caractère antisémite” avaient été classées sans suite par le parquet de Nanterre. Guillaume Meurice a donc fait ce que tout humoriste en pareille situation aurait fait : il en a remis une petite couche sur sa “1ère blague autorisée par la loi française”.

Et comme le résume magnifiquement Allan Barte :

 

Le même jour la direction de la radio publique, c’est à dire Sibylle Veil pour Radio France et camarade de promotion d’Emmanuel Macron, et Adèle Van Reeth pour France Inter et qui partage la vie de Raphaël Enthoven qui tient de son côté une ligne idéologique claire sur le sujet du soutien inconditionnel à Israël notamment au travers de son média “Franc-Tireur”, le même jour donc, la direction de la radio publique laisse passer un communiqué immonde qui valide en creux les appels au meurtre et au viol à l’encontre d’une journaliste avec qui la station a collaboré (“chers auditeurs nous comprenons votre réaction“) et interdit d’antenne (en vue d’un probable licenciement) l’un des humoristes phare d’une des rares émissions capable encore capable de se moquer explicitement du pouvoir, émission que la radio publique cherche à faire disparaître de sa grille (d’abord en supprimant la quotidienne pour la placer en hebdomadaire sur un créneau qui était, pensait-elle, condamné à l’oubli, sauf que … c’est l’inverse qui se produisit 🙂

Par-delà les procédures internes, par-delà le donc très probable licenciement de Guillaume Meurice, par-delà le procès aux prudhommes qui s’ensuivra tout aussi probablement, par-delà surtout ce qui sera la réaction de la bande de Charline Vanhoenacker et de Charline Vanhoenacker elle-même, Adèle Ven Reeth et Sybille Veil, par cette seule convocation et interdiction d’antenne se rendent à la fois coupables et complices d’un jeu extrêmement dangereux. Voici pourquoi.

L’émission où Guillaume Meurice a mentionné rapidement sa 1ère blague autorisée par la loi française a eu lieu dimanche dernier. Avant sa convocation rendue publique ce jeudi, donc trois jours après, rien. Rien chez Hanouna, rien chez Pascal Praud, rien chez Morandini, rien ou si peu dans l’ensemble des médias au service asservi de la désignation de cibles pour rendre compte d’un agenda idéologique oublieux de toute forme de décence et de respect des droits humains. Et cela aurait pu en rester là. Cela aurait du en rester là.

Mais la mise au pas de cette forme d’humour politique est au centre d’un agenda partagé par la Macronie et par l’extrême-droite. Alors Adèle Van Reeth et Sibylle Veil interdisent d’antenne un humoriste pour une blague autorisée par la loi française, alors elles le convoquent à un entretien probablement préalable à son licenciement. Alors tout va se mettre en marche. Tout comme le harcèlement subi par Nassira El Moaddem, c’est maintenant Guillaume Meurice et à travers lui toute l’émission du “Grand Dimanche soir” qui va se retrouver dans les rêts éructants de Praud, d’Hanouna, de Morandini et de tous les autres. Cette blague sur laquelle chacun y compris les précédents avait déjà eu l’occasion de déverser soit son avis soit son idéologie soit les deux, cette blague va redevenir le centre de l’agenda. Et la fièvre va monter. Très haut. Parce que cette nouvelle mise à l’agenda coïncide avec l’extermination, réelle, de toute forme de possibilité de vie palestienne dans la bande de Gaza, parce que ce qui se passe à Gaza infuse dans un jeunesse – pas uniquement – française qui y voit un nouveau Vietnam, parce qu’il s’agit d’empêcher de nommer le réel pour ce qu’il est et de désigner la barbarie pour ce qu’elle montre.

En s’acharnant ainsi sur Guillaume Meurice, Adèle Van Reeth et Sibylle Veil agissent de manière performative. Elles tirent, et tirent encore pour faire en sorte que certaines caricatures deviennent impossible alors même que tout le cadre interprétatif, que tout le dispositif qui permet d’entendre la caricature pour ce qu’elle est est pourtant posée, démontrée, établie : c’est une émission d’humour, satirique, dans laquelle c’est un humoriste, satirique qui s’exprime, avec une orientation à gauche marquée, montrée, démontrée, assumée, transparente, explicite.

La dernière fois qu’une caricature est devenue impossible parce qu’elle avait été délibérément déplacée hors du cadre et du dispositif initial qui la rend possible et nécessaire en démocratie, nous avons perdu Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski, Elsa Cayat et Bernard Maris (ainsi que Mustapha Ourrad, Franck Brinsolaro, Michel Renaud et Ahmed Merabet).

Onze personnes tuées par un dessin. Pour un dessin.

Je forme le voeu que la blague de Guillaume Meurice ne soit pas la blague qui tue. A ce titre je trouve l’attitude de toute sa troupe et sa bande exemplaire, à commencer par celle de Charline Vanhoenacker qui ne cède jamais ni à la panique ni à la politisation facile vers laquelle pourtant, tout le monde la tire.

Je prends acte de la décision de Radio France. Cette situation est très inquiétante, mais la troupe reste mobilisée au service de la rigolade. Soutien à mon camarade @GMeuriceécrit-elle.

 

Ferdinand de Saussure dans son cours de linguistique générale écrivait que “chien désignera le loup tant que le mot loup n’existera pas.” Et il ajoute “Le mot donc
dépend du système ; il n’y a pas de signe isolé.” Il n’y a pas de signe isolé. Le point commun d’une journaliste comme Nassira El Moaddem et d’un humoriste comme Guillaume Meurice est d’exercer deux métiers qui permettent de distinguer les loups et les chiens en nous aidant à les nommer pour ce qu’ils sont.

Voilà pourquoi, pour Guillaume Meurice comme pour Nassira El Moaddem, il nous revient dans chaque espace à notre disposition, public ou privé, de leur apporter notre soutien constant, et d’user de notre voix si insignifiante ou inaudible soit-elle. Ce qu’il et elle vivent et traversent nous engage toutes et tous.

Du massacre de Gaza à une émission de satire politique sur le service public, il devrait y avoir bien autre chose que le seul espace d’un prépuce qui dissimule mal un nombre incommensurable de têtes de glands.

23.04.2024 à 18:44

Coercition de l’intime. De Viry-Châtillon à Gaza. Sans retour.

Olivier Ertzscheid

Texte intégral (1300 mots)

C’est un régime de dissymétrie. Qui assomme.

D’un côté la volonté de constater en le regrettant la régulation impossible de la parole intime par le politique (et heureusement) à l’échelle des “réseaux sociaux” (au mieux) ou “des écrans” (au pire).

De l’autre la volonté d’acter la régulation possible (mais ô combien dangereuse) de la parole politique par l’intime : faire convoquer par la police judiciaire, des syndicalistes, des militants, puis des représentant.e.s élu.e.s de la nation pour apologie du terrorisme là où il n’y a que l’expression d’une ligne politique (discutable au même titre que d’autres).

De fait divers sordides en dérives autoritaires hallucinantes, c’est une même tentative d’une coercition de l’intime, soit pour exonérer le politique de ses responsabilités, soit pour qu’il s’octroie un régime d’arbitraire visant à faire taire toute opposition.

Je parle ici des discours que l’on entend et des mises en scènes que l’on nous impose : le discours de Sabrina Agresti-Roubache expliquant que les enfants (certains en tout cas …) n’auraient pas de vie privée et donc fouillons dans leurs téléphones, la mise en scène pathétique d’Attal dans son internat pour élèves difficiles et ses déclarations sur l’inscription dans Parcoursup des “fauteurs de troubles” ou encore le collège comme punition de 8h à 18h, surveiller et punir, et bien avant cela depuis longtemps déjà les déclarations d’Emmanuel Macron sur la responsabilité des réseaux sociaux dans les émeutes urbaines ou dans la violence des jeunes.

A chaque fait divers dramatique, le rôle donc “des écrans” ou “des réseaux” est convoqué non pour ce qu’il est (c’est à dire un facteur parmi d’autres mais jamais une causalité simple) mais pour ce qu’il permet de taire (l’effondrement des politiques publiques de l’accompagnement des mineurs en général, à commencer par celles et ceux qui traversent les situations les plus difficiles). Si l’on parvient à faire oublier la carence coupable et délibérée de l’Etat, il ne restera alors que la faute “des familles” en général, “des familles dysfonctionnelles” en particulier (comprendre pour un certain électorat, des familles dysfonctionnelles parce qu’issues de l’immigration), et puis donc faute de mieux, la faute “des réseaux” et “des écrans“. Au motif de quoi il faudrait donc réguler cet intime. Au point d’affirmer sans fard que les enfants n’ont pas de vie privée et qu’ils sont avant tout des mineurs et que “s’en occuper” c’est s’arroger le droit, le devoir même, d’aller fouiller dans leurs téléphones portables. Et qu’allez donc, une bonne fessée n’a jamais fait de mal à personne. Discours d’une classe politique qui ne s’embarrasse même plus de la capacité de discernement qui lui permettrait pourtant de voir qu’elle ne parle que d’elle-même, pour elle-même, en elle-même.

Et puis en miroir, la même classe politique gouvernante qui n’affronte plus ses oppositions sur le terrain de l’argumentation mais sur celui de la convocation (policière).

Et l’alignement d’une chambre d’écho médiatique qui se délite un peu plus à chaque fois qu’elle se délecte. Trop heureuse de taper sur “les écrans” et “les réseaux sociaux” parce qu’elle a l’assurance qu’elle bénéficiera d’un retour sur dénigrement comme d’un mirifique retour sur investissement. Trop heureuse aussi d’articuler le débat public et politique sur une ligne d’affrontement où l’on convoque des élu.e.s (ou des humoristes hier encore) pour les faire taire tout en jouissant pleinement de l’audience facile de clivages artificiels et délétères et de leurs commentaires, et des commentaires de leurs commentaires. Ad Nauseam. C’est à dire en mobilisant exactement les mêmes biais, les mêmes errances et les mêmes hypocrisies sordides que celles de ces “réseaux sociaux” qu’ils sont pourtant si prompts à condamner.

Je pense, oui, que derrière le spectacle médiatique qui se donne à lire aujourd’hui, de Viry-Châtillon à Gaza, de la convocation de Guillaume Meurice à celle de Mathilde Panot, de Rima Hassan ou d’Olivier Cuzon, c’est une dérive inquiétante parce que tout sauf inédite, qui se donne à lire dans la tentative du pouvoir politique d’agir et d’interférer sur l’intime de la parole d’une part, et sur l’intime de la conviction d’autre part. Stratégie du Lawfare certes, mais pas uniquement.

Il ne s’agit pas bien sûr d’un équivalence stricte. Affirmer que la vie privée des mineurs est accessoire et que les parents doivent fouiller dans les téléphones portables de leurs enfants, n’est pas à mettre sur le même plan que le fait de convoquer des élu.e.s de la nation pour apologie du terrorisme parce qu’elles critiquent la politique criminelle du gouvernement Israélien et du Nazi sans prépuce (on a le droit).

Mais cela dessine un horizon. Et chaque fois que le politique s’attaque à l’intime, de la parole ou des convictions, chaque fois qu’il projette de légiférer sur la sphère privée (qu’il s’agisse de priver d’écrans les adolescents ou d’allocations les familles), chaque fois qu’il s’invite d’autorité pour prétendre imposer les temporalités (d’écran ou d’autre chose) à appliquer dans chaque foyer, chaque fois que le commissariat se substitue à l’espace des débats aux assemblées élues, chaque fois qu’un pouvoir politique prétend condamner non pas le fait d’avoir dit telle ou telle chose mais le fait de ne pas avoir dit (ce qu’il aurait voulu entendre), chaque fois cela finit mal. Et c’est très exactement le point où nous en sommes. Avec “en prime” si l’on peut dire, la particularité de s’attaquer simultanément à la jeunesse, aux humoristes et aux élu.e.s et militants syndicaux, c’est à dire à l’ensemble des espaces de contestation légitimes en démocratie. Hat Trick, à coups de trique.

18.04.2024 à 11:40

La Tiktokeuse et la Tesla. Jonas et la baleine Reloaded.

Olivier Ertzscheid

Texte intégral (1808 mots)

C’est un simple fait divers, de celui dont les réseaux affamés de viralité facile raffolent et devant lequel tout aussi facilement ils s’affolent. L’histoire est celle d’une jeune conductrice d’une Tesla qui lance la mise à jour de son véhicule (bah oui). Oui mais la mise à jour dure plus de 40 minutes (elle était annoncée comme ne devant pas dépasser 20 minutes) et elle reste bloquée dans son véhicule en plein cagnard pendant que la température monte monte monte jusqu’à atteindre plus de 46 degrés dans l’habitable.

Problème, comme le rappelle Le Parisien, “Si l’attente s’est transformée en cauchemar, c’est que pendant cette actualisation aucune fonctionnalité, même basique, du véhicule n’est disponible. Résultat, Brianna n’a pas pu sortir, ni même mettre la climatisation.

Vous le sentez venir le drame ? C’est pas le Terminator qui revient du futur pour fumer Sarah Connor et interrompre un cycle de reproduction au bout duquel le règne des machines serait menacé, c’est le couillon qui lance la mise à jour de sa voiture autonome et qui finit par rôtir dedans. L’apocalypse technologique version Wish.

Rassurez-vous, au final point de drame et seulement des millions de vues pour une drôle de dame en Drama Queen documentant son expérience de rôtisserie et d’enfermement dans une Tesla, l’étendard marketing de toutes celles et ceux qui veulent à la fois pouvoir aimer la bagnole, fantasmer sur K-2000 et se nourrir d’un imaginaire “d’autonomie” qui n’est mesuré qu’à l’aune de son alignement sur leurs valeurs bourgeoises (puissance, argent, mobilité … on n’a pas vraiment bougé depuis 20 ans, et le tonitruant “il a l’argent, il a le pouvoir, il a une Audi, il aura la femme“). Bref.

(Brian is in the kitchen and Brianna is in the Tesla)

Point de drame donc car pendant cette mise à jour de la Tesla et de la montée en température de l’habitacle jusqu’à en suffoquer, figurez-vous qu’à tout moment il demeure possible (et c’est heureux) de faire un truc fou : “Si elle avait toujours la possibilité d’ouvrir manuellement la porte, la conductrice s’est refusée à le faire, après avoir « lu sur Google que cela pourrait endommager le véhicule.” (Le Parisien toujours)

Et pourquoi je vous raconte tout ça ? 

Parce qu’à la lecture de ce fait divers, j’y vois une formidable allégorie de beaucoup de nos rapports au numérique et à la technologie. De ce que j’appelle et documente ici depuis presque 20 ans, c’est à dire de nos affordances (informationnelles et numériques) : la capacité de ces plateformes, de ces techniques, de ces algorithmes, de ces programmes, à suggérer leur propre capacité d’utilisation, de manière simplement instrumentale ou totalement instrumentalisée.

Tout comme la conductrice TikTokeuse testant sa Tesla, nous nous percevons souvent comme “bloqués” dans les plateformes, outils, algorithmes, terminaux divers que nous utilisons, à la merci d’une mise à jour, d’un bug, d’une décision prise par d’autres et que nous ne ferions ou ne pourrions que subir. Nous le documentons parfois, nous l’éprouvons souvent. Pourtant à cette conscience d’aliénation se mêle aussi souvent le clair-obscur de la simple possibilité d’une émancipation : nous savons à chaque instant que nous pouvons ouvrir la porte, qu’il nous suffit d’ouvrir la porte. Nous le savons. Nous savons que nous le savons. Mais nous ne le faisons pas. Nous espérons que la porte ne se bloquera pas, même en manuel. Car – pour paraphraser Alain Damasio – à l’échelle de ce “techno-cocon” sur roues, les arcs instantanés et invisibles de décisions techniques couplés à l’automatisme ambiant, omniprésent, font de notre capacité d’agir une pure hypothèse bien d’avantage qu’une simple possibilité.

Alors …

Alors nous attendons la fin de la mise à jour.

Alors nous attendons l’actualisation du feed.

Alors nous attendons la prochaine recommandation.

Alors nous continuons de rester bloqués.

 

Et puis il y a la raison de l’acceptation de cuire à feu doux dans une voiture se mettant à jour : “Si elle avait toujours la possibilité d’ouvrir manuellement la porte, la conductrice s’est refusée à le faire, après avoir « lu sur Google que cela pourrait endommager le véhicule.L’hypothèse écrase le possible. La causalité s’oublie dans la crédulité. Après nous avoir déjà ôté la capacité de le réparer, l’objet technique ne nous donne même plus le droit à l’erreur. C’est en tout cas l’impression que nous en avons.

Alors quoi ? Ouvrir la porte au risque d’endommager le véhicule ou se filmer en train de cuire à petit feu dans sa bagnole ? Et nous qui regardons et partageons, nous indignant ou nous moquant, ou simplement réfléchissant : que sommes-nous en train de regarder ? Un fait divers ou un fantasme technologique ?

Dans une autre vidéo publiée par la suante Tiktokeuse en Tesla, vidéo faisant suite à la viralité de la première, elle précise : “Je savais que je n’étais pas en danger à ce moment-là. Si j’avais été en danger, j’aurais ouvert manuellement la porte.

Mais dans le fait nous n’avons vu que ce qu’elle nous a montré : le divers. L’autre chemin possible d’un récit où la voiture avale la femme, comme Jonas dans le ventre de la baleine.

Pieter Lastman, Jonas et la baleine, 1621.

Parce qu’ils le pensent responsable de la tempête qu’ils voient comme la colère de Dieu, les marins jettent Jonas à la mer. Parce qu’elle ne veut pas affronter la colère d’Elon, elle lance la mise à jour de la Tesla.

Enfermé dans la baleine, Jonas prie. Enfermée dans la Tesla, la Tiktokeuse filme.

Après trois jours dans le ventre de la baleine, durant lesquels il se convertit, Jonas est finalement rejeté, sain et sauf. Après un séjour de quarante minutes dans le ventre de la Tesla, durant lequel sa conversion prend la forme d’une foi dans la technique plutôt que dans la confiance en une action humaine (ouvrir la porte), la Tiktokeuse remet la clim, elle est saine et sauve.

À cause de la mise à jour de sa Tesla, une jeune femme …

À cause de ce qu’elle avait lu sur Google, une jeune femme …

La relation causale est chose bizarre.” La formule n’est pas de moi mais de Roland Barthes, à propose du fait divers, justement.

(…) la plupart du temps, on retrouve cette causalité déçue qui est pour le fait divers un spectacle étonnant. Un train déraille en Alaska : un cerf avait bloqué l’aiguillage. Un Anglais s’engage dans la Légion : il ne voulait pas passer Noël avec sa belle-mère. Une étudiante américaine doit abandonner ses études : son tour de poitrine (104 cm) provoque des chahuts. Tous ces exemples illustrent la règle : petites causes, grands effets. Mais le fait divers ne voit nullement dans ces disproportions une invitation à philosopher sur la vanité des choses ou la pusillanimité des hommes; il ne dit pas comme Valéry : combien de gens périssent dans un accident, faute d’avoir voulu lâcher leur parapluie; il dit plutôt, et d’une façon en somme beaucoup plus intellectualiste : la relation causale est chose bizarre ;

“Structure du fait divers”, Roland Barthes, in Essais critiques (1964)

 

26.03.2024 à 08:52

IA bien qui IA le dernier

Olivier Ertzscheid

19.03.2024 à 22:32

Trois gigas par semaine. Oh Najat, y’a pas moyen Najat.

Olivier Ertzscheid

18.03.2024 à 18:43

Des technologies aux technoloquies : Arty fit sienne une telle engeance

Olivier Ertzscheid

6 / 10
 Persos A à L
Mona CHOLLET
Anna COLIN-LEBEDEV
Julien DEVAUREIX
Cory DOCTOROW
EDUC.POP.FR
Michel GOYA
Hubert GUILLAUD
Gérard FILOCHE
Alain GRANDJEAN
Hacking-Social
Samuel HAYAT
Dana HILLIOT
François HOUSTE
Tagrawla INEQQIQI
Infiltrés (les)
Clément JEANNEAU
Paul JORION
Frédéric LORDON
LePartisan.info
 
 Persos M à Z
Henri MALER
Christophe MASUTTI
Romain MIELCAREK
Richard MONVOISIN
Corinne MOREL-DARLEUX
Timothée PARRIQUE
Emmanuel PONT
Nicos SMYRNAIOS
VisionsCarto
Yannis YOULOUNTAS
Michaël ZEMMOUR
 
  Numérique
Binaire [Blogs Le Monde]
Christophe DESCHAMPS
Louis DERRAC
Olivier ERTZSCHEID
Olivier EZRATY
Framablog
Francis PISANI
Pixel de Tracking
Irénée RÉGNAULD
Nicolas VIVANT
 
  Collectifs
Arguments
Bondy Blog
Dérivation
Dissidences
Mr Mondialisation
Palim Psao
Paris-Luttes.info
ROJAVA Info
 
  Créatifs / Art / Fiction
Nicole ESTEROLLE
Julien HERVIEUX
Alessandro PIGNOCCHI
XKCD
🌓