04.03.2024 à 17:21
Matheo Malik
En France, le droit à l’IVG vient de faire son entrée dans la Constitution.
Depuis que les femmes ont le droit de vote, elles ont été au cœur des grandes transformations sociales. En 2024, dans l’année de toutes les élections, des deux côtés de l’Atlantique, elles détiennent encore une fois les clefs de l’avenir. Une perspective signée Arancha Gonzalez Laya.
L’article Le vote des femmes dans l’année des grandes élections est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Varsovie, 14 mars 2023. L’activiste Justyna Wydrzyńska est condamnée par un tribunal polonais pour avoir fourni une pilule anti-avortement à une femme qui ne pouvait pas se rendre à l’étranger pour interrompre sa grossesse. Le parti Droit et Justice (PiS), défenseur d’une des législations les plus restrictives d’Europe en matière d’avortement, applaudit à tout rompre. Six mois plus tard, lors des élections législatives, 57 % des femmes votent pour la Coalition civique. Grâce à leur participation massive, elles réussissent à remettre la Pologne sur la voie démocratique et au cœur de l’intégration européenne.
Washington, 24 juin 2022. La Cour suprême des États-Unis annule l’arrêt Roe v. Wade de 1973 par 5 voix contre 4, privant ainsi de protection des millions de femmes américaines en autorisant les États à réglementer le droit à l’avortement au cours des trois premiers mois de la grossesse. Cinq mois plus tard, lors des élections de mi-mandat, les femmes aident le parti démocrate à résister partiellement à l’assaut républicain.
Ces deux cas illustrent le pouvoir des femmes dans les processus électoraux. Grâce à leur vote, les femmes polonaises et américaines sont parvenues à devenir les protagonistes de leur destin.
Revenons au présent. Dans le vertige des scrutins, en pleine année des grandes élections, deux événements influenceront certainement le cours du monde tel que nous le connaissons. Ils ont lieu aux États-Unis et dans l’Union européenne. Quelques mois seulement séparent ces deux votes qui se déroulent dans un contexte général de récession démocratique. Parmi les plus de 600 millions de personnes appelées aux urnes des deux côtés de l’Atlantique, les femmes joueront la partition la plus importante. À l’heure de la régression de nos droits, serons-nous capables d’être le mur de soutènement de la démocratie mondiale et d’influencer l’avenir de la relation transatlantique dans un contexte de tensions géopolitiques ?
Commençons par les États-Unis. Si, en 2022, la participation des femmes et des jeunes n’a pas suffi aux Démocrates pour résister, cette fois-ci, d’autres facteurs pourraient mobiliser le vote. On compte plusieurs condamnations contre Donald Trump, notamment une pour abus sexuel et diffamation pour laquelle il a été condamné à payer 86 millions de dollars. La force du mouvement Me Too a déjà clairement fait sentir ses effets contre lui. Lors de l’élection présidentielle de 2020, le soutien des femmes à Joe Biden était majoritaire, avec 57 % des voix contre 42 % qui ont voté pour Trump. Biden le sait et, alors que nous nous rapprochons des élections présidentielles de novembre, il a déjà annoncé des mesures pour atténuer les effets de la décision de la Cour suprême contre l’avortement. La ferme conviction des Américaines de lutter pour leurs droits a déjà été démontrée par la mobilisation massive dans différents États où elles ont voté en faveur de l’interruption volontaire de grossesse.
De l’autre côté de l’Atlantique, en Europe, les sondages prédisent une montée considérable des partis d’extrême droite, qui pourrait mettre en péril le centre de gravité européen historiquement représenté par la social-démocratie et la démocratie chrétienne, et donc de nombreuses politiques européennes en matière de changement climatique, d’égalité et de droits des femmes.
Deux points essentiels seront à scruter avec attention. D’une part, le taux de participation aux élections européennes dans les pays de l’Est, qui est en moyenne très faible. Il reste à voir si la guerre en Ukraine et la menace de Poutine et de ses alliés populistes mobiliseront la participation des femmes en faveur d’une Europe plus forte et plus démocratique — à l’instar de ce qui s’est produit à l’automne en Pologne. D’autre part, le flanc occidental, où les partis d’extrême droite ont fait des percées ces dernières années. C’est le cas en France, en Espagne et en Italie. En 2022, les femmes françaises se sont mobilisées contre Marine Le Pen. L’interruption volontaire de grossesse (IVG) — que Simone Veil avait réussi à légaliser alors qu’elle était encore illégale dans la plupart des pays européens — vient d’être inscrite comme un droit dans la Constitution française. En 2023, les femmes espagnoles ont joué un rôle décisif dans le maintien du gouvernement de coalition de centre-gauche face à un parti d’extrême droite — Vox — qui menaçait de mettre fin à la législation sur la violence à l’égard des femmes et avait déjà commencé à s’attaquer à certaines politiques d’égalité au niveau local et régional. En Italie, c’est l’inverse qui s’est produit : avec une abstention globale élevée et une abstention encore plus forte chez les électrices, à peine un tiers du total des votes en faveur de Meloni venait de femmes. Le choix de l’Allemagne — le pays qui compte le plus grand nombre d’électrices — sera la grande question : les Allemandes réagiront-elles à la montée de l’AfD, qui est déjà en tête dans plusieurs sondages ?
Si le vote féminin est devenu déterminant dans la plupart des élections récentes, une donnée encore plus importante à prendre en compte concerne les nouvelles tendances du comportement électoral des jeunes. On assiste à cet égard à un double paradoxe. D’une part, leur mobilisation est plus décisive. Lors des dernières élections européennes, par exemple, la tranche d’âge qui a le plus augmenté sa participation est celle des 18-39 ans. D’autre part, il n’y a plus une, mais deux générations Z 1 : les jeunes femmes deviennent de plus en plus progressistes quand les jeunes hommes sont plus conservateurs. C’est particulièrement frappant en Pologne, par exemple, où seules 16 % des jeunes femmes ont voté pour des partis de droite. En Espagne, l’un des pays où le féminisme est le plus politisé, cet écart idéologique est l’un des plus élevés.
La montée de cette polarisation dans les démocraties a été un cheval de Troie pour le féminisme. Ils prétendent la déguiser en guerre culturelle ou identitaire, mais ce n’est pas le cas. Il s’agit d’une menace sérieuse pour la consolidation de nos droits matériels. Cette bataille est transférée dans l’espace numérique par le biais de la désinformation contre les femmes, qui est devenu un phénomène à part entière, avec un volume important d’attaques sur les réseaux sociaux délibérément orchestrées par des pays tiers et/ou des groupes d’extrême droite pour saper les droits et porter atteinte aux démocraties. Un exemple concret est le rapport du Centre d’excellence en communication stratégique de l’OTAN qui a analysé le harcèlement en ligne des femmes de l’ancien gouvernement finlandais dirigé par Sanna Marin pendant la pandémie 2. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.
Les femmes sont aujourd’hui au croisement de nombreux enjeux et le moment géopolitique que nous traversons nous interpelle directement. Trois raisons principales montrent que nous avons besoin d’une mobilisation majeure du vote des femmes lors des élections européennes et des élections présidentielles américaines de 2024.
D’abord, parce que le féminisme doit riposter. Nos droits matériels sont directement attaqués. Ce sont des droits inaliénables. Nous ne pouvons pas être jetées en pâture aux intérêts partisans ou aux luttes géopolitiques. Il est plus que jamais nécessaire de retrouver la voie institutionnelle des grands consensus qui ont conduit aux plus grands quotas d’égalité entre les femmes et les hommes. Mais en attendant, nous devons nous mobiliser. Nous devons construire une grande alliance internationale comme une digue d’endiguement qui permettent aux démocraties libérales de résister.
Ensuite, parce que c’est à l’échelle continentale que se forge la base de la législation qui nous protégera en cas d’atteinte aux droits des femmes dans les États membres. En témoigne l’exemple récent de la directive sur la violence contre les femmes qui vient d’être adoptée. C’est à partir des institutions européennes qu’ont été obtenus les congés paternité et maternité et la parité dans les conseils d’administration des grandes entreprises. Beaucoup de décisions importantes restent encore à prendre. La prochaine législature européenne sera déterminante. Si nous voulons que le XXIe siècle nous ressemble, nous devons être présentes dans les centres de pouvoir technologique — y compris dans le domaine de l’intelligence artificielle, où les biais de genre sont importants.
Enfin, parce que nous ne décidons pas seulement de notre propre agenda : nous décidons de l’avenir de la démocratie. Les droits des femmes et le féminisme ont une dimension géopolitique plus importante que jamais. Nous choisissons nos droits et l’ordre international fondé sur des règles dans lequel nous voulons vivre. Les stratèges du parti démocrate aux États-Unis et des partis pro-européens devront faire un grand effort pour capter le vote des femmes. Faire appel au féminisme ou à la peur de l’extrême droite ne suffira pas. De même qu’il ne suffira pas d’invoquer uniquement les questions qui ont été historiquement associées aux préoccupations des femmes, telles que la santé ou les questions sociales. Nous avons notre propre agenda, mais nous décidons de l’agenda mondial. Nous décidons de la guerre en Ukraine, nous décidons du changement climatique, nous décidons de l’avenir de la politique de défense européenne. Ce sont des questions qui concernent les Européens, les femmes et les hommes de manière presque égale.
Il y a quelques semaines, j’ai écrit pour Foreign Affairs, avec d’autres collègues universitaires, un article dans lequel nous expliquions comment l’Union devait se préparer contre un second mandat de Trump. Aujourd’hui, c’est le féminisme qui doit se blinder contre Trump et la montée des forces populistes et d’extrême droite des deux côtés de l’Atlantique. Depuis que nous, les femmes, avons le droit de vote, nous avons été les protagonistes des grandes transformations sociales, vers un monde de progrès, d’égalité et de démocratie. Nous avons rendez-vous avec l’histoire. Nous ne pouvons pas laisser les autres décider pour nous. Cette fois-ci, nous votons aussi pour celles qui ne peuvent pas voter et qui vivent sous le joug de la dictature et des bombes. Nous votons pour nous et pour les femmes d’Afghanistan, d’Iran, de Gaza, du Belarus, de Russie, pour celles qui n’ont pas de droits et celles qui risquent de les perdre. Mais aussi pour celles d’entre nous qui peuvent continuer à les gagner.
Pour nous. Et pour elles.
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25.02.2024 à 17:13
Matheo Malik
En Ukraine, le viol est devenu une arme de guerre. Pourtant, il est relégué à l'arrière-plan des nombreux crimes de ce conflit. Comment faire pour que l’agresseur n'obtienne pas le silence escompté ?
Une pièce de doctrine essentielle — signée Sofi Oksanen.
L’article La guerre de Poutine contre les femmes est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Après Timothy Garton Ash, Olena Stiazhkina, Andreï Kourkov et Constantin Sigov, nous poursuivons notre série sur la guerre d’Ukraine et ses conséquences pour l’Europe en publiant un texte de l’écrivaine finlandaise Sofi Oksanen. Abonnez-vous pour recevoir chaque jour nos textes, cartes et analyses.
Ma grand-tante n’était pas muette de naissance 1. Au début de la seconde occupation soviétique de l’Estonie, elle fut emmenée pour subir toute une nuit d’interrogatoires, après quoi elle cessa définitivement de parler. En rentrant à la maison le matin, elle paraissait à peu près en forme, mais elle ne dit plus jamais rien d’autre que : « Jah, ärä1. » On pouvait lui demander n’importe quoi, sa réponse était toujours : « Jah, ärä. » Elle ne se maria pas, n’eut pas d’enfants, ne fréquenta personne. Elle passa le restant de ses jours seule avec sa mère.
J’ai entendu l’histoire de ma grand-tante dans mon enfance ; les adultes n’entraient pas dans le détail, mais tous comprenaient sûrement ce qui s’était passé au cours de ces interrogatoires. Moi aussi, je comprenais.
Des années plus tard, j’ai écrit mon roman Purge1, précédé par la pièce de théâtre homonyme, tout en suivant les procès sur les crimes de guerre commis dans les Balkans. Je n’en revenais pas que des camps de viol aient pu voir le jour dans l’Europe contemporaine. L’histoire de ma grand-tante m’a fourni le point de départ de Purge. Ce qui lui était arrivé avait recommencé. Et recommence, en plein cœur de l’Europe.
Ma grand-tante n’obtint jamais justice, ni personne d’autre dans ma famille. Les terres étaient perdues, beaucoup de parents étaient morts, certains déportés. Deux avaient pu s’échapper à bord de navires pour l’Ouest. Évidemment, nul ne s’attendait à obtenir justice sous l’occupation.
Mais l’effondrement de l’Union soviétique changea la donne : les États baltes recouvrèrent leur indépendance et lancèrent un processus de décolonisation, comme le font les anciennes dépendances de puissances coloniales. Là où la recherche historique était en URSS une discipline strictement politique vouée à relayer la propagande, la fin de l’occupation permit à la recherche, à la science, à la culture et à la presse de s’affranchir du joug totalitaire ; le langage public devint celui d’un État indépendant. On pouvait enfin parler du passé à voix haute, sans détour. On pouvait l’étudier, en discuter, à la lumière du jour. Les mots reprenaient des sens conformes au vécu : les déportations étaient des déportations, les occupations des occupations. Les violations des droits humains à l’époque soviétique firent l’objet d’enquêtes, mais le successeur juridique de l’URSS, la fédération de Russie, ne fut d’aucune aide sur la question, sans parler de demander pardon. Les pays occidentaux ne l’y incitaient pas spécialement comme ils l’avaient fait vis-à-vis de l’Allemagne après la Deuxième Guerre mondiale. Peut-être ne trouvaient-ils pas cela nécessaire parce que les crimes de cette époque-là n’étaient pas assez importants — en tout cas, moins importants que de serrer la main à Poutine et blanchir l’argent taché de sang volé au peuple par les oligarques. Comme ils avaient fermé les yeux sur ces anciens crimes, l’invasion illégale de l’Ukraine par la Russie en février 2022 les a pris au dépourvu.
Du point de vue estonien, la guerre en Ukraine donne l’impression de revivre les événements des années 1940, comme si on appuyait tout le temps sur le bouton replay, car la Russie utilise la même feuille de route que dans ses précédentes guerres de conquête. Nous avons connu les mêmes pratiques : terreur visant les civils, déportations, torture, russification, propagande, simulacres de procès, élections truquées, culpabilisation des victimes, flots d’exilés, destruction de la culture. Toutefois, la réaction des Occidentaux a révélé que cette feuille de route de l’impérialisme russe était méconnue. Voilà pourquoi il est nécessaire de parler des crimes de guerre antérieurs, pourquoi il faut les juger, les inscrire durablement dans notre mémoire culturelle. Sans conscience des crimes passés, nous sommes incapables de détecter les prochains signes avant-coureurs. L’histoire des autres anciennes puissances coloniales a beau figurer dans nos programmes scolaires, la Russie n’a pas été étudiée sous l’angle du colonialisme, même à l’école. Les pays de l’ex-bloc de l’Est représentent la moitié de l’Europe, et ils ont subi deux systèmes totalitaires différents. Malgré cela, leur expérience n’a pas été intégrée à la mémoire occidentale de notre continent, elle n’est pas entrée dans la mémoire historique globale de l’Europe.
Cela aussi serait une façon de rendre justice.
Après la Deuxième Guerre mondiale, quand l’Ouest répétait en boucle l’expression « plus jamais ça », elle sonnait faux aux oreilles de tous ceux qui avaient connu la politique oppressive de la Russie. Les crimes contre les droits humains et le pouvoir d’occupation soviétique n’ont pas cessé après la chute de l’Allemagne hitlérienne. « Plus jamais ça » donnait l’impression que notre expérience n’avait aucune importance. Elle n’était pas cartographiée dans la conscience culturelle occidentale.
Au mur de mon bureau, il y a une photo noir et blanc de ma grand-tante à l’époque où elle parlait encore. La mère de famille pose au milieu d’une ribambelle d’enfants, un bébé dans les bras. Ma grand-tante regarde timidement l’objectif, ma grand-mère a deux ans, tout le monde porte des souliers de cuir fabriqués par le père. À l’arrière-plan, on aperçoit la cour de la maison en été, avec des pivoines en fleur. Personne n’y fait vraiment attention en entrant dans mon bureau, et pour cause : c’est un portrait de famille du siècle dernier, tout ce qu’il y a de plus banal. On n’y voit pas de drapeau estonien ou d’autres symboles de l’Estonie indépendante interdits à l’époque soviétique, mais c’est une photo prise au temps d’un « État liquidé ». Cela suffisait à la rendre suspecte.
Pour l’emporter en Finlande, nous avons dû attendre le début des années 1990, lorsque l’Estonie a recouvré son indépendance. À l’époque soviétique, nous n’aurions pas osé la transporter — clandestinement — en Finlande, de peur qu’elle soit trouvée lors des contrôles à la frontière. Les photographies anciennes faisaient partie de la longue liste des affaires qu’on ne pouvait ni faire entrer en Union soviétique ni en faire sortir ; sa présence dans nos bagages aurait donné lieu à une flopée de questions : pourquoi nous étions en sa possession, ce qu’elle signifiait pour nous… Quelles que fussent nos réponses, le résultat aurait été le même : on nous l’aurait confisquée. Sous l’occupation soviétique, les Estoniens décollaient de leurs albums ces images dangereuses. Elles disparaissaient, enterrées, cachées derrière le papier peint, comme chez nous, pour ne ressortir qu’en présence de personnes de confiance. En Union soviétique, entretenir la mémoire familiale, celle des proches et des morts, était une affaire strictement privée. Pour ma part, c’est grâce à ces images que j’ai pu connaître ma famille. Les gens existaient sur les photos cachées et dans les histoires associées. C’est ainsi qu’ils ont pris des visages.
Rien à voir avec la Finlande, pays de ma naissance et de ma scolarité. Là, à l’occasion de la fête des Morts, de Noël et du jour de l’Indépendance, on a coutume d’allumer des bougies au cimetière. Mon grand-père était un vétéran finlandais et son frère jumeau était mort en héros. Ces guerres faisaient donc partie de mon histoire familiale ; mais les bougies funéraires allumées lors de ces commémorations publiques me rappelaient aussi ceux que nous ne pouvions évoquer qu’en pensée, ou entre personnes de confiance. Le jour de l’Indépendance, les drapeaux finlandais hissés sur les mâts me rappelaient le tricolore estonien qui était interdit au même titre que les autres symboles nationaux de l’« État liquidé » — y compris la simple utilisation de ses couleurs bleu-noir-blanc, même dans l’art abstrait. Quand j’ai appris par cœur l’hymne du serment d’allégeance au drapeau à l’instar des autres écoliers finlandais, cela m’a troublée parce qu’une chose pareille n’était pas possible en Estonie sous occupation soviétique. Mes camarades apprenaient les paroles à l’école comme si cela allait de soi. Nous autres ne pouvions pas exhiber les symboles de l’Estonie indépendante, même en Finlande, qui vivait à l’heure de la finlandisation : l’Estonie indépendante n’existait pas, puisque la Finlande devait publiquement se conformer à la ligne soviétique à l’égard des territoires occupés. L’URSS tenait à l’œil les Estoniens expatriés. Un comportement antisoviétique à l’étranger aurait mis en danger nos proches restés dans le pays. Je comprenais que des mots ou des actes inappropriés auraient eu pour conséquence de nous priver d’accès à l’URSS. Je n’aurais plus jamais revu ma grand-mère qui habitait là-bas.
L’Union soviétique cherchait alors à détruire mon souvenir des territoires qu’elle occupait, y compris ma mémoire visuelle ; à présent, la Russie fait de même dans les régions qu’elle a conquises en Ukraine. En plus de remplacer l’ensemble du corps enseignant et de russifier le programme scolaire, il s’agit de détruire la conscience du patrimoine culturel en pillant les lieux publics dédiés à la conservation de la mémoire, tels que les musées, mais aussi les lieux privés : les domiciles. Aux informations, le monde entier a pu voir les troupes russes raser des villes. Les villes sont pleines de domiciles, les domiciles sont pleins de mémoire et de souvenirs. Aucun souvenir n’est trop petit pour l’occupant. Parfois, une seule photo, un seul récit peut conserver l’histoire de toute une famille. C’est pourquoi la Russie ne cherche pas à piller que les collections d’art. Les photos privées sont tout aussi dangereuses. Elles conservent des souvenirs à éradiquer. Elles conservent le souvenir des crimes russes et de l’Ukraine en tant que nation indépendante.
Au début de la vaste offensive russe, Illia, vingt-deux ans, était chez lui à Kramatorsk. Il a voulu évacuer en train avec sa mère et sa sœur. Ils étaient là le 8 avril, lorsque la Russie a bombardé la gare pleine de civils. Les frappes ont fait soixante morts et cent dix blessés. La famille d’Illia s’en est sortie. Les trois fugitifs ont tenté de partir en voiture, mais leur voyage a pris fin au point de contrôle russe. Les soldats ont trouvé sur le téléphone d’Illia une photo où il tenait un drapeau ukrainien à l’occasion de l’anniversaire de l’Indépendance. De plus, il avait installé une application de rencontres destinée aux minorités sexuelles.
Illia a subi des violences sexuelles de la part de huit soldats de l’armée russe, qui ont filmé leurs actes. Il n’a été libéré qu’après des semaines de torture, avec l’aide de l’armée ukrainienne. Son seul « crime » était d’avoir conservé un souvenir sur son téléphone.
Aujourd’hui, on n’élimine pas les photos de la même façon qu’à l’époque soviétique. Mais la possession d’images jugées dangereuses représente toujours un risque, une menace, un danger pour les proches ; détenir des souvenirs devient alors néfaste, les photos sont stigmatisées. Cela suffit à endommager la mémoire visuelle, facteur essentiel dans la construction de l’identité. La seule peur de représailles incite à effacer les données — donc la mémoire — de son téléphone. J’ai un ami qui a quitté Kiev dix jours après la grande offensive, devinant qu’il devrait sinon franchir un barrage russe, ce qu’il craignait encore plus que les bombardements. Mais il ne pouvait pas se résigner à effacer les données de son téléphone par avance ; et même s’il l’avait fait, on pouvait toujours trouver en ligne des preuves de ses affinités. Beaucoup sont restés en territoire occupé pour cette raison. Ils n’ont pas osé se présenter aux points de contrôle russes comme l’ont fait Illia de Kramatorsk et sa famille.
La Russie avait déjà façonné le comportement des gens et leur mémoire visuelle. Et elle le refait maintenant. L’occupation va toujours de pair avec un changement de paradigme moral : ce qui était juste et respectable devient mauvais et dangereux.
Illia de Kramatorsk est issu d’un monde complètement différent de celui de ma grand-tante, fille de cultivateur élevée au début du siècle dernier en Estonie occidentale ; ils ne sont pas de même sexe.
Pourtant, ils ont en commun une expérience qui a transformé leur vie. Tous deux sont des civils. Tous deux ont subi des violences de la part de personnes mandatées par la Russie.
Dans le débat public relatif aux violences sexuelles, on entend toujours l’écho de vieilles idées selon lesquelles l’acte serait lié aux pulsions masculines, donc incontrôlable. Ce n’est pas le cas. Ces violences sont commises lorsque le coupable se sait à l’abri de poursuites pénales.
Les expériences d’Illia et de ma grand-tante ont également en commun les mobiles de leurs agresseurs, qui n’ont pas changé au fil des décennies. La Russie utilise la même arme de génération en génération, et pour les mêmes raisons : déshonorer la victime, écraser la résistance et asseoir sa position dominante, chaque cas étant un avertissement pour les autres.
Illia de Kramatorsk vit maintenant en Ukraine indépendante et bénéficie d’un suivi thérapeutique. Ses agresseurs ne seront peut-être jamais poursuivis, mais le fait qu’il se soit ouvert publiquement sur ses expériences encourage d’autres victimes à prendre la parole. Dans le monde de ma grand-tante, c’était impossible. Elle ne pouvait pas regarder la télévision ou Internet pour trouver un témoignage relatant une épreuve similaire à la sienne. Voilà au moins un progrès pour les victimes. Savoir qu’elles ne sont pas seules atténue leur sentiment de culpabilité : si tant d’autres ont connu le même sort, aujourd’hui et dans les générations précédentes, ce n’est donc pas la victime qui a provoqué la situation.
Mikhaïl Romanov, trente-deux ans, est père, époux et soldat dans l’armée russe. Au printemps 2022, il s’est introduit dans une maison de Bohdanivka, dans la région de Kiev ; il a tué le propriétaire et aussitôt violé sa veuve. Le crime a duré des heures. L’enfant de Romanov avait le même âge que le fils des victimes, qui pleurait dans la pièce voisine pendant que le soldat commettait son forfait.
En mai 2022, en Ukraine, Romanov a été poursuivi par contumace. Ce procès pour viol était le premier pour les atrocités russes, et ce n’est qu’un début. Les troupes qui ont attaqué l’Ukraine se sont systématiquement rendues coupables de violences sexuelles à l’encontre de civils de tout âge, indépendamment du sexe.
Les preuves amassées par les observateurs et chercheurs étrangers révèlent des actes encore jamais vus, même dans toute l’horreur des guerres de Bosnie ou du Rwanda. Les viols sont souvent publics. Les soldats russes s’y livrent en pleine rue ou forcent d’autres membres de la communauté à y assister. Des parents ont dû regarder le viol de leurs enfants, les enfants celui de leurs parents. Certaines victimes ont été violées à mort.
La violence sexuelle traumatise, brise des familles et des communautés entières pour des générations, elle bouleverse la structure démographique. Voilà pourquoi c’est un instrument de conquête tellement prisé, voilà pourquoi la Russie utilise toujours cette arme ancestrale. Dans le cas de l’Ukraine, il y a lieu de se demander si ce ne serait pas aussi un instrument de génocide.
Avocat juif polonais diplômé de l’université de Lviv, Raphael Lemkin développa sa théorie du génocide dès les années 1930, en fuyant les pogroms. Il employa le mot génocide pour la première fois en 1943. Le concept allait jouer un rôle majeur dans le procès de Nuremberg et dans l’élaboration de la convention de l’ONU adoptée en 1948. Selon Lemkin, un génocide n’est pas un acte isolé, c’est un processus planifié qui prend pour cible un mode de vie indispensable à une certaine partie de la population, visant à en saper les bases dans le but d’éradiquer les groupes humains en question. Le meurtre n’est pas indispensable : il y a diverses façons d’éradiquer. Si les autres mesures ne fonctionnent pas, « on peut utiliser la mitrailleuse en dernier recours ». Mais auparavant, on cherche à éradiquer la culture, la langue, le sentiment national, la religion, les institutions et la santé, les notions de sécurité, de liberté et de dignité, pour que la population visée « s’étiole et meure comme une plante viciée ».
Le viol peut être qualifié de génocidaire en fonction des intentions, et cette qualification dépend de différents cas de figure. En Ukraine, la violence sexuelle exercée par les soldats russes fait partie d’un ensemble plus vaste, on ne peut pas en parler sans tenir compte du contexte. L’histoire de l’Ukraine et de la Russie, la promotion de l’égalité entre hommes et femmes dans ces deux pays, l’impérialisme russe et sa mise en œuvre, tous ces paramètres forment un tout.
En ce qui concerne la Russie, l’intention génocidaire se manifeste déjà dans les discours étatiques et dans les médias, qui ne cessent de répéter que l’Ukraine n’est pas un État et que les Ukrainiens n’existent pas. De même, dans les propos des soldats coupables de violences sexuelles, on retrouve souvent les figures rhétoriques appartenant au champ sémantique du génocide. Par exemple, ils ont dit qu’ils violaient leurs victimes jusqu’à leur faire passer l’envie de coucher avec des Ukrainiens. En castrant des prisonniers de guerre, les auteurs se sont justifiés en disant qu’ainsi ils ne pourraient pas avoir d’enfants.
En 2022, de nombreux experts soulignaient la difficulté d’établir les viols génocidaires, d’en prononcer le verdict, de qualifier le crime comme faisant partie d’un génocide. Je le comprends, et je sais bien que les procès coûtent cher, qu’ils exigent de nombreuses heures de travail ; mais je m’étonne que ce soit là quasiment le seul argument dans le débat public occidental. Il existe pourtant diverses formes de justice. Donner la parole en public, c’est aussi une façon de rendre justice. Faire preuve de soutien, c’est aussi rendre justice. Condamner les menaces et la culpabilisation des victimes, c’est aussi rendre justice. Si l’on se focalise sur la difficulté qu’a le système judiciaire à définir un viol génocidaire ou à poursuivre les coupables, quel est le message adressé aux victimes ? Quel est le message adressé à la Russie ? Quel est le message adressé aux témoins ? Qu’ils sont… difficiles ? Des cas difficiles ? Si difficiles qu’il vaut mieux ne pas parler du crime ? Si tel est le point de vue dominant, cela culpabilise indirectement les victimes, comme si on leur imputait la charge de la preuve. Non, ce ne sont pas des cas difficiles.
C’est la Russie qui est un cas difficile.
Ma grand-tante n’a pas eu d’enfant. Ce qu’elle a subi ne serait peut-être pas qualifié de viol génocidaire aujourd’hui, mais le fait est qu’elle n’a jamais eu de relation de couple et ne s’est jamais mariée. Sa mère, elle, avait eu huit enfants. Un frère de ma grand-tante perdit la raison en voyant ses amis se noyer dans un marais, traqués par le NKVD (le commissariat du peuple aux affaires intérieures de l’URSS), et mourut peu après. Un seul des frères survécut aux premières années d’occupation soviétique, et sa fille unique parvint à fuir le pays. Ainsi, parmi huit frères et sœurs, seuls quelques-uns eurent des enfants. C’est la conséquence du pouvoir soviétique. Le taux de natalité en Estonie occupée était parmi les plus bas d’URSS.
De nombreuses Ukrainiennes, même celles qui habitent à présent hors d’Ukraine, ont le sentiment que la violence sexuelle exercée par l’armée russe a bouleversé leur rapport à leur féminité. Voici ce que m’a confié l’une d’elles :
« Tous les contacts physiques sont douloureux, même les embrassades. Ma vie sexuelle est au point mort. Ma libido a disparu. J’ai essayé plusieurs fois mais j’ai juste fini en pleurs. Je ne peux pas oublier que le sexe est devenu un instrument de violence. C’est affreux. C’est affreux d’être au lit, d’essayer d’embrasser mon chéri que je ne reverrai peut-être plus jamais, et de me demander quel souvenir j’en garderais s’il ne revenait pas.
Un ennemi sournoisement faufilé dans mon lit ? Non, je ne veux pas penser à ça. Je ne veux pas me sentir impuissante. Non, notre ennemi, c’est l’ordure qui veut détruire ce que nous avons de plus intime dans la vie. Il se dit : ‘Nous ne pouvons pas vous conquérir ? Alors nous allons vous empêcher d’avoir des enfants, nous vous empêcherons de créer la génération suivante, nous vous empêcherons de perpétuer votre lignée.’ »
La violence sexuelle en zone de conflit revêt bien d’autres formes que le viol : les menaces de viol, les coups et blessures sur femme enceinte, l’obligation de s’accroupir et de se déshabiller, les cheveux coupés, les violences sur les organes génitaux. Tout cela concerne aussi les hommes. Ces expériences sont impossibles à oublier, même pour les témoins oculaires ou les gens qui suivent la situation à distance. J’ai une amie de plus de soixante-dix ans qui était enfant quand un soldat russe viola sa mère, chez elle, dans la pièce voisine. Elle est toujours incapable d’entendre parler russe sans frémir de peur.
La Russie se sert de la violence sexuelle comme d’une arme, elle en a fait un outil d’intimidation supragénérationnel et supranational. Depuis la guerre froide, on connaît bien l’expression d’« équilibre de la terreur ». Mais la violence sexuelle n’offre pas le même équilibre, c’est pourquoi la Russie y a pris goût. Cet outil d’intimidation, l’Occident ne peut pas y répondre dans la même mesure. Cependant, cela ne veut pas dire que nous devions nous résigner au silence ou à l’indifférence, attitudes qui serviraient les intérêts de la Russie — en même temps que les dictateurs et chefs militaires des autres pays qui guettent attentivement nos réactions. Dans Titus Andronicus, l’une des premières tragédies de Shakespeare, la fille du roi, Lavinia, est violée. Pour l’empêcher de les dénoncer, les coupables lui coupent la langue et, par sécurité, ils lui amputent aussi les mains pour qu’elle ne puisse pas les montrer du doigt. De même, la fédération de Russie cherche à réduire au silence les victimes de sa terreur, en usant à cet effet d’une vaste palette de moyens, dont l’un consiste à culpabiliser les victimes. C’est efficace, car cela entre en résonance avec la honte et la stigmatisation qui accompagnent universellement les violences sexuelles.
Certains estiment que parler des viols encourage à l’escalade ; par conséquent, ne pas en parler permettrait d’en prévenir d’autres. Ma grand-tante n’a jamais raconté ce qui lui était arrivé. Beaucoup taisaient les crimes de l’Armée rouge pendant la Deuxième Guerre mondiale. Beaucoup se taisaient à l’époque des guerres en Tchétchénie et en Syrie. Beaucoup se sont tus en Crimée et dans les États fantoches d’Ukraine orientale contrôlés par la Russie depuis 2014.
Cela n’a pas empêché l’armée russe de commettre de nouveau les mêmes crimes.
À l’époque de ma grand-tante, on ne parlait pas publiquement de violences sexuelles, c’était impossible sous l’occupation soviétique, de même qu’aujourd’hui en Ukraine sous occupation russe. Ailleurs, c’est différent ; néanmoins, quand on évoque la guerre et la Russie, les victimes de violences sexuelles sont toujours évoquées de manière marginale — ou statistique.
Lorsque Beth Rigby interviewait Olena Zelenska sur Sky News en novembre 2022, elle lui a tout de suite demandé le nombre de viols commis par l’armée russe. La question est courante, dans les entretiens relatifs aux violences sexuelles en temps de guerre. Cependant, ce décompte ne révèle pas toute l’étendue et toutes les implications du phénomène. Il ne dit pas combien de personnes sont touchées indirectement. Il ne dit pas combien sont affectées dans leur choix de carrière ou dans leur aptitude à travailler. Il ne dit pas combien en souffrent dans leur vie sociale. Il ne parle pas de celles qui perdent la voix comme ma grand-tante, ou qui se mettent à choisir leurs vêtements sur d’autres critères pour mieux cacher leur corps. Il ne parle pas des Ukrainiennes qui déguisent leurs filles en garçons, ou de celle qui a fait un stock de fumier à son domicile pour en déverser des seaux sur sa fille et elle à l’approche des soldats russes. Il ne parle pas de la génération perdue, des enfants que les victimes n’auront jamais. Il ne parle pas des Ukrainiennes qui évitent l’intimité avec leur mari à cause de ce qui est arrivé aux autres femmes dans le pays. Il ne parle pas de celles qui sont abandonnées par leur conjoint lorsqu’il apprend ce qui s’est passé. Il ne dit pas combien de femmes ont été infectées ainsi par le VIH ou souffrent de problèmes thyroïdiens pour le reste de leur vie — ainsi que l’ont souvent constaté les médecins face aux victimes de viols en temps de guerre, et ce ne sont pas les seuls troubles physiques. Les violences sexuelles peuvent avoir un impact sur la santé de la victime pour la vie entière.
Les viols sont d’autant plus difficiles à chiffrer que les femmes ne sont pas toujours en mesure de dire combien de fois l’acte a été commis, combien étaient les agresseurs. Les violeurs peuvent être si nombreux qu’elles perdent la faculté de compter. Les actes peuvent s’enchaîner pendant des jours, des semaines, des mois, des années. Les victimes ne sont pas forcément conscientes, elles peuvent être droguées ou enfermées dans une cave. Elles peuvent avoir la tête dans un sac ou sous une capuche. Malgré cela, les chercheurs, les autorités et les journalistes veulent connaître les chiffres. Toujours. L’avocate en droits humains et prix Nobel Oleksandra Matviïtchouk documente les crimes de guerre dans le cadre de son travail. Pourtant, elle ne se demande pas de quel article de loi relève quel crime : « Ce que nous documentons, c’est la douleur des gens. »
Je ne minimise pas l’importance des chiffres, mais il y en aurait d’autres à mesurer : combien d’années ou de décennies la victime a perdues avant d’arriver à ne plus repenser à ce qui s’était passé. Combien de jours, de semaines, d’années, de décennies elle a perdus avant de pouvoir se livrer à des relations intimes sans repenser à ce qui lui était arrivé. Combien d’années ou de décennies il faut pour que les corps guérissent… et les âmes. On pourrait poser les mêmes questions aux proches, aux parents, conjoints et enfants, à tous ceux qui ont assisté à ces crimes ou qui ont été contraints d’y participer d’une manière ou d’une autre. Peut-être l’habitude de compter les soldats tombés ou blessés a-t-elle fait du nombre de cadavres et de membres amputés une valeur par défaut, si bien que l’on n’a pas éprouvé le besoin d’élaborer un autre indicateur pour évaluer les dommages causés par la guerre. Peut-être les quantités d’armes et de munitions recensées aux actualités sont-elles devenues la seule jauge. Les viols laissent rarement des cadavres à dénombrer. Rares aussi sont ceux qu’il est possible de mentionner aux nouvelles en temps réel. Peut-être cela explique-t-il que l’étude des conséquences à long terme des crimes sexuels n’en soit qu’à ses premiers balbutiements. Peut-être n’a-t-on pas jugé nécessaire de financer la recherche car on estime que cela ne « nous » concerne pas vraiment, ne « nous » concerne plus — « nous », c’est-à-dire le monde occidental blanc.
Le silence des victimes est compréhensible. Les prisonniers de guerre ukrainiens libérés peuvent craindre des représailles sur leurs proches ou sur leurs camarades encore détenus. Dans une interview au Toronto Star, l’officière ukrainienne Ioulia Gorochanska a rapporté ce que les représentants de la Russie lui avaient dit à l’issue de sa détention : « Si je révélais la vérité sur ce qui s’était passé, ils iraient mettre la main sur tous ceux que j’aime. » Malgré cela, Gorochanska encourage les autres à raconter ce qu’ils ont vécu. D’autre part, favoriser une atmosphère de discussion exempte de reproches et de menaces est un devoir qui nous incombe, de même que veiller à ce que les expériences des femmes figurent dans les débats sur la Russie et dans les prises de décision. C’est seulement en traitant la question publiquement, en engageant des moyens pour enquêter sur les crimes et en ne perdant pas le sujet de vue que nous montrerons aux victimes que nous ne sommes pas indifférents à ce qu’elles ont subi. Que leurs histoires sont importantes. Que la Russie n’atteindra pas son but en s’armant de tout le spectre des violences sexuelles. Que l’agresseur n’obtiendra pas le silence escompté.
Du point de vue de l’Ukraine, la condamnation de la Russie pour ses crimes de guerre est une condition sine qua non aux négociations de paix. Parmi eux, la violence sexuelle est le plus négligé, historiquement sous-estimé. Il est donc à craindre que ces crimes-là soient relégués en arrière-plan. Jusqu’à l’été 2023, on a beaucoup parlé de négociations de paix, mais la participation des femmes et les épreuves qu’elles ont subies n’ont pas été spécialement évoquées.
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25.04.2023 à 07:53
Matheo Malik
Depuis plusieurs années, dans les voix plurielles de la conversation écoféministe, Catherine Larrère voit surgir la possibilité d’une lutte ordinaire — un mouvement de la puissance des femmes.
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Écoféminisme 1 : le mot a été inventé par Françoise d’Eaubonne, dans un livre publié en 1974, Le féminisme ou la mort, alors que se développent à la fois le mouvement féministe et le mouvement écologiste 2. Son idée est d’associer dans une même lutte la dénonciation du patriarcat, qui asservit les femmes, et celle du capitalisme, cause de désastres écologiques. Mais son appel n’est guère suivi d’effets et le mot est vite oublié en France. Il resurgit aux États-Unis dans les années 1980 pour désigner toute une série de mouvement rassemblant des femmes autour de luttes écologistes très diverses : marches antimilitaristes et antinucléaires — dont la plus célèbre est la Marche des Femmes sur le Pentagone en novembre 1980 — communautés agricoles lesbiennes, mobilisations de riveraines contre la pollution des sols… 3 Ces engagements de femmes dans des luttes écologiques se sont répandus un peu partout dans le monde, particulièrement dans les Suds (Inde, Afrique, Amérique du Sud…) où des femmes se sont mobilisées contre la déforestation, contre l’extractivisme ou pour la justice environnementale… 4 Très présentes dans les manifestations pour le climat, notamment en 2015, les mobilisations écoféministes sont revenues en Europe, particulièrement en France, où ces mouvements se sont multipliés et où le terme rencontre aujourd’hui un grand succès et suscite un grand intérêt 5.
Cependant, cette façon d’associer les femmes et la nature paraît suspecte à certains ou à certaines. Les femmes seraient-elles, par nature, plus portées à s’occuper de l’environnement ? Seraient-elles plus naturelles que les hommes ? La méfiance est particulièrement forte dans un pays comme la France où l’on affirme volontiers que la nature n’existe pas et où la tradition féministe est plutôt universaliste — les femmes sont des hommes comme les autres — et constructiviste : « on ne naît pas femme, on le devient ». Cette tradition ne peut être qu’hostile à un différentialisme qui prêterait une nature particulière aux femmes. La nature n’est donc pas une ressource pour les femmes, c’est au contraire le piège qui leur est tendu : les femmes sont naturalisées pour être mieux dominées.
On ne peut pas faire une présentation orale de l’écoféminisme sans rencontrer l’objection d’essentialisme. Elle est toujours là, insistante, entêtante même car elle participe plus du rejet de principe que de la discussion ouverte. Elle tend en effet à figer l’écoféminisme dans une caractéristique unique. Or là est la question : l’accusation d’essentialisme présuppose que l’écoféminisme doit être envisagé comme une doctrine, dont l’étude relève de l’histoire des idées. Il nous semble que non : les mouvements écoféministes sont trop dispersés géographiquement, varient trop dans leurs objectifs comme dans leurs pratiques, pour qu’on puisse les considérer comme l’application d’une unique doctrine préexistante qui pourrait faire l’objet d’un exposé séparé.
Mais si la théorie ne précède pas l’action, elle l’accompagne. Les militantes écrivent, échangent, s’interpellent, discutent, suscitent des études… Il y a une conversation écoféministe dont les voix sont plurielles. Il s’agit d’offrir à chaque voix la possibilité de se faire entendre à égalité avec les autres sans viser à dégager une vision commune unifiée mais en pensant que chaque point de vue doit parvenir, en rencontrant les autres, à se questionner et à se préciser tout en aidant les autres à en faire autant. Il y a là un principe méthodologique et un choix éthique : faire primer la pluralité, essayer de donner à chacune sa voix, c’est ne pas envisager l’écoféminisme comme un objet d’étude, mais se mettre à l’écoute de sujets, présenter la conversation écoféministe dans sa dynamique. Ce choix de la pluralité doit permettre d’éviter soit de poser comme universelle une position qui est en fait particulière, soit de valoriser sa propre position à l’exclusion de toutes les autres.
Mais, objectera-t-on, puisque la diversité, des mobilisations comme des réflexions théoriques, a tant d’importance dans les mouvements écoféministes, pourquoi parler d’écoféminisme au singulier ? Ne vaudrait-il pas mieux en parler au pluriel ? Ce serait laisser entendre que l’appellation est exhaustive : ne seraient qualifiées d’écoféministes que les luttes et expériences qui s’en réclament explicitement. Or il existe un certain nombre de mouvements de femmes sur des questions écologiques qui ne se qualifient pas d’écoféministes. Ce n’est pas une raison pour ne pas en parler et les exclure de l’écoféminisme. L’accord autour du mot ne se fait pas sur une théorie, mais sur un ensemble de pratiques dans lesquelles les participantes peuvent se retrouver et se découvrir des affinités. C’est sur ces convergences et ces affinités que nous avons enquêté.
Cette enquête commence par explorer, en suivant la piste du mot, la diversité de ces mouvements qui associent, du Sud au Nord, luttes féministes et écologiques. Ce panorama ne vise nullement l’exhaustivité, pas plus qu’il ne prétend être une étude complète, sociologique ou historique, de ces mouvements. C’est le récit d’un parcours, où l’on voit émerger des figures, qui continuent à servir de référence : Françoise d’Eaubonne en France — dont le renouveau de l’écoféminisme en France a fait redécouvrir la vie et l’œuvre —, Vandana Shiva, qui, soutien du mouvement Chipko en Inde, est devenue une icône mondiale, Wangari Muta Maathaï qui, au Kenya, a fondé le mouvement de la ceinture verte et a reçu le prix Nobel de la paix en 2004, Starhawk pour ses interventions aux États-Unis comme dans les mobilisations altermondialistes… De l’une à l’autre, non seulement les luttes écoféministes en croisent d’autres, mais, d’un mouvement à l’autre, des rencontres interviennent, des échanges ou des emprunts se font, des interconnexions s’établissent par lesquelles circule la qualification d’écoféministe.
Dans cette mise en réseau, la diversité se maintient. Mais la question se pose de ce qui fait se rencontrer luttes féministes et écologiques : l’entrée des femmes dans l’action écologique témoigne de la double oppression qui frappe à la fois les femmes et la nature. C’est dans la lutte contre cette domination croisée que se reconnaissent les mouvements écoféministes, et c’est à en étudier la logique, comme le contexte culturel et historique, que se sont employées aussi bien des historiennes (Carolyn Merchant, Silvia Federici) que des philosophes (Karen Warren, Val Plumwood). L’enquête philosophique attire l’attention sur les effets du dualisme, qui distingue et hiérarchise homme et nature, homme et femme, sujet et objet, et, rapprochant les termes subordonnés, tend à les identifier : les femmes se retrouvent donc du côté de la nature, soumises à la même oppression ou domination. L’enquête historique montre les transformations conjointes du rapport aux femmes et à la nature. Étudiant l’émergence de la science moderne en Europe à partir du XVIe siècle, alors que se développe le capitalisme et que se transforment aussi bien les rapports sociaux que les rapports à l’environnement naturel, Carolyn Merchant, dans une étude pionnière, La mort de la nature 6, a fait voir comment, à l’époque moderne, le passage d’une vision organiciste — traditionnelle — de la nature à la vision mécaniste de la nouvelle physique (Galilée, Descartes, Newton) s’est traduit par une transformation conjointe des rapports à la nature et des rapports aux femmes. De mère respectée, la nature est devenue une matière inerte que l’on peut exploiter et dominer à loisir. Parallèlement, les femmes ont fait l’objet d’une violente mise au pas, marquée par la férocité des procès de sorcières, à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Poursuivant les études de Carolyn Merchant jusque dans la période actuelle, Silvia Federici montre comment, particulièrement en Afrique, la mondialisation a créé un « environnement propice aux accusations de sorcellerie » : dans une situation de pénurie de terres, d’aggravation des conflits, de tensions intergénérationnelles, des femmes âgées, vivant seules sont dénoncées comme sorcières, souvent par de jeunes hommes. Elles sont chassées, regroupées dans des camps 7. En Amérique du Sud, également, la mainmise des entreprises minières sur des territoires autochtones s’accompagne de violences sexuelles contre les femmes. C’est dans leur corps que ces femmes, qui appartiennent souvent à des communautés autochtones, éprouvent le lien entre les dominations, et, dans leurs luttes, elles ne séparent pas la défense de leur corps et la défense de leur terre.
Les mouvements écoféministes, dans leurs luttes contre cette oppression conjointe, font surgir des questions nouvelles là où des domaines, jusque-là le plus souvent séparés, se rencontrent : sur la nature, sur la société, sur la politique. Ces questions alimentent la conversation écoféministe : c’est ainsi l’occasion d’examiner quels éléments de réponse ces échanges, souvent conflictuels, apportent aux critiques les plus souvent faites à l’écoféminisme. On distinguera principalement trois sortes de critiques 8. La plus fréquente porte sur la naturalisation essentialiste à laquelle s’exposerait la démarche écoféministe. La deuxième reproche aux écoféministes, dans leur critique de la modernité capitaliste et patriarcale, de se replier dans un passéisme conservateur et holiste. La troisième, enfin, met en cause la portée politique de l’écoféminisme, considérant que ces mouvements, par l’accent qu’ils mettent sur la transformation individuelle, relèvent plutôt du développement personnel que de l’action politique.
Il ne s’agit pas de chercher une réponse unique à ces critiques — il n’y en a pas — mais de montrer comment les mouvements écoféministes, en reconfigurant les domaines de lutte, comme les moyens d’action, font bouger les lignes et changer les questions : ce qui compte, ce n’est pas tant la réponse apportée que la découverte qu’il y en a toujours plusieurs. La distinction entre naturalisation et nature permet de répondre aux accusations d’essentialisme. L’étude historique et philosophique de la façon dont les femmes et la nature ont été soumises à une domination croisée ne découvre pas une nature féminine, elle étudie un cadre culturel, et ses modalités historiques. Elle converge donc avec les critiques féministes antinaturalistes : les femmes ne sont pas plus naturelles que les hommes, c’est la situation sociale et culturelle dans laquelle elles se trouvent qui les rend particulièrement vulnérables et les met en première ligne des attaques. Mais là où les critiques féministes et les théories du genre s’arrêtent à ce stade, dans un rejet de la naturalisation, les mouvements écoféministes montrent que, lorsque l’on a critiqué la naturalisation, on n’en a pas fini avec la nature, dont il reste à explorer les possibilités ignorées ou occultées par la vision dominante. Reclaim : tel est le mot d’ordre de la réappropriation écoféministe de la nature adopté par les mouvements américains 9 et souvent repris depuis. Des natures plutôt. Car le « reclaim » ne consiste pas tant à opposer une nature (organique) à une autre (mécanique) qu’à parcourir des formes d’association entre femmes et nature qui ne soient pas prises dans la logique de la domination. Il s’agit de réoccuper les positions dénoncées ou exclues en y redécouvrant des possibilités nouvelles. On parle alors de retournement du stigmate ou d’essentialisme stratégique. D’où l’importance des sorcières dans ces mouvements : s’identifier comme sorcière est une façon, non de se poser en victime, mais de se réapproprier leur « puissance invaincue », d’explorer d’autres façons d’être une femme que celle des modèles de soumission imposés par le patriarcat 10. Ces natures en résistance échappent au carcan dualiste de la vision moderne de la nature et elles révèlent des possibilités spirituelles (comme celles du « culte de la déesse » et des pratiques magiques développées par Starhawk). Il s’agit, comme dit Val Plumwood, de donner sa voix à la nature, de la réanimer 11.
Karen Warren, comme Val Plumwood, dans leur effort pour développer une éthique environnementale écoféministe, se sont explicitement référées à Carol Gilligan et aux théories du care 12. Il ne s’agit pas tant d’étendre l’éthique du care à la nature ou à l’environnement que de découvrir, comme le propose Joan Tronto, autre théoricienne du care, que dans « notre monde », il y a aussi des non-humains : « Au sens le plus général, “care” désigne une espèce d’activité qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir en état, pour préserver et pour réparer notre « monde », en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, ce que nous sommes chacun en tant que personne, notre environnement, tout ce que nous cherchons à tisser ensemble en un filet serré et complexe dont la destination est de maintenir la vie » 13. De la production (ce qui s’ajoute à ce que l’on a déjà) l’attention se déplace vers la reproduction, vers toutes ces activités invisibilisées de la vie quotidienne et ordinaire grâce auxquelles nous pouvons continuer à vivre. L’étude des formes de vie (au sens biologique mais aussi culturel du terme) du point de vue de leur reproduction, ne pointe pas vers un modèle unique, mais, tout en montrant le caractère irremplaçable des activités de subsistance, ouvre une enquête sur la diversité des tentatives écoféministes de relocalisation. Bien loin du repli sur des communautés traditionnelles contraignantes auquel ses détracteurs assimilent les expériences écoféministes de vie alternative, celles-ci ouvrent des possibles et ré-explorent les rapports sociaux.
Aussi violente que puisse être la domination croisée qui pèse sur les femmes, celles-ci ne se présentent jamais uniquement comme des victimes. Telle est peut-être la caractéristique la plus frappante de l’écoféminisme : c’est le mouvement de la puissance des femmes. La distinction que fait Starhawk entre pouvoir-sur et pouvoir-du-dedans est décisive pour comprendre ce qu’est cette puissance. Par « pouvoir-sur » Starhawk désigne l’acception la plus familière du terme : la domination sur les humains comme sur la nature, la capacité, pour un petit nombre, d’imposer sa volonté, de contrôler les ressources ou de limiter les choix des autres, qu’il s’agisse de politique, d’économie, d’ingénierie ou de vie familiale. À ce pouvoir qui « a pour source la violence et la force et s’appuie sur la police et les forces armées d’un État », Starhawk, dans tous ses écrits, oppose « un genre différent de pouvoir : le pouvoir qui vient de l’intérieur de nous-mêmes ; notre capacité d’oser, de faire et de rêver ; notre créativité. » 14 Là où le « pouvoir-sur » sépare et met à distance, le « pouvoir-du-dedans » réunit, sans limiter. Lutter contre la domination c’est ainsi passer d’un pouvoir à l’autre, se déprendre du « pouvoir-sur » et se reconnecter au « pouvoir-du-dedans » de façon « à transformer les structures de domination et de contrôle » en changeant « de manière radicale la manière dont le pouvoir est conçu et dont il opère. » 15 Telle est l’originalité des politiques écoféministes : elles ne visent pas à conquérir le pouvoir pour l’exercer à leur tour, elles développent un autre type de pouvoir qui permet de se soustraire à la domination, non de remplacer ceux qui l’exercent.
Alors l’écoféminisme : féminisme écologique ou écologie féministe ? Faut-il appréhender les mouvements écoféministes à partir de l’histoire du féminisme, ou de celle de l’écologisme ? Comme tout mouvement féministe, l’écoféministe est un mouvement d’émancipation. Mais en refusant de séparer lutte écologiste et lutte féministe, en luttant contre les oppressions croisées et toutes les formes que peuvent prendre l’oppression et la domination des femmes et de la nature, les luttes écoféministes ne sont pas seulement des luttes pour les droits des femmes. Comme l’écrit Ariel Salleh, une Australienne, pionnière de l’écoféminisme (tendance marxisme revisité) : « l’écoféminisme est une approche holiste de toutes les formes de domination — sexe, race, espèce — et pas uniquement une campagne spécifique pour la seule émancipation des femmes. » 16 C’est pourquoi, précise-t-elle, il n’est ni « une perspective essentialisante, ni une politique identitaire. » 17
« Les économistes universitaires, orientés croissance, genre et développement », remarque également Ariel Salleh, ont quelques difficultés à admettre le rôle que jouent les femmes dans les mouvements écologistes 18. Depuis maintenant plus de cinquante ans que les scientifiques, les organisations internationales, gouvernementales et non gouvernementales, les États, les partis politiques, etc. se préoccupent des questions écologiques, nous nous sommes habitués à ce que ces questions soient appréhendées à partir d’un état global du monde, dressé par des collectifs d’experts (le GIEC pour le climat, l’IPBES pour la biodiversité 19) porté à la connaissance des autorités politiques qui, à l’issue de réunions au sommet, établissent des plans d’action qui doivent être appliqués à différentes échelles territoriales. L’on a ainsi l’idée que le savoir écologique, hautement complexe, n’est accessible qu’aux scientifiques pour être mis en œuvre par des décideurs, qui le traduisent en mesures à imposer de haut en bas, à des populations présumées indifférentes, ou récalcitrantes. Au regard de ces schémas politiques impressionnants, qui ne visent à rien moins que de réorienter l’ensemble des systèmes de production, les mouvements écoféministes — lutter contre les entreprises extractivistes, planter des arbres, s’opposer à l’appropriation privée de l’eau, développer d’autres façons de vivre et de cultiver la terre… — paraissent dérisoires.
C’est peut-être là, pourtant, dans cette écologie du quotidien, de l’ordinaire 20, que les choses importantes se passent. Pour solennels et spectaculaires que soient les accords internationaux sur les questions écologiques, les résultats en sont notoirement insuffisants. Face aux enjeux écologiques, les États sont largement impuissants à arrêter les politiques productivistes et leurs effets destructeurs. C’est ailleurs qu’il faut chercher l’action. Du côté des militantes et militants qui manifestent pour obliger les gouvernements à tenir leurs engagements, mais du côté aussi de toutes celles et de tous ceux qui pratiquent d’autres façons de vivre, soit à l’écart du contrôle étatique, soit en lutte ouverte avec les puissances économiques et politiques. Les mouvements écoféministes font partie de ces luttes ordinaires et citoyennes. Ils révèlent que le savoir et la compétence ne sont pas uniquement du côté des experts. Parce que les stéréotypes de genre mettent généralement les femmes du côté de l’ignorance, découvrir leur compétence et leur savoir dans leurs actions quotidiennes dans leur milieu de vie nous conduit à reconfigurer notre approche des questions environnementales.
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11.04.2023 à 18:00
Matheo Malik
Alors que la pièce de Suzie Miller arrive à Broadway après avoir connu un succès mondial, Agathe Cagé et Elsa Guippe s'interrogent sur le peu de réactions que Prima Facie a suscité en France. Elles appellent à suivre l'exemple de la Suède et de l'Espagne pour faire évoluer le système judiciaire et garantir les droits des femmes pour décharger la victime de viol de la charge de la preuve — une évolution qui passera nécessairement par l'implication de la société civile.
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Les conditions dans lesquelles un système judiciaire accueille les plaintes pour viols et agressions sexuelles sont une mesure de la place accordée aux femmes et à leur liberté au sein d’une société. La pièce Prima Facie de la dramaturge australo-britannique Suzie Miller, dont les représentations au printemps 2022 au théâtre Harold Pinter de Londres ont constitué un événement théâtral majeur au Royaume-Uni, auréolé de nombreuses récompenses, le rappelle avec force : dès lors qu’un système judiciaire est conçu non pas pour accueillir, mais pour mettre en doute la parole d’une plaignante, il maintient les femmes sous le joug de la peur et de la domination.
La force de la pièce Prima Facie est de proposer, sous la forme d’un monologue, une confrontation directe avec les deux faces du système judiciaire britannique. Côté pile, la jeune et brillante avocate pénaliste Tessa Ensler savoure ses victoires lorsque, défendant des hommes accusés de viols, elle parvient à rendre confus le récit d’une plaignante, à la faire douter d’elle-même, jusqu’à inverser dans la salle d’audience les positions de l’accusé et de la victime. Elle enchaîne les acquittements avec la certitude de la loi bien appliquée et la fierté de sa virtuosité, sans nourrir aucun doute sur le bien-fondé des règles du jeu judiciaire. Côté face, la femme Tessa Ensler est victime d’un viol par un pénaliste de son cabinet. Elle voit ensuite les mâchoires d’un système judiciaire dont elle connaît le moindre des rouages se refermer irrépressiblement sur elle. Son récit est, sans le moindre doute pour le spectateur, celui d’un viol. Le système s’attache pourtant à l’anéantir par l’accumulation des « mais » : « mais » vous sembliez souhaiter une relation sexuelle avec lui ; « mais » vous avez consommé beaucoup d’alcool ensemble ; « mais » ne vous êtes-vous pas retrouvés volontairement ce soir-là tous les deux dans la même pièce ; « mais » pensez-vous qu’il ait compris que vous n’étiez pas consentante ; « mais » pourquoi n’avoir pas appelé à l’aide ; « mais » êtes-vous vraiment certaine de ce qui s’est passé ?
Anéantie l’absence de consentement. Anéanties les conséquences physiques d’un état de sidération, phénomène pourtant reconnu et étudié par le corps médical depuis plusieurs dizaines d’années. Nié l’état de détresse de la victime, alors que le traumatisme engendre de fait de la confusion dans le récit. Toute incohérence est retournée contre la plaignante pour mettre en doute sa sincérité et ses intentions, pour tenter de rendre irrecevable l’ensemble des éléments à charge, pour ébranler sa confiance. À aucun moment ne sont reconnus ou évoqués par les services de police ou la Cour les mécanismes de protection du cerveau face au traumatisme du viol. Ce processus d’effacement et de déformation des souvenirs engendre pourtant l’impossibilité de remettre les faits dans un ordre précis et de se remémorer les détails. Il suffirait de lire l’analyse faite par la psychologue Elisabeth Loftus des évolutions de sa mémoire de la nuit de la mort de sa mère alors qu’elle avait quatorze ans pour comprendre les phénomènes en jeu. Tessa Ensler est accablée à la barre après avoir déjà subi les épreuves du dépôt de plainte, du regard des collègues lorsqu’elle retourne au travail, d’années d’attente avant l’audience…
Prima Facie interroge les fondements du système judiciaire britannique, à propos duquel la dramaturge Suzie Miller, elle-même ancienne pénaliste, parle d’un taux de condamnation pour les agressions sexuelles « pitoyablement bas ». Quelle place donne réellement ce système à l’accueil et à l’écoute de la parole de la plaignante ? Garantit-il véritablement la même valeur à cette parole et à celle de l’accusé ? Toute imprécision doit-elle être considérée comme un mensonge ? L’interprétation des faits ne prend-elle pas excessivement le pas sur les faits eux-mêmes ? Faut-il prouver la volonté de violer ou l’absence de consentement ? Comment prouver un état de sidération et donc l’impossibilité d’affirmer son consentement ? Pourquoi le fait que la victime connaisse son agresseur est-il systématiquement utilisé contre elle ? Pourquoi un état d’ivresse se retourne-t-il contre la plaignante alors qu’une ébriété avancée permet rarement l’expression d’un consentement ? Un système judiciaire ne doit-il pas protéger les victimes aussi bien qu’il protège les accusés ?
La trame narrative de la pièce suscite chez les spectateurs ces questionnements. Elle ne peut en effet les laisser indifférents face aux conséquences concrètes que provoquent sur la vie d’une plaignante des règles et des pratiques qui la mettent structurellement en accusation. Suzie Miller met ainsi en lumière, à travers Prima Facie, les difficultés suscitées par un système judiciaire britannique conçu et bâti au prisme du masculin. Le système de définition de la vérité légale, construit par des hommes, ne parvient pas à entendre les voix des femmes. Il leur dit même : « nous ne vous croyons pas ». Elle dévoile une construction sociale qu’elle appelle la société à interroger et à profondément transformer. Elle dénonce la privation de liberté de fait que représente pour une femme le fait de ne pouvoir être reconnue comme victime d’un viol ou d’une agression sexuelle dès lors qu’elle a consommé de l’alcool, que sa tenue vestimentaire suscite la désapprobation de quelques-uns ou que son agresseur n’est pas pour elle un inconnu. Elle réclame à l’inverse le droit de faire la fête et de rentrer chez soi sans avoir peur. Le droit, autrement dit, de vivre librement pour les femmes. Elle expose enfin la difficulté pour la justice de recevoir des dossiers dans lesquels la mémoire traumatique de l’agression comprendra toujours des éléments de confusion. Elle plaide pour son évolution afin de mieux accueillir les plaintes pour viols et agressions sexuelles en intégrant la réalité des traumatismes. L’urgence apparaît d’autant plus forte pour le Royaume-Uni de s’interroger sur les fragilités de son système quand l’actualité vient de mettre à nouveau sous les projecteurs les failles de son institution policière. En janvier 2023 a été révélée une affaire d’une ampleur inédite de violences physiques et sexuelles contre les femmes, celle de l’officier de la police métropolitaine de Londres David Carrick, arrêté fin 2021, poursuivi pour quarante-neuf chefs d’accusation, dont vingt-quatre chefs d’accusation de viol. Ce dernier a sévi pendant dix-sept ans malgré neuf signalements internes pour tentatives de viol, harcèlement et violences conjugales, sur la période.
L’impact du seul en scène Prima Facie, porté brillamment par l’actrice britannique Jodie Comer et qui arrive à Broadway au printemps 2023, a largement dépassé les murs du théâtre du West End. La pièce a été diffusée au cinéma au Royaume-Uni — où elle a figuré en tête du box office tout l’été, devant les blockbusters de Marvel — mais aussi aux États-Unis et dans de nombreux pays d’Europe. Elle a également été rendue visible en streaming par le National Theatre. La France, en revanche, paraît l’avoir ignorée. Partout, les mots de Tessa Ensler s’adressant à la fin de la pièce à la salle rappellent cette réalité : mesdames, regardez la personne assise à votre gauche, regardez la personne assise à votre droite : c’est l’une d’entre nous (« it’s one of us »). Autrement dit, une femme sur trois a été victime de violence physique ou sexuelle. La force de la pièce dépasse les frontières car partout les victimes se comptent en nombre. Partout également, les systèmes judiciaires doivent accepter de s’interroger sur ce qu’ils permettent, ne permettent pas et provoquent. Les questionnements sont similaires dans presque tous les pays : pourquoi, dans les seuls cas ou presque des plaintes pour viols et agressions sexuelles, questionne-t-on systématiquement la réalité des faits, depuis la prise de la plainte jusqu’au procès ? Met-on en doute selon le même schéma des faits de braquage ? Pourquoi les systèmes judiciaires paraissent-il davantage protéger la victime d’un crime contre ses biens plutôt que la victime d’un crime contre sa personne ?
La résonance médiatique du procès qui a opposé aux Etats-Unis en 2022 Amber Heard et Johnny Depp et le harcèlement en ligne planétaire dont la comédienne a été victime sont révélateurs des violences systémiques subies par les femmes qui prennent la parole à la fois pour elles-mêmes et au nom de toutes les autres. Dès septembre 2018, les attaques médiatisées, portées au plus haut niveau de l’État américain, contre Christine Blasey Ford ont illustré jusqu’à la caricature les mécanismes sous-tendant les tentatives de décrédibilisation de la parole des femmes. La professeure était venue témoigner devant la commission judiciaire du Sénat de son agression sexuelle par le juge Brett Kavanaugh en 1982, alors qu’elle avait quinze ans. Donald Trump, qui avait pour projet de nommer Brett Kavanaugh à la Cour suprême du pays, s’était fendu quelques jours après l’audience, lors d’un meeting, d’une parodie du témoignage de Christine Blasey Ford. Il a tenté d’attaquer le fait qu’elle ait bu une bière le soir de son agression et qu’elle n’ait pas gardé en mémoire tous les détails périphériques l’entourant. Dans un rapport publié l’année suivante par le ministère de la Justice du Canada sur l’incidence des traumatismes sur les victimes d’agressions sexuelles d’âge adulte, les scientifiques Lori Haskell et Melanie Randall revenaient sur cet épisode. Elles y soulignaient que dans le système de justice pénale canadien seraient inadmissibles des arguments visant à miner la crédibilité des victimes en s’emparant d’incohérences normales et en les amplifiant. Elles ajoutaient que « ne pas se rappeler ce genre de détails secondaires ne remet pas en question la véracité du récit » mais « correspond plutôt à la façon dont les souvenirs traumatisants sont encodés ».
Plusieurs pays ont d’ailleurs récemment fait évoluer leur cadre légal dans le sens d’un meilleur traitement des plaintes pour viol et agression sexuelle. Un travail y a également été engagé en faveur d’une plus grande protection des femmes et d’un meilleur accueil de leur parole — non sans difficulté parfois. La Suède a été un pays pionnier en ce domaine même si elle a suivi le Canada avec un retard certain — ce dernier avait en effet adopté dès 1992 une loi définissant la notion de consentement lorsqu’il est invoqué dans les procès pour violences sexuelles. La loi suédoise sur le consentement, qui établit que tout acte sexuel accompli sans expression d’un accord explicite est un viol, est entrée en application le 1er juillet 2018. Elle permet à la victime d’un viol de n’avoir plus à prouver qu’il y a eu menaces ou violences. Le texte avait pourtant rencontré une forte opposition, au moment de sa discussion, de la part de l’ordre des avocats et du Conseil des lois suédois, qui critiquaient le risque d’une évaluation arbitraire de l’existence du consentement par la cour. Cette opposition marquée des acteurs d’un système judiciaire à une évolution de la législation relative aux crimes sexuels n’est pas propre à la Suède. Comme l’illustre la pièce Prima Facie, les acteurs d’un système judiciaire se plient à des règles qui peuvent prendre au piège les victimes de viol jusqu’à les mettre en accusation. Le magistrat Denis Salas soulignait ainsi, dans son introduction au numéro de décembre 2021 des Cahiers de la justice, que « le sens donné aujourd’hui au concept de consentement bouscule le champ du droit et trouble le juge ». Un engagement politique fort et de premier plan apparaît par conséquent indispensable pour impulser la transformation d’un système judiciaire dans le sens d’une meilleure protection des victimes de viol et d’agression sexuelle ; en Suède, un Parlement unanime a adopté, malgré les critiques formulées par l’ordre des avocats et le Conseil des lois, la législation de 2018.
Au sud de l’Europe, c’est un fait divers, l’affaire de « La Meute », qui a marqué en 2018 l’Espagne et entraîné l’évolution de sa législation. Cinq hommes avaient abusé collectivement deux ans plus tôt d’une jeune femme ivre de dix-huit ans. Ils avaient ensuite partagé les images de leur crime sur un groupe WhatsApp. Ils avaient été, en première instance, condamné pour abus sexuel et non pour viol, puis remis en liberté provisoire. Cette décision avait été confirmée en appel sur la base de l’absence de violence et de la difficulté à déterminer s’il y avait eu ou non intimidation — deux conditions alors nécessaires pour définir le viol en droit espagnol — avant que les faits ne soient requalifiés de viol par la Cour suprême espagnole en 2019. Les cinq magistrats de la Cour suprême soulignaient dans leur verdict qu’« à aucun moment la victime n’avait consenti aux actes sexuels commis par les accusés ». L’Espagne a suivi la voie suédoise en adoptant sa loi de garantie intégrale de la liberté sexuelle, plus connue sous l’expression « ley del ‘solo sí es sí’ » (seul un oui est un oui). Elle est entrée en vigueur le 7 octobre 2022 et est considérée comme l’une des plus avant-gardistes d’Europe. En reconnaissant comme un viol tout acte sexuel sans consentement explicite, cette nouvelle législation décharge les victimes de la charge de la preuve d’un acte de violence ou d’une intimidation. Elle pose le principe d’un consentement libre, volontaire et clair. Il n’y a consentement que s’il est exprimé librement par des actes qui expriment de manière claire la volonté de la personne. La rédaction imparfaite de la loi espagnole a toutefois provoqué des effets pervers imprévus. L’unification des délits d’abus sexuels et d’agression sexuelle par la législation s’est en effet accompagnée d’un élargissement de la fourchette des peines, dont se sont saisis de nombreux avocats espagnols. Des révisions à la baisse de plusieurs dizaines de condamnations ont ainsi été prononcées dans le pays, en application d’un principe de rétroactivité des peines lorsqu’il bénéficie aux condamnés.
La législation française, quant à elle, continue à esquiver le débat sur la notion de consentement. Le droit pénal français repose, pour reprendre l’analyse de Catherine Le Magueresse, « toujours implicitement sur une présomption de consentement des femmes » 1. La définition du viol par l’article 222-23 du code pénal implique qu’il revient à la victime de faire la preuve qu’il y a eu violence, contrainte, menace ou surprise. L’une de ces quatre circonstances doit également apparaître pour définir une agression sexuelle selon l’article 222-22 du même code. La juriste plaide, à l’inverse, pour qu’« au lieu d’exiger de la victime qu’elle résiste, on [demande] à la personne qui a initié l’activité sexuelle de s’assurer du consentement positif de l’autre ». Alors que de plus en plus de législations européennes évoluent, il est temps que la société française s’interroge à son tour sur la manière dont son système judiciaire accueille les plaintes pour viols et agressions sexuelles et sur la pertinence de maintenir le statu quo. Associations, personnalités du monde de la justice, chercheurs, responsables politiques, citoyennes et citoyens : nombreux sont ceux qui paraissent prêts à s’engager pour un changement.
La réforme de l’organisation judiciaire entrée en vigueur au 1er janvier 2023 risque cependant d’éloigner un peu plus encore les Français de ces enjeux de société fondamentaux. Les crimes punis jusqu’à vingt ans de réclusion criminelle — dont les viols, donc — seront désormais jugés par des cours criminelles départementales composées de cinq juges professionnels, sans jury populaire. Cette nouvelle organisation, expérimentée trois ans dans une quinzaine de départements, devait théoriquement contribuer à réduire la pratique de la correctionnalisation des viols, qui consiste à les considérer comme des délits d’agressions sexuelles et revient, pour utiliser les mots du magistrat David Sénat, « à les disqualifier juridiquement et surtout socialement ». Dans les faits, le rapport publié par le comité d’évaluation et de suivi de la cour criminelle départementale a conclu en octobre 2022 que « les statistiques disponibles ne laissent pas apparaître de réelle évolution sur le niveau de correctionnalisation des affaires ». C’est même à l’inverse le risque de la dégradation de la qualité du jugement des faits de viol qui est pointé par de nombreux acteurs du monde judiciaire. Les avocats pénalistes Romain Boulet et Karine Bourdié voient dans les cours criminelles départementales des « sous-cours d’assises » ; le vice-procureur Vincent Charmoillaux craint quant à lui une dérive vers des audiences bâclées sous la pression productiviste et par conséquent une correctionnalisation déguisée des dossiers. Les premiers chiffres semblent leur donner raison : pour des affaires similaires, le taux d’appel des décisions des cours criminelles départementales est significativement plus important que celui des décisions des cours d’assises. Les jurés garantissaient la qualité de l’examen des faits et des audiences. Dans Prima Facie, Tessa Ensler se prévaut d’être capable de connaître le verdict avant son énoncé rien qu’en observant les regards des jurés de retour de délibération.
Ainsi, au moment même où la société française devrait collectivement s’interroger sur la façon dont elle garantit la liberté et l’intégrité sexuelles, la fin des jurés populaires pour juger les faits de viol en première instance se traduit par une mise à distance des citoyens de ces questions. La nouvelle organisation semble de fait aller contre le sens de l’histoire, rappelé par Romain Boulet et Karine Bourdié : « du ‘procès du viol’ à Aix-en-Provence (1978) à la prise en compte de la soumission chimique en 2018, les grandes évolutions juridiques et sociales en la matière n’ont pu naître, infuser et se développer dans notre société que par l’association des citoyens à leur mise en œuvre ». La France ne peut ignorer plus longtemps le mouvement de progrès porté par ses voisins européens pour faire tomber les obstacles qui empêchent encore dans les faits l’exercice plein et entier de leur liberté par les femmes. De la Suède à l’Espagne, ce mouvement reçoit un fort appui des sociétés civiles. Notre société doit garantir les droits des femmes par l’introduction dans la loi d’un consentement positif et explicite. Elle doit faire évoluer son système judiciaire afin de décharger les victimes de viol de la charge de la preuve. Est-ce si étonnant que notre pays soit passé à côté du phénomène Prima Facie ? Le statu quo persiste en France au prix des droits élémentaires et fondamentaux des femmes, de leur droit à l’intégrité, de leur liberté de se déplacer, de s’habiller, de boire et de s’amuser sans avoir à rendre de comptes ni avoir peur. Pour reprendre le message de la pièce Prima Facie : à première vue, quelque chose doit changer.
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08.03.2023 à 18:07
Matheo Malik
Partout dans le monde, des femmes en lutte se battent pour conquérir des espaces de dignité, de pouvoir et de liberté. Leurs combats doivent nous inspirer. Nous devons les soutenir et fédérer leurs efforts — pour que les femmes soient présentes à toutes les tables de négociations.
Une perspective signée Arancha Gonzalez Laya.
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Éduquer les femmes comme les hommes. C’est l’objectif que je propose. Je ne souhaite pas qu’elles aient un pouvoir sur eux, mais sur elles-mêmes. Ces mots de Mary Wollstonecraft, tirés de son livre Défense des droits de la femme, ont été écrits il y a plus de 200 ans, en pleine Révolution française. Cet enfant non désiré des Lumières — la première vague féministe qui nous a inspirées pendant trois siècles — tenta de faire son chemin dans les rues de Paris ; mais après avoir fait le tour des salons féminins pour diffuser ces idées plus révolutionnaires encore que celles de ses contemporains masculins, l’autrice britannique échoua dans sa tentative d’étendre aux femmes les droits des hommes et des citoyens. Elle retourna à Londres et mourut à peine trois ans plus tard. Le XIXe siècle n’avait pas encore commencé. Aujourd’hui, au XXIe siècle, j’imagine la mère de Mary Shelley arpentant les rues de Kaboul pour distribuer des éditions clandestines de son livre traduit en pachto et participer aux manifestations — de petite ampleur, mais tout aussi puissantes — des femmes afghanes face à un régime taliban qui les a privées de leur droit à l’éducation et, avec lui, de leur principal instrument d’émancipation.
Les femmes afghanes font preuve d’une force énorme ; j’ai appris à les connaître lors de mon passage à l’Organisation mondiale du commerce et aux Nations unies, je les ai soutenues à la Chambre de commerce des femmes afghanes dans leur effort pour se mettre sur la voie de l’autonomie économique et je me sens très proche d’elles. Lorsque le dernier soldat américain a quitté Kaboul en août 2021, il savait qu’il abandonnait près de 20 millions de femmes à leur sort. Elles vivent aujourd’hui sous un apartheid de genre avec un niveau d’oppression inégalé qui les rend prisonnières, les expulsant de toutes les sphères de la vie publique. Mais les thèses du livre de Wollstonecraft et les progrès réalisés depuis ne quitteront jamais leur esprit ; c’est précisément ce qui les pousse à continuer à se battre chaque jour.
Ce sont des femmes qui inspirent et qui s’inspirent de leurs sœurs de l’autre côté de la frontière. Certaines sont interdites d’école et d’autres sont gazées en classe.
L’explosion des manifestations en Iran — les plus importantes depuis 1979 — fit suite au meurtre de Mahsa Amini, arrêtée et torturée par la police des mœurs pour avoir porté le voile de manière inappropriée — comme s’il existait une bonne manière de le porter. Ce meurtre fut le catalyseur d’une colère qui couvait depuis plusieurs années, colère principalement due au manque de libertés individuelles et à la détérioration des conditions de vie dans un pays dont l’économie est de plus en plus touchée par la corruption et les sanctions.
Désignées comme héroïnes de l’année par le magazine Time, elles ne sont pas les seules à se battre pour leur propre liberté, mais elles sont bien celles qui, en ce moment, servent d’inspiration à toutes les autres qui, jour après jour, en divers contextes et circonstances, luttent pour leurs droits et ceux des autres.
Svetlana Tikhanovskaïa lutte pour la démocratie au Bélarus depuis son exil politique ; Lucha Castro se bat au Mexique contre l’impunité des féminicides ; Txai Surui milite au Brésil pour les droits de son peuple et pour sauver l’Amazonie ; Gretchen Whitmer, gouverneur démocrate de l’État du Michigan, s’engage pour l’État de droit après avoir été victime d’un complot d’un groupe d’extrême droite ; Oleksandra Matviichuk, ukrainienne, lutte contre l’impunité des crimes de guerre commis par l’armée russe lors de l’invasion de l’Ukraine.
Toutes ces femmes ont quelque chose en commun : ce sont des femmes qui se battent mais, surtout, ce sont des femmes qui inspirent d’autres femmes — comme moi. Toutes ont été menacées de mort et, pourtant, elles continuent leur chemin. Elles défendent la dignité comme fondement des droits de l’Homme et condition préalable à la construction de démocraties fortes ; c’est ce dont nous parlons lorsque nous évoquons la conquête des droits des femmes.
Malgré cela, ces derniers ne peuvent être limités à une vision réductrice fondée sur le cadre qui oppose les démocraties occidentales au reste du monde. Il est vrai que les priorités sont différentes ; certaines se battent pour le droit à l’avortement et d’autres pour pouvoir aller à l’école ; mais il s’agit bien de droits humains. Il s’agit de conquérir des espaces de dignité et de pouvoir dans chaque régime politique, même dans ceux qui ne sont pas les plus démocratiques.
Au sein des démocraties consolidées, il y a aussi des reculs, pas tant en termes de droits acquis, mais plutôt en termes de discours, ce qui constitue la première étape vers la perte des droits légaux. La contre-offensive du patriarcat consiste d’abord à discréditer et à ridiculiser, puis à délégitimer et à nier l’existence même de la violence et de l’inégalité. Quand on nie les réalités et les statistiques, on nie tout le reste.
Le fait que le féminisme soit plus nécessaire et plus vivant que jamais est une chose que j’ai moi-même pu constater lors de mes récentes participations à des forums internationaux tels que la Conférence sur la sécurité de Munich ou le forum de Davos. Nous devons nous demander ce que nous pouvons faire au niveau international pour améliorer la situation des femmes dans le monde et leurs luttes. Des rencontres que j’ai faites ces derniers mois avec plusieurs des femmes mentionnées ci-dessus, j’ai pu tirer quelques conclusions que je voudrais partager en ce jour si symbolique qu’est le 8 mars.
Tout d’abord, nous avons besoin d’une alliance mondiale des femmes ; je parle là de tisser des alliances mondiales au-delà des alliances nationales et culturelles. C’est pourquoi il est si important que, dans les forums internationaux, on parle de plus en plus de leadership non seulement féminin, mais aussi féministe.
Je suis réconfortée de voir à la même table des femmes iraniennes soutenir les femmes en Ukraine et des femmes espagnoles soutenir des femmes en Afghanistan. Le discours est plus transversal, il ne reste pas isolé dans son combat spécifique, mais circule entre des groupes de femmes confrontés à des situations de crise, des guerres et une discrimination permanente. Une alliance entre les femmes des pays démocratiques et non démocratiques se tisse également. Nous souffrons toutes de la même chose ; à des degrés différents, bien sûr, mais la cause est la même. Quand je parle d’alliance, je parle d’un véritable soutien, au-delà des bonnes intentions ou d’un tweet viral dans lequel on coupe une mèche de cheveux sans guère s’investir au-delà de ce geste symbolique. Cependant, que les forums internationaux se recentrent sur les problématiques féministes ne signifient pas qu’ils doivent seulement être une affaire de femmes.
Cela m’amène à ma deuxième réflexion. En tant que femmes, nous devons obtenir une représentation égale dans les organisations internationales et dans les différents espaces de pouvoir de la gouvernance mondiale. J’ai passé plus de 25 ans à parcourir des forums et des réunions internationales dans lesquels les femmes ont toujours été minoritaires et où notre voix était à peine entendue. Notre rôle de leader doit être intégré dans la conversation mondiale. Cela ne revient pas à dire qu’il devrait y avoir une table pour débattre de géopolitique, une table pour débattre de technologie et une table pour débattre sur les femmes. Il s’agit de faire en sorte que les femmes soient présentes à la table de la géopolitique et à la table de la technologie, pour y apporter leur vision et leur expérience. Nous voulons et devons être présentes à toutes les tables, comme nous l’avons fait en créant le Women-20 (W20), lors du sommet du G20 à Ankara en 2015, pour influencer les décisions économiques et financières des dirigeants du G20.
Cette semaine encore, la Global Women Leaders Voices (GWL Voices), dont je suis membre, a présenté un rapport sur le leadership dans les organisations multilatérales : depuis 1945, seuls 12 % des dirigeants d’organisations multilatérales ont été des femmes. Seul un tiers de ces organisations est aujourd’hui dirigé par des femmes.
C’est aussi ce que devrait être la diplomatie féministe. Nous l’encourageons à partir de notre propre prise de conscience, mais il nous faut savoir franchir les murs de la géopolitique, un monde d’hommes par excellence.
Le fait que les femmes soient correctement représentées dans les sphères du pouvoir est essentiel pour que la communauté internationale s’implique dans la réalisation de l’égalité entre les femmes et les hommes.
Il s’agit de ma troisième réflexion. Sans le soutien de la communauté internationale, aucun progrès n’est possible. Les femmes qui occupent ou ont occupé des postes de pouvoir ont l’obligation morale d’asseoir la présence de la cause féministe. Lors de la dernière conférence de Munich, les femmes ministres des affaires étrangères ont publié une déclaration commune appelant la communauté internationale à lever les restrictions imposées aux femmes en Afghanistan et à montrer son soutien aux femmes d’Iran. De telles déclarations ne sont pas nouvelles. Elles se produisent dans presque tous les forums internationaux et, bien que cela puisse sembler symbolique, les symboles sont importants parce qu’ils maintiennent un récit en vie, parce qu’ils contribuent à maintenir la présence de l’injustice dans le débat ; parce qu’ils nous empêchent d’oublier, qu’ils aident à faire pression pour mettre en place des sanctions supplémentaires ou qu’ils servent à appeler à plus d’action diplomatique. Même s’il est vrai qu’il est très difficile de faire pression sur un régime taliban, nous devons continuer à insister, en cherchant également les différences qui existent au sein de ces régimes, et continuer à aider les femmes qui fuient et qui attendent dans les ambassades des pays voisins. Il faut mettre en place tous les moyens possibles pour les sortir de cet enfer et accélérer les procédures d’obtention de visas ; car leur vie est en danger dans leur propre pays, mais aussi au Pakistan, où elles peuvent facilement être repérées par les talibans.
Enfin, et cela me préoccupe beaucoup, nous devons être capables de gagner la bataille narrative du féminisme pour en user comme d’une arme dans les nouvelles guerres culturelles. La polarisation croissante dans les démocraties établies a été un cheval de Troie pour le féminisme. Cette bataille culturelle est une menace pour les droits des femmes dans les sociétés prétendument démocratiques.
Les femmes sont de plus en plus autonomes et conscientes de leur capacité à changer les gouvernements, et nous sommes conscientes des différences entre les promesses électorales et les résultats. Les slogans faciles des bannières ne suffisent pas à nous convaincre. Nous avons l’exemple récent de la réponse des femmes américaines à la révocation de l’arrêt de la Cour suprême Roe v. Wade, minant la protection du droit à l’avortement aux États-Unis. Lors des midterms de novembre dernier, elles ont fait bloc pour voter en faveur du Parti démocrate, notamment dans les circonscriptions où il y avait des candidats républicains trumpistes plus radicaux ; elles ont ainsi assuré l’équilibre et empêché le Sénat de finir aux mains des républicains. Biden a résisté grâce aux femmes ; Lula a également gagné grâce aux femmes.
En Espagne, la bataille politique place le féminisme au centre du débat. La controverse sur l’entrée en vigueur de la loi surnommée « Seul un oui est un oui » contribue à faire voler en éclats le consensus qui existait autour de l’importance de promouvoir des politiques d’égalité et d’éradiquer la violence envers les femmes. Malheureusement, si nous tombons dans le piège du cadre polarisant et qu’un groupe autoroclamé féministe se plaît à l’idée de se victimiser, les femmes en seront les premières touchées.
Le recul est réel. Les données sont là. Selon le rapport sur l’écart entre les sexes du Forum économique mondial, en 2022, l’écart mondial entre les sexes aurait été réduit de 68,1 %. En d’autres termes, en seulement 3 ans, nous sommes revenus 32 ans en arrière.
Pour éviter de continuer à revenir en arrière, il est important que nous restions connectées et en alerte : que nous continuions à parler des femmes d’Iran et à faire pression, comme Masih Alinejad me demande de le faire chaque fois que je la vois ; que nous continuions à soutenir l’Ukraine dans cette guerre et que nous n’oubliions pas la Biélorussie et son régime autocratique, comme Svetlana me demande de le faire ; ou que nous n’abandonnions pas les femmes afghanes dans l’enfer dans lequel elles sont plongées, comme Manizah Wafeq me le demande.
Elles me demandent de ne pas faire preuve de complaisance. Quant à moi, je me contente de leur demander de continuer à être une source d’inspiration pour les autres.
En fin de compte, nous sommes toutes unies par le voile vaporeux de l’indifférence et de l’invisibilité historiques ; parce que la révolution des femmes est la seule qui ne cesse jamais. Le jour où elle cessera, nous aurons tout perdu. Nous vivons un moment unique pour réaliser tous les changements possibles ; ne le laissons pas passer.
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15.11.2022 à 15:44
Alexandre Antonio
Que peuvent entendre les femmes qui emploient ce terme de « sœurs » pour définir la relation construite entre certaines Françaises, Malgaches, Africaines et Indochinoises ? Œuvrant dans le cadre d’une histoire connectée en donnant une épaisseur à la dialectique entre femmes françaises et africaines, l’analyse de ce chemin sinueux constitue la réussite majeure de l’historienne Pascale Barthélémy, qui enracine avec ce livre l’aboutissement d’un travail de plus d’une décennie.
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Toutes, d’un même cœur, sans distinction de race, de religion ni d’obédience politique, nous sommes sœurs et devons travailler à l’amélioration des conditions de vie de tous 1. Que peuvent entendre les femmes qui emploient ce terme de « sœurs » pour définir la relation construite entre certaines Françaises, Malgaches, Africaines et Indochinoises ? Relève-t-il d’une connotation politique à l’image des communistes, d’un lien entre chrétiennes ou encore d’une connotation affective ? Pascale Barthélémy s’attèle ici à comprendre la sororité établie entre des femmes essentiellement originaires d’Afrique et de France, puis insiste sur une solidarité particulièrement forte, empreinte d’une réelle connotation affective pour celles qui emploient ici le mot de sœurs.
Profitant d’un riche corpus de sources collectées à Dakar, Bamako, Paris, Rome, Amsterdam et Bruxelles, mais aussi dans les archives départementales à Bobigny, puis à l’Institut d’histoire sociale de Montreuil, l’historienne réfléchit au lien établi entre un nombre, certes restreint, de femmes africaines et françaises, dans le cadre colonial mais aussi celui de la guerre froide. Pascale Barthélémy présente ce corpus et son questionnement dans une sous-partie bienvenue, intitulée « L’atelier de l’historienne ». Elle y présente son dépouillement guidé par trois objectifs, à savoir : documenter les mobilisations politiques des Africaines, repérer les Françaises présentes en Afrique, puis détecter les situations de contact entre les unes et les autres. Au fur et à mesure de son enquête, l’historienne identifie une réelle sororité entre certaines Africaines et Françaises selon des modalités plurielles. L’ouvrage nous renseigne donc autant sur les discours féministes, que les circulations de femmes et d’idées, les mobilisations politiques en Afrique de l’Ouest et la capacité de chacune à agir en situation coloniale/décoloniale.
Le terme anglo-saxon de sororité désigne en premier lieu la solidarité entre femmes. Il s’est forgé, en partie, en réaction à la notion de fraternité mais relève à la différence de cette dernière d’une nécessité. Le livre de Pascale Barthélémy approfondit cette réflexion par l’analyse de cette solidarité entre colonisées et colonisatrices, sans s’arrêter à ce seul paradigme puisqu’au fil du livre, cette barrière s’estompe à la faveur de combats communs, autres que celui de la décolonisation. L’étude commence à la fin de la Seconde Guerre mondiale alors que les sources de l’historienne témoignent d’une surabondance du langage de l’affection autour des termes de « sœurs », « amies », « amitiés » et « amour ». C’est ici l’un des points centraux du livre, l’amitié et l’amour se trouvent au cœur de la sororité étudiée par l’historienne. Pourtant, l’entraide entre l’ensemble des femmes n’est pas systématique. Si le contexte coïncide avec l’obtention du droit de vote pour les Françaises vivant dans les colonies, les femmes de métropole et d’autres issues de certaines colonies, cette conquête n’est en rien une première victoire du militantisme féminin, puisqu’elle a été pensée sans elles. Le droit de vote est, en effet, débattu et établi par les hommes, puis n’est d’ailleurs inscrit que dans le programme final du CNR (Conseil national de la Résistance) alors que certains, tel le député radical Paul Giacobbi, se demandent s’il est bien raisonnable de l’octroyer aux femmes dans une période si troublée. La seconde barrière à la sororité est la division entre les mouvements féministes, par exemple des associations rassemblant essentiellement des femmes africaines et afrodescendantes reprochent à d’autres d’être sous l’emprise de femmes occidentales. Au-delà de la classe et de la « race », les femmes au cœur de l’ouvrage de Pascale Barthélémy évoluent en plus dans un contexte particulier mêlant l’après-guerre, la bipolarisation du monde et les luttes pour les indépendances. Sans se fondre dans ces enjeux, les mouvements féministes se les approprient et les mêlent à leurs premiers combats, essentiellement sociaux.
La période ici étudiée s’ouvre sur une solidarité limitée puisque la situation coloniale écrase la sororité et révèle de nombreux paradoxes, à l’image des femmes des Quatre Communes du Sénégal (Gorée, Dakar Rufisque et Saint-Louis) qui sont alors citoyennes françaises. Celles-ci s’apprêtent donc à voter en 1945 tandis que les autres Sénégalaises en demeurent exclues. Pourtant, ici la couleur prédomine au genre car des Européennes jugent le vote des Sénégalaises des Quatre Communes comme une mesure ridicule et révoltante, à l’opposé des manifestations populaires qui mêlent des femmes à des hommes sénégalais, antillais et français pour la généralisation de ce droit à toutes les femmes. La sororité s’applique donc, ou non, à l’échelle locale en fonction des combats et le militantisme féminin s’avère plus social que politique.
Deux organisations féminines, fondées par des femmes imprégnées par la lutte contre le nazisme, occupent le cœur de l’ouvrage : la FIDF et l’AFUF. La Fédération internationale démocratique des femmes (FDIF) naît en novembre-décembre 1945 à Paris et est incarnée par sa présidente, la scientifique Eugénie Cotton (1887-1967), qui n’hésite pas à faire l’apologie du régime stalinien et exclure les adhérentes yougoslaves après la rupture du maréchal Tito avec Staline. Pendant la guerre froide, la FDIF fustige les États-Unis et le plan Marshall mais glorifie l’URSS et la Chine de Mao. Bien qu’ouverte aux femmes de tous les continents, les Africaines y sont peu présentes. Le combat pour le droit des femmes n’est pas leur priorité et passe après la cause pacifiste qui apparaît comme leur fer de lance. Elles exaltent également une certaine maternité, qui n’empêche pas une activité dans l’espace public. Si jusque-là la maternité fut un moyen d’inférioriser et de soumettre les femmes, les membres de la FDIF revendiquent une maternité pacifiste et combattante. L’organisation est aussi résolument anticolonialiste et en dénonce les méfaits.
L’AFUF s’avère bien différente par de nombreux aspects. L’Association des femmes de l’Union française se pense d’abord comme un trait d’union entre les Françaises et les Africaines, puis entend participer à la consolidation de l’Union française. Dirigée par Jeanne Vialle de 1946 à 1953, une métisse franco-congolaise ayant rejoint Combat pendant la guerre, l’organisation se veut apolitique, puis cherche à rassembler les femmes françaises et d’outre-mer sans distinction de race, de politique ou de religion. Il s’agit donc de repenser la place des femmes dans le cadre d’une nouvelle forme d’impérialisme.
Bien que fort différentes dans leurs philosophies, la FDIF et l’AFUF revendiquent la même solidarité entre les femmes. Si les Africaines s’affirment dans et hors de ces deux groupes, Pascale Barthélémy montre avec beaucoup de justesse que la cause féministe mobilise seulement une minorité d’Africaines instruites puisqu’en 1960 sur les 8 000 étudiants et élèves africains en métropole, 17 % sont des filles, dont une infime partie est politisée. Néanmoins, la FDIF ne cesse de gagner en visibilité tandis qu’elle dénonce les violences coloniales. Alors que les liens entre les peuples d’Afrique et d’Asie se consolident à l’occasion de la conférence de Bandung en 1955, une véritable solidarité s’établit également avec les femmes algériennes.
L’autre réussite de l’ouvrage est de placer la sororité autant dans le cadre du système colonial que dans ceux de la guerre froide et de l’affirmation des pays nouvellement indépendants. Les logiques réticulaires dépassent les seules connexions entre l’Afrique de l’Ouest et le reste du continent, puis permettent aux femmes de construire des relations au-delà des frontières à l’image des Ougandaises qui, entre 1945 et 1962, nouent des liens avec des femmes asiatiques, britanniques et africaines 2.
Quelques Africaines parviennent donc à s’insérer dans l’effervescence des idées d’après-guerre, à l’image de Célestine Ouezzin Coulibaly, membre du Parti démocrate de la Côte d’Ivoire, qui quitte Abidjan pour le congrès de la FDIF à Pékin en novembre 1949. Néanmoins, son parcours montre que seules les femmes d’une certaine classe sont concernées puisqu’elle est la fille d’un chef de canton, monitrice d’enseignement et mariée à un instituteur diplômé de l’École normale William Ponty. Elle appartient donc à un « ménage d’évolués » 3 et montre que les femmes capables de s’insérer dans ces réseaux disposent d’un certain capital social, dans le sens défini par Pierre Bourdieu.
Pascale Barthélémy livre donc un authentique travail d’historienne qui fait la part belle aux sources. Les notes de bas de page, particulièrement étayées, contribuent à pleinement saisir le cheminement intellectuel suivi par la chercheuse et appellent à une réflexion sur les sources, en soulignant que les femmes africaines ont elles-mêmes laissé peu de traces. Si le propos est parfois difficile à suivre pour le néophyte, le recours constant aux actrices permet d’incarner le propos et participe ainsi à une meilleure compréhension de l’ensemble 4.
L’ouvrage s’inscrit parfaitement dans le cadre d’une histoire connectée en donnant une épaisseur à la dialectique entre femmes françaises et africaines. Si l’ambition de dépasser le seul cadre de la colonisation peut laisser dubitatif en début d’ouvrage, force est de constater en tournant la dernière page que le pari est relevé. En effet, ces femmes, qui restent certes peu nombreuses, parviennent à s’insérer dans les grands débats internationaux et leur place dans la société coloniale, colonisées ou colonisatrices, ne définit en rien la position choisie dans le cadre de la guerre froide ou la construction d’un nouveau bloc à la recherche d’une troisième voie. Si le droit de vote des femmes est bien délimité à l’époque par des hommes, en deux décennies les actrices ici présentées réussissent à s’emparer des débats structurants les relations internationales et témoignent d’une réelle capacité à agir. L’analyse de ce chemin sinueux constitue la réussite majeure de l’historienne Pascale Barthélémy, qui enracine avec ce livre l’aboutissement d’un travail de plus d’une décennie.
L’article Devenir « sœurs » au-delà de la situation coloniale est apparu en premier sur Le Grand Continent.
25.10.2022 à 11:24
Matheo Malik
Dans le monde de la santé et du soin, le suivi gynécologique occupe une place à part. Pour essayer de comprendre cette spécificité, la sociologue Aurore Koechlin a mené une enquête au long cours dont elle présente les résultats dans son nouveau livre La norme gynécologique, paru en septembre chez Amsterdam. Dans cet entretien, elle revient notamment sur ce que cette étude nous dit de la « carrière gynécologique », fruit d'une construction sociale et créatrice de normes.
L’article « La consultation gynécologique constitue un haut lieu d’argumentation », une conversation avec Aurore Koechlin est apparu en premier sur Le Grand Continent.
J’ai nommé « norme gynécologique » la norme qui enjoint les femmes à consulter régulièrement un ou une professionnelle de santé pour le suivi gynécologique, centré sur la contraception et le dépistage. Le suivi gynécologique a lui-même une triple particularité : d’abord, il instaure une temporalité particulière, idéalement une fois l’an, sans qu’il y ait, ensuite, nécessité d’un motif de consultation, et, il est enfin genré, puisque l’andrologie ne met pas en place une telle prise en charge.
Il s’agit d’une norme dans un triple sens. Premièrement, c’est un construit social et historiquement situé. Il existe, deuxièmement, une pression sociale exercée par différentes instances pour s’y conformer. Enfin, le corollaire à cela est que si on y déroge, on est rappelé à l’ordre de la norme.
Dire qu’il s’agit d’une norme ne veut pas dire qu’elle est mauvaise en soi. C’est le propre de toute société humaine que de se doter de normes, et le rôle de la sociologie, qui les met en lumière, n’est pas d’abord de les remettre en question mais déjà de les visibiliser pour ce qu’elles sont.
En effet, ce qui m’interrogeait en faisant cette recherche, c’était moins l’existence en tant que telle de cette norme que son invisibilisation en tant que norme, et sa justification implicite : l’idée que les corps des femmes nécessiteraient un tel suivi, parce qu’ils seraient plus pathologiques que les autres corps, ou en tout cas davantage à contrôler. Je m’intéressais aussi aux effets d’une telle norme, qui étaient là également peu interrogés.
Dès lors, je démontre dans mon livre les trois points précédents :
1. La norme gynécologique a une histoire ; elle émerge au moment de la légalisation de la contraception, qui est obtenue notamment avec l’idée que la contraception permettra de prévenir les avortements. Pour ce faire, il faut donc que sa prise soit encadrée, et c’est aux médecins, et en particulier aux gynécologues, qu’on confie cette tâche. Parallèlement, comme on manque de recul sur les effets sur le long terme de la contraception, la pratique systématique du frottis et de la palpation des seins se développe au même moment. C’est alors qu’émerge la norme gynécologique.
2. La norme gynécologique est produite et reproduite par un certain nombre d’instances – les médecins, évidemment, mais aussi la famille, en particulier la mère, les pairs, l’école dans une moindre mesure, et les patientes elles-mêmes. Elle est donc le fruit d’un travail incessant pour parvenir à suivre et à être suivie.
3. Les femmes qui dérogent à cette norme, en tout cas de ce que j’ai pu en observer, sont rares, montrant bien par là la force de la norme.
Depuis quelques années, la gynécologie traverse un certain nombre de controverses médiatiques, qui viennent l’interroger. Elle est d’abord remise en question dans ses moyens, avec ce qu’on a appelé « la crise de la pilule » de l’hiver 2012-2013, suite au dépôt de plainte contre les laboratoires pharmaceutiques Bayer d’une patiente qui lie son AVC à la prise de la pilule. Au-delà de la remise en question d’un modèle contraceptif français centré sur la pilule, on a pu assister également à une interrogation quant aux effets des hormones en général, qui sont l’instrument clé de la spécialité.
Questionnée, la gynécologie l’est ensuite dans ses méthodes, ce qui peut prendre la forme paroxystique de la dénonciation des violences obstétricales et gynécologiques. On voit qu’à chaque fois, ce n’est pas la norme gynécologique qui est directement remise en cause. Néanmoins, ces enjeux sont présents en filigrane. Le soupçon porté sur les hormones semble moins être la manifestation d’une promotion du naturel que la demande d’une contraception moins médicalisée, et par là, davantage accessible. De la même façon, la remise en cause des violences gynécologiques montre implicitement ce que l’existence de cette norme peut avoir de violent.
Le fait de suivre la norme gynécologique implique d’entrer dans une carrière de patiente et de la poursuivre idéalement tout au long de sa vie. La notion de carrière a en fait été une arme dans mon entreprise de dénaturalisation de la norme gynécologique. L’usage du terme de carrière de patientes est assez classique dans la sociologie de la santé. Il permet de mettre en lumière trois choses. D’abord, l’aspect construit et social de la maladie. Dire qu’on entre dans une carrière de patient, c’est montrer qu’il y a des éléments qui ne se réduisent pas à des enjeux biologiques : on est pris en charge par les médecins, par une institution (l’hôpital), qui a des effets propres. Ensuite, le travail spécifique du patient, qui n’est pas un simple réceptacle du soin, mais à qui on confie des tâches et un rôle tout au long de sa carrière. Enfin, ce concept souligne un élément important, la temporalité de la carrière. On entre, on demeure, et on sort de la carrière. Cela implique d’étudier cette temporalité spécifique.
Dans le cas de la gynécologie, nous sommes face à une carrière de patientes qui par bien des aspects ressemble à une anti-carrière : contrairement à la majorité des carrières de patients – non genrées, liées à un diagnostic, et le plus souvent courtes, qu’elles se résolvent par la guérison ou par la mort, sauf dans les cas de maladies chroniques – la carrière gynécologique est liée au genre, et dure idéalement toute la vie. C’est pourquoi il a pu être difficile d’objectiver les différentes étapes de cette carrière, en particulier l’entrée, lors des entretiens que j’ai menés avec des patientes : la plupart d’entre elles n’avaient pas de souvenir d’avoir commencé à consulter. J’ai surmonté cette difficulté notamment par le biais des observations, que j’ai pu croiser avec les entretiens. L’usage du terme a néanmoins été utile, à la fois pour séquencer et rendre intelligible les grandes étapes de cette carrière, et pour ne pas les naturaliser. En effet, le suivi gynécologique se présente souvent comme un suivi de l’évolution biologique des corps : il s’agirait d’accompagner médicalement leurs évolutions, tout au long de la vie (puberté, grossesse, ménopause, pour le dire rapidement). En réalité, il s’agit bien plus souvent d’un suivi de l’intervention médicale sur ces corps : la contraception en premier lieu, la prise d’hormones plus en général, et enfin les examens de dépistage.
La norme contraceptive a été théorisée par Nathalie Bajos et Michèle Ferrand comme la norme qui enjoint à se contracepter si on ne veut pas avoir d’enfant. La norme préventive, elle, a pu être définie par Gabriel Girard comme une norme « élaborée historiquement autour de la promotion du préservatif », centrée sur la prévention des IST. J’en propose un usage élargi à la prévention non seulement des IST, mais aussi des cancers : il s’agit de la norme qui implique que tout individu doit se faire dépister quand il a un comportement à risque ou quand il fait partie d’une population à risque.
Dans mon livre, je montre comment l’entrée dans la carrière gynécologique repose sur la simultanéité de trois entrées – dans la sexualité hétérosexuelle, dans la contraception et dans la carrière gynécologique. On prend rendez-vous chez la gynécologue lorsque l’on commence à avoir des rapports hétérosexuels afin d’avoir accès à la contraception médicalisée. On voit donc comment la norme contraceptive joue ici dans le sens de la norme gynécologique. Une autre entrée est néanmoins possible, cette fois-ci par la norme préventive. Celle-ci peut alors s’associer à la norme contraceptive – par exemple au moment de l’entrée dans la sexualité hétérosexuelle, en commençant une contraception et en réalisant un dépistage des IST –, ou la remplacer si elle n’a pas fonctionné pour diverses raisons : les patientes peuvent ainsi entrer dans la carrière gynécologique pour réaliser le frottis. L’âge joue à ce titre un rôle déterminant : plus les patientes avancent en âge, plus la norme contraceptive s’affaiblit au profit de la norme préventive – à la fois parce que la ménopause fait disparaître la nécessité de se contracepter, et parce que l’avancée en âge accroît les risques de cancer.
Néanmoins, la norme gynécologique repose plus fortement sur la norme contraceptive que sur la norme préventive, pour plusieurs raisons : l’entrée dans la carrière repose sur cette première norme ; dans l’imaginaire collectif, le lien entre gynécologie médicale et contraception est fort. Enfin, la limitation médicale de l’accès à la contraception constitue un instrument très matériel de renforcement de la norme gynécologique. Si la norme préventive est au cœur du mandat que se fixe la gynécologie médicale, elle a pour le moment moins d’efficace que la norme contraceptive, probablement parce que cette dernière repose davantage sur l’initiative des patientes. Ainsi, le décrochage, au moins ponctuel, de la carrière gynécologique, est souvent lié à l’arrêt de la contraception ou à la ménopause, la seule norme préventive n’étant plus suffisamment forte pour maintenir les patientes dans la carrière gynécologique. Elle n’en demeure pas moins un des piliers de la norme gynécologique.
J’ai effectué une enquête ethnographique au long cours, entre 2015 et 2018, à partir de cinq terrains. J’ai ainsi mené des observations et des entretiens en Seine-Saint-Denis et à Paris, en Protection Maternelle et Infantile (PMI), en cabinet, et à l’hôpital. Dans ces cadres, j’ai pu assister à des consultations gynécologiques, et mener des interviews avec des professionnels et des professionnelles de santé de différents statuts et avec des patientes. Enfin, j’ai réalisé un petit terrain auprès de praticiennes féministes de l’auto-gynécologie, à partir d’entretiens et d’observations participantes.
Initialement totalement extérieure au monde médical, j’ai ainsi progressivement occupé un statut de « profane experte » sur le terrain. Sans pour autant être médecin, et demeurant une profane représentant les patientes, j’avais la particularité d’être passée de « l’autre côté » par mon insertion dans le groupe médical, et ainsi d’occuper un statut intermédiaire. Dès lors, j’en savais plus que les patientes sur les questions médicales. Inversement, par rapport aux autres médecins, j’avais développé une connaissance des trajectoires des patientes, de l’histoire des endroits observés, j’avais eu progressivement accès à presque tous les témoignages des équipes médicales. Je disposais ainsi d’une expertise particulière : plus le temps passait, plus j’accumulais des connaissances sur la gynécologie et sur le lieu à propos duquel j’enquêtais. Or comme l’a souligné Everett Hughes cité par Howard S. Becker : « Il n’y a rien que je sache qu’au moins un des membres de ce groupe ne sache également, mais, comme je sais ce qu’ils savent tous, j’en sais plus que n’importe lequel d’entre eux. »
Cette position intermédiaire a eu des effets sur le terrain : ainsi les patientes comme les médecins ont pu me demander d’intervenir en diverses circonstances, demandes que j’ai acceptées ou non. Elle est venue dessiner ma position de sociologue également, à mi-chemin entre les médecins et les patientes, et qui du fait de ce statut même, a la capacité de comprendre les logiques contradictoires qui parfois s’affrontent en consultation, et par là de donner des pistes pour résorber le gouffre. J’ai ainsi essayé de me dégager des controverses médiatiques autour de la gynécologie pour faire un pas de côté, essayer d’éclairer les causes mêmes du débat, replacer la position de tel ou tel acteur ou actrice dans un contexte qui l’explique en partie. C’est pourquoi le livre ne s’est voulu ni pour ni contre la gynécologie ou la norme gynécologique. Néanmoins, ma boussole est demeurée les patientes, parce que mon engagement émotionnel s’est d’abord porté vers elles, qui ont accepté ma présence et qui m’ont confié leurs voix, et que j’ai la responsabilité de porter.
Tout à fait. Les gynécologues, ou plus globalement les médecins, ne sont qu’une instance parmi d’autres, même si elle est centrale, dans la production et la reproduction de la norme gynécologique. Quatre instances jouent principalement dans le maintien dans la carrière, ou dans son retour une fois qu’on a décroché. Du côté des médecins, parvenir à suivre et obtenir que les patientes acceptent d’être suivies est un des objectifs clés de la consultation. Pour ce faire, ils et elles mettent en place une stratégie que j’ai qualifiée, en reprenant les termes d’une enquêtée, de stratégie du « bâton » et de la « carotte » : il s’agit à la fois de menacer et de récompenser pour convaincre.
La consultation gynécologique a ceci de particulier que, comme toute consultation médicale, les patientes en sont à l’initiative, mais que contrairement aux autres consultations médicales, les patientes ne sont que peu contraintes de s’y rendre par le nécessaire traitement des pathologies. Il s’agit moins d’enjeux de santé immédiats que d’enjeux de prévention (frottis, palpation de seins) et de mode de vie (contraception). Dès lors, les professionnelles et les professionnels de santé utilisent le principal moyen à leur disposition pour garantir le maintien dans la carrière gynécologique des patientes, leur monopole de prescription, en particulier de la contraception. Refuser de prescrire ou repousser la prescription à un prochain rendez-vous constitue ainsi l’arme de la profession pour maintenir le suivi.
Les patientes elles-mêmes sont la deuxième instance clé de maintien ou de retour dans la carrière. Socialisées depuis la puberté et/ou leur entrée dans la sexualité à la nécessité de consulter, elles intériorisent la norme et reprennent globalement à leur compte le discours professionnel selon lequel la consultation gynécologique est un moment « désagréable » mais « obligé ».
Troisième instance d’entrée et de maintien dans la carrière : les femmes de la famille et les pairs, en particulier la mère. Les mères prescrivent et proscrivent les conduites, socialisent aux différentes normes, conseillent pour la contraception, poussent à suivre la norme gynécologique : elles poussent à consulter une gynécologue, elles conseillent leur propre gynécologue, elles accompagnent leurs filles en consultation. De façon amusante, en fin de carrière, on assiste à un curieux retournement : ce sont les filles qui re-convainquent leur mère de se conformer à la norme gynécologique. Le retour dans la carrière gynécologique s’effectue comme le miroir inversé de l’entrée dans la carrière.
Enfin, la dernière instance centrale dans la carrière est une instance de rattrapage, l’hôpital. Le rôle de l’hôpital est fondamental car les patientes s’y rendent pour des événements gynécologiques qui ne sont pas liés au suivi, en particulier les urgences gynécologiques, les grossesses, et les IVG. À chaque fois, cela peut être un moment de rattrapage pour les professionnelles et les professionnels de santé : ces derniers et ces dernières essayent alors de faire entrer, de maintenir, ou de faire revenir les patientes dans la carrière gynécologique si elles ont décroché.
Il y a plusieurs points de tension autour du risque dans le cadre de la consultation gynécologique, qui se déploient par ailleurs certainement dans d’autres espaces médicaux. Tout d’abord, alors que les causes d’augmentation des risques concernant la santé se situent en premier lieu au niveau environnemental et global, le propre de la consultation est d’essayer d’agir sur les comportements individuels. Cette individualisation entraîne un risque de moralisation des comportements, et une responsabilisation très forte, mais pose aussi question : qui décide en dernière instance de prendre des risques ou non – le médecin ou la patiente ?
Par ailleurs, la médecine préventive implique que la patiente joue de plus en plus le rôle de « sentinelle » pour veiller aux différents signes de son corps et qu’elle sache reconnaître certains symptômes, au moins partiellement. Le paradoxe est que dans le même temps, on ne lui donne pas l’entièreté des moyens pour mener à bien ce rôle, puisqu’elle n’est pas médecin, ne sait pas discriminer entre les symptômes, et ne dispose pas des informations nécessaires pour les reconnaître efficacement. Surtout, elle n’est pas extérieure à son propre corps, et peut difficilement endosser pour cette raison même le regard médical, qui s’est construit sur le principe d’extériorité au corps qu’il traite. La patiente se retrouve ainsi dans une position intenable, entre possession et dépossession de son corps, entre connaissance et ignorance, entre capacité d’agir et nécessité de s’en remettre aux médecins.
J’ai interprété l’angoisse que j’ai rencontrée chez beaucoup de patientes comme un symptôme de cette situation paradoxale. En effet, à ma grande surprise, beaucoup d’entre elles ont exprimé en entretien une angoisse forte liée à des actes pourtant aussi quotidiens dans la pratique gynécologique que le frottis, la palpation des seins, ou l’imagerie des ovaires. En observation, j’ai pu assister à des manifestations paroxystiques de cette angoisse, qui pouvaient d’abord apparaître comme dénuées de sens – comme la peur de ne plus avoir d’ovaires, ou que le stérilet n’explose ou ne rouille à l’intérieur de son corps. Mais plutôt que de l’irrationalité, j’y ai lu un symptôme de la contradiction dans laquelle étaient plongées les patientes.
Progressivement sur le terrain s’est imposé ce constat : si le genre structure bien sûr la relation gynécologique de part en part, la classe et la race également. J’avais anticipé la question de la classe, notamment en faisant volontairement le grand écart en termes de terrains entre une PMI de Seine-Saint-Denis entièrement remboursée et une clinique des beaux quartiers parisiens avec des dépassements d’honoraire très importants. Mais j’avais moins anticipé à quelle point la race jouait également fortement. C’est pourquoi j’ai essayé de développer une analyse « intersectionnelle », pour reprendre le terme de Kimberlé Crenshaw, de la consultation gynécologique. Ce terme est source de beaucoup de méprise : en sociologie, nous l’utilisons principalement pour dire qu’un rapport de domination sociale ne peut pas être compris isolément, et qu’il faut penser le genre, la classe et la race ensemble, ainsi que leurs articulations.
Sur mes deux terrains en Seine-Saint-Denis, la race structurait de façon très forte les relations aussi bien entre les médecins eux-mêmes (dont les internes), qu’entre eux et leurs patientes. Ce qui était intéressant était que la race pouvait, en fonction des situations, jouer comme signifiant naturalisé de la classe, ou s’autonomiser totalement d’elle, et signifier surtout l’altérité d’origine et/ou de culture. De la même façon, elle pouvait jouer de façon positive ou négative dans la relation gynécologique. Par exemple, elle fonctionnait de façon positive quand une mutuelle racisation créait une proximité avec le médecin, même si ce rapprochement était souvent initié par les patientes. Mais elle pouvait aussi fonctionner négativement quand les médecins, anticipant une difficile communication, pour des raisons de langue et/ou d’origine, tendaient à présenter de façon succincte les enjeux médicaux de la consultation, ce qui provoquait en réalité un désinvestissement des patientes dans l’échange.
Oui. J’ai voulu montrer que dans un sens comme dans l’autre, ce qui apparaît d’abord comme une ressource peut se retourner contre la patiente, et qu’inversement, ce qui est d’abord considéré comme un handicap peut être mobilisé avec succès par elle. Une moindre implication dans la consultation laisse ainsi paradoxalement moins de prises à l’argumentation – un refus net, celui de la pilule par exemple, peut moins facilement être contesté. Inversement, la patientèle blanche de classes supérieures, qui dispose de beaucoup de capitaux et investit, voire surinvestit la consultation gynécologique, notamment par la parole, ou par un rapport très scolaire au savoir et aux prescriptions médicales, peut finalement se trouver piégée par ses propres avantages. En effet, cela crée une très forte compliance, une parfaite intériorisation de la norme gynécologique, qui peut pousser les patientes à devancer les prescriptions médicales, voire à s’y conformer de façon excessive, de l’aveu même des médecins.
Un des éléments centraux de la définition des violences gynécologiques est le non-respect du consentement de la patiente aux actes réalisés, en particulier à l’examen gynécologique. L’expression est un terme rencontré sur le terrain, mais aussi médiatique, politique, et féministe. Il est l’objet de fréquents débats quant à sa définition. Pour toutes ces raisons, il est d’un usage compliqué pour la sociologie. Néanmoins, j’ai pu assister lors de certaines consultations gynécologiques à des moments de tension qui étaient anormaux au regard de l’ensemble des consultations observées. Dans ces moments, la détresse exprimée par les patientes était liée à ce qu’il se passait alors dans la consultation et était tout à fait en excès par rapport au cours habituel des consultations – accompagnée par exemple de cris, de pleurs, etc.
Ces situations, pour minoritaires qu’elles ont été, ont existé, et il me semblait difficile de ne pas les évoquer. Dès lors, mon traitement des violences gynécologiques participe de cette volonté que j’évoquais plus haut de décaler le regard par rapport aux débats médiatiques. J’ai ainsi essayé d’interroger ce qui rendait possibles ces violences, c’est-à-dire de réfléchir aux conditions structurelles qui expliquent qu’elles peuvent se produire.
J’ai retenu, dans mon livre, trois conditions structurelles des violences gynécologiques, même s’il en existe sûrement d’autres.
Tout d’abord, la consultation gynécologique constitue une socialisation à la douleur : certains actes peuvent être douloureux, certains le sont presque systématiquement en observations comme en entretien. Les professionnelles et les professionnels doivent donc composer avec la douleur pour pouvoir travailler : c’est le cas pour beaucoup d’actes médicaux, mais la particularité de la consultation gynécologique est sa régularité. Dès lors, pour les médecins comme pour les patientes, la douleur est normalisée, et, de ce fait, ne constitue plus le symptôme potentiel d’une situation anormale.
Ensuite, j’ai constaté que les conditions de travail jouaient tout particulièrement sur les violences. Quand le rythme des consultations est accéléré, dans un contexte précarisé, les professionnelles et les professionnels de santé tendent à s’appuyer davantage sur leurs automatismes, ce qui rend plus difficile le fait d’analyser la particularité de la situation. En outre, l’absence de formation à demander systématiquement le consentement avant tout acte provoque également une réaction différenciée aux manifestations non verbales de l’absence de consentement. Celles et ceux qui sont plus sensibles, qui ont une plus grande expérience, sauront décrypter ces réactions des corps ; les autres non. C’est pourquoi il faut harmoniser la formation autour de ces enjeux.
Enfin, le dernier facteur est l’universalisme médical, cet idéal de neutralité et de non jugement qui est au fondement de la définition moderne du médecin. Même s’il part d’une bonne intention, pour la gynécologie, cela a comme effet paradoxal de vouloir traiter les organes génitaux comme n’importe quels organes, alors que de fait ils sont construits socialement comme relevant d’une exceptionnalité. Les corps sont désexualisés, dégenrés, ils deviennent un objet à traiter. Mais cela va à contre-courant du ressenti d’au moins une partie des patientes, qui disent en entretien vivre la consultation comme un moment dont la dimension genrée et potentiellement sexualisée ne peut jamais totalement être effacée. Cet effacement paradoxal peut là encore conduire à des violences.
Dans mon livre, j’ai voulu montrer que la consultation gynécologique constituait un haut lieu d’argumentation, qui socialisait autant les patientes aux raisonnements médicaux, que les médecins aux arguments des patientes. Si bien que les arguments peuvent de part et d’autre s’anticiper, et par là s’échanger.
Ce que j’ai appelé « l’argument du naturel » est un bon exemple de cet échange. J’ai constaté que c’est bien plutôt les médecins qui y avaient frontalement recours, pour conseiller une contraception sans hormones par exemple. Le naturel est alors pensé comme un argument pour convaincre la patiente de suivre la norme contraceptive ou gynécologique. Paradoxalement, les patientes utilisent bien moins l’argument du naturel directement, mais mettent plutôt en avant le refus des hormones. Mais ce faisant, elles mobilisent le plus souvent des arguments médicaux – que la balance risque/bénéfice n’est pas positive, ou que le principe de précaution s’impose au regard des controverses récentes autour des hormones.
Il est donc intéressant de constater que du côté des profanes comme des professionnelles et des professionnels de santé, l’argument du naturel ne renvoie jamais à une vraie nature idéalisée et opposée à la technique humaine, mais sert toujours à exprimer autre chose. La réappropriation par les professionnels et les professionnelles de l’argument du naturel n’est par ailleurs pas univoque : à cette logique répond la réappropriation par les patientes des normes médicales. Ce chassé-croisé des arguments est assez remarquable.
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15.06.2022 à 07:57
Matheo Malik
Dans Die Diplomatin, Lucy Fricke raconte l’histoire d’une diplomate allemande que rien ne perturbe jusqu’à ce qu’elle devienne témoin de la persécution des journalistes et artistes à Istanbul. Un roman politique d’une grande actualité, phénomène éditorial en Allemagne, illustrant les limites de la diplomatie et la fragilité des relations internationales.
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Pour écrire son dernier roman, Lucy Fricke, née en 1974 à Hambourg et dont les livres figurent régulièrement sur les listes des bestsellers et des prix littéraires s’est immiscée dans le milieu diplomatique germano-turc. Séjournant à la résidence d’été de l’ambassadeur allemand à Istanbul durant plusieurs mois dans le cadre d’une bourse, elle a eu l’occasion de discuter avec de nombreux et nombreuses diplomates. « Je ne sais pas pourquoi ils et elles ont accepté de me rencontrer, peut-être qu’ils m’ont juste sous-estimée parce que je suis écrivaine et non pas journaliste », s’étonne-t-elle dans une interview avec la Süddeutsche Zeitung.
Il en résulte un roman d’un « étonnant réalisme, notamment lorsqu’il est question d’égalité de sexes dans ce milieu », selon l’ancien ministre des affaires étrangères allemand Heiko Maas qui a chroniqué le livre pour Die Zeit et qui en recommande la lecture sans hésitation.
Contrairement à Graham Greene ou John Le Carré mettant en scène dans leurs romans des diplomates hommes « vivant dans des pays tropicaux, buvant trop et devenant cyniques », Lucy Fricke a voulu écrire l’histoire d’une femme diplomate en crise. Et voilà comment est née Friederike Andermann, une diplomate d’une cinquantaine d’années qui, après de longues années au service du ministère des Affaires étrangères, réussit à faire évoluer sa carrière en devenant ambassadrice d’Allemagne à Montevideo. « Une petite sensation dans un milieu qui dit manquer de femmes ‘suffisamment compétentes’ ». Contrairement aux postes qu’elle a occupés jusqu’à présent, le quotidien en Uruguay lui semble toutefois assez tranquille et peu exigeant ; sa première mission consistant à choisir les saucisses pour la fête nationale allemande. « J’avais choisi ce métier pour faire bouger les choses ! Et me voilà en train de discuter de saucisses à griller pendant des heures et des heures ».
Ce n’est pas ainsi qu’Andermann avait imaginé le point culminant de son ambitieux parcours depuis son modeste milieu hambourgeois ce qui ne l’empêche pas de garder un humour délicieusement sarcastique démasquant à merveille ce petit monde ultra-privilégie et bien souvent hypocrite : « Nous sommes des fonctionnaires. Ceux aux mensonges bienveillants. Des gens qui, lorsqu’il pleut des cordes, expliquent oh combien cela fait du bien à l’agriculture. Mais heureusement nous en sommes conscients et la plupart du temps nous ne croyons que ce que nous ne disons pas », explique-t-elle. Mais les certitudes de « la diplomate » sont bientôt ébranlées par l’assassinat d’une jeune instagrammeuse, dont Andermann n’a pas pris au sérieux les menaces, ce qui entraine sa mutation à Istanbul où les choses deviennent autrement plus compliquées.
Confrontée au système autocratique d’Erdogan, elle doit assumer son rôle de représentante de l’État allemand qui se veut exemplaire en matière des droits de l’homme sans pour autant l’être complètement. S’inspirant de l’histoire vraie de la journaliste allemande Meşale Tolu, arrêtée à Istanbul en 2017, Lucy Fricke dénonce la brutalité avec laquelle le gouvernement turc s’en prend aux dissidents mais aussi le jeu pas toujours très net que mènent les diplomates allemands avec les autorités turques.
Un sujet délicat que l’auteure illustre à travers le destin de Baris, étudiant en économie à Berlin qui se fait arrêter en rentrant à Istanbul où sa mère, une commissaire d’exposition germano-kurde a été récemment emprisonnée pour avoir montré « des images que le gouvernement ne voudrait pas voir. » Déjà compliqué à résoudre par les moyens diplomatiques, le cas de Baris s’aggrave lorsque l’ambassade allemande révèle au gouvernement turc sa participation à une manifestation en soutien aux dissidents kurdes. Une manifestation d’une dizaine de personnes à peine, ayant eu lieu à Berlin il y a 5 ans. Des faits plutôt insignifiants mais dont les autorités turques s’emparent aussitôt pour monter un dossier à charge contre Baris…
« Je ne voulais pas croire que ces informations venaient de notre ambassade et j’aurais voulu m’enterrer sous mon propre consulat », s’indigne la diplomate qui va devoir progressivement faire face à un dilemme moral et politique, passionnant à suivre pour le lecteur et dont la gravité est atténuée par l’humour de l’auteure.« Dans ce roman Lucy Fricke montre une nouvelle fois son talent de conteuse en décrivant la beauté d’Istanbul non sans masquer la dure réalité politique de ce pays », écrit la Frankfurter Allgemeine Zeitung. En pointant les limites de la diplomatie à l’aune des relations germano-turques elle fait en effet preuve de courage. Un courage d’ailleurs non sans risques concrets pour elle, les autorités turques lui ayant formellement déconseillé de se rendre en Turquie jusqu’à nouvel ordre.
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13.05.2021 à 11:05
Matheo Malik
Favoriser l'emploi ne rime pas forcément avec faire baisser la pauvreté : une étude récente du consortium "Working, Yet Poor" pointe des facteurs d'inégalités touchant en majorité les travailleuses femmes. Elle indique qu'il est temps de conjuguer l'effort pour lutter contre les inégalités de genre au prisme de la lutte contre les inégalités socio-économiques.
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Travailler tout en étant pauvre : en Europe, cela arrive davantage aux femmes qu’aux hommes. Une étude du consortium Working, Yet Poor (WorkYP) 1, composé de onze partenaires, huit universités et trois institutions s’occupant de droits sociaux, et financé par le programme Horizon2020, a récemment résumé dans un rapport l’état des lieux du phénomène de la pauvreté laborieuse dans l’Union européenne. Cet article résume ses principales conclusions.
Depuis des décennies, l’Union lutte contre la pauvreté au moyen de politiques et de stratégies visant à lutter contre le chômage ou l’inemployabilité. La première stratégie européenne pour l’emploi 2 a fixé des objectifs minimaux dans tous les États membres en 1997, et la stratégie de croissance UE2020 suit la même approche et fixe un objectif de seuil d’emploi minimal de 75 % pour tous les États membres.
Une telle approche a sans doute contribué à créer une image opposant la pauvreté au travail, et à instaurer l’idée que si la pauvreté existait toujours, c’est que nous n’avions pas encore créé suffisamment d’emplois. Toutefois, si l’on considère la tendance socio-économique croissante des travailleurs et travailleuses menacés de pauvreté ou vivant sous le seuil de pauvreté, une telle perspective est insuffisante.
Les statistiques montrent que le phénomène de la pauvreté laborieuse comporte une dimension de genre. Les causes qui rendent les femmes plus vulnérables sont nombreuses et variées, et se retrouvent dans les relations de pouvoir institutionnalisées dans les organisations clés de nos sociétés : les institutions politiques, les organisations économiques et la sphère des relations privées.
Les femmes sont victimes de ségrégation dans certains secteurs du marché du travail. Une étude de l’EIGE 3 rapporte qu’elles représentent 86 % de la main-d’œuvre employée dans le secteur de la santé et 93 % dans les services de garde d’enfants et l’enseignement, ce qui renforce le préjugé selon lequel les femmes sont naturellement plus enclines aux travaux de soins, même lorsqu’ils sont rémunérés. En fait, 44 % des Européens pensent que le rôle le plus important pour une femme est de s’occuper de son foyer et de sa famille, tandis que 43 % pensent que la chose la plus importante pour un homme est de gagner de l’argent 4. De fait, même dans les secteurs mentionnés ci-dessus, les femmes n’occupent pratiquement jamais de poste à responsabilité.
Le type de contrat a également un effet profond sur le phénomène de la pauvreté laborieuse, au détriment des femmes. Si l’incidence du travail temporaire ne présente pas d’écart significatif, se situant à 13,6 % pour les hommes et 14,7 % pour les femmes au niveau de l’Union 5, les femmes employées à temps partiel sont beaucoup plus nombreuses que les hommes, 30,2 % contre 8,5 % 6. Alors que la différence entre le taux d’emploi des femmes et des hommes dans l’Union européenne était de 11,5 % au troisième trimestre 2020 7.
Les chiffres ci-dessus s’ajoutent à un écart de rémunération entre les sexes qui s’élève à 14,1 % en Europe et qui s’aggrave à l’âge de la retraite, atteignant 30 % 8.
En résumé, les femmes en Europe travaillent dans peu de secteurs, elles sont fortement liées au stéréotype qui les considère comme naturellement enclines au travail de soins, elles occupent rarement des rôles décisionnels dans les organisations où elles travaillent, elles travaillent souvent à temps partiel pour concilier vie et travail, et elles sont moins bien payées. Il s’agit du work-in poverty : travailler, parfois même de longues heures, tout en étant exposé au risque de pauvreté.
Le paradoxe est que, d’une part, les travailleuses risquent davantage d’occuper des emplois sous-payés et sous-qualifiés et sont plus susceptibles d’être employées dans le cadre de contrats atypiques ; d’autre part, ces désavantages ne sont pas comptabilisés dans la position socio-économique des femmes, car la pauvreté au travail est mesurée en fonction des ressources globales du ménage. Ainsi, l’inégalité du pouvoir économique et décisionnel entre les membres du ménage – indépendance économique et charge des soins – est négligée, en s’appuyant sur une redistribution supposée équitable des ressources au sein du ménage.
Au contraire, dans près de la moitié des États membres de l’Union, les femmes passent au moins deux fois plus de temps que les hommes à s’occuper de leurs enfants et du foyer 9. Le nombre d’heures hebdomadaires consacrées aux soins non rémunérés varie pour les femmes, d’un maximum de 50 heures en Autriche à un minimum de 24 heures en Grèce. Pour les hommes, elle varie de 29 heures en Suède à 10 heures en République tchèque.
Les personnes les plus exposées au risque de pauvreté laborieuse sont celles qui vivent dans un ménage avec des enfants, et les mères travailleuses les plus pauvres sont souvent des mères célibataires – qui, selon les dernières données d’Eurostat, représentent en moyenne 14 % de tous les ménages des 27 États-membres – ou des parents dans des couples avec trois enfants ou plus (13 %) 10.
Les services de garde d’enfants ne sont pas au même niveau dans toute l’Union et l’insuffisance de ces services empêche de nombreuses mères de réintégrer rapidement le marché du travail, augmente les coûts et réduit les possibilités d’avoir des enfants 11. Seuls 13 États membres ont atteint l’objectif de Barcelone, à savoir que 33 % des enfants de moins de 3 ans fréquentent des structures d’accueil.
La transformation en cours du modèle dominant, où l’homme est le seul soutien de famille, évolue progressivement vers un modèle à double revenu. Un phénomène dont les répercussions économiques de la pandémie de Covid-19 font aujourd’hui l’objet d’un examen approfondi. Cette tendance a toutefois conduit à la croyance qu’une répartition plus équitable des ressources économiques pouvait être réalisée assez facilement 12. En effet, en 2010 (le chiffre, bien qu’assez ancien, est toujours pertinent), 21 % des ménages hétérosexuels européens dépendaient exclusivement du revenu du partenaire masculin et 37 % des femmes contribuaient moins que les hommes.
Pour les raisons énumérées ci-dessus, pendant la pandémie de Covid-19, les hommes et les femmes n’ont pas été absents du travail pendant la même durée 13. Les proportions les plus importantes se situaient en Lituanie (17,1 % de femmes et 6,5 % d’hommes), en Hongrie (13,2 % et 5,5 %), en Pologne (12,1 % et 5,1 %) et en Lettonie (12,0 % et 5,0 %). Dans aucun des États membres, à l’exception de Chypre, il n’y a eu d’équivalence, et ce toujours au détriment des femmes. Enfin, selon les données de l’Institut statistique Italien (ISTAT) en 2020 14, depuis février dernier, 426 000 emplois ont été perdus en Italie en raison de l’urgence sanitaire : au cours du seul mois de décembre 2020, 101 000 emplois sont partis en fumée, dont 99 000 occupés par des travailleuses.
Dans le scénario ci-dessus, l’accès aux services de planning familial et à l’avortement n’est pas seulement un droit des femmes, mais aussi une question de justice socio-économique, et rendre ces services disponibles, gratuits et sûrs d’un point de vue pratique et pas seulement législatif est l’une des clefs pour lutter contre la pauvreté laborieuse. En Italie, par exemple, seuls 64,9 % des hôpitaux disposent d’un département d’obstétrique et de gynécologie ou uniquement de gynécologie, qui pourrait pratiquer des avortements 15. En 2018, le pourcentage de gynécologues objecteurs de conscience dans le pays a atteint 69 % et celui des anesthésistes 46,3 %.
La maternité non planifiée pourrait affecter le positionnement d’une femme dans le contexte socio-économique. En particulier, dans une période de crise (comme celle donnée par la pandémie de Covid-19) où la discrimination augmente, garantir des services de planification familiale est essentiel non seulement du point de vue de l’égalité des sexes, mais aussi pour les besoins du marché du travail, qui pourrait perdre des talents à un moment critique.
Enfin, nous devons ajouter un élément supplémentaire à l’analyse. Pour analyser la pauvreté sur le marché du travail dans une perspective de genre, il faut observer la réalité des expériences des femmes, en se gardant de simplifications commodes. Les femmes ne constituent pas un groupe indistinct et homogène. La dimension du genre est imbriquée avec d’autres dimensions qui constituent nos identités : l’origine géographique, l’identité de genre, l’orientation sexuelle, la classe socio-économique, le handicap. Celles-ci sont souvent combinées en un réseau dense d’oppressions qui affaiblissent l’action d’une personne et limitent ses possibilités d’échapper à la violence et à la pauvreté : rendre ce réseau invisible revient à mettre en œuvre des politiques moins efficaces.
Toute politique visant à réduire la pauvreté et à créer un marché du travail plus équitable doit tenir compte de cette complexité et en faire un élément central. L’alternative est de traiter la pauvreté en surface, d’augmenter les emplois sans toucher aux inégalités structurelles qui les traversent : changer quelque chose sans rien changer.
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08.05.2021 à 17:55
Matheo Malik
Le 28 avril, la Cour constitutionnelle équatorienne a dépénalisé l'avortement en cas de viol. En situant cet événement dans la continuité de la légalisation de l'avortement en Argentine en décembre dernier et au milieu du renforcement des restrictions à la suite de la deuxième vague de la pandémie en Argentine, Ingrid Beck nous propose une réflexion sur les deux outils – le féminisme et l'humour – qui ont rendu l’année 2020 plus supportable et qui, finalement, se présentent comme deux discours clés pour, même dans un contexte de crise sanitaire, ne pas cesser de questionner, de défier et de mettre en échec le pouvoir établi.
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Ingrid Beck est journaliste et militante féministe. Elle a fondé le magazine satirique Barcelona et a été l’une des voix qui ont appelé en 2015 à la première manifestation Ni Una Menos, qui a commencé comme un cycle de lectures pour devenir rapidement une mobilisation de masse. L’année 2020 s’est achevée sur deux nouvelles fondamentales dans ces deux domaines. Le 22 décembre, la Cour suprême argentine a rendu un arrêt en faveur du magazine susmentionné, annulant la condamnation à des dommages et intérêts dont il avait fait l’objet à la suite d’un procès civil intenté par Cecilia Pando (connue dans le pays pour être une personnalité publique qui a défendu la dernière dictature militaire) après la publication, en 2010, d’un photomontage que la plaignante considérait comme offensant pour sa personne 1. Un peu plus d’une semaine plus tard, le Sénat a approuvé la légalisation de l’avortement, et le féminisme argentin a obtenu un triomphe historique 2.
Le 28 avril, quelques semaines avant l’investiture du président élu Guillermo Lasso, ouvertement anti-avortement, la Cour constitutionnelle équatorienne a dépénalisé l’avortement en cas de viol. Les images des manifestations des groupes féministes, remplies de foulards verts, invitent à penser cet événement en continuité avec la légalisation de l’avortement en Argentine en décembre dernier. Le féminisme apparaît en Amérique latine comme une forme clé de contre-pouvoir, capable de transcender les frontières des partis et les frontières géopolitiques. Ainsi, alors que la deuxième vague de la pandémie de Covid-19 oblige le gouvernement d’Alberto Fernández à renforcer les restrictions dans le pays du Cône Sud, Ingrid Beck nous propose une réflexion sur deux outils – le féminisme et l’humour – qui ont rendu 2020 plus supportable et qui, finalement, se présentent comme deux discours clés pour, même dans un contexte de crise sanitaire, ne pas cesser de questionner, de défier et de mettre en échec le pouvoir établi.
Avec Barcelona, nous avons toujours considéré la satire comme une forme de récit, comme une ressource, comme un genre. Mais je préfère parler de la satire comme une ressource, alors que la parodie, elle, me semble plus être un genre : je comprends la satire comme une ressource, un outil pour pouvoir parler de certains sujets et essentiellement pour déranger les pouvoirs en place. Il me semble que c’est l’objectif ; utiliser la combinaison de la parodie et de la satire pour offenser, pour déranger. Disons que c’est censé être humoristique, mais la satire ne fait pas nécessairement rire, elle peut aussi causer l’indignation. Elle a ce mérite. Ce n’est pas une blague, ce n’est pas censé être juste drôle. J’aime la façon dont nous a définis à l’époque, Adolfo Castelo, qui nous a « découverts » lorsque le magazine a commencé à sortir. Quatre numéros après la sortie indépendante du magazine, Castelo nous a appelés pour travailler avec lui et nous a dit que lorsqu’il nous a connus, il cherchait quelque chose comme ça, quelque chose qui, plutôt que de faire rire le lecteur, lui ferait dire : « quels enfoirés ! ». Ce sentiment, un peu de douleur, un peu d’indignation, et aussi de rire ou de ne pas prendre les choses au sérieux.
Ce qui se passe aussi, c’est que pour travailler sur la satire, et surtout sur la parodie, il faut le faire sérieusement, sinon ce n’est pas drôle. Sinon, cela ne fonctionne pas. Et, ce qui est plus important, du moins de notre point de vue, c’est que la satire doit déranger, ou du moins elle doit faire de l’humour contre le pouvoir et non contre les vulnérables ou les faibles, sinon ce n’est pas drôle, ce n’est pas satirique, c’est cynique. Certains diront que c’est faux, mais pour moi la satire conservatrice n’existe pas.
Pour moi, c’est central. La réponse à la question de savoir s’il y a des limites à l’humour est stérile car la réponse est non, il n’y a pas de limites. Les limites sont fixées par chacun, il n’y en a pas et il ne devrait pas y en avoir. Mais ce qui se passe, c’est que ce n’est pas la même chose pour le magazine Barcelona de faire une satire sur un président que pour un président de se moquer de ceux qu’il gouverne. Nous parlerions de satire pour l’un et comme vous l’avez dit, de moquerie pour l’autre voire d’irrespect.
Dans ce cas, la frontière est très mince. Ce que je vais dire est un peu vieux jeu, mais les débats commencent lorsque l’émetteur est, par exemple, un journal comme Charlie Hebdo, qui est un journal supposé être progressiste, de gauche, etc. Après cela, il n’y a plus de discussions. La limite est avec l’exemple que je vous ai donné auparavant. Là, il n’est pas question de savoir si c’est quelqu’un qui le fait depuis une situation de pouvoir. Il se trouve que si la critique est celle de la communauté islamique en France et qu’elle est faite par un magazine dont la majorité est composée de blancs, de cis, de catholiques, on pourrait penser qu’elle est faite depuis une position de pouvoir. Mais dans le cas de Charlie, la frontière est plus diffuse ; je n’ai pas cependant d’opinion arrêtée sur cette polémique.
En revanche, il faut penser au contexte. Par exemple, comme je l’ai dit récemment dans une interview, l’affaire Cecilia Pando n’était pas de la violence de genre, mais je pense que la couverture de Noticias sur Cristina [Fernández de Kirchner] 3 l’était. Je le mettais en contexte, je parlais du contrat de lecture, ce que dit l’arrêt : Noticias n’est pas un magazine de fiction, il n’est pas humoristique, il n’est pas un magazine satirique. Ainsi, le contexte dans lequel cette couverture est lue est très différent du contexte de la couverture arrière de Barcelona, où il est clair que ce contexte est celui de Barcelona.
C’est la question clé que nous nous posons à Barcelona, que nous nous sommes toujours posée et que nous continuons à poser. Que dis-je ? Que disons-nous avec cela ? Là est la question, là est la limite. Qu’est-ce que je dis, à qui je le dis, quelle est la ligne que je rabaisse ? Parce que des blagues vous pouvez en faire des tas, l’enjeu est ce que vous dites et la satire a une composante politique très importante, c’est pourquoi il est fondamental de réfléchir à ce que nous disons et à qui nous le disons. Au-delà de ce que les lecteurs vont comprendre – ce qui est absolument incontrôlable – l’important est d’être clair sur ce que nous, nous voulons dire.
En effet, ce n’est pas spontané, c’est pensé, convenu, travaillé.
Parce qu’il est très offensif et qu’il est bon qu’il le soit puisque c’est sa mission, sa fonction. S’il offense ceux qui doivent être offensés, alors quelque chose a été bien fait. Si ce n’est pas poignant, ça ne fonctionne pas.
Elle n’en parle dans aucune de ses présentations et je pense qu’elle s’accroche à cela parce qu’elle n’a rien à dire. C’est la dernière instance, elle ne peut plus rien faire et en réalité, sa référence au machisme n’est pas justifiée ; je ne suis pas du tout d’accord avec cela. Quant à savoir si nous ferions à nouveau cette couverture aujourd’hui, il est difficile d’y penser. La vérité est que ces magazines de sadomasochisme dont nous parlons inondaient les kiosques à journaux en 2010. Il y avait donc une forte référence à parodier. Au-delà du fait qu’elle s’était effectivement enchaînée, il y avait beaucoup de références croisées. Aujourd’hui, ces magazines n’existent plus, puisqu’il n’existe presque plus de magazines. Il n’y aurait pas de parodie possible de ces magazines aujourd’hui car ils n’existent plus, de sorte que cette couverture arrière ne se ferait probablement pas aujourd’hui. Pas à cause d’une question de genre – bien que ces magazines ne se vendent probablement plus ou ne sont plus exposés pour cette raison – mais plutôt à cause de tout ce qui se passe en Argentine et dans le monde en ce qui concerne les progrès des questions de genre.
Oui, il est très difficile d’y penser en termes de dystopie ou d’uchronie.
C’est un classique des mouvements conservateurs, bien qu’il ne leur soit pas exclusif : s’approprier certains récits du progressisme pour les utiliser à leur manière, les avaler et les vomir avec le foulard bleu. Il me semble que c’est une stratégie discursive très intéressante dont nous, les progressistes, devrions probablement tirer des leçons.
D’une part, il me semble que dans certains cas, il s’agit d’opportunisme électoral et rien de plus, cela n’a rien à voir avec une quelconque conviction. D’autre part, il y a une grande dispute au sein du féminisme, à savoir le féminisme libéral contre le féminisme populaire, et c’est une discussion qui n’a pas été réglée et qui ne le sera jamais. Les féminismes libéraux existent. Certains peuvent dire que ce ne sont pas des féminismes, je ne sais pas. Je n’ose pas entrer dans cette discussion mais ce que je crois c’est que, du moins en Argentine, l’alliance entre les féminismes libéraux et populaires a été très importante par exemple pour la légalisation de l’avortement. Je parle donc des femmes qui se disent féministes et qui prennent également des mesures pour défendre publiquement l’égalité des droits entre les hommes et les femmes. Je ne parle pas des conservatrices qui parlent de violence de genre et autres alors qu’en réalité il n’y a aucune conviction dans ce qu’elles disent. Différencions ceux qui s’approprient les récits et continuent à être conservateurs de ceux qui militent pour le féminisme mais avec d’autres convictions. Je ne m’identifie pas à ces féminismes libéraux, cependant beaucoup de ces femmes sont celles qui occupent les espaces de décision et prennent souvent des décisions qui bénéficient aux femmes de toutes les classes sociales. Il me semble donc que ces alliances sont importantes et qu’il est bon de pouvoir les articuler.
Oui, il me semble que c’est une question que de nombreuses camarades soulèvent. Je ne le pense pas car l’appropriation des discours du progressisme, dans ce cas le féminisme qui est un mouvement – du moins en Argentine – fondamental au sein du progressisme, constitue une base très importante. Lorsque les secteurs conservateurs s’approprient ces discours et qu’ils le font bien, ils génèrent également une réaction contre les féministes et les féminismes, et ce sont des attaques très concrètes. Ici, par exemple, l’année dernière, lorsqu’ils ont commencé à parler de ce qui allait être fait avec les prisonniers dans les prisons à cause du Covid, pendant plusieurs jours la tendance sur Twitter était « où sont les féministes » ; la fausse nouvelle était qu’ils allaient libérer des violeurs et que les féministes ne se manifestaient pas. La revendication des féministes est venue de secteurs hyper-réactionnaires dont le premier et dernier objectif est la résistance au progressisme. Ce sont des appropriations du discours pour le transformer en réaction et pour discipliner. Finalement, ce sont des attaques à la démocratie.
Quant à savoir s’il pourrait y avoir une érosion, je pense que lorsque les mouvements sociaux sont si forts, il serait difficile de dire que non. Mais je pense que l’appropriation des filles avec des t-shirts disant « Je suis féministe » qui reflètent la consommation de masse, est formidable. Nous sommes sortis du placard, c’est ce qui s’est passé avec Ni Una Menos. Avant, celles qui se réclamaient du féminisme étaient des organisations de la société civile, progressistes et ayant une histoire de lutte, puis à partir de Ni Una Menos, et pendant les cinq années suivantes, les féminismes n’ont cessé de croître. Mais c’est parce qu’ils sont devenus transversaux et que leur entrée sur le marché de la consommation de masse est inévitable. Ce qui compte, c’est qu’il ne vous avale pas.
De plus, il y a des secteurs conservateurs qui savent très bien travailler avec les récits du progressisme et nous laisser sans certains mots qui sont importants pour nous. Parce que c’est aussi une question absolument générationnelle de permettre l’entrée, d’ouvrir nos bras pour qu’ils viennent et en tout cas faire plus tard de la pédagogie.
C’est par exemple le cas de l’utilisation du mot « vie » dans la discussion sur la légalisation de l’avortement. L’utilisation de grandes abstractions était de leur côté en 2018. Pour 2020, nous étions vivifiés, mais il nous a fallu un certain temps pour revoir les discours en interne et pour penser que si nous voulions convaincre plus de gens, nous ne pouvions pas continuer à utiliser le discours militant. Nous devions être capables de penser d’autres stratégies discursives, d’autres stratégies narratives pour atteindre ces audiences qui n’étaient pas décidées. Je fais référence aux décideurs et décideuses et à la société en général. Je pense que c’est intéressant et il y a des gens qui étudient le phénomène des narratifs. Mais oui, le mot « vie » est un exemple et le mot « santé » aussi. Tous ces mots avaient été laissés du côté des conservateurs et de notre côté se trouvaient des mots très militants : le droit de décider, le droit de décider de notre corps, l’autonomie. Beaucoup de mots qui, pour moi, sont très précieux mais qui sont excluants. Réviser nos récits, nos discours, nos stratégies ne signifie pas baisser une quelconque bannière militante, cela implique de toucher d’autres publics.
Nous étions justement en train de revoir le document de Ni Una Menos de 2015 pour un podcast et il y a des exemples concrets de ce dont nous parlons. J’en parle parce que pour l’Argentine, c’était une étape fondatrice et nous avons décidé à l’époque de ne pas mettre le mot « avortement » dans le document, parce que nous pensions que cette mobilisation devait être vraiment massive et transversale. Nous savions que, tôt ou tard, la demande pour l’avortement allait être massive, mais à ce moment-là, il nous a semblé que pour les publics auxquels nous nous adressions, le mot « avortement » pouvait être excluant. On a donc opté pour « le droit de dire non à une grossesse non désirée » ou quelque chose comme ça, je ne me souviens plus exactement. Les droits sexuels et reproductifs figuraient dans les revendications, mais le mot « avortement » n’y figurait pas. Il me semble que ce sont des stratégies discursives fondamentales pour pouvoir se transformer en un mouvement de masse.
La même chose se produit ici avec le langage inclusif. Il génère également beaucoup de rejets dans de nombreux secteurs. Si vous mettez quelque chose en inclusion, quoi que vous alliez dire plus tard, personne ne l’écoute ou ne le lit parce qu’ils s’en tiennent au « e ». Le féminisme que je préfère est donc celui qui est transversal et qui touche le plus grand nombre de personnes possible. Je comprends qu’il existe des espaces où le langage inclusif est pertinent et d’autres où il ne l’est pas. Dans un média de masse, vous ne pouvez pas l’utiliser car vous perdez aussi des lecteurs.
Il y a différentes versions sur l’origine, je ne m’en souviens pas. C’est maintenant une légende et je me suis retrouvée avec le slogan déjà formé. Je crois qu’il s’agit d’un poème d’une poétesse latino-américaine, une poétesse mexicaine qui parle des femmes de Ciudad Juárez, mais je ne suis pas sûre. Le slogan n’est pas né le 3 juin, il était antérieur, il est issu de certaines lectures qui ont eu lieu à la Bibliothèque nationale sur les féminicides. C’est un slogan qui, comme vous le dites, en plus d’être disruptif, est actif. Il y avait d’autres options comme « ils nous tuent », « arrêtez de nous tuer » et il nous a semblé que « pas une de moins » était un slogan plus actif. Pas une femme de moins, c’est ce que nous recherchons. Il me semble que cela a à voir avec cela, avec l’idée qu’il doit s’agir d’un slogan actif et non d’un slogan passif.
Je pense que cela a un impact. Au Chili, le débat a déjà commencé. Il avait été présenté en 2018, mais il n’a pas passé le cap. Au moins, la condition de genre commence à être débattue au Congrès chilien. En Colombie également, un procès a été intenté devant la Cour. La question se propage en Amérique latine. L’Argentine a tendance à être un endroit vers lequel se tournent beaucoup de regards en terme d’expansion des droits, donc nous espérons que oui, ce sera un exemple pour la région. Ce qui se passe, c’est qu’il y a des femmes qui sont dans une situation vraiment inégalitaire ; il y a des pays où elles sont beaucoup plus mal loties que nous. L’Argentine est le premier grand pays de la région à légaliser l’avortement, les autres étant des pays plus petits, comme l’Uruguay, Cuba, la Guyane française. Tous ces pays sont peu peuplés et n’ont pas une grande importance stratégique. En outre, l’Argentine a toujours été, en termes d’élargissement des droits et de mobilisation populaire, très importante en Amérique latine et dans toute la région. De ce fait, certaines personnes sont inquiètes ; Bolsonaro a tweeté contre, il s’est visiblement senti un peu menacé. López Obrador en a également parlé. Heureusement, cela a des répercussions et le foulard vert est utilisé dans toute l’Amérique latine, ce qui est très enthousiasmant.
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