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19.10.2024 à 05:00

Les fondements du productivisme : notes pour une économie politique de la Ve République

Matheo Malik

Le « génie » de la Ve République s’est dissipé — à jamais ?

Au pays des grands corps, une lente dérive a fini par faire des experts des contraintes extérieures — voire même une menace pour l’État. Pour retrouver la dynamique fondamentale du productivisme, le politiste François Godard appelle à faire un exercice d’autocritique et à sortir des fausses solutions.

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Texte intégral (7277 mots)

La France est l’un des premiers grands pays industrialisés avancés. Sa productivité au travail avoisine celle des États-Unis et de l’Allemagne, alors que l’inégalité des revenus est la plus faible du G7. Néanmoins le cadre politique et économique de cette prospérité est massivement rejeté par les électeurs, qui ont par deux fois plébiscité les extrêmes cette année. Un consensus attribue la poussée populiste à un déclin économique qui est difficile à concilier avec les statistiques. En revanche, si le populisme est un virus de la démocratie qui se reproduit là où les défenses immunitaires institutionnelles sont abaissées, on peut penser que la Ve République souffre d’un épuisement de gouvernance.

Faute d’ajustement, le modèle qui a émergé après le big bang constitutionnel et programmatique de 1958 a perdu une bonne partie de sa capacité. La relative bonne performance actuelle doit beaucoup à un volontarisme qui puise sa source il y a deux générations et qui a permis à la France de s’installer dans le leadership mondial nucléaire, aéronautique, spatial et académique en lui assurant une croissance rapide et inclusive. Or aujourd’hui, l’État qui a assuré la prospérité — la Ve République fière, moderniste et sûre d’elle-même — semble à la remorque de « colères » catégorielles et de jacqueries de sous-préfecture érigées en batailles civilisationnelles. La France ingénieuse paraît enlisée dans la souffrance au travail.

Cette évolution nous oblige à jeter un regard neuf et de long terme sur l’économie politique de la Ve République. 

Alors que son « génie » s’est affirmé dans la mobilisation productiviste qui a contourné la conflictualité sociale, cette dynamique fondamentale pourrait être retrouvée. Pour cela il faut dépasser la doxa sociologique victimaire et réactiver les mécanismes qui répondent aux aspirations égalitaires des Français par un élan vers l’excellence mobilisant expertise, capital et travail à haute valeur ajoutée.

L’impasse des explications matérialistes

Selon une perspective qui passe aujourd’hui pour consensuelle, les conditions socio-économiques détermineraient la politique et la poussée populiste ne serait qu’une détérioration des conditions de vie. C’est une analyse portée par Jérôme Fourquet 1 et Christophe Guilluy 2, dont les explications convergentes dominent le discours ambiant — au moins depuis l’irruption des gilets jaunes. L’argument de la « France périphérique » dépeint, à l’arrière-plan de la montée du Rassemblement National, un pays dont la majorité de la population souffrirait d’un déclassement, opposant les centres-villes prospères à un territoire informe périurbain et rural en déclin.

Alors que le « génie » de la Ve République s’est affirmé dans la mobilisation productiviste qui a contourné la conflictualité sociale, cette dynamique fondamentale pourrait être retrouvée.

François Godard

Ce récit carbure aux clichés de la lutte au « néolibéralisme », un genre complètement importé du monde anglo-saxon, si prégnant et si peu critiqué en France, où le coefficient de Gini est pourtant inférieur à ceux de tous nos grands partenaires et stable depuis les années 1990 — en d’autres termes : l’inégalité n’augmente pas. La précarité de l’emploi s’est accrue, mais essentiellement chez les jeunes sans formation, chez qui se concentre le véritable problème. Le réflexe protectionniste, si commun dans l’hexagone, focalise l’attention sur le déplacement de la production de basse valeur ajoutée vers les pays à faible coût de main d’œuvre alors que l’enracinement local des activités de pointe est à la base du leadership continu des économies avancées 3. La bascule de la main-d’œuvre vers le tertiaire concerne la plupart des pays développés, et ne sera certainement pas renversée à coups de subventions à des usines automatisées.

Les thématiques xénophobes, nationalistes et anti-élites sont internationales, mais leur cristallisation topique et partisane, et leur intensité, dépendent forcément des conditions locales. Contrairement à ce que croient les analystes matérialistes, l’identification d’un motif d’insatisfaction, puis son interprétation, n’ont rien de mécanique. En France, le populisme semble plutôt se nourrir de l’érosion de la capacité de l’État à influencer les préférences de la société, à décider et à exécuter.

L’État reste, en France, un instrument très efficace. La gestion de la pandémie en témoigne  : la surmortalité française s’est établie à un niveau bien inférieur par rapport à celui de nos grand voisins Européens et des États-Unis, alors que la fermeture des écoles a été chez-nous beaucoup plus brève qu’ailleurs 4. Un autre exemple moins tragique est le succès des Jeux Olympiques de 2024, qui se sont faits à un coût moitié moindre que ceux de Londres de 2012 5. Mais à quoi sert un État efficace sans capacité décisionnelle  ?

Pour illustrer le problème, on peut comparer la gouvernance française avec celle de l’Allemagne sur trois exemples emblématiques : le chômage, les retraites et la dette publique.

Depuis les années 1980, la France souffre d’un chômage beaucoup plus élevé que chez ses pairs. En Allemagne, la situation s’est détériorée à partir du milieu des années 1990, entraînant une réponse politique rapide. Après sa victoire aux élections de 2002, la coalition des verts et socio-démocrates a radicalement réformé le marché du travail et les prestations associées en s’appuyant sur les recommandations d’une commission d’enquête non-partisane menée par un syndicaliste. Depuis, le taux de chômage a plongé à un niveau américain ». En France, les réformes ciblées sur le chômage des jeunes — sans recherche de consensus — se sont heurtées au mur de la rue en 1994 et en 2006. L’État a fini par réussir à effectuer une série de réformes limitées du marché du travail dans la décennie 2010, chacune fort contestées mais, ensemble, suffisantes pour finalement orienter le chômage à la baisse, avec un retard sur nos partenaires qui se mesure en décennies.

L’exemple des réformes des retraites est similaire. 

En Allemagne, la même coalition SPD-Grünen a créé en 2002 une commission d’étude dont les recommandations ont été votées par le parlement en 2005 et 2007 — sous la « grande coalition » CDU-SPD. La réforme comprenait l’augmentation de l’âge de la retraite à 67 ans 6. Un nouvel ajustement du système est aujourd’hui devant le Bundesrat. En France, la rue gouverne les retraites. Doit-on rappeler l’échec de la réforme de 1995, puis l’abandon de celle de 2019, et enfin la très difficile adoption de celle de 2023, malgré sa faible ampleur et le renoncement aux ambitions égalitaires et modernistes du projet de 2019  ? Un nouveau relèvement de l’âge de la retraite apparaît déjà inévitable à l’horizon 2030.

La politique de la dette est tout aussi instructive.

L’Allemagne a construit un consensus qui a mené à l’amendement constitutionnel du frein à la dette — le Schuldenbremse — de 2009. On peut trouver la formule rigide, bien qu’elle se soit révélée flexible pendant la pandémie, mais la démonstration de contrôle collectif — et donc républicain — sur le budget, n’en est pas moins impressionnante. En France, les multiples couches de règles parlementaires, européennes et budgétaires n’empêchent pas la dérive répétée des comptes publics,  sujet brûlant que les candidats aux législatives se sont bien gardés d’aborder de front — expression incontestable d’une impuissance de la république.

Chômage, retraites, dette  : dans les trois cas, la République fédérale a fonctionné sur son logiciel de l’économie sociale de marché, soutenu par des institutions indépendantes et respectées, comme la Bundesbank et le Conseil des experts économiques (SRV) — en s’inspirant chaque fois directement des orientations actées à l’échelle de l’Union. Les problèmes nés du retournement cyclique chinois et de la guerre en Ukraine ne doivent pas obscurcir ces avantages structurels. En France, les orientations européennes sont souvent présentées comme des contraintes extérieures : l’avis des institutions indépendantes sont oubliées dans les tiroirs et, in fine, les décisions concrètes prises au Château. Blâmer les syndicats qui bloquent les réformes ne revient qu’à monter d’un cran dans la hiérarchie de l’incapacité de l’État : celle de structurer la société civile.

En France, les orientations européennes sont souvent présentées comme des contraintes extérieures.

François Godard

Le dysfonctionnement institutionnel

Pourquoi cette incapacité  ?

On peut identifier trois défaillances fondamentales  : la présidence exécutive, la désarticulation du leadership technocratique et l’affaiblissement de la discipline productiviste.

La présidence exécutive française est une singularité dans le monde occidental. À son origine — gaulliste — elle alignait le pays sur ses grands partenaires où la démocratie consiste essentiellement en l’élection du chef de gouvernement 7. Alliée au parlementarisme rationalisé, la nouvelle présidence de la Ve République permettait à la brillante haute fonction publique qui avait émergé après la libération de faire sortir le pays de ses ornières malthusiennes 8. Mais au lieu d’évoluer vers une différenciation avec le gouvernement à l’instar d’autres régimes semi-présidentiels comme la Finlande ou le Portugal, la présidence française s’est emballée dans une dérive hyper présidentialiste — phagocytant le gouvernement.

La centralisation excessive de la prise de décision à l’Élysée est en elle-même contreproductive. Mais il y a pire  : le président, chef de la majorité parlementaire, a peu à peu déresponsabilisé les ministres qui ne trouvent de légitimité que dans le rôle de chefs de lobby dépensiers aiguillonnés par les médias, abandonnant leur fonction historique de tutelle sectorielle — et laissant Bercy seul à la défense de l’intérêt public. L’exécutif a du même coup perdu sa capacité à puiser dans l’intelligence collective de la haute administration, et se retrouve piégé dans la gestion des conflits catégoriels — cherchant le meilleur moyen de prendre à l’une pour donner à l’autre.

L’articulation entre le gouvernement et la haute fonction publique technocratique s’est déréglée — à une époque où toute l’administration française se fondait progressivement dans la gouvernance européenne. Le système judiciaire est maintenant partie prenante d’une hiérarchie dominée par les cours européennes, le système réglementaires est organisé par des autorités indépendantes étroitement intégrées à l’Union, pensons à l’Autorité de la concurrence, à la Banque de France, à l’Arcom.

Le leadership politique a perdu la capacité de s’appuyer sur l’expertise publique pour susciter le consensus. Le refrain le plus commun des politiques est devenu celui de « défendre les intérêts français en Europe ». Un traité de libre-échange est en négociation  ? Les ministres français se précipitent pour obtenir des dérogations pour leurs lobbies sectoriels, ignorant complètement les grands enjeux industriels. Peu à peu s’est imposé un modèle rhétorique où les gouvernements « soutiennent » le projet européen, tout en s’opposant à ses prémices les plus fondamentales, comme la réglementation commune des produits et services, le droit de la concurrence, l’ouverture au commerce international ou la stabilité monétaire. Les réformes sont systématiquement exposées comme « imposées » par l’Europe, plutôt que nécessaires en elles-mêmes.

La dérive de la gouvernance française a consisté à transformer l’expert en contrainte extérieure — voire en adversaire.

François Godard

Le secret de la gouvernance européenne réside dans la dépolitisation des enjeux grâce à la crédibilité des experts indépendants et impartiaux dont la Commission de Bruxelles est l’incarnation. La dérive de la gouvernance française a consisté à transformer l’expert en contrainte extérieure — voire en adversaire. Le mythe de l’État unitaire et le Parlement atrophié ont fait le reste, laissant la scène politique tomber dans une cacophonie catégorielle au bord de l’analphabétisme économique. Ces derniers temps, les promesses à court terme sur le « pouvoir d’achat » — une notion statistique — font échos au mythe de la « convergence des luttes ». La Ve République hautaine retombe dans un archétype féodal où le peuple demande du pain au prince — et où les grands principes républicains ne servent que lorsqu’on parle de l’Islam.

L’État et ses dirigeants se retrouvent à la remorque des préférences sociétales, et soumis à la vétocratie des groupes d’intérêt. La discipline productiviste, qui avait permis au régime de dépasser la conflictualité sociale, perd son souffle. L’objectif de produire plus et mieux semble s’être évaporé à gauche devant la souffrance au travail et à droite devant l’obsession du coût de la main d’œuvre. Une configuration aux antipodes des fondamentaux de la Ve République.

Retrouver les fondamentaux de la Ve République

À sa fondation en 1958, le régime de la Ve République se définit en contraste avec l’impuissance de son prédécesseur. Sous la IVe, malthusienne, la gouvernance consiste dans le maintien des équilibres entre producteurs agricoles et consommateurs urbains, épargnants et salariés, artisanat et industrie, au prix d’une inflation persistante et à l’abri de la concurrence internationale. En conséquence, la croissance française est de loin inférieure à celle de l’Allemagne ou de l’Italie. Le big bang institutionnel qui rééquilibre la république du parlement vers l’exécutif est associé à une rupture de politique économique sous l’influence d’un comité animé par Jacques Rueff — un doublé dont presque personne ne note la profonde ressemblance avec la création de la République fédérale allemande et les réformes de Ludwig Erhard dix ans plus tôt.

Dès le début de la décennie 1960, la Ve République installe l’expansion de l’économie française dans le peloton de tête du monde occidental. L’exécutif impose au pays un « carcan » productiviste  : l’ouverture des frontières prévue au traité de Rome entre en vigueur, les mécanismes d’indexation sont interdits, le financement de l’investissement par la planche à billet est arrêté. Les entreprises ne peuvent plus se rabattre sur le marché intérieur captif, les hausses de prix, et le crédit automatique. L’une des innovations productivistes les plus fondamentales attendra cependant mai 68, lorsque le salaire minimum fortement rehaussé devient un puissant incitateur à l’investissement — seules les entreprises qui suivent la hausse de la productivité peuvent ainsi payer le nouveau SMIC.

Le carcan macroéconomique se double d’un interventionnisme au niveau microéconomique qui vise à la réallocation du capital et de la main-d’œuvre sous le slogan de la modernisation.

Sous la IVe République, les parlementaires étaient à la merci des lobbyistes — mieux financés et mieux informés qu’eux. Avec la montée en puissance des cabinets ministériels, la direction de l’influence s’inverse. Les classes poujadistes — agriculteurs et petits commerçants — qui avaient bloqué maintes réformes sous la IVe, et même menacé le régime, sont amadouées. L’État s’allie avec l’aile moderniste des paysans — le Centre national des jeunes agriculteurs — pour faire basculer les priorités du secteur de la hausse des prix à la modernisation. Manipulant à la fois la carotte et le bâton, le ministère des finances réussit à étendre la TVA au commerce de détail en janvier 1968, effaçant les échecs des années 1950. Le Conseil national du patronat français (CNPF), organe de propriétaires-managers d’entreprises sous-capitalisées, était encore en 1965 arc-bouté sur la défense de la propriété privée. Mais la montée d’une nouvelle classe managériale salariée souvent formée dans les grandes écoles, encouragée par un agenda public qui donne priorité à la consolidation et à l’exportation, transforme en profondeur le CNPF qui finira par soutenir le programme essentiellement social-démocrate du régime dans les années 1970 9. Le patronat a ainsi été enrôlé dans un programme de consolidation des entreprises dont les effets se voient encore aujourd’hui.

Le leadership de ministres associant profil peu partisan et hautes qualifications, appuyés par des organes autonomes comme l’INSEE et le Plan, permet de dépasser la conflictualité sociale qui dominait la IVe République, grâce à un compromis modernisateur avec les syndicats.

Un exemple emblématique de ce nouveau paradigme est la RATP. Dans les années 1950, l’État ne réussit pas à financer les investissements, et empêche l’augmentation des tarifs pour peser artificiellement sur l’indice des prix et donc assécher les revendications des salariés parisiens. Sous la Ve, la Régie retrouve sa marge de manœuvre financière et se lance dans un programme d’investissement massif dont l’aboutissement le plus spectaculaire sera le RER, train régional qui traverse Paris cinquante ans avant la Elisabeth Line de Londres. Le compostage électronique des tickets est introduit en quasi première mondiale, et les poinçonneurs reconvertis 10. Les grands succès industriels comme le téléphone, Ariane, Airbus et le nucléaire suivent le même logiciel d’excellence technologique qui entraîne patronat et salariés. La France brille aussi dans la réforme productiviste de la distribution — en inventant l’hypermarché —, de la banque et du BTP, pour prendre des exemples souvent oubliés par les historiens économiques trop fixés sur l’industrie stricto sensu

Si le productivisme a mauvaise presse en France, c’est surtout à cause d’une politique agricole quantitative qui s’est détachée progressivement de la considération des débouchés. Mais il s’agit de la perversion d’une matrice très fructueuse puisqu’elle permet de contourner les logiques distributrices qui paralysent l’investissement et l’innovation. La Grande-Bretagne et l’Italie ont historiquement souffert énormément de l’incapacité à surmonter les vétos catégoriels bloquant la réallocation des ressources, comme aujourd’hui la construction de logement en Grande-Bretagne — le Not In My Backyard — ou les entreprises nationales à la dérive en Italie. A contrario, le génie de la Ve République qui doit reprendre vie consiste à construire le consensus en réhaussant la barre — une approche au diapason de la réglementation européenne et tout à fait cohérente avec l’exigence écologiste. Ce productivisme tire l’économie vers le haut et interdit le maintien de secteurs peu performants survivants grâce à une main d’œuvre peu payée, des externalités jamais comptabilisées, et une infrastructure décadente. Ainsi compris, on voit pourquoi ce productivisme européen serait foncièrement plus égalitaire que le modèle américain. En tant qu’idéal-type, le productivisme européen constitue une alternative inclusive face au schumpeterisme polarisant des États-Unis.

Le productivisme européen constitue une alternative inclusive face au schumpeterisme polarisant des États-Unis.

François Godard

Sortir des fausses solutions : un agenda pour les années 2025

Comment réactiver ces fondamentaux volontaristes, modernisateurs, et productivistes  ?

On peut commencer par écarter les fausses-pistes, ce qui veut dire refuser radicalement l’idéologie populiste, malgré sa prégnance dans les médias, le discours politique et la science sociale bien-pensante. Quatre thèmes récurrents viennent à l’esprit  : la transparence, le pouvoir d’achat, travailler plus et diminuer le coût du travail.

La transparence — et sa sœur siamoise : le « plus de démocratie » — constituent le vademecum du conformisme politique. Qui ose encore être contre ? Emmanuel Macron a tenté de se sortir de l’impasse politique des gilets jaunes en inventant un dispositif inspiré des théoriciens de la démocratie participative. Il s’agissait soit d’un tour de passe-passe, soit d’un aveu d’impuissance car la « transparence » ne peut se substituer à l’expertise. Manipulée naïvement, elle se révèle un terreau du populisme et de la superstition, comme l’a expliqué Gérald Bronner 11

Par ailleurs, quand des politiques parlent du pouvoir d’achat, ils oublient une chose essentielle. Que ce soit pour la défiscalisation des heures supplémentaires, la suppression de la taxe d’habitation et la redevance audiovisuelle ou la baisse de la TVA pour « augmenter le pouvoir d’achat des français » : de quoi parle-t-on réellement. La seule augmentation soutenable du bien-être matériel ne peut en fait provenir que de l’augmentation de la productivité — car, pour citer Paul Krugman, « la productivité n’est pas tout, mais sur le long terme, c’est presque tout » 12

La même logique s’applique au sempiternel cliché selon lequel les Français ne travailleraient pas assez. Depuis les années 1970, la plupart des Européens, à commencer par les Allemands, ont fait le choix collectif d’augmenter leurs loisirs : en quoi est-ce regrettable  ? Depuis l’époque Thatcher, malgré leur productivité déficiente, les Britanniques ont réussi à égaler la croissance du continent en grande partie parce qu’ils travaillent plus. Est-ce une réussite  ? Certes, on peut souhaiter que le taux d’activité des femmes augmente et que le système arrête d’éjecter les séniors. Mais l’idée de travailler plus — plutôt que de travailler mieux — pour gagner plus est une promotion du stakhanovisme contre le productivisme.

La fausse solution qui se veut la plus sérieuse — endossée de Hollande à Wauquiez — concerne le coût du travail. Les producteurs français ne pourraient réussir que si leurs coûts ne sont pas supérieurs à ceux des Allemands. Il s’agit d’une vieille rengaine. Dès les années 1950, les patrons français prétextaient des cotisations sociales élevées et de l’égalité salariale homme-femme pour s’opposer au projet de marché commun. Mais coût élevé veut dire haute valeur ajoutée. 

Les fausses solutions ont en commun de courir derrière les titres des médias et les plaintes des groupes d’intérêt, plutôt que de fixer l’agenda en amont. Nous proposons ici quelques pistes dans ce but avec, comme en 1958, des volets institutionnels et politiques. 

L’idée de travailler plus — plutôt que de travailler mieux — pour gagner plus est une promotion du stakhanovisme contre le productivisme.

François Godard

Institutions

Le volet institutionnel doit s’attacher à traiter l’affaiblissement de la capacité décisionnelle par une reconfiguration pluraliste du sommet de l’État, selon deux axes touchant l’exécutif et l’administration. Le premier serait la séparation fonctionnelle de la présidence et du gouvernement. Les modèles de républiques unitaires — c’est-à-dire non fédérales — dont le président est élu au suffrage universel mais ne dirige pas le gouvernement sont nombreux, à commencer par la Finlande, le Portugal, voire la Pologne. Dans ces pays, le chef de la majorité parlementaire est premier ministre et, comme le voudrait la constitution de 1958, « dirige l’action du gouvernement », alors que le président joue un rôle considérable en politique internationale, et, à l’intérieur, en situation de crise. Le mérite d’une telle évolution serait de préserver les acquis de la Ve République, à savoir un exécutif fort et stable et un parlementarisme rationalisé — un retour au septennat serait là le bienvenu.

Un premier ministre réellement chef du gouvernement et donc vraiment responsable devant l’Assemblée nationale, entraînerait une équipe de ministres tournés aussi vers le parlement et non simplement vers l’Élysée — donc des ministres devant rendre compte de leur administration devant la nation.

Le deuxième axe de réforme institutionnel concernerait de fait l’administration, c’est-à-dire l’expertise — la fierté de la République. Deux mesures permettraient de renforcer l’autorité — entendue comme crédibilité et légitimité — de l’administration. D’une part en coiffant la pyramide juridique par une seule cour suprême — un peu sur le modèle récent de la Grande-Bretagne — réunissant le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation et le Conseil d’État en un même organe, ce dernier gagnerait en influence en Europe, et aiderait à la lisibilité de l’ordre juridique et réglementaire en France.

D’autre part, la légitimité de l’ordre administratif pourrait se renforcer considérablement s’il était plus clairement appuyé sur l’enseignement supérieur et la recherche, c’est-à-dire l’université, les grandes écoles, le CNRS et le monde scientifique en général. La méritocratie basée sur l’école constitue l’une des hiérarchies sociales les plus respectées, les Français estimant encore la compétence et le savoir et l’ingénieur restant le modèle du patron 13. L’expertise publique est une cible récurrente des populistes : pourquoi ne pas relever le défi et en faire le terrain de leur défaite  ?

Une haute administration plus lisible, mieux clairement appuyée sur l’excellence scientifique et académique, ne peut que renforcer l’impartialité de l’État et stimuler le pouvoir politique dans un processus de justification réciproque (« reciprocal accountability »). Ce serait un pas important pour déconstruire « la fabrique de la défiance » 14.

Politiques

Pour le volet des politiques publiques, l’examen des fondamentaux de la Ve enseigne que les ambitions de longue haleine s’appuient sur le leadership d’idée, qui permet la définition des enjeux et le choix du terrain du débat public en amont — à l’opposé d’une gouvernance en girouette qui s’oriente sur l’opinion.

Pour la France des années 2025, imaginons deux grandes ambitions structurantes  : la revalorisation du travail et le pivot de la consommation à l’investissement.

Pour valoriser le travail qualifié et pour tous, il faut se débarrasser du sophisme du « manque de travail » qui continue d’inspirer, tant le droit des faillites que la politique de la ville. L’emploi n’est pas une contrepartie donnée à la collectivité par l’entreprise assistée, c’est le moteur de la création de valeur. L’effort au travail n’est pas la souffrance, c’est la contribution la plus visible de chacun au bien-être collectif — the dignity of work comme le présente Michael Sandel 15, une formule utile pour équilibrer l’impératif parfois pesant de la méritocratie. Le plein emploi est un fait acquis chez nos voisins — Allemagne, Benelux, Grande-Bretagne — et un gouvernement décidé doit pouvoir lever les derniers obstacles. Ce changement de perspective qui permettrait de remettre sur le tapis la réforme des retraites de 2019 abandonnée. L’égalitarisme républicain peut se construire sur le travail et assumer l’éventail resserré des salaires.

Le choix assumé de soutenir l’investissement demande un courage que seules des institutions légitimes, impartiales et pérennes permettent de mobiliser.

François Godard

La consommation de masse a pu être un moteur de la croissance et de l’émancipation — chacun selon ses inclinations — mais sa version dégradée agit comme une toxine. Le commerce tiré par les promotions plutôt que par la qualité sape l’offre d’emplois et de produits et services de qualité  ; les marques comme valeurs ultimes alimentent le nihilisme des cités  ; le surtourisme asphyxie nature et ville. Or la France a besoin d’infrastructure physique et digitale, de l’énergie verte, d’un plan Hausmann/Jane Jacobs 16 pour les banlieues, de transports publics fréquents, de crèches, d’une médecine de suivi accessible et de recherche pharmaceutique de pointe, pour prendre quelques exemples. Pivoter ostensiblement de la consommation à l’investissement pourrait impliquer quelques mesures phare dont l’augmentation de la TVA à 25 % comme dans les pays nordiques, la taxation du capital — pour l’orienter vers des usages productifs — et l’intensification de la formation à tous les âges.

Le choix assumé de soutenir l’investissement demande un courage que seules des institutions légitimes, impartiales et pérennes permettent de mobiliser. Et la relance productive passe nécessairement par un grand espace européen qui reproduit la profondeur du marché américain, tant pour le nombre de consommateurs que par la mobilisation du capital et — avantage européen — par la création de normes qui s’imposent éventuellement au monde entier.

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15.10.2024 à 17:48

« La BCE devrait réduire ses taux directeurs — ne pas le faire serait une erreur », une conversation avec Vítor Constâncio

Matheo Malik

Dans une conversation avec le Grand Continent, l'ancien vice-président de la Banque centrale européenne, Vítor Constâncio, évoque les défis auxquels l'Europe est confrontée. Il appelle à une plus grande marge de manœuvre budgétaire et plaide en faveur d'un actif européen sûr dans la lignée des propositions de Mario Draghi.

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Texte intégral (2272 mots)

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La Banque centrale européenne tient sa réunion de politique monétaire ce jeudi, alors que l’inflation s’est établie à 1,8 % en septembre, en dessous de la cible de 2 % de la BCE. Que pensez-vous que la BCE va faire et pourquoi ?

En effet, un taux d’inflation inférieur à 2 % ne garantit pas que l’objectif a été atteint de manière cohérente et stable. Néanmoins, il s’agit d’une indication forte que les forces motrices de la désinflation continuent de fonctionner. Je m’attends donc à une nouvelle baisse des taux d’intérêt de 25 points de base, notamment en raison de la persistance de la stagnation de l’économie qui continuera à peser sur la capacité des entreprises à fixer leurs prix et à prendre des décisions en matière de salaires. Au vu de tous ces éléments, c’est l’hypothèse que je retiens pour la réunion de cette semaine.

Si la BCE ne baisse pas ses taux directeurs lors de cette réunion, s’agira-t-il d’une erreur ?

Les données justifient une nouvelle baisse. Il s’agirait donc d’une erreur de politique monétaire — mais qu’à mon avis le Conseil des gouverneurs ne commettra pas.

Je m’attends à une nouvelle baisse des taux d’intérêt de 25 points de base

Vítor Constâncio

Qu’est-ce qui, selon vous, devrait faire bouger le curseur de la BCE en termes de rythme et d’ampleur des baisses de taux dans les mois à venir ?

Philip Lane, l’économiste en chef de la BCE, a suggéré dans le compte rendu de la dernière décision de politique monétaire que l’inflation pourrait s’accélérer au cours des derniers mois de l’année. Si ces prévisions se confirmaient, je ne serais pas aussi catégorique quant à une nouvelle réduction en décembre. 

Cela étant dit, le Conseil des gouverneurs n’a pas été aussi prospectif qu’il devrait l’être. La politique monétaire répond à des objectifs à moyen terme et met du temps à produire ses effets. Je pense que l’inflation est en baisse et qu’elle se stabilisera autour de 2 %. Cela justifierait une nouvelle baisse des taux d’intérêt de 25 points de base en décembre.

Pensez-vous que la BCE, comme le laissent entendre certains, aurait été en retard dans le processus de relèvement de ses taux et qu’elle risque maintenant de prendre du retard en matière d’assouplissement, surtout étant donné que la situation économique continue de se détériorer ?

Il y a eu un retard de quelques mois pour le resserrement de la politique monétaire, mais cela n’a pas été aussi crucial que beaucoup aiment à le penser, car la flambée de l’inflation, due à des chocs de prix extérieurs, était inévitable à court terme. 

Dans ce type de situation, le rôle de la politique monétaire est de relever les taux pour maintenir les anticipations d’inflation future à un niveau stable et prévenir le risque d’effets secondaires intérieurs significatifs susceptibles d’amplifier les chocs extérieurs. La BCE et la Fed ont atteint ces objectifs. Cela a suffi à protéger le processus de baisse de l’inflation induit par les réductions de prix au niveau international, ainsi qu’à assurer un atterrissage en douceur de l’économie, contrairement à ce qu’affirmaient à l’époque de nombreux économistes réputés, dont certains très influents qui déclaraient qu’il faudrait une récession pour « casser le marché du travail » avec un taux de chômage plus élevé pour maîtriser l’inflation. Ils avaient tort. En ce qui concerne le rythme d’assouplissement, je ne pense pas qu’il y ait eu de retards significatifs.

Je pense que l’inflation est en baisse et qu’elle se stabilisera autour de 2 %. Cela justifierait une nouvelle baisse des taux d’intérêt de 25 points de base en décembre.

Vítor Constâncio

Le conseil des gouverneurs de la BCE prend souvent des décisions par consensus, mais pas toujours à l’unanimité, en particulier dans les cas de changements importants de politique. Cela pose-t-il un problème selon vous ?

Je ne pense pas. La BCE prend parfois des décisions à l’unanimité ; d’autres fois, elle ne parvient pas à atteindre l’unanimité. Ce qui est important, c’est que les décisions soient prises au moment opportun.

C’est également l’argument qui est avancé à Bruxelles, au Conseil. Le consensus peut être bénéfique, mais il peut aussi ralentir le processus, même si une large majorité y est favorable et souhaite aller de l’avant. 

Je suis d’accord. Cependant, le consensus ne signifie pas l’unanimité, et c’est la quête permanente de l’unanimité qui serait préjudiciable à la prise de décisions opportunes.

Quel est l’impact de la situation économique allemande — le pays est en récession pour la deuxième année consécutive — sur les perspectives européennes ?

L’Allemagne est la plus grande économie de la zone euro et ce qui se passe a un impact considérable sur les autres. En ce sens, une récession en Allemagne a un impact considérable sur la croissance des autres pays de la zone euro, ce qui contribue fortement à la stagnation économique que nous connaissons actuellement.

Les marchés financiers ont compris que la BCE avait sa propre voie.

Vítor Constâncio

La BCE a répété qu’elle dépendait des données et non de la Fed. Cependant, les décisions de la Réserve fédérale conditionnent le débat mondial sur la politique monétaire. Comment pensez-vous que le langage et la communication de la BCE vont évoluer alors que la Fed a débuté en force son cycle d’assouplissement ? 

Les États-Unis sont la plus grande économie du monde et le dollar reste la monnaie internationale dominante. Le cycle monétaire et financier mondial est donc déterminé par les mesures prises par la Fed. En termes de politique, le récent pic inflationniste a été causé par des événements internationaux, principalement la guerre en Ukraine, et le processus a évolué de manière similaire dans toutes les économies avancées. Cela a contribué à certaines similitudes en matière de politique. Toutes les banques centrales du monde doivent tenir compte des décisions de la Fed, mais cela ne signifie pas qu’elles doivent toutes faire exactement la même chose. La BCE a réduit ses taux directeurs avant la Fed et cela a bien fonctionné. Les marchés financiers ont compris que la BCE avait sa propre voie.

La BCE examine les données dans leur ensemble, mais elle s’est intéressée à des points particuliers tels que l’inflation des services et la croissance des salaires. Quelle est la différence entre la dépendance à l’égard des données et la dépendance à l’égard des points de données ?

Je n’aime pas l’expression « dépendant des données » car elle peut conduire à l’interprétation que les données passées ou les données en temps réel déterminent les décisions politiques d’une manière rétrospective. Il serait préférable que les banques centrales disent simplement : « Nous ne nous pré-engagerons pas à des décisions futures ».

Je trouve également que la distinction entre « dépendant des données » et « dépendant des points de données » est un peu inutile. En particulier parce qu’elle ne dit pas grand-chose sur le degré approprié de prévoyance dans la prise de décision, qui est crucial pour la bonne conduite de la politique monétaire. L’attention portée à des prix sectoriels particuliers comme ceux des services, que vous mentionnez, est justifiée si elle fait partie d’une évaluation plus large de l’inflation future.

À quel moment l’équilibre change-t-il et les points de données individuels peuvent-ils faire basculer la prise de décision de manière exponentielle ?

Pour les décisions de politique monétaire, les points de données ne devraient avoir d’importance que dans la mesure où ils ont un impact sur les perspectives d’inflation future, ce qui doit être évalué au cas par cas.

Jusqu’où pensez-vous que l’on puisse aller dans ce cycle en ce qui concerne la réduction des taux ?

Mon scénario de base concernant l’évolution de l’économie et de l’inflation, avec toutes les incertitudes qu’il comporte, est que l’économie de la zone euro restera faible et que l’inflation se stabilisera de manière fiable autour de 2 % d’ici le milieu de l’année prochaine. Dans ce scénario, je prévois pour la BCE un taux directeur compris entre 2,5 % et 2,75 % à cet horizon.

Voilà pour la politique monétaire — mais qu’en est-il de la politique budgétaire, quel rôle peut-elle jouer ?

Il s’agit d’une question importante. L’histoire prouve que la politique monétaire est asymétrique dans ses efforts et qu’elle n’est pas très efficace pour sortir une économie de la récession. L’Europe est confrontée à de profonds défis structurels et a besoin d’une forte augmentation des investissements publics pour les relever. Elle doit également attirer les investissements privés. Malheureusement, les règles budgétaires européennes et la législation allemande sur la limitation de la dette ne permettent pas ce type de politiques. Par ailleurs, la France et l’Italie accumulent des déficits et des dettes élevés depuis un certain temps, ce qui nécessitera une réduction progressive. Cela signifie que nous ne pouvons que nous attendre à la poursuite d’une croissance faible dans la zone euro, même si les taux de politique monétaire descendent en dessous de 2,5 %. Le secteur du logement est le seul secteur qui réagit de manière significative aux taux d’intérêt, contrairement à l’investissement général des entreprises, qui ne peut être stimulé par le seul assouplissement de la politique monétaire. La reprise européenne a besoin d’une politique budgétaire, mais celle-ci ne semble pas être à notre portée. C’est un problème, car je ne vois pas comment l’Europe peut répondre à ces défis, en matière de sécurité, de digitalisation et de transition climatique en appliquant le cadre fiscal actuel. De nouvelles initiatives d’investissement financées au niveau européen sont essentielles.

Mon scénario de base est que l’économie de la zone euro restera faible et que l’inflation se stabilisera de manière fiable autour de 2 % d’ici le milieu de l’année prochaine. Dans ce scénario, je prévois pour la BCE un taux directeur compris entre 2,5 % et 2,75 % à cet horizon.

Vítor Constâncio

Mario Draghi a affirmé dans son rapport qu’il est « incontestable » que la création d’un actif européen sûr contribuerait à réduire le coût du capital et à renforcer le rôle de l’euro. Êtes-vous d’accord ?

Je suis d’accord et je le dis depuis des années. Un marché des obligations solide et liquide portant sur un actif européen sûr est un élément essentiel de l’Union des marchés des capitaux qui faciliterait le déploiement de l’investissement privé nécessaire. C’est un grand gâchis que nous ayons créé une union monétaire, plus difficile à mettre en place, et que nous ne puissions pas prendre les décisions nécessaires pour en récolter les fruits d’une véritable union des marchés des capitaux. 

D’autres programmes tels que le plan de relance NextGenerationEU seraient utiles, mais il faut aller plus loin pour finaliser le marché des capitaux. 

Les incertitudes qui pèsent sur l’Europe sont nombreuses : la politique intérieure, la stagnation économique prolongée, la forte incertitude liée à l’élection américaine. Quelle est votre plus grande inquiétude ?

Une victoire de Trump : je pense qu’il est une menace pour l’Europe.

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09.10.2024 à 16:16

Les questions ouvertes du rapport Draghi

Matheo Malik

Pour les économistes Olivier Blanchard (Peterson Institute) et Angel Ubide (Citadel), le rapport Draghi identifie les problématiques essentielles auxquelles est confrontée l’Europe qui vient — sans apporter pour autant toutes les réponses. Afin d’ouvrir un débat nécessaire sur les constats et la feuille de route, ils proposent d’élargir la focale : de la productivité aux investissements en passant par la sécurité nationale — un tour d’horizon.

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Texte intégral (3553 mots)

Avec la publication du rapport Draghi, que le Grand Continent a accompagné dans les différentes langues de la revue, l’Union se prépare à entrer dans une nouvelle phase. Depuis plusieurs semaines, nous donnons la parole à des chercheurs, commissaires européens, économistes, ministres et industriels pour réagir à l’une des plus ambitieuses propositions de transformation de l’Union. Si vous appréciez nos travaux et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent

Présenté en septembre par Mario Draghi, le rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne, est un appel à l’action. Il invite à relever les défis auxquels l’Union européenne est confrontée au cours de cette décennie et a l’immense mérite d’oser quantifier le potentiel d’investissement nécessaire : 5 % du PIB par an sur la période 2025-30. Le message est clair : chaque année où l’Union tarde à agir, l’écart avec les États-Unis se creuse davantage. Il n’y a donc pas de temps à perdre.

Le rapport affirme que la principale faiblesse de l’Union est sa croissance plus faible que celle des États-Unis — due principalement à sa fragmentation. Cette faiblesse est aggravée par trois nouveaux défis : renforcer la résilience de l’économie face aux menaces géopolitiques et aux guerres commerciales ; faire face au changement climatique et en accompagnant la transition vers l’énergie verte ; et renforcer la sécurité et la défense nationales. La nature de ces nouveaux défis implique de les traiter essentiellement au niveau de l’Union plutôt qu’au niveau national.

Nous sommes d’accord avec une grande partie du rapport qui, selon nous, soulève toutes les bonnes questions. Si la fragmentation de l’Union est effectivement un obstacle majeur à la croissance, sa réduction peut en effet avoir de grands avantages et peu de coûts. Le rapport — en particulier dans sa partie B — est une mine d’informations granulaires et de mesures concrètes potentielles à prendre dans les principaux secteurs de l’économie. Il nous semble cependant que certaines questions nécessiteraient une discussion plus approfondie et c’est ce que nous tentons de faire dans cet article, en nous faisant souvent l’avocat du diable pour lancer le débat nécessaire sur le rapport.

L’Union européenne n’a pas de problème de compétitivité — sa balance courante, de fait, est même excédentaire. Elle a plutôt un problème de productivité.

Olivier Blanchard et Angel Ubide

Compétitivité ou productivité ? 

Commençons par une affirmation forte : le titre du rapport — L’avenir de la compétitivité européenne — est trompeur. Le rapport devrait traiter — et traite de fait — de la productivité plutôt que de la compétitivité. C’est la productivité qui détermine le niveau de vie ; la compétitivité est une autre question : un pays peut ainsi avoir une faible productivité tout en étant compétitif — c’est ce qu’un taux de change flexible est censé pouvoir réaliser et c’est ce qu’il parvient à faire généralement. À cet égard, l’Union européenne n’a pas de problème de compétitivité — sa balance courante, de fait, est même excédentaire. Elle a plutôt un problème potentiel de productivité.

L’écart de productivité explose-t-il vraiment ? 

Comparant l’Union aux États-Unis, Mario Draghi établit un diagnostic : un « défi existentiel » et, si rien n’est fait, une « lente agonie ». Cette affirmation nous semble exagérée.

Depuis 2000, la croissance du PIB de l’Union a en effet été en moyenne inférieure de 0,5 % par an à celle des États-Unis, mais l’essentiel de la différence est dû à la démographie, pas à la productivité. La croissance du revenu réel par habitant dans l’Union a été inférieure d’environ 0,1 % par an à celle des États-Unis, une différence minime mais suffisante pour creuser l’écart d’environ 2,5 % sur 25 ans. Ce n’est certes pas négligeable, mais pas assez pour que l’on puisse parler « d’agonie ».

Cela étant posé, même si cet écart de productivité par rapport aux États-Unis n’a pas augmenté de manière substantielle, il subsiste. L’époque où l’Europe rattrapait rapidement les États-Unis est révolue et la convergence n’est pas réalisée : l’Europe n’a pas été en mesure de franchir le dernier kilomètre — et il faut se demander pourquoi. 

Le fait d’être un leader de l’innovation est-il essentiel pour la croissance ?

Le rapport souligne à juste titre les différences importantes entre les performances de l’Union et celles des États-Unis dans le secteur technologique.

Le constat est sans appel : l’Union ne compte aucune entreprise technologique de premier plan. Mais cela signifie-t-il pour autant que la « lente agonie », si elle n’a pas encore eu lieu, commencera bientôt ? La réponse est : pas nécessairement. De nombreux pays se développent à des rythmes similaires à ceux des États-Unis sans être à la pointe de l’innovation technologique. À l’instar d’un cycliste qui, dans une échappée, se met « dans la roue » du premier pour se protéger du vent et se contente d’être second, les pays n’ont pas nécessairement besoin d’innover pour prospérer ; ils peuvent copier et mettre en œuvre les innovations des autres. C’est d’ailleurs ce qui semble se passer pour l’Union : si on laisse de côté le secteur des technologies de l’information et de la communication, la croissance de la productivité en Europe est égale ou supérieure à celle des États-Unis. 

La sécurité plutôt que la croissance ? 

C’est que la question principale n’est donc peut-être pas tant la croissance que la sécurité nationale.

En effet, le leadership technologique est surtout important lorsqu’il devient un facteur clef de la sécurité nationale : c’est ce que montrent les sanctions et les restrictions croissantes imposées par les États-Unis dans le secteur des semi-conducteurs. Il est donc essentiel de former des leaders technologiques véritablement européens pour renforcer la résilience et la sécurité nationale. Et l’approche européenne semble la bonne tant il est vrai que l’effet d’échelle nécessaire pour prospérer dans le secteur des nouvelles technologies implique qu’il sera presque impossible d’atteindre le leadership technologique à l’échelle seulement des États membres de l’Union. En d’autres termes, comme l’affirme le rapport, il serait bon que l’Union innove davantage dans tous les secteurs — mais cela est absolument crucial dans ceux où la sécurité est essentielle. 

L’époque où l’Europe rattrapait rapidement les États-Unis est révolue et la convergence n’est pas réalisée : l’Europe n’a pas été en mesure de franchir le dernier kilomètre — et il faut se demander pourquoi. 

Olivier Blanchard et Angel Ubide

Transformation et croissance vertes ? 

Toujours selon le rapport, la transition vers l’énergie renouvelable pourrait stimuler la croissance. Il s’agit d’une affirmation optimiste. Pour lutter contre le changement climatique, il faut donner un prix à une externalité — comme le CO2 ou un autre gaz à effet de serre — qui était auparavant gratuite. Dans le langage de la macroéconomie, il s’agit d’un choc négatif de l’offre comme peut l’être une augmentation du prix du pétrole. Dans le modèle de croissance standard, il entraîne une baisse de la production et une diminution de la croissance jusqu’à ce que la transition vers les énergies vertes soit achevée. Pourrait-il en être autrement en l’espèce ? On peut répondre par l’affirmative dans la mesure où, malgré un point de départ plus défavorable, les avancées sont beaucoup plus rapides dans les nouvelles technologies de la transition. La croissance pourrait donc finir par être plus élevée. Cependant, il faut reconnaître la difficulté de la transition pour éviter de créer des attentes irréalistes.

Défragmentation et meilleure réglementation : les clefs d’une croissance plus forte ? 

Le rapport attribue une grande partie de l’écart de productivité à la fragmentation et à la réglementation. C’est la raison pour laquelle il met l’accent sur les mesures de défragmentation et de déréglementation partielle. Si tel est le cas, ces réformes semblent être souhaitables et faciles à mettre en œuvre et pourraient produire des bénéfices sans menacer l’architecture plus large de l’État-providence. Toutefois, on peut craindre que le rapport ne surestime les gains effectivement réalisables.

Il est certain qu’une grande partie de l’écart de productivité est due à des facteurs qui n’entrent pas dans le champ d’application du rapport — comme la protection sociale plus élevée, l’inadéquation des systèmes d’éducation et de formation professionnelle, les coûts de séparation plus élevés. La fragmentation est sans doute un facteur important dans la mesure où chaque pays continue d’insister pour avoir ses champions nationaux et craignant d’abandonner tout contrôle politique. Mais la question est de savoir dans quelle mesure cette fragmentation fait obstacle aux rendements d’échelle. Du point de vue de l’efficacité, est-il toujours préférable d’être plus grand ? La partie B du rapport présente des arguments solides sur le fait que ce serait le cas dans de nombreux secteurs. Mais la réalité peut être plus nuancée — après tout, il existe de nombreux exemples d’investisseurs qui achètent de grandes entreprises seulement pour les démanteler et débloquer de la productivité et de la valeur — et plus propre à certains secteurs qu’à d’autres — cette logique est plus pertinente, par exemple, pour les entreprises technologiques qui s’appuient sur des effets de réseau que pour les entreprises des télécoms.

Des questions similaires se posent en matière de réglementation et de politique de concurrence, tant au niveau national qu’au niveau de l’Union. La politique de concurrence pourrait à cet égard devoir évoluer pour aider à relever les défis identifiés. Aux États-Unis, les prix à la consommation constituent le critère décisif de la politique de concurrence : si les entreprises peuvent faire valoir avec succès qu’une fusion ou une acquisition entraînera des gains d’efficacité qui se traduiront à terme par une baisse des prix, l’opération sera probablement couronnée de succès et des mesures correctives ne seront appliquées, le cas échéant, qu’a posteriori.

Même si — parce qu’elle est mutualisée — elle est généralement moins chère que la dette émise par les gouvernements nationaux, la dette de l’Union reste de la dette.

Olivier Blanchard et Angel Ubide

Dans l’Union européenne, cependant, le test décisif est celui de la structure du marché : si une fusion ou une acquisition risque de créer une position dominante sur le marché — même si elle est nécessaire pour accroître l’efficacité — l’opération sera probablement rejetée. Or dans un monde où le développement de nouvelles technologies nécessite des effets de réseau et d’échelle, ces différences dans la politique de concurrence peuvent expliquer pourquoi les entreprises de réseau dominantes se trouvent toutes aux États-Unis — pour simplifier cette idée : Amazon aurait-elle pu croître et se développer dans l’Union ?

Que peut-on attendre de l’union des marchés de capitaux ?

Le problème auquel est confrontée l’Union n’est pas l’insuffisance de l’épargne ou de l’investissement — la part de l’investissement dans le PIB de l’Union est à peu près la même qu’aux États-Unis, soit 22 %.

Le taux d’épargne est quant à lui un peu plus élevé, ce qui se traduit par un excédent de la balance courante. Dans le rapport, le mot d’ordre de « mobiliser l’épargne » est donc trompeur. Le taux d’épargne à l’échelle européenne est élevé et se traduit par des investissements importants.

Le rapport souligne à juste titre que le problème réside peut-être dans le fait que l’épargne n’est pas canalisée vers les bons investissements et qu’elle peut refléter une prise de risque insuffisante. Cette situation est le reflet d’une structure d’intermédiation essentiellement bancaire, segmentée selon les frontières nationales. Il est peu probable que l’union des marchés de capitaux fasse une différence majeure et opportune à ce niveau. Le rapport estime qu’il faudrait une baisse de 250 points de base du coût du capital pour inciter à de nouveaux investissements. Mais une telle baisse serait-elle suffisante pour générer le bon type d’investissement ? En tout état de cause, cela dépasserait largement les bénéfices d’une meilleure intégration financière.

Les investissements publics et les subventions de l’Union peuvent-ils être financés par la dette ? 

Le rapport conclut qu’il faudrait augmenter le taux d’investissement de l’Union d’environ 5 % du PIB par an — avec une part d’investissement public représentant environ 1,5 % — et que des subventions publiques importantes seraient également nécessaires pour susciter l’augmentation souhaitée de l’investissement privé. Il plaide à juste titre pour que ces décisions soient prises à l’échelle de l’Union dans la mesure où c’est à cette échelle que la réduction de la fragmentation et la révision de la réglementation et de la politique de concurrence doivent être réalisées. Alors que la défense, la transition écologique et les autres domaines ciblés par le rapport peuvent être considérés comme des biens publics, une grande partie de l’investissement public et de la conception des subventions doit également être pensée et mise en œuvre au niveau de l’Union. 

Cela n’implique toutefois pas nécessairement qu’il doive être financé par la dette de l’Union plutôt que par les impôts. Deux aspects sont à prendre en considération ici : la viabilité de la dette et ses effets macroéconomiques.

Il est essentiel de donner la priorité à l’investissement et aux subventions dans un nombre réduit de secteurs et de limiter l’effet sur la dette.

Olivier Blanchard et Angel Ubide

Même si — parce qu’elle est mutualisée — elle est généralement moins chère que la dette émise par les gouvernements nationaux, la dette de l’Union reste de la dette. Et compte tenu de ses niveaux élevés et, en particulier, des déficits primaires importants dans plusieurs États membres, la question de la viabilité de la dette globale ne peut pas être ignorée. Certaines des mesures proposées dans le rapport peuvent en effet augmenter la croissance future et donc les recettes publiques. D’autres, comme la défense, ne le peuvent pas — du moins pas directement. Celles qui concernent le mix énergétique pourraient, au contraire, diminuer la croissance pendant un certain temps et réduire les recettes futures. Il ne faut donc pas partir du principe que les recettes futures s’autofinanceront : un cadre budgétaire crédible sera indispensable pour soutenir cet effort. Concrètement, dans l’hypothèse raisonnable où les taux d’intérêt resteront proches des taux de croissance, une partie des dépenses supplémentaires peut être financée par la dette, mais un plan crédible exige qu’à moyen terme, le solde primaire — c’est-à-dire la différence entre les recettes et les dépenses — revienne à zéro.

L’autre aspect à prendre en compte est l’impact macroéconomique d’une augmentation aussi importante de l’investissement global dans une économie actuellement proche de son potentiel. La Banque centrale européenne devra gérer ce qui sera probablement un processus de croissance et d’inflation plus volatil, secoué par divers chocs d’offre. Les calculs du Fonds monétaire international cités dans le rapport pourraient sous-estimer le risque de surchauffe. L’expérience récente des déficits budgétaires américains, leur effet sur les pics de prix induits par la pénurie et les prix des matières premières, ainsi que leur contribution à l’explosion de l’inflation, est pertinente en l’occurrence en ce qui concerne le calendrier, la conception et la réalisation des investissements nécessaires. Pour ces deux raisons, il est essentiel de donner la priorité à l’investissement et aux subventions dans un nombre réduit de secteurs et de limiter l’effet sur la dette. 

*

Ces nombreuses questions que nous soulèverons contribueront, nous l’espérons, à une discussion plus large et plus approfondie. Nous réaffirmons notre adhésion à une grande partie du rapport et notre espoir qu’il conduira à des mesures permettant d’augmenter la productivité et le niveau de vie au sein de l’Union, de traiter la question climatique et de renforcer la sécurité nationale. 

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09.10.2024 à 09:54

« Aucune entreprise en Europe, si grande soit-elle, ne peut être au-dessus de la loi », une conversation avec Margrethe Vestager

Matheo Malik

Aussi respectée à Bruxelles qu’elle est crainte à San Francisco, la Commissaire Margrethe Vestager, notamment connue pour avoir porté les affaires Apple et Google, a marqué de son empreinte la politique européenne de concurrence pendant dix ans. Alors qu’elle s’apprête à quitter ses fonctions et que la nouvelle Commission devra s’atteler à la mise en œuvre du rapport Draghi, nous l’avons rencontrée.

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Texte intégral (3450 mots)

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Avec la publication du rapport Draghi, que le Grand Continent a accompagné dans les différentes langues de la revue, l’Union se prépare à entrer dans une nouvelle phase. Depuis plusieurs semaines, nous donnons la parole à des chercheurs, économistes, ministres et industriels pour réagir à l’une des plus ambitieuses propositions de transformation de l’Union. Si vous appréciez nos travaux et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré que son second mandat serait placé sous le signe de la compétitivité. Le Parti populaire européen, sa famille politique, s’est prononcé en faveur de mesures visant à encourager le secteur privé et à réduire la réglementation. Qu’est-ce que ces nouvelles priorités impliquent pour la concurrence ?

La concurrence est un facteur de résilience des chaînes de valeurs et une source d’innovation — si vous n’êtes pas plus performant que vos concurrents, vous êtes éliminé. Dans ce contexte, c’est une bonne chose. Mais lorsqu’il s’agit de passer à l’échelle, nous avons surtout besoin d’un marché qui fonctionne. Or si nous avons pris un certain nombre de mesures pour améliorer le fonctionnement du marché unique, il reste encore énormément à faire.

Quelles sont les principales actions que vous identifiez ?

En interne, la Commission peut être plus efficace en matière de coordination. Mais nous devons surtout achever le marché unique, où d’importants obstacles subsistent malgré l’existence d’un vrai marché européen dans plusieurs domaines. L’aspect le plus difficile est l’absence d’une union des marchés de capitaux et il est impossible de développer une entreprise sans capital. Nous sommes confrontés à un paradoxe : les fonds européens investissent dans des entreprises européennes aux États-Unis. On ne peut que le déplorer. Nous devons trouver des moyens de déployer tout ce capital patient pour répondre aux besoins de financement urgents. C’est le rôle de la Commission d’utiliser son pouvoir mobilisateur pour que les États membres se réunissent et discutent de la manière dont ces barrières peuvent être levées. Si la Commission n’est pas prête à utiliser les outils les plus puissants dont elle dispose, comme les procédures d’infraction, il sera extrêmement difficile de trouver des solutions constructives et rapides. Il doit y avoir un effet dissuasif. La dynamique et le calendrier sont cruciaux dans ce processus : nous devons trouver un accord, le mettre en œuvre et le faire le plus rapidement possible.

La semaine dernière, le président Emmanuel Macron a déclaré que l’un des problèmes fondamentaux auxquels l’Europe est confrontée est qu’elle aurait trop réglementé et pas assez investi, créant une situation sous-optimale. Êtes-vous d’accord avec cette analyse ?

Je ne sais pas comment il mesure cela et j’aurais du mal à le dire.

L’une des ambitions de la Commission von der Leyen a été de réglementer lorsque cela était absolument nécessaire et sinon d’investir. Prenons par exemple l’AI Act. L’objectif était de créer un climat de confiance pour que nous puissions utiliser l’IA dans des contextes essentiels de la vie. C’est ce qui contribue à créer un marché. Pourtant, certains ne voient pas que la proposition de la Commission a également été le point de départ d’investissements dans l’IA.

On reproche régulièrement à la politique de concurrence de l’Union de se concentrer sur la lutte contre les grandes entreprises américaines, les « Big Tech », au point de négliger la création de conditions favorables au marché intérieur pour les entreprises européennes.

Nous associons le mot réglementation à la notion de reporting, de contrôle et d’autorisation — mais la réglementation peut être bien plus que cela.

Lorsque nous examinons une législation qui crée un marché, si une entreprise étrangère veut vendre son produit en Europe, elle doit répondre à certaines exigences. Il est certain que nous devons faire plus en termes de simplification. Nous avons par exemple besoin d’un système de reporting unique qui permette aux entreprises de rendre des comptes à une seule entité. Une digitalisation massive serait aussi extrêmement utile. Au lieu de faire les choses les unes après les autres, ce qui prend beaucoup plus de temps, nous pourrions les faire en parallèle.

Certains secteurs estiment qu’ils ont besoin de plus, mais des progrès significatifs ont déjà été accomplis. En termes d’innovation, les nombreuses licornes qui sont nées en France indiquent selon moi un écosystème d’innovation qui fonctionne.

Quel rôle la politique de concurrence peut-elle jouer pour relever les défis de la compétitivité identifiés dans le rapport Draghi ?

Si nous voulons aller de l’avant, il faut avoir une approche nuancée du sujet. La perte de compétitivité n’est pas une pandémie : ce n’est pas un problème se matérialise en quelques semaines. La détérioration de la compétitivité est un processus graduel, elle s’érode au fil du temps. La croissance de la productivité en Europe est faible et il n’existe pas de solution miracle pour y remédier. Dans le cas de Covid, il était clair que nous devions agir ensemble et rapidement. C’était une question de vie ou de mort. L’érosion de la compétitivité est également une question de vie ou de mort, mais le processus est tellement long que les acteurs ne se rendent pas compte qu’ils se trouvent dans une situation critique.

Une « lente agonie » pour reprendre les mots de Mario Draghi

C’est l’une des nombreuses qualités du rapport Draghi : il pointe l’urgence de la situation. La question énergétique, la question de la sécurité, ce sont des bouleversements structurels qui se sont produits alors que la productivité n’a pas augmenté. Même si nous étions en avance par rapport aux États-Unis et à la Chine, nous devrions tout de même les aborder. 

Il est important que nous comprenions que c’est la clef du maintien de notre modèle économique européen qui offre une société où la qualité de vie et le bien-être de la population sont importants. Ce que les Européens attendent est simple : une bonne éducation — la plupart du temps gratuite —, des infrastructures opérationnelles et l’accès à de bons services de santé.

Pensez-vous que la capacité à maintenir ce modèle social sera la mesure ultime du succès de l’Europe ?

Oui. C’est ce qui fait de nous des Européens. Les gens pensent parfois que ce n’est qu’un slogan lorsque nous disons que nous avons besoin d’une transition juste, que nous devons veiller à ce que personne ne soit laissé de côté. Il s’agit là du véritable modèle européen, de ce qui rend l’Europe si différente. C’est notre système, et c’est une raison indépendante de veiller à ce que notre modèle économique puisse se développer.

Nous ne voulons certainement pas vivre comme en Chine. Je ne pense pas non plus que nous voulions être Américains. Si nous étions plus fidèles à ce qui a fait de l’Europe ce qu’elle est et à ce qui fonctionne pour nous, nous pourrions continuer à nous renouveler pour être à la hauteur. La tâche qui nous attend ne consiste pas à changer de modèle. J’ai un petit fils ; je pense beaucoup à l’avenir. Il est plus important pour moi qu’il ait accès à une bonne éducation et à de bons services que d’avoir des actions en bourse pour pouvoir payer une assurance privée. Cette façon très américaine de voir le monde est très peu répandue chez nous. Nous n’avons aucune raison de vouloir la mettre en œuvre.

Le rapport Draghi estime que l’Union a besoin de 800 milliards d’euros par an pour financer des investissements. Cela soulève de nombreuses questions politiques. Le Danemark ne semble pas aujourd’hui en mesure d’adhérer à cette idée. Si l’on considère le contexte politique en Allemagne, on ne voit pas non plus comment cela pourrait être positivement accueilli. L’urgence du moment et la politique de l’inertie ne semblent pas aller de pair. Pourtant, si cette question est vraiment existentielle, ne mérite-t-elle pas d’être au moins débattue

Je pense que nous devrions prendre les choses dans l’autre sens : en commençant par nous mettre d’accord sur ce que nous devons faire ensemble.

Avant de parler des 800 milliards d’euros ?

Oui, parce que peut-être qu’il s’agit de 700 milliards, ou de 810. La première question que je me pose, c’est : « Pour quoi faire ? » Si je venais vous voir et que je vous disais : « donnez-moi 10 000 euros pour des projets mutuellement bénéfiques », vous me répondriez probablement : « ne devrions-nous pas d’abord discuter des projets communs ? »

L’argent ne résout jamais le fond du problème. Au Danemark, nous avons un proverbe qui dit : « en dernier recours, il faut y mettre de l’argent. » Mais la plupart des problèmes sont structurels. Très souvent, lorsque l’on met de l’argent sur quelque chose sans y réfléchir, le problème disparaît temporairement — puis il revient parce que l’on ne s’est pas attaqué à ses causes structurelles. C’est pourquoi je trouve la question des projets motivante.

Les obstacles que Draghi décrit dans le rapport persisteront. Ils concernent l’énergie, la sécurité et la formation.

Nous devons investir beaucoup plus dans les capacités de défense communes. Il est regrettable que notre industrie de la défense fonctionne de manière aussi fragmentée et que les États membres poursuivent leurs objectifs propres. L’énergie et le réseau électrique ensuite : des investissements dans ce secteur seraient également extrêmement bénéfiques car nous avons besoin d’une meilleure interconnectivité. Enfin, il y a la formation. Nous devons investir dans les ressources humaines et les compétences. Sinon, même avec tout l’argent du monde, nos efforts ne serviront à rien.

Le rapport Draghi souligne également que l’Union pourrait être amenée à revoir les règles de concurrence et à mettre en place un nouvel outil. Avez-vous été surprise ?

Ce nouvel outil de concurrence — certains États membres en disposent, l’Autorité de la concurrence et des marchés au Royaume-Uni aussi — permet d’examiner un secteur dont on soupçonne qu’il est devenu trop concentré, malsain et peu dynamique. Au lieu de traiter des cas spécifiques, on travaille avec le secteur pour s’assurer qu’il redevient compétitif.

C’est une discussion que nous avons eue avant d’élaborer le Digital Markets Act. Il faut procéder étape par étape. Le débat que nous avons eu à l’époque était hésitant. Au cours des vingt dernières années, les marchés européens sont devenus beaucoup plus concentrés en raison de la dynamique économique. Les marges sont plus élevées, les profits sont plus importants, mais l’efficacité partagée avec les consommateurs n’est pas si grande. Je ne serai plus commissaire à la concurrence d’ici peu, mais je dirais : regardons ce qui se passe chez ceux qui l’ont déjà fait — le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Pays-Bas — et voyons comment cela fonctionne pour eux.

Il existe des tensions évidentes au sein de l’Union en ce qui concerne la Chine. Un certain nombre d’États membres pensent qu’il s’agit en fin de compte d’une économie de prédation, tandis que d’autres estiment qu’il est essentiel de maintenir les relations économiques telles qu’elles sont aujourd’hui, parce qu’ils en ont besoin. Si l’on se projette dans l’avenir, dans quelle mesure la Chine et les divisions qu’elle suscite vont-elles constituer un problème pour l’Union ?

Soyons clairs : la Chine a créé dans de nombreux secteurs essentiels des surcapacités par rapport à la demande du marché mondial. L’idée selon laquelle nous nous contenterions d’attendre que nos secteurs meurent — comme ce fut le cas pour les panneaux solaires — n’a pas sa place dans le débat. C’est impossible. Nous nous concentrons sur un marché unique dynamique où la concurrence est équitable. C’est pourquoi nous contrôlons les aides d’État et c’est pourquoi nous disposons d’un instrument relatif aux subventions étrangères et d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Nous pouvons imposer des droits de douane si nous estimons qu’il s’agit d’une concurrence déloyale. Il est tout à fait légitime de dire que la Chine a construit des capacités gigantesques, en grande partie grâce à des subventions publiques massives, et que nous n’allons pas devenir la décharge de toutes ces surcapacités au détriment des entreprises européennes.

Nous aimerions continuer à commercer avec la Chine, mais cela doit se faire dans un cadre où nous ne prenons pas de risques en matière de sécurité économique. Il reste beaucoup de marchés une fois que les risques liés à la sécurité sont pris en compte. Pour moi, il est vraiment important d’envoyer ce signal.

En ce qui concerne le Conseil du commerce et de la technologie, un format créé pour rétablir un dialogue entre l’Union et les États-Unis sous l’administration Biden après la présidence Trump et dans lequel vous avez beaucoup investi, pourra-t-il survivre aux prochaines élections américaines quel qu’en soit le vainqueur ? 

Quel que soit le vainqueur il sera en tout cas extrêmement utile — car nous avons besoin d’un forum structuré pour discuter. Nous avons des désaccords — et pas seulement sur la Chine — mais nous avons aussi des intérêts communs. Le principe est clair depuis le début. Le format n’entrave pas les processus législatifs de chaque juridiction. Il nous a permis de mieux nous comprendre, d’avoir des relations de travail et de créer un réseau, et cela a été par exemple très utile lorsque nous avons élaboré les premières sanctions contre la Russie après l’invasion de l’Ukraine. 

Les réseaux sociaux occupent une place de plus en plus importante dans le discours politique, tant aux États-Unis qu’en Europe. Elon Musk est devenu une voix importante et puissante dans ces débats. Vous inquiétez-vous des conséquences pour la démocratie en Europe et comment pensez-vous que vos homologues américains traiteront cette question ?

Je ne sais pas comment cette discussion va évoluer. Mais si nous considérons un sujet qui passe maintenant pour tout à fait banal en Europe comme la protection de la vie privée, aux États-Unis, seulement 15 États ont une législation en la matière — chacun la leur qui plus est, ce qui contribue à l’effet de fragmentation. La Californie est en train d’adopter une loi sur l’intelligence artificielle. Comment cela fonctionnerait-il ? Cela fragmenterait-il encore plus le marché américain ? Le fait qu’il n’y ait pas d’approche fédérale signifie que le moins que l’on puisse faire est d’avoir une discussion, car il faut que tout le monde comprenne de quoi il s’agit en fin de compte. En Europe, avec le Digital Services Act, nous avons eu ce va-et-vient de gens qui nous ont accusés de vouloir censure

C’est là qu’est la critique : vous décidez qui peut s’exprimer par le biais de ces outils. Quelqu’un comme Elon Musk dirait qu’il est un porte-étendard de la vérité : la version précédente de Twitter vous convenait, mais maintenant X est devenu un problème.

Cela n’a rien à voir avec la liberté d’expression, car le DSA ne réglemente pas le contenu : il impose la mise en place de procédures. Tout d’abord, horizontalement, afin que les services ne puissent pas être détournés pour saper la démocratie — par exemple, par l’amplification de contenus très polarisants ou pour nuire à la santé mentale, ce qui, je pense, est une responsabilité tout à fait naturelle pour un tel service. On ne nourrirait pas un enfant avec un biberon toxique : il est normal de demander qu’un produit mis sur le marché soit sûr. Deuxièmement, il existe un mécanisme permettant de retirer les contenus illégaux lorsqu’ils sont signalés comme tels. De nombreux contenus sont retirés aujourd’hui sans que personne ne le dise. Il s’agit d’assurer la transparence. Si votre message est retiré, vous pouvez toujours vous en plaindre, saisir un tribunal et lui demander de décider s’il est illégal ou non en vertu de la loi du pays. C’est ainsi que cela fonctionnera en Europe.

Chaque État membre dispose d’une législation sur ce qui est illégal. L’incitation à la violence est illégale dans mon pays ; l’incitation à la haine envers les minorités est illégale. Mais ce n’est pas l’Union européenne qui en décide : c’est la législation de chaque pays. Ce que nous avons décidé au niveau européen, c’est qu’il fallait être capable de l’appliquer. Lorsque le DSA fonctionne, vous en êtes informés. Si vous n’êtes pas d’accord, vous pouvez saisir la justice. Ce n’est pas de la censure — c’est de la transparence.

Alors que votre deuxième mandat touche à sa fin, quelles leçons tirez-vous de votre expérience ? Vous avez été l’un des premiers commissaires à bénéficier d’une reconnaissance significative et d’un profil international. Dans l’ensemble, avez-vous le sentiment que vos décisions ont été reconnues ?

Le fait que le tribunal ait donné raison à la Commission dans l’affaire Google Shopping et dans l’affaire Apple, sur l’optimisation fiscale des multinationales, signifie pour moi que nous avons pris la bonne direction. Ces deux affaires illustrent, de manière différente, le fait que personne n’est au-dessus de la loi — en Europe, aucune entreprise, si grande soit-elle, ne peut être au-dessus de la loi. Ce que fait la Commission, c’est s’assurer que les petits ont une chance équitable. Nous sommes une grande équipe et nous jouons différents rôles. Ce fut un privilège incroyable d’y travailler.

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