04.04.2024 à 12:29
Matheo Malik
L’Europe est fragile. C’est un fait : elle ne disposera jamais d’une indépendance énergétique totale. Comment tirer parti de cette situation ? En mobilisant la bascule d’un continent voué à rester la première puissance d’importation d’énergies propres, Pierre-Etienne Franc propose de convertir une faiblesse en force — au bénéfice de la politique industrielle et de la politique étrangère de l’Union.
L’article Europe de l’énergie : de l’intégration à la puissance est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Comme le résume la formule de Bruno Latour : « le sol européen change sous nos pieds ». Après l’invasion de l’Ukraine, entre l’écologie de guerre (Pierre Charbonnier) et le déploiement continental du Pacte vert, un nouvel ordre énergétique européen est en train de se dessiner. Pour suivre ses transformations, nous vous invitons à découvrir les travaux de la revue GREEN et à vous abonner au Grand Continent.
La version anglaise de cet article est consultable sur le site du Groupe d’études géopolitiques.
La Commission « géopolitique » présidée par Ursula von der Leyen avait un axe structurant et une matrice : le Pacte Vert. Sa mandature a débuté en décembre 2019 par la présentation de cet ensemble d’initiative et par l’adoption, en 2021, du plan Fit-for-55 (Ajustement à l’objectif 55), affichant une ambition européenne sur le climat très affirmée. Malgré les crises hétérogènes que l’Union a traversées — de la pandémie en 2020 à l’invasion de l’Ukraine du 24 février 2022 —, ce cap, au lieu de se contraindre, a été paradoxalement renforcé par le retour de la guerre sur le sol européen qui a mis en évidence l’étroite corrélation entre la dépendance aux énergies fossiles — plus de 70 % de nos besoins énergétiques —, la souveraineté politique — plus de 60 % de notre énergie est importée — et la compétitivité économique — en matière d’énergie, celle-ci est totalement tributaire de la variation des prix des matières premières sur laquelle nous n’avons pas de prise. En développant le plan d’urgence en réponse à l’attrition nécessaire du recours au gaz russe, « RePowerEU », l’Europe a renforcé encore son effort pour se diriger vers un modèle énergétique bas carbone et plus souverain.
En combinant l’urgence — garantir la production industrielle et le chauffage des ménages — à la poursuite d’un agenda de long terme, les États-membres ont réussi, jusqu’à maintenant, à gérer la réorientation de leurs modèle énergétique dépendant des importations russes vers plusieurs sources d’approvisionnement, dont le GNL américain. Cela s’est fait au prix d’un renchérissement significatif des prix des marchés de l’électricité et du gaz, qui ont aussi probablement contribué à accélérer la réforme des marchés de l’électricité, et renforcé la pression pour une montée en puissance plus rapide des sources d’énergie renouvelables du continent qui, en maintenant la dynamique actuelle, devraient passer de 500 GW à 900 GW en 2030. Enfin, il est probable que la crise énergétique induite par la guerre russe ait renforcé les arguments français en faveur d’une relance de l’industrie nucléaire et de son traitement à quasi-neutralité avec les sources d’énergie renouvelables, même si l’agenda de son déploiement et son coût total restent des inconnues importantes.
En 2023, l’Europe a aussi continué de réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 3 %, portant le bilan depuis 1990 à 32,5 %. La part des importations de gaz russe a baissé de 155 milliards de mètres cubes (bcm) en 2021 à moins de 50 bcm en 2023. Les importations de charbon en provenance de la Russie ont été complètement arrêtées et celles de pétrole réduites de 90 % par rapport à leur niveau d’avant guerre à grande échelle. Plus généralement, les efforts de sobriété énergétique ont permis de réduire la dépendance au gaz naturel de près de 20 %. L’Union a aussi réussi l’exploit de coordonner quelques achats groupés de gaz entre pays afin d’assurer les meilleurs prix, pour près de 30 % des besoins du continent, soit 44,7 bcm en 2023.
Le développement des projets d’énergie renouvelable ne s’est pas arrêté, et ce malgré la hausse des coûts et des taux d’intérêt, qui dégradent les conditions d’attractivité du secteur. En 2022, plus de 40 GW de nouvelles capacité solaires ont été installées (+ 60 % par rapport à 2021), et les capacités d’éolien offshore et onshore ont augmenté de 45 % sur l’année. La part d’électricité renouvelable dans le mix électrique européen a dépassé 39 % et le mois de mai 2022 a vu la production d’énergie renouvelable solaire et éolienne dépasser les productions de source fossile. Aujourd’hui, la part d’énergie renouvelable dans le mix énergétique européen est proche de 22 %, et l’objectif de 42,5 % en 2030 reste d’actualité, même si les prochaines étapes seront beaucoup plus délicates à mettre en œuvre car elles concerneront la décarbonation des secteurs les plus énergétiquement intensifs et les plus significatifs en termes d’investissements : les transports et l’industrie lourde notamment. La déclinaison des objectifs à l’échelle nationale paraît extrêmement ardue pour certains. Les montants nécessaires à l’évolution des infrastructures de transports et de distribution de l’électricité sont considérables, alors qu’elles doivent doubler de taille dans les décennies à venir. Les coûts et les investissements assortis aux changements de process industriels ou encore de motorisations dans le secteur des transports sont également à prendre en compte. L’ensemble des investissements nécessaires à l’échelle européenne dans les infrastructures et les transports, pour basculer vers un modèle bas carbone, est estimé en moyenne à 335 milliards d’euros par an durant la période 2021-2035, ce qui équivaut à 2,3 % par an du PIB de l’Union.
Dans ce contexte, la montée en puissance de l’hydrogène comme vecteur complémentaire à l’électron pour décarboner les secteurs qui ne peuvent l’être à base d’électricité, mais sous forme de gaz — gaz de synthèse et e-fuels —, est l’une des grandes ambitions renouvelées par l’Europe dans le cadre du plan « REPowerUE ».
Avec cette stratégie, l’Europe prévoit de produire 10 MT d’hydrogène vert — et d’en importer 10 MT — pour décarboner les usages existants (8,5 MT) et les procédés industriels et de transports qui ne peuvent être décarbonés avec les seuls électrons. Même si, à ce jour, le rythme de déploiement de l’infrastructure ne permettra pas d’atteindre cette ambition avant 2035 au mieux, ce plan a permis la mise en œuvre de nombreux outils de soutien à la filière, notamment pour les équipementiers — 35 projets soutenus pour plusieurs milliards d’euros — et pour les premiers projets de fabrication d’hydrogène vert.
L’Union a également avancé sur un paquet réglementaire considérable pour préparer le continent à la mutation de son système énergétique et productif, au prix de négociations longues et très complexes, qui ont abouti à différents textes sur le développement de l’usage d’énergies renouvelable dans les grands secteurs des transports, de l’industrie et de l’énergie (directives RED 2 et 3), à une élimination progressive des quotas gratuits dans le cadre du système d’échange de quotas d’émission (SEQE) assortie d’une protection à l’import contre des productions importées carbonées, à travers le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF), ainsi qu’à la réforme du marché de l’électricité pour accompagner le financement des grands projets d’infrastructure et de production dans le renouvelable et le nucléaire par des mécanismes hors marché, et enfin à l’ensemble des directives accompagnant la décarbonation des grands secteurs des transports (RefuelEU Aviation, FuelEU Maritime, et les directives sur les normes d’émissions de véhicules, du véhicule individuel aux poids lourds).
L’ensemble de ces directives, d’une très grande complexité, et adoptées au prix de lourdes négociations en trilogue, montre les limites actuelles du modèle européen et du volontarisme communautaire face aux logiques de souveraineté nationale, aux choix de politiques industrielles différents entre la France, les pays nordiques et ceux de l’Europe Centrale qui suivent l’impulsion allemande, et à la montée des mécontentements des citoyens européens devant la hausse des prix et la multiplication des conflits d’usage des sols nécessaires au déploiement massif d’énergie renouvelable — qui contribue en partie aussi à alimenter la colère agricole en cours.
Enfin, le coût financier des programmes d’ajustement et de protection de la population contre la hausse brutale des prix de l’énergie — estimé en Europe à plus de 650 milliards d’euros — la crise d’offre liée à la reprise des consommations en Chine concomitante à la sortie de la période Covid, qui a généré des tensions inflationnistes fortes, ont accru la pression sur les coûts.
Pour accélérer la dynamique de bascule, la Commission place les européens devant une situation existentielle, dont la résolution sera probablement fondatrice ou non de son futur et qui se manifeste aujourd’hui aussi sous les angles agricole, militaire et digital.
D’un point de vue énergétique, l’Europe est particulièrement fragile en ce qu’elle ne dispose pas — et ne disposera jamais — d’une capacité d’indépendance énergétique totale, et devra donc approvisionner encore demain une partie toujours significative de ses besoins pour rester compétitive sans pour autant renoncer à ses ambitions climatiques. Sa souveraineté ne sortira renforcée que si elle parvient à agréger la somme de ses faiblesses nationales en une force d’approvisionnement communautaire.
En 2021, l’Union a produit environ 44 % de ses besoins énergétiques et importé 56 %. En terme de volume, à l’échelle mondiale, l’Union Européenne est la troisième plus grande consommatrice, derrière la Chine et les États-Unis et de loin la première région importatrice de sources extra européennes pour le gaz naturel, le GNL et le pétrole. En matière de nouvelles énergies, d’après le rapport du Conseil mondial de l’hydrogène, l’Europe sera en 2050 la zone géographique, avec la Corée et le Japon important le plus d’hydrogène et de dérivés, comme l’ammoniaque avec au moins près de 20 MT provenant hors du continent.
Seule puissance industrielle de dimension continentale ne pouvant pas se passer de l’énergie des autres, l’Europe doit assumer le fait d’être le principal artisan et donneur d’ordre du marché mondial de l’énergie, notamment décarboné. Elle doit fédérer les forces et les besoins des marchés européens permettant,en sus de dicter quelques règles, de mieux piloter les conditions d’accès à ceux-ci.
Les enjeux financiers de la transition sont trop importants pour être pris en charge par les budgets nationaux sans grever significativement les ressources budgétaires existantes. Celles-ci sont déjà soumises à de fortes tensions sociales dans un climat de défiance qui n’acceptera pas une baisse ou une réduction des transferts sociaux, et encore moins une hausse des prix de l’énergie sous prétexte d’une transition dont nul ne verrait immédiatement les bénéfices.
La transformation de nos modèles énergétiques requiert des ressources financières de plusieurs centaines de milliards dans la décennie. Elle marque la bascule d’un modèle où le prix de l’énergie était au premier ordre un dérivé du prix de matières premières fossiles — et du coût du marché des quotas carbone — vers un modèle où elle est au premier ordre un dérivé du coût du capital et du coût du foncier : l’économie du renouvelable — tout comme le nucléaire — et le développement des sources de gaz et combustibles liquides « non carbonés » (e-fuels, hydrogène, ammoniaque, méthanol etc.) sont toutes des économies d’infrastructures, intensives en capitaux, de nature patrimoniale sur le long terme, dont le coût de financement est essentiellement dépendant du coût de la dette et du coût du capital. La hausse des taux d’intérêt a l’effet structurellement inverse sur les prix de l’énergie en période de forte demande de capitaux pour déployer une infrastructure énergétique de substitution à l’infrastructure fossile existante.
Il est essentiel de développer une politique de taux différenciée pour les actifs climatiques, mettant ainsi en pratique les objectifs initiaux du développement européen d‘une taxonomie des actifs bas carbone, pour flécher les investissements en priorité vers ces actifs durables.
Enfin, sur le plan des infrastructures, il est difficilement envisageable de piloter un plan de transformation et de déploiement sans développer une politique de financement dédiée, centralisée et pilotée au niveau européen. Il s’agit de déployer des infrastructures destinées à accueillir une part croissante d’électricité, d’installer des centaines de milliers de bornes de recharge et des milliers de stations hydrogène et de GNL, conformément aux dispositions adoptées par l’Union dans le règlement sur le déploiement d’une infrastructure pour carburants alternatifs (AFIR). Il faut également mettre en œuvre des réseaux de distribution d’hydrogène paneuropéens et des terminaux d’imports permettant la distribution des énergies vertes du futur que seront l’ammoniaque et les autres vecteurs propres importés en partie, en substitution progressive du gaz, du GNL du pétrole et du charbon, ou encore des réseaux de CO2 pour mettre en œuvre à l’échelle au plus vite les potentialités des solutions de CCS (Capture et Stockage du carbone).
Nous avons pour la première fois dans l’histoire de l’Europe, la possibilité de construire des réseaux énergétiques conçus à l’échelle continentale qui peuvent offrir à nos économies un accès aux différentes sources d’approvisionnement, du Sud au Nord, de l’Est à l’Ouest. Cette occasion ne se reproduira plus, et constitue peut-être le moyen de doter l’Union de la vraie puissance de sa profondeur.
Pour ce faire, il est nécessaire d’avoir une politique budgétaire centralisée au niveau européen pour l’ensemble des infrastructures paneuropéennes et les stratégies de terminaux desservant l’ensemble du continent.
Il faut également repenser la gouvernance de notre politique énergétique, pour qu’elle dépasse les logiques nationales qui peinent à mutualiser les avantages et à compenser les fragilités des différents territoires. Doter l’Europe d’une capacité de planification énergétique continentale intégrée, sans préjuger de l’usage des principes de subsidiarité, et l’abonder par un budget européen dédié à des plans de déploiement d’infrastructure de réseaux et de distribution collectifs, constituerait un outil majeur de consolidation de la place de l’Europe dans le nouvel ordre énergétique mondial.
L’enjeu est aussi géopolitique. L’Europe doit actuellement sourcer une grande partie de ses approvisionnements actuels en énergie fossile, mais ne disposera pas des espaces et des ressources, ni de l’agilité nécessaire pour accélérer facilement sa capacité de production de renouvelables dans les temps requis. Elle devra aller chercher aussi une partie de ses besoins d’énergies propres autour d’elle. À moins de laisser chaque État membre développer une géopolitique de l’énergie en ordre dispersé, au risque de laisser les puissances exportatrices jouer les unes contre les autres, l’Union a la capacité de structurer le marché mondial des énergies vertes, qui circuleront par pipeline sous forme d’hydrogène ou d’électron, ou par bateaux sous forme d’ammoniaque ou de méthanol fabriqués dans les zones les plus compétitives en sources d’énergie renouvelable. Plutôt que de développer des modèles d’approvisionnement isolés et compétitifs les uns des autres, une approche véritablement européenne nous rendra collectivement plus résilients.
La France y trouverait sa part, valorisant de manière plus nette son programme nucléaire, non plus pour son seul service mais pour le bénéfice structurel des autres États partenaires à son pourtour. Elle utiliserait sa position de transit comme une opportunité de réindustrialiser une partie de ses territoires les plus proches de zones d’approvisionnement énergétiques pertinentes — Fos, la vallée du Rhône depuis l’Afrique du Nord et l’Espagne, et les grands ports atlantiques qui sont bien positionnés pour accueillir les nouvelles énergies de demain. L’Allemagne y trouverait conforté son modèle industriel rhénan sous réserve que les modèles alternatifs d’énergie à base d’hydrogène puissent rapidement être mis en œuvre par l’accès aux sources compétitives d’électrons verts du Nord, ou du Sud, par pipeline. Le modèle intégré, agrégeant les besoins de tous les États membres, lui permettra de mieux encadrer les règles de définition des sources bas carbone éligibles. Un tel modèle permettra aussi de grouper les besoins pour une meilleure capacité à garantir les positions d’achat des premiers volumes significatifs de ces nouvelles énergies vertes, avant que le marché ne fonctionne seul — ainsi qu’un renforcement significatif de son poids géopolitique de principale puissance d’importation d’énergies propres, face au Japon ou à la Corée du Sud, ou encore Singapour qui sont dans les mêmes difficultés d’accès.
Les développements encore embryonnaires de la banque de l’hydrogène, qui constitue la base d’un financement pluriannuel du delta de coûts des énergies bas carbone comparé aux énergies fossiles — pour des montants relativement faibles — pourrait devenir l’un des outils structurant de la politique énergétique européenne. Pour cela, il faut que ses moyens, son périmètre et son déploiement, aux côtés ou en complément des outils nationaux, soient rapidement révisés pour atteindre des montants cohérents avec les enjeux, avec, si nécessaire, la mise en place d’outils de financement européens dédiés sous pilotage de la banque centrale européenne.
Dans la dynamique des initiatives conjointes développées pour faire face à la guerre en Ukraine en termes d’approvisionnement en gaz naturel, il est souhaitable de développer des approches diplomatiques plus systématiquement coordonnées au niveau européen sur ces nouvelles énergies. Ces évolutions, qui peuvent parfois être vécues comme des abandons de souveraineté à court terme, seraient au contraire des outils de renforcement de nos forces sur la scène internationale, aux effets plus protecteurs pour les citoyens européens. Plus nous irons vite dans le déploiement des projets de développement de ces énergies propres, plus les impacts sur les investissements et les emplois seront rapidement tangibles.
L’Europe constitue la principale puissance d’importation d’énergie à l’échelle globale et le demeurera durablement, même dans un monde post-carbone. La fragilité consubstantielle de l’Europe, liée à son histoire, ne changera pas avec un basculement vers un modèle énergétique durable, mais elle lui offre la possibilité de diversifier ses sources et ses vecteurs d’approvisionnements. Cette bascule constitue une opportunité pour renforcer son poids géopolitique dans le pourtour méditerranéen, pour relancer sa position vis-à-vis des pays du Moyen-Orient, tributaires de sa demande pour une bonne part de leurs exportations. L’Union pourrait ainsi continuer à réduire sa dépendance à l’égard des combustibles fossiles russes et à compléter le socle d’importation du gaz de schiste américain qui a ses propres problèmes environnementaux à l’extraction.
L’Europe est à la croisée des chemins pour sa politique énergétique, qui détermine en partie aussi sa politique industrielle. Si on laisse chaque État développer un souverainisme peu efficace à nous protéger, l’Union se perdra et eux avec. Le déploiement massif d’une économie bas carbone va certes contribuer à réduire une partie de notre dépendance énergétique extérieure et à remodeler notre stratégie d’importation, mais c’est la profondeur de l’espace européen qui lui donnera sa puissance.
Si l’Europe parvient à harmoniser son approche en matière d’infrastructure, son financement et sa stratégie d’approvisionnements qui constituent le cœur de ses dépendances géopolitiques, alors elle peut jouer son rôle intelligemment dans le monde qui vient, et construire le socle de politiques énergétique et industrielle puissantes, attractives et protectrice pour ses citoyens. L’énergie peut ainsi redevenir le foyer d’un nouveau souffle européen, comme la CECA amorça, en son temps, l’histoire de la construction européenne.
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30.03.2024 à 08:00
Matheo Malik
Entre la perspective d'une destruction de toute vie sur terre et le spectre de l’intelligence artificielle, comment nous extraire de la machine qui hante nos esprits et rechercher « l'opposition qui s'appelle la vie » ? Une pièce de doctrine signée Jean Vioulac.
L’article La catastrophe qui vient est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Comment penser la catastrophe au présent ? Dans les pages de la revue, nous réunissons les voix qui tentent de mettre en mots l’Anthropocène, de Bruno Latour à Jean-Baptiste Fressoz en passant par Chantal Mouffe et Dipesh Chakrabarty. Nous publions aujourd’hui le dernier épisode d’une trilogie construite par Jean Vioulac à partir de son travail sur la métaphysique de l’Anthropocène. Pour recevoir tous nos textes, nous vous invitons à vous abonner à la revue.
La pensée n’est pas un simple épiphénomène du cortex cérébral, elle ne vient pas non plus d’un ciel idéal, elle est toujours un phénomène historique et social : nous ne pensons qu’en tant que nous héritons d’une tradition, ne serait-ce que d’une langue, et c’est pourquoi toute pensée qui se veut lucide doit tout d’abord circonscrire sa situation historique.
Notre situation aujourd’hui est, entre autres traits remarquables, caractérisée par l’hégémonie planétaire de la rationalité scientifique, qui domine non seulement le champ théorique du savoir, mais régule aussi les infrastructures technologiques dont le réseau détermine nos pratiques. Cette configuration de la rationalité fut élaborée en Europe au XVIIe siècle, et ce par la réactivation du projet que les Grecs de l’Antiquité avaient nommé « philosophie ». D’après la tradition, le premier à s’être dit « philosophe » fut Pythagore, qui a défini les choses par le nombre et les a fondées sur l’Un, c’est-à-dire l’unité numérique conçue comme principe unique de l’univers : la numérisation totale qui caractérise science et technique aujourd’hui est le plein déploiement de cette rationalité numérisée. La philosophie n’est pas autre que la science, elle est le projet même de la science ; les sciences contemporaines ne récusent pas la philosophie, elles l’accomplissent.
L’élucidation de notre situation relève donc de cette logique, mais elle suppose aussi que nous ne lui soyons pas totalement assujettis, que nous ayons encore une marge de manœuvre susceptible de la mettre à distance et de conquérir ainsi l’espace de jeu de notre lucidité. Or la rationalité numérique et statistique, la pensée calculante, est aujourd’hui dominante justement parce qu’elle est parfaitement homologique aux dispositifs contemporains qu’elle permet de faire fonctionner efficacement, elle demeure en cela intégralement déterminée par l’époque qu’il s’agit de penser.
Dans L’Art du roman, Kundera constatait que c’est au moment même de la révolution scientifique moderne, c’est-à-dire de la mathématisation du savoir, qu’apparaît en Europe le genre romanesque, qui oppose aux concepts les personnages, à la déduction la narration, à l’objectivité la subjectivité, à l’universalité de la raison la singularité des passions et à la hiérarchie logique l’anarchie tragique : et nul ne peut douter qu’il y a une profonde pensée, « plus profonde que ne le pensait le jour » (Nietzsche), dans les œuvres de Dostoïevski, Melville, Kafka, Orwell, Proust ou Céline, parmi tant d’autres, qui ont donné la parole à la chair outragée par l’empire de l’idée, ce que revendiquait Balzac quand il disait : « Je fais partie de l’opposition qui s’appelle la vie ». La philosophie s’est inaugurée par le refoulement platonicien de la poésie et de la tragédie : à l’époque de son accomplissement, la littérature constitue une ressource souterraine de sens à laquelle puiser pour conquérir sa lucidité, et ce pour contester et récuser les discours fonctionnels des « intellectuels fongibles, déjà engagés dans la machine ou peu éloignés de l’être » (Valéry).
Il en va de même aujourd’hui, et plus que jamais : la parole des écrivains est d’autant plus précieuse que règnent sans partage les discours de « spécialistes » formés, informés et formatés par la machine, qui ne sont en cela que la voix de leur maître et à ce titre ignorent tout, jusqu’à l’identité de leur maître. Le 13 décembre dernier, Emmanuel Carrère, qui depuis L’Adversaire en 2000 publie des livres aussi essentiels que bouleversants, faisait en conclusion d’une émission télévisée à lui consacrée la déclaration suivante :
« Je crois qu’il y a deux façons de voir les choses aujourd’hui, la relativement optimiste et la radicalement pessimiste. Les relativement optimistes pensent que l’humanité traverse une phase de chaos, tragique et effrayant, mais que c’est déjà arrivé dans son histoire, et que justement elle la traversera. Les radicalement pessimistes pensent qu’un tel chaos, ce n’est jamais arrivé, ce n’est pas une phase, c’est la fin. L’analyse de la situation n’est pas très compliquée, il n’y a pas besoin d’être très intelligent ni très informé pour avoir conscience de ces trois ou quatre phénomènes. 1. Le désastre climatique, malgré les COP présidés par des pétroliers, est irréversible. 2. La crise migratoire, une moitié de la planète devient inhabitable, alors les habitants de cette moitié veulent aller habiter dans l’autre et les habitants de l’autre disent qu’il n’y a plus de place, la barque et pleine 3. L’intelligence artificielle, qui fond sur nous et va probablement nous dévorer. On peut ajouter la fin de la démocratie, fin de nos valeurs à nous, mais c’est moins important puisque ça ne concerne que nous. En tant qu’écrivain, j’estime que je devrais dire quelque chose de tout ça : si c’est vraiment ce qui arrive, ça n’a pas de sens de parler d’autre chose. J’essaye, je suis les procès des attentats du 13 novembre, je vais en Ukraine, mais en réalité je n’y arrive pas, je suis comme un lapin pris dans les phares. Alors, qu’est ce que je fais ? Je ferme les écoutilles, j’écris sur mon enfance, sur la jeunesse de mes parents, ce n’est pas une solution, mais personne n’a dit qu’il y avait une solution. »
Un tel propos est irrecevable et ne peut que susciter le déni, aussitôt récusé comme « catastrophiste » 1 et englouti dans le flux d’insignifiance du spectacle, il définit pourtant une tâche aussi nécessaire qu’urgente : penser l’essence des « trois ou quatre phénomènes » décrits par Emmanuel Carrère.
Or cette pensée de l’essence relève précisément de ce que l’on appelle « philosophie » : si en effet la philosophie s’est d’emblée définie par le projet de la connaissance scientifique, elle ne s’y est pas identifié et a conquis son domaine propre en se détournant des phénomènes pour se retourner sur leur essence. La philosophie s’est alors définie comme métaphysique parce qu’elle a localisé cette essence au-delà (en grec méta) de la nature (en grec physis), dans un ciel idéal, et finalement en Dieu. Mais la rationalité scientifique a aujourd’hui abandonné toute fondation théologique (« Je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse » dit Laplace à Napoléon qui lui demandait où était Dieu dans sa physique) et, dans ses développements, a exhumé les fondements archéologiques, y compris psychiques, des croyances religieuses : notre époque est celle de la « mort de Dieu » (Nietzsche), qui a conduit à rapatrier le fondement essentiel pour le situer, non plus dans un Dieu créateur transcendant et éternel, mais dans une communauté de producteurs, immanente et historique. Depuis ce que Kant a nommé « révolution totale », tous les penseurs essentiels à notre temps — Marx, Nietzsche, Husserl… — ont opéré ce renversement, qui les a conduit à rallier « l’opposition qui s’appelle la vie » évoquée par Balzac. Ce renversement impose alors d’assumer la finitude et l’historicité des « régimes ontologiques », comme le fait par exemple aujourd’hui Philippe Descola en ethnologie, et d’élucider la situation fondamentale d’une communauté d’« hommes réels, en chair et en os, campés sur la terre solide et bien ronde » (Marx), à partir de laquelle se définit une perspective sur le monde.
Penser une époque, une situation, un « régime ontologique », ce n’est donc pas interpréter des phénomènes ou des donnés dans un système conceptuel, une grille de lecture inchangé, c’est tenter d’élucider le nouveau système qui se met en place et mettre au jour les structures fondamentales qui nous déterminent. Notre situation est en effet sans précédent, tous les concepts, catégories ou idéaux élaborés au cours de l’histoire sont eux-mêmes frappés d’obsolescence, toutes les valeurs sont dévaluées et leur maintien à cours forcé interdit de prendre la mesure de la nouveauté des processus en cours. Certes les valeurs actuelles ne manquent pas, elles n’ont même jamais été aussi nombreuses puisqu’elles sont toutes, sans exception, à disposition dans un même champ d’équivalence où chacun fait son marché selon la valeur d’usage qu’il leur attribue : mais par là même, toutes ces valeurs, sans exception, sont dévalorisées, et si elles permettent à ceux qui s’y cramponnent de surnager dans la tempête, elles ne permettent en rien de la penser.
Ainsi de la « crise migratoire » mentionnée par Emmanuel Carrère : les migrations sont certes aujourd’hui massives, leur potentiel de déstabilisation sur des sociétés déjà fragilisées est considérable, mais il est anachronique de les interpréter à partir des concepts de « nation », de « territoire », de « frontières » et même de « peuple », non seulement parce que l’empire du cyberespace et du marché mondial a imposé une universelle déterritorialisation, mais aussi parce que le changement climatique est aujourd’hui la première cause de migration, et sur une planète à huit milliards d’êtres humains, où des régions entières deviennent inhabitables, « qu’y faire sinon se pousser pour faire de la place ? », comme l’écrivait Emmanuel Carrère en 2012 dans sa Lettre à Renaud Camus. Les lieux où nous vivons perdent ainsi progressivement leur statut de pays pour acquérir celui de radeau, après un naufrage : c’est ce naufrage qu’il faut tenter d’expliquer.
Il ne s’agit donc pas de se confronter à des phénomènes dangereux qui menaceraient une situation susceptible d’être maintenue telle quelle, mais de penser la situation même qui est la nôtre comme danger : « Non pas un danger quelconque, mais le Danger », disait Heidegger. Une telle pensée, Heidegger le reconnaissait, il l’a catastrophiquement vérifié, est elle-même dangereuse : mais, pour la philosophie aujourd’hui, « ça n’a pas de sens de parler d’autre chose. »
Toute pensée qui se veut philosophique doit d’abord prendre acte des acquis des sciences contemporaines. Georges Cuvier fut au début du XIXe siècle un pionnier de la paléontologie. Son analyse des fossiles qu’il exhumait dans le bassin parisien a montré que de nombreuses espèces avaient autrefois vécues, puis disparues, il a alors expliqué leur disparition par des « catastrophes », et fut ainsi le principal promoteur en biologie de ce que l’historien des sciences William Whewell a nommé dès 1837 « catastrophisme ». Le catastrophisme fut ensuite marginalisé par le gradualisme de Lyell et de Darwin, il a néanmoins fait retour à la fin du XXe siècle avec la découverte des cinq extinctions de masse qui ont rythmé l’évolution de la vie sur terre, ce qui a conduit à réhabiliter le concept de catastrophe pour imposer ce que le paléontologue Richard Leakey a nommé dans les années 1990 un « néocatastrophisme ». Dans le même moment, la biologie a mis en évidence un processus contemporain de destruction du vivant d’une ampleur telle qu’il faut concevoir notre époque comme « sixième extinction » : c’est-à-dire comme catastrophe. Le catastrophisme n’est pas un pessimisme, il est un réalisme, il est la détermination scientifiquement rigoureuse du moment géologique présent : la dernière fois que c’était aussi grave, c’était il y a 65 millions d’années, et les dinosaures n’y ont pas survécu.
Cette extinction, celle du Crétacé-Paléogène, s’explique par la chute d’un astéroïde, celle dont nous sommes les contemporains s’explique par l’impact des activités humaines : l’origine anthropique de la catastrophe en cours ne fait en effet plus de doute, ce qui a conduit Paul Crutzen en 2 000 à proposer de nommer « Anthropocène » l’époque qui s’inaugure, époque ici prise comme subdivision d’une période, en l’occurrence le Quaternaire. Il ne s’agit donc plus simplement d’acter la fin de la Modernité et l’inauguration de la Post-modernité, ni même la fin de l’Histoire et l’inauguration de la Post-histoire, mais la fin de l’Holocène et l’inauguration de l’Anthropocène, et de nous situer ainsi, non plus à l’échelle des temps historiques, mais à l’échelle des temps géologiques, dont la découverte est une des révolutions épistémologiques contemporaines : la chronologie biblique donnait à la terre environ 6000 ans, nous savons aujourd’hui qu’elle a plus de 4,54 milliards d’années, et il nous faut aussi endurer le vertige face au « sombre abîme du temps » (Buffon).
La difficulté à concevoir un tel événement est donc considérable : dans la mesure où il est d’origine anthropique, son élucidation requiert une anthropologie, mais une anthropologie elle-même radicalement nouvelle, qui doit renoncer à ce qu’elle croyait savoir de « l’homme » pour consentir à prendre acte de ce que notre époque en révèle, fût-ce au prix des plus sévères révisions. L’Anthropocène impose en effet de concevoir l’homme dans son rapport au système terre : notre époque est le moment où le temps de l’histoire (humain), qui s’était séparé du temps de l’évolution (vivant), lequel s’était séparé du temps minéral (matière), rejoint le temps géologique pour faire de l’humanité elle-même une puissance géologique, en mesure de modifier la composition chimique de l’atmosphère, de fondre banquise et glacier et de perturber les cycles océaniques.
Situer l’humanité dans le temps, penser par époques, impose alors aussitôt de prendre acte du fait que ce n’est pas n’importe quel homme à n’importe quel moment de son histoire qui est en cause dans la catastrophe contemporaine, mais celui qui, depuis les années 1770, a rejeté (entre autre) plus de 1500 milliards de tonnes de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Ces rejets résultent de la combustion en masse d’hydrocarbures, et donc d’un dispositif de production qui requiert ces quantités d’énergie. La mise en place de ce dispositif de production définit la Révolution industrielle. La puissance qui domine aujourd’hui est anthropique, elle ne provient pas de l’homme en tant qu’organisme, mais d’un homme qui, par ce dispositif de production, s’est adjoint le charbon, le gaz, le pétrole : l’homme est devenue puissance géologique dans l’exacte mesure où il n’est plus simplement un être biologique, mais en tant qu’il descelle des forces elles-mêmes géologiques.
Or le descellement de ces forces n’est possible qu’à partir des sciences contemporaines, de la géologie, de la minéralogie, de la chimie, de l’électromagnétisme…, c’est-à-dire de la configuration de la rationalité qui précisément domine aujourd’hui. Vladimir Vernadski, fondateur de la géochimie et pionnier de l’écologie scientifique, constatait dès 1924 qu’« une force géologique nouvelle est certainement apparue à la surface de la terre avec l’homme », pour préciser alors aussitôt que cette force ne venait pas de son organisme, mais de son savoir, ce qui le conduisait à caractériser « notre époque géologique » par « l’action de la conscience de l’esprit collectif de l’humanité sur les processus géochimiques » et finalement la définir comme « ère psychozoïque, ère de la Raison ». La puissance effectivement dominante aujourd’hui n’est pas tant « l’homme » que la rationalité scientifique, la raison grecque, le lógos, en quoi notre époque est plus précisément Logocène.
L’élucidation de la catastrophe en cours requiert une pensée du lógos. Elle relève de la philosophie. Les premiers philosophes étaient nommés par Aristote les physiológoï, ceux qui tiennent un discours rationnel (lógos) sur la nature (physis) : la pensée grecque est fondamentalement une physique, qui détermine l’étant (en grec tà ónta : ce qui est) par le concept. « La physique est un effort pour saisir l’étant (das Seiende) comme quelque chose de conceptuel », écrivait Einstein en 1949, la science contemporaine poursuit et achève le projet grec, et ce faisant en arrive à déterminer toute matière comme énergie en puissance (E=MC2) : la rationalité scientifique se fonde aujourd’hui sur la physique relativiste et quantique, qui définit la nature comme un potentiel énergétique. Il est possible, en suivant les analyses de Philippe Descola, de définir la Révolution néolithique qui inaugure l’histoire par l’avènement de ce « régime ontologique » qu’est le naturalisme, en et par lequel la réalité est « nature », c’est-à-dire objet pour un sujet. La Révolution industrielle — et c’est précisément en quoi elle est révolution — est l’instauration d’un nouveau régime, défini par l’atomisme, où le réel est un ensemble de particules élémentaires pour la raison mathématique : la dissémination des radionucléïdes issus des 2057 essais nucléaires confirmés depuis 1945 fournit d’ailleurs l’un des possibles marqueurs isochrones stratigraphiques pour définir la nouvelle couche sédimentaire caractéristique d’une nouvelle époque géologique.
Ainsi toute matière, et non pas seulement le charbon ou le pétrole, est réserve d’énergie susceptible d’être convertie ; le processus en cours est fondé sur cette conversion. La Révolution industrielle s’est en effet caractérisée par une augmentation exponentielle de la production d’énergie : de 305 Mtep (millions de tonnes équivalent pétrole) en 1800, la consommation énergétique mondiale est passée à 1.000 Mtep en 1900, pour atteindre 9.242 Mtep en l’an 2000 ; elle est aujourd’hui supérieure à 14.000 Mtep et continue de croître. La production d’énergie s’est faite par une démultiplication des sources qui jamais ne se substituent les unes aux autres mais toujours s’additionnent, et qui conduit ainsi à transmuer toujours plus de matière en énergie : libération brutale d’énergie qui définit une explosion. Svante Arrhenius, chimiste qui a mis en évidence la conséquence de l’augmentation des taux de CO2 sur l’effet de serre et y montrait dès 1896 la possibilité d’un réchauffement du climat, constatait en 1923 que « nous avons consommé autant de charbon fossile en dix ans que l’homme en a brûlé durant tout le temps passé. Le développement a été, pour ainsi dire, explosif, et nous courrons à une catastrophe. Ce progrès explosif est le signe caractéristique de l’industrialisme. » L’Anthropocène impose de se situer à l’échelle des temps géologiques, et en effet un tel processus, qui, en deux ou trois siècles, consomme les milliards de tonnes d’hydrocarbure formés dans les sous-sols en plusieurs centaines de millions d’années, et ce pour produire énergie et chaleur, relève de l’explosion.
Notre époque est domination totale de la raison, cette domination est atomisation : l’histoire de la science est une tragédie, dont le dénouement (en grec katastrophè) est explosion. Il a fallu moins de vingt ans pour passer de la physique fondamentale (cinquième congrès de Solvay, 1927) à la bombe atomique (Hiroshima et Nagasaki, 1945). Quand, le 31 janvier 1950, le président des États-Unis Harry Truman ordonne la fabrication de la bombe à hydrogène, Einstein réagit par une allocution télévisée où il constate que « l’annihilation de toute vie sur terre est entrée dans le domaine des possibilités techniques » et que « se profile de plus en plus clairement l’annihilation générale » — à la suite de quoi le New York Post titrait : « Déportez l’imposteur rouge Einstein ! », réaction inévitable puisque le dénigrement du messager, qui plus est par imputation de marxisme, est la manière la plus aisée de ne pas avoir à tenir compte du message. Einstein, dans une autre conférence de cette même année 1950, constatait que s’était « accompli sur le savant un destin réellement tragique », qui s’est « avili jusqu’à apporter, quand on lui en fait la commande, des perfectionnements aux instruments de la destruction générale de l’humanité ». Mais la réaction la plus significative est celle d’Oppenheimer, qui plus que tout autre, et pour reprendre le titre de sa biographie par Jai Bird et Martin Sherwin, a incarné « le triomphe et la tragédie » de la science contemporaine, quand il a compris dès le 16 juillet 1945, citant la Bhagavadgītā, que la science était « devenue la Mort, le destructeur des mondes ».
L’avènement de la rationalité scientifique en Grèce ancienne fut le dépassement de l’empirisme, qui en Égypte, en Mésopotamie ou en Perse, accumulait des cas particuliers, au profit d’un idéalisme qui détermine des formes idéales, universelles et abstraites, paradigmatiquement celles de la géométrie : mais la forme résulte de l’élimination de tout contenu, l’universel résulte de l’élimination de toute particularité et l’abstraction résulte de l’élimination du concret. La raison conquiert l’idéalité par la négation de la réalité, elle conquiert l’objectivité par la négation de la subjectivité, c’est-à-dire par le refus du corps et de son rapport intuitif et sensible à son environnement terrestre : la science est d’emblée et par essence négation de l’environnement, toujours relatif à des sujets concrets, au profit de l’univers, objectif et abstrait, dont la validité n’est relative à rien, et en cela absolue. La raison accède ainsi au point de vue de l’universel, et se trouve en mesure de formuler des vérités qui valent pour tous, tout le temps : ce qui caractérise la connaissance scientifique.
Ce point de vue, qui procède de la négation de la perspective que tout vivant a sur son environnement et se définit comme antagonique à cette perspective, n’est autre que celui de la mort. Les tragiques grecs nommaient l’homme « le mortel », les philosophes « l’animal doué de raison », mais il n’est ceci qu’en tant qu’il est cela : il est le vivant dont la vie est accompagnée par la mort, dont l’être même est ainsi pénétré de néant, et se définit par une puissance de négation qui est racine de l’abstraction, de la formalisation, de l’universalisation et de l’absolutisation. Le langage lui-même est œuvre de mort : le mot « fleur » ne désigne jamais que « l’absente de tout bouquet » (Mallarmé), le mot est issu du meurtre des choses et n’est plus que leur fantôme ; toute langue est langue morte, et c’est pourquoi les écrivains sont si importants, dont le travail consiste précisément à lui redonner vie ; Céline l’a dit mieux que quiconque : « La langue dite pure, bien française, raffinée, elle toujours morte, morte dès le début, cadavre, dead as a door nail. Tout le monde le sent, personne ne le dit, n’ose le dire. Une langue c’est comme le reste, ça meurt tout le temps, ça doit mourir. Il faut s’y résigner, la langue des romans habituels est morte, syntaxe morte, tout mort. Les miens mourront aussi, bientôt sans doute, mais ils auront eu la petite supériorité sur tant d’autres, ils auront pendant un an, un mois, un jour, vécu ».
L’avènement de la rationalité en Grèce ancienne est inextricablement liée à une langue, le grec, à sa puissance d’abstraction — notamment l’usage du neutre, qui permet de transformer verbes et adjectifs en concept — dont l’œuvre de Platon est l’explicitation systématique. Toute la pensée de Platon est arc-boutée contre la thèse de Protagoras selon laquelle « l’homme est la mesure de toute chose », à laquelle il oppose que « Dieu est la mesure de toute chose » : ce Dieu n’est autre qu’Hadès, le dieu de la mort, « un sage parfait, un grand bienfaiteur ». Platon répète constamment que le philosophe n’atteindra la sagesse à laquelle il aspire qu’après la mort, lui donne comme règle de vie de « tendre vers un état passablement proche de la mort », il conçoit la vie comme une maladie dont la mort est la guérison, et définit la philosophie comme désir de mort. Quand il s’agit de préciser le statut des « idées » auxquelles chacun accède par la « purification » de tout ce qui vient du corps, c’est alors pour en faire la réminiscence d’un « temps antérieur » qu’il identifie au royaume des morts puisque, dit-il, « les vivants proviennent des morts ». La réminiscence est revenance, Platon découvre le statut fantomatique des idéalités : nous sommes fondamentalement des héritiers, nous héritons des idées par lesquelles nous pensons, qui demeurent en nous malgré la mort de leur créateur et sont donc en nous comme fantômes. Toute société est faite de plus de morts que de vivants, nous ne pensons que pour autant que nous nous laissons hanter par l’esprit des morts et posséder par lui : esprit qui n’est donc jamais que spectre.
La configuration grecque de la rationalité systématise ainsi l’approche de toutes choses sub specie mortis, du point de vue de la mort, et c’est ce qui définit l’Occident : du latin occidens, « coucher du soleil », « fin du jour », « crépuscule ». L’Occident est la lumière crépusculaire en laquelle se révèle la vérité de toute chose, et c’est la tragédie de la connaissance, qui veut que la vérité objective ne se conquière que par la mort, effectivement universelle, quand la vie, toujours subjective et singulière, produit et requiert l’illusion : « La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir », disait Céline dans le Voyage. Il importe donc de ne pas confondre Europe et Occident : l’Europe est une région géographique particulière, l’Occident est le crépuscule de l’Europe, non pas une région géographique mais une dimension spirituelle, c’est-à-dire spectrale, ce qui fonde son universalité et le rend indépendant de tout lieu particulier — la puissance de l’Occident au XXe siècle ne fut d’ailleurs pas exercée par l’Europe, autodétruite dans la guerre de 1914-1945, mais par les États-Unis, dont l’implantation en Amérique du Nord a impliqué la mort de 18 millions d’autochtones, la déportation et l’asservissement de 500 000 Africains. Notre époque est le triomphe absolu de l’Occident, qui, au moment où la Chine est en passe de devenir la première puissance scientifique mondiale, est effectivement universel ; en dépit du slavisme pseudo-dostoïevskien qui lui tient lieu d’idéologie, Vladimir Poutine ne constitue en rien une alternative à l’Occident, il ne fait que déchaîner la puissance de destruction de l’atomisme et du numérisme : on aimerait lui conseiller de (re)lire L’Idiot, peut-être prendrait-il conscience qu’il n’est qu’un possédé.
L’Occident s’est défini par un principe de mort et ce non pas simplement dans des spéculations métaphysiques, mais par des institutions qui l’ont effectivement mis en œuvre : les religions monothéistes médiévales — dont l’islam, qui, convient-il de préciser dans le chaos idéologique contemporain, est partie intégrante de l’Occident — furent des néoplatonismes, et ont imposé à des peuples entiers la métaphysique de l’Un et donc le « renoncement à la chair » (Peter Brown), l’ascétisme, la mortification, la claustration, le refoulement du désir, le sacrifice de soi, la haine du monde et des femmes ; elles ont vu leur idéal de soumission dans l’inertie du cadavre (perinde ac cadaver) et systématisé la conception de la vie comme simple antichambre de la mort.
La modernité a certes tenté, avec un succès mitigé, d’en finir avec cet empire de l’Universel (en grec katholikón, qui a donné « catholique »), ce ne fut pourtant que pour en proposer une nouvelle élaboration : Galilée fonde en effet la science moderne en récusant l’empirisme aristotélicien au profit de l’idéalisme platonicien, c’est-à-dire en récusant le point de vue du sujet sur son environnement — lequel ne saurait en effet dépasser le géocentrisme — au profit du point de vue mathématique sur l’univers — qui procure en effet la vérité objective, mais au prix du sacrifice du sujet. La modernité ne rompt avec la soumission à l’Un (Dieu) que pour déchaîner la puissance de l’unité (le numérique), puissance qui est celle de l’atomisation, c’est-à-dire de la destruction. Dans un texte de 1971 intitulé La Thanatocratie, Michel Serres soulignait le danger inhérent aux sciences et techniques contemporaines, et posait la question : « D’où vient notre course au suicide calculé, qu’est-ce qui fait de notre raison une raison de mort ? » ; il en esquissait alors une généalogie pour revenir à Platon, et concluait : « Tout est en place dès là, dès le miracle grec, cette immense catastrophe historique où du lógos transsude la destruction et l’homicide. La raison est génocidaire dès son engendrement. La science, la vraie enfin, habite tranquillement l’instinct de destruction et d’anéantissement ». L’Anthropocène est plus précisément Logocène, et celui-ci est Thanatocène.
D’où la tâche de mettre au jour le rapport primordial de l’homme à la mort, et de divulguer ainsi un secret inavouable, désir inconscient enfoui dans les strates les plus archaïques que Freud a conçu en 1924 comme « pulsion de mort ». Freud est contemporain de la guerre mondiale, des fascismes et des totalitarismes, il a ainsi pensé l’homme d’après ce que notre époque en révèle ; sa pensée appartient aussi à la révolution philosophique qui rapatrie le fondement pour ne plus le situer dans un au-delà éternel, mais dans un en-deça temporel, l’abîme du psychisme humain en lequel se sédimente un passé refoulé, et c’est ainsi à partir d’une métapsychologie, et non plus d’une métaphysique, qu’il a pensé les acquis des sciences contemporaines.
La biologie montre que la vie apparaît avec l’organisme, et le propre de l’organisme est à la fois l’échange constant avec un environnement et l’autorégulation : il est ainsi exposé à des perturbation provoqué par cet environnement, mais tend toujours à retrouver son équilibre interne ; il se caractérise ainsi par une tendance constante à revenir à son état antérieur. Si l’on élargit la validité de ce principe à la vie en tant que telle, et puisque la vie apparaît sur terre à partir de la matière, il faut supposer qu’il y a dans la vie une tendance à retourner à ce qui la précède, c’est-à-dire à l’état inorganique, à l’inanimé. La notion freudienne de « pulsion de mort » fut souvent incomprise parce que confondue avec la tendance suicidaire, mais la pulsion de mort n’est pas incompatible avec le maintien de la vie, puisqu’elle est la tentative pour donner à la vie un mode d’être qui la rapproche du minéral : elle est aspiration à sortir du « domaine de la lutte » (Houellebecq), repli et anesthésie, capitulation du désir, tentative pour réduire au minimum les activités vitales et accéder ainsi à l’impassibilité de la matière.
La tendance suicidaire est pathologique et exceptionnelle, la pulsion de mort est la norme et la règle, elle se manifeste dans tout ce qui permet à la vie de renoncer à la spontanéité et de se décharger de l’activité au profit de l’habitude, de la routine, du conformisme, du rituel, elle est évidente dans toutes les religions du renoncement, de l’ascétisme, de l’abstinence, elle est au fondement de l’éthique philosophique de Platon qui recommandait expressément de « tendre vers un état passablement proche de la mort » ; le langage lui-même, toujours d’abord langue morte, est ce qui permet à chacun de ne pas penser en répétant machinalement lieux communs, stéréotypes et expressions toute faites. Si le destin de Jean-Claude Romand n’est pas un simple fait divers, c’est, comme le met en évidence Emmanuel Carrère dans L’Adversaire, que « lui, la mort faite homme », n’était plus que cette pulsion, et, « seul, il devenait une machine à conduire, à marcher, à lire, sans vraiment penser ni sentir, un docteur Romand résiduel et anesthésié », qui précisément s’est avéré incapable de se suicider parce qu’il n’y avait plus rien de vivant en lui susceptible d’être tué. La pulsion de mort est le désir de l’organique de revenir au mécanique, elle se traduit par la tendance à automatiser les comportements, elle ne se réalise pas dans le suicide mais dans l’automatisation et l’activité machinale : or l’automatisme et le machinisme, c’est précisément ce qui caractérise le dispositif industriel de production.
Le problème de l’impact des activités humaines sur l’environnement met en jeu la question de la technique, puisque depuis les premiers galets taillés d’Homo habilis, l’homme s’est toujours défini par l’usage d’instruments qui sont les médiations par lesquelles il agit sur la matière naturelle et ainsi la transforme : la technique est un des principes de l’hominisation, toute mutation technique a des effets anthropologiques. Or la Révolution industrielle est révolution technologique, qui a fait passer l’instrument du statut d’outil à celui de machine : l’outil est un instrument qu’un homme manie pour agir sur le monde et ainsi accroître sa mainmise sur lui, la machine dessaisit l’homme d’instruments désormais actionnés par un système automatisé ; l’homme n’est plus le maître de son geste, comme l’était l’artisan, il est subordonné à un processus qui lui impose ses procédures et leur rythme, comme l’est un ouvrier sur une chaîne de montage. Le machinisme n’augmente pas les compétences techniques de l’homme, bien au contraire ; dans Les Particules élémentaires, Michel Houellebecq faisait dire à l’un de ses personnages : « Placé en dehors du complexe économique-industriel, je ne serais même pas en mesure d’assurer ma propre survie : je ne saurais comment me nourrir, me vêtir, me protéger des intempéries ; mes compétences techniques personnelles sont largement inférieures à celles de l’homme de Néandertal », il mettait ainsi en lumière que le passage de l’outil à la machine n’est pas un « progrès » de la technique, mais son aliénation systématique, qui dépossède l’homme de tous ses savoir-faire pour les transférer à un dispositif auquel il est totalement et toujours davantage assujetti.
Qu’un tel transfert de souveraineté, qu’une telle délégation de compétences, soit susceptible d’instituer une puissance nouvelle de domination, Hobbes l’a mis en évidence en concevant la forme spécifiquement moderne de l’État — c’est-à-dire l’appareil d’État — qu’il a nommée « Léviathan » pour souligner la monstruosité d’une entité issue de l’aliénation des hommes, et en cela inhumaine : l’histoire des techniques modernes n’est autre que ce transfert de souveraineté et cette délégation de compétences, qui institue, non pas l’État, mais ce que Marx a nommé « Machinerie », qu’il définit comme « monstre mécanique » à la « force démoniaque » parce que totalement émancipée des limites du corps humain, et qui requiert précisément les puissances démesurées recelées dans les sous-sols géologiques.
Marx parlait de la « machinerie de l’État » pour désigner la puissance aliénée de la société qui se retourne contre elle pour la dominer, elle ne fut pourtant qu’un prototype rudimentaire, qui a encore besoin d’un homme — le chef d’État — pour incarner son ipséité, son soi (en grec autós) : le machinisme se définit par l’automatisation, où un système d’objets conquiert son ipséité par son automatisme même. Dans la Machinerie, « c’est l’automate lui-même qui est le sujet, tandis que les travailleurs, organes conscients, sont simplement adjoints à ses organes inconscients » écrivait Marx en 1867 : l’automatisation est l’aliénation de la subjectivité, qui procure le statut de sujet à des objets et en dépossède les êtres humains, devenus pièces interchangeables et remplaçables, et bientôt remplacés. Marx est fondamentalement le penseur de « l’inversion du sujet et de l’objet », de « la subjectivisation des choses et la chosification des personnes » caractéristiques de la Révolution industrielle, et c’est ainsi qu’il est possible de définir la machine : un système d’objets pourvus des attributs du sujet.
L’avènement de l’État fut celui d’un nouveau sujet, dominant des hommes ainsi redéfinis par leur assujettissement et dont le pouvoir de nuisance, dans les guerres et les totalitarismes, s’est avéré considérable ; Hobbes parlait d’« homme artificiel » doté d’une « âme artificielle » pour désigner cette nouvelle puissance. La Machinerie est pareillement l’avènement d’un nouveau sujet artificiel, qui, avec l’interconnexion et la mise en réseau, s’est élargi aux dimensions de la planète, et c’est ce sujet qui est en mesure d’impacter l’écosystème terrestre : non seulement parce que sa puissance est incommensurablement supérieure à celle des hommes en chair et en os mais aussi parce que seul il est en mesure de mettre en œuvre « l’action de la conscience de l’esprit collectif de l’humanité sur les processus géochimiques » qui selon Vernadski caractérise « l’ère de la Raison », en ce qu’il est lui-même doté d’une « âme artificielle ».
L’originalité de la machine est en effet d’être fondée sur un savoir scientifique : depuis ses origines au Paléolithique, la technique s’est développée sans aucun rapport avec quelque science que ce soit, et depuis ses origines en Grèce, la science s’est développée sans jamais avoir aucune application technique ; la connexion de la science et de la technique date du XVIIe siècle européen. La machine est ainsi un savoir scientifique objectivé, réifié, chosifié, et elle a pour fonction de mettre en œuvre un savoir scientifique, celui de la minéralogie, de la chimie, de l’électromagnétisme, de la physique atomique. L’outil est ce qui permet à un sujet de réaliser une idée qu’il a « dans la tête » — c’est ainsi que Marx caractérise le travail humain par rapport à l’activité animale —, la machine réalise un savoir objectif, universel et abstrait, dont l’élaboration est désormais le fait d’un dispositif de recherche fondé sur la division du travail et la spécialisation des tâches, savoir qui est ainsi lui-même un produit de la Machinerie.
La machine inclut donc en elle un savoir qui lui est propre, et ce savoir est le principe de son activité, il est ce qui l’anime, il en cela son âme (du latin anima, ce qui anime un corps) : « La machine, qui possède adresse et force à la place de l’ouvrier, est elle-même le virtuose qui, du fait des lois mécaniques dont l’action s’exerce en elle, possède une âme propre », écrivait Marx, qui dès 1858 constatait que dans le dispositif industriel de production, le travailleur est « au service d’une volonté et d’une intelligence étrangère, dirigé par cette intelligence — ayant son unité animatrice hors de lui — de la même façon que dans son unité matérielle, il apparaît subordonné à l’unité objective de la machinerie, qui, monstre animé, objective la pensée scientifique » et concluait que « le savoir social universel, la connaissance, est devenue force productive immédiate et par suite les conditions du processus vital de la société sont elles-mêmes passées sous le contrôle de l’intellect général. » Cet « intellect général », cette « intelligence étrangère » en laquelle Marx voyait « l’âme » du monstre machinique, c’est ce qui advient aujourd’hui comme « intelligence artificielle ».
La question de « l’intelligence artificielle » ne peut pas se réduire à l’analyse des performances de tel ou tel ordinateur, ni à sa comparaison avec le fonctionnement du cerveau humain : l’intelligence, la pensée, l’esprit… est toujours un phénomène historique et social ; l’intelligence est toujours d’abord esprit commun, qui peut prendre des formes très diverses, ce qu’a mis en évidence l’anthropologie au XXe siècle en montrant la profondeur et la complexité de la « pensée sauvage » (Lévi-Strauss).
La pensée hégémonique est aujourd’hui la rationalité scientifique, issue de la mathématisation du savoir opérée en Europe au XVIIe siècle ; son modèle était le système axiomatico-déductif de la géométrie euclidienne, qui, à partir d’axiomes, déduit ses propositions de façon nécessaire, ce qui permet de garantir la rigueur des raisonnements en éliminant toute trace de subjectivité pour parvenir à une objectivité pure où les vérités se déduisent les unes des autres : automatiquement, donc. L’élimination de tout élément subjectif est rendue possible par l’algèbre, qui réduit tout donné à des quantités numériques, ainsi susceptibles d’être traitées par un calcul. Leibniz à la fin du XVIIe a systématisé l’automatisation des raisonnements, l’identification de la pensée au calcul, la numérisation intégrale de la rationalité et l’atomisation intégrale d’un réel défini par des unités numériques (les « atomes métaphysiques » qu’il appelle « monades ») ; il a universalisé le modèle de la machine pour penser l’univers, dont le devenir est l’exécution d’un programme calculé par Dieu, c’est-à-dire l’Un. L’œuvre de Leibniz est « la fin du temps d’incubation du principe de raison » (Heidegger), elle en explicite, déplie et déploie toutes les potentialités, elle y met en évidence la logique de l’automatisation, de la numérisation, de la programmation, de l’atomisation et de la machination. La raison, disait Leibniz, est principe en tant qu’« esprit ordinateur » (mens ordinatrix) : avant même la fabrication des premières machines, la pensée est intégralement automatisée, elle est elle-même une vaste machine logique.
Leibniz avait conçu dès 1679 un « calcul binaire » permettant de réduire tout donné à une série de 0 et de 1 : ce calcul binaire est au principe de l’informatique, dont les principaux fondateurs (Gödel, Turing, von Neumann…) se sont d’ailleurs réclamés de Leibniz. L’informatique a été rendu possible par la « numération de Gödel », qui a permis d’universaliser la réduction numérique, et par la « machine de Turing », qui a consisté à objectiver les « états mentaux » du calculateur humain pour les confier à un dispositif mécanique. La théorie de l’information repose sur la reconnaissance de son indépendance à la fois vis-à-vis de la matière et de l’énergie : la numérisation de l’information lui a ainsi permis d’exister de façon autonome par rapport aux supports physiques en lesquels elle peut être implémentée (différence entre software et hardware), elle a conduit à la prolifération d’entités idéelles et formelles, quasi-immatérielles (dont la seule matérialité est celle des flux d’électrons qui transfèrent les data numériques — mais la matérialité des électrons est elle-même problématique), et qui sont en mesure d’actionner des systèmes matériels, qu’elles animent, et subsistent à leur destruction ; elles sont en cela comme leur âme. L’avènement de l’informatique dans les années 1940 est le moment où la rationalité automatisée et machinique conçue par Leibniz acquiert un pouvoir exécutif, où les idéalités formelles sont en mesure de commander des systèmes matériels : elle est le moment où le lógos devient logiciel, ce que Norbert Wiener, qui se réclamait aussi de Leibniz, a reconnu en la renommant « cybernétique » (du grec kubernêtikè, « technique de pilotage », « art de gouverner ») parce qu’il en comprenait d’emblée les conséquences politiques et sociales.
L’histoire de l’informatique depuis lors est celle de la numérisation de toute chose et de la croissance exponentielle de la quantité d’entités formelles et idéelles (l’univers numérique aujourd’hui équivaut aux capacités de stockage de plus de 60 milliards de SSD de 1 To), définitivement hors de prise de l’intellect humain (la suite logicielle de Google compte plus de 2 milliards de lignes de code), qui ne peuvent plus être traitées que par la machine elle-même, dont la puissance de calcul est elle-même en croissance exponentielle (le seul ordinateur Frontier de HewlettPackard est capable de plus d’un milliard de milliards d’opérations par seconde). Mais elle est aussi celle de l’emprise tentaculaire de cet univers numérique sur les hommes réels, en chair et en os : il y a aujourd’hui plus de 5,16 milliards d’internautes qui sont connectés en moyenne 6h37 par jour, dont 2h30 sur les réseaux sociaux ; 5,44 milliards de personnes ont un téléphone mobile auquel elles consacrent 4h48 par jour. L’écriture alphabétique en Grèce ancienne a permis l’avènement d’une « raison graphique » (Jack Goody) qui a puissamment contribué à structurer la rationalité ; les langages informatiques ont établi le règne d’une raison numérique dont les effets sont tout aussi considérables. L’informatique est en cela un « fait social total » (Mauss), qui a profondément reconfiguré la politique, la justice, la médecine, l’enseignement, les relations sociales et familiales, le rapport au temps et à l’espace, la pensée partout et toujours soumise à l’impératif du calcul de toute chose. La fonction cybernétique de l’informatique se manifeste aujourd’hui dans la « régulation algorithmique », et qui consiste à déléguer à des logiciels (raison numérique) les fonctions de l’administration (raison graphique) : ainsi le code tend à se substituer à la loi, et la machinerie de l’État — dont l’inefficacité que lui reprochent ses critiques néolibérales était la plus grande vertu — se trouve remplacé par la machinerie informatique — dont l’efficacité est le plus grand danger.
L’« intelligence artificielle » n’est donc pas un outil que les informaticiens auraient bien en mains, elle définit le régime ontologique d’une époque fondée sur une raison numérique automatisée en laquelle s’accomplit la rationalité que Leibniz avait conçu comme mens ordinatrix, « esprit ordinateur », et Platon comme noûs kubernétikos, « intelligence gouvernatrice », ou « intellect cybernétique » ; elle est l’avènement de « l’âme artificielle » d’un nouveau Léviathan, masse colossale de données numérisée autorégulée par une puissance de calcul démesurée, et qui conquiert des capacités toujours nouvelles et des pouvoirs toujours plus grands.
Vladimir Vernadski a le premier, dans le livre éponyme de 1929, parlé de « biosphère » pour circonscrire la couche du système terre définie par le vivant, mais il a aussi proposé le concept de « noösphère » (grec nóos, intelligence) pour souligner qu’avec l’homme s’était ajouté tout un univers intellectuel et spirituel, qui lui-même avait un impact sur le système terre ; il avait vu dès 1924 que l’homme était devenu une nouvelle force géologique, non pas en tant qu’être vivant cependant, mais en tant qu’être intelligent : il a ainsi conclu en 1943 que « la noösphère est un nouveau phénomène géologique sur notre planète. En elle, pour la première fois, l’homme devient une force géologique à grande échelle ». Ainsi s’élucide l’identité d’essence des deux phénomènes décrits par Emmanuel Carrère : le désastre climatique est le déchaînement de la puissance d’atomisation de la raison numérique, en quoi notre époque est Logocène, mais le lógos ne peut devenir puissance dominante que parce qu’il est devenu logiciel d’une Machinerie planétaire et s’est ainsi lui-même autonomisé et automatisé, y a par là même conquis son ipséité (autós) ; la noösphère, qui est depuis lors devenue infrastructure réelle dans le dispositif informatique planétaire, est ainsi la puissance qui se déchaîne contre la biosphère.
Cette puissance est indissociable de l’aliénation d’hommes qui se dessaisissent toujours davantage de leurs fonctions intellectuelles et les délèguent toujours davantage à des systèmes automatisés : calculer, mémoriser, analyser, observer, surveiller, décider, prévoir, planifier, imaginer, écrire, parler… tout ce qui était jusque-là l’apanage des sujets est transféré à des objets. L’« intelligence artificielle » ne doit donc pas être recherchée dans le disque dur d’un ordinateur, mais dans la société globalisée, et dans l’humanité redéfinie par l’empire cybernétique de la raison numérique, toujours plus connectée et intégrée à la Machinerie — et soumise à un « progrès » vécu comme providence. ChatGPT est l’innovation technique qui a connu la diffusion la plus rapide de tous les temps, le cap du million d’utilisateurs a été franchi en cinq jours pour atteindre 100 millions en deux mois, ce qui met en évidence la profondeur et la force du désir que la machine assouvit : ne pas penser, ne pas agir, en toute chose obéir. Ce désir est la pulsion de mort.
Ainsi s’impose une révélation anthropologique que Dostoïevski formule dans Les carnets du sous-sol : « Être des hommes, cela nous pèse, des hommes avec un corps réel, à nous, avec du sang ; nous avons honte de cela, nous cherchons à être des espèces d’hommes abstrait universels. Nous sommes tous morts‐nés, et depuis bien longtemps, les pères qui nous engendrent, ils sont morts eux‐mêmes, et tout cela nous plaît de plus en plus. On y prend goût. Bientôt nous inventerons un moyen pour naître d’une idée » 2. L’animal se définit par l’hérédité, l’homme par l’héritage, et en cela en effet il naît dans un monde de fantômes, toujours d’abord hanté par les morts : l’esprit est spectral, la puissance dominante de l’Histoire, conclut Dostoïevski dans la parabole du Grand Inquisiteur des Frère Karamazov, est « l’Esprit de l’autodestruction et du néant », « cet Esprit de mort et de ruine » qui a « prouvé qu’il était l’Esprit éternel et absolu ». Cette puissance spectrale domine aujourd’hui par la numérisation et la virtualisation, et l’« intelligence artificielle » est elle-même intelligence morte ; ses capacités de création sont nulles, elle ne peut que numériser un héritage et le coder pour en faire un logiciel, et donner ainsi à l’âme d’anciens maîtres le pouvoir de hanter indéfiniment la machine, comme Rembrandt, dont le spectre numérique a peint un nouveau tableau en 2016 ; il sera possible de produire à volonté des pseudo-romans de cyber-Balzac ou de cyber-Zola — voire de cyber-Carrère. La puissance de la Machinerie est celle de la mort, et c’est pourquoi elle est destruction du vivant.
La puissance et l’autonomie conquises par le numérique, par l’abstraction, par le spectre de l’esprit, reste pourtant difficile à concevoir : la tentative pour penser l’événement en cours impose de radicaliser l’enquête archéologique pour mettre au jour l’essence originaire de l’abstraction qui depuis les Grecs définit la raison.
Dans la pensée de Platon, l’abstraction et l’universalité de l’idée sont issues d’une élimination de toutes les caractéristiques concrètes et particulières des choses, qui permet par exemple, à partir d’une multiplicité de choses belles, de circonscrire l’idée de beauté, qui est leur « forme » ou leur « essence » (grec eïdos). Ce processus de réduction s’opère par le dialogue, échange entre interlocuteurs qui avait lieu, à l’instigation de Socrate, sur l’agora. L’agora était originairement la place du marché, sur lequel avait lieu un autre type d’échange où s’opère semblable réduction : l’échange marchand implique en effet que les qualités particulières et concrètes des biens échangés soient mises entre parenthèses, pour les réduire à une quantité universelle et abstraite dont ils ne sont plus qu’une fraction déterminée, ce qui les rend commensurables. Cette quantité universelle et abstraite, purement formelle et idéelle, est la valeur, qui est la richesse abstraite, l’idée de richesse, l’essence universelle des richesses réelles, et qui en outre, dans la mesure, s’exprime sous forme numérique (le prix).
La Grèce ancienne est le moment de l’avènement de la monnaie frappée, et la monnaie impose l’usage d’un tel étalon de mesure et généralise ainsi la définition des choses par une quantité numérique : définir les choses par le nombre et les fonder sur l’Un, c’est ce que fit Pythagore en théorie, c’est ce que faisaient les Grecs en pratique ; l’écriture alphabétique instaurait une raison graphique, la monnaie instituait déjà une raison numérique dont le pythagorisme fut l’expression systématique. Ainsi l’universel-abstrait n’est pas une simple idée dans la tête d’un philosophe, il est une puissance réelle efficace sur le terrain économique, social et politique : dans la monnaie, cet universel-abstrait devient un objet, en lequel il se cristallise et s’accumule, et par lequel la forme idéelle de la valeur acquiert une existence autonome par rapport à la matière concrète dont elle est la forme.
La valeur est formelle, elle a pourtant son contenu propre, résidu de la réduction des biens échangés à leur plus petit dénominateur commun. Ce point commun est d’être des produits du travail : le contenu de la valeur est le travail, un travail lui-même universel et abstrait, l’essence du travail. Mais cette essence du travail (originairement subjectif) est issue de la réduction de ses produits (objectifs) à leur essence formelle : le travail est l’acte présent par lequel le sujet met en œuvre sa puissance vitale ; le produit est un objet, résultat inerte de cette activité, la valeur est du travail passé, du travail mort, en quelque sorte momifié. En réifiant la valeur, la monnaie permet à ce travail mort de subsister. Les proto-monnaies les plus archaïques étaient liées à des rites funéraires et avaient pour fonction de permettre aux vivants de s’approprier la substance des morts, et la monnaie permet toujours de matérialiser un héritage, de faire subsister l’œuvre d’un homme après sa mort, elle permet de faire fructifier ce travail mort : la monnaie, a dit Hegel, est « la vie mouvante en soi de ce qui est mort ».
Or la Révolution industrielle se fonde sur une révolution économique qui renverse le statut de la monnaie : la monnaie était moyen d’échange, elle devient fin de la production ; le but de toute activité est de faire de l’argent, c’est-à-dire d’augmenter la quantité de valeur. C’est ce qu’on appelle la « croissance », qui est illimitée et continue, puisque la quantité de valeur produite est elle-même réinvestie pour l’accroître encore davantage : aussi la valeur n’est-elle pas seulement la fin du processus, elle est aussi son principe. Cette économie est le capitalisme, que seul Marx — parce qu’il était héritier de Hegel — a su penser : tout le travail de Marx a consisté à montrer qu’il y a Capital « quand la valeur est sujet » du processus, quand elle « s’autonomise » et se prend elle-même pour but ; le Capital, c’est la définition qu’il en donne, est « l’autovalorisation de la valeur », et c’est pourquoi il requiert l’automatisation : le Capital est « sujet automate », il est le logiciel de la Machinerie, dont les capitalistes eux-mêmes ne sont jamais que les « fonctionnaires » et les « esclaves ». Le Marché, reconnaissait d’ailleurs expressément Hayek son apôtre, est une Machinerie cybernétique autorégulée, il universalise la raison numérique en imposant à tous, partout, tout le temps, le calcul de toute chose, et produit en masse ces individus incapables de penser autrement qu’en terme de rapport coût/bénéfice.
La référence à Marx s’impose parce que le capitalisme est une chose trop grave pour le confier aux économistes : un dispositif qui requiert une infrastructure technique aujourd’hui élargie aux dimensions de la planète, qui mobilise en masse tous les peuples et reconfigure toutes les sociétés, dont les besoins en ressources naturelles ont conduit à une crise écologique d’ampleur géologique, et qui met en œuvre de façon systématique une rationalité dont l’émergence et l’élaboration a occupé les vingt cinq siècles de l’histoire de l’Occident, un tel dispositif ne peut pas être abordé à partir des questions dérisoires de « pouvoir d’achat », d’« esprit d’entreprise » ou de « liberté du commerce ». Il faut alors rappeler la différence entre la pensée de Karl Marx et ce qui au XXe siècle s’est appelé « marxisme », lequel fut une contre-révolution théorique qui a opéré un recul méthodique sur tous les acquis marxiens pour retrouver un monisme (Spinoza), un positivisme (Comte) et un industrialisme (Saint-Simon) pré-critiques, et devenir ainsi une idéologie industrielle parmi d’autres, réduisant le problème du Capital à celui des inégalités sociales.
Le capitalisme ne se définit pas par la soumission d’une classe à une autre — rien de nouveau sous le soleil — mais par la soumission du travail à la valeur : le salariat réduit la multiplicité des travailleurs concrets à une quantité de puissance de travail abstraite, dépossède les travailleurs de cette puissance pour la transférer dans la Machinerie globale, qui la consomme pour alimenter la turbine de l’autovalorisation. Le capitalisme universalise et systématise l’aliénation de la subjectivité vivante dans ce que Marx nomme « l’objectivité morte » ou « l’objectivité spectrale » de la valeur. Le capitalisme n’est pas l’exploitation de l’homme par l’homme, mais l’exploitation de la subjectivité vivante par l’objectivité morte qui ainsi conquiert sa pseudo-vie de machine par un parasitisme aujourd’hui manifeste dans l’emprise du dispositif numérique sur tous et sur chacun : la monnaie était ce qui permettait aux vivants de s’approprier la substance des morts, elle est devenue ce qui permet à la substance des morts de vampiriser les vivants. Marx — né en 1818, l’année où Mary Shelley publie Frankenstein ou le Prométhée moderne — compare toujours le Capital à un vampire, un loup-garou, un Moloch, et surtout à un monstre : « En incorporant la force de travail vivante à leur objectivité de choses mortes, le capitaliste transforme de la valeur, c’est-à-dire du travail passé, objectivé, mort, en Capital, c’est-à-dire en valeur qui se valorise elle-même, en ce monstre animé qui se met à “travailler” comme s’il avait le diable au corps », écrit-il dans Le Capital, où il précise que « le Capital est du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant tel un vampire du travail vivant, et qui est d’autant plus vivant qu’il en suce davantage ».
Le dispositif capitaliste de production est ainsi, la métaphore est de Marx, un vaste alambic où se met en œuvre la transsubstantiation alchimique de toute réalité en ce « sublimé identique » qu’est la valeur : ainsi toutes les ressources, humaines et naturelles, sont mobilisées pour produire l’entité formelle, idéelle, abstraite et spectrale de la valeur, dont l’irréalité s’atteste aujourd’hui dans la dématérialisation de monnaies appelées à devenir numériques, et dont les échanges s’identifient à des jeux d’écriture informatiques, donc à des flux d’électrons ; toutes les ressources sont ainsi consommées, donc détruites, pour en retirer ce résidu, cette cendre, cette scorie, c’est-à-dire l’irréalité d’un Capital fictif dont la bulle croît en proportion de la destruction. Entièrement fondé sur la monnaie, donc le numérisme, le capitalisme met en œuvre l’atomisme, pour lequel toute matière est valeur potentielle à convertir selon un coefficient de profit maximal. L’hypothétique « transition écologique » ne changerait rien à la destructivité d’un dispositif qui requiert des ressources en quantité sans précédent (les volumes de sable utilisés pour la production de ciment sont tels qu’une pénurie mondiale se profile) et produit chaque année des milliards de tonnes de déchets qui polluent terres, fleuves et océans, à tel point qu’en 2050 plus de la moitié de l’humanité sera en situation de stress hydrique, en difficulté pour s’approvisionner en eau potable.
« On dirait », déplorait Marx en avril 1856, « que toutes nos inventions et tous nos progrès n’ont qu’un seul but : doter de vie et d’intelligence les forces matérielles et ravaler au rang de force matérielle la vie humaine ». Tel est en effet le processus constamment poursuivi depuis lors, qui approche aujourd’hui son seuil de criticité : la Machinerie globale réduit l’humanité au rang de ressource naturelle et la fusionne avec les puissances géologiques, la décharge toujours plus d’activités toujours plus automatisées et l’intègre à titre de rouage, la hante et la possède de tous les spectres du spectacle ; sa puissance cumulée se déchaîne dans la « guerre insensée et suicidaire contre la nature » évoquée en mai 2023 par le secrétaire général des Nations-Unis. Notre époque est en cela la fin du temps d’incubation de la pulsion de mort, qui prend la forme de ce que Freud a conçu comme « pulsion humaine d’autodestruction » : et de fait, au moment où les climatologues alertent sur l’atteinte de seuils d’irréversibilité, tout le monde semble s’être mis d’accord pour préparer la prochaine guerre mondiale, avec des dépenses d’armement qui ont atteint 2240 milliards de dollars en 2022, date à laquelle l’objectif de la COP15 de consacrer 100 milliards à la lutte contre le réchauffement climatique n’avait toujours pas été rempli.
Loin d’être une simple hypothèse de Freud, la pulsion de mort constitue la vérité interne de notre époque. Celle-ci se définit par la rationalité scientifique, et la science par excellence de l’époque industrielle est la thermodynamique, fondée par Sadi Carnot en 1824 et dont Rudolf Clausius formule le second principe en 1865 : le principe d’entropie, qui fait de la mort thermique de l’univers l’horizon de toute chose, et instaure ainsi la pulsion de mort en principe cosmologique. La formulation du principe d’entropie est le moment où la rationalité, qui avait fondé l’universalité de sa vérité sur le point de vue de la mort, découvre dans la mort le principe universel de la réalité. C’est en effet la perspective qui nous est imposée par les sciences contemporaines, y compris en anthropologie : nous savons désormais qu’Homo sapiens est une espèce parmi d’autres et que les espèces sont mortelles, nous savons aussi que plusieurs espèces humaines ont vécu et disparu ; Néandertal, qui était doté du langage, avait des pratiques artistiques et funéraires, a disparu il y a environ 30 000 ans dans des conditions climatiques qui n’avaient rien de critique. Sapiens disparaîtra, l’hypothèse de sa disparition à court ou moyen-terme n’est pas insensée : l’hypothèse vertigineuse envisagée par Emmanuel Carrère — « un tel chaos, ce n’est jamais arrivé, ce n’est pas une phase, c’est la fin » —, cette hypothèse ne peut pas être balayée par de simples protestations d’optimisme.
L’urgence est celle de l’action concertée, de la politique, donc : c’est pourquoi Emmanuel Carrère sous-estime l’enjeu de « la fin de la démocratie », c’est-à-dire de la montée des néofascismes et des fondamentalismes religieux, puisque c’est précisément la possibilité d’une action commune et raisonnée fondée sur un savoir partagé qui, à l’ère de la Post-Truth et de la guerre de tous contre tous, est remise en question. Mais il a raison de reconnaître que personne n’a dit qu’il y avait une solution : l’Anthropocène réfute l’optimisme de Marx qui pensait que « l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre », et l’absence de solution ne signifie pas qu’il n’y a pas de problème, de même que l’incurabilité d’une maladie ne remet pas en cause la pertinence d’un diagnostic. Alors en effet peut-être faut-il penser à son enfance, à celle de l’humanité, et à ce que fut l’homme, « cette espèce douloureuse et vile, à peine différente du singe, qui portait cependant en elle tant d’aspirations nobles, cette espèce torturée, contradictoire, individualiste et querelleuse, d’un égoïsme illimité, parfois capable d’explosions de violence inouïes, mais qui ne cessa jamais pourtant de croire à la bonté et à l’amour » à laquelle Michel Houellebecq dédiait Les Particules élémentaires.
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27.02.2024 à 08:00
Matheo Malik
Dans le désordre écologique mondial, l’Europe semble prise au piège. Si elle ne veut pas laisser les États-Unis et la Chine seuls maîtres à bord, elle doit investir massivement dans une politique et une géopolitique de la décarbonation. Une pièce de doctrine signée Ben Judah, Tim Sahay et Shahin Vallée.
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La crise écologique change tout. Après les pièces de doctrine d’Helen Thompson, Adam Tooze ou encore Bruno Latour, nous poursuivons notre série de publications sur les fractures géopolitiques du monde post-carbone. Ce texte sera discuté ce soir à l’École normale supérieure à partir de 19h30. Vous pouvez vous inscrire ici. Abonnez-vous pour recevoir en temps réel nos dernières analyses, cartes et newsletters.
En Europe, les prémices d’un futur décarboné sont déjà visibles 1. Mais malgré les avancées précoces de l’Union dans sa quête de la neutralité carbone, le continent est confronté à une impasse géopolitique dans la mise en place de cette nouvelle révolution industrielle — rendue plus évidente encore à l’ombre de la guerre en Ukraine. Alors que la concurrence mondiale s’intensifie, les technologies vertes et l’énergie propre sont l’un des domaines les plus compétitifs.
Si la décarbonation finira par offrir à l’Europe un certain répit par rapport à la géopolitique des chocs énergétiques et du chantage aux pipelines exercé par des fournisseurs autoritaires — dont la Russie de Vladimir Poutine n’est que le dernier avatar — l’avenir plus prospère et plus sûr promis par la révolution des énergies vertes n’est en aucun cas garanti. La transition est elle-même devenue une source de concurrence géopolitique et de nouvelles dépendances qui doivent être gérées avec prudence — de l’uranium aux matières premières critiques. Au plan mondial, la répartition de la puissance s’en trouve modifiée — et pourrait bien placer l’Union dans une situation précaire.
Les difficultés actuelles de l’Europe s’inscrivent dans un schéma plus large, déterminé par son expérience géopolitique de l’ère du pétrole et du gaz. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte des mines de charbon de l’Empire britannique, qui s’étend jusqu’à Hong Kong, pour s’en rendre compte. Ce n’est pas un hasard si les Britanniques et les Français ont bâti de grands empires à l’ère du charbon, alors que les deux pays disposaient de réserves de la taille de ceux des pays du Golfe. La transition vers l’ère du pétrole a été brutale pour l’Europe. Pour dire les choses simplement, le sol et les mers des États européens ne contiennent pas assez de pétrole et de gaz pour s’alimenter en énergie — ce qui les a désavantagés de manière chronique.
Alors que les anciens champions du charbon ont décliné au milieu du XXe siècle, les champions du pétrole ont prospéré : en premier lieu les États-Unis, la Russie et les monarchies du Golfe. Au XXIe siècle, les États-Unis ont poursuivi leur ascension uniquement grâce à la révolution du gaz de schiste qui en a fait un exportateur net d’hydrocarbures jusqu’aux années 2010. Entre ces trois puissances énergétiques, l’Europe a été prise en étau par diverses relations de dépendance et de vulnérabilité. Aujourd’hui encore, cette condition fondamentale sous-jacente n’a pas changé. Nous avons choisi de baptiser cette situation « le complexe de Suez ».
En 2022, au moment de l’invasion de la Russie contre l’Ukraine, tout comme en 1973 lorsqu’elle avait subi de plein fouet l’embargo pétrolier des pays arabes, la vulnérabilité fondamentale de l’Europe occidentale a été exploitée dans le contexte d’une guerre à sa périphérie.
L’histoire a montré que le Premier ministre britannique Anthony Eden avait eu raison de considérer la crise de Suez et la fin de l’hégémonie européenne au Moyen-Orient comme un tournant décisif : depuis lors, la prospérité de l’Europe a été ponctuée par le type de chantage autoritaire qu’il craignait 2. Or la transition énergétique européenne et la décarbonation, si elles sont couronnées de succès, pourraient être des opportunités à la fois pour la sécurité du continent et pour sa politique étrangère.
Temporairement occultées par la pandémie et la guerre en Ukraine, mais beaucoup plus importants à long terme, les plaques tectoniques d’un nouvel ordre mondial écologique — un ordre dans lequel l’affrontement porte sur le leadership en matière de technologies vertes, de ressources essentielles et de prix de l’énergie bas et stables — sont en train de s’agencer.
La première brique de ce nouvel alignement est l’émergence de deux régimes concurrents de politique industrielle verte. L’engagement de Xi Jinping en 2020 en faveur d’une consommation nette nulle et l’Inflation Reduction Act (IRA) de Joe Biden en août 2022 marquent, du moins en principe, un tournant où chaque superpuissance rivalise par le biais de subventions pour dominer les industries décarbonées de l’avenir dans des secteurs tels que l’énergie éolienne, les batteries et le captage de carbone, mais aussi pour accéder aux vastes ressources matérielles nécessaires à leur construction. La question est désormais de savoir si l’Union peut devenir une troisième superpuissance dans cette course à la décarbonation et à l’indépendance énergétique. Bien que le Pacte vert européen de 2019 ait mis en place un large éventail de politiques réglementaires, il doit être considérablement amélioré et soutenu budgétairement à l’avenir si l’Europe veut tenir son rang. En d’autres termes, il ne dispose pas actuellement du soutien financier nécessaire pour atteindre ses objectifs de décarbonation.
Un autre élément essentiel de cet ordre écologique mondial concerne les matières premières critiques. Étant donné qu’il faut actuellement six fois plus de minéraux pour fabriquer un véhicule électrique qu’un moteur à combustion traditionnel, et compte tenu des vastes besoins industriels de l’électrification au-delà du transport, la décarbonation sera définie par des processus miniers et minéraux longs et à forte intensité énergétique. Une fois de plus, l’Europe n’est pas dotée de ces ressources minières et elle sera obligée de les extraire grâce à des alliés et des partenaires riches de tous types, et d’une myriade d’États moins développés. La compétition géopolitique qui s’annonce pour l’accès à ces ressources sera redoutable. Elle amènera les dirigeants politiques européens à faire des choix fondamentaux — notamment entre les États-Unis et la Chine — mais aussi à nouer de nouvelles relations avec des producteurs de minerais essentiels dans des pays moins développés.
La Chine a mis en place un régime minier mondial d’intérêts, d’accès et d’extraction par le biais de largesses financières et de prêts étatiques opportunistes qui soutiennent les initiatives gouvernementales. C’est désormais à l’Union de rattraper son retard. Des questions centrales restent en suspens : les États-Unis et l’Union devraient-ils former ensemble un club de matières premières critiques qui modifierait le marché ? Dans quelle mesure Washington utiliserait-il un tel club comme outil contre la Chine ? Dans quelle mesure les États-Unis peuvent-ils être considérés comme un partenaire durable pour l’Union dans le cadre d’un tel partenariat, compte tenu de leur instabilité politique ? Les États-Unis finiront-ils par revenir à une attitude isolationniste et à verrouiller les ressources de l’Australie et du Canada sans travailler avec l’Union ?
Cela soulève des interrogations encore plus fondamentales pour l’Union et ses États membres, non seulement par rapport aux États-Unis, mais plus largement vis-à-vis du reste du monde — en particulier des États miniers du monde entier. Bruxelles et Berlin notamment doivent reconnaître que si des relations commerciales plus équitables ne sont pas développées, le risque n’est pas seulement celui d’une pénurie profonde de matières premières essentielles, mais aussi celui d’une réaction géopolitique brutale. Cela pourrait prendre la forme d’un cartel d’États — dont beaucoup se sentent historiquement lésés par l’Europe — semblable à l’OPEP, capable d’arracher des concessions ou d’obtenir une offre plus convaincante de la part de la Chine. Les risques que les fractures du monde se cristallisent sur la question de l’accès aux matières premières essentielles sont considérables, et elles se dessinent déjà dans une certaine mesure. Toutefois, l’Europe doit agir avec prudence pour éviter les attitudes ou les tactiques infusées de néocolonialisme et les relations hypocrites ou en soutien de régimes autoritaires.
Les chaînes de valeur de l’avenir sont un élément essentiel de ce nouvel ordre écologique mondial. Ces régimes concurrents de politique industrielle et de matières premières déterminent quels acteurs domineront ces secteurs de croissance et quelles sociétés s’approprieront une grande partie de la richesse qu’ils produisent. Cela signifie que l’Europe risque une désindustrialisation généralisée si ses industries décarbonées ne sont pas compétitives dans la révolution industrielle verte. Les approches américaines et chinoises posent à l’Europe des problèmes différents mais fondamentaux en matière de politique industrielle. En ce qui concerne la Chine, les entreprises publiques, les énormes subventions et son vaste marché intérieur constituent une plate-forme idéale pour une politique industrielle agressive. En outre, les entreprises européennes ont grandement contribué aux avancées chinoises dans ces secteurs en transférant de la propriété intellectuelle afin de s’assurer une certaine part de marché. Les États-Unis posent également d’importants défis. En effet, cette superpuissance erratique conçoit sa politique industrielle en se souciant peu de son impact sur l’Union — comme l’illustre clairement l’Inflation Reduction Act de 2022 — et pourtant cherche à aligner l’Europe sur sa politique à l’égard de la Chine.
En réalité, celle-ci a déjà pris une longueur d’avance sur une Europe qui se prétend à la pointe du progrès. Pékin est le fournisseur mondial de composants écologiques clefs tels que les éoliennes et les électrolyseurs, et détient jusqu’à 90 % du marché européen des panneaux solaires, dont beaucoup ont été fabriqués par des esclaves dans le Xinjiang 3. Il s’agit d’une menace importante pour l’avantage concurrentiel de l’Europe dans les outils et les machines de la révolution de l’énergie propre, ainsi que dans l’industrie automobile, où la Chine est en train de devenir le leader mondial et le champion de l’exportation de voitures électriques. Toutefois, l’Europe ne peut pas atteindre ses objectifs de décarbonation sans la Chine ou les États-Unis.
Enfin, la géopolitique de la transition est fondamentalement liée à l’organisation des transferts financiers internationaux entre les économies avancées et le monde en développement — en bref : le fonctionnement du système financier international et de ses institutions. Il s’agit là d’un enjeu crucial, où la prétention de l’Europe à défendre l’ordre multilatéral se heurte violemment à la réalité. Car alors que les institutions de Bretton Woods, qui en sont une pièce maîtresse, sont restées dominées par l’Europe et les États-Unis, elles ont largement manqué à leur promesse d’aider les pays en développement à financer leurs transitions climatique et énergétique. Cela a donné une place à la Chine en tant qu’acteur du développement et du financement et prêteur en dernier ressort, et a sapé l’influence de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international — qui devront en passer par une réforme profonde et potentiellement irréalisable. L’Union a en principe suffisamment d’influence au sein des institutions de Bretton Woods et de l’architecture financière mondiale pour débloquer des financements considérables en faveur du développement et plaider pour la voie d’une réforme. Mais elle n’a pas réussi à le faire. Le dernier Sommet sur le nouveau pacte de financement mondial qui s’est tenu à Paris en juin 2023 était plein de promesses et de slogans, mais il n’a eu aucune application concrète — au risque même d’alimenter la méfiance des économies en développement.
Ce nouvel ordre géopolitique écologique comporte de nombreux défis pour l’Europe et exige que l’Union remédie à un certain nombre de limites internes.
La première est le problème budgétaires, à savoir que les règles budgétaires de l’Union, même après la réforme qui vient d’être approuvée par le Conseil et le Parlement, freineront durablement les investissements verts et empêcheront très probablement le continent d’atteindre ses objectifs de décarbonisation. Cette situation est aggravée par le fait que le budget de l’Union est non seulement trop petit, mais aussi trop rigide. Ce problème a été temporairement résolu lors de la pandémie de Covid-19 par la création d’une capacité d’emprunt exceptionnelle de 750 milliards d’euros. Il est essentiel pour l’Europe de déterminer si elle transformera cette mesure en une étape hamiltonienne permanente du fédéralisme fiscal, ou si elle reviendra au statu quo ante.
La seconde est le problème des otages, c’est-à-dire que les politiques nationales ont été prises en otage par les forces et les intérêts nationaux anti-transition, et ce problème risque de s’aggraver car les partis d’extrême droite en Europe sont devenus ouvertement et délibérément opposés aux programmes verts. Les prochaines élections européennes pourraient constituer un moment critique à cet égard et obliger l’Union à revenir sur certains de ses engagements.
La troisième est le problème de l’action collective, avec des acteurs nationaux disposant d’un droit de veto au niveau européen et capables de freiner la politique collective de l’Union. Il s’avère extrêmement difficile d’organiser le type de réponse politique dont l’Europe a besoin. Les derniers débats sur la réponse de l’Union à l’IRA, la tentative avortée de créer un fonds européen de souveraineté pour stimuler la politique industrielle de l’Europe ou les progrès limités de l’initiative RepowerEU illustrent ce problème d’action collective.
La quatrième est le problème de la transition juste, qui a montré le risque d’un manque de légitimité populaire d’une transition anti-redistributive lorsque l’on sait que les émissions sont principalement causées par les pays et les groupes sociaux les plus riches. Les récentes manifestations d’agriculteurs à travers l’Europe illustrent bien ce défi.
Enfin, la dernière est le problème industriel, à savoir que la base industrielle de l’Europe s’érode en partie à cause de prix de l’énergie plus élevés et plus volatils, mais aussi parce qu’une politique industrielle réussie est difficile, sujette aux projets ruineux et au gaspillage.
L’Europe doit faire tout ce qui est en son pouvoir pour relancer la coopération multilatérale. L’Accord de Paris a donné l’illusion d’un cadre de coopération mondiale en matière de politique climatique, mais la rupture de l’accord de la part des États-Unis et de la Chine tend à faire de la transition vers l’énergie verte un jeu à somme nulle plutôt qu’un programme politique de coopération mondiale. L’Europe doit maintenant décourager la Chine et les États-Unis de s’égarer dans une confrontation directe et encourager la détente actuelle après la rencontre Xi-Biden de novembre 2023.
L’Union doit pour cela naviguer dans une relation transatlantique en mutation, qui devrait entrer dans une période très difficile si Trump est élu en novembre 2024. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen et le président Biden ont travaillé en étroite collaboration et ont signé un important communiqué commun en mars 2023, qui fixe un cadre général pour le rapprochement en matière de commerce, de climat, de technologie, d’énergie et de matières premières 4. Tout cela pourrait s’effondrer dans quelques mois.
Compte tenu de ce risque, il est naturel que l’Union cherche à construire son propre réseau minier mondial. Cette démarche a pris la forme de visites éclairs des États miniers du monde entier. L’un des objectifs de ces accords bilatéraux avec des pays comme le Viêt Nam ou le Chili est de réduire les risques de formation d’un cartel du lithium sur le modèle de l’OPEP+ qui pourrait remettre en cause les intérêts européens 5. L’Union cherche maintenant à conclure un accord similaire avec l’Australie pour son lithium, son cobalt, son manganèse, son tungstène, son vanadium et d’autres matériaux essentiels 6. D’autres partenariats stratégiques avec le Canada, l’Ukraine, le Kazakhstan et la Namibie pour d’autres matériaux critiques complètent les efforts de l’Union en vue d’une position commerciale complète sur ces matériaux 7.
Mais les frictions transatlantiques restent considérables. Celles-ci sont centrées sur le projet phare de l’Union en matière de droits d’émission de carbone, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM en anglais), qui tente d’établir des normes mondiales. Entré en vigueur en octobre 2023, il menaçait dès avant sa mise en œuvre d’ouvrir une brèche entre Washington et Bruxelles. Jusqu’à présent, les États-Unis ont suspendu leurs droits de douane sur l’acier et l’aluminium dans l’espoir que l’Union ne soumette pas l’acier et l’aluminium américains au mécanisme CBAM en retour — mais un accord reste peu probable 8.
C’est un défi de taille pour l’Europe que de devenir un pôle phare dans l’ordre écologique mondial. Bien que la production de batteries ait été privilégiée par l’Alliance européenne des batteries, par exemple, l’IRA entrave ses efforts naissants en matière de production de batteries et la majorité de la construction des usines européennes prévues risquent désormais d’être annulées 9. Bien que 20 % du parc automobile européen soit composé de voitures électriques et que les ventes de ce type restent élevées dans l’Union européenne, les constructeurs automobiles européens demeurent à la traîne par rapport aux constructeurs chinois 10. Les constructeurs automobiles axés sur les moteurs à combustion, en particulier ceux d’Allemagne, sont confrontés à une baisse des ventes dans le monde entier, à des difficultés d’adaptation de leurs pratiques de fabrication et à un recul de leurs parts de marché en Chine 11. Pire encore, les objectifs européens visant à mettre fin aux ventes de voitures à moteur à combustion en Europe ne sont pas soutenus par des incitations financières ou des ressources réelles, de sorte que le plan de décarbonation visant à ce que les entreprises européennes construisent en Europe a pour conséquence que de nombreux fabricants déplacent leur production automobile vers la Chine 12. En ce qui concerne la production de technologies d’énergie solaire, la Chine a déjà réussi à s’implanter solidement en Europe et seules des mesures protectionnistes radicales — et improbables — seraient en mesure de déloger la domination actuelle de la Chine 13. Cette réaction irait à l’encontre des objectifs de décarbonisation de l’Europe.
Cette dure réalité rend les objectifs du Net-Zero Industry Act visant à limiter les importations chinoises quelque peu irréalistes étant donné la domination actuelle de Pékin et le peu de ressources européennes réunies pour la contrer. À l’heure actuelle, l’énergie éolienne est peut-être la principale exception aux circonstances difficiles auxquelles sont confrontées les industries européennes de l’énergie verte, car elle est traditionnellement plus difficile à transporter, et l’Europe dispose déjà d’une forte capacité de parcs éoliens en mer 14.
Face à la Chine, l’Union devrait proposer de réduire ses exigences en matière d’industrie « zéro émission nette » et ses objectifs sectoriels pour limiter ses exportations, en échange d’une véritable coopération accrue sur le changement climatique et la décarbonation. Bien que la Chine soit une superpuissance dans l’industrie verte, elle est encore bien loin d’être un acteur écologique. Lors de la COP27, elle a collaboré avec l’Arabie saoudite pour bloquer une proposition clef visant à éliminer progressivement tous les combustibles fossiles, et pas seulement le charbon. Et bien qu’elle ait accepté de s’éloigner des combustibles fossiles lors de la COP28 qui a suivi, elle a ostensiblement évité de s’engager à éliminer progressivement les combustibles fossiles une fois de plus 15.
L’Europe devrait chercher à obtenir un véritable changement de position de la Chine lors des futures négociations, à la COP et ailleurs, en échange d’un changement sur l’industrie « zéro émission nette ». C’est le genre de contrepartie qui permettrait à l’Union de jouer un rôle constructif dans la géopolitique du climat. Mais la position de l’Europe n’est défendable que dans la mesure où elle contribue à préserver et à faire respecter l’ordre multilatéral — que les États-Unis et la Chine ont tous deux sapé à leur manière. C’est peut-être là qu’est le plus grand défi pour l’Union.
Les coordonnées essentielles de l’ordre écologique mondial sont désormais définies par la concurrence entre les États-Unis et la Chine. C’est un risque pour le monde, mais aussi une opportunité pour l’Europe si elle joue le rôle de force modératrice dans cette confrontation. L’Union pourra éviter que son « complexe de Suez », né à l’ère des hydrocarbures, ne se prolonge dans l’ère de la transition vers les énergies vertes que si elle prend des mesures résolues en interne et courageuses en politique étrangère. Cela implique des changements importants et souvent douloureux de son modèle économique et de son économie politique, ainsi que d’être à la hauteur de son ambition géostratégique. Le choix de saisir — ou d’ignorer — ce moment historique pèse sur les épaules des dirigeants européens qui commencent à planifier la nouvelle Commission européenne et le programme qui sera mis en place après les élections parlementaires européennes de 2024. La question qu’ils doivent se poser est existentielle : l’Europe doit-elle être — ou ne pas être — un pôle de l’ordre écologique mondial ?
— Respecter les objectifs d’émissions de carbone pour 2030 fixés dans le cadre du Pacte vert européen et du plan de relance. Cette recommandation s’applique à chaque membre de l’Union. Elle nécessitera un financement plus important et des engagements d’investissement public-privé dans les infrastructures d’énergie propre dans de multiples secteurs de la part de tous les membres de l’Union.
— Réformer les règles budgétaires de l’Union de manière à ce que les dépenses publiques pour les investissements et le développement liés à la décarbonation ne soient pas réduites. Aligner les plans énergétiques et de transition sur les plans budgétaires nationaux afin de garantir la cohérence par le biais d’une surveillance multilatérale.
— Réformer le processus budgétaire de l’Union pour qu’il soit basé sur le vote à la majorité qualifiée au lieu du système actuel de consentement unanime pour les dépenses, et veiller à ce que des fonds suffisants soient alloués à la transition climatique et énergétique.
— Réformer les politiques fiscales de l’Union afin d’accorder une capacité d’imposition autonome partielle et limitée au budget de l’Union (par exemple, l’impôt sur les sociétés, la taxe sur la valeur ajoutée, la taxe sur les matières plastiques, le CBAM).
— Permettre au budget de l’Union de contracter des emprunts communs à long terme pour financer ses politiques vertes, industrielles et énergétiques.
— Tripler le budget de l’Union pour la prochaine période de sept ans (2027-2035) afin que les engagements de décarbonation pris dans le cadre du Pacte vert européen puissent être augmentés en conséquence.
— Fournir un financement pour la reconstruction à long terme de l’Ukraine vers une économie verte.
— Financer un programme de masse pour la formation de spécialistes qualifiés dans la transition.
— Réduire la dépendance à moyen terme à l’égard des capacités de production chinoises pour les véhicules électriques, les batteries et les technologies d’énergie propre en encourageant la croissance de la production d’énergie propre aux États-Unis, dans l’Union, au Royaume-Uni et dans les pays alliés.
— Proposer de réduire les exigences du Net-Zero Industry Act limitant les importations chinoises de ces biens à court terme en échange d’une plus grande coopération tangible sur le changement climatique et la décarbonation, en commençant par les futures négociations de la COP, mais sans s’y limiter.
— Former un « club des matières premières critiques » avec les États-Unis, mais si et seulement si un tel club peut être conçu en pouvant être arsenalisé contre la Chine.
— Reconnaître que, compte tenu des changements politiques potentiels aux États-Unis à la suite de l’élection présidentielle, la position des États-Unis pourrait changer et obliger l’Europe à agir seule.
— Élaborer des réformes au sein des institutions financières internationales afin de permettre le financement de la lutte contre le changement climatique pour les États moins développés, par exemple en assouplissant les règlements définissant les restrictions d’emprunt pour le financement de la lutte contre le changement climatique et en débloquant les droits de tirage spéciaux du FMI.
— S’engager à consacrer un pourcentage déterminé du PIB annuel à la décarbonation et à l’atténuation des effets du changement climatique, et mettre en place une coalition d’États qui s’engagent à respecter ce pourcentage.
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26.02.2024 à 17:58
Matheo Malik
Pétrole, charbon, électricité.
Depuis deux ans, les échanges d'énergie entre l'Union et la Russie ont considérablement diminué. Mais il est encore possible de faire bien davantage pour réduire notre dépendance à Poutine.
Une étude clef par les experts de Bruegel.
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Depuis le 24 février 2022, le Groupe d’études géopolitiques étudie, documente et cartographie l’écologie de guerre, une notion forgée dans les colonnes de la revue et développée dans un numéro de la revue GREEN. Abonnez-vous pour recevoir nos dernières cartes et analyses.
Deux ans après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les échanges de produits énergétiques entre la Russie et l’Union européenne ont largement diminué. L’Union s’est remarquablement bien adaptée à un découplage que beaucoup auraient jugé impossible, tandis que la Russie a réorienté ses exportations de pétrole vers l’Asie, sans être pour autant en mesure de remplacer l’Europe pour ses exportations de gaz naturel.
L’Union a quant à elle réduit ses importations de combustibles fossiles russes de 16 milliards de dollars par mois au début de l’année 2022 à environ 1 milliard fin 2023. La réduction des importations de pétrole a représenté la plus grande partie de cette chute.
Mais l’impact de cette évolution sur la balance commerciale de la Russie a été relativement faible. Alors que la Russie ne bénéficie plus de recettes d’exportation anormalement élevées — ce qui avait notamment été le cas au début 2022 — ses recettes d’exportations de combustibles fossiles restent malgré tout comparables à celles de 2019, principalement en raison d’une réorientation des exportations de pétrole vers la Chine, l’Inde et la Turquie.
Un embargo de l’Union sur les importations de pétrole brut est entré en vigueur en décembre 2022, suivi, en février 2023, d’un embargo sur les produits pétroliers — dont l’essence et le diesel. Avant les sanctions, la Russie représentait 25 % de l’approvisionnement en pétrole brut de l’Union et 40 % des importations de diesel 4.
Pour compenser la réduction des importations russes, l’Union a augmenté ses importations en provenance d’un ensemble d’autres pays.
En parallèle, l’Union et le G7 ont également mis en place un plafond à l’échelle mondiale, fixé à 60 dollars le baril pour le pétrole brut. Au moment de cette mise en place, la plupart des armateurs et des compagnies d’assurance impliquées dans les exportations de pétrole russe étaient basés dans les pays de l’Union ou du G7.
Au cours du premier semestre 2023, le pétrole brut russe s’est constamment échangé en dessous du plafond 5. Toutefois, le prix s’est depuis lors maintenu au-dessus du plafond, atteignant 80 dollars le baril. La décote observée par rapport aux prix mondiaux du pétrole pour le pétrole russe s’est largement réduite, étant passée de 30 dollars le baril en janvier 2023 à seulement 15 dollars en février 2024 6.
Les États-Unis, l’Union européenne et d’autres partenaires du G7 ont cherché à maintenir les flux de pétrole russe vers les marchés mondiaux afin d’éviter une flambée globale des prix, tout en maintenant des prix bas pour la Russie afin de limiter les revenus de Moscou 7. Mais ses exportations de brut se sont maintenues 8 et les prix ont continué à être déterminés en grande partie par les forces du marché plutôt que par le mécanisme de plafonnement. L a Russie a notamment pu continuer à vendre du pétrole à des prix supérieurs au plafond en parvenant à remplacer une partie des armateurs et assureurs des pays du G7 — la part des entreprises du G7 impliqués dans le commerce russe étant en effet passée de 70 % en décembre 2022 à 40 % un an plus tard 9.
Malgré cette première diminution, le fait que les armateurs et les assureurs du G7 représentent toujours 40 % des exportations russes et le fait que le pétrole s’échange encore à des prix supérieurs au plafond suggère la persistance de manquements dans l’application des sanctions et de potentiels contournements.
Malgré ces limites, la décote de 15 dollars sur le pétrole russe par rapport aux prix mondiaux représente une perte annuelle de plus de 10 milliards de dollars pour les revenus pétroliers russe 10. Mais il semble que l’embargo de l’Union — ayant entraîné une réduction de la demande de pétrole russe et donné un pouvoir considérable à d’autres acheteurs — soit davantage à l’origine de cette situation que le seul plafonnement des prix 11.
L’Union n’a pas imposé de sanctions significatives sur le gaz russe 12. Cependant, Moscou a réduit ses livraisons de gaz vers les pays européens — sans doute au détriment de ses propres intérêts à long terme. À l’été 2021, avant l’invasion, Gazprom avait déjà réduit ses livraisons, laissant vides les installations de stockage de gaz qu’elle exploitait en Europe. Après l’invasion, Gazprom a encore réduit ses exportations en représailles au refus de certains pays de payer leurs achats en roubles.
L’Union a contrebalancé la baisse de ses importations de gaz naturel russe en augmentant ses importations de gaz naturel liquéfié (GNL) et en réduisant sa consommation. La part du GNL dans les importations totales de gaz a doublé, passant de 20 % en 2019 à 40 % en 2023, principalement en raison de la multiplication par cinq des importations en provenance des États-Unis. Les importations de GNL russe ont également augmenté, mais en termes absolus, cette hausse représente moins d’un dixième du gaz transitant par Nord Stream. Par rapport à la moyenne 2019-2021, la demande de gaz naturel de l’Union a diminué de 12 % en 2022 et de 19 % en 2023 13.
Les limites imposées par les infrastructures empêchent la Russie de rediriger ses exportations de gaz naturel de l’Ouest vers l’Est, et elle ne semble pas en mesure, à moyen terme, de remplacer les acheteurs européens par des acheteurs chinois. En 2021, la Russie a exporté 155 milliards de mètres cubes de gaz vers l’Union et seulement 16,5 milliards de mètres cubes vers la Chine. En 2023, à l’échelle de l’Union, les livraisons par gazoducs russes ont chuté à 27 milliards de mètres cubes, tandis que les exportations vers la Chine ont atteint 22 milliards de mètres cubes 14, laissant un vide de 122 milliards de mètres cubes dans les exportations de gaz russe qui n’ont pas pu être réacheminées. Même en tenant compte de la croissance marginale des exportations russes de GNL (2 milliards de mètres cubes entre 2021 et 2023), la perte demeure substantielle 15.
La Russie exporte du gaz naturel vers la Chine via le gazoduc Power of Siberia 1 et des travaux d’extension sont en cours pour porter sa capacité à 38 milliards de mètres cubes. Par ailleurs, la Chine a prévu la construction d’un second gazoduc, Power of Siberia 2, un projet qui reste à un stade embryonnaire et qui semble poser des difficultés 16. Les flux de gaz russe transitant par l’Ukraine vers l’Union pourraient prendre fin en 2024, la compagnie nationale ukrainienne de pétrole et de gaz ayant en effet fait savoir qu’elle ne renouvellerait pas le contrat 17.
Par ailleurs, les conditions commerciales du marché chinois sont plus défavorables à la Russie que celles qui prévalent sur le marché européen. On estime ainsi que la Russie facture 10 $/MWh pour les livraisons à la Chine via le gazoduc Power of Siberia, là où elle facture environ 34 $/MWh pour les livraisons à l’Europe 18.
La diminution du volume et le prix plus faible offert par les acheteurs non européens signifient que les revenus de la Russie provenant des exportations de gaz naturel sont tombés à un niveau structurellement plus bas. Au premier semestre 2023, les revenus de Gazprom ont baissé de 70 % par rapport à leur niveau moyen de 2018-2022 19. Dans le même temps, un projet majeur de GNL russe — le terminal d’Ust Luga 20 — connaît des retards. Les sanctions semblent cependant moins efficaces pour un autre projet de GNL crucial — Arctic LNG 2 — qui a reçu le soutien de la Chine après avoir été abandonné par des entreprises américaines 21.
C’est en août 2022 que l’Union a mis en œuvre ses premières mesures de sanctions énergétiques contre la Russie en imposant un embargo sur les importations de charbon. Les acheteurs de l’Union se sont tournés vers d’autres grands producteurs, principalement l’Afrique du Sud, les États-Unis, la Colombie et l’Australie. En tout état de cause, la production d’électricité à partir de charbon dans l’Union a baissé : elle a chuté de 26 % de 2022 à 2023 grâce à l’augmentation de la production d’énergie renouvelable et nucléaire 22.
En 2021, avant l’invasion, le charbon ne représentait que 4 % des exportations russes, soit environ 17 milliards de dollars — contre 110 milliards de dollars pour le pétrole brut, c’est-à-dire hors produits pétroliers. L’Union ainsi que le Japon et la Corée du Sud représentaient alors environ 40 % des exportations de charbon de la Russie. L’embargo européen avait donc bien la capacité de faire subir un revers économique majeur pour les régions russes dépendantes de cette ressource. Immédiatement après l’interdiction des importations de charbon, la production a ralenti dans le plus grand bassin houiller de Russie — Kuznetsk — et certaines mines de charbon à ciel ouvert ont suspendu leurs activités 23. Plusieurs entreprises occidentales ont également liquidé leurs activités minières en Russie 24.
L’Agence internationale de l’énergie projette une diminution dans les régions centrales et occidentales de la Russie, ainsi qu’une augmentation de la production dans les régions orientales, ce qui renforcera encore les échanges avec la Chine 25. Toutefois, dans l’ensemble, la Russie s’est adaptée au choc et a réorienté ses exportations vers les marchés asiatiques : selon des sources russes, en 2023, les exportations de charbon vers la Chine ont en effet augmenté de 52 % et de 43 % vers l’Inde 26.
Contrairement à la chute spectaculaire des échanges de combustibles fossiles entre l’Union et la Russie, le commerce de produits à base de combustibles nucléaires a augmenté de manière constante. Le conglomérat nucléaire public russe Rosatom a continué à servir les clients européens. L’absence de sanctions peut s’expliquer, d’une part, par la dépendance relative de l’Union à l’égard des produits combustibles nucléaires russes et, d’autre part, par l’impact limité que que telles sanctions auraient sur la balance commerciale de la Russie. Selon Eurostat, en 2023, l’Union aurait importé pour environ 1 064 millions d’euros de produits de l’industrie nucléaire russe.
L’Union n’extrait pas de grandes quantités d’uranium, mais elle joue un rôle important à d’autres stades de la production : conversion de l’uranium en gaz, enrichissement et fabrication du combustible. En ce qui concerne l’étape de la transformation, l’Union dispose d’une capacité suffisante pour couvrir ses besoins internes en faisant l’hypothèse d’une absence d’exportations.
Rosatom fournit à l’Union des services de conversion et d’enrichissement, ainsi que des assemblages finaux de combustible. En 2022, l’entreprise russe a représenté 22 % des services de conversion de l’Union et 30 % des livraisons d’uranium enrichi 27. Deux entreprises européennes sont impliquées dans la conversion et l’enrichissement. Orano fournit 24 % de la capacité mondiale de conversion et 12 % de la capacité d’enrichissement et Urenco 30 % de la capacité d’enrichissement mondiale. Alors que les compagnies occidentales cherchent à s’affranchir de la Russie, Urenco et Orano augmentent toutes deux leurs capacités 28.
Si elle y était contrainte, l’Union pourrait se passer des services russes de conversion et d’enrichissement. Il faudrait pour cela puiser dans les stocks et veiller à ce que les projets actuels d’augmentation des capacités soient réalisés dans les délais 29. Les centrales nucléaires de l’Union détiennent en moyenne des stocks pour trois ans. À long terme, un découplage durable avec la Russie nécessite donc de nouveaux investissements et une augmentation de la capacité, notamment si l’on tient compte du fait que de nombreux pays européens prévoient de construire de nouveaux réacteurs nucléaires dans les années à venir.
Vingt centrales nucléaires d’Europe de l’Est sont historiquement restées dépendantes de l’approvisionnement russe en assemblages de combustible nucléaire VVER (Водо-Водяной Энергетический Реактор, réacteur de puissance à caloporteur et modérateur eau) produits par Rosatom 30. La société américaine Westinghouse a été en mesure de reproduire la conception de ces assemblages et de proposer une alternative 31. Elle fournit actuellement du combustible aux centrales nucléaires ukrainiennes et a signé des contrats pour des livraisons futures à la Tchéquie, à la Bulgarie, à la Finlande et à la Slovaquie. Le français Framatome cherche également à développer ses propres modèles de combustible VVER, mais le processus risque d’être long 32. Il existe donc des alternatives aux assemblages combustibles russes et l’augmentation progressive de leur utilisation permettra de réduire la dépendance.
L’Union doit réduire sa dépendance dans ce domaine, d’une part parce que le combustible nucléaire est un produit hautement stratégique et d’autre part parce que Rosatom est une entité publique qui commercialise un produit arsenalisable — comme Gazprom l’a fait avec le gaz naturel. Techniquement, l’Union peut se dissocier du combustible nucléaire russe et il n’y a aucune raison valable de retarder ce processus.
La Chambre des représentants des États-Unis a commencé à approuver une interdiction des importations d’uranium russe 33. Une semblable certitude politique à long terme concernant l’accès de la Russie aux marchés nucléaires européens stimulerait les efforts visant à renforcer les chaînes d’approvisionnement nucléaires en donnant des signaux aux investisseurs.
Avant l’invasion, les échanges d’électricité entre l’Union et la Russie étaient marginaux.
La capacité de transport est limitée à un interconnecteur en Finlande et à l’anneau dit BRELL 34 qui relie les États baltes, le Belarus et la Russie. Les importations finlandaises d’électricité depuis la Russie étaient de 600 millions d’euros au cours des 12 mois qui ont précédé l’invasion de l’Ukraine. Helsinki y a mis fin en juin 2022. Les États baltes prévoient quant à eux de se découpler complètement de l’anneau de BRELL d’ici 2025 35.
La finalisation du découplage des systèmes électriques ukrainien et moldave et leur intégration dans le système de l’Union ont également constitué un tournant important. Le processus d’intégration avait commencé avant l’invasion, mais l’Ukraine est parvenue à l’achever en mars 2023, alors que la plupart de ses actifs stratégiques électriques étaient pris pour cible par l’armée russe. Quelques heures après l’invasion, l’Ukraine a débranché son réseau électrique de l’ancien système soviétique, s’appuyant sur la possibilité d’échanger de l’électricité avec ses voisins européens pour amortir le choc. La synchronisation entre ce découplage de l’ancien système et l’intégration au réseau européen au début de l’invasion a largement reconfiguré le commerce de l’électricité. Là où les échanges de l’Ukraine avec la Russie et le Belarus — principalement des importations — sont tombés à zéro, le commerce avec l’Union a été utilisé pour équilibrer un système déstabilisé par la guerre, tantôt en exportant principalement vers la Pologne, tantôt en important principalement de la Slovaquie.
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