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21.11.2024 à 18:41

Face à Poutine et après Trump, européaniser la dissuasion française ?

Matheo Malik

La guerre d’Ukraine a ouvert un nouveau contexte stratégique et établi un nouveau modèle pour les conflits d’agression que la Russie pourrait mener à l’avenir face à l’espace européen.

Alors que l’Europe se prépare à entrer dans la deuxième ère Trump, la France doit trouver les moyens d’éviter à la fois la guerre et la soumission.

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Texte intégral (7866 mots)

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La guerre d’Ukraine, par sa durée et l’ampleur des pertes que subissent les belligérants, marque le retour en Europe des conflits conjuguant ampleur et durée, destructions matérielles et pertes humaines avec, pour un des deux belligérants, un enjeu de survie nationale. Alors que la nation ukrainienne lutte pour son existence face à l’agression russe, la France semble doublement à l’abri d’un tel risque.

D’une part grâce à sa situation « d’île stratégique » qui la voit en paix durable et confraternelle avec l’ensemble du continent européen, ce qui lui confère une profondeur stratégique historiquement inédite. D’autre part, grâce à sa dissuasion nucléaire nationale autonome qui la prémunit contre tout anéantissement ou chantage nucléaire. Pour autant, la France est profondément impliquée dans la défense de cet espace européen au sein duquel elle vit une communauté de valeur et de destin avec ses voisins, partenaires et alliés. Mais dans ce contexte, la dissuasion nationale autonome n’est pas une panacée, et le contexte du retour durable d’une Russie agressive et expansionniste crée de nouvelles situations à risque que son modèle de forces actuel ne permettrait pas toujours d’affronter. Notamment en raison de la prolongation potentielle des crises, mais aussi d’un ordre international bien moins binaire et plus économiquement complexe que dans les années de la Guerre froide.

Si les dirigeants français admettent volontiers à travers leurs déclarations depuis les années 1970 qu’une part des « intérêts vitaux » du pays se situe en Europe, force est de constater que la France serait bien incapable, dans le format actuel, d’européaniser sa dissuasion de manière crédible et efficace pour s’ériger en protectrice de dernier ressort de l’intégrité de l’espace européen. Surtout dans un contexte conjuguant crise conflictuelle longue, escalade lente et doutes sur l’engagement américain : trois hypothèses probables à court ou moyen terme. La conséquence est qu’il faut sans doute admettre que les intérêts de la France en Europe ne sont pas « à ce point vitaux » pour que celle-ci puisse offrir une garantie de sécurité avec son seul arsenal nucléaire actuel — qui la verrait prête à « risquer Paris pour Vilnius ».

Il faut donc l’admettre, l’hypothèse d’un conflit conventionnel existe face à la Russie, dont l’escalade pourrait et devrait être maîtrisée. Il faudrait ainsi pouvoir mener celle-ci dans la durée, en coalition, avec l’appui de forces nucléaires françaises « différentes » pour un meilleur épaulement avec les forces conventionnelles. Un point de vue, pour l’heure, résolument hérétique, mais qui découle d’une modification profonde du contexte stratégique.

Une dissuasion française historiquement cohérente

Les fondements de la dissuasion nucléaire française, de la doctrine aux composantes et moyens, reposent en grande partie sur le traumatisme de juin 1940 et servirent son édification pendant la guerre froide, comme une continuité de « l’esprit de résistance » 1. Il s’agissait — et c’est toujours le cas — alors d’éviter le retour d’une situation menaçant la survie même de la France en tant que nation, sans avoir à dépendre du bon vouloir d’un allié anglo-saxon, ni devoir revivre les épouvantables sacrifices humains et matériels des conflits mondiaux. L’arme nucléaire, de par sa puissance, apporta à la fois la menace la plus totale et la solution la plus radicale à l’enjeu central de la défense nationale  : survivre en tant que nation 2. La défaite de Dien Bien Phu en 1954 et la crise de Suez en 1956 confirmèrent du point de vue de Paris le caractère à minima aléatoire de l’alliance américaine et la nécessaire indépendance absolue des moyens d’assurer la survie nationale 3.

L’hypothèse d’un conflit conventionnel existe face à la Russie.

Stéphane Audrand

Avec le développement d’un arsenal crédible, doté de composantes variées, d’une capacité de frappe en second et d’un volume suffisant pour infliger des « dommages inacceptables » à toute puissance quelle que soit sa taille et sa profondeur stratégique, la France se dota d’une « assurance vie » autonome. Celle-ci protège son territoire national et sa population d’une élimination brutale, sans discontinuer depuis 1964 (première prise d’alerte des FAS) et de manière très robuste depuis 1972 (première patrouille de SNLE). Sur le plan doctrinal, une pensée française riche et complexe, incarnée par les généraux Ailleret, Beaufre, Gallois et Poirier, permit de jeter les fondements d’une dissuasion nucléaire autonome, « tous azimuts », strictement défensive — seule justification de l’arme atomique nationale. Une dissuasion centrale dans le modèle des forces militaires françaises, ce que synthétisa pour le grand public le premier Livre blanc de 1972 4.

Pour la France, depuis plus de 50 ans, l’hypothèse d’un conflit majeur en Europe est systématiquement liée à un dialogue dissuasif s’appuyant sur l’arme nucléaire nationale. Face à la nécessité de prévenir le contournement « par le bas » de l’arsenal nucléaire, de témoigner de la solidarité de la France envers ses alliés et de pouvoir justifier, le cas échéant aux yeux du monde, de l’opinion française, et de l’adversaire l’ascension aux extrêmes nucléaires, la France avait articulé à partir des années 1970 son corps de bataille en Allemagne autour de l’idée que son engagement forcerait « l’ennemi » (forcément soviétique mais sans le nommer) à « dévoiler ses intentions » 5. Il s’agissait de faire face à toutes les hypothèses de crise, depuis l’option extrême d’un assaut massif du Pacte de Varsovie sur l’Europe occidentale jusqu’aux hypothèses d’attaques limitées aux frontières de l’OTAN (prise de gage territorial), ou d’une opération de contournement de la lutte armée par l’URSS qui ressemblerait au « coup de Prague » de 1968.

L’engagement hors de France du corps de bataille français composé d’appelés du contingent était alors la manifestation tangible de la détermination politique de Paris ainsi que la justification possible du recours à l’arme nucléaire « tactique », non dans une optique de bataille devant être gagnée, mais plutôt de signalement que la France, après avertissement, serait prête à toutes les options, y compris les plus extrêmes. À aucun moment il ne s’agissait dans l’esprit de « gagner » militairement contre le Pacte de Varsovie, ni même de « durer » en conflit, mais plutôt de restaurer, in extremis, un dialogue politique au bord du gouffre, en assumant le fait de contribuer si nécessaire à l’escalade pour ne pas laisser s’installer un conflit d’usure, destructeur, qui ramènerait les souvenirs de Verdun à l’ombre d’Hiroshima. Le choc avec la superpuissance soviétique ne pouvant déboucher sur une victoire conventionnelle à un prix acceptable, seule la dissuasion apportée par une promesse d’anéantissement mutuel devait pouvoir faire reculer Moscou.

Cet édifice national — doctrinal et capacitaire — qu’est la dissuasion reste, en 2024, d’une surprenante cohérence et globalement d’une saisissante validité. Toutefois, les conditions politiques et militaires « à l’est du Rhin » ont profondément évolué depuis 1991, de même que le modèle des forces de l’armée française, conventionnelles et nucléaires. La dissuasion était devenue après la chute du mur de Berlin réellement « tous azimuts » dans un contexte où aucune puissance hostile ne menaçait réellement la France et où l’hypothèse d’une attaque par armes de destruction massive était réduite à la lubie plus ou moins rationnelle du dirigeant d’un petit État « voyou » ou d’une organisation terroriste. Cet apaisement du contexte stratégique, propice au désarmement et à la maîtrise des armements, a contribué à ramener le format de l’arsenal nucléaire français à un étiage, strictement suffisant pour maintenir une capacité crédible permanente et constituer une assurance vie face à l’impensable, tout en maintenant pour l’avenir des savoir-faire et des capacités (notamment humaines) qui pourraient se perdre en un an, mais mettent trente ans à être (re)créées.

En parallèle, le succès du projet européen a fait de la France une « île stratégique ». Alors que le corps de bataille français se justifiait par la présence de milliers de chars du Pacte de Varsovie à quelques centaines de kilomètres des frontières françaises, l’adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne des anciens pays vassaux de Moscou, leur émancipation démocratique et leur adhésion à un espace européen uni et étroitement intriqué sur le plan économique et culturel, a donné à la France une profondeur stratégique importante au sein d’un espace pacifié qui ne semblait plus menacé par la Russie. Cette évolution très favorable a pleinement justifié les « dividendes de la paix », la professionnalisation des forces françaises, la réduction de leur format, leur transformation expéditionnaire, l’abandon de l’idée de corps de bataille en Europe et, plus largement, de défense territoriale. Elle a aussi justifié le renoncement aux forces nucléaires tactiques qui assuraient le « tuilage » entre l’engagement du corps de bataille et l’ascension au seuil thermonucléaire. Tout cela était cohérent et adapté au contexte, et ne remettait pas en cause les équilibres de la dissuasion — jusqu’en 2022.

La France pouvait sereinement maintenir un arsenal pour sa seule défense, régulièrement professer publiquement le caractère européen de ses intérêts vitaux 6 et douter, à l’occasion, de la sincérité de l’engagement américain en Europe. Sans avoir pour autant à s’interroger réellement sur les scénarios possibles qui pourraient la voir s’engager concrètement au profit de ses voisins d’Europe centrale et orientale avec sa dissuasion en cas de défaut américain, ni investir dans des capacités conventionnelles d’ampleur pour les épauler le cas échéant. La menace était objectivement faible et l’allié américain toujours présent et en apparence fiable pour se contenter d’une rhétorique théorique. Or l’agression de l’Ukraine que mène la Russie depuis 2014 et qu’elle a choisi de transformer en conflit majeur depuis février 2022 illustre les nouvelles formes que pourrait prendre une agression russe contre une partie des alliés et partenaires européens de la France. Une agression qui pourrait prendre en défaut un modèle français pensé pour des crises « courtes, fortes et proches ».

Un modèle pensé pour les « crises courtes, fortes et proches »

L’hypothèse centrale commune à tous les scénarios de la guerre froide était celle d’une crise courte. L’idée que le choc avec le Pacte de Varsovie ne durerait pas était absolument centrale. Elle se fondait sur la préparation des deux camps, sur l’ampleur de leurs moyens militaires nucléaires et conventionnels et sur le caractère idéologique de leur opposition. Pour la France, la menace était très proche. Les plans soviétiques situaient la frontière française à moins de dix jours de combat 7. Dans ces conditions, en cas d’attaque surprise appuyée par des frappes nucléaires tactiques, toute mobilisation nationale était illusoire et le « rouleau compresseur » soviétique ne pourrait que difficilement être freiné. Méfiants envers la crédibilité de l’hypothèse de représailles nucléaires américaines, les Français avaient taillé leur dispositif après leur retrait du commandement intégré de l’OTAN pour que les forces françaises de bataille soient toutes entières déployées en Allemagne et soient à la fois la seule unité de réserve de l’Alliance et le seul rempart « conventionnel » du pays, avec comme but de manœuvre l’ambition non de vaincre, mais de tester la détermination de l’ennemi 8.

L’agression de l’Ukraine que mène la Russie depuis 2014 et qu’elle a choisi de transformer en conflit majeur depuis février 2022 illustre les nouvelles formes que pourrait prendre une agression russe contre une partie des alliés et partenaires européens de la France.

Stéphane Audrand

Que cette force soit détruite ou malmenée, à quelques centaines de kilomètres au plus de Paris, impliquait que la France serait, très rapidement, en situation de menace existentielle, sinon d’anéantissement au moins d’invasion sur fond de bataille nucléaire tactique. Dans ces conditions, centrer l’hypothèse principale de la défense nationale sur la dissuasion thermonucléaire au bord du gouffre faisait parfaitement sens, et l’autonomie de la dissuasion française en renforçait encore la crédibilité, face aux alliés comme face aux adversaires. Le reste de l’OTAN, pour sa part, était préoccupé par deux risques antagonistes  : d’une part, l’invasion en bonne et due forme de l’Europe occidentale, et d’autre part la prise de gages limités, le « Hamburg grab » 9. Une telle hypothèse aurait pu voir l’URSS saisir des « tranches de salami » ou des « feuilles d’artichaut » selon les théoriciens, sous la forme de gages territoriaux limités par une attaque surprise avant de s’enterrer et de demander des négociations, contraignant l’OTAN à « passer pour l’agresseur qui escalade » s’il avait menacé de représailles ou tenté de contre attaquer (un modèle que Vladimir Poutine utilise sous la forme modernisée d’une sanctuarisation agressive 10).

Si le risque d’invasion de grande ampleur plaidait pour un dispositif étalé dans la profondeur, celui de la prise de gages limitée, associé aux inquiétudes ouest-allemandes de n’être qu’un champ de bataille sacrificiel, plaidait pour une défense de l’avant, avec le positionnement permanent de toutes les forces de bataille au plus près de la frontière, ne laissant que les forces françaises (qui refusaient la bataille de l’avant) comme seules réserves 11. Américains comme Soviétiques, peu désireux d’avoir à engager un échange nucléaire tactique pouvant déboucher sur une escalade incontrôlable, s’employèrent à trouver, tout au long de la guerre froide, les moyens de retarder le seuil nucléaire le plus longtemps possible, voire de pouvoir l’emporter, au moins dans la bataille d’Europe, par les seules forces conventionnelles.

D’une position centrale d’usage initial dans les années 1950, à l’époque des « représailles massives », les armes nucléaires ne firent que reculer dans l’esprit des belligérants potentiels, pour ne plus être qu’une forme de garantie contre la défaite en rase campagne pour l’OTAN comme le Pacte de Varsovie à la fin des années 1980 12. Le point commun entre les conceptions de l’OTAN et celles de la France restaient l’hypothèse d’une crise courte. Il était alors peu concevable qu’un conflit en Europe dure plus de quelques semaines. La décision devait être emportée par les forces pré-positionnées et par l’afflux rapide des forces de second échelon (venant d’URSS ou d’Amérique du Nord), sans passer par une mobilisation pluriannuelle. Qu’il s’agisse de contrer une attaque menaçant directement ses frontières ou de se porter en soutien de ses alliés, la dissuasion française demeurait la clé de voûte de la stratégie de la France en cas de conflit, capable de neutraliser rapidement toute agression soviétique par une ascension aux extrêmes qui semblait inéluctable si l’adversaire semblait vouloir s’engager de manière résolue, au-delà d’un gage territorial. Une crise « courte, forte et proche » en somme.

La défense de l’espace européen après 2025  : des crises « longues, lointaines, à l’escalade lente »

L’agression russe de l’Ukraine s’inscrit dans une stratégie pluriannuelle de contournement de la lutte armée 13 qui a échoué et s’est transformée, malgré la volonté des stratèges russes, en un conflit ouvert et prolongé. Elle constitue malheureusement sans doute le modèle des conflits d’agression que la Russie pourrait mener à l’avenir face à l’espace européen. Menant initialement une stratégie de déstabilisation par un mélange d’influence, de propagande et d’actions clandestines ciblées (sabotages, assassinats, cyber attaques), la Russie entreprend le « modelage » de sa cible tout en soufflant le chaud et le froid de manière officielle. Il s’agit d’isoler son adversaire, de semer le doute chez ses soutiens éventuels et au sein de son opinion tout en se créant des points d’appui. Le même schéma s’est dégagé en Géorgie ou en Ukraine hier et pourrait se retrouver en Moldavie, en Finlande ou dans les pays Baltes demain.

Selon une mécanique rôdé, la Russie utiliserait ensuite les opportunités que lui offriraient des crises survenant de manière épisodique ( économiques, migratoires, tensions sociales et ethniques, voire crises climatiques) pour accroître la pression de ses attaques hybrides tout en commençant des opérations armées sous faux drapeau (milices, mercenaires, « petits hommes verts »), notamment pour « protéger » les prétendues minorités russes (ou au moins russophones). Face à des États bénéficiant de garanties explicites de sécurité de la part des États-Unis, la Russie tentera de les faire passer pour les agresseurs, recherchera la conciliation éventuelle d’une administration américaine isolationniste ou occupée en Asie ou au Proche-Orient ou reculera de manière provisoire en patronnant des accords de cessez-le-feu tout en professant son désir de paix et en additionnant les demandes plus larges et sans lien direct avec la crise. Si la crise survient dans un espace « intermédiaire » tel que la Biélorussie (à la faveur d’une révolte) ou la Moldavie, l’engagement russe pourrait être plus direct, surtout si les forces ont été régénérées après une pause ou un arrêt du conflit avec l’Ukraine. Bien entendu, tout au long de la crise, la Russie agiterait la menace nucléaire pour peser sur les opinions (et d’abord la sienne), mais sans signalement stratégique particulier vis-à-vis des trois puissances nucléaires occidentales pour ne pas donner aux spécialistes le sentiment qu’elle sort de la « grammaire nucléaire ». Il s’agit de maintenir une forme de « sanctuarisation stratégique agressive » par la parole, à l’ombre de laquelle la Russie a les mains libres sur le plan conventionnel, en comptant sur le fait que la peur du nucléaire des démocraties occidentales tend, à l’heure des réseaux sociaux, à transformer la dissuasion en une théologie de l’inaction des décideurs politiques.

L’agression russe de l’Ukraine s’inscrit dans une stratégie pluriannuelle de contournement de la lutte armée qui a échoué et s’est transformée, malgré la volonté des stratèges russes, en un conflit ouvert et prolongé.

Stéphane Audrand

La crise se prolongeant, elle pourrait déboucher sur des combats ouverts entre les forces d’un pays de l’Union européenne et des unités de l’armée russe, avec ou sans intervention américaine, qui pourraient durer des mois entre déni plausible de la Russie, blocage turc ou hongrois de l’OTAN, polémique sur les réseaux sociaux et atermoiements bruxellois. Pendant le déroulé de cette crise, à aucun moment il ne serait opportun pour la France de faire valoir que l’intégrité du ou des pays menacés constitue un « intérêt vital » pour Paris. Ni l’opinion, ni nos autres alliés, ni la Russie ne jugeraient crédible une menace nucléaire de la part de Paris, qui s’attirerait en outre un feu nourri de critiques en provenance d’une communauté internationale « hors zone OCDE » assez sensible à la question de la retenue dans l’usage, même rhétorique, de l’arme nucléaire.

La crise continuant, en cas de mise en péril de l’intégrité territoriale d’un État de l’Alliance, la question de l’engagement au sol à son profit se poserait. Qu’il se fasse « avec l’OTAN » et sous la justification de l’article 5 du traité de l’Atlantique nord serait le cas le plus favorable, celui que la Russie souhaite éviter  : bénéficiant du soutien des forces américaines, de leurs capacités clé de voûte (espace, cyber, C3, dissuasion, guerre électronique), la victoire conventionnelle défensive serait sans doute possible. Encore faudrait-il, pour qu’elle y prenne sa part et tienne ses engagements, que la France soit en capacité de projeter une division de combat, avec ses soutiens, pour de longs mois. L’hypothèse serait alors celle d’une crise qui à défaut d’être proche, serait encore « courte et forte », un conflit dont le risque d’ascension aux extrêmes — s’il ne peut jamais être totalement écarté — pourrait néanmoins être contenu, les dirigeants russes devant comprendre rapidement qu’ils devraient se retirer sous peine de ne pas pouvoir cacher à leur opinion leur défaite face au potentiel de l’Alliance qui leur est très supérieur. Mais ce scénario « OTAN uni » n’est plus (hélas) le seul à considérer. Il est parfaitement possible, au vu de l’évolution de la politique américaine, que les craintes françaises exprimées depuis plus de 70 ans soient finalement fondées, plaçant Paris dans une situation de « victoire morale », mais aussi au pied du mur. Après avoir plaidé pour une défense européenne plus autonome en cas de défaut américain, la France devrait « assumer ».

L’hypothèse d’une Europe qui assume seule la tentative de mise en échec d’une agression russe d’une partie de son espace dans le cadre d’une crise hybride prolongée est un véritable casse-tête. Outre l’aspect diplomatique qui consisterait en la création et surtout au maintien dans la durée d’une coalition de bonnes volontés très dépendantes de l’État, toujours fluctuant, des forces politiques en Europe, il faudrait surtout parvenir sur le plan militaire à assumer un combat potentiellement durable, surtout si la Russie, voyant l’échec (encore) de son contournement de la lutte armée, se décidait à assumer une posture offensive plus transparente après s’être assurée d’un nihil obstat américain. D’un engagement initial de quelques bataillons, la France se retrouverait avec une brigade au bout de quelques semaines, puis une division au bout de quelques mois, au sein d’une coalition hétéroclite pouvant rassembler Britanniques, Belges, Baltes, Polonais, Tchèques, Scandinaves, Canadiens… Mais sans doute sans l’Allemagne, de manière directe, ni la plupart des pays d’Europe occidentale.

Les premiers cercueils des militaires français passant le pont de l’Alma susciteraient une émotion intense, mais on ne va pas au seuil nucléaire pour 10 morts. Ni pour 100. Et pour 1 000 ? Mille morts militaires — professionnels et non conscrits — pour la France serait à la fois immense, mais bien peu au regard de l’histoire ou des hypothèses de la guerre froide, surtout si ce chiffre est atteint au bout de six mois ou un an d’engagement purement conventionnel qui, après quelques mois, n’occuperait plus le devant d’une scène médiatique volatile. Outre le fait que l’armée française serait, au bout de cette année, à la peine pour régénérer un dispositif qui aurait perdu environ 4 000 hommes (avec un ratio de trois blessés pour un tué) et des centaines de véhicules, sa dissuasion pèserait peu dans le conflit  : elle se prémunirait contre toute menace nucléaire sur notre territoire national, se sanctuariserait sans doute aussi contre des frappes conventionnelles massives sur la métropole, mais serait peu crédible pour contraindre Moscou… À quoi d’ailleurs  ? « Dévoiler ses intentions »  ?

Aucun président français ne serait crédible en annonçant à ses adversaires, ses alliés ou le monde qu’il fait de la survie de l’intégrité du territoire estonien une question d’intérêt vital justifiant un « ultime avertissement » sous la forme du tir d’une ou plusieurs armes de 300 kilotonnes, rompant un tabou nucléaire vieux de plus de 80 ans. La Russie, en revanche, aurait beau jeu de rappeler, surtout si elle est en situation de défaite sur le champ de bataille, qu’elle dispose de moyens nucléaires tactiques qu’elle pourrait décider d’employer, y compris sur son propre territoire, pour oblitérer bases ou forces adverses de la coalition européenne, tout en maintenant qu’une guerre nucléaire demeure impossible à gagner et doit être évitée. 

Les premiers cercueils des militaires français passant le pont de l’Alma susciteraient une émotion intense, mais on ne va pas au seuil nucléaire pour 10 morts. Ni pour 100. Et pour 1000 ?

Stéphane Audrand

Mais même en cas de violation du tabou nucléaire par la Russie sur un champ de bataille qui entraînerait la mort de quelques milliers de militaires européens, serait-il crédible, là encore, d’engager le cœur de la dissuasion dans son format actuel pour contrer cette menace  ? La réponse assez candide d’Emmanuel Macron quant à l’absence de réponse nucléaire française à une hypothétique frappe nucléaire russe sur l’Ukraine en 2022 permet au moins d’en douter et, en matière de dissuasion, la volonté du dirigeant est au moins aussi importante que la crédibilité de son arsenal. Une des raisons principales de cette difficulté est que la dissuasion française n’a pas vraiment de « gradation » dans son concept d’emploi et son arsenal. Depuis la disparition de la composante terrestre et de la Force aérienne tactique, son échelle manque de barreaux pour affronter des crises majeures mais non existentielles, trop sérieuses pour qu’on les ignore mais trop lointaines pour qu’on puisse envisager d’assumer la menace radicale d’une destruction mutuelle assurée. Certes, les Forces Aériennes Stratégiques conservent, avec le missile ASMP-A, un moyen aérien permettant des frappes plus « dosées » que les SNLE, mais leur rôle est, comme leur nom le suggère, éminemment stratégique et leur engagement serait porteur d’un signal clair  : la France envoie son avertissement nucléaire, elle est prête à monter aux extrêmes, ce qui ne serait pas forcément le cas, loin de là.

Européaniser la dissuasion française  : « réponse flexible », « dissuasion intégrée », « arsenal bis »

Le destin de la dissuasion nucléaire française est sans doute, comme certains l’ont écrit avec à-propos, de ne plus être à l’avenir « chimiquement pure 14 », à la fois dans l’isolement de l’arme nucléaire par rapport aux affrontements conventionnels, mais aussi par l’idée que cette arme ne serait qu’un objet dissuasif en toutes circonstances. Le concept français, on l’a vu, était pertinent lorsque la menace était forte, proche et devait se concrétiser de manière brutale et existentielle. Dans ces conditions, il y avait une vraie logique à refuser le principe même d’une guerre conventionnelle (au-delà d’un choc court) et à s’en remettre à la promesse d’anéantissement mutuel pour stopper l’agression au bord du gouffre. Les déclarations françaises qui concernant son étranger frontalier proche (la République Fédérale d’Allemagne) pouvaient être crédibles, car là encore très proches du territoire national et impliquant un corps de bataille de conscrits. Mais l’extension d’un « parapluie » nucléaire français à l’Europe centrale et orientale, à notre profondeur stratégique, ne peut pas se faire avec la même doctrine ni le même arsenal.

Il ne s’agit pas d’ailleurs seulement d’une question de nombre d’armes ou de format des composantes actuelles, mais plutôt de revoir le cœur de la conception de l’arme nucléaire française. L’exemple américain des garanties à l’Europe est ici éclairant  : passées les toutes premières années de la guerre froide et dès qu’exista le risque d’anéantissement mutuel, il était devenu évident que les États-Unis ne seraient pas forcément prêts à risquer leur survie s’ils pouvaient espérer, sans désavouer leurs alliés, contenir un conflit au continent européen. La conséquence fut d’une part que les forces conventionnelles prirent une importance croissante et, d’autre part, que les États-Unis, pour prévenir tout découplage en cas d’attaque nucléaire soviétique limitée au continent européen, se dotèrent de moyens à portée limitée pour offrir une garantie crédible de riposte nucléaire depuis l’Europe qui n’engagerait pas le cœur de la triade protégeant l’Amérique du Nord. Cet exemple peut servir de guide pour penser l’avenir d’une forme de dissuasion nucléaire française au profit de l’espace européen. 

Cela supposerait bien entendu de commencer par admettre que Berlin, Varsovie ou Tallin ne seront jamais Paris. Il n’y a d’ailleurs ni mépris ni abandon dans cette remarque, simplement le constat lucide que l’organisation actuelle de l’Europe en États nations repose sur une réalité de communautés nationales qui, si elles peuvent être proches, solidaires et confraternelles, ne sont néanmoins ni fongibles ni vouées à se sacrifier les unes au détriment des autres. Mais elles peuvent partager leur défense, et le font déjà pour la plupart au sein de l’OTAN. Pour qu’elle soit crédible, une garantie nucléaire française doit respecter cette réalité, tout en respectant aussi l’ordre nucléaire mondial et sa clé de voûte, le Traité de non prolifération. Il est donc exclu à la fois de transférer des armes nucléaires « à l’Europe », mais aussi d’encourager une prolifération nationale d’autres pays européens.

La première crédibilité de la dissuasion nucléaire française au profit d’une Europe qui serait au moins en partie « abandonnée » par l’allié américain passe donc par le renforcement des forces conventionnelles françaises. Pas pour recréer un corps de bataille sacrificiel de conscrits, mais pour mettre à disposition de l’Alliance, comme Paris s’y est engagée, des forces de combat terrestre d’un volume suffisant (une division avec l’arme aérienne et le soutien naval associés), pouvant être soutenue et relevée dans la durée, malgré des pertes lourdes. Cela suppose un effort capacitaire et industriel, mais aussi humain. Pas sous la forme d’un service national, mais plutôt d’un accroissement volumétrique de la réserve opérationnelle, en nombre mais aussi en jours d’activité annuels. Si, comme le soulignait le chef d’État major de l’armée de terre, avant de penser volume il faut penser cohérence, on ne peut pas faire l’économie de penser le nombre et les pertes. Cet effort est complémentaire du renforcement de la défense antiaérienne et antimissiles ou de l’acquisition de capacités de frappes conventionnelles dans la profondeur, qui donneraient là encore plus de flexibilité pour gérer une escalade avec la Russie.

Ajoutons qu’il faut aussi être prêts à faire cet effort dans le temps long. Si un éventuel conflit entre la Russie et l’espace européen serait sans doute bien moins violent que les hypothèses de 1964-1991, il serait sans doute plus long et pèserait sur des forces plus petites qui doivent gagner autant en profondeur temporelle qu’en cohérence et en masse. Pouvoir non pas dire, mais montrer à nos alliés et nos adversaires que « nous serons là, en nombre, dans la durée » est la première condition pour être crédibles et dissuasifs. Et pouvoir envisager de mettre en échec une agression russe par des moyens purement conventionnels est à la fois devenu possible et tout à fait souhaitable. Dans l’État actuel des choses, tant que dure au moins la garantie nucléaire américaine au profit de l’Europe, il est possible d’en rester là  : européaniser la dissuasion française tant que Washington demeure fiable aux yeux de nos alliés n’est sans doute pas envisageable. Or, les États-Unis pourraient vouloir à la fois se retirer ou s’abstenir en cas de crise sur le plan conventionnel, mais maintenir une forme de garantie nucléaire en dernier ressort.

Et si les États-Unis « partaient » ou que certains pays d’Europe admettaient, à l’image de la France, que leur garantie nucléaire pourrait être incertaine  ? Bruno Tertrais évoquait la première possibilité dans ces pages en parlant d’un « scénario Trump », qui se traduirait par un lien transatlantique nucléaire délibérément cassé par le président-élu américain. Alors, la seconde étape de la crédibilité serait de disposer, à l’image des Euromissiles, d’une forme d’arsenal « bis », séparé du cœur de la dissuasion nationale qui reposerait toujours sur le tandem FAS-FOST. Centré sur une composante terrestre (missiles balistiques et de croisière sur transport érecteur lanceur), cet arsenal de quelques dizaines d’armes pourrait être basé en totalité hors de France, dans des pays partenaires volontaires, via des accords bilatéraux avec Paris, à l’image des accords permettant aujourd’hui l’implantation d’armes nucléaires américaines en Europe. La dualité des vecteurs serait assumée, ce qui est moins problématique pour des forces non stratégiques (après tout, un Rafale est déjà un « vecteur dual »), et ces forces pourraient à la fois contribuer aux frappes conventionnelles dans la profondeur et permettre d’assumer une escalade nucléaire « non stratégique » si la Russie souhaitait s’engager sur ce terrain. Cet arsenal « bis », qui demeurerait la propriété de la France sous son contrôle exclusif pour être en conformité avec le TNP, offrirait, en cas de crise, une précieuse réassurance collective et une étape intermédiaire dans le dialogue nucléaire, susceptible de répondre aux armes nucléaires tactiques russes engagées contre les forces françaises ou le territoire de ses alliés sans que ses options se limitent à « le M51 ou rien ». Bien entendu, le coût de cette restauration de la composante terrestre ne serait pas négligeable et il serait souhaitable que les pays qui en bénéficient puissent contribuer d’une manière ou d’une autre à la prise en charge de ce fardeau commun, là encore sans violer le cadre de la non-prolifération. La séparation de cet arsenal du reste des forces de dissuasion rendrait la démarche budgétaire plus facile.

Le dernier élément de crédibilité, celui qui en fait fonde les autres, serait une évolution de la doctrine française et de sa pensée stratégique, pour la mettre en cohérence avec les enjeux européens et le niveau de la menace. Encore une fois, il s’agit de défendre de manière crédible une profondeur stratégique qui n’est pas nationale, sans prétendre de manière fallacieuse que son intégrité est « vitale » pour nous. La prise en compte de l’arsenal « bis » impliquerait de construire une doctrine qui serait toujours dissuasive et défensive. La France peut et doit continuer de refuser le principe de la « bataille » nucléaire stratégique. Mais elle peut aussi admettre que certaines armes nucléaires de faible puissance pourraient avoir leur utilité, séparément des forces stratégiques, pour contrer le risque d’usage de telles armes par la Russie, notamment si elle voyait ses forces conventionnelles s’effondrer face à l’Alliance et qu’elle souhaitait pour des raisons de politique intérieure notamment, renverser la table pour éviter la défaite en combinant usage militaire du nucléaire tactique et sanctuarisation agressive par menace nucléaire stratégique. La réponse « flexible » de l’arsenal « bis » français dans le cadre d’une dissuasion européenne « intégrée », cohabitant avec sa propre sanctuarisation stratégique, mettrait ainsi en échec cette option russe — la dissuaderait — et préserverait ce qui resterait le cœur de la réponse alliée, une action défensive conventionnelle. In fine, la France aurait préservé à la fois ses alliés et sa propre liberté d’action, ce qui est un des bénéfices les plus précieux de la dissuasion.

La France peut et doit continuer de refuser le principe de la « bataille » nucléaire stratégique. Mais elle peut aussi admettre que certaines armes nucléaires de faible puissance pourraient avoir leur utilité, séparément des forces stratégiques, pour contrer le risque d’usage de telles armes par la Russie

Stéphane Audrand

Admettons-le, ces réflexions reposent sur des hypothèses qui peuvent sembler lointaines ou impensables, hétérodoxes, voire hérétiques pour certains. La plus insupportable pour la plupart de nos alliés étant le retrait de la garantie américaine ou son affaiblissement terminal. Pourtant, en 2024, ce risque n’a jamais été aussi élevé depuis 1947 et la situation de la conflictualité en Europe n’a jamais connu un tel emballement depuis la fin des années 1970. Si nous voulons parvenir à éviter à la fois la guerre et la soumission, comme nous y sommes parvenus face à l’URSS, il faut élaborer une nouvelle posture défensive cohérente et crédible. La dissuasion française a admirablement rempli ce rôle ambigu au sein de l’Alliance jusqu’à la chute du mur de Berlin, lorsque la menace était à 300km de ses frontières. Maintenant qu’elle est à 1 500 kilomètres, il faut repenser la totalité de notre modèle de forces et de notre doctrine dissuasive, pour retrouver d’abord une capacité conventionnelle crédible qui sera suffisante tant que la protection américaine sur l’Europe sera crédible, et commencer à réfléchir au format et à la doctrine qui pourraient permettre d’offrir une forme de garantie de sécurité nucléaire élargie à l’Europe qui soit crédible. Ne pas le faire pourrait contribuer à encourager certains pays d’Europe à rechercher, de manière autonome, leur propre dissuasion, relançant les risques de prolifération au cœur du continent. Bien entendu, à l’heure où la France traverse des difficultés budgétaires durables, ce débat impose des choix et, sans doute, des renoncements qui doivent être affrontés en conscience, non par les armées ou la technostructure, mais bien par la classe politique.

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20.11.2024 à 19:56

« Poutine pourrait bombarder le bureau du président Zelensky » : après les ATACMS, les nouvelles « lignes rouges » du Kremlin

Matheo Malik

Vue de Russie, la décision sur les ATACMS est-elle un tournant ?

L’autorisation fournie par l’administration Biden à l’Ukraine de frapper le sol russe avec des missiles américains est la dernière d’une longue série de « lignes rouges » franchies depuis février 2022. Si cette nouvelle capacité ne provoquera pas un bombardement russe des États-Unis ou de la Pologne, elle est susceptible de conduire à des attaques russes contre l’Ukraine encore plus brutales selon l’analyste Anton Barbašin interrogé par Meduza dans cet entretien inédit.

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Texte intégral (4086 mots)

Mardi 19 novembre, le ministre russe de la Défense a déclaré que les forces armées ukrainiennes avaient attaqué la région de Briansk avec six fusées ATACMS, missiles supersoniques pouvant atteindre une portée de 300 kilomètres. Pour leur part, les médias ukrainiens ont objecté que l’état-major du pays « ne disposait d’aucune information sur cette frappe » — bien que l’agence de presse RBK-Ukraina, s’appuyant sur une source anonyme, ait auparavant évoqué l’usage de ces missiles. Cette frappe faisait immédiatement suite à l’annonce, la veille, de la décision du président des États-Unis Joe Biden autorisant Kiev à effectuer de telles attaques, en réponse aux demandes répétées de Volodymyr Zelensky en ce sens.

Le même jour, le président de la Fédération de Russie signait un oukase sur la dissuasion nucléaire apportant des modifications substantielles à la version antérieure du texte, datée de juin 2020. Les ajouts en question se veulent menaçants  : ils ont essentiellement pour objet de souligner que toute aide militaire apportée par l’Occident à l’Ukraine qualifient ce dernier, aux yeux de la Russie, comme un cobelligérant, susceptible à ce titre de faire l’objet de représailles nucléaires. Le 9e paragraphe de l’oukase s’est ainsi vu adjoindre la précision suivante  : « La dissuasion nucléaire s’applique également aux États qui mettent à disposition leur territoire, leur espace aérien et/ou maritime, ainsi que leurs ressources en vue de la préparation ou de la mise en œuvre d’une agression contre la Fédération de Russie ».

Deux autres paragraphes importants de cette nouvelle mouture du texte ont vocation, quant à eux, d’annoncer à l’OTAN et à l’Union que toute attaque de l’un de leurs États membres à l’encontre de la Fédération de Russie appellerait des représailles contre l’ensemble des pays du Traité ou de l’Union  :

10. Une agression déclenchée par tout État membre d’une coalition militaire (bloc, union) contre la Fédération de Russie et/ou ses alliés sera considérée comme déclenchée par cette coalition (bloc, union) dans son ensemble.

11. Une agression contre la Fédération de Russie et/ou ses alliés déclenchée par tout État non doté d’armes nucléaires, avec la participation ou le soutien d’un État doté d’armes nucléaires sera considérée comme une attaque conjointe de ces deux États.

Pour éclairer cette situation, Anton Barbašin, analyste politique et directeur de rédaction du centre d’analyses Riddle, a donné un entretien au média d’opposition Meduza sur la manière dont le recours aux missiles américains longue portée en direction du territoire russe pourrait altérer le cours de la guerre.

Les autorités ukrainiennes ont inlassablement demandé aux dirigeants occidentaux l’autorisation de faire usage de missiles longue portée à l’encontre du territoire de la Fédération de Russie. Toutes ces demandes se sont vu opposer un refus net. Pourquoi les pays occidentaux, à commencer par les États-Unis, refusaient-ils d’envisager cette possibilité  ?

Ils craignaient tout d’abord une escalade côté russe et avaient du mal à percevoir clairement où se situaient les « lignes rouges » si souvent évoquées par Sergueï Lavrov, Vladimir Poutine et d’autres responsables russes. Je pourrais dénombrer une quinzaine de ces « lignes rouges » qui ont d’ores et déjà été franchies depuis le début du conflit  : la livraison à l’Ukraine de chars occidentaux et de systèmes de missiles HIMARS, mais aussi les frappes sur les territoires de Crimée annexés en 2014, la livraison d’avions F-16, ou encore les envois de chars soviétiques ou de MiG d’Europe centrale et orientale.

Je rappelle que le principe même d’une aide militaire directe à l’Ukraine représentait, à l’origine, une « ligne rouge », tout comme les incursions des forces ukrainiennes sur le territoire de la Fédération de Russie, que le Kremlin a aussitôt interprétées comme une manœuvre rendue possible par le renseignement, les instructions et les conseils des Occidentaux. Le recours aux données des services de renseignement occidentaux pour cibler les troupes russes était d’ailleurs, aux yeux de la Russie, une autre limite à ne pas outrepasser.

Or, toutes ces lignes rouges ont été franchies les unes après les autres, puis oubliées, au point que personne ne semble se souvenir qu’elles ont existé il y a peu de temps encore. Toutefois, les frappes directes sur le territoire russe demeuraient perçues par les dirigeants occidentaux comme une limite d’une tout autre nature  : d’où leur véto adressé à l’Ukraine.

L’armée ukrainienne avait déjà utilisé avant l’attaque du 19 novembre dans l’oblast de Briansk des missiles occidentaux (notamment Storm Shadow/Scalp) afin de frapper des cibles situées en Crimée, considérée par Moscou comme faisant partie intégrante de son territoire.

L’un des éléments qui ont fait évoluer la situation a été la participation de militaires nord-coréens à la guerre en Ukraine. Pour l’heure, nous n’avons pas connaissance des objectifs concrets qui leur ont été assignés, mais personne ne nie le fait qu’ils reçoivent une formation militaire en Russie et participent aux combats qui ont lieu dans la région de Koursk. Par son recours aux effectifs de la Corée du Nord, la Fédération de Russie a donc impliqué un pays tiers dans l’équation. Les dernières informations disponibles indiquent que la Corée du Nord serait prête à envoyer jusqu’à 100 000 soldats sur le front ukrainien. Cela représenterait un réel tournant pour la guerre, d’autant plus que le manque de soldats disponibles est aujourd’hui un problème majeur tant pour l’Ukraine que pour la Russie.

Le principe même d’une aide militaire directe à l’Ukraine représentait, à l’origine, une « ligne rouge », tout comme les incursions des forces ukrainiennes sur le territoire de la Fédération de Russie.

Anton Barbašin

À mon sens, le calcul des pays occidentaux est le suivant  : si rien ne vient empêcher cette expérience que tente Vladimir Poutine avec un premier contingent de 10 000 soldats nord-coréens, et si, de surcroît, cette expérience se révèle fructueuse, la Russie pourra les déployer non seulement à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues, mais aussi sur les territoires qu’elle occupe en Ukraine. L’Occident souhaite donc éviter cette participation directe d’un pays tiers dans ce conflit bilatéral — d’autant plus à proximité des frontières de l’OTAN.

L’arrivée sur le front de Koursk de militaires nord-coréens ces dernières semaines constitue l’une des escalades les plus significatives depuis le lancement de l’invasion à grande échelle en février 2022. Jusqu’à présent, aucun pays n’avait envoyé de combattants sur la ligne de front pour soutenir Moscou ou Kiev.

On entend dire que Joe Biden aurait pu autoriser l’Ukraine à employer les missiles longue portée pour des frappes visant la région de Koursk en raison de la défaite des démocrates aux élections états-uniennes, afin qu’il soit plus difficile pour à Donald Trump d’interrompre l’aide apportée à l’Ukraine dans un futur proche. Qu’en pensez-vous  ?

L’élection de Donald Trump et l’ensemble de sa rhétorique en direction de l’Ukraine ont assurément été un facteur de poids dans cette décision. Si l’on en croit les journalistes américains, Donald Trump aurait demandé à Vladimir Poutine, lors d’une conversation récente, de faciliter son rôle de médiateur en n’aggravant pas d’ici-là la situation en Ukraine.

Il est tout à fait possible que, d’ici l’investiture de Donald Trump le 20 janvier, la situation sur le terrain change du tout au tout. Si l’Ukraine persiste à viser le territoire de la Russie avec des missiles ATACMS, la Russie multipliera les attaques contre les infrastructures civiles et énergétiques ukrainiennes. Ainsi, l’escalade militaire, l’intensification des représailles russes et l’augmentation du nombre de victimes civiles rendraient impossible tout revirement du côté de Donald Trump en matière d’aide à l’Ukraine  : il se verrait factuellement contraint de poursuivre la ligne Biden.

Les États-Unis ont-ils les moyens, en tant que fournisseurs de ces armes, d’imposer des restrictions au niveau des cibles à attaquer ?

Il semblerait que les conditions posées par les États-Unis autorisent à prendre pour cible uniquement les zones qui constituent actuellement un théâtre d’opérations militaires, comme la région de Koursk, tout en interdisant les frappes en profondeur sur le territoire russe. Comme c’est le cas pour toute aide militaire ou toute livraison de matériel de la part de l’Occident, la principale restriction porte sur la nature de ces cibles, laquelle doit être exclusivement militaire.

Avec 56,8 milliards d’euros entre janvier 2022 et fin août 2024, les États-Unis sont les principaux contributeurs à l’assistance militaire à l’Ukraine. Depuis le lancement de l’invasion russe à grande échelle, l’administration démocrate, appuyée par le Congrès, s’est « débarrassée » des procédures qui limitaient et ralentissaient l’assistance militaire que Washington est en mesure de fournir à des pays faisant face à des situations d’urgence.

Les sociétés occidentales sont des sociétés démocratiques dans lesquelles tout se déroule sous le regard et la surveillance des électeurs. Si une frappe d’un missile ATACMS entraînait d’importantes pertes civiles en Russie, cela aurait des répercussions politiques énormes en Occident. Aussi les cibles militaires sont-elles les seules considérées comme légitimes, qu’il s’agisse des bases militaires, des centres logistiques ou des points de concentration de troupes.

Si l’Ukraine persiste à viser le territoire de la Russie avec des missiles ATACMS, la Russie multipliera les attaques contre les infrastructures civiles et énergétiques ukrainiennes.

Anton Barbašin

Est-il possible, à votre avis, que l’Ukraine soit autorisée à diriger ses missiles sur les infrastructures énergétiques russes  ?

Non. Tous les dommages infligés aux dépôts de carburant et usines de raffinage sur le territoire russe ont été le résultat d’attaques de drones, de saboteurs, d’agents recrutés par l’Ukraine ou des services spéciaux ukrainiens. Il ne fait aucun doute que l’usage d’armements américains en direction d’infrastructures civiles poserait de sérieux problèmes. Tout porte donc à croire que les autorisations se limiteront strictement aux cibles militaires.

En mars 2024, face à la crainte de la répercussion de l’augmentation du prix du brut sur le gallon d’essence payé par les Américains après des frappes de drones ukrainiens sur le secteur pétrolier russe, la Maison-Blanche avait « exhorté l’Ukraine à cesser ses attaques contre les infrastructures énergétiques russes ». Au-delà de l’impact de ces attaques sur les marchés, l’administration démocrate avait également mis en garde Kiev contre des risques de « représailles » de la part de la Russie.

En réponse, la Russie n’ira pas bombarder les États-Unis ou la Pologne. Elle visera plutôt les infrastructures ukrainiennes elles-mêmes. Les cibles potentielles au niveau des infrastructures civiles en Ukraine sont loin d’avoir été épuisées, sans compter qu’il reste encore un certain nombre de « centres de décision » que la Russie pourrait prendre pour cible — Vladimir Poutine pourrait envoyer quelques missiles directement sur le bureau du président Zelensky, rue Bankova.

Il est évident pour l’Ukraine, comme pour les pays occidentaux d’ailleurs, que la Russie peut tout à fait poursuivre la guerre en cours, en lui donnant un aspect encore plus brutal. Il est clair aussi que si l’Ukraine s’en tient à des cibles strictement militaires, avec des moyens militaires, la réaction russe sera un peu moins brutale.

Il ne fait aucun doute que l’usage d’armements américains en direction d’infrastructures civiles russes poserait de sérieux problèmes.

Anton Barbašin

Tout le problème ici est que les frontières sont floues. Souvent, lorsque la Russie annonce avoir effectué des frappes sur une cible militaire en Ukraine, il se trouve que ses missiles s’abattent sur des habitations civiles [comme, il y a dix jours, cet immeuble entièrement détruit à Kryvyï Rih, dans la région de Dnipropetrovsk]. Il est toujours difficile de savoir si cela a été fait intentionnellement, s’il s’agit d’une erreur de ciblage ou encore d’un débris de missile intercepté. Quoi qu’il en soit, il est probable que ces erreurs, délibérées ou non, se multiplient en cas d’attaques ukrainiennes contre des cibles civiles en territoire russe.

Quelles pourraient être les conséquences si l’Ukraine décidait tout de même d’employer ses missiles pour viser non seulement des zones frontalières, mais aussi d’autres territoires russes  ?

L’Occident reste maître de la situation  : l’Ukraine dépend directement de la poursuite des livraisons d’armement, d’autant plus qu’elle est loin d’avoir reçu l’intégralité de l’aide promise par Joe Biden. Le principal mécanisme de dissuasion consisterait à suspendre les livraisons à venir ainsi que l’aide financière. L’ensemble du processus peut être interrompu à tout moment, et l’Ukraine se verrait privée d’une aide sur laquelle elle compte déjà.

Fin octobre, les ministres des Finances et les gouverneurs des banques centrales des pays du G7 ont finalisé l’accord qui permettra de débloquer un prêt de 50 milliards de dollars à Kiev d’ici la fin de l’année. Concrètement, les soutiens de l’Ukraine ayant contribué au prêt devraient utiliser les bénéfices générés par les 280 milliards de dollars d’actifs de la Banque centrale russe gelés dans les pays du G7 (majoritairement dans l’Union) afin de rembourser leurs contributions. Selon nos estimations, ces actifs pourraient générer jusqu’à 5 milliards d’euros par an.

Au début de l’automne, Vladimir Poutine annonçait que l’emploi de missiles américains en direction du territoire de la Fédération de Russie serait interprété comme une participation directe de l’OTAN à la guerre. Maintenant que ce scénario prend forme, comment la Russie peut-elle y réagir  ?

La Russie avait déjà déclaré qu’elle considérait l’Occident comme pleinement impliqué dans cette guerre, ne serait-ce qu’en raison de son partage de données du renseignement militaire avec l’Ukraine. Je pense que la Russie a les moyens techniques d’aggraver la situation  : elle pourrait s’en prendre aux voies d’approvisionnement en armes occidentales entre la Pologne et l’Ukraine, c’est-à-dire réaliser des frappes dans les environs de Lviv. Elle pourrait aussi intensifier ses bombardements sur Kiev, d’autres villes, ou les infrastructures militaires. Elle pourrait décider de viser encore moins précisément qu’aujourd’hui ses différentes cibles ou multiplier les actes de sabotage ou les cyberattaques en Europe. Si la situation continuait à dégénérer, allant jusqu’au seuil de la guerre nucléaire, la Russie pourrait déclencher une catastrophe technologique pour paralyser temporairement l’ensemble des opérations.

Quoi qu’il en soit de ces divers scénarios, le plus probable est à mon avis une poursuite de la tendance actuelle, avec une destruction accrue d’infrastructures civiles et une aggravation du bilan humain.

Il y a trois jours de cela, le chancelier allemand Olaf Scholz a téléphoné à Vladimir Poutine (pour la première fois en près de deux ans). À en croire les informations de Bild, cet appel téléphonique a été approuvé par d’autres dirigeants occidentaux et le président Zelensky en avait lui aussi été informé. Or, cette temporalité coïncide avec le moment où les États-Unis ont informé l’Ukraine de la décision de Joe Biden concernant l’usage des missiles longue portée dans la région de Koursk. Enfin, c’est précisément après cet appel de Scholz que l’Ukraine a subi le bombardement le plus intense de ces trois derniers mois. Pensez-vous que ces trois événements soient connectés  ?

C’est tout à fait possible, mais nous n’en saurons rien tant que les documents pertinents n’auront pas été déclassifiés. Je n’ai pas d’informations internes à ce propos, mais je dois dire que, dans l’ensemble, cet appel téléphonique m’a semblé étrange. D’après les éléments disponibles sur le site du Kremlin, Vladimir Poutine aurait tout simplement répété à Scholz ses conditions habituelles  : « Tout ce conflit est une agression de l’OTAN, nous exigeons une capitulation totale de l’Ukraine ».

J’ai du mal à saisir la logique de Scholz, qui risque fort de perdre son poste. Quel était le but de ce coup de fil  ? Qu’espérait-il en retirer  ? Il y a là quelque manœuvre diplomatique sur laquelle nous manquons cruellement d’informations pour établir l’enchaînement précis des événements.

Peu de temps avant de contacter Vladimir Poutine, Olaf Scholz s’est également entretenu avec Donald Trump, qui affirme vouloir endosser un rôle de médiateur dans les négociations de paix. Comment, selon vous, la décision de Joe Biden sur les missiles longue portée pourrait-elle influencer la position de la Russie au niveau de ces négociations  ?

J’ignore en quoi consiste le plan de paix de Donald Trump, mais je doute qu’il facilite significativement les choses pour Vladimir Poutine. En l’état, si l’on en juge par les dernières déclarations, il semblerait que les États-Unis soient réellement déterminés à réduire l’aide accordée à l’Ukraine, à condition que la Russie accepte des concessions. Or on ne voit à l’heure actuelle aucun signe de compromis du côté de Moscou.

Si l’on en juge par les dernières déclarations, il semblerait que les États-Unis soient réellement déterminés à réduire l’aide accordée à l’Ukraine, à condition que la Russie accepte des concessions. Or on ne voit à l’heure actuelle aucun signe de compromis du côté de Moscou.

Anton Barbašin

Vladimir Poutine démontre de toutes les façons possibles qu’il ne compte absolument pas renoncer à ses exigences originelles, dont l’obtention d’un statut neutre pour l’Ukraine et la « rétrocession » des territoires que la Russie considère comme siens. Il est clair qu’en dépit des pertes considérables qu’elle enregistre, l’armée russe progresse sur le terrain  : or, son but n’est clairement pas de consolider la ligne de front existante et de s’arrêter là.

Je ne crois pas que l’équipe de Donald Trump dispose d’ores et déjà d’un plan de paix bien établi. Nous avons bien vu l’ancien président des États-Unis se réconcilier avec la Corée du Nord lors de son précédent mandat  : il avait fait le déplacement, s’était fait prendre en photo avec Kim Jong-un, mais est-ce que cela a changé quoi que ce soit au comportement de la Corée du Nord  ? Pas du tout.

Début septembre, le colistier de Donald Trump, J.D. Vance, avait dévoilé ce que pourrait être le plan du candidat pour « mettre fin à la guerre en Ukraine en 24 heures », comme celui-ci l’a répété à de multiples occasions. Lors du débat contre Harris, Trump était allé plus loin en avançant que, s’il est élu, il mettrait fin au conflit « avant même de devenir président » — ce qui ne s’est, de toute évidence, pas produit, deux semaines après son élection.

Vance avait alors déclaré : « Je pense donc que Trump va s’asseoir et dire aux Russes, aux Ukrainiens et aux Européens : vous devez déterminer à quoi ressemble un règlement pacifique. Et cela ressemble probablement à quelque chose comme : la ligne de démarcation actuelle entre la Russie et l’Ukraine devient une sorte de zone démilitarisée. Elle sera lourdement fortifiée afin que les Russes ne l’envahissent pas à nouveau et que l’Ukraine conserve sa souveraineté indépendante. La Russie obtient la garantie de neutralité de l’Ukraine, elle n’adhère pas à l’OTAN, à ce genre d’institutions alliées ».

Ainsi, même avant l’autorisation d’utiliser les missiles ATACMS, je craignais que les tentatives de Donald Trump n’aboutissent à rien. Il fera son possible, ce sera un échec et tout continuera comme avant.

En d’autres termes, vous pensez que la probabilité que la Russie soit prête à revoir ses conditions préalables à un accord de paix est proche de zéro  ?

La Russie pourrait accepter certains compromis, par exemple au niveau de l’armement et du matériel militaire que l’Ukraine serait autorisée à conserver après un accord de paix, mais ces accommodements ne pourraient concerner que des points secondaires. Les exigences essentielles de la Russie ne concernent pas tellement les territoires ukrainiens (d’autant qu’il s’agit aujourd’hui de véritables champs de ruines), mais bien plutôt la neutralité de l’Ukraine et son désarmement. Or, je vois mal comment l’Ukraine pourrait accepter ces conditions. On peut aussi se demander quelles garanties empêcheraient la Russie de relancer les hostilités dans un futur proche, pour renverser Zelensky ou s’emparer de Kiev.

Il est peu probable que la Russie revoit ses exigences au niveau de la neutralité et du contrôle de fait d’une partie de la souveraineté ukrainienne. Pourquoi de tels torrents de sang seraient-ils versés aujourd’hui, si Vladimir Poutine devait, à terme, se retrouver face à un État ukrainien fort, prêt à reconquérir ses territoires  ? Si cela ne se produit pas de son vivant, c’est toutefois ce qui ne manquera pas d’arriver après sa mort.

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19.11.2024 à 11:53

« En Ukraine, nous sommes sur un ring de boxe — et c’est le dixième round », une conversation avec Tymofiy Mylovanov

Matheo Malik

Ne pas compter sur Scholz. Regarder Trump en face. Dissuader Poutine par des troupes au sol. Créer les conditions d’une alliance entre l’industrie et les militaires. Donner à la génération meurtrie par la guerre une chance d’espérer la prospérité.

Au millième jour, le front de la grande guerre d’Ukraine se transforme.

Avec l’ancien ministre de l’Économie ukrainien, nous disséquons les changements profonds à l’orée d’un nouveau cycle.

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Texte intégral (3923 mots)

États des forces, perspectives, données clefs, projections… Depuis mille jours, nous suivons la guerre en Ukraine quotidiennement. Si vous nous lisez et que ce travail vous est utile, nous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent

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Après des mois de discussion, les États-Unis ont autorisé l’Ukraine à frapper des cibles en territoire russe avec des missiles longue portée ATACMS livrés par Washington. Comment avez-vous reçu cette annonce ? S’agit-il d’un revirement de politique ?

Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un revirement complet de politique.

Premièrement, si les informations suggérant que leur utilisation sera limitée à la région de Koursk sont exactes, il s’agirait manifestement moins d’un revirement que d’une opération de relations publiques — un coup d’éclat. Ce dont nous avons besoin, c’est de pouvoir frapper les endroits d’où la Russie lance des missiles, les lieux où elle entrepose ses avions et ses armes. Si cela se limite à l’oblast de Koursk, prétendument pour frapper les troupes nord-coréennes, cela me semble un peu ridicule. L’Ukraine et ses partisans se réjouissent souvent de ces annonces avant de se rendre compte qu’ils ont surestimé les résultats escomptés.

Par ailleurs, si c’est vraiment le cas, je trouve étrange que nous l’annoncions à la Russie avant que l’Ukraine ne puisse agir en conséquence. Moscou sera alors en mesure de déplacer certains de ses dépôts avant que nous ne puissions les atteindre : j’ai l’impression que les États-Unis se sentent toujours obligés d’informer la Russie pour qu’il n’y ait pas de surprise. La Russie savait que des jets F-16 arrivaient, que des HIMARS, des Patriots et des Abrahams seraient livrés. Je trouve très intéressant que les États-Unis ressentent cette obligation alors que la Russie viole le droit international tous les jours.

Il y a aussi la question du calendrier : à quelle vitesse pouvons-nous procéder et dans quelles conditions ?

J’aimerais en savoir plus sur ces trois points avant d’affirmer qu’il s’agit d’un revirement de politique — je crains, hélas, que ce ne soit pas le cas.

La tentative de désescalade n’a fait qu’encourager Poutine à prolonger cette tragédie.

Tymofiy Mylovanov

En supposant que l’Ukraine ait « carte blanche » ou qu’elle reçoive des garanties pour une forme de liberté d’action qu’elle n’avait pas auparavant — est-il déjà trop tard pour faire la différence ?

Si l’Ukraine avait obtenu tout cela — même ne serait-ce qu’en partie — il y a deux ans, lorsque le front russe s’effondrait à Kharkiv et à Kherson, nous n’aurions pas cette discussion aujourd’hui.

Nous serions revenus aux frontières de facto de 1991 ou de 2014 et nous parlerions de paix. Ou nous aurions déjà oublié cette guerre.

La tentative de désescalade n’a fait qu’encourager Poutine à prolonger cette tragédie.

Le Kremlin a déclaré que l’autorisation américaine constitue une escalade provocatrice qui revient à « jeter de l’huile sur le feu ». Quel est le point de vue ukrainien ?

Quelle escalade ? Ils envoient 30 000 personnes par mois se battre en Ukraine — envoyées pour être tuées par leur propre peuple. S’ils pouvaient en recruter 50 000, ils le feraient. 

Olaf Scholz a appelé Poutine pour demander une désescalade. Poutine a répondu en tirant près de 200 missiles et drones sur l’Ukraine. C’est l’équivalent diplomatique d’un doigt d’honneur.

Tymofiy Mylovanov

De quelle escalade parle-t-on ? Envoyer 100 missiles supplémentaires ? Ils en ont envoyé 200 dimanche. S’ils le pouvaient, ils en enverraient 500. Quelle est la prochaine étape : une attaque contre un pays de l’OTAN ou le début d’une guerre nucléaire parce que l’Ukraine a obtenu des missiles de longue portée après trois ans de guerre ?

Les Russes ont utilisé cette rhétorique à maintes reprises. La seule chose qui en résulte, en réalité, c’est la paralysie de l’Occident.

Le président Biden dirige la réponse occidentale, mais il ne lui reste que deux mois de mandat. Comment pensez-vous que l’administration Trump réagira à cette rhétorique une fois qu’elle aura pris ses fonctions ?

Trump ne sera pas paralysé. Il est imprévisible. Poutine sait qu’il ne joue pas selon les règles habituelles et c’est, à cet égard, une mauvaise nouvelle pour la Russie. C’est une mauvaise nouvelle pour la Chine et pour l’Iran également — au moins à court terme. Trump sera ferme et décisif : c’est ce qui a manqué à l’administration Biden. Est-ce une bonne nouvelle pour l’Ukraine ? Je pense quant à moi que oui — car le statu quo saignait l’Ukraine à blanc.

L’administration américaine est sur le point de changer — de même que, selon toute probabilité, le gouvernement allemand. Ce changement serait-il bénéfique pour l’Ukraine ?

Regardons les récentes actions allemandes : Olaf Scholz a appelé Poutine pour demander une désescalade. Poutine a répondu en tirant 200 missiles et drones sur l’Ukraine. C’est l’équivalent diplomatique d’un doigt d’honneur.

Cet appel était une mauvaise idée : il a fait passer le chancelier allemand pour un faible. Sa position est déjà bien connue : pas de missiles Taurus pour l’Ukraine. Le candidat de la CDU, Friedrich Merz, semble plus optimiste à l’égard de nos capacités — ce qui pourrait être positif. La seule chose que je peux dire, c’est qu’un changement est nécessaire. L’approche actuelle, qui consiste à se battre les deux mains liées dans le dos, ne fonctionne pas. Ni pour l’Ukraine, ni pour Zelensky. Nous entrons dans la troisième année de la guerre, nous sommes au millième jour, et les nouveaux dirigeants auront une approche différente du pouvoir. Je ne dis pas que tous ces changements seront forcément positifs pour l’Ukraine. J’espère qu’ils le seront. Ce qui est sûr, c’est que tout le monde veut du changement.

Trump sera ferme et décisif : c’est ce qui a manqué à l’administration Biden. Est-ce une bonne nouvelle pour l’Ukraine ? Je pense que oui.

Tymofiy Mylovanov

Donald Trump a indiqué qu’il souhaitait que la guerre prenne fin rapidement. Le président Zelensky a également laissé paraître qu’elle pourrait prendre fin sous une présidence Trump. Quelle est votre appréciation de la situation ?

Les choses évoluent rapidement et l’on s’attend effectivement à ce que la guerre puisse être arrêtée rapidement. Mais je suis plus sceptique.

Nous avons tendance à surestimer la capacité des personnes aux responsabilités.

Je m’attends davantage à ce que les négociations s’éternisent pendant des mois, à la recherche d’une marge de manœuvre, d’un pouvoir de négociation — et à ce que l’ensemble du processus soit très fragile. Poutine est très doué pour cela : il fait aller et venir les gens, change les choses à la dernière minute, fait échouer les négociations et rejette la faute sur les autres. Il négocie avec un espoir : que l’autre partie commette une erreur. La Russie veut un accord dysfonctionnel — c’est important de le comprendre — et éventuellement un droit de veto pour l’avenir. C’est ce que Poutine a essayé de faire avec les accords d’Istanbul il y a deux ans. Quant à l’Ukraine, elle utilise toujours la rhétorique du « Plan de la Victoire ». Il me semble que nous devrions plutôt utiliser la rhétorique du « Plan de Paix ». Elle est plus attrayante pour la base MAGA de Trump. En d’autres termes, nous devrions nous concentrer sur les garanties de sécurité.

À quoi ressembleraient ces garanties ? Il n’est pas du tout certain que l’Ukraine recevra une invitation à rejoindre l’OTAN sous Trump…

Un accord de paix est essentiellement une question d’incitations et de dynamique. La bonne question à se poser est : est-ce qu’un tel accord supprime les incitations pour la Russie à attaquer à nouveau l’Ukraine parce que le prix serait trop élevé — ou est-ce qu’il augmente cette incitation parce que le prix ne serait pas assez élevé ?

Tout tourne, d’abord, autour des armes pour l’Ukraine. Nous avons construit une grande armée — probablement la plus forte d’Europe au combat — mais elle doit devenir encore plus forte à l’avenir. Cela implique de la formation, de la technologie, de la production et un véritable financement. Il ne s’agit pas tant de l’inviter à rejoindre l’OTAN que d’envoyer des troupes sur le terrain. Si cela a lieu, alors l’Ukraine sera en sécurité. Si cela ne se produit pas, l’Ukraine ne sera pas en sécurité. Les gens ne sont peut-être pas prêts à le dire parce qu’ils ont peur, mais toute personne saine d’esprit sait et comprend que c’est la solution. Il faut des troupes non-ukrainiennes — que l’on pourrait appeler des forces de maintien de la paix — physiquement situées en Ukraine.

J’imagine un scénario à la Berlin-Ouest : pendant la guerre froide, la Russie savait qu’une attaque contre Berlin-Ouest ne serait pas une attaque contre l’Allemagne mais contre les troupes alliées stationnées dans cette ville — et qu’il s’agirait donc d’une déclaration de guerre. Une telle dissuasion interne est la seule chose qui a empêché l’Union soviétique de s’emparer de Berlin-Ouest.

Enfin, nous devons nous maintenir : cela signifie avoir un système politique et une économie stables et des liens plus étroits avec l’Union européenne.

Il faut des troupes au sol en Ukraine : la dissuasion interne est la seule chose qui a empêché l’Union soviétique de s’emparer de Berlin-Ouest.

Tymofiy Mylovanov

L’adhésion à l’Union est-elle non négociable pour l’Ukraine ?

La Russie tentera de reproduire en Ukraine ce qu’elle fait actuellement en Géorgie en soutenant ces alternatives douces à l’Union. Or, tout ce qui n’est pas un chemin vers l’Europe fera de nous une province russe. Nous devons sortir du « voisinage ». Nous devons devenir des Européens.

Y a-t-il quelque chose qui pousserait l’Ukraine à quitter la table des négociations ?

Le désarmement et la reconnaissance formelle et légale des territoires occupés comme étant russes. Cela ferait tout dérailler sur le plan de la procédure pour l’Ukraine. 

Il est très important que tout le monde le comprenne. La Constitution de l’Ukraine proclame la souveraineté et l’intégrité territoriale du pays et il est impératif qu’elle soit respectée. La seule alternative est de modifier la Constitution. Par conséquent, si un accord était recherché avec des territoires qui ne sont plus considérés comme ukrainiens, cela nécessiterait une modification de la Constitution — au risque d’être considéré sinon comme de la haute trahison. Les personnes responsables de la signature d’une telle ratification seraient sous le coup de cette accusation et il est peu probable que quelqu’un s’en rende responsable — non seulement pour des raisons morales mais aussi parce qu’il sait qu’il sera poursuivi à l’avenir. 

La seule option restante serait de modifier la Constitution. Mais l’Ukraine, comme tous les pays démocratiques, a mis en place des garde-fous pour éviter les changements brusques et hâtifs. Il faut s’assurer que le Parlement n’est pas indûment influencé par des parties extérieures pour renoncer à la souveraineté du pays. Parler de sécession territoriale est une chose dans les faits ; en droit, l’Ukraine ne peut pas le faire.

Pourtant, la conversation a déjà évolué vers des concessions territoriales en échange de garanties de sécurité. Comment concilier les deux ?

L’idée qu’il ne s’agirait que de territoires fait partie du récit russe.

Ces territoires sont détruits, brûlés, minés et couverts d’explosifs. Les rivières sont polluées, la faune et la flore ont disparu.

Le vrai sujet, c’est la population. Les combats ont été si intenses sur la ligne de front qu’il ne reste plus grand monde. Mais certains sont restés parce qu’ils ne pouvaient pas bouger ou qu’ils avaient peur, comme les personnes âgées. C’est une profonde tragédie humanitaire : si l’Ukraine ne veut pas céder de territoire, c’est parce que nous devons protéger notre population.

Tout ce qui n’est pas un chemin vers l’Europe fera de nous une province russe. Nous devons sortir du « voisinage ». Nous devons devenir des Européens.

Tymofiy Mylovanov

De manière réaliste, l’Ukraine doit travailler politiquement et diplomatiquement pour reprendre ce terrain. Elle doit également renforcer son armée. Ensuite, elle attendra une ouverture. L’histoire nous montre que la Russie peut s’effondrer très rapidement. Cela peut prendre dix ans, comme trente. Poutine a dépensé beaucoup d’argent pour acheter des villages détruits. Je ne sais pas ce qu’il a accompli pour la Russie, mais je ne pense pas qu’il y ait un avenir pour ce pays sous Poutine.

Quant à nous, en Ukraine, nous devons être intelligents et stratégiques.

Percevez-vous un changement d’état d’esprit chez les Ukrainiens ?

Nous sommes sur un ring de boxe — et c’est le dixième round. Nous sommes couverts de sang, mais nous continuons à nous battre. Nous souffrons beaucoup. Si nous étions abandonnés, nous continuerions à nous battre. Les Ukrainiens ne céderont pas à la Russie.

Mais nous devons aussi penser à ce qui se passera après la fin du combat.

Le président Zelensky devra faire des choix difficiles : c’était un héros au début de la guerre, mais il devra aussi s’adapter à ce nouveau contexte politique. Le gouvernement ukrainien saura-t-il s’adapter à la présidence Trump ?

Le président Zelensky a beaucoup changé — et nous en avons été témoins.

Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, c’était un centriste russophone qui considérait qu’il était utile de parler à Moscou. Quand il a compris, très vite, que cela ne fonctionnerait pas, il est devenu aussi radical que l’administration précédente. Voilà pour les faits : il apprend vite et sait s’adapter. Mais je pense qu’il est épuisé.

Il y aura des élections — nous sommes une jeune démocratie —, et les gens pourront s’exprimer. Il y a des alternatives et, à la fin, c’est le peuple qui décidera.

Nous sommes sur un ring de boxe — et c’est le dixième round. Nous sommes couverts de sang, mais nous continuons à nous battre. Nous souffrons beaucoup.

Tymofiy Mylovanov

Je ne ferai pas de commentaire politique sur les élections ukrainiennes parce que nous n’en sommes pas encore là, mais je pense que les gens voudront voter pour quelqu’un qui les mènera à la prospérité après la guerre. Que cette personne soit Zelensky ou une meilleure alternative — les Ukrainiens décideront.

Il faut espérer que cela n’aura pas tant d’importance.

Personne ne dira directement qu’il est pro-russe, mais on peut tout à fait imaginer une situation dans laquelle un candidat vendrait en fait un récit politique dans l’intérêt de la Russie. Cela serait terrible : une telle candidature signifierait un ralentissement du processus d’intégration avec l’Union et suggérerait que les États-Unis ne sont pas tellement nos amis puisque nous avons notre propre voie. Dans les faits, ce serait une candidature pro-russe — et c’est une vulnérabilité pour nous.

Les militaires auront également leur importance. Ils ont une autorité morale et pourraient soutenir ou même présenter un candidat. Il y aura aussi le camp de la société civile et des entreprises. Les oligarques ne sont plus aussi puissants qu’auparavant mais il y a de l’argent frais provenant de l’industrie, de l’agriculture, du secteur de la haute technologie et de la défense. Tous auront leur avis sur le candidat. Si les militaires et une partie importante de la société civile forment un camp, cette coalition l’emportera certainement et l’accent sera mis sur la sécurité.

Avec toutes les destructions et les souffrances que cette guerre a entraînées, valait-elle le sacrifice ?

C’est notre guerre d’indépendance. Nous avons tenu tête à la Russie. Si nous ne l’avions pas fait, ils auraient pris Kiev avec leurs chars, renversé le gouvernement, organisé de fausses élections et placé à la tête du pays quelqu’un qui aurait fait les quatre volontés de Poutine. Nous aurions connu des décennies de ténèbres.

Les Lumières, qui ne sont jamais arrivées jusqu’en Russie, auraient disparu de l’Ukraine. La raison de toute cette horreur, cette tragédie, tous ces morts, c’est que nous avons refusé de nous rendre. La Russie veut nous engloutir avec violence, avec brutalité. Nous avons vu ce qui s’est passé en Tchétchénie, où elle a écrasé un peuple ; nous voyons ce que la Russie fait en Géorgie et en Moldavie. Nous avons résisté à une échelle beaucoup plus grande. La Russie a mis tout ce qu’elle pouvait sur le champ de bataille pour détruire la nation ukrainienne. Elle a échoué.

Une génération va émerger qui a été façonnée par la guerre. D’une certaine manière, je l’ai moi-même vécue. Elle peut faire de vous une meilleure personne. Elle peut vous rendre plus empathique envers les autres. Mais elle s’accompagnera aussi d’un stress post-traumatique et de graves problèmes de santé mentale et physique. Nous avons un devoir envers cette génération : faire de l’Ukraine un endroit où elle pourra s’épanouir, dans un pays qui défend les valeurs pour lesquelles nous disons nous battre.

À nos partenaires, je dirais simplement ceci : le nouveau monde sera beaucoup plus militariste que l’ancien, pour au moins les deux ou trois prochaines décennies. Mais n’ayez pas peur des terroristes et des dictateurs — ils ne sont pas aussi puissants que vous le pensez.

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18.11.2024 à 12:25

La tenaille Trump : l’Europe face à un risque existentiel

Matheo Malik

Quelle génération remboursera les dividendes de la paix ?

La présidence de Trump est un « éléphant noir » pour l’Europe — une menace évidente mais qu’on prend soin de ne pas regarder en face. Alors que le scénario du pire pour le futur de la relation transatlantique devient de plus en plus probable, une série de blocages augure de conflits politiques à venir et laisse craindre l’installation d’une menace sur deux fronts : une plus grande dépendance à la Chine et la mise en place d’un « racket de protection » depuis Washington.

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Texte intégral (5859 mots)

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La nette victoire de Donald Trump a confirmé une approche de la politique étrangère : l’unilatéralisme — et une méthode : la transaction. Cette double caractéristique sera désormais la nouvelle normalité à Washington. Si les cercles dirigeants européens anticipaient depuis au moins un an un éventuel retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, le coût associé aux mesures nécessaires pour réduire l’effet des politiques annoncées par la future administration américaine terrifiait systématiquement les décideurs, justifiant ainsi une forme d’inaction. De ce point de vue, cette élection s’apparente à un « éléphant noir » : une menace évidente et importante à laquelle personne ne souhaitait devoir faire face. Or l’Europe n’a désormais plus le luxe de paniquer 1 : les États européens doivent dès maintenant se préparer à un changement majeur d’attitude à Washington à partir de 2025.

Il est d’autant plus important d’établir à quoi pourrait ressembler un scénario du pire pour les Européens que celui-ci est en réalité plausible, voire probable.

Dans cette perspective, nous essayons de tracer les limites d’un tel scénario, de décrire les réponses nécessaires pour en réduire l’impact et d’anticiper les comportements probables des États européens.

Il faut se préparer à court terme à entériner une défaite ukrainienne et à déployer des troupes européennes pour sécuriser une forme de réduit territorial ukrainien.

Olivier Schmitt

Cassandre à Bruxelles : le scénario du pire

Première urgence, la question du soutien à l’Ukraine — alors que le pays entre dans son millième jour de guerre — va se poser de manière aiguë.

Donald Trump et ses soutiens ont clairement annoncé qu’ils souhaitaient une forme de plan de paix le plus rapidement possible. Les contours de ce plan sont encore flous, mais il y a toutes les raisons de craindre que Moscou adopte une position maximaliste. En effet, si le front ne s’est pas encore effondré, la dynamique des opérations est favorable à la Russie : Moscou, qui continue de penser 2 qu’elle pourra emporter la décision militaire en 2025 ou début 2026, n’a donc aucune incitation à adopter une position conciliante. Si la Russie parvient en effet à prendre l’avantage militairement, les exigences russes comprendront probablement une combinaison de sécession des territoires occupés par Moscou, une finlandisation complète de l’Ukraine, la démission du gouvernement Zelensky et l’officialisation de sphères d’influence, avec un contrôle dans un premier temps semi-officiel du Kremlin sur la Géorgie, la Biélorussie et la Moldavie.  En d’autres termes, il faut donc se préparer à court terme à entériner une défaite ukrainienne 3 et au besoin de déployer des troupes européennes pour sécuriser une forme de réduit territorial ukrainien, à l’accueil de plusieurs millions de réfugiés — le plus grand transfert de population depuis la Seconde Guerre Mondiale) — sans compter les reproches que ne manqueront pas de recevoir la France et l’Allemagne d’avoir été plus terrifiés par une défaite russe que par une défaite ukrainienne, et d’avoir fait beaucoup trop peu, et trop tard, pour soutenir Kyiv.

Simultanément, il faut anticiper un retrait des troupes américaines déployées en Europe. Ce sujet est en effet devenu la nouvelle position de consensus au sein des experts républicains 4. La conséquence immédiate de ce retrait sera une nette dégradation de la sécurité européenne. En 2019, l’International Institute for Strategic Studies estimait que, selon l’ampleur d’un retrait américain, les Européens devraient collectivement investir entre 288 et 350 milliards de dollars par an dans leur défense pour simplement maintenir le niveau de capacités existant avec la présence américaine 5. Même s’ils précèdent l’invasion à grande échelle de 2022, ces chiffres donnent une idée de l’ampleur considérable de la subvention américaine à la sécurité européenne et des investissements nécessaires pour non pas améliorer mais simplement conserver les capacités existantes. Même les investissements supplémentaires réels dans la défense depuis 2022 sont encore loin du compte 6. Par ailleurs, du point de vue des pratiques stratégiques, les troupes au sol ont une capacité dissuasive supérieure à d’autres domaines : du fait de leur faible mobilité — et de la difficulté à les redéployer rapidement, à l’inverse par exemple des forces navales — elles signalent un degré d’engagement et de résolution important et sont à cet égard clefs 7. De fait, au-delà des insuffisances capacitaires qui ne manqueront pas d’apparaître, le retrait des troupes terrestres américaines sera un signal très net d’une plus faible résolution américaine en Europe — et entraînera une diminution de la crédibilité dissuasive de l’OTAN.

Nous devrons dès lors nous préparer à une guerre entre la Russie et l’OTAN à un horizon d’environ cinq ans. Intoxiquées par ce qu’elles ne manqueront pas de présenter comme une victoire et observant le déclin des capacités de défense européennes et de la crédibilité de la dissuasion de l’Alliance, les élites russes seront très tentées d’accomplir ce qui est leur objectif stratégique principal  : l’effondrement total de l’OTAN et de l’Union. Le test sera probablement la prise de gage territorial limité dans un pays frontalier — par exemple un pays balte — afin d’éprouver la solidité des engagements de défense mutuelle — article V du traité de l’Atlantique Nord et 42(7) du Traité sur l’Union européenne. Les États membres doivent donc non seulement se préparer à renforcer leur dissuasion face à Moscou mais également à se battre à un horizon proche s’ils souhaitent maintenir les institutions qui ont organisé leurs interactions depuis plusieurs décennies.

Les élites russes seront très tentées d’accomplir ce qui est leur objectif stratégique principal : l’effondrement total de l’OTAN et de l’Union.

Olivier Schmitt

Deuxièmement, l’Europe doit prendre au sérieux les multiples annonces de Donald Trump sur l’imposition générale de tarifs douaniers 8 de 10 % à 20 % sur l’ensemble des produits importés aux États-Unis — et 60 % sur les produits provenant de Chine. Il faut donc se préparer à une guerre commerciale dont l’ampleur précise reste à déterminer, mais qui aura un impact important sur le commerce extérieur, étant donné l’exposition de l’Union et l’importance du marché américain pour son économie 9. Selon les pays, la compensation complète de la restriction du marché américain par une redirection des flux commerciaux prendra entre cinq ans (Allemagne) et douze ans (France, Royaume-Uni), ce qui se traduira dans l’intermède par des fermetures d’entreprises, une augmentation du chômage et une baisse générale des revenus des ménages, touchant des pays déjà inquiets de leurs situations économico-sociales 10.

En d’autres termes, les pays européens doivent se préparer à une altération concomitante et sans précédent des sources de leur prospérité et de leur sécurité  : ils devront simultanément faire face à une dégradation majeure de leur sécurité — certainement la plus importante depuis la fin de la Guerre froide — et à l’aggravation de leur situation économique.

Ce scénario du pire repose sur trois hypothèses fondamentales qui sont toutes de l’ordre du plausible, voire du probable  : une défaite militaire ukrainienne, un retrait américain d’Europe et une guerre commerciale. Envisager cette situation comme une base de travail n’est donc pas un pessimisme morbide  : au contraire, étant donné l’impact majeur d’une telle situation, une planification prudente exige de s’y préparer dès maintenant. 

Ce qu’il faudrait faire : transformer l’État-providence pour défendre le continent

La première urgence est de remédier à l’ampleur de la dégradation sécuritaire et d’anticiper un probable retrait américain des affaires de sécurité européenne.

Pour les États européens, cela ne peut signifier autre chose qu’une augmentation d’ampleur de leur effort de défense, le faisant passer le plus rapidement possible d’environ 2 % du PIB aujourd’hui à 4 voire 5 % du PIB, ce qui correspond aux niveaux de la Guerre froide, c’est-à-dire une période où la protection américaine était quasi-garantie — mais où le pacte de Varsovie était une menace plus importante que la Russie actuelle.

Le scénario du pire repose sur trois hypothèses fondamentales qui sont toutes de l’ordre du plausible, voire du probable : une défaite militaire ukrainienne, un retrait américain d’Europe et une guerre commerciale.

Olivier Schmitt

Cela implique aussi nécessairement une transformation du mode de fonctionnement des États-providence européens, dont la structure actuelle a été rendue possible par le besoin moindre de financer la défense grâce à la protection américaine après-guerre. Ces États fonctionnent actuellement comme des « tirelires » 11 où les actifs productifs servent à financer le confort de vie des catégories d’âge improductives — enfants et retraités — avec un fort premium pour les personnes âgées — le tiers le plus âgé des populations européennes reçoit substantiellement plus de bénéfices sociaux que toutes les catégories d’âge plus jeunes. Les États-providence européens sont ainsi des machines à lisser les revenus sur l’ensemble du cycle de vie. Cette fonction principale de transfert intergénérationnel conduit au fait qu’ils ne remplissent que de manière très minime la seconde fonction théorique d’un État-providence : réduire les inégalités entre catégories sociales — la fonction dite « Robin des bois » 12. Or toute augmentation des budgets de défense pèsera par définition sur les actifs, en âge et capables de porter les armes, et devant parfois subir des mesures restrictives de liberté — comme un service militaire obligatoire tel qu’il existe déjà dans certains pays. Il semble de plus en plus injuste de demander à des actifs déjà sursollicités d’être les seuls à assumer les coûts supplémentaires nécessaires à la production du bien collectif qu’est la défense.

Il y a donc un débat important et majeur à avoir sur la nécessaire contribution des catégories les plus âgées à un effort de défense renouvelé — ce que cette classe d’âge n’a pas eu à faire durant la plus grande partie de leurs carrières étant donné la sécurité du continent européen depuis 1991 —, et sur le besoin de transformer les État-providence « tirelire » en « Robin des bois » lissant les inégalités entre classe sociales. Cette transformation majeure impliquera une plus faible capacité individuelle d’accumuler du capital transmissible à ses enfants et petits-enfants — et donc à un arbitrage entre bien collectif — financement de la défense — et intérêts privés. Cette transformation du modèle d’État-providence sera en elle-même insuffisante : des mesures de réallocation des dépenses publiques existantes seront nécessaires. Mais celles-ci seront mieux acceptées si les catégories sociales les plus défavorisées bénéficient d’un réel effet « Robin des bois ». Évidemment, les détails de mise en œuvre de telles politiques varient en fonction des pays européens, qui n’ont pas tous exactement le même fonctionnement de l’État-providence — la France a par exemple besoin de repenser sa fiscalité 13 et ses dépenses afin de réduire sa dette — mais la grande dynamique de transformation du fonctionnement étatique est similaire, particulièrement en Europe de l’Ouest. Étant donné la dégradation simultanée des sources de prospérité et de sécurité, il n’existe aucune solution compensatoire qui n’implique pas une réduction du niveau de vie actuel des populations européennes : l’enjeu est de distribuer les coûts de manière juste, et le basculement vers un modèle « Robin des bois » est une manière de le faire.

Deuxièmement, l’Europe et en particulier l’Union doit se préparer aux conséquences économiques de la guerre commerciale à venir. Le premier sujet est la réaccélération de l’intégration au sein du marché unique. L’un des avantages économiques majeurs des États-Unis est la taille de leur marché de consommation et de leur marché des capitaux, qui permet le passage à l’échelle et la distribution de produits dans tout le pays, et de lever des financements substantiels pour des entreprises prometteuses. Au sein de l’Union, le soi-disant « marché unique » souffre d’une fragmentation continue 14 : 24 langues différentes sont un obstacle naturel au commerce transfrontalier, mais la survivance de nombreuses barrières nationales 15 au commerce intra-Union — telles que des systèmes fiscaux différents, des professions réglementées ou des législations nationales différentes — constitue l’obstacle le plus important à la croissance. Logiquement, les marchés des capitaux sont eux aussi fragmentés 16, ce qui limite les possibilités d’investissement. Au cours des dernières années, force est de constater qu’une lassitude à l’encontre du marché commun s’est imposée, avec un ralentissement marqué des efforts d’intégration. Ceux-ci doivent reprendre pour fortifier le marché intérieur européen et lui permettre de réduire l’impact des mesures tarifaires américaines. De même, l’intégration du marché des capitaux, telle que préconisée dans le rapport Letta 17, aidera à financer les investissements de long terme dans la défense, mais aussi dans la transformation énergétique. En effet, comme le rapport Draghi en fait état 18, l’Europe souffre d’une dépendance énergétique et est donc vulnérable aux fluctuations des prix, ce qui explique en grande partie son écart de compétitivité avec les États-Unis : les prix de détail et de gros du gaz sont actuellement de trois à cinq fois supérieurs à ceux des États-Unis, tandis que les prix de détail de l’électricité sont de deux à trois fois supérieurs.

Il semble de plus en plus injuste de demander à des actifs déjà sursollicités d’être les seuls à assumer les coûts supplémentaires nécessaires à la production du bien collectif qu’est la défense.

Olivier Schmitt

La remise récente des deux rapports que l’on vient de mentionner illustre bien que l’Union est consciente des défis et de leur ampleur. Si le diagnostic sur ce que les pays membres de l’Union devraient faire est posé et bien documenté, il y a hélas de bonnes raisons de penser que ce n’est pas ce qu’ils feront. 

Ce que va probablement faire l’Europe : le spectre du « racket de protection »

Le coût politique et financier des mesures nécessaires est important : elles supposent en effet un choix politique fort à l’encontre des intérêts immédiats des séniors, une catégorie d’âge surreprésentée 19 politiquement par rapport à son poids démographique et qui tend donc à structurellement bénéficier 20 plus largement des politiques publiques. De plus, une reconfiguration du fonctionnement des États-providence suppose un choix politique visant à forcer des transferts bien plus importants depuis les classes favorisées vers les classes qui le sont moins. En d’autres termes : il y a fort à parier que les responsables politiques européens, privilégiant leurs enjeux électoraux de court terme n’iront pas à l’encontre des intérêts de catégories sur-représentées ou influentes de l’électorat.

De ce fait, et face à l’impossibilité de financer le nécessaire investissement dans la défense, la tentation sera forte pour les États de tenter de négocier des accords de protection bilatéraux avec les États-Unis, conduisant à une course à l’échalote entre Européens eux-mêmes pour s’attirer le plus de faveurs de Washington. Il semble probable que l’industrie de défense américaine sortira gagnante de ce qui s’apparentera à une forme de « racket de protection ».

De plus, la poursuite de l’intégration européenne et la mise en œuvre des recommandations des rapports Draghi et Letta supposent un leadership politique fort de la part des grands pays de l’Union, notamment la France et l’Allemagne. Or ces deux pays sont plongés dans des crises politiques d’ampleur. En France, la dissolution ratée voulue par Emmanuel Macron a privé ce dernier du faible crédit politique qui lui restait depuis sa réélection peu spectaculaire de 2022, tandis qu’en Allemagne la coalition dirigée par Olaf Scholz vient de se saborder, installant pour plusieurs mois une instabilité politique. Alors que le moment historique requiert une plus grande unité européenne, les dynamiques sont davantage à la fragmentation — pour la plus grande joie d’États tels que la Hongrie qui font le pari conscient d’un monde post-occidental et d’une subordination volontaire à la Russie et la Chine.

Face à l’impossibilité européenne de financer l’investissement nécessaire, il y a fort à parier que l’industrie de défense américaine sortira gagnante de ce qui s’apparentera à une forme de « racket de protection ».

Olivier Schmitt

De fait, au lieu d’amortir les coûts de la guerre commerciale à venir en renforçant le marché commun et en investissant dans la transformation des appareils productifs européens, il est très probable que les États européens tenteront de sauver un modèle industriel moribond en redirigeant leurs flux commerciaux vers la Chine. Depuis 2018, l’Union s’est à cet égard progressivement rapprochée des États-Unis dans le cadre d’un « grand compromis » où la relation transatlantique est maintenue tandis que les États européens démontrent qu’ils peuvent soutenir les États-Unis en indo-pacifique. Cela explique certainement la position de plus en plus affirmée de la Commission européenne à l’égard de la Chine. 

Celle-ci est pourtant loin d’être consensuelle parmi les États membres, comme l’a révélé un récent vote sur l’imposition de droits de douane sur les véhicules électriques produits en Chine : alors que des États comme la France, l’Italie, la Pologne et les pays baltes ont voté en faveur de l’imposition de droits de douane, l’Allemagne et la Hongrie ont voté contre, et douze pays se sont abstenus. En bref, plusieurs États — et en particulier l’Allemagne — ne sont pas convaincus par le programme de « réduction des risques » (de-risking) avec la Chine, car ils considèrent le commerce avec Pékin comme un élément important d’une stratégie visant à sortir de leur léthargie économique. Alors que les États et les milieux d’affaires européens anticipent avec inquiétude l’imposition éventuelle de droits de douane par les États-Unis, les regards lorgnent déjà vers la Chine 21. Conformément à son programme anti-occidental, Viktor Orbán a déjà autorisé Pékin à exploiter un campus universitaire à Budapest 22 et invité des policiers chinois à effectuer des patrouilles conjointes en Hongrie 23 — ce qui ouvre un risque évident d’espionnage et de sécurité pour l’Union. L’industrie allemande a quant à elle augmenté ses investissements en Chine ces dernières années 24 — avec des records atteints en 2024 25 — malgré la position officielle du gouvernement sur le « de-risking ». La Présidente du Conseil italienne Giorgia Meloni, tout en retirant l’Italie de l’initiative chinoise des Routes de la Soie en 2023, s’est rendu en Chine en juillet 2024 pour « relancer » la relation 26. Le président français Macron a récemment nommé l’ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin — défenseur bien connu de la République populaire — « envoyé spécial » pour tenter de convaincre Pékin de ne pas trop pénaliser les producteurs français de cognac 27 lors de la prochaine série de contre-tarifs que la Chine est susceptible d’imposer en représailles à la mesure sur les véhicules électriques.

De la même manière que les États européens risquent de se précipiter en ordre dispersé à la Maison-Blanche pour tenter d’obtenir des garanties de sécurité, il est également probable qu’ils se ruent à Pékin pour négocier des accords commerciaux afin de tenter de sauver ce qui peut encore l’être de leur commerce extérieur. Il s’agirait certes d’une solution à court terme nécessaire pour atténuer les coûts économiques des politiques américaines, mais elle créerait des problèmes de dépendance à plus long terme. Or c’est un risque que de nombreux dirigeants européens seraient prêts à prendre s’ils devaient être contraints de choisir entre la pression économique immédiate et la dépendance à long terme vis-à-vis d’un État autoritaire comme la Chine.

Certes, le pire n’est jamais sûr  : l’Ukraine peut tenir le front, Trump peut décider de ne pas retirer les troupes américaines d’Europe, les États peuvent engager les réformes nécessaires, etc. Mais sur la trajectoire actuelle, le pire devient chaque jour un peu plus probable.

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21.10.2024 à 06:30

« Il nous faut décider si nous voulons que l’Ukraine gagne — ou simplement qu’elle continue à se battre », une conversation avec Hanno Pevkur, ministre estonien de la Défense

Matheo Malik

Dans un entretien de fond, le ministre de la défense de l’Estonie Hanno Pevkur s'oppose fermement aux appels à un cessez-le-feu et à des pourparlers de paix tant que l'Ukraine n'aura pas atteint ses objectifs stratégiques.

Il plaide pour une approche commune des dépenses de défense au niveau de l'Union.

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Texte intégral (2609 mots)

Depuis plus de deux ans, nous suivons par nos analyses du terrain, nos cartes du front et des dizaines d’entretiens avec des dirigeants européens la guerre d’Ukraine au jour le jour. Si vous pensez que ce travail est important et que vous nous lisez, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent

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Nous sommes face à un conflit de haute intensité qui dure depuis plus de deux ans — et les élections américaines rendent sa suite très incertaine. Diriez-vous que les pays qui soutiennent l’Ukraine ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour l’aider à remporter la guerre ?

La guerre a commencé en 2014, et même avant l’invasion à grande échelle, la Russie cherchait à déstabiliser l’Ukraine. Il y avait des combats et des pertes chaque semaine, et il est essentiel de s’en souvenir.

Depuis février 2022, nous avons fait beaucoup, mais pas assez. Cela a commencé par l’envoi des couvertures et des casques, et maintenant nous envoyons des chars, des FGM-148 Javelin et des F-16. Malheureusement, beaucoup de temps précieux a été perdu entre-temps. Il n’y a pas eu assez de dynamique dans la contre-offensive de Kharkiv pour apporter la victoire. Les Ukrainiens n’ont pas reçu suffisamment d’équipements et n’ont pas pu avancer tout en conservant le contrôle du territoire. Aujourd’hui, les deux camps s’enlisent, et pour faire une différence sur le champ de bataille, l’Ukraine aurait besoin de beaucoup plus d’aide. Il nous faut décider si nous voulons que l’Ukraine gagne ou simplement qu’elle continue à se battre. Pour paraphraser Shakespeare : la question est de savoir s’il faut gagner ou ne pas gagner — la Russie continue d’attaquer, de prendre d’assaut des villes, de détruire des infrastructures critiques. Ils ne se sont pas arrêtés parce qu’il y a une élection aux États-Unis. Nous n’avons pas le droit — et l’Ukraine n’a certainement pas le luxe — d’attendre le résultat de cette élection. S’il existe une fenêtre d’opportunité entre maintenant et le jour de l’investiture au Capitole, le 20 janvier, il ne faut pas attendre.

Aujourd’hui, les deux camps s’enlisent, et pour faire une différence sur le champ de bataille, l’Ukraine aurait besoin de beaucoup plus d’aide.

Hanno Pevkur

Le nouveau secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, a répété à de nombreuses reprises que les Alliés ne devaient pas se laisser distraire par une éventuelle réélection de Donald Trump et se concentrer sur la tâche à accomplir. Trump parle pourtant de mettre fin à la guerre en 24 heures. Êtes-vous inquiet ?

Quand je me rends à Capitol Hill et que je parle aux membres du Congrès, je constate un soutien bipartisan à l’Ukraine. Les choses vont-elles changer, monter ou descendre en intensité ? Nous pouvons spéculer, mais mon point est que c’est pour cette raison que l’Union doit faire beaucoup plus pour montrer aux États-Unis que nous prenons la question de notre sécurité au sérieux.

Vous avez récemment déclaré que les limitations imposées à l’Ukraine en matière d’utilisation de l’aide militaire fournie, surtout concernant la capacité à frapper la Russie en profondeur, allaient à l’encontre de l’objectif recherché. S’agit-il d’un combat inégal ?

Ces restrictions ont un effet négatif : les Ukrainiens ne peuvent pas pleinement exploiter les capacités occidentales et agir au mieux de leur potentiel sur le champ de bataille. Le point positif, si l’on peut le formuler ainsi, c’est qu’en réponse l’Ukraine modernise très rapidement son industrie. Aujourd’hui, nous voyons qu’ils disposent de systèmes d’armement fabriqués en Ukraine qui peuvent atteindre 1 000 kilomètres à l’intérieur du territoire russe. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’ils développeront leur industrie autant que possible. Construire un missile n’est pas sorcier. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils atteignent la capacité d’un Storm Shadow — mais le temps, précisément, est crucial. C’est pourquoi nous devons leur fournir tout ce dont ils ont besoin et lever toutes les restrictions.

Le chancelier allemand Olaf Scholz a clairement indiqué que Berlin ne changerait pas sa position sur les missiles Taurus. Ces limitations sont-elles le produit de la peur de Moscou et de ce qu’une Russie défaite pourrait signifier ?

Je n’entends pas cela au plus haut niveau politique, ni parmi les ministres de la Défense, ni parmi les Premiers ministres. C’est pourquoi j’insiste sur le fait que nous devons cesser de parler d’escalade. Ce n’est pas une question d’escalade ukrainienne. La Russie n’a cessé d’escalader, en déportant des enfants, en violant des femmes, en tuant des civils et en bafouant chaque aspect du droit international. L’Ukraine n’escalade pas, et c’est là l’essentiel. Nous ne devrions pas parler d’escalade et de limites.

Alors pourquoi ces limitations persistent-elles ?

Il faudrait poser la question aux gouvernements qui les maintiennent encore. La position du mien est claire. Il n’y a pas de solution magique. Aucun armement ne ramènera la victoire en soi. C’est une combinaison : envoyer des armes, des chars, de l’artillerie, des missiles SCALP, des Storm Shadows, cela représente l’espoir pour les soldats dans les tranchées. Ils ont besoin de cette motivation et de voir qu’ils disposent des moyens de défendre leur pays. C’est pourquoi cela est si important. Cela leur permettrait également de frapper des cibles, de détruire les dépôts de munitions et de missiles que la Russie utilise contre eux. Nous voyons que les Ukrainiens en sont capables.

L’Ukraine n’escalade pas.

Hanno Pevkur

Il s’agit également d’un message. Donner à l’Ukraine une chance équitable de se défendre montrerait que nous sommes prêts à la soutenir aussi longtemps et autant qu’il le faudra.

Le président Volodymyr Zelensky a dévoilé la semaine dernière son plan pour la victoire. Certains soutiendraient qu’il appelle en fait à davantage de livraisons d’armes — mais sans fournir de perspectives sur le plan diplomatique et politique. Que répondez-vous à cela, surtout face aux idées comme la cession de territoire en échange d’une adhésion rapide à l’OTAN ou à l’Union ?

Nous savons tous ce dont l’Ukraine a besoin pour remporter la guerre. Zelensky le sait aussi. Nous pourrions former davantage d’Ukrainiens, les former mieux. L’Estonie est prête à aider. Il y a des décisions que nous pourrions prendre concernant les munitions, la défense aérienne, la supériorité dans les airs, l’envoi de davantage de F-16, de systèmes d’armes à longue portée pour des frappes de précision en profondeur. Ce sont des mesures que nous pouvons adopter. Ce n’est que par la suite que les discussions politiques et diplomatiques sur, par exemple, l’adhésion à l’Union doivent intervenir, en complément et en restant pour le moment secondaires. Les Ukrainiens doivent d’abord remporter la guerre. 

À l’aune de l’histoire de votre propre pays, quel regard portez-vous sur la cession de territoires ?

Céder des territoires n’est pas une solution à la guerre, et l’histoire nous montre pourquoi. En Estonie, sous l’occupation soviétique, nous n’avions pas le droit de décider pour nous-mêmes — quelqu’un, dans un comité à Moscou, le faisait à notre place. C’est inacceptable au XXIe siècle. La seule nation qui peut décider de la manière dont elle souhaite vivre, c’est l’Ukraine et le peuple ukrainien. 

Si nous commençons à parler d’un cessez-le-feu, de négociations de paix, c’est exactement ce que la Russie veut, car cela signifie que nous forçons l’Ukraine à s’asseoir à la table des négociations. La seule chose sur laquelle nous devrions tous nous accorder, c’est le respect du droit international. Cela signifie revenir aux frontières établies après l’effondrement de l’Union soviétique. Si les Ukrainiens récupèrent les terres occupées, même détruites, la guerre prendra fin.

Si l’Ukraine est contrainte d’accepter un accord de paix, qu’est-ce que cela signifierait pour votre sécurité ?

Il est crucial que l’OTAN reste forte et unie. C’est la seule garantie de sécurité pour nous en Europe : un pour tous. Défendre chaque pays, chaque centimètre de territoire. Si ce principe devait tomber, l’OTAN ne serait plus la même. C’est pourquoi il est si important que l’Ukraine reçoive une invitation à rejoindre l’Alliance — si je suis sûr d’une chose, c’est que l’Ukraine serait la première à défendre l’Estonie.

Pensez-vous que la Russie pourrait attaquer un pays de l’OTAN ? 

L’histoire montre un schéma dans son comportement. La Russie a des ambitions impérialistes. Regardez la Tchétchénie, la Géorgie, la Crimée, le discours de Poutine à la Conférence de Munich en 2008 — il a un plan pour rétablir une sorte de zone tampon et, s’il le pouvait, il recréerait un empire. C’est en préparation depuis vingt ans. 

L’OTAN est une alliance défensive. Nous n’avons aucun intérêt à atteindre Moscou, ni même à aller aussi loin que Pskov, à la frontière avec l’Estonie. L’OTAN n’est pas une menace pour la Russie. Si Poutine veut créer une zone démilitarisée, il peut le faire sur le territoire russe. Mais nous devons prendre la possibilité au sérieux — c’est ainsi que fonctionne l’officier du KGB Vladimir Poutine. Il voit le monde avec la mentalité de la guerre froide.

Si je suis sûr d’une chose, c’est que l’Ukraine, si elle intégrait l’OTAN, serait la première à défendre l’Estonie.

Hanno Pevkur

Le général Rajmund Andrzejczak a suggéré que la dissuasion de l’OTAN devrait être plus musclée, en précisant à la Russie qu’une attaque contre les États baltes ou la Pologne serait suivie d’une réponse puissante « en quelques minutes ». Partagez-vous ce message ?

Bien sûr. Nous nous défendrions dès la première minute. C’est la seule approche possible pour défendre l’Estonie, la Lituanie, la Lettonie et la Pologne.

Si nous étions attaqués, nous riposterions dès les premières minutes.

Êtes-vous convaincu que vos alliés réagiraient avec la même force ?

Si je n’en étais pas convaincu, nous ne serions pas dans une alliance.

Ce que je dirais à chaque citoyen espagnol, français ou italien, c’est que cela ne concerne pas uniquement les États baltes ou la Pologne. Nous avons construit une alliance qui a su défendre nos pays et maintenir la paix pendant 75 ans. Nous avons clairement défini ce que les pays de l’OTAN doivent faire pour défendre l’Alliance. Il faut avoir confiance dans les experts militaires. Nous devons être prêts, et nous devons l’être ensemble. Les chiffres montrent que nous n’avons pas fait assez au cours des 30 dernières années. Laissez-moi vous en donner deux : les dépenses de défense de la Russie ont augmenté de près de 600 % en 25 ans ; dans l’Union européenne, ce chiffre est de 43 %. Pourtant, même avec cet énorme écart, nous sommes collectivement plus forts que la Russie. Mais une dissuasion crédible signifie aussi qu’il faut investir davantage, produire davantage et apprendre de ce qui se joue en Ukraine.

Dans ce scénario de préparation collective, envisagez-vous le retour du service militaire obligatoire ?

Cela dépend de chaque pays, car nous ne pouvons pas comparer de petits pays comme l’Estonie ou la Finlande, qui ont une longue frontière terrestre avec la Russie, où nous avons une armée de réserve et la conscription, avec des pays comme l’Allemagne, la France ou l’Espagne, qui ont une population bien plus importante. C’est à chaque pays de décider quel est le meilleur modèle et comment organiser sa défense.

Ce que je dirais, c’est que nous devons être en mesure de respecter les critères dont nous avons convenus ensemble au sein de l’OTAN et dans le nouveau plan régional pour la défense de l’Europe.

Si nous étions attaqués, nous riposterions dès les premières minutes.

Hanno Pevkur

La Pologne a proposé que les dépenses militaires soient exemptées des règles budgétaires afin de créer plus de marge de manœuvre financière pour ce qu’elle considère comme une priorité stratégique en matière de sécurité. Soutenez-vous cette idée ?

Je ne veux pas précipiter ces changements, car la stabilité budgétaire fait aussi partie de notre souveraineté. Sur le plan fiscal, si nous ne pouvons pas gérer nos finances, il sera très difficile de gérer les dépenses de défense et tous les autres postes dont l’État a besoin, comme la santé et l’éducation. C’est pourquoi je trouve l’idée d’achats conjoints — voire l’émission des obligations de défense — plus intéressante. Il y a des besoins spécifiques, mais il y a aussi une large gamme de besoins communs — nous avons tous besoin de munitions, de défense aérienne, de capacités de frappes précises et de longue portée. Ursula von der Leyen a présenté sa proposition de 500 milliards d’euros pour la défense : c’est exactement ce que nous devrions faire. Mettons-nous d’accord sur un effort conjoint et nous n’aurons plus à discuter de déficits de 3 % et d’exemptions pour chaque pays.

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18.10.2024 à 13:21

Le chaînon manquant : la géopolitique de la guerre froide selon David Galula

Matheo Malik

Dans une archive inédite publiée aujourd’hui en exclusivité dans les pages de la revue, David Galula expose en détail à William Bullitt une stratégie : pour éviter la troisième guerre mondiale, il faut couper la Chine de l’URSS.

Nous sommes à l’orée de la guerre froide ; vingt-deux ans avant le voyage de Nixon ; la Chine populaire vient de voir le jour.

Les historiens Jérémy Rubenstein et Patrick Weil, à l’origine de cette découverte, tracent le grand contexte qui permet de saisir l’importance de ce document clef.

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Texte intégral (5745 mots)

Document inédit jusqu’à aujourd’hui, la note de David Galula à William Bullitt — que vous retrouverez à ce lien, à lire en miroir de l’étude de Patrick Weil et Jérémy Rubenstein — est une nouvelle pièce dans notre format Archives et Discours. Le Grand Continent est une rédaction indépendante : si vous nous lisez et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner à la revue

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Il arrive parfois à l’historien, plongé dans des archives, d’y faire des trouvailles imprévues. Ce fut mon cas lorsque, travaillant à la Yale Sterling Library dans les archives de William C. Bullitt, où j’avais découvert le manuscrit inédit que le diplomate américain avait co-écrit avec Sigmund Freud sur le Président Woodrow Wilson 1, je tombai sur une impressionnante note de David Galula (1919-1967) adressée en 1950 à Bullitt 2. Je contactais Jérémy Rubenstein, auteur de l’excellent ouvrage Terreur et séduction. Une histoire de la doctrine de «  guerre révolutionnaire  », (La Découverte, 2022) pour l’introduire avec moi et nous la publions ici avec la lettre de Galula à Bullitt qui l’accompagne.

Ces deux courts documents apparaissent comme les chaînons manquants permettant d’éclairer le parcours étonnant et énigmatique d’un ancien militaire français, auteur de deux ouvrages écrits en anglais 3, mais méconnu en France jusqu’à la guerre en Irak 4.

[Lire l’archive retranscrite]

Un parcours hors normes

Né le 10 janvier 1919 à Sfax, dans une famille juive d’origine algérienne, il entre à l’académie militaire de Saint-Cyr, dont il sort avec la promotion 1939-1940 et opte pour l’infanterie coloniale. Radié des cadres de l’armée en vertu de l’application du statut des Juifs de Vichy, il rejoint Tanger comme officier de renseignements puis les armées alliées suite au débarquement de novembre 1942 en Afrique du Nord. Affecté à la Première armée du général De Lattre, il se distingue surtout dans la conquête de l’île d’Elbe en juin 1944 5. Il participe aux combats en Provence, en Alsace et en Allemagne. Il sert alors sous les ordres directs de Jacques Guillermaz, spécialiste de la Chine qui lui ouvre les portes de missions en Asie. Après deux mois à Calcutta, il rejoint la mission militaire française en Chine. Durant ce séjour, il est capturé deux fois par l’armée communiste, ce qui lui permet de converser avec des officiers ennemis et observer leur organisation. Il se marie peu après avec une citoyenne étatsunienne. En 1949, il est nommé comme observateur de l’UNSCOB 6 en Grèce, où il assiste à la défaite d’une insurrection communiste. C’est depuis ce poste à Salonique qu’il écrit la note que nous publions. De retour en Asie, il est affecté à Hong Kong, où il observe les conflits en cours en Indochine, en Malaisie et aux Philippines. En 1956, il demande une affectation sur le terrain en Algérie, ce qui lui est accordé, en Kabylie à cinq kilomètres de Tizi-Ouzou. Dès novembre 1956, il écrit des « Observations sur la pacification en grande Kabylie », à destination du Général Salan et du Haut commandement en Algérie 7. Un mois et demi après l’arrivée de de Gaulle à Matignon, le 22 juillet 1958, Galula est appelé à rejoindre le staff militaire de de Gaulle, plus exactement la branche d’action psychologique et d’information de la Défense nationale 8. À partir de 1960, Galula passe de plus en plus de temps aux États-Unis, où, dans le contexte de l’engagement croissant au Vietnam, l’intérêt pour les théories de la contre-insurrection grandit. Sur la suggestion du général William Westmorland, Galula est recruté comme chercheur associé au Centre for International Affairs d’Harvard, de mars 1962 à novembre 1963, période durant laquelle il se lie avec Henry Kissinger. En avril 1962, il participe à un important symposium de la RAND Corporation qui réunit durant quatre jours à Arlington (Virginie), les meilleurs spécialistes étatsuniens de la contre-insurrection, notamment le général Lansdale que Galula avait connu aux Philippines. Durant la même période, il rédige ses deux ouvrages de référence en anglais. À la fin de son contrat à Harvard, Galula se porte candidat pour un poste à Mobil Oil, mais refuse, pour l’obtenir, de renoncer à la nationalité française. Il retourne en France en 1963 pour travailler chez Thomson Houston. Il publie en 1965 un roman Les Moustaches du Tigre (Flammarion), prend un emploi à l’OTAN à Londres en 1966, et décède à Paris le 11 mai 1967.

La contre-insurrection

À l’encontre des opérations militaires classiques qui opposent des forces armées et visent la conquête de territoires, une guerre insurrectionnelle cherche à gagner un objectif de nature différente  : la population 9. La contre-insurrection a donc aussi la particularité de considérer la population comme à la fois l’arme principale et l’objectif de la guerre. Elle consiste en une vaste et souvent brutale opération d’ingénierie sociale visant à mobiliser et transformer la société afin que les éléments subversifs, ou révolutionnaires, ne puissent plus y prospérer et en soient isolés. Apparue de manière quelque peu empirique au sein des armées des puissances coloniales, britannique et française, pour y défaire les organisations indépendantistes, la contre-insurrection est progressivement théorisée dans les années 1950. Pour « tenir » la population, elle prône de nombreuses techniques : programmes de développement éducatifs, économiques et sociaux, mais aussi déplacements et regroupements de population, créations d’organisations « loyalistes », retournement de militants, propagandes et manipulations, et une gamme très variée de violences. Il s’agit de déployer séduction et terreur avec, dans la pratique, un net penchant pour la seconde 10.

Galula est désormais célèbre comme auteur de référence dans le champ contre-insurrectionnel mais sa pensée géostratégique nous restait en revanche largement inconnue.

Patrick Weil et Jérémy Rubenstein

Sa devise — « conquérir les cœurs et les esprits » — est généralement attribuée à Gerald Templer (1898-1979), nommé par Churchill en 1952 haut-commissaire britannique à la tête de la répression de l’insurrection en Malaisie menée par le Parti communiste malais. Côté français, la guerre d’Indochine constitue le terrain sur lequel des officiers testent des pratiques menant à des théories de la contre-insurrection (paradoxalement appelée « guerre révolutionnaire » ou « doctrine de guerre révolutionnaire »). Ainsi, le colonel Charles Lacheroy (1906-2005), en poste en Cochinchine en 1951, peut être considéré comme le père fondateur de « l’École française » — selon l’expression de Marie-Monique Robin 11 — à laquelle Galula se rattache. À partir de la guerre d’Algérie — et la moins connue mais simultanée guerre au Cameroun — qui en fixe les grandes arêtes, la contre-insurrection prolifère dans le monde comme méthode privilégiée pour mener la guerre au communisme — avec toutes les ambiguïtés de l’expression et l’extension qui peut en être faite. Elle sera employée comme stratégie d’ensemble dans des opérations emblématiques des États-Unis au Vietnam, ainsi que dans de nombreux autres pays en Asie, en Amérique latine et en Afrique. Elle est alors appliquée soit directement par une puissance intervenante soit, le plus souvent, indirectement par les forces répressives locales plus ou moins encadrées par des experts en contre-insurrection — d’abord français ou britanniques, puis étatsuniens et autres. La contre-insurrection utilise centralement la guerre psychologique, c’est-à-dire notamment la propagande et des manipulations de toutes sortes. Or celle-ci s’accompagne très souvent d’une forte politisation des militaires qui l’exercent, si bien que la contre-insurrection est généralement jugée responsable des nombreux coups d’État qui prolifèrent dans son sillage. En outre, elle laisse le champ ouvert à de nombreux crimes de guerre, notamment l’usage de la torture et les déplacements forcées de population. Dans ces conditions, c’est peu dire qu’elle avait mauvaise presse — quand elle n’avait pas été soigneusement effacée des mémoires — avant d’être ressuscitée à l’occasion de la guerre en Irak.

Cette réhabilitation s’est faite à travers un auteur français alors peu connu  : David Galula. Sous l’impulsion du général David Petraeus (1952-), chef des armées américaines en Irak et Afghanistan puis directeur de la CIA, Galula a été érigé dans les années 2000 en « Clausewitz de la contre-insurrection » 12 et a été l’objet de plusieurs ouvrages et articles biographiques. Surtout, Petraeus en fait la référence principale à la nouvelle doctrine de contre-insurrection étatsunienne exposée dans le manuel dont il supervise la rédaction 13. C’est dans le sillage de ce succès posthume outre-Atlantique, que ses principaux ouvrages ont été traduit et publié en français, Contre-insurrection  : théorie et pratique en 2008 (Economica) puis Pacification en Algérie 1956-1958 en 2016 (Les Belles Lettres).

Parmi les tenants de la guerre psychologique, Galula est assez pragmatique, dans la lignée de Lyautey qui disait « il n’y pas de méthode… il y en a dix, il y en a vingt, ou plutôt si, il y a une méthode qui a nom souplesse, élasticité, conformité aux lieux, aux temps, aux circonstances » 14. Galula est ainsi partisan d’une sorte de « syncrétisme stratégique » 15. Il insiste néanmoins sur la capacité d’encadrement, de protection ou de coercition. Autrement dit, pour lui, des mesures favorisant un développement économique et un bien-être social, accompagnées d’une forte propagande, peuvent avoir des effets qu’une fois que la population soit déjà convaincue qu’elle se range du côté du plus fort — ou futur gagnant — des belligérants. Il en découle qu’il préconisera un fort déploiement militaire initial, afin d’encadrer — pour ne pas dire terroriser — la population, à la suite de quoi il sera possible d’en traquer les éléments subversifs avec l’accord plus ou moins tacite de la population. La propagande et le ralliement de la population, sur une proposition relativement indifférente ou adaptable à l’envi, ne se concrétise qu’après cette phase d’affirmation de la puissance, selon son manuel de 1964.

Galula est donc désormais célèbre comme auteur de référence dans le champ contre-insurrectionnel mais sa pensée géostratégique nous restait en revanche largement inconnue. Le mémoire inédit que nous publions aujourd’hui, daté de janvier 1950, révèle pourtant une surprenante acuité dans ce domaine. En outre, le destinataire de ce document, William Bullitt, permet de mieux comprendre le fil directeur d’un parcours personnel très particulier. En effet, entre ses différents postes d’observation et ses terrains d’action, Galula s’est forgé un réseau d’interlocuteurs en France et aux États-Unis qui accentue encore sa singularité parmi les officiers français de sa génération. Cette étonnante trajectoire se déploie dans le double contexte des mouvements de lutte pour l’indépendance et de la montée du communisme, qu’il a touché de près à travers l’observation des guerres civiles en Chine et en Grèce, puis sa participation à la guerre coloniale française en Algérie.

Une rencontre décisive avec William Bullitt  ?

D’où vient l’appétence de Galula pour la guerre psychologique  ? Il y a incontestablement un effet de génération, liée à la Seconde Guerre mondiale et les différentes influences — allemande, britannique et étatsunienne — en ce domaine sur les officiers de l’armée française. Plus directement, peut-être que William Bullitt n’est pas étranger à cet engouement. En effet, l’ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou (1933- 1936) puis à Paris (1936 et 1940), rejoint De Gaulle en mai 1944 à Alger. Ce dernier l’affecte à l’état-major de la Première Armée auprès du général de De Lattre. Bullitt y crée et dirige une division de guerre psychologique 16. Durant la campagne qui mène la Première Armée de Toulon à Francfort, Galula rencontre Bullitt dont les activités ne peuvent qu’intriguer le jeune officier.

Après 1945, Bullitt reste en contact avec De Lattre, un général particulièrement attentif aux usages de l’image et de la propagande, pour qui « les choses ne sont pas ce qu’elles sont, mais ce qu’on les fait apparaître » 17.

En 1946, il publie The Great Globe Itself, dont la traduction française, lue et approuvée par De Lattre, paraît en 1948 sous le titre Le Destin du monde aux Éditions Self. Pour Bullitt, le problème essentiel posé par la Seconde Guerre mondiale tenait à ce que les démocraties — les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France — avaient dû s’allier à un État totalitaire communiste pour abattre un État totalitaire fasciste. Cette alliance n’avait pas modéré les ambitions de l’URSS qui, hostile par nature à la démocratie, ne rêvait que de conquête mondiale. L’Amérique était entrée en guerre pour empêcher que l’Allemagne ne domine l’Europe et le Japon la Chine. Le conflit achevé, l’Europe comme la Chine menaçaient de tomber sous la coupe soviétique.

Bullitt devient le porte-parole et l’un des organisateurs d’un réseau de dirigeants politiques et de militaires dédié à la lutte anticommuniste. Dès 1947, De Lattre encourage Bullitt à se rendre en Indochine appelé à devenir, il le pressentait, l’une des nouvelles lignes de front de la Guerre froide. Après quelques semaines sur place, Bullitt conclut que le ralliement à Ho Chi Minh de « millions d’Annamites » tenait moins à l’attrait du communisme qu’à son combat pour l’indépendance nationale. Afin que « le joug de Staline ne remplace celui de la France », Bullitt conseillait à celle-ci de coopérer avec les nationalistes vietnamiens, laissant entendre qu’une aide des États-Unis accompagnerait cette alliance. Tout à cette voie nationaliste, Bullitt se rend à Hong-Kong afin d’y rencontrer l’ancien empereur Bao-Daï qu’il espère voir à la tête du prochain état vietnamien. Puis Bullitt revient en France en octobre 1947 pour plaider la « solution Bao-Daï » auprès de son ami le président Vincent Auriol. Il lui fait miroiter l’aide de Washington si Paris parvenait à enfoncer un coin entre le Viêt-Minh et les nationalistes. Tout comme Bao-Daï, les Français croient à tort que Bullitt représente la position officielle des États-Unis. Or Bullitt est alors moins la voix officielle de son gouvernement que le point central d’un réseau qui tâche de peser sur les décisions des gouvernements étatsunien et français. Face à Auriol, il est moins un envoyé de Washington que l’émissaire de personnalités françaises, dont le général de Lattre, qui essayent de faire triompher leurs vues sur l’Indochine.

De Lattre est finalement nommé, en décembre 1950, à la fois chef des armées et haut-commissaire en Indochine. Depuis ce double pouvoir intégré — civil et militaire — il déploie une stratégie avec un arsenal de guerre psychologique qui se modernise rapidement sous son impulsion. Notamment, la plupart des bataillons sont désormais munis d’un photographe, ce qui permet au service de propagande de l’armée française de produire — et contrôler — toutes les images sur la guerre d’Indochine qui font les couvertures des magazines en Occident. Lors de sa visite aux États-Unis en septembre 1951, De Lattre peut encore compter sur l’aide de Bullitt pour peser sur l’administration américaine, afin d’obtenir une aide en armement. Ce séjour du général De Lattre aux États-Unis illustre bien l’opération consistant à faire passer la guerre coloniale française en un front de la guerre mondiale contre le communisme. Il y déploya l’argument selon lequel « la guerre en Indochine n’est pas une guerre coloniale, c’est une guerre contre le colonialisme rouge. Comme en Corée, c’est une guerre contre la dictature communiste » 18 qui convainc en partie les autorités étatsuniennes.

Dès lors que tout soulèvement anticolonial est considéré comme diligenté par Moscou, les méthodes de la contre insurrection pour y faire face apparaissent comme les instruments idoines pour mener la guerre à la puissance soviétique et son expansion à travers le monde. Elle est donc bientôt promue comme l’alternative à la guerre frontale, notamment nucléaire.

Il est probable que quand Galula rejoint Harvard en 1962 et y rencontre Henry Kissinger, son analyse rencontre alors une oreille attentive.

Patrick Weil et Jérémy Rubenstein

Pour Bullitt cependant, c’est une question de temps pour que les cellules communistes, implantées dans les démocraties excessivement tolérantes, passent à l’offensive. Tôt ou tard, elles attaqueraient. Dans cette perspective, il est indispensable de se tenir prêt à les affronter. Pour ce faire, il pense à une stratégie de guérilla, réflexion alimentée par un réseau de stratèges militaires et d’hommes politiques aux États-Unis et dans le monde. Parmi les Français de ce réseau informel se trouve le général Guillain de Bénouville, que Bullitt avait rencontré à Alger en 1943. Bénouville est chargé des thèmes des affaires étrangères et de la défense au sein du RPF, le parti fondé par de Gaulle en 1947. Au milieu de l’année 1948, après un entretien avec Bullitt, il rédige un rapport de quarante pages, sur la prévention et la capacité de réaction face à une agression soviétique, intitulé « L’Europe doit être défendue ». Le général de Bénouville écrit à Bullitt  : « Nous ne sommes pas très nombreux à connaître la forme nouvelle des combats, qui, si la guerre avait lieu, nous serait imposée par la stratégie russe, je veux dire par la stratégie révolutionnaire de l’agression interne combinée avec la stratégie normale des armées aéroportées » 19. Bénouville propose d’organiser un réseau de combattants de l’intérieur sur le modèle des réseaux de résistance, qui disposerait de grandes forces militaires motorisées et blindées, assistées d’organisation d’autodéfense 20. « Si cette organisation avait existé même à titre embryonnaire, jamais la Russie n’aurait pu réussir le coup de Prague » assène-t-il. Et de prôner la mise en place immédiate de ces structures prêtes à la guerre contre-révolutionnaire 21.

Ainsi se dessine un réseau, un groupe de personnalités à la croisée du monde civil et militaire, composés d’officiers, de diplomates, d’universitaires et de journalistes. Ce groupe réfléchit à une géostratégie qui combine l’affrontement global contre le communisme soviétique avec des conflits locaux axés sur la guerre révolutionnaire. Le document que nous publions montre l’une de ces personnes à l’œuvre — qui se révèle d’une rare perspicacité. Nul doute qu’à la suite de sa lecture, Bullitt, au cœur de ce réseau, partage sinon le texte au moins sa teneur avec nombre de ses membres, à la fois en France — notamment Bénouville et De Lattre — et aux États-Unis. Parmi les influentes personnalités de ce réseau se trouve le fondateur des magazines Time et Life, Henry Luce qui, au nom de la lutte contre le communisme a financé les voyages de Bullitt en Indochine et en Chine. Il compte aussi avec des dirigeants politiques, tels que James Forrestal, secrétaire à la Défense de Truman (1948-1949) ou Robert A. Lovett, secrétaire-adjoint, ainsi que des officiers de haut-rang qui considéraient la politique de Truman puis d’Eisenhower trop « molle » 22. C’est ce réseau, assez informel et puissant, auquel Galula accède à travers Bullitt. La qualité de son analyse lui ouvre alors certainement plus largement les portes d’une communauté de spécialistes étatsuniens de la défense soudée par la guerre froide.

Une vision géostratégique prémonitoire imprégnée de guerre psychologique

En janvier 1950, soit trois mois après la proclamation de la République Populaire de Chine et quelques semaines avant le pacte sino-soviétique d’assistance mutuelle, incluant des clauses militaires, signé le 14 février 1950, Galula semble discerner une attitude russe à même de lui aliéner à terme les dirigeants chinois (p.4). L’analyse géostratégique surprend par sa pertinence prémonitoire, très étonnante de la part d’un observateur étranger, dont le séjour à Pékin est antérieur (1945-1949) à la prise du pouvoir du Parti communiste chinois.

Quelques semaines seulement après la victoire communiste en Chine, et la signature d’un pacte sino-soviétique loin d’être resté lettre morte, avec des applications très concrètes dès l’été, tant en Corée — où la guerre commence le 25 juin — qu’auprès du Vietminh en guerre contre la France en Indochine, établir déjà le diagnostic d’une mésentente entre les deux puissances communistes est pour le moins osé. Quatre ans plus tard, lorsque Galula a l’occasion de réitérer son analyse, son ex-mentor et supérieur militaire français Jacques Guillermaz (1911-1998), sinologue reconnu, est d’ailleurs sceptique sur les conclusions de son disciple :

« Je pense qu’il est un peu imprudent de conclure comme vous l’avez fait, sur la base d’une seule phrase, qu’il y aura des querelles sérieuses entre Moscou et Pékin. Je crois, comme vous, que les Chinois vont de plus en plus chercher à s’affirmer, à tirer des avantages de leur alliance. Mais en présentant les choses comme vous l’avez fait, la perspective de tensions conduira inévitablement ceux qui prennent leurs désirs pour des réalités à sauter sur vos conclusions, en les extrapolant plus loin que vous ne l’auriez jamais voulu. » 23

Galula aura été autant un penseur stratégique qu’un passeur militaire.

Patrick Weil et Jérémy Rubenstein

Il est probable que quand Galula rejoint Harvard en 1962 et y rencontre Henry Kissinger, son analyse rencontre alors une oreille attentive. Les deux hommes se lient d’amitié, se côtoient et ne parlent alors que de politique et de relations internationales. C’était « des âmes sœurs quant à leur vision et la manière dont la politique étrangère américaine devrait être exercée » selon Ruth Galula 24. Les couples Kissinger et Galula dinaient régulièrement ensemble et l’un des fils Kissinger devient camarade de jeu du fils Galula. Quelques semaines avant sa mort aussi, en 1967, une reconnaissance de poids vient établir le caractère visionnaire du diagnostic de Galula, par la plume de l’universitaire et journaliste états-unien Doak Barnett (1921-1999) qui lui écrit :

« Je me souviens également que vous étiez l’une des rares personnes convaincues qu’il existait des tensions et des problèmes importants sous la surface, au sein de l’establishment militaire [de la Chine] ainsi que dans d’autres secteurs du système politique. Les développements ultérieurs ont certainement confirmé vos jugements de l’époque, si je me souviens bien. » 25

Doak Barnett rappelle à Galula, qu’il a fréquenté à Hong-Kong en 1952 où tous deux travaillaient pour leurs ambassades respectives 26, son analyse prémonitoire sur la rupture sino-soviétique. Barnett est en passe de jouer un rôle clef, en tant que conseiller de Nixon, dans le rapprochement des États-Unis avec la Chine.

Des moyens d’action qui échouent

Pour « insérer un coin entre la Chine et la Russie » (p.3), pour « empêcher la Chine de combattre dans le bloc soviétique lorsque, d’ici quelques années, la guerre froide se sera transformée en guerre ouverte » (p.1) face au danger mortel d’un bloc soviétique qui, avec la Chine, s’étende à toute l’Asie, Galula présente non seulement une analyse de la situation mais aussi des moyens pour abattre ou affaiblir l’ennemi. Il préconise essentiellement un blocus économique parce que, estime-t-il, la coalition occidentale est en mesure de le réaliser mais surtout parce qu’il y voit un moyen d’« irriter le peuple chinois » (p.5) en priorité « contre les alliés russes qui ne l’aideront pas pendant cette crise  ». Une tactique de guerre psychologique qui aurait probablement échoué, renforçant en Chine l’hostilité à l’Occident. 

Dans sa note brillante et dans la lettre qui l’accompagnent, c’est l’analyse géopolitique de Galula qui fut prémonitoire — ce sont les ressorts profonds du nationalisme et du patriotisme qui amèneront la Chine communiste à se détacher de l’Union soviétique. Galula aura finalement été autant un penseur stratégique qu’un passeur militaire.

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