30.06.2025 à 08:48
F.G.
Hennebont, 14 juillet 1903, un 14 juillet pas comme les autres, plus proche de sa version originale que de l'anniversaire lénifiant des notables de la IIIe. Ni jeux ni réjouissances populaires, mais une tension lourde, une atmosphère de poudrière. Depuis le début du mois, les 2 000 « usiniers » des Forges de Lochrist sont en grève, une grève dure, farouche, hantée par le spectre de la faim ; cette nuit encore, des mains calleuses ont fouillé la terre du jardin-potager de la congrégation des (…)
- Sous les pavés la grèveHennebont, 14 juillet 1903, un 14 juillet pas comme les autres, plus proche de sa version originale que de l'anniversaire lénifiant des notables de la IIIe. Ni jeux ni réjouissances populaires, mais une tension lourde, une atmosphère de poudrière. Depuis le début du mois, les 2 000 « usiniers » des Forges de Lochrist sont en grève, une grève dure, farouche, hantée par le spectre de la faim ; cette nuit encore, des mains calleuses ont fouillé la terre du jardin-potager de la congrégation des « Eudistes » de Kerlois à la recherche de navets et de pommes de terre. Pour éviter le spectacle d'une « émeute du pain » qui rappellerait fâcheusement l'Ancien Régime – le jour anniversaire de son décès –, la municipalité républicaine (modérée) va faire distribuer au domicile des nécessiteux, et non à la mairie, des bons de pain et de viande.
Sous la tutelle des Forges
En invitant ses concitoyens à pavoiser malgré tout « en signe d'attachement inébranlable à la République », le maire d'Hennebont, J. Giband (ex-directeur des Forges), nourrit beaucoup d'illusions sur la popularité du régime en milieu ouvrier. À Hennebont, à Lochrist, à lnzinzac, à Languidic, on ne pavoise pas pour une République qui, au nom du libéralisme, tolère que le peuple soit réduit à la famine. Car c'est de cela qu'il s'agit : 34 sous par jour pour nourrir, ou plutôt assurer la survie d'une famille de 5 ou 6 enfants, tels sont les salaires des manœuvres des Forges ; dix-huit heures par jour d'un labeur sans répit pour le seul profit des actionnaires du puissant groupe des « Cirages français », qui possède trois usines en France – Hennebont, Lyon, Saint-Ouen –, deux en Russie et une en Espagne.
Ayant le monopole de l'emploi dans une campagne surchargée de bras, catholique et respectueuse de l'ordre établi, les Forges exercent alors une tutelle sans partage sur la région ; le fauteuil du maire d'Hennebont est et sera encore longtemps le fief du tout-puissant directeur de l'entreprise : Émile Trottier, le fondateur en 1858, J. Giband de 1896 à 1919, C. Herwegh entre les deux guerres cumuleront ainsi les deux fonctions pour le plus grand bien des intérêts de la Compagnie.
Lorsqu'il a été nommé directeur en 1880, Giband s'est juré de faire de l'usine l'une des premières entreprises nationales de fabrication de fer-blanc. Ingénieur métallurgiste ambitieux (il fut l'un des premiers en France à fabriquer de l'acier Martin sur sol basique), gros actionnaire intéressé de très près aux profits de l'entreprise, Giband donne une impulsion très forte aux Forges qui, de 400 employés en 1880, passent à plus de 1 500 au début du siècle. L'usine tourne alors à plein rendement, approvisionnée en charbon par les vapeurs anglais qui remontent le Blavet jusqu'au barrage des « Trois-Sapins » (en aval d'Hennebont) où les chalands prennent le relais jusqu'à Lochrist. C'est ici, dans un coude de la rivière, que sont installées les Forges : longs bâtiments aveugles de brique terne, hautes cheminées crachant leurs fumées noires, tristes rangées de maisons ouvrières, va-et-vient incessant des débardeurs et des bateliers, mugissement des sirènes, sortie des équipes de jour, relève des équipes de nuit, usinières de l'atelier d'étamage se hâtant vers les travaux du ménage, usiniers « défoncés » par la tâche et les « assommoirs » du bord des quais, gamins de douze ans dont le « salaire » arrondit un peu celui du père, adolescents vieux avant l'âge, ici c'est l'enfer : jamais moins de douze heures de travail par jour pour un salaire qui dépasse rarement quarante sous, des cadences infernales en période de pointe, particulièrement aux fours où les « gaziers » – ou « dégouyetteurs » – tisonnent le charbon sans répit pour que la production ne se ralentisse pas, au laminoir à froid où les enfants poussent les feuilles d'acier entre les rouleaux qui martyrisent les doigts, au laminoir à chaud où de jeunes ouvriers, brûlés par le feu du métal, font parfois, quand la production l'exige, 60 heures d'affilée à l'usine.
Écrasée, inorganisée, la première génération d'ouvriers-paysans des Forges a dû supporter ces conditions de travail dignes du bagne ; leurs fils tireront la leçon du passé en créant face au patronat une « caisse de secours mutuel » alimentée par les cotisations ouvrières [1], un syndicat révolutionnaire partisan de la grève et de l'action directe – la Chambre syndicale des ouvriers métallurgistes et similaires d'Hennebont et, enfin, dans le cadre de la Bourse du travail de Lorient, une université populaire, la « Fraternelle », centre d'éducation ouvrière et foyer de la vie syndicale.
Ainsi armés, les usiniers multiplieront les grèves au début du siècle ; grèves partielles, spontanées ou organisées par le syndicat, plus ou moins heureuses mais renforçant la solidarité et la conscience de classe, préparant la grande grève de l'été 1903 qui vit s'affirmer l'émancipation du prolétariat des Forges.
Grève sur le tas
À l'origine du conflit, la suppression de la maigre gratification qui était accordée aux « gaziers » pour le nettoyage dominical des fours et, a fortiori, le refus d'augmenter les salaires (les « gaziers » demandaient 30 centimes de plus par jour). Motif invoqué par le directeur Égré, la mauvaise conjoncture économique : « Si je ne vous laisse pas chômer depuis deux ans que je suis à la tête de l'entreprise, c'est parce que je traite nombre d'affaires à coups de rabais. C'est tout au plus si la société parvient, pour ses Forges de Lochrist et de Kerglaw, à nouer les deux bouts. » Chantage éculé auquel les « gaziers » (une dizaine d'ouvriers) n'ont pas l'intention de céder. Le 29 juin, l'équipe de nuit fait la grève sur le tas ; le 30, « l'escouade du fer-blanc » cesse le travail par solidarité. Au soir du 1er juillet, plus de 400 syndiqués, usiniers et usinières, votent la grève ; le lendemain, la quasi-totalité du personnel, à l'exception des contremaîtres, se joint au mouvement. Un à un, les fours s'éteignent, l'entreprise est paralysée. Le directeur consent à recevoir une délégation syndicale mais maintient son refus d'augmenter les « gaziers » et les manœuvres ; la porte est désormais fermée aux négociations, la direction a choisi délibérément l'épreuve de force.
Le 3 juillet, les grévistes font la première grande démonstration de leur détermination et de leur unité : bannière syndicale en tête, ils sont plus de 2 000 hommes, femmes, enfants, qui défilent dans les rues d'Hennebont en chantant L'Internationale jusqu'à la gare pour accueillir Bourcet, le représentant parisien de la CGT. Un grand meeting se tient ensuite dans « la prairie Giband » [2], le terrain syndical, en haut de la rue Neuve. Le délégué prêche le calme mais la direction des Forges refusera de lui accorder une entrevue. Trois jours plus tard, des grévistes s'en prennent à la propriété du directeur dont ils descellent les grilles tandis qu'un cortège de plusieurs milliers de personnes marche sur les Forges en chantant La Carmagnole derrière des drapeaux tricolores. Des bobards sont répandus tendant à faire croire que les grévistes s'apprêtent à détruire l'usine ; c'en est assez pour que la bourgeoisie et le pouvoir organisent la répression. De Lorient, d'Auray, de Baud, sont dépêchés des gendarmes à cheval, bientôt renforcés par deux compagnies du 62e d'infanterie de Lorient.
Les manifestations n'en continuent pas moins. Certains jours, on compte plus de mille femmes et enfants dans la foule de ceux qui se battent pour un peu plus de pain, le pain qui se fait rare et dont on organise la distribution ; 1 275 francs de pommes de terre, de graisse et de pain seront ainsi acquis et répartis par la Caisse de secours mutuel. L'Union caudanaise de panification apportera elle aussi sa fraternelle contribution.
Au douzième jour de grève, les usiniers sont avisés par la Compagnie qu'ayant « quitté brusquement leur travail et rompu de ce fait le contrat qui les liait à la Société générale des cirages français, les usines de Kerglaw et de Lochrist sont fermées. La reprise se fera, s'il y a lieu, après nouvel embauchage du personnel nécessaire ». C'est le lock-out assorti d'une menace de fermeture définitive. Ulcérés, les grévistes diffusent le soir même une mise au point : « C'est du fond de la Bretagne que 1 200 familles vous crient à l'aide et font appel à votre solidarité. Dans ce pays où le prix de la journée semble avoir atteint son minimum excessif, puisque certains camarades gagnent la somme “fabuleuse” de 34 sous par jour, les travailleurs ont été réduits à déserter l'usine pour éviter de nouvelles réductions. Tous solidaires, les 1 200 grévistes s'adressent à vous, travailleurs conscients, ils vous demandent, à travers les conflits multiples qui attirent l'attention du prolétariat, de réserver un peu de solidarité pour ceux qui, dans cette Bretagne tant exploitée, ont eu l'audace de se dresser en face de l'exploitation capitaliste et de lever le drapeau de l'émancipation sociale. »
La lutte contre les jaunes
Quelques jours plus tard, lorsque la direction ouvrira un registre d'inscription pour le réembauchage (sur présentation d'un livret militaire ou d'un acte de l'état civil pour les hommes, du livret de la mairie pour les enfants), le syndicat dénoncera « l'appel à la trahison », cette direction qui « se moque de nos misères », qui « attend que la famine lui livre une partie des nôtres », qui « cherche à affamer toute une population… » Les « briseurs de grève », les « jaunes », les renégats », les « vendus au patronat » sont alors violemment pris à partie tandis que le blocus des Forges s'organise. Pour interdire tout travail sur le Blavet, un chaland rempli de poteaux de mines est coulé dans le chenal ; des piquets de grève s'opposent au déchargement de deux bateaux chargés de ferraille pour l'usine où la direction, assistée des contremaîtres, tente de maintenir un semblant d'activité. Dans la nuit du 13 au 14 juillet, les « jaunes » chargent clandestinement du fer-blanc sur un chaland qui doit le livrer à l'usine Delory de Lorient ; alertés, les piquets de grève en place sur la rive gauche du Blavet arrivent pour interrompre le chargement. Au même moment, on entend le son du cor de chasse aux abords de la propriété directoriale ; ce sont les officiers de la troupe chargée du maintien de l'ordre qui se « distraient » après un repas bien arrosé. Les grévistes serrent les poings : « Ceux-là s'amusent tandis que nous crevons de faim ». Ramassant tout ce qui leur tombe sous la main, les grévistes entreprennent alors un bombardement en règle des « jaunes » du chaland. Les cris et le vacarme attirent une patrouille de chasseurs qui arrête sur-le-champ seize manifestants.
Les incidents de ce genre sont désormais journaliers et les affrontements se multiplient : charges de gendarmes et de chasseurs à cheval pour libérer un charretier voulant forcer le passage vers l'usine, bagarres aux portes de l'entreprise pour empêcher les contremaîtres d'y entrer. Dans la nuit du 21 au 22 juillet, bravant l'interdiction préfectorale de manifester, les grévistes élèvent des barricades aux deux extrémités du pont à l'aide de mâts de bateaux et de poteaux de mine ; d'énormes blocs de pierre sont chargés sur les parapets pour interdire le passage des chevaux sur le chemin de halage et couler les chalands se dirigeant vers l'usine. À l'aube, les soldats chargent et procèdent à de nombreuses arrestations pour délit d'attroupement, ce qui ne décourage pas les grévistes. Bientôt, l'agitation vire à l'émeute : dans la nuit du 23 au 24, les manifestants dépavent les rues et brisent les devantures des commerçants, épiciers, bouchers qui ne font plus crédit ; fait significatif de la détresse physique des familles ouvrières, l'acharnement des émeutiers contre la pharmacie (attaquée à trois reprises) et contre la demeure du médecin. Arrivés dans la nuit, le préfet et le sous-préfet sont accueillis par une grêle de pierres ; gendarmes et soldats chargent baïonnette au canon, attaques et contre-attaques se succèdent jusqu'au matin. La ville est alors en état de siège : 600 hommes du 116e d'Infanterie de Vannes bouclent les rues ; plusieurs centaines de soldats campent à Lochrist et les garnisons de Quimper et de Dinan sont mises en état d'alerte. Dans la journée, le maire Giband instaure un couvre-feu après 21 heures et appelle les « citoyens paisibles » à ne pas se mêler aux « bandes nombreuses » qui parcourent la ville.
Guerre sociale et guerre religieuse à Lorient
À Lorient, le grand port tout proche, les événements, abondamment commentés par la presse locale, sensibilisent l'opinion déjà divisée par la « guerre religieuse ». On sait que le ministère Combes, réactionnaire sur le plan social, se montrait très offensif sur le plan religieux. Ancien séminariste devenu anticlérical actif, Combes avait déclaré la guerre aux congrégations, aux « moines ligueurs et aux moines d'affaires », coupables d'avoir accumulé trop de biens et, par leur enseignement, d'avoir instruit trop de futurs ennemis du régime. Appliquant de manière restrictive la loi Waldeck-Rousseau sur les associations, Combes fit fermer les écoles congréganistes et expulser les religieux ; ces expulsions donnèrent lieu en Bretagne à des scènes de violence, notamment à Hennebont où, refusant de se soumettre à la loi, les « Eudistes » de Kerlois se barricadèrent dans le monastère. Il fallut plusieurs heures à la troupe pour enfoncer les 150 portes cloutées, débarrasser les escaliers obstrués de gravats tandis que les religieux faisaient sonner le glas et reprenaient en chœur, avec leurs partisans accourus sur les lieux, La Marseillaise et les cris de « Liberté, nous voulons Dieu ».
Condamnés à passer en correctionnelle le 20 juillet, les « Eudistes » arrivèrent à 11 heures au pont Saint-Christophe dans une voiture du comte de Polignac, escortés par les gros bataillons du « parti blanc » local. Un millier de personnes scandant « Vivent les pères, vive la liberté, vive l'armée ! » les accompagnèrent jusqu'au tribunal archicomble (du « beau monde » en majorité : M. de Polignac, M. de Perrien, maire de Kervignac, M. de Beaumont, maire de Moëlan, etc.) ; jusqu'alors, très peu de contre-manifestants, mais lors de la suspension d'audience, à 13 heures, le flot sortant du tribunal se heurta à plusieurs centaines de jeunes internationalistes et d'ouvriers de l'arsenal. Une énorme clameur : « À bas les frocards ! Vive la sociale ! ». Ce fut la mêlée générale, de la rue Saint-Pierre jusqu'à la place Bisson, en passant par la rue Paul-Bert et la rue des Fontaines, à coups de pieds, à coups de poings, à coups de bâtons. L'affrontement dura trois quarts d'heure, la police n'intervenant que très mollement. Le gouvernement espérait bien ainsi détourner le mécontentement des travailleurs et enterrer la question sociale. Mais les syndicalistes n'étaient pas plus disposés que les socialistes à jouer ce jeu. Dans la soirée, le meeting de soutien des travailleurs d'Hennebont organisé salle Larnicol par le syndicat des travailleurs du port fait le plein. Le délégué de la Fédération du travail, Bourchet, prend la parole : « Tandis que les budgets de la guerre et des cultes se chiffrent par millions, qu'à Hennebont les officiers ne cherchent qu'une saignée de la classe ouvrière, celle-ci n'obtient que des salaires dérisoires. » Et il conclut par une profession de foi : « La patrie, la famille, la religion et la propriété sont des idées vermoulues, des fétiches bons à remiser chez un brocanteur. »
Trois semaines se sont écoulées depuis le début du conflit ; les Cirages français ont refusé l'arbitrage du juge de paix pour discuter des revendications des travailleurs : « La situation de nos affaires ne nous permet pas de nouveaux sacrifices ; le dernier exercice s'est soldé par un déficit de 200 000 francs » (de bénéfice, et non de déficit, répond le syndicat). Les grévistes doivent désormais se contenter de pain sec et de pommes de terre ; nombreux sont ceux qui battent la campagne à la recherche d'un travail pour du pain, car, malgré le magnifique élan de solidarité, les réunions de soutien, les dons, les collectes, les souscriptions, les secours diminuent. Tandis que les arrestations redoublent et que tombent des peines de prison ferme, la misère a déjà eu raison de 400 usiniers qui se sont fait inscrire pour reprendre le travail ; la grève cherche son second souffle. Elle le trouvera le dimanche 26 juillet sur le terrain syndical, lors d'une manifestation « monstre » ; vers 14 heures, les clairons et les tambours battent le rappel ; de nombreux ouvriers lorientais sont venus à pied ou en tramway ; le champ syndical est bientôt noir de monde, au moins 5 000 personnes : une multitude de coiffes, de casquettes, quelques ombrelles, des grappes d'enfants grimpés dans les arbres, un temps merveilleux. S'il n'y avait les ventres creux et la fatigue qui se lit sur tous les visages, on croirait une fête populaire comme il y en a tant en Bretagne. L'arrivée des délégués parisiens Lévy et Bourchet distribuant L'Avant-garde est saluée par des vivats ; on décide de continuer la grève, de ne pas céder, les délégués promettent des secours des syndicats français et, s'il le faut, des fédérations internationales, puis c'est l'imposant défilé en ville, derrière les drapeaux rouges et tricolores, les chants révolutionnaires, la « Marseillaise » des travailleurs, les chants bretons. On dansera tard dans la nuit, une nuit chaude comme le mardi suivant où des matelots en uniforme se joindront aux manifestants qui réclament la démission du maire, comme tous les jours jusqu'au 3 août où le conflit va prendre une nouvelle dimension avec les événements survenus à Lorient.
À l'origine, la manifestation tenue la veille à Hennebont pour l'arrivée du nouveau délégué syndical parisien, Latapie. Au moment où les grévistes quittent le terrain syndical, les gendarmes et les chasseurs à cheval chargent pour les disperser ; à l'issue d'une courte échauffourée, 26 manifestants sont appréhendés, parmi lesquels le délégué Latapie et Louis Gaudin, le président du syndicat, arrestations on ne peut plus maladroites car le lendemain, lundi, doit avoir lieu le jugement d'un gréviste (Le Boley) arrêté lors des incidents du 23 juillet.
Dans la matinée, de nombreux grévistes se rendent à Lorient pour assister à l'audience ; vers 13 heures, à la suite de « mouvements divers », le président du tribunal fait évacuer la salle. Les ouvriers restent en dehors, rejoints par des groupes de jeunes internationalistes. À 17 h 30, Le Boley sort du tribunal. Il est condamné à deux mois de prison sans sursis ; aussitôt les cris fusent : « À bas les juges ! », et on lapide la façade du tribunal avant de donner l'assaut. Le premier adjoint au maire arrivant pour ramener le calme est traité de « vendu » tandis que, dans les casernes, on bat le rappel ; un peu avant 21 heures, déboule le 62e d'Infanterie, les cris redoublent : « À bas l'armée ! ». Les soldats chargent la foule qui est repoussée vers la rue Saint-Pierre et la rue du Lycée où les manifestants s'approvisionnent en pavés. Place Alsace-Lorraine, les commerçants baissent les rideaux à la hâte ; des mâts de fête plantés pour l'ouverture de l'exposition sont arrachés, des barricades s'élèvent au coin de la rue de l'Hôpital et de la rue Sully, rue Clisson, etc. Un peu avant 23 heures, la porte de la prison est enfoncée, mais les manifestants n'iront pas loin : revolver au poing, les gardiens menacent de tirer. Des renforts arrivent de la caserne Bisson toute proche, puis la « Coloniale », les troupes du quartier « Frébault », mais la foule se reforme sans arrêt et l'émeute durera jusqu'à 2 heures du matin. Cinq arrestations sont opérées (des marins et des ouvriers du port) et, des deux côtés, on compte de nombreux blessés. Le lendemain, tous les édifices publics sont gardés militairement et les troupes sont consignées dans les casernes.
Après un mardi calme, l'effervescence renaît le mercredi ; on attend le jugement de Latapie ; de nombreux sympathisants stationnent face au tribunal ; des renforts de troupes ont été acheminés depuis Pontivy et Hennebont et des patrouilles sillonnent les rues. On annonce que le délégué Lévy tiendra une conférence à Merville avant de conduire une manifestation destinée à obtenir l'élargissement de Latapie et des grévistes emprisonnés. Dans la soirée, des groupes de badauds se rendent place Alsace-Lorraine où l'on donne un concert. On commente les affiches placardées par la municipalité invitant la population au calme ; on a appris également que le préfet du Morbihan était intervenu auprès de la direction des Forges pour qu'elle consente à négocier. Vers 20 heures, des groupes d'ouvriers reviennent de Merville où la conférence attendue n'a pas eu lieu ; on chante L'Internationale, on scande « Latapie, liberté ! », « À bas l'armée ! » en passant devant la caserne. Rien de bien méchant donc, mais cette fois les autorités ont, semble-t-il, choisi de frapper vite et fort. Les grilles de la caserne s'ouvrent soudainement et laissent passer un peloton de chasseurs qui, sans sommation, chargent immédiatement sabre au clair ; de toutes les rues aboutissant place Alsace-Lorraine débouchent des soldats à cheval, l'infanterie au pas de gymnastique, les batteries montées de l'artillerie coloniale. Il est alors plus de 21 heures et la place est pleine de monde : jeunes, femmes, enfants, badauds que les chevaux jettent à terre, piétinent ; les charges se succèdent jusqu'au fond des impasses avec une extrême brutalité, les sabres tournoient et frappent à coups redoublés, les vitres du « Grand Café », du « Jean-Bart » et du « Petit Parisien » volent en éclats. D'abord surpris, les manifestants réagissent en se servant des bancs qui entourent la place pour freiner les chevaux en dressant des barricades (rue de la Patrie, rue de Turenne, rue Saint-Pierre) à l'aide de clôtures, de poteaux de mine, de voitures renversées. Les affrontements se prolongent jusqu'à une heure avancée de la nuit ; il y a des dizaines de blessés dont beaucoup se feront soigner chez eux de crainte d'être dénoncés. On compte 56 arrestations. Alerté, le ministre de la Guerre dépêche un régiment entier de Dragons (le 3e).
Ces événements tragiques sont largement commentés dans la presse locale et parisienne, mais aussi dans les milieux gouvernementaux. La presse de droite et du centre prend feu contre « les professionnels du désordre venus spécialement de Paris ». Le Nouvelliste, dans une édition spéciale intitulée « L'émeute à Lorient » stigmatise « l'état d'anarchie actuellement déchaîné en ce coin d'un département de France ». La Liberté dénonce « ces troupes qui n'osent intervenir (sic), ces matelots qui passent à l'insurrection, ces magistrats qui se sauvent ». La Patrie rend les grévistes responsables « des désordres qui inquiètent la contrée et qui ont malheureusement entraîné l'effusion du sang ». Le Petit Parisien, journal le plus lu de l'époque, joue la même partition. Quant au vieux Journal des débats, il accuse le gouvernement de « paralyser l'action de la police et de la justice » en capitulant devant « les artisans du désordre ».
En fait, le gouvernement est très mal à l'aise ; si la « guerre religieuse » était, sinon voulue, du moins délibérément acceptée, la « guerre sociale » menace de lui faire perdre, à gauche, les appuis que lui valait précisément sa politique religieuse. Une délégation de la Bourse du Travail de Paris (Yvetot, Griffuelhes – secrétaire général de la CGT – et Bourchet – secrétaire général de l'Union des ouvriers métallurgistes) est donc reçue au ministère de l'Intérieur. Les délégués protestent contre les arrestations et exigent le retrait des troupes ; un souhait identique est formulé par le conseil municipal de Lorient qui condamne les « arrestations arbitraires », la brutalité de la répression et émet des réserves sur la complaisance de l'adjoint au maire vis-à-vis des autorités militaires.
Le surlendemain, la reculade du pouvoir s'accélère ; les magistrats en feront les frais : une heure après avoir condamné les manifestants du 2 août à des peines de prison, les magistrats sont contraints (sur intervention du préfet) de se désavouer et de remettre les prévenus en liberté provisoire. Le même jour, une partie des troupes évacue Lorient.
C'est la détente, et bientôt l'explosion de joie quand on apprend que, cédant aux insistances gouvernementales et abandonnée par la quasi-totalité de l'opinion publique, la Société des cirages français capitule enfin : les manœuvres et les « gaziers » obtiennent une augmentation de 25 centimes et tous les grévistes sont réintégrés.
Le dimanche à Lorient, salle Fénelon, en présence des délégués syndicaux brestois, les ouvriers du port et les internationalistes écouteront l'orateur Lévy dénoncer « les trois calottes : l'armée, la cléricaille, la magistrature » et, porté par sa fougue, terminer par ces mots : « La victoire que nous venons de remporter marque une superbe étape vers la Révolution sociale. »
Mais c'est à Hennebont que l'enthousiasme fut le plus grand : après 41 jours de grève et malgré tous les témoignages de solidarité, les familles ouvrières en étaient arrivées à la plus noire des misères. L'issue heureuse de la grève ouvre l'espoir d'un avenir meilleur. Sur le terrain syndical, en liesse, les délégués Lévy et Bourchet encouragent les usiniers à se grouper toujours plus nombreux au sein du syndicat, à occuper leurs loisirs à l'étude plutôt qu'à boire dans les cafés, à se pénétrer de l'importance des questions sociales. Pour l'heure, on ne songe qu'à célébrer la « victoire ». Une manifestation grandiose se déroule d'un bout à l'autre de la ville, drapeaux tricolores et rouges claquant au vent léger de cette belle journée d'août aux côtés des drapeaux bretons qui ont été offerts aux délégués parisiens. Le lundi, les charretiers des Forges reprennent la route de Lorient et, pour une fois, leurs attelages sont fleuris.
Passés les premiers moments d'exaltation, il fallut pourtant se rendre à l'évidence, l'avenir demeurait sombre. Certes, la grève avait atteint son but, mais à quel prix ? Combien de mois seraient nécessaires pour rattraper les sommes perdues ? De surcroît, la Compagnie entendait bien obtenir sa revanche. Égré « démissionné », Giband redevint directeur avec mission de reprendre l'usine en main et de ne rien céder. En 1906, au plus fort de la guerre sociale, la lutte reprendra, très dure, avec Clemenceau comme ministre de l'Intérieur, celui-là même qui n'hésitera pas à faire tirer la troupe sur les travailleurs. Commencée le 23 avril, la grève durera jusqu'au 12 août. Cent dix-huit jours durant, les usiniers manifesteront sans désemparer face aux Dragons pour que les « gaziers » obtiennent 5 sous par jour d'augmentation. Cent-dix-huit jours pour rien, car les privations auront raison de la résistance ouvrière. La rage au cœur, les plus irréductibles d'entre eux finiront par reprendre le travail : les dix gaziers retourneront aux fours pour 40 sous par jour.
La lutte des classes continuait.
Roger-Henri LE PAGE
[Sources : archives municipales d'Hennebont et divers journaux de l'époque]
Le Peuple français, n° 21, janvier-mars 1976, pp. 7-11.
[1] Tout sociétaire malade ainsi que sa famille a droit au médecin et aux soins gratuitement, un tiers de sa journée lui est payé. S'il meurt, les funérailles sont à la charge de la caisse ; s'il vit, au bout de vingt-cinq ans de cotisation, il a droit à une retraite.
[2] Lorsqu'il était directeur, Giband, espérant sans doute se concilier les ouvriers, avait mis à leur disposition un champ où se tenaient les réunions syndicales.
23.06.2025 à 08:57
F.G.
■ Bruno LE DANTEC ET MON PÈRE UN OISEAU ? Hors d'atteinte, 2024, 272 p. Les larmes, c'était pas prévu, même si le dispositif s'y prêtait : c'était un matin de courte nuit, sur la table basse le café fumait, sur la platine l'adagio du concerto en sol de Ravel revisité par un trio jazz où la voix de David Linx tentait de rayer la carène d'un ciel plombé. Entre mes mains, les dernières pages de Et mon père un oiseau ? L'auteur, Bruno Le Dantec, racontait la mort de sa mère. Il avait déjà (…)
- Recensions et études critiques
■ Bruno LE DANTEC
ET MON PÈRE UN OISEAU ?
Hors d'atteinte, 2024, 272 p.
Les larmes, c'était pas prévu, même si le dispositif s'y prêtait : c'était un matin de courte nuit, sur la table basse le café fumait, sur la platine l'adagio du concerto en sol de Ravel revisité par un trio jazz où la voix de David Linx tentait de rayer la carène d'un ciel plombé. Entre mes mains, les dernières pages de Et mon père un oiseau ? L'auteur, Bruno Le Dantec, racontait la mort de sa mère. Il avait déjà perdu son père, ça commençait à faire. J'ai frotté mes yeux, fait une pause et quelques pas dans le salon. L'épilogue s'égrenait sur une vingtaine de pages ; entre les fulgurances du poète martiniquais Monchoachi et un extrait de La Némésis médicale d'Ivan Illich, l'auteur élargissait grand angle sa focale : pour résister aux ravages de la guerre sociale, la solidarité entre les vivants resterait insuffisante si elle ne puisait pas à la source des défunts : « Pour sortir de l'impasse, il faudra tisser des alliances avec nos morts contre cette existence économisée qui ne cesse de nous appauvrir », théorisait l'auteur.
Larmes matinales, donc. Livre refermé, émotion ravalée, je m'ébroue pour chasser la voix de l'ami car quand on lit le texte d'un ami c'est sa voix qui s'invite dans votre tête. Celle de Bruno Le Dantec porte une musique inimitable : loin des clichés provençaux, elle charrie Marseille à la manière d'un ru discret ses eaux filantes – un chant auquel je suis sensible, moi qui ai sacrifié mon accent sétois à force de remarques vexatoires. Quand Bruno cause, c'est tout un baume qui vous mollit le dedans. Le copain dirait la messe, on verrait le Christ fissa se déclouer, se coucher languide sur l'autel et lâcher tout ému : « Ah ouais quand même, les plaisirs terrestres… ». Ami lecteur, tu l'auras compris, cette recension aura la docte distance d'une arapède collée à son rocher. L'objectivité d'un abrazo de fin du monde. Bruno Le Dantec et moi nous nous connaissons depuis mes premiers pas, au mitan des années 2000, dans l'aventure du mensuel marseillais de critique sociale CQFD.
Marseille… Si un type incarne à ce point cette ville et sa myriade de métissages c'est bien Le Dantec. Sa ville dans la peau comme un paysan sa terre sous les ongles. Marseille, ce ventre affamé de cultures ; Marseille, sa plèbe en guerre contre les aménageurs ; Marseille, son ingérable carnaval de La Plaine. Marseille, tout un monde. La preuve : c'est sous le blase de « Nicolas Arraitz » que le pionnier Le Dantec fit connaître aux ébaubis de l'Hexagone le grand frisson du « territoire rebelle » zapatiste. En 1995, le soulèvement indigène entre dans sa seconde année de lutte et les éphémères éditions du Phéromone publient Tendre venin, sous-titré « de quelques rencontres dans les montagnes indiennes du Chiapas et du Guerrero ». La dédicace trahit à elle seule la généreuse poétique de l'écrivain : « À tous les amis mexicains, dont l'esprit guerrier nous fait la vie belle. »
Chemins de traverse et embardées
Quelques trois décennies plus tard, le baroudeur est revenu dans le giron de la matrice phocéenne. Après les diagonales mexicaines, une implantation sévillane et un épisode londonien, le bercail portuaire l'attendait. Bruno Le Dantec a vu du pays et des envers du décor, touché l'os d'une humanité capable du pire et de jaillissantes solidarités, enquillé une liste à la Prévert de petits boulots : aide géomètre, manœuvre, chasseur-cueilleur, réparateur de friteuse à Guatemala City, commis de cuisine sur la Tamise, DJ, traducteur, chapardeur occasionnel, journaliste, berger d'estive dans le Queyras – liste complète pages 204 et 205. CV foutraque, non monnayable aux comptoirs de notre ère néolibéralisée mais qui vous campe une personnalité hors norme, toujours encline à partager des chemins de traverse et de galère, non pas par masochiste inclinaison mais parce que c'est là, dans les ornières sombres du Grand Marché planétaire, que se dénichent les humains les plus vrais. On sent venir la critique : l'analyse, grossière, pècherait par excès de romantisme. On assume. Sur le chemin du vagabond Le Dantec, des humbles au dos cassé par le joug de l'Histoire ont renoué avec la dignité des postures verticales, ça suffit à nourrir des embardées romanesques. La fatalité en prend un coup. D'ailleurs, quelle fatalité ? Puisque lui-même, viré à dix-sept ans de son bahut pour « appel à la révolution » et grandi sous les gueulantes rageuses d'un punk acculé, persuadé qu'il ne ferait pas de vieux os, a survécu. « Je me fabriquais une philosophie des rues, un truc que, seul dans ma tête, j'appelais le zen-punk […]. Se dépouiller du carcan des obligations sociales pour être le plus libre possible et, finalement, se retrouver nu face à la mort », confie l'auteur de Et mon père un oiseau ? Came, alcool, sida, sous leurs strass et paillettes, les années 1980 ont été cette morgue pleine dans laquelle s'est échouée une partie de la jeunesse orpheline des poussées utopistes des décennies passées. Bruno a vu du monde partir.
Quelques temps avant l'explosion de Mai-68, un Debord visionnaire expliquait combien notre situation avait été unifiée par le règne spectaculaire du Capital : « Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l'économie les a totalement soumis (…) » (thèse 16) [1]. Sous-entendu : c'est de cette expérience commune et partagée par tous que peut naître une révolte capable d'embarquer un maximum d'acteurs vers un ébranlement du socle du pouvoir. On connaît la suite : comment l'inflorescence postmoderne est venue désagréger la puissance rassembleuse d'un tel récit émancipateur. Si les Gilets jaunes ont tenté de réactiver le rêve jamais tu de la colère plébéienne, un autre événement aurait pu servir de ferment à une énième prise de conscience de notre destin collectif : la « guerre » contre le virus du Covid-19 et sa succession de grands enfermements. Une séquence à tout le moins exceptionnelle, aujourd'hui refoulée des mémoires aussi brutalement qu'elle les avait colonisées comme un bad trip sans queue ni tête. Cinq ans après, il semble toujours difficile de dresser un bilan de la charge antisociale portée par cet hygiénisme policier, et ce, alors qu'un consensus de plus en plus large penche pour une fuite de labo à l'origine de la pandémie – hypothèse jugée scandaleusement « complotiste » il y a encore peu. De son origine à son hasardeuse et implacable gestion, la pandémie aura été, aussi, l'aubaine grâce à laquelle une caste techno-sécuritaire a pu tester en grandeur nature des dispositifs de contrôle – imposés ou auto-administrés – inimaginables en temps normal.
Depuis, l'OMS actualise son macabre bilan. Aujourd'hui, il avoisine les 7 millions de morts. Un chiffre sous-évalué, on le sait, notamment parce qu'il ne tient pas compte des morts « collatérales », dont certaines dues à des interventions chirurgicales déprogrammées pour anticiper des afflux de malades. Parmi ces morts collatérales, le père de Bruno : Jean Le Dantec, décédé seul, coupé des siens, le 7 avril 2020, dans une piaule aseptisée de la clinique Korian Valdonne (Bouches-du-Rhône) en milieu de premier confinement.
« Monsieur le pandore, je t'emmerde… »
« Au péage de Pont-de-l'Étoile, un gendarme en embuscade me fait signe de m'arrêter à la sortie du portique. D'un œil blasé, il toise mon attestation auto-délivrée à travers le pare-brise. Je rumine Monsieur le pandore, je t'emmerde. Mon père est en train de mourir tout seul – mais mon corps reste aussi impassible qu'un mannequin dans sa vitrine », raconte Bruno Le Dantec avec rage et impuissance.
Et mon père un oiseau ? relève du récit intime. Il entend « raconter une histoire particulière qui concerne tout le monde ». Intime ne veut pas dire nombriliste. Intime signifie que l'auteur part de sa propre sensibilité pour cerner un mal susceptible d'affecter chacun de nous. Intime s'apparente à « kafkaïen » quand, à coup de mails ou de téléphone, on suit ce fils navigant dans les arcanes d'un système de santé saturé, au bord de l'implosion, pour avoir des nouvelles de son père mourant. Ou pour récupérer ses quelques effets personnels après son décès. Cette intimité nous force à saisir cette étrange équation dans laquelle la pandémie nous a plongés : pour sauver des humains, notre mode d'organisation sociale a dû gagner en inhumanité. La barbarie étatique – ce grand machin qui gère nos existences du berceau jusqu'à la tombe – a toujours eu l'art des oxymores. La prophylaxie, c'est cette politique qui a permis de trier les malades et de laisser crever les vieux. Dans l'intérêt de tous – et notamment des forces productives de la nation. « Foutus technocrates à l'âme froide », accuse l'écrivain.
Dans ce récit, tout s'imbrique et se mélange. La vie vagabondée de l'auteur, celle plus posée de son père. Sans oublier Andrée, sa mère, et Marie, sa fille, guerrières dont les nerfs sont soumis à rude épreuve. Autant de personnages, autant de situations qui progressent en taches de léopard, strates passées et présentes s'empilant dans un désordre chronologique assumé où l'on se perd et se retrouve. Dans cette généalogie aux ramifications capricieuses, la voix du narrateur sert de fil d'Ariane et les anecdotes font diversion. Des personnages secondaires incarnent des solidarités inattendues. Comme cette secrétaire de mairie qui n'hésite pas à batailler avec la machine pour dénicher l'acte de naissance, prétendument introuvable, de Jean Le Dantec. Dans la jungle administrative, jamais l'auteur ne perd sa visée : contourner, autant que faire se peut, les infernales interfaces numériques et chercher l'humain comme un orpailleur son filon.
Et puis il y a cet art de décrire les clichés du passé. Une photo est reproduite en début d'ouvrage : un grand noir et blanc étalé sur deux pages, croquant les futurs parents au faîte de leur jeunesse : « Il existe, écrit-il, une photo de Jean et Andrée jeunes, je suis sûr que c'est la toute première où on les voit ensemble. L'instant capturé est celui où ils tombent amoureux, ça crève les yeux. Ils sont assis par terre, le dos contre un mur. C'est l'été, ils sont moniteurs de colonies de vacances [...]. Andrée regarde fixement l'objectif, la bouche entrouverte, sans sourire mais dans un paisible abandon, comme si elle reprenait son souffle après une course à travers champs. Tout contre elle, Jean sourit. Sa belle tête est penchée sur le côté, le nez en l'air, comme s'il observait la trajectoire d'un avion ou d'un oiseau dans le ciel ; mais peut-être veut-il simplement éviter de fixer l'objectif. »
La pudeur, sûrement. Bruno Le Dantec se perd en conjectures. Il doit son existence à cet amour qu'il essaie de reconstituer a posteriori. De quoi filer le vertige. De quoi permettre à l'ancien enfant terrible de rendre un hommage apaisé à ses parents. De quoi aussi saluer, par effet de ricochet, cet adolescent fougueux qu'il fut, minot qui connut sa première manif à quatorze ans, en soutien à Puig Antich, manif au cours de laquelle « un nervi au cheveu filasse » lui fila un grand coup de bambou sur le crâne. Première bosse pour celui qui allait apprendre à la rouler en dehors d'un Hexagone étriqué.
La blessure algérienne
Dans Et mon père un oiseau ?, Bruno Le Dantec s'adresse à son père, ce professeur de sciences « resté ce fils d'ouvrier qui doute encore de sa légitimité dans le domaine intellectuel ». Un homme curieux de tout ce qui l'entoure – faune, flore, géologie –, mais aussi de l'« histoire sociale et industrieuse des habitants alentours ». Un homme cerné de livres, insatiable chineur, animateur de balades contées. Un homme silencieux, aussi, tourmenté par ses six mois passés de l'autre côté de la Méditerranée durant la guerre d'Algérie. En 1956, Jean perdit son copain Antoine, buté par erreur par un appelé français. Pour venger la bévue, un sous-off' d'active flingua un gosse algérien juché sur son âne. Tutoyant son père, Bruno Le Dantec poursuit : « Un carton gratuit, pour l'exemple : “Voilà comment on patrouille. C'est sur eux qu'on tire, pas sur les copains !”, t'aurait lancé la brute en uniforme après que tu as lâché un “Non !” viscéral, horrifié – en tant que lettré, tu avais été bombardé caporal sans qu'on te demande ton avis. Soixante-treize ans plus tard, les larmes aux yeux, tu m'as avoué : “J'ai encore dans la tête le cri de la mère du petit.” »
Les deuils se croisent et les douleurs se mêlent. Dans un « paysage saccagé par le progrès », Bruno Le Dantec cherche le vieux Marseille de ses parents. Ce temps d'avant les balafres d'asphalte et les boucans motorisés. Quand l'errance géographique s'épuise dans une artère raide et relookée, reste le ciel et les échelles pour y grimper. La voix d'un fils qui rêve à des slogans hors normes, du genre « Tout le pouvoir aux conseils ouvriers, aux oisifs et aux oiseaux ».
Sébastien NAVARRO
■ Signalons que Bruno Le Dantec tient un blog sur « Mediapart » et que sa dernière production –« Gaza et l'épidémie des couteaux »– mérite lecture.
[1] Guy Debord, La Société du spectacle, Folio, 1992, p. 22.
16.06.2025 à 08:14
F.G.
Longtemps les mots ont hésité ; désormais, ils manquent. Chaque jour qui passe dans cette guerre d'extermination sans limites que mène le gouvernement fasciste israélien contre Gaza, atteste qu'aucun mot n'est plus apte à dire une réalité échappant à toute raison, à toute rationalité, même guerrière. D'où cette mutité qui saisit nos consciences ravagées par la polymorphie du malheur infini qu'éprouve toute une population civile martyrisée, et désormais affamée. Oui, les mots manquent. Et (…)
- Digressions...Longtemps les mots ont hésité ; désormais, ils manquent. Chaque jour qui passe dans cette guerre d'extermination sans limites que mène le gouvernement fasciste israélien contre Gaza, atteste qu'aucun mot n'est plus apte à dire une réalité échappant à toute raison, à toute rationalité, même guerrière. D'où cette mutité qui saisit nos consciences ravagées par la polymorphie du malheur infini qu'éprouve toute une population civile martyrisée, et désormais affamée. Oui, les mots manquent. Et pourtant il faut exprimer, ne pas taire faute de mots adéquats l'horreur infiniment réitérée que, depuis plus de six cents jours, nous éprouvons chaque matin en apprenant qu'un nouveau palier dans la volonté exterminatrice de Netanyahu et de ses tueurs a été franchi. Et que demain sera pire et après-demain pire encore si rien n'arrête le bras surarmé par l'Occident des criminels de guerre, ces maniaques d'une loi du talion augmentée qu'aucun interdit moral ou religieux ne semble être capable de contenir. C'est dans ce cercle infernal de la déraison exterminatrice que crèvent un par un les Gazaouis et que les habitants de Cisjordanie résistent, tant que faire se peut encore et avec le peu qu'ils ont, à la volonté colonisatrice de fous de dieu qui, s'ils étaient tenants de l'islam, se verraient irrémédiablement voués aux gémonies des défenseurs des « valeurs » de l'Occident.
Après plus de six cents jours, donc, ce qui nous taraude, ce qui exaspère nos impuissances, c'est de constater que, jour après jour et sans que personne ne le contrarie, l'État d'Israël verse, pour sauver la clique qui a capté le pays, dans une logique d'extermination d'un peuple déjà pour partie chassé de sa terre en 1948 [1], et qui vit désormais sa seconde Nakba. Ce qui nous fait mal, un mal de chien, c'est de devoir éprouver, jour après jour, un sentiment d'écœurement à l'idée que, malgré quelques courageuses voix dissidentes, le peuple israélien, né lui-même d'un génocide (et quel génocide !), semble couvrir passivement un processus de nettoyage ethnique de grande ampleur et les crimes contre l'humanité que sa clique dirigeante commet en son nom, sans que personne, malgré ce qui remonte des états d'âme d'une fraction du Mossad et de l'armée, ne songe à déposer la bande d'assassins qui les gouverne – ce qui ne semble pas impossible au vu du pouvoir réel dont ils disposent. Car le pire à vivre pour les Israéliens, ce sera ce sentiment de honte qui, un jour, fatalement, les saisira – et, du même coup les juifs de la diaspora, dont beaucoup pourtant sont engagés dans la résistance à cette cynique entreprise – à l'idée d'avoir acquiescé, directement ou indirectement, à un génocide pensé, acté et accompli par une clique de nervis osant tout, même attiser sciemment, partout dans le monde, une nouvelle vague d'antisémitisme. La bêtise crasse a fait le reste, notamment en France, où, vautrée dans son soutien inconditionnel à Israël après le massacre du 7 octobre 2023 commis par l'autre clique d'allumés – celle du Hamas –, la caste médiatico-politique dominante, cornaquée par des « anti-antisémites » aussi crédibles que ceux qui se revendiquent du Rassemblement national, s'est déshonorée à un point tel qu'aucun mea culpa postérieur ne parviendra à laver la faute originelle que constitua leur inconditionnalité à Tsahal et à ses porte-parole fanatisés.
« L'État d'Israël – déclare l'historienne Sophie Bessis dans un récent entretien accordé à Mediapart – a commis et continue de commettre des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité. D'héritier des victimes du génocide, il est en train de passer dans le camp des bourreaux aux yeux d'une grande partie de l'opinion mondiale. Tout cela est documenté, mais cela reste nié, tu ou occulté par les dirigeants occidentaux. On n'a pas encore pris la mesure de ce séisme [2]. » Cet ébranlement, les Palestiniens le vivent dans leurs chairs ; les Israéliens, eux, ceux qui, du moins, n'ont pas perdu la raison – le vivent dans leurs têtes, au même titre que bien des juifs de la diaspora. Comme un drame infini porté à sa plus haute expression par un suprémacisme colonial débridé, éradicateur et pathologique où rien ne subsiste de la moindre empathie humaine pour l'altérité. Au bout de cela, tout est néant. La mort est la seule perspective. Une mort sans sommation ouvrant sur un champ de ruines d'où sera définitivement effacée toute espérance, même minime, de cohabitation possible. On pourra toujours dire que le Hamas est à l'origine de ce séisme puisque, le 7 octobre 2023, il a ouvert les hostilités, mais cette vision à courte vue de l'histoire ne convaincra que les croisés de l'ordre suprémaciste israélien, qui n'ignorent pas, s'ils lisent Haaretz même distraitement, que cet assaut barbare n'aurait jamais pu avoir lieu sans complicités – objectives ou subjectives – avec le Hamas de la part des services secrets israéliens dont la légendaire efficacité est attestée depuis longtemps. Bien des pistes semblent attester que ce 7-Octobre fut pensé et favorisé en haut lieu, pour donner prétexte et justification à la clique fasciste au pouvoir – Netanyahu-Smotrich-Ben Gvir – et régler une fois pour toutes la question de Gaza et, au-delà, dans la fureur guerrière que déchaîna cet atroce événement, celle de la Cisjordanie, appelée, dans l'imaginaire sioniste conquérant, à redevenir la Judée-Samarie, une « terre juive » enfin éradiquée des autochtones palestiniens [3].
C'est dans cette même perspective nihiliste que doit s'inscrire cette information – confirmée le 7 juin par Avigdor Lieberman, ancien ministre de la Défense –, selon laquelle l'État israélien fournirait, dans la bande de Gaza, des armes à des milices rivales du Hamas, liées à des activités mafieuses et en affaires avec Daesh, pour piller, sous protection de Tsahal, les rares réserves alimentaires qui devraient parvenir à une population affamée. L'innommable, c'est cela. Une parfaite auto-complaisance dans l'ignominie. « Israël travaille à vaincre le Hamas par divers moyens », a récemment déclaré Netanyahu dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux. Et tous les moyens sont bons pour ce criminel de guerre. Ce disant, il s'inscrit, à sa manière de fasciste décomplexé, dans les traces de ses prédécesseurs qui, depuis plusieurs décennies, ont régulièrement parié sur le pire : faire émerger le Hamas pour contrer le Fatah, instrumentaliser les divisions internes à l'OLP pour l'affaiblir, sous-traiter la traque du Hamas en recourant à des bandes mercenaires soudoyées. Toutes pratiques qui définissent un État-voyou en marche vers le pire quand le pire est la condition de l'écrasement de toute espérance, même minime : obtenir un sac de farine pour nourrir sa famille. Toutes les bornes de l'infamie ont dès lors été franchies.
Qu'importe après tout à cette clique de suprémacistes fous, de racistes congénitaux, de fous de dieu et de massacreurs sans limites dirigeant l'État israélien que, sous l'exercice de leur pouvoir, l'image de leur pays se dégrade chaque jour un peu plus aux yeux du monde. Que lui importe que son armée, autoproclamée la « plus morale » du monde, soit devenue, sous ses ordres, l'incarnation même de la barbarie en actes. Que lui importe de piétiner les règles du droit international de la guerre, les principes moraux les plus élémentaires, les décisions de l'ONU. Le cynisme de la clique est tel que rien n'y fera, hors les sanctions, la mise en place d'un embargo militaire et la reconnaissance internationale immédiate d'un État palestinien.
C'est peu de dire, plus six cents jours après le début de cette offensive meurtrière, qu'il y a urgence à arrêter, par tous les moyens, l'incroyable massacre qu'a déjà provoqué cette guerre d'anéantissement mené par l'État israélien. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : sur 2 millions d'habitants, 54 000 dépouilles palestiniennes ont été dûment enregistrées à Gaza – le chiffre le plus vraisemblable devant avoisiner les 100 000 victimes, soit 5% de la population gazaouie. Il parle de lui-même, ce bilan atroce, et ce d'autant qu'il concerne exclusivement une population civile directement visée par des snipers ou des drones tueurs pilotés par l'intelligence sacrificielle de Tsahal. Quant aux chiffres des disparus, blessés, estropiés, handicapés à vie, ils sont à un tel étiage que les statistiques ne suivent plus.
Comment en est-on arrivé là, à un tel degré de déshumanisation et d'inculture politique, chez les gouvernants du monde et leur porte-parolat médiatique, pour oblitérer à ce point, au nom d'impératifs purement marchands ou d'intérêts stratégiques, la seule question qu'il faille se poser : comment arrêter la main du crime et isoler, du même coup, le clan des criminels. Il n'en est pas d'autre qui vaille, qui soit plus urgente. Or, cette question n'est toujours pas à l'ordre du jour alors que Gaza brûle et que la situation empire chaque jour un peu plus en Cisjordanie occupée avec l'utilisation d'armes lourdes par l'armée et de méthodes de guerre par les colons, les déplacements forcés de populations, les enlèvements, les démolitions d'habitations. Tout cela est d'une noirceur confondante. La ligne est tracée par la clique fasciste israélienne au pouvoir. Ce sera jusqu'au bout. Pire qu'en 1948. Car il s'agit, cette fois, d'en finir avec les Palestiniens. Et pour ce faire tous les moyens seront bons. Le Hamas, lui, qui prospère sur la martyrologie, se fout qu'il y ait 50 000, 100 000 ou 200 000 victimes. Au contraire, plus il en a, des martyrs, plus ses affaires marchent, plus il recrute. C'est une autre donnée de ce drame à effet dédoublé. Favorisé, voire manipulé, par le pouvoir israélien, le Hamas ne peut prospérer qu'en état de guerre. C'est l'autre face de la terreur qui s'abat sur les Palestiniens, son bras armé et sa police. Quand eux – les Palestiniens – ne demandent qu'à vivre, simplement vivre, sur leur terre.
Ce qu'on sait, de manière sûre, c'est que, livré à des criminels de guerre aussi dingues que Netanyahu, Smotrich et Ben Gvir, Israël a franchi toutes les limites de l'abjection. En passant du statut de peuple génocidé à celui de puissance génocidaire, l' « État des juifs » aura porté un coup probablement fatal au judaïsme et à son histoire de résistance aux répressions qu'il a subies au long des siècles. Ce qu'on a compris également, depuis maintenant plus de six cents jours, c'est que ceux qui, politiciens de petite envergure et éditocrates appointés, ont joué de manière si déguelasse la partition d'antisémitisme contre celles et ceux qui s'opposaient, en pacifistes, aux criminels de guerre israéliens, ont banalisé pour longtemps son exceptionnalité. Et c'est grave. Ils en portent la pleine et entière responsabilité. Elle est si lourde qu'elle leur reviendra tôt ou tard, en boomerang, dans la gueule.
Enfin, un peu perdus dans cet innommable qui nous accable, ravagés par la passivité des pouvoirs qui, de par le monde, continuent d'alimenter un crime de masse en armant les tueurs, il n'est pas inutile, pour finir, de saluer le puissant mouvement de solidarité avec la Palestine qui se développe dans la société civile mondiale, principalement dans la jeunesse. Et d'honorer, du même coup, les initiatives de blocage de containers de composants militaires à destination d'Israël – comme celles des dockers de Fos-sur-Mer ou de Gênes – et l'affrètement de flottilles humanitaires, comme celle du Madleen, cherchant à briser le blocus israélien de Gaza.
Quand le crime est sans nom, la résistance à l'indignité reste le plus sacré des devoirs. Pour que vive dans nos cœurs l'espérance d'un monde simplement vivable, c'est-à-dire débarrassé de tous ses porteurs de haine. L'enjeu est considérable. Pour l'existence même de la Palestine, pour que le judaïsme cesse d'être assimilé aux bourreaux qui le pervertissent et pour nous-mêmes.
Freddy GOMEZ
[1] Entre 1947 et 1949, environ 800 000 Palestiniens ont été chassés de leurs terres par les forces israéliennes au lendemain de la proclamation de l'Etat d'Israël, le 14 mai 1948. « La Nakba – qui se traduit par « catastrophe » ou « désastre » en arabe [NdÉ] – est le nom qu'ont donné les Palestiniens au fait d'avoir été expulsés en très grand nombre de leurs foyers, durant la guerre qui commence avec le plan de partage, le 29 novembre 1947, et qui finit à l'été 1949 avec les armistices israélo-arabes » (Dominique Vidal).
[2] « Les Palestiniens n'ont jamais été autant en danger », entretien entre Rachida El Azzouzi et Sophie Bessis, Mediapart, 31 mai 2025. Sophie Bessis est, par ailleurs, l'auteure d'un remarquable ouvrage – La Civilisation judéo-chrétienne : anatomie d'une imposture –, récemment paru aux Liens qui libèrent.
[3] Comme Gaza et le Golan, la Cisjordanie – Judée-Samarie pour les sionistes – a été conquise par l'État israélien lors de la Guerre des Six Jours de 1967.
09.06.2025 à 08:55
F.G.
■ Jean-Jacques GANDINI LE PROCÈS PAPON Histoire d'une ignominie ordinaire au service de l'État Préface : Johann Chapoutot Postface : Arié Alimi Le passager clandestin, 2025, 244 p. Initialement publié en 1999 chez Librio, Le Procès Papon, de Jean-Jacques Gandini, avocat et militant anarchiste, méritait cette réédition notablement augmentée que nous offre, dans une édition de bonne facture, Le Passager clandestin. Précédé d'un exergue extrait de Primo Levi – « C'est arrivé. Cela peut (…)
- Recensions et études critiques
■ Jean-Jacques GANDINI
LE PROCÈS PAPON
Histoire d'une ignominie ordinaire au service de l'État
Préface : Johann Chapoutot
Postface : Arié Alimi
Le passager clandestin, 2025, 244 p.
Initialement publié en 1999 chez Librio, Le Procès Papon, de Jean-Jacques Gandini, avocat et militant anarchiste, méritait cette réédition notablement augmentée que nous offre, dans une édition de bonne facture, Le Passager clandestin. Précédé d'un exergue extrait de Primo Levi – « C'est arrivé. Cela peut arriver de nouveau : tel est le noyau de ce que nous avons à dire. Cela peut se passer et partout ! » –, son entrée en matière est confiée à Johann Chapoutot qui, dans une préface intitulée « Une carrière française », confirme son sûr talent de portraitiste et d'analyste. Il l'exerce, cette fois, à l'encontre de ce commis du pouvoir par excellence que fut Maurice Papon (1910-2007), haut fonctionnaire de tous les régimes et exécuteur administratif, en tant que secrétaire général de la préfecture de Gironde, entre 1942 et 1944, de la déportation des juifs de la région bordelaise vers Drancy – d'où les forces d'occupation nazies les envoyèrent, pour extermination, vers Auschwitz –, puis, en tant, que préfet de police, de la terrible répression anti-algérienne de la manifestation du 17 octobre 1961 [1] et de celle du 8 février 1962 contre l'OAS qui se solda par la mort de neuf personnes à la station de métro Charonne. La « vie exemplaire » de Papon, nous dit le préfacier de ce livre, recela une vérité d'évidence : « Le pouvoir que l'on exerce avec hauteur […] a sa fin en lui-même (la jouissance sordide du tampon), mais aussi une fin extérieure, au fond tellement intime : l'ordre public à maintenir, l'ordre social à préserver. »
« Le cas Maurice Papon, note Chapoutot, est une coupe géologique dans les structures de pouvoir françaises et de leurs infamies. » Passé de la république radsoc d'avant-guerre à Vichy, puis de Vichy à De Gaulle, il tient, pour sûr, de l'archétype. Comme René Bousquet (1909-1993), lui-même radsoc, qui devint, sous Vichy, secrétaire général de la police, faisant fonction de directeur général de la Police nationale, structure créée le 23 avril 1941 et, de ce fait, principal organisateur de la rafle du Vel d'Hiv des 16 et 17 juillet 1942, de celles d'août 1942 en zone Sud et, aux côtés des forces occupantes, de celle de Marseille en janvier 1943. Au total, 60 000 juifs furent arrêtés, sous ses ordres et par ses services, pour être livrés aux autorités d'occupation et déportés vers les camps d'extermination nazis. Comment expliquer cela ? Simple, en somme : chez ces gens-là, la bascule est naturelle. Elle tient à une boussole intérieure dont l'aiguille pointe toujours vers le pouvoir. Pour le reste, il faut chercher du côté des « origines républicaines de Vichy » [2] : les décrets lois, le grignotage des conquêtes du Front populaire, les camps de rétention pour les réfugiés républicains espagnols et les antinazis allemands et autrichiens. Et y ajouter, le prestige d'une vieille baderne maréchalisée, les places à prendre et l'exaltante perspective d'un Ordre nouveau à maintenir. Tout est là pour comprendre, en fait. Notre passé, mais aussi notre présent. Les « criminels de bureaux » – comme on a dit d'Eichmann ou de Papon –, arpentent toujours les mêmes arcanes du pouvoir et, bien serré dans leurs pognes, le fil qui l'y les a conduits. Et ça n'a pas changé. Essayez pour voir. Puisez à l'actualité. Vous verrez que ça marche très bien.
Après les procès du SS Klaus Barbie en 1987 et du milicien Paul Touvier en 1994, celui de Papon [3] – « l'homme normal », comme dit Gandini, ce « haut fonctionnaire au-dessus de tout soupçon », comme l'assuraient les plus hautes autorités de l'État et leur commis – ferma le triangle de l'infamie. Ce procès, Gandini le suivit de bout en bout, six mois durant, à la Cour d'assises de Gironde, en tant qu'observateur de la Ligue des droits de l'homme, dont il est membre depuis 1977.
C'est Le Canard enchaîné du 6 mai 1981, époque à laquelle le volatile servait encore à quelque chose, qui sortit, dans l'entre-deux tours de l'élection présidentielle de 1981, qui opposait le sortant Giscard à Mitterrand, deux documents accusateurs sur le rôle personnel de Papon dans la déportation des juifs de Bordeaux [4]. La première pièce – datée du 1er février 1943 – atteste d'un ordre de réquisition de la gendarmerie pour escorte, du camp de Mérignac à Drancy, d'un convoi de juifs ; la seconde pièce, émanant du Service aux questions juives, révèle que, « sous influence prépondérante juive au sens de l'ordonnance allemande du 18 septembre 1940 », un appartement d'un Français juif doit être réquisitionné. À l'époque, Papon ministre du Budget dans le gouvernement Barre, déclare que « tout cela ne l'émeut pas beaucoup », ce qui ne l'empêche pas, sans contester l'accusation, de dénoncer un « truquage honteux » et une « manœuvre électorale de dernière minute ». Disposé à porter plainte contre Le Canard enchaîné, il y renoncera, après l'élection de Mitterrand, quand Serge Klarsfeld produira des documents allemands confirmant ceux du Canard.
On sait que le gaullisme eut sa part, bonne part, dans le blanchiment des crimes des hauts fonctionnaires vichystes. De Gaulle lui-même le signifia, dès l'été 1944, au nom des intérêts supérieurs de l'État : « La République était à Londres ; Vichy était nul et non avenu. » Un comble. Les rafles de juifs n'avaient jamais existé, donc. Et le rôle actif qu'y jouèrent les fonctionnaires non plus. Il s'agissait pour le gaullisme de privilégier la répression contre les Allemands et les « collaborateurs notoires » pour des crimes commis contre des « résistants ». Fondé sur la construction d'un récit, évidemment mensonger, visant à attester que la France aurait été uniment dressée contre l'Occupant et ses citoyens forcément résistants au nazisme, le gaullisme lava plus blanc que blanc. Il fallut attendre que ça bouge ailleurs dans la société pour que ce mensonge d'État commence, dans la décennie 1970, à s'effriter. Nul doute que la sortie, en 1969, du film documentaire Le Chagrin et la Pitié, du regretté Marcel Ophuls, y fut pour beaucoup, mais aussi la publication, en 1973, du livre-somme de Robert Paxton, La France de Vichy, 1940-1944. Il n'empêche que la perspective d'un procès Papon mit, de facto, en branle certains notables du gaullisme, comme Philippe Séguin, qui dénonça, relayé par le socialiste Jean-Pierre Chevènement, le « climat d'expiation collective et d'autoflagellation permanente », « morbide et délétère », qui l'aurait permis.
Il aura fallu seize ans de procédure d'instruction – 1981-1997 – pour que, le 8 octobre, s'ouvre enfin le procès de « Maurice Papon, retraité ». Seize ans : comme si l'État attendait que le prévenu passe l'arme à gauche – c'est une façon de parler – pour que son décès éteigne la procédure. Mais le vieux Papon est là, entouré de ses conseils – Maîtres Varaut, Vuillemin et Rouxel qui, immédiatement, demande la mise en liberté de leur client. Le vieillard est malin et retors. Des témoins de « moralité », il en a à la pelle. Parmi les ex-Premiers ministres Messmer et Barre, des ministres, des anciens préfets et d'éminents résistants qui attestent de « l'humanisme » et du « sens du devoir » de Papon.
Il faudra encore 94 audiences, 6 354 documents examinés, un dossier en contenant 50 000, 95 témoins entendus et six mois de procès, « le plus long de notre histoire », précise Gandini, pour que la cour se retire pour délibérer. Elle condamnera Maurice Papon, pour « complicité de crimes contre l'humanité », à la peine de dix ans de réclusion criminelle et, pour la même durée, de suspension de ses droits civils, civiques et de famille. « L'accusé a à peine cillé à l'énoncé du verdict – note Gandini – et il a aussitôt signé un pouvoir à ses avocats pour qu'ils déposent le jour même un pourvoi en cassation qui, étant suspensif, le maintient en liberté. » Autrement dit, Papon est condamné, mais libre. « Étrange spectacle du seul condamné français pour crime contre l'humanité, mis en liberté au début des débats et retourné chez lui, tout aussi libre à leur issue, comme s'il n'avait fait qu'assister à un colloque un peu solennel, désagréable sans doute, mais entièrement consacré à sa personne », notera Nicolas Weill dans Le Débat [5].
Le livre de Gandini – et c'est important de le noter – ne tient pas de la chronique de procès, qui est un genre en lui-même, mais de l'histoire. Il ne raconte pas, en témoin, les péripéties des audiences, mais situe les débats judiciaires et leurs enjeux dans un cadre plus large : « la complicité de crimes contre l'humanité », « le parcours de Papon comme figure emblématique de la continuité de l'État », « Vichy comme coauteur de l'exclusion et complice de l'extermination », « l'histoire des rafles et convois à destination d'Auschwitz via Drancy », « la solution finale », « Papon et sa résistance de la vingt-troisième heure », et enfin, comme corollaire logique de son infamie organisatrice : « le 17 octobre 1961 comme Nuit de cristal de la police parisienne ». Au bout du bout et pièce après pièce, l'auteur dresse un portrait fouillé, précis, contextualisé et accablant de cette basse époque de notre histoire dont la plus sombre page – nous laissait entendre jusqu'à il y a peu la voix sûre de la raison – était désormais tournée.
« Si, vingt-cinq ans après sa première publication, j'ai ressenti l'envie, pour ne pas dire la nécessité, écrit Gandini, d'en proposer une version actualisée, c'est “pour ne pas oublier” devant la montée en puissance et la banalisation des idées d'extrême droite qui n'ont de cesse de réécrire l'histoire. » C'est dans le même registre que se situe la postface de l'avocat Arié Alimi. « Jean-Jacques Gandini, y écrit-il, nous livre des clés de compréhension ô combien nécessaires pour engager [la] réflexion. Mais aurons-nous suffisamment de temps pour y répondre ? À l'heure où l'extrême droite reprend peu à peu la tête des plus grandes démocraties par le jeu même de l'élection, et à peine en place n'hésite pas à détruire peu à peu les structures de l'État de droit, comment nos contemporains pourront-ils réagir face à une Histoire qui semble bégayer ? Certains ont pu penser que la démocratie serait une fin de l'histoire, que la justice internationale nous protégerait durablement. Nous pensions que l'expérience de l'annihilation empêcherait l'individu et la société de replonger dans ses affres passées. Ni le droit ni l'Histoire ne semblent suffire à endiguer une propension qui fait désormais partie intégrante de la condition humaine et sociale. » Le propos est sans doute trop pessimiste pour laisser la moindre place à une alternative, mais il dit l'inquiétude d'un homme qui sait de quoi le post-fascisme est porteur en terme de destruction généralisée des droits et des cohésions humaines.
Comme le prouve cet ouvrage, de lecture indispensable, préface et postface comprises, l'histoire et sa connaissance sont nécessaires pour faire barrage au retour de l'ignoble. Mais la tâche exigera davantage : traquer et dénoncer le plus vivement possible tous les signes de fascisation des possédants-dominants ; ramener la question sociale au cœur de nos perspectives militantes en unifiant, autour d'elle, nos résistances ; les élargir au-delà de nos propres préférences, sensibilités ou adhésions politiques ou syndicales ; organiser dès maintenant des foyers de lutte unitaires contre le retour de l'ignoble et des cordons de solidarité active avec celles et ceux qui, dès aujourd'hui, sont le plus directement menacés par le post-fascisme.
Car les salauds ordinaires à la Papon sont toujours là !
Freddy GOMEZ
[1] Le décompte des victimes oscille, selon les estimations, entre 48 et 200.
[2] Gérard Noiriel, Les Origines républicaines de Vichy, Hachette, 1999.
[3] Voir Le Procès de Maurice Papon, de Gabriel Le Bomin, film documentaire, en accès libre sur « france.tv. » Signalons, par ailleurs, l'entretien que le documentariste a accordé – en compagnie de l'historien Laurent Joly – à David Dufresne sur le site « Au poste »
[4] L'article de Nicolas Brimo qui accompagnait la publication des deux pièces était titré « Quand un ministre de Giscard faisait déporter les juifs : Papon, aide de camps ».
[5] « Penser le procès Papon », Le Débat, n° 103, 1999, pp. 100-111.
02.06.2025 à 07:58
F.G.
■ Pierre ANSART NAISSANCE DE L'ANARCHISME Esquisse d'une explication sociologique du proudhonisme Préface de Freddy Gomez L'échappée, « Versus », 2025, 384 p. L'anecdote est savoureuse, aussi je la partage. En 2020, je fis partie du jury d'un modeste prix littéraire. Le grand prix fut attribué à Jean Rouaud pour son essai L'Avenir des simples . Dans son texte, Rouaud dépeignait notre détestable époque soumise à la voracité des « multi-monstres » : les multinationales. Converti au (…)
- Recensions et études critiques
■ Pierre ANSART
NAISSANCE DE L'ANARCHISME
Esquisse d'une explication sociologique du proudhonisme
Préface de Freddy Gomez
L'échappée, « Versus », 2025, 384 p.
L'anecdote est savoureuse, aussi je la partage. En 2020, je fis partie du jury d'un modeste prix littéraire. Le grand prix fut attribué à Jean Rouaud pour son essai L'Avenir des simples [1]. Dans son texte, Rouaud dépeignait notre détestable époque soumise à la voracité des « multi-monstres » : les multinationales. Converti au véganisme, l'écrivain se faisait le héros de la cause animale, pourfendant l'inhumanité de l'agro-industrie.
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Las, le premier repas collectif auquel fut invité le Goncourt cuvée 1990 fut constitué à 100% de charcutaille et de barbaque. Pas une feuille de laitue sur la table. Pire : l'entrée s'était étirée lors d'une interminable cargolade au cours de laquelle des kyrielles d'escargots avaient été occis et enfourchés dans une indifférence généralisée. Comment un tel couac avait-il pu être possible ? Je me souviens avoir observé Rouaud durant le repas, impassible et muet, attendant qu'on lui amène un triste bout de tarte végétale, tandis que nous bâfrions, insouciants, des montagnes saignantes de saucisses et coustellous de porc. J'imaginais ses pensées : était-ce là vile provocation ou bien était-il vraiment tombé dans le tréfonds d'une viandarde plouquerie ?
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L'Avenir des simples, j'avais pas aimé – même si sur le fond je partageais nombre des constats posés par son auteur. Mais quelque chose mêlant surplomb moralisant et antipathie posturale m'avait lourdement gavé dans ce livre. Surtout, j'avais pas digéré un bref passage où, revisitant quelques vieilles barbes du XIXe siècle, Rouaud avait cancellé le « père de l'anarchie » par cette brutale et définitive sentence : « ce gros con antisémite de Proudhon ». C'est donc d'un commun accord avec ma compagne que notre exemplaire de L'Avenir des simples atterrit dans la boîte à lire du village entre L'Anneau de Cassandra de Danielle Steel et une édition mâchouillée du Malade imaginaire.
Un sociologue de la question sociale
Proudhon, donc. Après son antisémitisme, sa bien connue misogynie et son onfrayenne récup' achèveraient presque de condamner le penseur aux bauges de l'infréquentable. Faut dire que la fièvre postmoderne, coupée de toute visée historiciste, excelle dans l'art du tri sélectif et des condamnations morales. Fort heureusement, quand le philosophe et sociologue Pierre Ansart (1922-2016) publie, en 1970, Naissance de l'anarchisme, sous-titré Esquisse d'une explication sociologique du proudhonisme, il est à dix mille lieues de notre pauvre présent. Un demi-siècle plus tard, les éditions L'échappée sortent ce texte majeur de l'oubli dans une réédition préfacée par Freddy Gomez. Ce dernier, reconnaissant le caractère « difficile et contradictoire » de l'œuvre de Proudhon, met le doigt sur l'essentiel : s'il est un fait important à retenir de l'approche de Pierre Ansart c'est qu'elle a « su lier la sociologie de Proudhon aux temps et aux conditions historiques où elle fut produite, corrigée, amendée, élargie ». Le texte d'Ansart procède, en effet, d'une intuition particulièrement féconde : celle visant à prendre, selon les mots de l'auteur, « pour point de départ l'hypothèse qu'un créateur participe de sa collectivité et de son époque et que celles-ci orientent, souvent à son insu, sa propre création ».
Né à Besançon en 1809 et mort à Paris en 1865, on ne comprend rien à l'œuvre de Proudhon si l'on ne tient pas compte du contexte dans lequel le bonhomme a grandi. Des oies blanches pourront bien rétorquer que « contexte » ne vaut pas « excuse » et que tous les penseurs contemporains de Proudhon n'étaient pas forcément « antisémites » ou « misogynes ». C'est un fait. À cela près que si les mots ont un sens, ils l'ont d'abord en fonction de l'époque dans laquelle ils circulent et des forces politiques et sociales qui les instrumentalisent. L'objet de cette recension n'étant pas de nous appesantir sur ce point hautement inflammable, passons à l'essentiel : à savoir que cette première moitié du XIXe siècle fut ce moment clé où apparut la question qui obséda Proudhon, celle-là même qui devrait tous nous mettre d'accord : la question sociale.
Sur fond d'empires finissants et renaissants, de restaurations monarchistes et d'éphémères poussées républicaines, les journées insurrectionnelles y enchaînent leurs séquences. Liberté, égalité, fraternité, le triptyque de feue la Grande Révolution demeure un mirage aux alouettes quand la journée de travail fait quinze heures et que des minots de dix ans triment dans les bassins miniers du Nord ou dans les ateliers textiles lyonnais. Les corporations ayant été liquidées, la loi Le Chapelier (1791) ayant interdit toute possibilité de « coalitions », les travailleurs se retrouvent seuls face à la puissance patronale. Officiellement, la force de travail se contractualise librement, officieusement un libéralisme désentravé impose un nouveau genre de servage. Tandis que les masses prolétarisées commencent à s'entasser dans des fabriques, les premiers socialismes se théorisent et se concurrencent. Certains portent déjà en eux le germe centralisateur et autoritaire ; d'autres défendent le principe d'une révolution sociale initiée par le bas. Proudhon sera de ces derniers, opposé par exemple au journaliste Louis Blanc (1811-1882) accusé « de prôner un communisme autoritaire où le producteur ne devrait qu'obéir à un pouvoir gouvernemental » ou à l'industrialisme saint-simonien, sorte de « proto-macronisme » vantant la soumission heureuse à un gouvernement de technos en vue d'un progrès partagé. Avec un flair redoutable, Proudhon comprend qu'un changement de personnel politique, même animé des meilleurs intentions progressistes ou planificatrices, ne changera rien au sort des nouveaux prolétaires. Dans son agenda révolutionnaire, la question politique viendra toujours après « la “question sociale” et en fonction de celle-ci ».
« Vivre en travaillant ou mourir en combattant »
C'est dans ce terreau instable et conflictuel où la révolution industrielle ré-agence les communautés humaines en fonction de nouveaux impératifs productivistes que Pierre Ansart cherche les homologies à partir desquelles Proudhon va bâtir son œuvre et sa pensée. À ce titre, Naissance de l'anarchisme vaut d'abord pour sa consciencieuse méthode. L'idée est celle-ci : pour construire sa pensée, toujours singulière et en mouvement, l'auteur du célèbre « la propriété, c'est le vol » va puiser dans le réel de son temps. Notamment dans les pratiques ouvrières. Ces « homologies » sont à la fois sources d'inspiration et concordances ; elles sont surtout la mise en place de pratiques autonomes, ferment de ce que bien plus tard on nommera « autogestion ». Pierre Ansart les classe en trois parties : homologies des structures économiques, des pratiques et des visions du monde. Ces en-têtes globaux et techniques ne doivent pas tromper : dans chacune de ces parties, Ansart nous régale. D'abord parce qu'il n'oublie jamais de nous raconter l'époque en rapport avec la thématique abordée, ensuite parce que son art de la démonstration suit toujours un parcours finement construit. Les hypothèses sont creusées et évaluées afin de cerner au plus près les contours de cette « anarchie positive » prônée par Proudhon, théorie hybride et généreuse jamais vraiment stabilisée qui doit composer avec les survivances du monde féodal et les nouveaux rationalismes libéraux. Proudhon n'est pas un utopiste adepte de la tabula rasa et sa pensée suit un fil rouge : que les classes laborieuses conservent la pleine maîtrise de leur travail et s'agrègent entre elles par le biais d'un élan solidaire visant un mutualisme égalitaire. « Le mouvement créateur de Proudhon, écrit Ansart, se décèle en effet dans cette projection d'un modèle artisano-manufacturier sur l'ensemble de la société économique (…) » seul à même d' « appeler à une totale destruction des rapports sociaux du capitalisme libéral ». Proudhon « propose en effet, au moment où s'étend la propriété capitaliste des usines et des mines, que les instruments de production deviennent la possession collective et indivise de tous les ouvriers et employés de l'établissement : l'usine deviendrait propriété des producteurs immédiats comme un artisanat peut être la possession d'un ou plusieurs artisans. » Possession collective ne veut pas dire « communisme ou communauté », concepts équivalents chez Proudhon qui refuse ardemment « toute doctrine qui chercherait la solution sociale dans une fusion des individualités et des entreprises ». Le penseur avance sur deux jambes : l'épanouissement individuel et les solidarités effectives, les petites structures artisanales et les grands ateliers, tout ça doit cohabiter dans un maillage complémentaire avec comme uniques arbitres les travailleurs. Et si Proudhon consent à ce que le labeur des grandes manufactures implique une spécialisation des tâches, c'est à la condition expresse que chacun tourne sur les postes. Un genre de polyvalence et de formation permanente. La piste d'un taylorisme abrutissant est d'emblée écartée.
Le 28 novembre 1831, à Lyon, c'est la révolution. Sur un drapeau noir, à côté des barricades, on peut lire « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ». Les Canuts se soulèvent et se rendent, pour une poignée de jours, « maîtres de la ville ». Quelque 8 000 maîtres-artisans et 30 000 compagnons lyonnais prennent à la gorge les producteurs de soie – les « soyeux » – qui depuis trop longtemps leur imposent des tarifs de misère. Dans une préfiguration communarde, ils supplantent brièvement les dirigeants de la capitale des Gaules. Dans trois ans, ils reprendront la Croix-Rousse, et c'est Thiers, le futur boucher de la Commune, qui les écrasera [2]. Cette fin dramatique, et peut-être écrite d'avance, n'occulte pas l'essentiel : « L'insurrection, partie d'une revendication strictement économique, méfiante à l'égard du domaine politique, s'achève par la création d'une nouvelle organisation sociale et, peut-on dire, par la destruction provisoire du pouvoir d'État », résume l'auteur de Naissance de l'anarchisme.
Spontanéisme ouvrier
Ansart l'affirme : c'est dans l'éthos solidaire des maîtres-artisans, propriétaires de leur machine mais aussi travailleurs (souvent avec leur famille), que Proudhon a beaucoup puisé. Il ne faut pas se tromper : sous ses faux airs réformateurs, presque accommodants avec le système, le mutuellisme peut très vite muter en véritable force résistante et insurrectionnelle quand le conflit éclate avec les donneurs d'ordres industriels. Proudhon a beau rêver à une société plus juste, il ne plane pas pour autant dans l'éther des idées pures. Sa gymnastique philosophico-politique puise au concret. S'il n'a pas de franche inclinaison pour la violence plébéienne, c'est qu'il est persuadé que le processus révolutionnaire doit intégrer à son propre développement les structures de ce meilleur monde à bâtir auquel aspirent les travailleurs coalisés. C'est dans le moment « canut » qu'il va trouver une certaine incarnation de ses intuitions. « Ce modèle [l'organisation mutuelliste] devait avoir, aux yeux de Proudhon, l'éminent privilège de proposer une stratégie immédiatement organisée et immédiatement organisatrice, faisant ainsi de la révolution une action non différée », relève astucieusement Ansart. Pour Proudhon, la seule mutation sociale qui vaille, c'est celle « opérée par les travailleurs en tant que producteurs et par une action menée sur leurs propres conditions sociales de travail ». Un peu à la manière de Michéa en quête de « décence commune » chez les gens d'humble condition, Proudhon projette dans le mutuellisme des maîtres-artisans un savoir-faire et un savoir-être qui, tous deux conjugués, pourraient agir comme une « thérapeutique à l'anxiété » capable d'exalter « dignité et fraternité ». « On peut penser que cette expérience collective était en effet créatrice d'un sentiment aigu d'autonomie et de fierté personnelle », conjecture avec lucidité Pierre Ansart. Une hypothèse bien évidemment confirmée par les développements ultérieurs du mouvement ouvrier et ses assauts sans cesse répétés contre les forces du Capital.
Ce qui est épatant dans la visée proudhonienne, c'est ce pari du spontanéisme ouvrier et la constante « négation du chef autocratique ». Si le mutuellisme de ce début du XIXe siècle comporte bien quelques figures référentielles, aucune n'a eu les moyens ou la volonté de prendre en charge un mouvement suffisamment ancré dans ses pratiques pour échapper à une quelconque récupération.
Pour Proudhon, la perception ouvrière sait faire le tri entre le « réel » et l'« artificiel ». Et Pierre Ansart de commenter : « Est réel ce monde du travail que le sujet expérimente et dont il attend la solution aux problèmes qu'il se pose. Est artificiel, en particulier, le monde de la politique qui est remis aux opinions, aux factions et au hasard. »
Soyons réalistes, exigeons l'impossible…
Le même point de départ, toujours.
Sébastien NAVARRO
[1] Jean Rouaud, L'Avenir des simples, Grasset, 2020.
[2] Sur ces deux épisodes, nous renvoyons nos lecteurs à l'étude en deux livraisons de Dominique Mandouit et Jean-Louis Panné, initialement publiée dans Le Peuple français et reprise sur notre site : « 1831 : les Canuts pour le Tarif » et « 1834 : les Canuts pour l'Association ».
26.05.2025 à 07:48
F.G.
On sait depuis longtemps que la caste médiatique manifeste une certaine addiction pour la chasse en meute, penchant qui se confirme ces temps-ci au vu du procès qu'elle instruit – de CNews à France Culture – contre La France insoumise en promouvant, sans la moindre prise de distance critique, un libelle intitulé La Meute pour désigner LFI. Ses auteurs – deux investigateurs de la presse mainstream : Olivier Pérou, du Monde et Charlotte Belaïch, de Libération – y tissent, sur la base de (…)
- Digressions...On sait depuis longtemps que la caste médiatique manifeste une certaine addiction pour la chasse en meute, penchant qui se confirme ces temps-ci au vu du procès qu'elle instruit – de CNews à France Culture – contre La France insoumise en promouvant, sans la moindre prise de distance critique, un libelle intitulé La Meute pour désigner LFI. Ses auteurs – deux investigateurs de la presse mainstream : Olivier Pérou, du Monde et Charlotte Belaïch, de Libération – y tissent, sur la base de témoignages de déçus, de congédiés ou d'exclus de la maison-mère le plus souvent, un tel écheveau d'accusations et de griefs que tout lecteur moyennement informé en tirera la conclusion qu'il y a, à gauche, pire que le RN, à l'extrême droite, à savoir une organisation pyramidale sous étroit contrôle d'un deus ex machina chapeautant, sous la houlette de sa compagne, une jeune phalange d'affidés essentiellement carriéristes et sans scrupules en charge d'interpréter et de mettre ses diktats en musique.
Le cadre pourrait être ainsi posé : c'est donc l'histoire d'un livre foncièrement accusateur et médiocrement conçu qui, livré à l'exégèse de la nomenclature médiatique et à sa puissante capacité de nuisance, devient, en quelques jours, best-seller pour le duo et, du même coup, machine de guerre contre la seule organisation qui, quoi qu'on en pense – et on peut à l'évidence en penser du mal –, représente, en ces temps inquiétants, le seul bastion institutionnel de gauche capable, en coalisant, de résister institutionnellement au vent électoralement mauvais qui pourrait nous emporter.
Écrivant cela, je sais par avance que, me lisant, quelques-uns de mes amis – anarchistes au cuir tanné, autonomes en mal d'aurore, sectateurs de la Vieille Cause, fanatiques du A cerclé et obsessionnels du cortège de tête – vont ciller. Défendre une organisation autoritaire, c'est quoi ça ? Il m'arrive parfois de penser moi-même, mais seulement les jours chaque fois plus rares où l'enthousiasme d'un mouvement multitudinaire et inventif le permet – la dernière fois, ce fut celui des « Gilets jaunes » – qu'aucune organisation partidaire ne représentera jamais rien d'autre que la défense de ses intérêts spécifiques d'organisation, le plus souvent étrangers à l'indispensable autonomie des luttes et aux modes de fonctionnement qu'elles s'inventent. C'est un point. L'autre, c'est que, dans le dispositif médiatique dominant, il n'est, cela dit, jamais vain de saisir ce qui se joue de nouveau à la faveur de situations nouvelles. Or, pour être nouvelle, la situation politique que nous vivons l'est plutôt, et dans les grandes largeurs. On assiste, à l'échelle nationale, à une reconfiguration complète d'un paysage politique où, d'un côté, les tenants du néo-libéralisme, dont la crise est réelle et peut-être finale, sont en train de basculer, par pur intérêt et pan par pan, du côté du post-fascisme et où, de l'autre, l'ancienne gauche sociale-démocrate, devenue entre-temps libérale-démocrate, tourne sur elle-même comme un canard sans tête avec pour seul projet de ne pas disparaître, ce qui est d'autant moins gagné que, plus ça va, plus il est clair que personne ne regrettera sa disparition. Moi, le premier.
Dans le panorama chaotique de cette recomposition politico-institutionnelle inédite, LFI fait indéniablement barrage parce que « l'insoumission » qu'elle incarne structure, que cela plaise ou non, un front de résistance non négligeable au discours dominant et incarne, par sa double dimension – « mouvementiste » et « partidaire » – qu'elle n'a pas abandonnée au niveau de ses instances de direction et de prise de décisions réelles – une alternative capable de coaliser des colères et des aspirations. Autrement dit, dans un monde politique ravagé par le macronisme, contaminé par un post-fascisme devenu hypothèse plausible et où la gauche de collaboration dans ses diverses variantes ne pèse plus que son poids de ridicule, LFI est devenue la seule incarnation institutionnalisée d'une option résistante assumée, mais aussi d'un courage politique. En attestent sa constance dans le soutien à la Palestine martyrisée et les ignobles accusations, convocations, menaces, insultes et disqualifications que cette invariance lui a values. Et de même l'effort programmatique que fournit LFI quand aucun autre aspirant au pouvoir ne semble se préoccuper de savoir ce qu'il en fera, sauf une machine de répression infernale et toujours plus perfectionnée contre ses opposants, c'est-à-dire ce « nous » diversifié et varié qui nous coagule.
La « meute », c'est peut-être la bande à Méluche quand elle n'investit pas la fragile Garrido, le brave Corbière, la subtile Autain ou le très démocrate Ruffin, mais on concédera facilement que, sur ce point, la meute de Glucksmann n'est pas très différente, et pas davantage celle d'Attal, celle de Le Pen, celle de Philippe (qui s'investit tout seul), celle du Chouan Premier flic de France, celle des écolos – même si, dans leur cas, c'est toujours plus compliqué –, celle des cocos déconstruits pour qui Roussel un jour, c'est Roussel toujours. Autrement dit, dans tous les cas, c'est de la cuisine de parti. Et comme dans toute cuisine qui se respecte il y a un chef. Que Mélenchon le soit à LFI, c'est une évidence. Mais cette évidence n'atteste que d'une logique de parti, pas d'un effet de meute.
Cet effet, c'est bien sûr ailleurs qu'il faut le chercher. Dans l'alignement des planètes interprétatives sur toutes les radios et télés du PAF et dans tous les journaux mainstream, et au-delà, pour promouvoir le libelle en question en accusant LFI des pires turpitudes. C'est grossier, brutal, outrancier, primaire. Ce livre, y entend-on, constituerait un « macro-événement », la preuve incontestable en tout cas que LFI serait devenue une « secte » (Albert Ventura) experte en « enfumage et maquillage de l'antisémitisme » (Étienne Gernelle), un « mouvement fasciste » dirigé par un « Goebbels-Mélenchon » (Alain Jakubowicz). Quant à ses militants, ils seraient des « nazis de gauche » (Thierry Keller), de surcroît « jeanmarielepénisés » (Thomas Legrand). Une chiasse majuscule de plateau, en somme [1].
Dans cette curée, Mediapart fait sûrement cas à part, mais cas tout de même. On sait que son fondateur, Edwy Plenel, aujourd'hui retraité actif toujours vigilant sur sa ligne, ne porte pas Mélenchon dans son cœur, ce qu'on peut comprendre à condition que cette détestation reste professionnellement contrôlée. Donc Mediapart a commis trois journalistes – Lenaïg Bredoux, Youmni Kezzouf et Antton Rouget – pour chroniquer La Meute, dans son édition du 7 mai [2], en en rajoutant dans le croustillant, et en concluant, sur ce ton donneur de leçon qui fait sa marque, que « l'hypocrisie du bloc central, la jubilation de l'extrême droite, voire la joie un peu honteuse des socialistes et des écologistes, ne suffiront pas à disqualifier l'enquête publiée ce jour, nourrie de deux cents entretiens de témoins. Elle vient apporter des éléments supplémentaires à un tableau qui se dessine depuis plusieurs années : celui d'un mouvement dans lequel l'absence de démocratie a nourri la toute-puissance du chef, et de sa compagne, et qui exclut méthodiquement, au fil des années, les voix trop dissidentes. Au point d'instiller la “peur” et la “boule au ventre” auprès de tous ceux et toutes celles qui auraient envie d'apporter un point de vue critique. » Tout est dit : entre confrères on se soutient. L'ennemi, on le terrasse. En meute. La question, cela dit, reste ouverte : elle tient à la place qu'occupe ce brûlot dans le dispositif médiatique général, à la manière dont il a été pensé et aux intérêts qu'il sert. Ils sont clairs, en fait : après avoir tout fait, de diffamations en calomnies, de campagnes de dénigrement en accusations infondées, pour détruire LFI depuis le 7 octobre 2023 et la guerre de destruction massive des Palestiniens entreprise par le pouvoir fascisant israélien, la même meute médiatique, augmentée de Mediapart, tente une offensive conclusive tendant à démontrer que, décidément, LFI mérite d'être « détruite ». Comme Carthage ou Gaza. Ce n'est plus du journalisme, mais une battue.
Dans son blog, hébergé par Mediapart, Samuel Hayat, chargé de recherche au CNRS et chercheur en science politique, a livré un texte qui pointe quelques vérités sur LFI [3] : la première, c'est qu'elle « réussit là où d'autres partis connus et reconnus médiatiquement échouent » et qu'elle « semble être la seule vraie machine efficace à gauche » ; la deuxième, c'est que sa direction a maintenu la forme-parti au sommet de l'organisation et adopté la forme-mouvement à sa base, ce qui ne fait pas d'elle une organisation « démocratique », mais une « machine politique efficace » dans sa stratégie de conquête du pouvoir ; la troisième, c'est que le « charisme » de son chef repose, certes, sur ses talents propres, mais surtout sur le fait que la « communauté charismatique » qui l'entoure le protège dans l'épreuve ; la quatrième, c'est que la forme de « léninisme » organisationnel que LFI développe au sommet de sa pyramide n'est au service d'aucune révolution bolchevique à venir, mais d'un « projet social-démocrate » repensé et ambitieux, comme en atteste L'Avenir en commun, son programme. « Plutôt que d'accuser LFI d'être une meute et Mélenchon un gourou, pointe Samuel Hayat, il faudrait se demander pourquoi ces formes de militantisme sont fonctionnelles, adaptées tant au présidentialisme de la Ve République qu'aux logiques médiatiques et aux mutations de l'engagement militant. » Inutile de préciser que Samuel Hayat – on comprend pourquoi – squatte moins les plateaux de télé que les duettistes Olivier Pérou et Charlotte Belaïch…
Dans un autre texte publié sur le même blog [4], Samuel Hayat rappelle opportunément que, si le combat de LFI est directement axé sur la conquête du pouvoir par la voie électorale, et donc dépendant des moyens et logiques pas toujours démocratiques que cette priorité impose – quel que soit le parti y aspirant –, il existe, pour faire vivre la démocratie directe et l'aspiration à l'émancipation sociale et humaine, d'autres voies où s'invente et se recrée, au quotidien d'une multitude d'insoumissions non étiquetées, une très ancienne tradition libertaire qui n'attend d'aucun pouvoir le droit à l'expérimentation sociale, et même aux soulèvements. Longtemps portée par le syndicalisme révolutionnaire de la première CGT, ce fil ne s'est jamais cassé. Apartidaire par nature et par conviction, il tisse, d'actions directes en ZAD, des dynamiques de démocratisation réelle de la société. « Le désintérêt [de LFI] pour la démocratie interne, ponctue ainsi Hayat, a au moins le mérite de la clarté : si vous voulez la démocratie réelle, il faut aller la chercher et la faire vivre ailleurs, dans les syndicats, les associations, les luttes. » À chacun sa tâche, en somme, à chacun son terrain et ses méthodes.
Dans le paysage ravagé qui nous environne et les menaces existentielles qu'il génère, aucune insoumission n'est de trop.
Freddy GOMEZ
[1] Très illustratif sur le sujet est le texte de Pauline Perrenot publié sur le site Acrimed : « Ce que nous dit l'acharnement médiatique contre LFI »
19.05.2025 à 07:50
F.G.
Le 1er août 1895 à Carmaux – la « ville sainte », selon les journaux hostiles au socialisme – éclate un nouveau conflit. Après la grève des mineurs, trois ans plus tôt, ce sont les 1 200 ouvriers qui, à l'appel de la chambre syndicale, se mettent en grève, suivis d'ailleurs par leurs collègues des verreries du Bousquet d'Orb. La veille, deux délégués syndicaux, Baudot et Pelletier, ont reçu la notification de leur renvoi pour « absence de dix jours afin de se rendre au congrès de la (…)
- Sous les pavés la grèveLe 1er août 1895 à Carmaux – la « ville sainte », selon les journaux hostiles au socialisme – éclate un nouveau conflit. Après la grève des mineurs, trois ans plus tôt, ce sont les 1 200 ouvriers qui, à l'appel de la chambre syndicale, se mettent en grève, suivis d'ailleurs par leurs collègues des verreries du Bousquet d'Orb.
La veille, deux délégués syndicaux, Baudot et Pelletier, ont reçu la notification de leur renvoi pour « absence de dix jours afin de se rendre au congrès de la verrerie sans avoir sollicité I'autorisation ». Quelques jours plus tôt, le maire de Carmaux, Mazens, agent de la compagnie, a refusé la proclamation de leur élection au conseil d'arrondissement au prétexte qu'ayant été condamnés à quatre mois de prison pour injure, ils seraient devenus inéligibles. À la lettre syndicale de suspension du travail, le directeur Maffre répond : « La décision prise à l'égard de Baudot est irrévocable, l'usine reste ouverte pour ceux qui voudront venir travailler. »
La verrerie Sainte-Clotilde
En 1895 la verrerie de Carmaux jouit d'une situation économique exceptionnelle. Elle fabrique des bouteilles de toutes sortes – du 1/8e de litre à la bonbonne de 80 litres – en verre extra-clair, clair, jaune, noir, rouge... sauf lilas et blanc. Les matières premières (sable et chaux) se trouvent sur place, ainsi que l'énergie (charbon de la Société des mines de Carmaux). L'usine a bénéficié des difficultés des concurrents : en 1894, elle a étendu ses activités au moment de la grève des verriers de Rive-de-Gier.
La verrerie emploie 1 200 ouvriers répartis en trois catégories : verriers, ouvriers similaires (gaziers, fondeurs, ajusteurs) et manœuvres (surtout des femmes employées à la vannerie, au mesurage, au gravage des bouteilles). Il existe des syndicats différents. L'organisation des verriers compte 490 membres, parmi lesquels une cinquantaine d'enfants de moins de seize ans qui ne peuvent voter. La première tentative d'implantation syndicale remonte à 1888 ; la seconde à 1890. Ce n'est qu'en 1891 que Rességuier, ancien verrier devenu dirigeant de l'entreprise, a accepté la formation de l'organisation, espérant se concilier les ouvriers. Il accorde même une subvention. Dans sa polémique avec les verriers, Rességuier mettra en avant les salaires plus élevés à Carmaux qu'ailleurs et les « sacrifices » faits par la direction : création, aux frais de l'usine, d'une école pour les enfants, organisation d'un économat aux mains des ouvriers. Les intéressés répliqueront sur les conditions très éprouvantes du travail (la chaleur) ainsi que la variété de la production qui explique, diront-ils, « l'élévation » des salaires.
La grève ouvrière…
Bien que le calme règne dans la ville, le préfet du Tarn, Doux, dépêche des unités de gendarmerie sur Carmaux. Le 2 août, Jean Jaurès, député de la circonscription depuis 1893, arrive sur les lieux, pour se rendre compte de la situation et se mettre à la disposition du comité de grève. L'arrêt de travail est alors complet à la verrerie Saint-Clotilde. Jaurès, conciliateur, conseille des démarches auprès du directeur et prêche le calme. Se référant à la loi du 27 décembre 1892, il propose l'organisation d'une commission d'arbitrage devant le juge de paix. Celui-ci, réfugié auprès de la troupe, accepte de prendre des mesures pour arriver à une solution. C'est peine perdue : la direction de la verrerie refuse ses bons offices. Le 5 août, après un discours de Jaurès, les grévistes votent à l'unanimité la reprise du travail : « Les ouvriers ont décidé d'assurer l'existence de Baudot et Pelletier et de reprendre le travail ensemble. » La grève est donc terminée...
Le lock-out patronal
Le 7 août, Rességuier fait placarder un avis : « Les ouvriers des verreries de Carmaux ayant quitté te travail sans motif, l'usine est fermée par ce fait. La société, dans leur intérêt, croit devoir les avertir qu'elle ne peut prévoir quand et dans quelles conditions la réouverture aura lieu. À chacun par conséquent de prendre tel parti qui lui convient. »
L'affiche enlève toutes illusions à ceux qui doutaient de « la bonne volonté » du patronat. La presse de toute opinion s'interroge et la réprobation à l'égard des administrateurs est quasi unanime, à l'exception des feuilles gouvernementales. Dans Le Journal, Jaurès écrit : « Rességuier ne veut pas tuer une verrerie en pleine activité et prospérité. Il veut faire durer la grève pour affamer les ouvriers, les réduire à sa merci, leur faire accepter les conditions les plus dures, éliminer ceux qui le gênent, disloquer le syndicat, et peut-être diminuer les salaires. »
Une semaine passe. Le 14, Rességuier fait connaître ses volontés : les verriers seront payés le 17 août et leur livret de travail leur sera rendu. C'est donc le renvoi. Immédiatement après, le réembauchage aura lieu, mais les salaires seront diminués et les « meneurs » ne seront pas repris. Vive approbation du Figaro : « Les verriers de Carmaux ne pourront rien objecter aux conditions de rentrée qui leur sont ainsi posées. Ils jouissaient de salaires plus élevés que partout ailleurs. Ils ont voulu faire grève, c'est leur droit. Mais c'est aussi le droit du patron maintenant que la place est nette de n'embaucher que les ouvriers qui lui conviennent. Les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Si les ouvriers souffrent de cette situation, qu'ils s'en prennent à M. Jaurès et à ses amis. » Bonne occasion pour régler les comptes politiques : battu à Castres en 1889, Jaurès avait été élu et réélu en 1893 face au marquis de Solages, propriétaire des Mines de Carmaux, grâce aux voix des ouvriers de la ville.
Le 18 août les verriers repoussent ces conditions inacceptables : « Vous nous demandez de sacrifier, outre Baudot et Pelletier, ceux que vous appelez les “meneurs de la grève”. Nous n'avons pas besoin de savoir ni leur nom, ni leur nombre pour vous dire non ; en les frappant, c'est nous que vous frappez. Même si nous étions abandonnés, même si nous devions souffrir de la faim avec nos enfants et nos femmes, nous ne consentirions pas à une trahison. »
La solidarité
Abandonnés ? Non ! Les verriers ne le sont pas. Une formidable chaîne de solidarité se constitue, un immense courant de sympathie parcourt la France. Les réunions publiques et les meetings se multiplient, organisés par les élus socialistes : on y retrace l'historique de la grève et, à leur issue, des collectes permettent de réunir des fonds. Le 25, un meeting a lieu à la Maison du Peuple à Paris ; un autre, au Tivoli-Vauxhall, réunit 6 000 personnes. Roubaix, Reims, Narbonne, Lille, Dijon organisent des rassemblements identiques. Les souscriptions ouvertes dans la presse socialiste ou indépendante (La Dépêche, de Toulouse, La Petite République, L'Intransigeant, Le Peuple, de Lyon) affluent. On donne de tous les coins de France. Lorsque les préfets ne s'y opposent pas, on organise des loteries dont le bénéfice va aux grévistes. À Paris les chanteurs ambulants font quotidiennement de substantielles recettes en chantant la chanson de la grève composée par Lencou.
À Toulouse, un grand meeting a lieu au grand théâtre du Capitole et, le 22 septembre, jour anniversaire de la proclamation de la République, un festival populaire se déroule dans la ville. À Carmaux même, la solidarité s'organise : les propriétaires décident de réduire de moitié les loyers des grévistes, et ce, pendant la durée de la grève. Les mineurs abandonnent une journée de salaire par mois au profit des verriers (les patrons d'ailleurs déclareront en chômage forcé plusieurs journées pour éviter le versement). On se préoccupe aussi de l'avenir et déjà une idée germe : la verrerie aux verriers. C'est Rochefort, pamphlétaire du Second Empire, ancien communard déporté, désormais propriétaire de L'Intransigeant qui, le 22 août lance l'idée, reprise par Le Radical du 2 septembre. Ce dernier signale que les menuisiers de Toulon ont créé une menuiserie ouvrière, qu'à Rive-de-Gier les grévistes ont constitué une « verrerie aux verriers » qui prospère. Après un mois de grève, ces marques de solidarité soutiennent le moral des verriers. Les collectes permettent au syndicat de distribuer des secours proportionnellement aux besoins de chacun. Une distribution exceptionnelle sera même effectuée pour la rentrée des classes et l'approche de l'hiver. La presse hostile fulmine. Dans Le Siècle, l'ex-ministre Yves Guyot n'admet pas que les conseils municipaux votent des subsides en faveur des familles de grévistes. Les verriers font appel à Dupuy-Dutemps, ministre des Travaux publics, député de Gaillac. Celui-ci leur répondra dans un discours à Albi : « Il n'y a en France que deux partis : le Parti républicain, parti de l'ordre, et le Parti socialiste, parti du désordre. »
Provocations patronales
La grève continue, en se durcissant ; les provocations patronales vont se faire très précises. On joue d'abord sur la division. Des agents du patronat passent dans les foyers et répandent le bruit d'un embauchage proche : les premiers inscrits seraient les premiers appelés... On offre des permissions spéciales aux soldats fils de verriers. Enfin, on essaie de démontrer que le vote de la prolongation de la grève a été truqué : on aurait trouvé, dans le trou du souffleur du théâtre où avait eu lieu le vote, des bulletins hostiles à la grève. Rien n'y fait.
Les assemblées générales quotidiennes étant toujours aussi fréquentées, on va tenter une nouvelle méthode : les arrestations. Fin septembre, le préfet Doux vient en inspection. Pour le moindre motif on pratique des arrestations, aussitôt suivies d'un jugement devant le tribunal correctionnel d'Albi, la Cour de Toulouse confirmant les peines en appel. Aucouturier, membre du comité de défense et conseiller municipal, est condamné à quatre mois de prison « pour avoir tenté, au cours du mois de septembre, à l'aide de violence ou de menace..., d'amener ou de maintenir une cessation concertée du travail dans le but de porter atteinte au libre exercice du travail ou de l'industrie ». Belin, qui « apparaît comme un meneur dangereux et un futur orateur de réunion publique », écope de quarante jours sous l'accusation d'avoir injurié la police – le collaborateur du préfet n'ayant rien entendu mais ayant vu remuer ses lèvres... C'est encore la femme Hauser qui, pour avoir dit à un jeune voulant reprendre le travail : « Fainéant ! Si tu n'as pas de pain, je t'en donnerai ! », se voit condamnée à quatre jours pour délit de tapage injurieux. C'est enfin le sieur Huntziger qu'on condamne à quarante-cinq jours pour avoir déclaré : « Ceux qui accepteront de reprendre le travail seront des fainéants. » Ni la division ni les arrestations n'apportent, cela dit, les résultats escomptés. Aussi, Rességuier trouve une autre solution. Les manœuvres d'embauchage s'interrompent à Carmaux. On organise alors dans le Nord et dans la Loire des tournées de propagande. Seize hommes seront envoyés de Rive-de-Gier ou les patrons les ont obligés à partir sous peine de chômage. Des convois arrivent à Carmaux, souvent des ouvriers que l'on a copieusement fait boire. Quelques-uns, constatant la situation, se présentent au comité de grève et déclarent avoir été trompés : on leur avait dit que la grève était terminée. Ils décident de repartir. Pourquoi cette précipitation de la direction ? Raisons d'ordre économique ? La production est toujours paralysée après deux mois de grève, des marchés sont perdus. Raisons politiques ? La Chambre des députés doit se réunir le 22 octobre et les socialistes vont intervenir si la reprise n'est pas effective, et ainsi donner une nouvelle dimension au conflit.
L'état de siège
À Carmaux, les vexations et les arrestations redoublent. Mieux ! Rességuier provoque un rebondissement inattendu : il se plaint d'un coup de révolver qu'on aurait tiré sur lui en pleine rue. Ce « coup de pistolet confidentiel » (dixit Camille Pelletan dans Le Rappel) lui aurait troué la redingote ! La presse est sceptique et incrédule : comment I'assassin aurait-il pu s'échapper dans une rue remplie de policiers ? Un homme sera pourtant arrêté : le jeune Guilhem, connu pour ses idées anarchistes. Emprisonné un mois, il sera relâché. Cependant Carmaux est mis en état de siège. Les fonds de secours des grévistes sont saisis, on perquisitionne. À l'hôtel Malaterre, un triple cordon de police boucle les issues pendant que les agents fouillent la chambre de Jaurès, celle aussi de Gérault-Richard, député de Paris, ainsi que les combles. Des patrouilles de gendarmes à cheval balayent la rue de la gare et la route nationale. Les passants sont malmenés avec violence. Le commissaire spécial Frendel se tient, habillé de son écharpe et révolver au poing, à l'angle des deux rues. Alors que la Chambre des députés va se réunir, le travail reprend à la verrerie. Trois fours sont allumés, mais peu de verriers carmausins sont là, moins d'une dizaine. Le travail est loin d'être sérieux : disputes, flâneries, incapacité des nouveaux arrivants (certains ont été recrutés parmi les terrassiers de la route Quillan-Rivesaltes). Néanmoins, le plan de Georges Leygue, ministre de l'Intérieur, est réalisé : quelques fours fonctionnent.
Intervention gouvernementale ?
Au Parlement, après un discours de près de cinq heures et demie, Jaurès dépose l'ordre du jour suivant : « La Chambre, convaincue qu'un haut arbitrage moral peut seul résoudre ce conflit, invite M. Brisson (président de la Chambre) à accepter d'être l'arbitre. » Brisson hésite, mais Leygue, lui, refuse et réfute tout : « Un troisième tour a été allumé, la troisième équipe est prête ; il y aura 593 ouvriers. Avant la grève il y en avait 675, donc la grève est terminée. » Évoquant le manifeste envoyé par les verriers de Carmaux à tous les verriers de France, il le qualifie « de véritable déclaration de guerre ». Bonne âme, il conclut : « Le gouvernement a agi avec justice et il ne Iui reste plus, le conflit étant terminé, qu'à soulager les misères que la grève a fait naître. » Le vote de la Chambre est négatif, Jaurès est battu. À Carmaux, c'est la déception des verriers et le triomphe de Rességuier. Triomphe de courte durée, car le 29 octobre, le ministère Ribot fait place au ministère radical de Bourgeois, qui est bien décidé à résoudre le conflit. Des arbitres sont nommés.
La grève n'est cependant pas terminée. Rességuier n'est pas d'accord. « Le conflit de Carmaux ne comporte pas d'arbitrage ; le choix du personnel doit appartenir exclusivement à chaque citoyen. Le jour où il en serait autrement, toute liberté serait anéantie, l'industrie française serait perdue au détriment des ouvriers eux-mêmes et au grand avantage de l'industrie étrangère. » Malgré toutes les pressions, le patron refuse. Aussi, plus de trois mois après le début de la grève, le 10 novembre, « les ouvriers verriers et similaires de Carmaux, réunis au nombre de 850… constatent que M. Rességuier, en exigeant le sacrifice préalable de plusieurs d'entre eux, se refuse à foutes négociations... Ils demandent d'urgence aux pouvoirs publics la protection légale des syndicats... Ils décident en outre de fonder une verrerie aux verriers qui donnera du travail à tous ceux que M. Rességuier ne reprendra pas, et ils s'engagent à continuer la lutte unanimement. » Restait à trouver les fonds nécessaires à l'entreprise...
S'organiser eux-mêmes
Le 13 novembre, Rochefort télégraphie à Jaurès pour lui annoncer un premier don de 100 000 francs or – somme énorme à l'époque où un ouvrier de l'automobile de la région parisienne gagne environ 6 francs par jour ouvrable, aux dires de Pelloutier –, provenant d'une septuagénaire vivant chichement, Mme Dembour (à qui d'ailleurs on intentera un procès). À Carmaux, le travail reprend pour ceux que Rességuier veut bien embaucher ; les ouvriers malades et une vingtaine de membres du comité de grève sont renvoyés.
Une nouvelle aventure commence pour les verriers grévistes : la construction de leur entreprise. Après bien des discussions, le choix se porta sur Albi, où les terrains étaient moins chers et le charbon meilleur marché. Le 25 décembre, dans La Dépêche, à la fin d'un appel pour la souscription, Jaurès écrit : « Le succès doit être assuré pour montrer que l'on n'est pas des parleurs inconsistants, qui effleurent toutes les grandes questions et qui n'en résolvent aucune... En démontrant que les ouvriers peuvent s'organiser eux-mêmes, se discipliner eux-mêmes, elle accoutume les esprits à l'idée d'un affranchissement général des salariés et d'une organisation sociale nouvelle... »
André BORDEUR
[Sources : journaux de l'époque, surtout La Dépêche, de Toulouse.]
Le Peuple français, n° 16, octobre-décembre 1974, pp. 29-31.
12.05.2025 à 13:46
F.G.
■ S'il fallait démontrer que nous avons les admirations fidèles, l'attesterait sans nul doute celle que nous nourrissons pour l'écrivain vagabond et libertaire Georges Navel (1904-1993), qui a fait l'objet, en 2003, à l'époque où nous paraissions en revue (papier), d'un double numéro spécial d'À contretemps, publication reprise en volume en 2011 . Dans un excellent article qu'elle lui avait consacré – « Le travail de la main à plume » –, Arlette Grumo y écrivait : « Auteur d'un seul livre (…)
- En lisière■ S'il fallait démontrer que nous avons les admirations fidèles, l'attesterait sans nul doute celle que nous nourrissons pour l'écrivain vagabond et libertaire Georges Navel (1904-1993), qui a fait l'objet, en 2003, à l'époque où nous paraissions en revue (papier), d'un double numéro spécial d'À contretemps, publication reprise en volume en 2011 [1]. Dans un excellent article qu'elle lui avait consacré – « Le travail de la main à plume » –, Arlette Grumo y écrivait : « Auteur d'un seul livre sans cesse remis sur l'ouvrage – Chacun son royaume, Parcours et Passages n'étant finalement que d'admirables variations de Travaux, son premier livre –, Navel, écrivain de la “vie ordinaire”, inscrivit avec constance ses pas dans ceux de sa classe – dont il s'affirmait “moralement” solidaire. Mais, au-delà, de cette belle fidélité, ce “Navel, du Syndicat des terrassiers” – comme il l'écrivit à un juré du Goncourt – était d'abord un insoumis définitif, un réfractaire à tout enfermement, un franc-tireur de l'écriture. »
Datant d'avril-mai 1975, l'entretien de Georges Navel que nous reprenons ici fut originellement publié dans le premier numéro de la revue Les Révoltes logiques, paru au quatrième trimestre de 1975.
Retranscrire fidèlement du Navel est tâche impossible. Quiconque l'a entendu parler sait que le charme de son oralité, faite de silences suspensifs, d'hésitations réflexives, de quêtes des mots justes, d'allers et retours continuels, ne résiste pas à sa transcription. Lui-même le disait d'ailleurs : « L'enregistrement vocal exige la même voie de transmission. Il se fait par rapport aux gens auxquels on parle. On voit leurs yeux, ils ont compris, on ne s'étend pas. » Cette difficulté, nous l'avions déjà affrontée, en 2003, dans la transcription d'un entretien qu'il avait accordé à Phil Casoar sur son « aventure espagnole » au temps de la révolution sociale et dénouée en n'hésitant pas à retravailler l'entretien transcrit pour lui donner une forme écrite simplement lisible. C'est le même choix que nous avons opéré ici, en partant de sa version parue dans Les Révoltes logiques. Nous ne pensons pas nous être trompés, mais nous devions en avertir nos lecteurs. Et conclure en les incitant à lire Georges Navel, et notamment les dernières éditions ou rééditions qui ont récemment paru : Passages (L'échappée), Contact avec les guerriers (Plein Chant), Parcours et Près des abeilles (Gallimard). Ils ne le regretteront pas.– À contretemps.
À dix ans, dans les années 1914-1915, j'ai vécu près du front. Ma famille habitait aux environs de Pont-à-Mousson, un petit village qui s'appelait Maidières. C'était à 2 km du Bois-le-Prêtre ; Bois-le-Prêtre, eh bien, c'était les tranchées, ça ne se battait pas férocement, mais enfin il y avait des attaques, des obus, la vie près du front, quoi… Et la rencontre, une rencontre qui pour moi a été très heureuse, des marins, des gars du génie. Ce qui fait que quand j'avais dix ans, les bleus de la classe 16 se sont amenés. J'aurais pu leur parler comme d'égal à égal parce que j'avais plus d'expérience... Bon voilà. Mais j'ai quand même connu la guerre, j'en ai un souvenir. J'ai retrouvé parmi les soldats des gars qui ressemblaient un peu à mon frère Lucien par les idées, j'ai connu des socialistes. Une escouade de la Territoriale qui logeait chez nous, qui dormait par terre, sur des matelas ; eh bien j'entendais leurs discussions, je savais ceux qui étaient socialistes et ceux-là nous étaient sympathiques. Il y avait un gars barbu qui était auvergnat, je l'entendais dire : « Ces patriotes à la graisse de chevaux de bois, ils commencent à me plaire. »
Lucien était libertaire...
Oui c'est ça… Ils étaient assez rares, les libertaires. Il en avait fréquentés. Premièrement, il était allé à Paris. C'était un révolté. Par la vie des usines, par l'exploitation. Il avait participé à des grèves, même s'il n'y en avait pas beaucoup en Lorraine. Jeune, il avait donc fréquenté les groupes libertaires de Nancy ; fallait qu'il aille à Nancy pour rencontrer des copains, et puis à Paris. Quand il avait été adolescent, ramassé sur le trimard, il avait vu la misère de près. Et puis il recevait les canards. De temps en temps chez nous, les gendarmes apparaissaient pour fouiller sa valise, pour perquisitionner. Alors, après la guerre, quand il revient...
Votre frère avant-guerre était contre la guerre...
... et puis il s'est engagé, oui…
Comment vous expliquez ça ?
II ne faut pas oublier que dans le mouvement, les « grands » – Kropotkine, Jean Grave… – ont signé le « Manifeste des Seize ». Ce manifeste soutenait le bien-fondé de la position de la France. Nombreux d'ailleurs étaient ceux qui considéraient que la cause du droit et de la civilisation était de ce côté-là. À l'envers du Marx de 1870, en somme, qui, lui, préférait le triomphe de la Prusse avec l'idée que, si les Français prenaient une déculottée, ça rabattrait le caquet aux ouvriers parisiens. Là, les signataires du manifeste souhaitaient que la cause alliée triomphe ; ils ont peut-être, probablement, fait une erreur – elle leur a été reprochée –, mais ils l'ont faite au nom de certains principes, d'un attrait historique pour la France. C'est le cas pour le père Kropotkine. Il n'était pas le seul, c'était un mouvement : Sarajevo, l'attitude de l'Allemagne… Beaucoup ont perdu les pédales, mais les ont récupérées assez vite, dans les premiers mois ou dans l'année. Monatte, lui, et quelques autres, ne les ont pas perdues, mais pour des raisons qui m'échappaient alors. J'avais dix ans, je le rappelle. Moi, je suis surtout marqué par le retour de Lucien, mon frère. Après Maidières, nous nous sommes réfugiés à Lyon, en 1917 ou 1918. C'est par mon frère que je fréquente le groupe des syndicalistes ; et puis il y a tout ce qu'il me raconte, tout ce qu'il me dévoile.
Je l'ai dit, c'est un bouleversement que je ne souhaite pas aux adolescents de connaître. Je faisais confiance au monde des adultes, à leur sagesse, je croyais au respect. Et puis tout d'un coup, mon frère – c'était un frondeur, mon frangin – me dit en parlant des patriotes : « Ce sont des abrutis, des inconscients, on leur bourre le crâne ». Et il me révèle qu'il y a les marchands d'armes, l'exploitation industrielle, qu'on est de la chair à canon, etc. Ça tombe comme un couperet. J'ai fait, dans Parcours, un portrait des militants syndicalistes, de ces hommes bien, de ces militants de la première CGT. Ces gens qui lisaient, c'était des syndicalistes révolutionnaires – ou anarcho-syndicalistes. Ils avaient de la trempe. D'origine paysanne pour la plupart, ils étaient devenus ouvriers. Ils avaient de l'esprit, du bagout, de la force...
Ils étaient ouvriers qualifiés ?
Oui, ouvriers qualifiés, et pleins de ressources. Je suis de ceux qui pensent que les idées de révolte confèrent un certain génie. On peut les perdre, certes, ces idées, mais elles prédisposent à passer au crible de la critique un peu tout. De temps en temps, quand il y avait des discussions entre militants sur la société future, ça ne manquait pas d'humour. Ils se rendaient compte qu'il y aurait beaucoup de difficultés. Là où ils étaient positifs, c'était dans la lutte contre la guerre, leur action pour les lendemains qui chantent. À l'époque toute leur sympathie allait à la révolution russe...
Comment a-t-elle été perçue dans le milieu où vous viviez ?
Le milieu, c'était les copains, une petite société. Là, on la voyait comme une grande espérance, cette révolution. Lénine, Trotski, on connaissait leurs noms. Les soviets… On ne savait pas exactement ce que c'était que ces conseils d'ouvriers et de paysans – la forme de la dictature du prolétariat, nous disait-on –, mais on les regardait avec sympathie. J'avais assisté à un petit échange entre mon frère Lucien et le père Bécirard – dont j'ai fait le portrait dans Parcours –, qui était le type même de l'ouvrier-tribun. Il avait de l'allure, Bécirard, il parlait bien. « Tu sais, disait-il à Lucien, les masses sont indécrottables. Quand elles rentreront de la guerre, elles reprendront leurs pantoufles. » C'était des militants qui avaient le sens du tragique, mais ça ne les empêchait pas de lutter. Sans se créer de fausses espérances. Ils étaient défaitistes, ils étaient contre la guerre. Mon frangin, lui, avait participé aux manifestations défaitistes, en 17. Je connaissais déjà, quant à moi, des déserteurs. Dans le groupe de la Jeunesse syndicaliste, il y avait un gars dont je me souviens si bien que je pourrais en faire le portrait. C'était un ajusteur, très porté sur l'humour, à l'accent très parigot. On l'appelait « Mémoire chancelante », il était « désert' » – mais il n'était pas le seul, il y en avait deux ou trois parmi les mobilisés. Il avait trouvé un truc : il achetait du lait pour que sa logeuse soit convaincue qu'il était malade. En entrant chez sa logeuse, il toussait. Au boulot, il ne toussait pas. Pour expliquer sa présence à l'usine à ceux qui s'inquiétaient des embusqués qui échappaient à la mobilisation, « Mémoire chancelante » prétendait qu'il risquait une rupture d'anévrisme et qu'il ne lui fallait surtout pas soulever de fardeaux. Il y avait une sorte de chaleur entre nous. Nous faisions famille, en somme. Quant aux premières rencontres avec les aînés, ce fut, pour moi, comme un éblouissement. Ils avaient de belles gueules. Certains ressemblaient à Jésus-Christ ou à des penseurs. Ils lisaient. Ils vouvoyaient. Ils incarnaient la sympathie et la force. Parce que, parmi la classe ouvrière, les gars au boulot, il y a aussi de bonnes brutes.
J'ai commencé à travailler très tôt, à douze ans et de mon propre gré, chez le père Durand. C'était un gars de Montélimar. La guerre avait permis la création de beaucoup d'entreprises. Durand avait loué un terrain vague, monté quelques baraques et il y retapait du bidon de soldat et des casques bosselés : on faisait de l'étamage. Moi, je travaillais à côté de l'étameur, les pattes dans l'acide, dix heures par jour. Plus tard, j'ai bossé, à Lyon, avec des femmes et dans une meilleure ambiance. J'avais plaisir au boulot. J'étais réactif. Comme chez nous on est obligé, en somme, d'aimer le boulot, j'aimais le boulot. C'était avant le dévoilement, avant que je commence à comprendre quelque chose à la vie et à la société. Des conversations que j'avais, gamin, avec mon frère, tout ce que j'ai compris, c'est qu'on était une classe inférieure, parquée et méprisée. Du bétail en somme. Il ne s'est pas passé longtemps pour que je le comprenne. À quatorze ans, j'ai décidé que je ne passerais pas ma vie dans ce monde-là. C'est à ce moment qu'à peine converti aux idées avancées j'ai essayé de foutre le camp en Algérie, pays où, môme, j'avais vécu quelques mois comme réfugié. Je me suis dit : plutôt le pays du soleil que l'usine et ses règlements. Mais je crois que ce dévoilement fut un peu brusque. Mon frangin y allait un peu à coups de maillet. En plus, il n'y avait pas que mon frangin. J'avais lu La Vie tragique des travailleurs des frères Bonneff sur les conseils des gens de la Jeunesse syndicaliste, qui n'étaient pas des jeunes – ceux-là étaient mobilisés à Lyon –, et venaient d'un peu toutes les régions de France, avec des idées syndicalistes en tête et des livres dans leurs besaces.
Et les grèves de 1917 ?
Les grèves de 17 ont eu lieu dans les grandes boîtes. Nous, on était dans une petite boîte. Il faut bien se dire qu'en général, les gens sont passifs et que la guerre n'arrange rien. En 17, quand je voyais passer un drapeau rouge et des grévistes dans la rue, pour moi c'était la révolution. J'allais à la Bourse du travail, il n'y avait pas de bagarres, les orateurs parlaient de leur rencontre avec le ministre – je crois que c'était Albert Thomas [2] – à qui ils demandaient une augmentation. Il y avait des grèves, évidemment, mais aussi des courants d'idées, des émeutes, l'insurrection, la révolution en Russie, les mutineries au Chemin des Dames, tout cela se rejoignait. C'était comme un tissu, mais qui n'existait que pour les plus conscients, les militants. Ces idées passaient dans les discours et se communiquaient. Y'en a marre de la guerre, par exemple. Les gens qui n'y pensaient pas à ces idées se trouvaient donc entraînés, simplement parce qu'ils étaient là, qu'ils bossaient à tourner des obus. Quand mon frère était présent, j'avais des explications. L'amélioration du monde, la société future, on en parlait. Il me disait : « Tu comprends, quand il n'y aura plus de douaniers, plus de flics, plus d'armée, tout le monde travaillera ; il n'y aura que les malades qui ne travailleront pas. » Dans son esprit, tout s'organisait. En attendant, les gens qui développaient une sorte de pensée, il fallait qu'ils se retrouvent – comme dans une Église, en somme, même s'ils sont libres –, il fallait qu'ils voient leurs copains, qu'ils parlent des même choses, qu'ils se fortifient ensemble. J'allais avec mon frère à la Libre Pensée. On y rencontrait des socialistes. Il y avait des réunions fréquentes. En tout cas, je sais qu'à quatorze ans j'étais capable de faire le procès de l'action de Clémenceau.
Par la suite, il y eut la période des grands cortèges, des grèves, des occupations d'usine – de 1918 à 1920. Tout ça on le suivait, mais aussi les événements de Hongrie [3]. On s'exaltait de mots. Puis vint la retombée, l'échec de la grève des cheminots, le lock-out. La chambre patronale faisait le tri et n'embauchait plus les militants. Mon frère Lucien avait été assez violent, il s'était colleté avec un officier de police à la porte de son usine. On est venu à son domicile et il a foutu le camp à Paris. Après être revenu, il ne trouvait plus de travail et fut obligé de devenir manœuvre. Il a toujours dit qu'il avait un ange gardien. Par exemple, ce flic qui est venu le voir pour lui proposer… d'être mouchard. Au-delà de l'anecdote, ce fut la répression pour quelques années.
Vous avez travaillé chez Berliet, comment ça se passait ?
Avant Berliet, j'ai été manœuvre sur un chantier du bâtiment, je bossais 11 heures par jour, je gagnais autant que mon père et j'étais content de me faire une bonne paye. Un peu sur le modèle des sportifs, j'étais dur à la tâche et, comme chez tous les gamins, j'aspirais à la croissance, à devenir un homme. Vers quinze ans, j'étais donc manœuvre. Je tirais ma carriole. Là, j'ai rencontré un militant que j'avais connu à la Jeunesse syndicaliste. Lyon, ce n'était pas une ville où les hommes étaient atomisés. Ils se voyaient, les gars. Il y avait des liens de camaraderie. Pas de voitures, à l'époque, pas de trucs pour aller à la campagne, ils se rencontraient. C'était une tribu, les copains... Je rencontre donc Nury, un ajusteur, un Ardéchois, qui me dit : « Écoute, si tu veux, viens, tu pourrais embaucher à ma boîte. » Son patron, c'était Ladouard, ancien secrétaire de la métallurgie devenu petit patron qui travaillait derrière son tour. C'était l'exemple même du petit patron qui a toujours des relations d'estime professionnelle avec ses copains, qui n'est pas devenu un jaune. J'ai fait un apprentissage rapide d'ajusteur, j'ai tenu le balai pendant assez longtemps et j'ai fait des trucs plus difficiles.
Quand j'ai commencé chez Berliet, j'avais dix-huit ans. Là, c'était la grande boîte, l'usine de Vénissieux. Pour moi, enfin pour les outilleurs, c'était pas mal – même si on appelait la boîte « le bagne Berliet ». L'usine en hiver, le même train-train tous les jours : objectivement, je n'étais pas trop mal, j'avais un bon contremaître qui ne m'embêtait pas. Mais j'avais des crises. Des choses s'entrecroisaient, en somme. J'étais plutôt végétarien et buveur d'eau. Être végétarien, bouffer peu, en hiver et en pleine croissance, ce n'était pas simple. En plus je n'habitais plus avec ma famille et l'époque – 1922 – ne portait plus d'espérance. Comme j'étais un peu trop lucide sur moi-même, il me fallait un contrepoids de vie physique à mon existence.
Quels étaient les rapports entre les outilleurs et les autres ouvriers ?
Les rapports qu'on peut avoir en usine, c'est-à-dire aucun. D'autant que les outilleurs travaillaient derrière leur grillage, sans contact avec l'atelier. Par ailleurs, ce n'était pas une période d'agitation. Il n'y avait aucun mouvement. Le syndicat… néant ! En même temps, en 1922, j'ai croisé des gars parmi les outilleurs, des copains italiens qui avaient fait les combats de rue, je savais qu'ils étaient antifascistes, qu'ils avaient combattu. À cette période, c'était le grand reflux des gars qui avaient passé la frontière et avec lesquels on se retrouvait au boulot. Ça ne faisait pas beaucoup d'échanges sur les conditions de travail. Dans Travaux, j'ai parlé d'un copain, un aîné, Vacheron, qui avait 26 ans à l'époque et une sorte de gravité, de maturité. Bon ouvrier, il avait été syndicaliste, puis était devenu anarchiste individualiste. Il avait l'impression qu'il n'arriverait à la culture qu'en changeant de situation. Fallait faire son boulot, disait-il. Ce serait trop long de définir cet état d'esprit, une croyance dans la perfectibilité individuelle. On avait de la sympathie pour lui parce qu'il avait été délégué, on se connaissait. Nous étions marqués comme peuvent l'être des copains au sens où nous l'entendions, des copains qui lisent, des copains philosophes au fond, qui réfléchissent, qui critiquent, qui ont des idées, qui gardent les yeux ouverts, des copains conscients, en somme.
Où avaient lieu ces échanges d'idées, cette fraternisation ?
Dans les groupes. À Lyon, par exemple, il y avait, rue Marignan, le groupe libertaire, mais aussi le groupe des anarchistes individualistes, dit du Libre Examen. Le groupe libertaire était formé de compagnons d'un peu tous les métiers : des terrassiers, des peintres, des mécanos. Il y avait aussi des causeries, des polémiques aussi, par exemple sur Clérambault, le livre de Romain Rolland. En 1921, Million, secrétaire de l'Union des syndicats du Rhône, tenta de fonder une petite université populaire. On l'a appelée l'Université syndicale. Million, qui était réformiste, cherchait à former des militants préparés, mais tout ça n'a pas été suivi d'effets. Ça manquait d'éléments conscients de la tâche. Tout se faisait au petit bonheur la chance. Au même moment se créa un groupe qui aurait dû s'appeler « Jeunesse syndicaliste », mais prit le nom de « Jeunesse ouvrière ». À travers les influences exercées sur nous, les journaux que nous lisions, nous étions plutôt libertaires. Je me souviens du Réveil de l'esclave, de La Mêlée, de L'En-dehors. La cogitation intellectuelle allait très vite. Paraissait aussi un petit canard, créé par un armateur de Paris, qui s'appelait L'Ordre naturel, et qui défendait les thèses de l'École de Manchester, de Bastiat, de Spencer : il était antiétatique et antinationaliste et sa doctrine c'était le laissez-faire absolu. Pas de coalitions ouvrières, pas de trusts, pas d'interventions de l'État – ou suppression de l'État –, supra-nation. Ça imbiba très rapidement certains d'entre nous, dont un copain qui ne jurait plus que par Bastiat. En fait, ça contribua à démolir le groupe. Quand je discutais avec ce copain qu'on appelait Marcel, je lui disais : « Mais, Marcel, les hommes, c'est pas des boîtes d'allumettes ». Moi je me sentais très faible sur la théorie de la valeur, les lois de l'offre et de la demande, l'économie politique. Mon père travailla quarante ans à l'usine de Pont-à-Mousson. J'ai toujours eu un sentiment très vif, viscéral, d'appartenir au monde des serfs. Je l'avais en moi, ce sentiment. Je l'ai senti, à Lyon en octobre 1915, en revenant d'Algérie où j'avais passé six mois comme réfugié. Quand j'ai retrouvé ma famille à Lyon, j'ai eu le sentiment qu'on était mieux, qu'on avait échappé à la domination de la grande boîte, aux jetons pour aller à la coopérative, à la paye insuffisante.
J'ai en tête une discussion au sein du groupe lyonnais auquel j'appartenais – j'avais 19-20 ans. Appartenir à un groupe, c'était vivre la même aventure : quand les copains se dispersaient ou étaient bouffés par une sorte de disponibilité, ils n'entretenaient pas la foi, mais la critique ; ils s'ouvraient à justement ce qui pourrait nous démolir… On appelait ça la liberté d'esprit !
Je voulais voyager pour voir. À cette époque, je me sentais assez bien armé. Il y avait encore des groupes, je savais que dans telle ou telle ville où je pourrais aller, je retrouverais des copains. En 1925, j'ai repris mon projet, je suis parti vers l'Espagne : je me suis confronté à des travaux un peu au hasard de ma route, des travaux physiques. J'avais besoin de vivre au grand air. J'ai compris que ça m'équilibrait, que la critique aurait fini par ronger mon sentiment vital. À l'automne, je suis revenu vers les livres, les copains, l'usine à Lyon. J'ai eu l'occasion, à la fin de l'année 1926, d'être encore à Paris, mais le chômage venant, j'ai dû repartir dans le Midi bosser. Puis est arrivée l'année 1927 : j'avais été ajourné deux fois pour l'armée. J'étais passé deux fois devant le conseil de révision, avec des certificats. J'avais pas du tout l'intention d'être militaire, c'est la marque que m'avaient laissée les idées libertaires, l'idée que l'individu n'est pas le sujet de l'État ni même celui de la société. Ce contrat-là, je n'en voulais pas. Je n'étais pas sûr, moi, que le communisme soit possible, mais ne pas être militaire c'était mon bout de certitude. Et puis je ne pouvais pas, quoi, physiquement, enfin, totalement, je ne pouvais pas être militaire. J'avais été très accommodant, je n'ai pas été objecteur de conscience, je suis allé à l'armée pour être réformé. J'avais que six mois à faire parce que j'avais été déjà ajourné deux fois, et j'allais dans un corps d'armes assez privilégié : la DCA. Je suis allé à Toul, j'ai fait ce que je pouvais pour être réformé. J'avais 23 ans et l'impression que j'allais perdre six mois d'un temps extrêmement précieux. J'y ai passé trois semaines et je suis parti, je suis revenu à Paris.
La situation à Paris n'était pas très facile, j'ai pu embaucher chez Citroën avec les papiers d'un copain qui était lui-même insoumis. À l'époque, les bureaux d'embauche ne regardaient pas, ils avaient besoin d'outilleurs. C'était chez Citroën à Saint-Ouen. J'ai commencé dans un service d'entretien général, il y avait un certain désordre, ça cafouillait, je travaillais de nuit, on ne foutait pas grand-chose... Mais enfin, c'est dur le boulot, j'ai travaillé quelques mois et j'ai pris des vacances ; j'ai dit à mon chef que j'étais malade, que j'avais besoin de me reposer, que je reviendrais. Quand je suis revenu, j'ai repris dans une autre équipe où le boulot était extrêmement dur. Ça tenait aux conditions : quand, à la chaudronnerie, tous les ateliers se trouvaient réunis et qu'on devait faire un boulot de précision... (c'est le point qui m'a déterminé un peu à écrire Travaux), là, j'ai eu l'impression de vivre l'expérience des hommes primitifs quand ils étaient en face des diplodocus ou des dinosaures. Les monstres avaient changé. Désormais, c'étaient des machines. Alors, la vie vous dépasse, le sentiment naît d'être dans la société sans avoir droit à la vie. Quand on est dans la condition ouvrière, on est soumis, on peut râler mais on se plie aux conditions faite aux ouvriers, on est comme les autres, quoi, égaux dans l'exploitation, on ne lâche pas le peloton, car si on le lâche, on est dans la faiblesse. À cette époque, j'ai été blessé à la main : pour la première fois, je n'ai pas pris de feuille d'assurances, je suis resté avec un gros pansement à l'index, puis j'ai bossé. Ça m'avait d'ailleurs valu la sympathie du docteur ! Plus tard, le boulot est devenu plus difficile encore : la fatigue, le bruit, j'en avais ma claque. Je suis retourné voir le docteur, qui m'a facilité une embauche chez Citroën à Levallois : là, pas de vacarme, pas de grosses machines, du bruit mais normal... Mais commença une pratique de contrôle qui n'avait jamais sévi chez les ajusteurs-outilleurs, dont le travail restait artisanal. Pour la première fois, j'ai été chronométré par des gens qui n'y connaissaient que couic, des jeunes gens qui n'avaient jamais travaillé. Ça obligeait à une sorte d'intensité dans l'effort, comme s'il fallait être le champion ! Ce n'était pas la chaîne, ce n'était pas du travail en série qu'on faisait. Tout le contraire : on faisait des instruments de précision qui devaient servir à mesurer des pièces pour des ouvriers spécialisés sur leurs machines. Ce sont des pièces isolées, mais si on avait besoin de quinze heures et qu'on nous en donnait huit, on avait des bons. Quand les bureaux avaient cafouillé, le contremaître, le chef d'équipe, prenait sur lui : « Je t'arrangerai ça sur un autre bon »…
Comme je ne sortais pas à midi... parce que les petits bistrots c'est la zizique, le joueur d'accordéon, le coude-à-coude, ça gueule, je bouffais quelquefois sur mon étau... Mes neuf heures, ça se traduisait par onze heures de présence : alors le soir, je marchais à petits pas. Quand je me retrouvais à l'hôtel, si ma femme froissait un journal, je commençais à chialer. J'avais le sentiment que je ne tenais pas le coup, que j'étais à la limite de l'effort, que je frisais l'hystérie. À un moment donné, sentant que je ne pourrais plus tenir, je suis allé revoir le toubib, je lui ai présenté ma main et mon index, je voulais une feuille d'assurances pour une opération qui rétablirait mon tendon. J'ai un peu insisté, mais il me l'a refusée et il a appelé le gardien de service. Je me suis servi de cet exemple, dans Travaux, je ne faisais que défendre la nécessité du syndicat, de l'union. Là, il n'y avait pas d'entraide, il n'y avait rien, pas de délégués, pas de recours...
Il n'y avait rien comme syndicat chez Citroën ?
Ils existaient peut-être, les syndicats, mais il n'y avait pas de syndiqués dans la boîte, pas de syndiqués qui se faisaient connaître, du moins…
Y avait-il des accrochages avec les chronométreurs ?
Nous, on ne les voyait pas, les chronométreurs, ce n'était pas le même système. C'était les manœuvres spécialisés travaillant sur des machines et qui faisaient des gestes répétitifs qui étaient chronométrés. Il y avait le démonstrateur, le régleur, habile à la machine, qui faisait le geste, il avait 150 pièces à faire ou 1 000, il avait calculé tant de temps, tu les gagnais ou tu les perdais, tu perdais ton bon... Mais nous, il ne pouvait pas y avoir d'accrocs, c'était simplement un temps fixé par quelqu'un qu'on ne connaissait pas – et depuis son bureau. Dans l'atelier où j'ai bossé quand j'étais à Saint-Ouen, les chefs étaient sympas : on faisait un dur boulot, à partir de lecture de dessins, dans de rudes conditions de bruit, sans outillage. Un atelier de mécanique de précision lié à un atelier de chaudronnerie et d'emboutissage où les machines font quatre mètres de haut, ça n'allait pas ! On ne voit pas un chimiste travailler parmi l'éclatement des obus !
J'ai été très réactif à la pollution, aux bruits, au malaise que produisent ces trucs-là. Il pouvait y avoir des incidents, de temps en temps, avec les gardiens, mais ce n'était pas à proprement parler des accrochages, des mouvements organisés.
Muni d'une feuille d'assurances, je suis allé à la clinique de la CGTU. La CGTU existait en tant qu'organisation, mais elle était faible. À cette époque, il devait y avoir de 25 000 à 35 000 gars au Parti. On en voyait, de temps en temps, qui vendaient L'Avant-Garde à la sortie de Renault et à qui on pouvait serrer la main, mais des gars un peu ouverts ou réactifs, on n'en voyait pas, même si on sentait parfois une certaine forme d'assentiment à certains propos chez ceux qui avaient des souvenirs. Le mouvement syndical s'est noyé. On en a d'ailleurs ressenti les retombées un peu partout : moins de fêtes populaires, moins de groupes, moins de trucs partout. Sur le chemin de Paris, en 1923, je me suis arrêté à la colonie de Bascons pour y retrouver des copains, des libertaires. C'était comme une secte qui se distinguait par un style de vie et la pratique du végétalisme. À Paris, il y avait le foyer végétalien de la rue Mathis, créé par Buteau, un gars qui avait connu Lénine. Il était sur la lancée tolstoïenne, si on veut, et faisait sien le principe épicurien de liberté par la limitation des besoins. Au foyer, il y avait des Italiens, chassés par le fascisme, des Russes, des Bulgares, pas beaucoup de main-d'œuvre immigrée proprement dite. Il y avait aussi une effervescence parisienne d'après-guerre. Au Dôme, notamment, c'étaient les peintres d'origine scandinave qui dominaient. Il y avait beaucoup de curiosité, un mouvement de vie intellectuelle, spirituelle, dont on retrouvait la réplique dans ce restaurant végétalien où ça remuait comme à l'Odéon en 1968, avec les mêmes interventions drolatiques !
Ce n'est plus le mouvement ouvrier à proprement parler, en fait, ce sont des échappées. Avec des retombées, des moments où l'on ne croit plus, n'espère plus, où l'on prête l'oreille à d'autres voix : la libération par l'illégalisme, la révolte ouverte, et peut-être même la révolte à tombeau ouvert. Le père Buteau, lui, croyait avoir trouvé une autre forme d'évasion de la lutte de classes, une libération par la limitation des besoins : vous êtes libres, vous n'êtes plus dans le carcan de l'usine, vous pouvez même rejoindre les champs ou la nature. Ces petites aventures dont je parle, ça aurait pu éclore autour du syndicalisme, de la révolte ouvrière. Je me souviens de mon vieux copain Nury, dont j'avais été l'apprenti. À quarante-cinq ans, il a dû laisser tomber la boîte de Ladouard. Sa femme a travaillé dans une coopérative de chaussures. Il me disait : « Oh, tu comprends, nous maintenant, on décroche… » Il y avait quelque chose qui s'était passé dans la génération de ceux qui ont eu vingt, vingt-cinq ou trente ans en 1914. Ils avaient cru à la grève générale, à la solidarité ouvrière, à la révolution russe. Ils avaient été dans de grands espoirs. Tout ça, d'un coup, c'était retombé. Alors ils se disaient : « Les masses sont indécrottables, ce sont tous des abrutis... ». Ceux qui le pouvaient, ils décrochaient... Mon frangin Lucien a décroché après les grèves de 1920, d'abord parce que les gars de sa boîte n'avaient pas été solidaires. Il avait ressenti comme une défection ouvrière. Quand Lucien fut menacé de poursuites, c'est le directeur de l'usine Zénith de Lyon où il travaillait qui, adepte des théories fordiennes – qu'il avait déjà appliquées à ses managers avancés –, s'était mis en tête de créer le bien-être par le fordisme en s'annexant les syndicalistes les plus militants. Il suffisait, pensait-il, de leur filer de bonnes places. Si Lucien avait été minimalement opportuniste, il serait devenu chef d'atelier.
Pendant un certain temps, j'ai éprouvé le sentiment qu'il n'y aurait peut-être pas la révolution, mais qu'un état d'esprit persisterait, fondé sur le refus d'entrer dans les rouages, sur le grignotage du système. C'était aussi un courant, le courant de la société future l' « ici et maintenant » des individualistes anarchistes qui faisaient petite société close, entre copains.
En 1928, je me retrouve chez Renault, dans un petit atelier très agréable, sans bruit ni temps compté. J'avais une blouse blanche. Il y avait là un gars assez intelligent, le père Calflèche, qui avait travaillé avec les Voisin, les premiers créateurs de l'automobile. Il avait connu les ouvriers de la première automobile. Calflèche, c'était une sorte d'autorité morale. Il ressemblait à Paul Valéry, petites moustaches, façon élégante de rouler sa cigarette, un côté parigot, fin. Dans l'équipe, il y avait des gars qui roulaient les épaules, qui parlaient argot un peu fortement. Pour le père Calflèche, j'étais le gars qui lisait, et ça, ça faisait une amitié. Je n'y étais pas mal dans ce monde, mais je pensais à un retour vers la vie, vers le Midi. Alors je suis parti. J'ai quitté ma compagne. À cette époque, je lisais une petite nouvelle de Gobineau, insérée dans Les Nouvelles asiatiques, avec un côté amour chevaleresque. Au fond, me disais-je, moi, si j'écrivais, ce ne serait pas autour de l'homo œconomicus, l'ouvrier. Si j'écrivais, je ferais passer l'homme dans beaucoup de trucs que la société ne peut pas satisfaire et que la révolution ne satisfait pas non plus, tout ce qui est relatif à la vie dans les profondeurs, au courant des aspirations. Toute société aspire à donner à tout un chacun ses 11 à 15 m2 de logement ou un peu de verdure ; elle a de la vie une définition purement matérielle. Moi, toute la vie qui m'est passée dans le carafon, c'est un peu grâce à la littérature que c'est venu, car ça ne vient pas tout seul.
En 1925, avant de partir vers les Pyrénées, j'avais expliqué mon projet à Malespine [4] : partir en Espagne, m'engager dans le Tercio [5], puis déserter et rejoindre le Rif pour me battre avec les Marocains. Ce n'était pas la cause marocaine en soi qui m'importait, mais j'étais porté par une sorte de vision stendhalienne, j'avais compris des trucs, je voulais vivre pour l'énergie, le développement physique. De toute façon je ne voulais pas être du côté impérialiste. Heureusement, je n'ai pas pu réaliser mon projet. Je suis arrivé à la frontière, je ne l'ai pas traversée ; le voyage avait un peu trop duré et la griserie du rêve s'en était un peu allée. Un copain m'a dit : « Surtout, ne va pas en Espagne, y a pas de boulot. Je ne lui avais pas parlé de mes projets… Reste ici, tu pourras t'embaucher, et effectivement, j'ai embauché. Une fois que j'ai travaillé physiquement, j'ai compris. Je me suis dit : tiens, les rêves ce sont des rêves où la volonté de faire ceci ou cela relève de l'instinct. C'est comme un langage qui envoie une sorte de message sur la vie physique, le besoin et l'emballement qu'elle procure… En réalité j'avais besoin de soleil et de grand air.
À Perpignan, je me suis rapproché de la tribu. Il y avait de très beaux arbres à l'époque dans cette ville, des platanes, c'étaient comme des fûts, une chose unique en Europe, ils ont été coupés, probablement à cause du vent. Là, j'ai rencontré un gars avec des cheveux un petit peu longs et des sandales ; il n'y avait que les anars qui portaient des sandales – un peu à l'imitation d'Isadora Duncan. Je me suis approché de lui, mais je ne savais pas parler l'espagnol. Alors je lui dis : « Anarchiste ? », ce qui était facile à deviner vu qu'il avait des brochures plein ses poches un peu flottantes. Le gars devait appartenir à la catégorie végétarienne et individualiste. Il me dit : « L'anarchisme est la perfección individual », puis il me présente ses copains, des copains qui travaillaient, des Catalans, des gars de la Fédération anarchiste ibérique (FAI). L'après-midi, je les ai suivis. Ils avaient une organisation un peu clandestine qui tenait réunion à la campagne, en petits cercles. Un peu plus tard, il m'a mis en relation avec l'unique libertaire de Perpignan, un copain dont j'ai oublié le nom, père de famille de deux enfants – sa fille s'appelait Vérité et son fils Spartacus. Lui, c'était un anarchiste œcuménique. Il plaçait dans les kiosques de Perpignan la presse anarchiste : L'En-dehors, journal d'Armand, qui avait succédé à La Mêlée, L'Idée libre, d'André Lorulot, petit feuille d'éducation populaire et sans doute aussi Le Libertaire.
En me rapprochant des copains catalans, j'ai rencontré Carlos, un maçon andalou qui avait vécu les années de répression qui précédèrent la dictature de Primo de Rivera, le temps des pistoleros. Enchaîné, il avait été baladé à travers l'Espagne. C'était un gars à l'aspect un peu arabe qui avait pas mal lu, mais avec qui on ne pouvait guère parler, car c'était un type froid. Quand il entendait les copains libertaires discuter, il disait : « Ce sont des enfants... ». Il en était revenu, en somme, de l'idée que les choses pourraient changer, il avait acquis une sorte de sagesse intérieure qui l'avait plongé dans la solitude, l'isolement. Ses seuls camarades, cela dit, c'était des révolutionnaires, des libertaires. Chef de chantier, il construisait une église de briques. C'était un beau chantier, le chantier de Carlos... Il est vrai que, quand on a vingt-et-un ans, on développe une sorte d'imagination poétique. Derrière les gars du chantier, je voyais des Velasquez. Il faut avouer que c'était une belle race, l'espagnole, elle n'était bouffée ni par l'alcoolisme, ni par le cynisme gaulois français.
C'est en 1932 que vous vous manifestez aux autorités militaires ?
Non, en 33… Ça n'a pas beaucoup d'importance, d'ailleurs. À l'époque, c'était difficile pour moi. Sans être réellement informé de ce qui se passait en Russie, je manifestais une vague sympathie à l'égard de la révolution russe. Si j'avais bossé chez un employeur bourgeois, il aurait dit que j'étais rouge. Dans le Midi, j'ai fait une expérience marquante : quand je travaillais sur les chantiers, j'existais physiquement. Par comparaison, quand j'ai bossé en usine, je me sentais diminué, je ne ressentais pas le même influx.
En somme, j'éprouvais que ce rapport qu'il pouvait y avoir entre une sorte de santé physique et le lyrisme – et même l'appétit pour la vie – n'opposait pas la vie physique à la vie mentale. Avant de quitter Renault, j'avais bien réfléchi à cela. Je m'étais dit que je n'étais pas disposé, pour être un bon ouvrier, à vendre ma cervelle. Car, en effet, pour être un bon ouvrier, il faut y mettre beaucoup de soi, ce qui signifie ne pas trop lire – et je lisais beaucoup – ou ne pas trop aller au théâtre – et je trouvais ma respiration au Vieux-Colombier à l'époque des Pitoëff et de Copeau. Je ne pensais pas qu'au boulot, je n'étais pas disponible que pour l'usine. Partant de cette réflexion, j'en suis vite arrivé à la conclusion qu'en devenant terrassier je ne vendrais ni mon intelligence ni cette part profonde de moi-même qui m'inclinait à rêver, à remuer, à aimer la vie. En fait, je n'étais peut-être pas doué pour être un as du travail en usine. Je me débrouillais pas mal chez Renault, mais je n'étais pas le compagnon le mieux payé ; ce n'était pas à moi qu'on donnait le boulot le plus difficile à faire. Il m'arrivait d'ajuster très bien une pièce au 1/100e, mais c'était parce que je m'étais trompé de 1 cm dans le tracé.
En 32, on avait ce sentiment – que certains « marginaux » peuvent encore éprouver aujourd'hui – qu'il fallait grignoter du temps au travail, ne pas être militaire, ne pas se marier, ne pas se prêter à l'exploitation. En attendant mieux, il fallait vivre. Fin 29-30 je suis entré chez Mossekoust, une société d'import-export qui avait un magasin de produits soviétiques : des dentelles d'Orenbourg, des poupées d'ici ou là, des étuis à cigarettes en bouleau, etc. L'affaire était sous la dépendance de la délégation commerciale soviétique. À l'époque, j'habitais Auteuil. Moi ce truc de la grande ville, même pas mal, ça ne m'allait pas, je ne m'y sentais pas bien. Je suis donc retourné dans le Midi. J'ai pris la pioche. C'était dans la région de Cavalaire ; je revenais pour trouver une petite propriété à louer et finalement je l'ai eue. Pendant deux ans et même si la vie n'a pas toujours été facile j'étais – poétiquement, je veux dire – dans une sorte d'accord, j'éprouvais un sentiment lyrique de la vie, je travaillais avec un certain plaisir, je n'étais ni dans l'ennui ni dans le regret. C'était une sorte d'existence des plus agréables, mais qui, à la fin, au bout de deux ans, me parut limitée. Ça tombait bien parce qu'il s'est trouvé que mon propriétaire avait besoin de reprendre le domaine qu'il m'avait loué pas cher.
De là, je suis parti pour Nice où j'ai retrouvé un pote, Isaac Fresco. Il était venu me visiter dans mon petit domaine. Il était végétalien, Fresco, il m'a donné à manger quelques petites salades et des cacahuètes le soir, 10 balles de temps en temps. J'ai fini par trouver un boulot, mais j'étais quand même passé près de la cloche. C'était une expérience… Quand je me suis retrouvé à Paris, c'était le Paris des clochards, le Paris des soupes populaires, du chômage, y avait pas de boulot. Au fond, à l'époque, c'est comme si j'avais dû réviser mes principes. Je n'ai pas touché au marxisme, mais je m'intéressais au parti des bolchos, des vestes de cuir, je lisais L'Huma. Il faut dire que je ressentais un grand malaise dans les quartiers d'Auteuil, le grand bourgeois entrant dans son auto, tout ça... Mieux vaut pas trop ressentir les choses en prolo révolté, quoi, mais enfin, à l'époque, c'était un peu comme si j'étais battu... Pas par l'objection de conscience mais par le grignotage, qui ne prévoyait pas les crises cycliques ! Apparemment, donc, il n'y avait que l'action révolutionnaire. À l'époque, j'avais retrouvé à Lyon, dans l'entourage de Malespine, Pierre Laurent Darnar, journaliste à L'Huma du temps de Gabriel Péri. Il était devenu bolcho. Je sentais que je me rapprochais. Et puis j'en avais marre, j'avais sept ans d'illégalité, ça devenait gênant. Alors j'avais décidé qu'un jour je me rendrais aux autorités et que j'apprendrais à me servir d'une mitrailleuse...
Il y avait les meetings, il y avait L'Huma. Quand je suis rentré à Paris, j'ai retrouvé ma compagne. Elle était chômeuse et vivait dans un petit meublé où je ne pouvais pas rester parce que le concierge m'aurait repéré. Le copain qui m'avait préparé des papiers vivait aussi à Paris ; j'avais donc une double identité à la même adresse. Comme il fréquentait un cours à la CGT, un cours sur le marxisme, il y rencontra un gars qui s'appelait Bertholet, un Suisse qui appartenait à un mouvement à part, un petit mouvement socialiste. Il habitait Bourg-la-Reine dans l'atelier d'un sculpteur allemand qui s'appelait Ilmari. En 1933, Ilmari était parti faire la révolution en Allemagne. Un soir, Bertholet m'annonça qu'Hitler venait d'être élu chancelier. Deux mois plus tard, il y avait une forte campagne pour exiger la libération de Thälmann, le chef communiste.
Mais enfin, tout ça ne change pas mon truc. À Nice, j'avais fait une sorte d'expérience de rêve éveillé, de marches nocturnes, des tas de trucs, je rêvais... Quand je me suis retrouvé à Paris, je bossais mais je vivais aussi un moment de dépassement, une illumination, tout d'un coup. C'est comme si j'avais été rattrapé par la marche de l'histoire. En même temps, à Paris, petit à petit, je sentais que je me ratatinais, que je rentrais dans la tristesse. Un jour, j'ai décidé d'aller me promener : j'ai fait un tour à pied des champs de bataille de Verdun ; je cherchais toujours l'équilibre, les raisons d'être, les raccords. Le sentiment de la vie, c'est le sentiment d'un manque. Je pourrais dire que j'étais très malheureux, en tout cas que je n'étais pas heureux… Il y avait la vie dans ce qu'on pourrait appeler le rapport aux choses profondes et la vie ordinaire : le chômage, l'évolution idéologique. Un jour j'ai décidé que ce serait en hiver que je me rendrais de préférence. Pour être franc, je ne me suis pas rendu pour des raisons idéologiques. Avec ma compagne, la vie était devenue un peu difficile. Un soir de paye, je rentrais et il n'y avait ni haricots ni carottes cuites ; j'ai dit des mots, ce fut une scène de ménage. J'ai foutu tous mes poèmes au feu ; tout ce que j'avais, je l'ai foutu au feu. Et je me suis dit qu'en taule je deviendrais fou, mais que j'échapperais au reste. Enfin, il se passa toujours autre chose que ce qu'on avait prévu, mais c'est comme ça que je me suis rendu.
Entretien avec Georges NAVEL, avril-mai 1975
[Source : Les Révoltes logiques, n° 1, quatrième trimestre 1975].
[1] À contretemps, L'Écriture et la Vie. Trois écrivains de l'éveil libertaire : Stig Dagerman, Georges Navel, Armand Robin, Les Éditions libertaires, Chaucre, 2011, 336 p.
[2] Le socialiste Albert Thomas (1878-1932), partisan de l'Union sacrée, était, depuis septembre 1914, en charge de coordonner les chemins de fer, l'État-Major et le ministère des Travaux publics. Il démissionnera de sa fonction en septembre 1917.
[3] Le 21 mars 1919 fut proclamée la République hongroise des conseils, qui s'effondra le 6 août.
[4] Émile Malespine (1892-1952), médecin psychiatre et fondateur, en 1925, de Manomètre, revue surréalisto-dadaïsante lyonnaise, noua une relation d'amitié avec Navel et lui publia son premier poème. Le jeune Navel suivait avec beaucoup de constance et d'intérêt les cours que Malespine donnait à l'Université syndicale de Lyon sur « Esthétique et psychologie ».
[5] Équivalent de la Légion étrangère.
05.05.2025 à 07:32
F.G.
Anselme Plisnier n'aimait pas attendre. J'avais été prévenu : le moindre retard, même minime, le mettait hors de lui. Or, ce jour, malgré la grande marge que je m'étais octroyée, je me perdis lamentablement dans le dédale banlieusard avant de trouver ce coin paumé où il créchait. Il faisait de surcroît un temps de chien et le trajet sur ma bécane m'avait réservé quelques mauvaises surprises. C'est vrai que l'engin tenait de l'antiquité. Quand j'avais appris d'un anarchiste espagnol de (…)
- Passage des fantômesAnselme Plisnier n'aimait pas attendre. J'avais été prévenu : le moindre retard, même minime, le mettait hors de lui. Or, ce jour, malgré la grande marge que je m'étais octroyée, je me perdis lamentablement dans le dédale banlieusard avant de trouver ce coin paumé où il créchait. Il faisait de surcroît un temps de chien et le trajet sur ma bécane m'avait réservé quelques mauvaises surprises. C'est vrai que l'engin tenait de l'antiquité.
Quand j'avais appris d'un anarchiste espagnol de l'armée des ombres que l'Anselme habitait Deuil-la-Barre, ça m'avait fait sourire. Drôle de nom pour quelqu'un qui, aux dires de notre ami commun – Juanel, l'anarchiste en question – avait risqué cent fois sa vie du temps de la Résistance, qu'il avait faite dans les rangs de la Main-d'œuvre immigrée (MOI).
À ma montre, j'avais une bonne demi-heure de retard quand j'agitai la clochette de la « Villa des cyprès », ça ne s'invente pas. Pour sûr, ça sentait vraiment le cimetière, ici ! Du perron, son hôte, gapette vissée sur le crâne, me fit signe de pousser le portail. Je lui trouvai la mine peu avenante. À mes excuses pour le retard, la réplique fusa : « L'heure, c'est l'heure, mon petit camarade. Il fut un temps où ça se jouait à la seconde près. » La suite fut encore plus nette : « Oui, gamin, la vie exigeait, pour ne pas la perdre, d'être ponctuel aux rendez-vous. » J'étais bien chez Anselme Plisnier, nom de résistance de Max Minczelez, casquettier de profession.
À l'intérieur, le bordel frisait le génie. « Fais pas attention, avait lancé l'Anselme en poussant la porte d'entrée du château, je vis en vieux garçon depuis belle lurette. » La cuisine relevait du plus parfait capharnaüm. La visite n'était pas prévue, mais le vieux terroriste à la retraite me fit faire halte pour activer sa bouilloire. « Tu comprends, on va monter à l'étage et, une fois calé dans mon fauteuil, j'ai la flemme de redescendre. Or le thé, petit, c'est ma drogue, j'en bois plus d'un litre par jour, comme Bakounine. Ça me réchauffe le corps et l'âme. » Du coup, je pouvais profiter du point de vue, et c'était pathétique : des assiettes sales en pile, des bouteilles vides encombrant une table branlante, une gazinière d'avant le déluge. Même dans les communautés les plus cradingues que j'avais fréquentées du temps de la grande migration campagnarde de l'après-68, je n'avais jamais connu ça. Et mon étonnement devait être visible puisque l'Anselme se crut obligé de me rassurer : « Te bile pas, c'est mieux rangé ailleurs. » À condition de fermer les yeux, n'allais-je pas tarder à constater… Quand la bouilloire siffla, mon hôte versa sans trembler son contenu dans une thermos, chercha sa boîte à thé noir, deux verres à anse, un paquet de gâteaux secs entamé et carra le tout sur un plateau décoré de foireux motifs japonais. Il me mit le tout dans les mains et organisa la manœuvre. « Tu prends l'escalier à droite et tu montes au premier. C'est la porte en face. Tu entres et tu t'installes. Deux trois choses à terminer et je te rejoins. » J'obtempérai aux ordres de l'Anselme.
Sur la porte, un carton punaisé indiquait « Atelier ». Et ça y ressemblait. Au sens fourre-tout. L'espace était tellement encombré que je ne voyais pas où poser le plateau. Par bonheur, il restait une place. Une vingtaine de minutes plus tard, c'est la voix d'Anselme qui m'arriva en premier : « Mais merde, t'es où ? », claironnait-elle. La porte fut ouverte avec vigueur : « Je t'ai dit en face, pas à droite. En face, c'est à côté. » La situation avait quelque chose de surréaliste. L'Anselme s'empara du plateau et, d'un signe de tête, me désigna la sortie, non sans ajouter un commentaire de son cru :
– Finalement, t'es aussi mauvais dans la ponctualité que dans le repérage, pas vrai ?
– Vrai, camarade, j'ai beaucoup de choses à apprendre. C'est d'ailleurs pour ça que je suis ici.
Ma réponse fit mouche.
– Te bile pas, gamin, tout s'apprend, même le pire.
À côté, c'était mieux, mais spartiate. Un fauteuil, une table basse et des étagères croulant sous le poids des livres. Anselme posa le plateau sur la table et se cala dans son fauteuil à oreilles. Je cherchais en vain une chaise.
– Y'en a une à côté, me dit l'Anselme.
– Par terre, ce sera bien.
– C'est bien de vivre un peu à la dure, ça forge le caractère. Alors, c'est Juanel qui t'a rancardé sur moi ?
– Oui, il m'a dit que tu aurais peut-être des choses à me raconter…
– Dans quel cadre ?
– Disons que je recueille des témoignages sur les combats passés et que je les collectionne avec l'idée d'en faire quelque chose.
– Un mémorial ?
– Non pas vraiment, ce n'est pas mon genre.
– Et ça t'est venu comment d'archiver la mémoire des défaites ?
– D'une passion pour les combats les plus beaux, ceux qu'on perd.
La réplique plut à l'Anselme. Ce coup-ci, son sourire était différent, plus tendre.
Cette première rencontre avec Anselme Plisnier devait me permettre d'établir le contact. C'était ma méthode. Il me fallait d'abord faire lien, tisser une relation de confiance. C'est à cela que je pensais quand l'Anselme me harponna :
– Alors, que sais-tu de moi si ce n'est pas indiscret, que t'as raconté Juanel ?
J'avoue que je fus déstabilisé par la hardiesse de l'Anselme. En général, on laisse venir. Lui prenait les devants. Je compris vite que je n'étais pas le seul à tester l'autre.
– En vrac, je sais que, dès le début de la guerre d'Espagne, tu as rejoint le bataillon international de la Colonne Durruti sur le front d'Aragon ; que tu as été rapatrié en 1937 en France à la suite d'une blessure grave ; que, contre toute attente, tu as adhéré par la suite au PC et, plus précisément, à la MOI ; que tu as eu une intense activité de résistance dans Paris occupé ; que, pour échapper aux nazis et aux staliniens qui, les premiers, te traquaient comme juif communiste et, les seconds, comme renégat trotskiste, tu eus la chance de te sortir de ce double piège en quittant Paris et, après bien des aventures dont j'ignore les détails, de rencontrer Juanel qui te cacha dans sa cabane ariégeoise de berger, qui elle-même servait de refuge et de base arrière aux guérilleros anarchistes espagnols qui luttaient contre Franco. Voilà, c'est tout.
– C'est déjà pas mal, constata l'Anselme, la mine réjouie.
– Oui, mais pas assez pour qui s'intéresse aux détails ?
– Oh ! les détails, c'est ce qui part en premier. Après tout, une vie n'est qu'une vie. Ça tient en peu de lignes sur un faire-part. Je parle des vies ordinaires, celles des « bas de casse », comme on dit en typographie pour désigner le casier des lettres minuscules. Le tableau que t'a fait Juanel est assez juste, mais – hésita-t-il avant de poursuivre –, entre les faits, au cœur des décisions, il y a des nœuds, des mystères qui font effectivement détails, si précisément détails que le passage du temps rend leur remémoration, et a fortiori, leur élucidation difficile, voire impossible.
Sa réponse me déconcerta :
– Alors, on fait quoi ?
– On fait connaissance, camarade, on parle… On parle, ça veut dire qu'on échange, qu'on ouvre un chemin. Je commence, si tu veux : ça te vient d'où cette manie de traquer les vieux et les dernières vérités qui leur restent ? Hein ? Tu peux brancher ta machine, si tu veux…
L'Anselme avait marqué un point. J'étais pris à mon propre piège. Touche « on » enfoncée, je n'avais plus qu'à me lancer à l'eau :
– C'est la première fois qu'on me demande mes motivations. Je vois ça comme un retournement de situation, mais je ne m'y dérobe pas. J'ai vingt-quatre ans, je suis fils d'anarchistes espagnols, j'ai fait quelques études d'histoire et je préfère fréquenter les vieux de ton âge que les jeunes du mien… Ils m'apprennent davantage.
– J'espère que ce n'est pas une règle générale, que tu t'accordes des exceptions, parce que les vieux c'est chiant, ça radote, ça pontifie. Moi, c'est exactement le contraire : les vieux m'emmerdent tous. Ils puent la mort. Alors, si j'ai bien compris, c'est la défaite qui te fascine. La double défaite des vieux révolutionnaires, en particulier, qui ont connu le ravage de leurs idéaux et qui éprouvent, pour finir, celui du temps qui passe…
– Je ne le dirais pas comme ça…
– Comment, alors ?
– Je dirais qu'il y a des défaites préférables aux victoires et des combats perdus qui maintiennent vivante la flamme de la révolte nécessaire contre l'ordre du monde. Je sais, c'est un peu grandiloquent, mais c'est ainsi que je vois les choses. Vous, vous êtes des passeurs d'histoires. Nous, nous les enregistrons. C'est une manière de maintenir la mémoire vivante, de ne pas en perdre le fil…
– Et ce « nous », c'est qui ?
– Au choix, un groupe affinitaire ou une bande organisée.
– Les deux me conviennent. Commençons…
– Par quoi ?
– Le début, le milieu, la fin, comme tu veux…
– Qu'est-ce qui fait sens, à tes yeux, dans cette aventure ?
– Quelle aventure ? Ma vie ou ce que je suis disposé à t'en raconter ?
– L'aventure de l'enregistrement, dans un premier temps. Je connais des témoins qui hésitent longtemps, qui tournent en rond, d'autres qui posent des conditions, qui souhaitent décider de ce qui est utilisable ou pas, qui exigent un droit de regard. Là, on discute tous les deux à bâtons rompus. Tu cherches d'abord à comprendre ce que je fabrique, quelles sont mes intentions et, d'un coup, tu te lances. C'est inhabituel, original, inattendu. J'aimerais comprendre…
– Disons que je suis un personnage singulier et que, l'âge venant, j'ai commencé à voir ma vie comme un tout, avec des cohérences et des contradictions, des fidélités et des ruptures, toutes choses que j'assume entièrement. Qu'on s'intéresse à mon parcours, c'est flatteur, mais je ne souhaite pas te faciliter la tâche en te donnant un fil à saisir. C'est à toi de le trouver. Et, pour ce faire, il te faudra te fier à ta seule boussole. Si elle te mène à des fausses pistes, tu t'en rendras vite compte… Quant à la raison de mon acquiescement à ton offre, elle est simple : ma vie m'emmerde, ma vie actuelle je veux dire, celle de la longue attente d'une fin qui, à coup sûr, ne sera pas brillante. Voilà, c'est pas plus compliqué que cela. Pour un temps, me suis-je dit, il se passera quelque chose dans mon existence, ce qui n'est pas rien. Et puis, étant d'un naturel curieux, il n'est pas exagéré de te dire que, n'ayant pas eu beaucoup d'occasions de vérifier ce que la nouvelle génération de révolutionnaires soixante-huitards a dans le crâne, c'eût été lamentable de rater celle que tu m'offrais, mon jeune camarade. À toi, donc, de m'instruire sur tes capacités à démêler mes embrouilles militantes…
– C'était quoi la révolution pour toi quand tu avais mon âge ?
– D'abord, j'étais plus jeune que toi et, ensuite, ça dépendait du moment et des circonstances. Sur le front d'Aragon, à l'été et à l'automne 1936, c'était du palpable, un devenir présent. Du Paris occupé de 1942, le souvenir qui me reste, c'est la sensation d'extrême bonheur intérieur que je ressentais après chaque action armée contre les nazis, un bonheur concret, tangible. Il n'y avait rien de commun, bien sûr, entre ces deux moments d'histoire, sauf précisément ce sentiment et l'idée que nous étions dans le vrai – ou dans le sens de l'histoire, comme on disait alors. Et nous l'étions sans doute, même si, aujourd'hui comme hier, des démocrates nous disent qu'on ne construit rien à partir de la violence. En clair, ils cherchent surtout à nous effacer de leur histoire pacifiée. À vrai dire, je ne sais pas si une révolution est encore possible, mais ce dont je suis sûr c'est qu'il faut toujours situer l'espoir révolutionnaire en dehors des idéologies qui l'alimentent, mais qui toujours s'arrangent pour le contrarier au nom du principe de réalité…
Je n'eus pas l'occasion de commenter. L'Anselme s'était levé de son fauteuil. Déjà sur le seuil de la porte, il se contenta d'exprimer son intuition du moment : « C'est l'heure de la graille, camarade, je commence à avoir les crocs. Je vais nous préparer un petit fricot. »
Cette première rencontre avec Anselme Plisnier fut suivie de beaucoup d'autres, à rythme rapproché, puis plus espacé. Quand j'étais indisponible, il m'appelait pour m'engueuler. « Alors, lassé, camarade ? » J'avais beau lui expliquer qu'il y avait des impondérables, des charges dans la vie. L'Anselme ne voulait rien comprendre. « L'impondérable pour moi, c'est le temps qui passe, gamin, et la mémoire qui part en quenouille. » Au vrai il exagérait, il avait plus de mémoire que moi. « Mais toi, on se fout, disait-il, à ton âge c'est normal, les souvenirs encombrent peu. » Sur ce point il avait raison, c'est même pour ça qu'on s'intéresse à ceux des autres, pour s'en nourrir, pour se les approprier.
Chaque rencontre avec lui avait quelque chose de singulier, de troublant, de suspensif. Ça tenait à sa méthode discursive, à sa capacité de déstabilisation, à la manière dont il savait ne répondre qu'aux questions que lui-même se posait. Un jour, je le lui ai fait remarquer.
– Bah, oui, camarade, c'est toujours la question manquante que je traque, celle qui ne vient pas ou qu'on n'ose pas énoncer. Sans doute parce que la poser pourrait avoir des conséquences et que tenter d'y répondre engagerait trop de ce qu'on a été ou pas été. Tu n'y es pour rien, d'ailleurs, tes questions sont excellentes. C'est dans ma tête que ça se joue, et pas parce qu'elle serait devenue une passoire, mais parce que l'exercice de remémoration auquel tu me soumets a, chez moi, des effets prolongés.
– Tu peux me dire lesquels ?
– Non, à question manquante, réponse manquante… Te bile pas, je rigole. Ce que je peux te dire, c'est que, depuis qu'on se connaît, depuis que Juanel a eu l'idée de te mettre dans mes pattes, ce sont précisément ces questions qui me taraudent et qui me font passer quelques nuits blanches, moi qui dormais comme un bébé. Alors, j'écris. Je noircis des pages, je m'auto-analyse comme on dit, ce qui n'est pas de tout repos quand on essaye de jouer le jeu. Tu dois savoir que l'image que renvoient les vieux révolutionnaires est toujours fausse, car retouchée par la mémoire collective des défaites et les mythes qu'elles fondent. Sur le front d'Aragon, j'ai vu un compagnon éclater en sanglot parce que Durruti l'avait chargé de garder, durant la nuit, un jeune prisonnier fasciste, un gamin de seize ans, qui devait être fusillé le lendemain. Ce sont les larmes du môme, ses implorations, qui l'ont fait craquer. Il a ouvert la porte et lui a dit de se casser. La question manquante, c'est comment on agit, en révolutionnaire je veux dire, dans ce cas-là. Avant de libérer le gamin, le compagnon m'a demandé mon avis. Je lui ai conseillé de ne pas prendre cette responsabilité. Il n'en a pas tenu compte. Aujourd'hui je crois qu'il a eu raison, mais je ne suis pas sûr d'avoir raison de le croire. Car rien ne dit que le môme, quinze jours plus tard, n'a pas repris les armes contre nous. La question manquante, c'est souvent une question éthique.
– Et comment a réagi Durruti ?
– Comme il fallait, en sermonnant le gardien défaillant et en lui demandant de quitter la colonne. Sans plus. Autrement dit en anarchiste discipliné, mais pas en chef de guerre. J'ai compris là, moi le bundiste de formation, que la qualité morale de l'anarchisme espagnol lui conférait sa force, mais aussi sa limite. Parce qu' « une révolution n'est pas un dîner de gala », comme disait Mao, qui s'y connaissait en immoralité.
– J'imagine que tu as été particulièrement exposé à cette question manquante – celle de ce qu'on peut faire ou ne pas faire – pendant ton expérience résistante à Paris dans les rangs de la MOI ?
– Non, pas une seule fois. D'abord parce que nous ne décidions pas des actions à exécuter et, ensuite, parce que nous étions en guerre totale contre les nazis. Je te l'ai déjà dit, et je le répète : j'éprouvais un sentiment de bonheur personnel à tuer le maximum de nazis et de collabos. La cause était claire, limpide. Elle ne suscitait aucun état d'âme, aucun remords, jamais. De la peur, oui ; du doute, jamais. À la fin de la guerre, la MOI me proposa de me mettre au vert quelque part à travers un réseau du Parti. C'était juste après les exécutions de Manouchian et de ses camarades. Pour moi, le Parti c'était fini. Il nous avait non seulement envoyé au casse-pipe, mais trahi. C'est là que Juanel, que j'avais connu à Barcelone, me proposa de le rejoindre à Boussenac, village ariégeois où il avait sa base. « Tu seras mieux avec nous », m'avait-il dit. Il avait raison. Nous, c'était un groupe de maquisards anarchistes espagnols. En août 1944, des éléments d'un bataillon de marche allemand, formé à Saint-Gaudens et se dirigeant vers la vallée du Rhône, incendièrent le village de Rimont et se livrèrent, le 21, à un véritable carnage. Il est vrai que, sur le chemin, le maquis FTP de La Crouzette en avait dézingué quelques-uns. À Rimont, je connaissais un type admirable, Jean Alio, un instituteur d'une trentaine d'années, qui était devenu mon ami. Il fut dans la liste des fusillés d'office et sa femme fut violée par la soldatesque. Deux jours après, avec Juanel et quelques maquisards espagnols, nous nous sommes rendus au village pour constater les dégâts. Tout était brûlé. Au retour, dans un fossé, à l'orée d'un petit bois, nous avons entendu crier « Hilfe ! » (Au secours !). C'était un très jeune gars que la troupe avait abandonné dans le fossé. Je l'ai regardé, j'ai armé mon flingue et je l'ai abattu. « T'as raison, m'a dit Juanel, il était en train de se vider de son sang. » « Non, je ne l'ai pas achevé pour ça, par bienveillance, mais parce qu'un bon nazi est un nazi mort », ai-je répliqué. « Mais qui te dit qu'il était nazi ? La colonne, c'était une colonne de la Wehrmacht, pas de la Waffen-SS… » Voilà un bon exemple de ce qu'est une question manquante.
Nos rencontres se poursuivirent pendant presque deux ans, toujours à Deuil-la-Barre. Jusqu'au jour où l'Anselme me fit savoir qu'il en avait assez dit. « Trop, même », ajouta-t-il. C'était un jour sans âme, d'hiver sans lumière, de neige sale. Je manifestais mon désaccord, mais en sachant d'avance que je ne le convaincrais pas. Quelque chose s'était passé que je n'avais pas prévu. Nous nous séparâmes sur un silence suspensif. Je lui demandais de réfléchir. Il acquiesça à ma proposition, même si j'étais sûr que sa décision était prise. Et puis rien.
Quelques mois plus tard, Juanel m'appris sa mort. « Il se savait malade, m'a-t-il dit, très malade. Il n'en avait parlé qu'à moi et ne voulait pas que ça se sache. » Il ajouta qu'il avait quelque chose à me transmettre de sa part, un paquet que lui avait confié l'Anselme la dernière fois qu'ils s'étaient vus, deux jours avant son décès. Ce quelque chose, c'était une liasse de quinze cahiers d'écolier entièrement noircis, marges comprises où, d'une écriture nette, méticuleuse, expressive et sans rature, il y consignait les réflexions, les interrogations et les repentirs que nos discussions lui avaient suggérés.
C'est lui – Max Minczelez, alias Anselme Plisnier – qui parle, désormais :
« Il y eut quelque chose de bouleversant à avoir face à soi comme interlocuteur un jeune gars qui se consacre à recueillir des bribes de mémoire des anciens combats. Non pour les glorifier, mais pour en révéler l'essentielle vérité : il existe des moments dans l'histoire où un processus révolutionnaire – comme celui que j'ai connu en Espagne à l'été 1936, dans le cadre d'une guerre civile entre fascistes et républicains – et une résistance antifasciste armée – comme celle que mena la MOI, où j'ai apporté ma part, contre les occupants nazis –, tissent des liens de fraternité si intenses qu'ils fondent en eux-mêmes une autre manière d'appréhender le genre humain. Dans la défaite – comme celle que subirent les républicains espagnols –, il reste l'idée que le jour viendra de la revanche. Dans celui de la victoire – celle des Alliés contre Hitler –, le retour à une normalité de paix civile efface plus ou moins vite des mémoires les raisons du combat. On s'y fait, bien sûr. On oublie même, le temps passant, ce qui s'est joué d'authentique du temps de la lutte à mort contre le nazi-fascisme et pour la révolution sociale. Quand Juanel, mon compagnon de toujours, mon ombre tutélaire, m'incita à répondre à la sollicitation de ce jeune gars, fils d'anarchiste espagnol, qu'il connaissait, je n'ai pas hésité longtemps. Je savais qu'il ne fallait pas tarder. Aujourd'hui, c'est à lui que je dédie ces notes écrites à la va-vite. »
C'est sur ses mots que se concluait le quinzième cahier de La Part du sable. Car tel était le titre que l'Anselme avait choisi pour ces notes et commentaires. « Peut-être parce que tout finit par s'ensabler dans l'oubli », avança son indéfectible Juanel alors que, un jour sans ciel, lui et moi revenions du cimetière municipal de Deuil-la-Barre où l'Anselme fut enterré. « Peut-être, dis-je à Juanel, mais moi j'ai une autre explication et elle me semble évidente. Je vois dans ce titre un hommage à Georges Henein, dont l'une des revues qu'il anima portait ce titre. La « part du sable », pour lui, c'était celle de l'instant, de la rencontre, de la connivence et de la conversation. Et c'est exactement, je crois, ce que l'Anselme et moi avons vécu ensemble : des instants, des rencontres et des conversations conniventes. Juanel avait une moue dubitative.
– C'est une explication d'intellectuel…
– Peut-être, mais je n'en démords pas.
Quelques semaines plus tard, je reçus de lui un appel téléphonique.
– Tu as peut-être raison, compañero. Je viens de m'acquitter d'une mission que m'avait confiée l'Anselme : vider sa bibliothèque et la distribuer à tout-vent à qui lisait encore. Et dans ses piles de livres, je suis tombé sur une plaquette sur ton Georges Henein. Je te la mets de côté ?
Freddy GOMEZ