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Comprendre la société des calculs

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31.03.2025 à 07:00

L’IA raisonne-t-elle ?

Hubert Guillaud

Melanie Mitchell est certainement la plus pédagogue des spécialistes de l’IA. Son livre, Intelligence artificielle, triomphes et déceptions (Dunod, 2021) est une excellente ressource pour comprendre l’histoire et le fonctionnement de l’IA, tout comme sa newsletter. Dans sa récente chronique pour le magazine, Science, elle revient sur la capacité de l’IA à “raisonner”. Pour cela, elle prend un petit exemple logique simple. “Julia a deux sœurs et un frère. Combien de sœurs son frère Martin a-t-il ?”. Le résoudre demande à chacun de nous quelques secondes d’attention. Mitchell a soumis cette énigme à plusieurs reprises à la version la plus récente de GPT-4 (4o), qui lui a donné la mauvaise réponse à chaque fois, affirmant que Martin avait deux sœurs. Pour remédier à ce type de problème, les grandes entreprises de l’IA développent de nouveaux systèmes qu’elles appellent les Grands modèles de raisonnement (Large reasoning models, LRM).

Quand on soumet cet exemple logique à un LRM, comme les modèles o1 et o3 d’OpenAI, Claude d’Anthropic, Gemini 2.0 Flash Thinking Experimental de Google et le modèle R1 de l’entreprise chinoise DeepSeek… ces modèles déploient une chaîne de pensée qui énoncent un processus de raisonnement apparemment plausible. o1 d’OpenAI décompose sa réponse : “1. Julia a deux sœurs. Cela signifie qu’il y a trois filles au total (Julia + deux autres). 2. Julia a également un frère, prénommé Martin. 3. Au total, il y a quatre frères et sœurs : trois filles et un garçon (Martin). 4. Du point de vue de Martin, ses sœurs sont toutes les trois des filles (Julia et ses deux sœurs). 5. Martin a donc trois sœurs.”… Ce qui ressemble beaucoup à un raisonnement humain que chacun d’entre nous pourrait tenir pour résoudre l’énigme. On comprend alors que ces modèles soient en train de devenir le corps de l’offre commerciale des entreprises d’IA… Reste à savoir si ces modèles “réfléchissent et raisonnent vraiment, ou s’ils font juste semblant” ?

Mitchell rappelle que les LRM sont construits sur des LLM. Les LLM sont pré-entraînés pour prédire une partie de mots (un token ou jeton) dans une séquence de texte. Pour devenir LRM, “le modèle est ensuite post-entraîné, c’est-à-dire entraîné davantage, mais avec un objectif différent : générer spécifiquement des chaînes de pensée, comme celle générée par o1 pour l’énigme des “sœurs”. Après cette formation spéciale, lorsqu’un problème lui est posé, le LRM ne génère pas de jetons un par un mais génère des chaînes entières”. Pour le dire autrement, les LRM effectuent beaucoup plus de calculs qu’un LLM pour générer une réponse. D’où le fait qu’on parle d’un progrès par force brute, par puissance de calcul, avec des systèmes capables de tester en parallèle des milliers de réponses pour les améliorer. “Ce calcul peut impliquer la génération de nombreuses chaînes de réponses possibles, l’utilisation d’un autre modèle d’IA pour évaluer chacune d’elles et renvoyer celle la mieux notée, ou une recherche plus sophistiquée parmi les possibilités, semblable à la recherche par anticipation que les programmes de jeu d’échecs ou de go effectuent pour déterminer le bon coup”. Quand on utilise un modèle de raisonnement, l’utilisateur ne voit que les résultats de calculs démultipliés. Ces modèles qui fonctionnent surtout selon la méthode d’apprentissage par renforcement non supervisé sont récompensés quand ils produisent les étapes de raisonnement dans un format lisible par un humain, lui permettant de délaisser les étapes qui ne fonctionnent pas, de celles qui fonctionnent. 

Un débat important au sein de la communauté rappelle Mitchell consiste à savoir si les LRM raisonnent ou imitent le raisonnement. La philosophe Shannon Valor a qualifié les processus de chaîne de pensée des LRM de “sorte de méta-mimétisme”. Pour Mitchell, ces systèmes génèrent des traces de raisonnement apparemment plausibles qui imitent les séquences de “pensée à voix haute” humaines sur lesquelles ils ont été entraînés, mais ne permettent pas nécessairement une résolution de problèmes robuste et générale. Selon elle, c’est le terme de raisonnement qui nous induit en erreur. Si les performances de ces modèles sont impressionnantes, la robustesse globale de leurs performances reste largement non testée, notamment pour les tâches de raisonnement qui n’ont pas de réponses claires ou d’étapes de solution clairement définies, ce qui est le cas de nombreux problèmes du monde réel. 

De nombreuses études ont montré que lorsque les LLM génèrent des explications sur leurs raisonnement, celles-ci ne sont pas toujours fidèles à ce que le modèle fait réellement. Le langage anthropomorphique (puisqu’on parle de “raisonnement”, de “pensées”…) utilisé induit les utilisateurs en erreur et peut les amener à accorder une confiance excessive dans les résultats. Les réponses de ces modèles ont surtout pour effet de renforcer la confiance des utilisateurs dans les réponses, constate OpenAI. Mais la question d’évaluer leur fiabilité et leur robustesse reste entière. 

28.03.2025 à 07:00

Apprêtez-vous à parler aux robots !

Hubert Guillaud

Google vient de lancer Gemini Robotics, une adaptation de son modèle d’IA générative à la robotique (vidéo promotionnelle), permettant de commander un bras robotique par la voix, via une invite naturelle, son IA décomposant la commande pour la rendre exécutable par le robot, rapporte la Technology Review. L’année dernière, la start-up de robotique Figure avait publié une vidéo dans laquelle des humains donnaient des instructions vocales à un robot humanoïde pour ranger la vaisselle. Covariant, une spinoff d’OpenAI rachetée par Amazon, avait également fait une démonstration d’un bras robotisé qui pouvait apprendre en montrant au robot les tâches à effectuer (voir l’article de la Tech Review). Agility Robotics propose également un robot humanoïde sur le modèle de Figure. Pour Google, l’enjeu est « d’ouvrir la voie à des robots bien plus utiles et nécessitant une formation moins poussée pour chaque tâche », explique un autre article. L’enjeu est bien sûr que ces modèles s’améliorent par l’entraînement de nombreux robots.

27.03.2025 à 07:00

Doctorow : rendre l’interopérabilité contraignante

Hubert Guillaud

Voilà des années que Cory Doctorow traverse les enjeux des technologies. En France, il est surtout connu pour ses romans de science-fiction, dont quelques titres ont été traduits (Le grand abandon, Bragelonne, 2021 ; De beaux et grands lendemains, Goater, 2018, Little Brother, éditions 12-21, 2012 ; Dans la dèche au royaume enchanté, Folio, 2008). Cela explique que beaucoup connaissent moins le journaliste et militant prolixe, qui de Boing Boing (le blog qu’il a animé pendant 20 ans) à Pluralistic (le blog personnel qu’il anime depuis 5 ans), de Creative Commons à l’Electronic Frontier Foundation, dissémine ses prises de positions engagées et informées depuis toujours, quasiment quotidiennement et ce avec un ton mordant qui fait le sel de ses prises de paroles. Depuis des années, régulièrement, quelques-unes de ses prises de position parviennent jusqu’à nous, via quelques entretiens disséminés dans la presse française ou quelques traductions de certaines de ses tribunes. D’où l’importance du Rapt d’Internet (C&F éditions, 2025, traduction de The internet con, publié en 2023 chez Verso), qui donne enfin à lire un essai du grand activiste des libertés numériques.

On retrouve dans ce livre à la fois le ton volontaire et énergisant de Doctorow, mais aussi son côté brouillon, qui permet bien souvent de nous emmener plus loin que là où l’on s’attendait à aller. Dans son livre, Doctorow explique le fonctionnement des technologies comme nul autre, sans jamais se tromper de cible. Le défi auquel nous sommes confrontés n’est pas de nous débarrasser des technologies, mais bien de combattre la forme particulière qu’elles ont fini par prendre : leur concentration. Nous devons œuvrer à remettre la technologie au service de ceux qui l’utilisent, plaide-t-il depuis toujours. Pour cela, Doctorow s’en prend aux monopoles, au renforcement du droit d’auteur, au recul de la régulation… pour nous aider à trouver les leviers pour reprendre en main les moyens de production numérique.

En Guerre

Voilà longtemps que Cory Doctorow est en guerre. Et le principal ennemi de Doctorow c’est la concentration. Doctorow est le pourfendeur des monopoles quels qu’ils soient et des abus de position dominantes. A l’heure où les marchés n’ont jamais autant été concentrés, le militant nous rappelle les outils que nous avons à notre disposition pour défaire cette concentration. “La réforme de la tech n’est pas un problème plus pressant qu’un autre. Mais si nous ne réformons pas la tech, nous pouvons abandonner l’idée de remporter d’autres combats”, prévient-il. Car la technologie est désormais devenue le bras armé de la concentration financière, le moyen de l’appliquer et de la renforcer. Le moyen de créer des marchés fermés, où les utilisateurs sont captifs et malheureux.

Pour résoudre le problème, Doctorow prône l’interopérabilité. Pour lui, l’interopérabilité n’est pas qu’un moyen pour disséminer les technologies, mais un levier pour réduire les monopoles. L’interopérabilité est le moyen “pour rendre les Big Tech plus petites”. Pour Doctorow, la technologie et notamment les technologies numériques, restent le meilleur moyen pour nous défendre, pour former et coordonner nos oppositions, nos revendications, nos luttes. “Si nous ne pouvons nous réapproprier les moyens de production du numérique, nous aurons perdu”.

Cory Doctorow est un militant aguerri. En historien des déploiements de la tech, son livre rappelle les combats technologiques que nous avons remportés et ceux que nous avons perdus, car ils permettent de comprendre la situation où nous sommes. Il nous rappelle comme nul autre, l’histoire du web avant le web et décrypte les manœuvres des grands acteurs du secteur pour nous enfermer dans leurs rets, qui ont toujours plus cherché à punir et retenir les utilisateurs dans leurs services qu’à leur fournir un service de qualité. Nous sommes coincés entre des “maniaques de la surveillance” et des “maniaques du contrôle”. “Toutes les mesures prises par les responsables politiques pour freiner les grandes entreprises technologiques n’ont fait que cimenter la domination d’une poignée d’entreprises véreuses”. La régulation a produit le contraire de ce qu’elle voulait accomplir. Elle a pavé le chemin des grandes entreprises technologiques, au détriment de la concurrence et de la liberté des usagers.

Police sans justice

En revenant aux racines du déploiement des réseaux des années 90 et 2000, Doctorow nous montre que l’obsession au contrôle, à la surveillance et au profit, ont conduit les entreprises à ne jamais cesser d’œuvrer contre ce qui pouvait les gêner : l’interopérabilité. En imposant par exemple la notification et retrait pour modérer les infractions au copyright, les grandes entreprises se sont dotées d’une procédure qui leur permet tous les abus et face auxquelles les utilisateurs sont sans recours. En leur confiant la police des réseaux, nous avons oublié de confier la justice à quelqu’un. Dans les filtres automatiques des contenus pour le copyright, on retrouve les mêmes abus que dans tous les autres systèmes : des faux positifs en pagaille et des applications strictes au détriment des droits d’usage. En fait, les grandes entreprises de la tech, comme les titulaires des droits, tirent avantage des défaillances et des approximations de leurs outils de filtrage. Par exemple, rappelle Doctorow, il est devenu impossible pour les enseignants ou interprètes de musique classique de gagner leur vie en ligne, car leurs vidéos sont systématiquement bloquées ou leurs revenus publicitaires captés par les maisons de disques qui publient des interprétations de Bach, Beethoven ou Mozart. L’application automatisée de suppression des contenus terroristes conduit à la suppression automatisée des archives de violations des droits humains des ONG. Pour Doctorow, nous devons choisir : “Soit nous réduisons la taille des entreprises de la Tech, soit nous les rendons responsables des actions de leurs utilisateurs”. Cela fait trop longtemps que nous leur faisons confiance pour qu’elles s’améliorent, sans succès. Passons donc à un objectif qui aura plus d’effets : œuvrons à en réduire la taille !, recommande Doctorow.

L’interopérabilité d’abord

Pour y parvenir, l’interopérabilité est notre meilleur levier d’action. Que ce soit l’interopérabilité coopérative, celle qui permet de construire des normes qui régulent le monde moderne. Ou que ce soit l’interopérabilité adverse. Doctorow s’énerve légitimement contre toutes les entreprises qui tentent de protéger leurs modèles d’affaires par le blocage, à l’image des marchands d’imprimantes qui vous empêchent de mettre l’encre de votre choix dans vos machines ou des vendeurs d’objets qui introduisent des codes de verrouillages pour limiter la réparation ou l’usage (qu’on retrouve jusque chez les vendeurs de fauteuils roulants !). Ces verrous ont pourtant été renforcés par des lois qui punissent de prison et de lourdes amendes ceux qui voudraient les contourner. L’interopérabilité est désormais partout entravée, bien plus encore par le droit que par la technique.

Doctorow propose donc de faire machine avant. Nous devons imposer l’interopérabilité partout, ouvrir les infrastructures, imposer des protocoles et des normes. Cela suppose néanmoins de lutter contre les possibilités de triche dont disposent les Big Tech. Pour cela, il faut ouvrir le droit à la rétro-ingénierie, c’est-à-dire à l’interopérabilité adverse (ou compatibilité concurrentielle). Favoriser la “fédération” pour favoriser l’interconnexion, comme les services d’emails savent échanger des messages entre eux. Doctorow défend la modération communautaire et fédérée, selon les règles que chacun souhaite se donner. Pour lui, il nous faut également favoriser la concurrence et empêcher le rachat d’entreprises concurrentes, comme quand Facebook a racheté Instagram ou WhatsApp, qui a permis aux Big Techs de construire des empires toujours plus puissants. Nous devons nous défendre des seigneuries du web, car ce ne sont pas elles qui nous défendront contre leurs politiques. Sous prétexte d’assurer notre protection, bien souvent, elles ne cherchent qu’à maximiser les revenus qu’elles tirent de leurs utilisateurs.

L’interopérabilité partout

Le livre de Doctorow fourmille d’exemples sur les pratiques problématiques des Big Tech. Par exemple, sur le fait qu’elles ne proposent aucune portabilité de leurs messageries, alors qu’elles vous proposent toujours d’importer vos carnets d’adresse. Il déborde de recommandations politiques, comme la défense du chiffrement des données ou du droit à la réparabilité, et ne cesse de dénoncer le fait que les régulateurs s’appuient bien trop sur les Big Tech pour produire de la réglementation à leur avantage, que sur leurs plus petits concurrents. Nous devons rendre l’interopérabilité contraignante, explique-t-il, par exemple en la rendant obligatoire dans les passations de marchés publics et en les obligeant à l’interopérabilité adverse, par exemple en faisant que les voitures des flottes publiques puissent être réparables par tous, ou en interdisant les accords de non-concurrence. “Les questions de monopole technologique ne sont pas intrinsèquement plus importantes que, disons, l’urgence climatique ou les discriminations sexuelles et raciales. Mais la tech – une tech libre, juste et ouverte – est une condition sine qua non pour remporter les autres luttes. Une victoire dans la lutte pour une meilleure tech ne résoudra pas ces autres problèmes, mais une défaite annihilerait tout espoir de remporter ces luttes plus importantes”. L’interopérabilité est notre seul espoir pour défaire les empires de la tech.

Le verrouillage des utilisateurs est l’un des nœuds du problème techno actuel, expliquait-il récemment sur son excellent blog, et la solution pour y remédier, c’est encore et toujours l’interopérabilité. Ces services ne sont pas problématiques parce qu’ils sont détenus par des entreprises à la recherche de profits, mais bien parce qu’elles ont éliminé la concurrence pour cela. C’est la disparition des contraintes réglementaires qui produit « l’emmerdification », assure-t-il, d’un terme qui est entré en résonance avec le cynisme actuel des plateformes pour décrire les problèmes qu’elles produisent. Zuckerberg ou Musk ne sont pas plus diaboliques aujourd’hui qu’hier, ils sont juste plus libres de contraintes. « Pour arrêter l’emmerdification, il n’est pas nécessaire d’éliminer la recherche du profit – il faut seulement rendre l’emmerdification non rentable ». Et Doctorow de nous inviter à exploiter les divisions du capitalisme. Nous ne devons pas mettre toutes les entreprises à but lucratif dans le même panier, mais distinguer celles qui produisent des monopoles et celles qui souhaitent la concurrence. Ce sont les verrous que mettent en place les plateformes en s’accaparant les protocoles que nous devons abattre. Quand Audrey Lorde a écrit que les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître, elle avait tort, s’énerve-t-il. « Il n’y a pas d’outils mieux adaptés pour procéder à un démantèlement ordonné d’une structure que les outils qui l’ont construite ».

Cet essai est une chance. Il va permettre à beaucoup d’entre nous de découvrir Cory Doctorow, de réfléchir avec lui, dans un livre joyeusement bordélique, mais qui sait comme nul autre relier l’essentiel et le décortiquer d’exemples toujours édifiants. Depuis plus de 20 ans, le discours de Doctorow est tout à fait cohérent. Il est temps que nous écoutions un peu plus !

La couverture du Rapt d’internet de Cory Doctorow.

Cette lecture a été publiée originellement pour la lettre du Conseil national du numérique du 21 mars 2025.

26.03.2025 à 07:00

Le ChatGPT des machines-outils

Hubert Guillaud

Les machines-outils à commandes numériques sont des outils complexes et fragiles, qui nécessitent des réglages, des tests et une surveillance constante. Microsoft travaille à développer une gamme de produits d’IA dédiée, des “Agents d’exploitation d’usine”, rapporte Wired. L’idée, c’est que l’ouvrier qui est confronté à une machine puisse interroger le système pour comprendre par exemple pourquoi les pièces qu’elle produit ont un taux de défaut plus élevé et que le modèle puisse répondre précisément depuis les données provenant de l’ensemble du processus de fabrication. Malgré son nom, le chatbot n’a pas la possibilité de corriger les choses. Interconnecté à toutes les machines outils, il permet de comparer les pannes et erreurs pour améliorer ses réponses. Microsoft n’est pas le seul à l’oeuvre. Google propose également un Manufacturing Data engine.

Mais, bien plus qu’un enjeu de réponses, ces nouvelles promesses semblent surtout permettre aux entreprises qui les proposent un nouveau pouvoir : prendre la main sur l’interconnexion des machines à la place de leurs fabricants.

25.03.2025 à 07:00

Vectofascisme

Hubert Guillaud

Dans son passionnant journal, qu’il produit depuis plus de 10 ans, l’artiste Gregory Chatonsky tient le carnet d’une riche réflexion de notre rapport aux technologies. Récemment, il proposait de parler de vectofascisme plutôt que de technofascisme, en livrant une explication et une démonstration passionnante qui nous montre que ce nouveau fascisme n’est pas une résurgence du fascisme du XXe siècle, mais bien une « transformation structurelle dans la manière dont le pouvoir se constitue, circule et s’exerce ». Tribune.

Comme annoncé par Vilèm Flusser nous sommes entrés dans l’ère post-alphabétique. Les appareils nous programment désormais autant que nous ne les programmons. Dans cet univers techno-imaginal où l’ensemble de nos facultés sont traversées par les technologies, la question du fascisme se pose différemment. Qualifier un phénomène contemporain de “fasciste” n’est ni un simple détournement sémantique ni une exactitude historique. C’est plutôt reconnaître une certaine disposition affective qui traverse le socius, un réarrangement des intensités désirantes sous de nouvelles conditions techniques.

Le second mandat Trump n’est pas un “retour” au fascisme – comme si l’histoire suivait un schéma circulaire – mais une réémergence fracturée dans un champ techno-affectif radicalement distinct. Le préfixe “vecto-”, hérité de Wark McKenzie, indique précisément cette transformation : nous ne sommes plus dans une politique des masses mais dans une politique des vecteurs, des lignes de force et des intensités directionnelles qui traversent et constituent le corps social algorithmisé.

Même parler de “masses” serait encore nostalgique, un concept résiduel d’une époque où la densité physique manifestait le politique. Aujourd’hui, la densité s’exprime en termes d’attention agrégée, de micro-impulsions synchronisées algorithmiquement en l’absence de toute proximité corporelle. Les corps n’ont plus besoin de se toucher pour former une force politique ; il suffit que leurs données se touchent dans l’espace latent des serveurs. Cette dématérialisation n’est pas une disparition du corps mais sa redistribution dans une nouvelle géographie computationnelle qui reconfigure les coordonnées mêmes du politique. D’ailleurs, quand ces corps se mobilisent physiquement c’est grâce au réseau.

Dans cette recomposition du champ social, les catégories politiques héritées perdent leur efficacité descriptive. Ce n’est pas que les mots “fascisme” ou “démocratie” soient simplement désuets, c’est que les phénomènes qu’ils désignaient ont subi une mutation qui nécessite non pas simplement de nouveaux mots, mais une nouvelle grammaire politique. Le préfixe “vecto-” n’est pas un ornement conceptuel, mais l’indicateur d’une transformation structurelle dans la manière dont le pouvoir se constitue, circule et s’exerce.

Définitions

Fascisme historique : Mouvement politique né dans l’entre-deux-guerres, principalement en Italie et en Allemagne, caractérisé par un nationalisme exacerbé, un culte du chef, un rejet des institutions démocratiques, une mobilisation des masses et une violence politique institutionnalisée.

Néofascisme : Adaptation contemporaine de certaines caractéristiques du fascisme historique à un contexte sociopolitique différent, préservant certains éléments idéologiques fondamentaux tout en les reformulant.

Vectofascisme : Néologisme désignant une forme contemporaine de fascisme qui s’adapte aux moyens de communication et aux structures sociales de l’ère numérique, caractérisée par la vectorisation (direction, intensité, propagation) de l’information et du pouvoir à l’ère de l’IA.

Des masses aux vecteurs

Le fascisme historique appartenait encore à l’univers de l’écriture linéaire et de la première vague industrielle. Les machines fascistes étaient des machines à produire des gestes coordonnés dans l’espace physique. Le corps collectif s’exprimait à travers des parades uniformisées, des bras tendus à l’unisson, un flux énergétique directement observable.

Le vectofascisme appartient à l’univers post-alphabétique des appareils computationnels. Ce n’est plus un système d’inscription mais un système de calcul. Là où le fascisme classique opérait par inscription idéologique sur les corps, le vectofascisme opère par modulation algorithmique des flux d’attention et d’affect. Les appareils qui le constituent ne sont pas des méga-haut-parleurs mais des micro-ciblages.

L’image technique fasciste était monumentale, visible de tous, univoque ; l’image technique vectofasciste est personnalisée, multiple, apparemment unique pour chaque regardeur. Mais cette multiplication des images n’est pas libératrice ; elle est calculée par un méta-programme qui demeure invisible. L’apparence de multiplicité masque l’unité fondamentale du programme.

Cette transformation ne signifie pas simplement une numérisation du fascisme, comme si le numérique n’était qu’un nouveau support pour d’anciennes pratiques politiques. Il s’agit d’une mutation du politique lui-même. Les foules uniformes des rassemblements fascistes opéraient encore dans l’espace euclidien tridimensionnel ; le vectofascisme opère dans un hyperespace de n-dimensions où la notion même de “rassemblement” devient obsolète. Ce qui se rassemble, ce ne sont plus des corps dans un stade mais des données dans un espace vectoriel.

Ce passage d’une politique de la présence physique à une politique de la vectorisation informationnelle transforme également la nature même du pouvoir. Le pouvoir fasciste traditionnel s’exerçait par la disciplinarisation visible des corps, l’imposition d’une orthopédie sociale directement inscrite dans la matérialité des gestes grâce au Parti unique. Le pouvoir vectofasciste s’exerce par la modulation invisible des affects, une orthopédie cognitive qui ne s’applique plus aux muscles mais aux synapses, qui ne vise plus à standardiser les mouvements mais à orienter les impulsions. Le Parti ou toutes formes d’organisation sociale n’ont plus de pertinence.

Dans ce régime, l’ancien binôme fasciste ordre/désordre est remplacé par le binôme signal/bruit. Il ne s’agit plus de produire un ordre visible contre le désordre des masses indisciplinées, mais d’amplifier certains signaux et d’atténuer d’autres, de moduler le rapport signal/bruit dans l’écosystème informationnel global. Ce passage du paradigme disciplinaire au paradigme modulatoire constitue peut-être la rupture fondamentale qui justifie le préfixe “vecto-“.

Analysons 3 caractéristiques permettant de justifier l’usage du mot fasciste dans notre concept:

Le culte du chef

Le fascisme historique a institutionnalisé le culte de la personnalité à un degré sans précédent. Le Duce ou le Führer n’étaient pas simplement des dirigeants, mais des incarnations quasi-mystiques de la volonté nationale. Cette relation entre le chef et ses partisans transcendait la simple adhésion politique pour atteindre une dimension presque religieuse.

Cette caractéristique se manifeste aujourd’hui par la dévotion inconditionnelle de certains partisans envers leur leader, résistant à toute contradiction factuelle. L’attachement émotionnel prime sur l’évaluation rationnelle des politiques. Le slogan “Trump can do no wrong” illustre parfaitement cette suspension du jugement critique au profit d’une confiance absolue.

La démocratie, par essence, suppose une vigilance critique des citoyens envers leurs dirigeants. La défiance par rapport aux dirigeants est un signe du bon fonctionnement de la démocratie en tant que les citoyens restent autonomes. La substitution de cette autonomie par une allégeance inconditionnelle constitue donc une régression anti-démocratique significative.

La dissolution du rapport à la vérité

Le rapport du discours fasciste à la vérité constitue un élément particulièrement distinctif. Contrairement à d’autres idéologies qui proposent une vision alternative mais cohérente du monde, le fascisme entretient un rapport instrumental et flexible avec la vérité. La contradiction n’est pas perçue comme un problème logique mais comme une démonstration de puissance.

Le “logos” fasciste vaut moins pour son contenu sémantique que pour son intensité affective et sa capacité à mobiliser les masses. Cette caractéristique se retrouve dans la communication politique contemporaine qualifiée de “post-vérité”, où l’impact émotionnel prime sur la véracité factuelle.

L’incohérence apparente de certains discours politiques actuels n’est pas un défaut mais une fonctionnalité : elle démontre l’affranchissement du leader des contraintes communes de la cohérence et de la vérification factuelle. Le mépris des “fake news” et des “faits alternatifs” participe de cette logique où la puissance d’affirmation l’emporte sur la démonstration rationnelle.

La désignation de boucs émissaires

La troisième caractéristique fondamentale réside dans la désignation systématique d’ennemis intérieurs, généralement issus de minorités, qui sont présentés comme responsables des difficultés nationales.

Cette stratégie remplit une double fonction : elle détourne l’attention des contradictions structurelles du système économique (servant ainsi les intérêts du grand capital) et fournit une explication simple à des problèmes complexes. La stigmatisation des minorités – qu’elles soient ethniques, religieuses ou sexuelles – crée une cohésion nationale négative, fondée sur l’opposition à un “autre” intérieur.

Dans le contexte contemporain, cette logique s’observe dans la rhétorique anti-immigration, la stigmatisation des communautés musulmanes ou certains discours sur les minorités sexuelles présentées comme menaçant l’identité nationale. La création d’un antagonisme artificiel entre un “peuple authentique” et des éléments présentés comme “parasitaires” constitue une continuité frappante avec les fascismes historiques.

L’industrialisation du différend

Le fascisme historique s’inscrivait encore – même perversement – dans le grand récit de l’émancipation moderne. C’était une pathologie de la modernité, mais qui parlait son langage : progrès, renouveau, pureté, accomplissement historique. Le vectofascisme s’épanouit précisément dans la fin des grands récits, dans l’incrédulité et le soupçon.

En l’absence de métarécits, le différend politique devient inexprimable. Comment articuler une résistance quand les règles mêmes du discours sont constamment reconfigurées ? Le vectofascisme n’a pas besoin de nier la légitimité de l’opposition ; il peut simplement la rendre inaudible en recalibrant perpétuellement les conditions même de l’audibilité : c’est une politique à haute fréquence comme quand on parle de spéculation à haute fréquence.

On pourrait définir le vectofascisme comme une machine à produire des différends indécidables – non pas des conflits d’interprétation, mais des situations où les phrases elles-mêmes appartiennent à des régimes hétérogènes dont aucun n’a autorité pour juger les autres. La phrase vectofasciste n’est pas contredite dans son régime, elle crée un régime où la contradiction n’a plus cours.

La notion lyotardienne de différend prend ici une dimension algorithmique. Le différend classique désignait l’impossibilité de trancher entre deux discours relevant de régimes de phrases incommensurables. Le différend algorithmique va plus loin : il produit activement cette incommensurabilité par manipulation ciblée des environnements informationnels. Ce n’est plus simplement qu’aucun tribunal n’existe pour trancher entre deux régimes de phrases ; c’est que les algorithmes créent des régimes de phrases sur mesure pour chaque nœud du réseau, rendant impossible même la conscience de l’existence d’un différend.

Cette fragmentation algorithmique des univers discursifs constitue une rupture radicale avec la sphère publique bourgeoise moderne, qui présupposait au moins théoriquement un espace discursif commun où différentes positions pouvaient s’affronter selon des règles partagées. Le vectofascisme n’a pas besoin de censurer l’opposition ; il lui suffit de s’assurer que les univers discursifs sont suffisamment distincts pour que même l’identification d’une opposition commune devienne impossible.

Cette incapacité à formuler un différend commun empêche la constitution d’un “nous” politique cohérent face au pouvoir. Chaque nœud du réseau perçoit un pouvoir légèrement différent, contre lequel il formule des griefs légèrement différents, qui trouvent écho dans des communautés de résistance légèrement différentes. Cette micro-différenciation des perceptions du pouvoir et des résistances assure une neutralisation effective de toute opposition systémique.

“Je ne suis pas ici”

Le pouvoir ne s’exerce plus principalement à travers les institutions massives de la modernité, mais à travers des systèmes spectraux, impalpables, dont l’existence même peut être niée. Le vectofascisme ressemble à ces entités qui, comme les hauntologies derridiennes, sont simultanément là et pas là. Il opère dans cette zone d’indistinction entre présence et absence.

Ce qui caractérise ce pouvoir spectral, c’est précisément sa capacité à dénier sa propre existence tout en exerçant ses effets. “Ce n’est pas du fascisme”, répète-t-on, tout en mettant en œuvre ses mécanismes fondamentaux sous des noms différents. Cette dénégation fait partie de sa puissance opératoire. Le vectofascisme est d’autant plus efficace qu’il peut toujours dire : “Je ne suis pas ici.”

La spectralité n’est pas seulement une métaphore mais une condition du pouvoir contemporain. Les algorithmes qui constituent l’infrastructure du vectofascisme sont littéralement des spectres : invisibles aux utilisateurs qu’ils modulent, présents seulement par leurs effets, ils hantent l’espace numérique comme des fantômes dans la machine. La formule fishérienne “ils ne savent pas ce qu’ils font, mais ils le font quand même” prend ici un nouveau sens : les utilisateurs ne perçoivent pas les mécanismes qui modulent leurs affects, mais ils produisent néanmoins ces affects avec une précision troublante.

Cette spectralité du pouvoir vectofasciste explique en partie l’inadéquation des modes traditionnels de résistance. Comment s’opposer à ce qui nie sa propre existence ? Comment résister à une forme de domination qui se présente non comme imposition mais comme suggestion personnalisée ? Comment combattre un pouvoir qui se manifeste moins comme prohibition que comme modulation subtile du champ des possibles perçus ?

Le vectofascisme représente ainsi une évolution significative par rapport au biopouvoir foucaldien. Il ne s’agit plus seulement de “faire vivre et laisser mourir” mais de moduler infiniment les micro-conditions de cette vie, de créer des environnements informationnels sur mesure qui constituent autant de “serres ontologiques” où certaines formes de subjectivité peuvent prospérer tandis que d’autres sont étouffées par des conditions défavorables.

Le second mandat Trump

À la lumière de ces éléments théoriques, revenons à la question initiale : est-il légitime de qualifier le second mandat Trump de “fasciste” ?

Plusieurs éléments suggèrent des convergences significatives avec les caractéristiques fondamentales du fascisme :

La personnalisation extrême du pouvoir et le culte de la personnalité Le rapport instrumental à la vérité factuelle et l’incohérence délibérée du discours La désignation systématique de boucs émissaires (immigrants, minorités ethniques, “élites cosmopolites”) La remise en cause des institutions démocratiques (contestation des résultats électoraux, pression sur l’appareil judiciaire) La mobilisation d’affects collectifs (peur, ressentiment, nostalgie) plutôt que d’arguments rationnels

Dans l’univers des images techniques que devient le chef ? Il n’est plus un sujet porteur d’une volonté historique mais une fonction dans un système de feedback. Il n’est ni entièrement un émetteur ni complètement un récepteur, mais un nœud dans un circuit cybernétique de modulation affective.

Le culte du chef vectofasciste n’est plus un culte de la personne mais un culte de l’interface, de la surface d’interaction. Ce qui est adoré n’est pas la profondeur supposée du chef mais sa capacité à fonctionner comme une surface de projection parfaite. Le chef idéal du vectofascisme est celui qui n’offre aucune résistance à la projection des désirs collectifs algorithmiquement modulés.

La grotesquerie devient ainsi non plus un accident mais un opérateur politique essentiel. Si le corps du leader fasciste traditionnel était idéalisé, devant incarner la perfection de la race et de la nation, le corps du leader vectofasciste peut s’affranchir de cette exigence de perfection précisément parce qu’il n’a plus à incarner mais à canaliser. Le caractère manifestement construit, artificiel, même ridicule de l’apparence (la coiffure improbable, le maquillage orange) n’est pas un défaut mais un atout : il signale que nous sommes pleinement entrés dans le régime de l’image technique, où le référent s’efface derrière sa propre représentation.

Cette transformation ontologique du statut du chef modifie également la nature du lien qui l’unit à ses partisans. Là où le lien fasciste traditionnel était fondé sur l’identification (le petit-bourgeois s’identifie au Führer qui incarne ce qu’il aspire à être), le lien vectofasciste fonctionne davantage par résonance algorithmique : le chef et ses partisans sont ajustés l’un à l’autre non par un processus psychologique d’identification mais par un processus technique d’optimisation. Les algorithmes façonnent simultanément l’image du chef et les dispositions affectives des partisans pour maximiser la résonance entre eux.

Ce passage de l’identification à la résonance transforme la temporalité même du lien politique. L’identification fasciste traditionnelle impliquait une temporalité du devenir (devenir comme le chef, participer à son destin historique). La résonance vectofasciste implique une temporalité de l’instantanéité : chaque tweet, chaque déclaration, chaque apparition du chef produit un pic d’intensité affective immédiatement mesurable en termes d’engagement numérique, puis s’efface dans le flux continu du présent perpétuel.

Le rapport vectofasciste à la vérité n’est pas simplement un mensonge ou une falsification. Dans l’univers post-alphabétique, la distinction binaire vrai/faux appartient encore à la pensée alphabétique. Ce qui caractérise le vectofascisme est plutôt la production d’une indécidabilité calculée, d’une zone grise où le statut même de l’énoncé devient indéterminable.

Ce mécanisme ne doit pas être compris comme irrationnel. Au contraire, il est hyper-rationnel dans sa capacité à exploiter les failles des systèmes de vérification. La post-vérité n’est pas l’absence de vérité mais sa submersion dans un flot d’informations contradictoires dont le tri exigerait un effort cognitif dépassant les capacités attentionnelles disponibles.

Le capitalisme a toujours su qu’il était plus efficace de saturer l’espace mental que de le censurer. Le vectofascisme applique cette logique à la vérité elle-même : non pas nier les faits, mais les noyer dans un océan de quasi-faits, de semi-faits, d’hyper-faits jusqu’à ce que la distinction même devienne un luxe cognitif inabordable.

Cette stratégie de saturation cognitive exploite une asymétrie fondamentale : il est toujours plus coûteux en termes de ressources cognitives de vérifier une affirmation que de la produire. Produire un mensonge complexe coûte quelques secondes ; le démystifier peut exiger des heures de recherche. Cette asymétrie, négligeable dans les économies attentionnelles pré-numériques, devient décisive dans l’écosystème informationnel contemporain caractérisé par la surabondance et l’accélération.

Le vectofascisme pousse cette logique jusqu’à transformer la véracité elle-même en une simple variable d’optimisation algorithmique. La question n’est plus “est-ce vrai ?” mais “quel degré de véracité maximisera l’engagement pour ce segment spécifique ?”. Cette instrumentalisation calculée de la vérité peut paradoxalement conduire à une calibration précise du mélange optimal entre faits, demi-vérités et mensonges complets pour chaque micro-public.

Cette modulation fine du rapport à la vérité transforme la nature même du mensonge politique. Le mensonge traditionnel présupposait encore une reconnaissance implicite de la vérité (on ment précisément parce qu’on reconnaît l’importance de la vérité). Le mensonge vectofasciste opère au-delà de cette distinction : il ne s’agit plus de nier une vérité reconnue, mais de créer un environnement informationnel où la distinction même entre vérité et mensonge devient une variable manipulable parmi d’autres.

Les concepts traditionnels de propagande ou de manipulation deviennent ainsi partiellement obsolètes. La propagande classique visait à imposer une vision du monde alternative mais cohérente ; la modulation vectofasciste de la vérité renonce à cette cohérence au profit d’une efficacité localisée et temporaire. Il ne s’agit plus de construire un grand récit alternatif stable, mais de produire des micro-récits contradictoires adaptés à chaque segment de population et à chaque contexte attentionnel.

Là où le fascisme historique désignait des ennemis universels de la nation (le Juif, le communiste, le dégénéré), le vectofascisme calcule des ennemis personnalisés pour chaque nœud du réseau. C’est une haine sur mesure, algorithmiquement optimisée pour maximiser l’engagement affectif de chaque segment de population.

Cette personnalisation n’est pas une atténuation mais une intensification : elle permet d’infiltrer les micropores du tissu social avec une précision chirurgicale. Le système ne propose pas un unique bouc émissaire mais une écologie entière de boucs émissaires potentiels, adaptés aux dispositions affectives préexistantes de chaque utilisateur.

L’ennemi n’est plus un Autre monolithique mais un ensemble de micro-altérités dont la composition varie selon la position de l’observateur dans le réseau et dont le “wokisme” est le paradigme. Cette modulation fine des antagonismes produit une société simultanément ultra-polarisée et ultra-fragmentée, où chaque bulles informationnelles développe ses propres figures de haine.

Cette fragmentation des figures de l’ennemi ne diminue pas l’intensité de la haine mais la rend plus efficace en l’adaptant précisément aux dispositions psycho-affectives préexistantes de chaque utilisateur. Les algorithmes peuvent identifier quelles caractéristiques spécifiques d’un groupe désigné comme ennemi susciteront la réaction émotionnelle la plus forte chez tel utilisateur particulier, puis accentuer précisément ces caractéristiques dans le flux informationnel qui lui est destiné.

Cependant, cette personnalisation des boucs émissaires ne signifie pas l’absence de coordination. Les algorithmes qui modulent ces haines personnalisées sont eux-mêmes coordonnés au niveau méta, assurant que ces antagonismes apparemment dispersés convergent néanmoins vers des objectifs politiques cohérents. C’est une orchestration de second ordre : non pas l’imposition d’un ennemi unique, mais la coordination algorithmique d’inimitiés multiples.

Cette distribution algorithmique de la haine transforme également la temporalité des antagonismes. Le fascisme traditionnel désignait des ennemis stables, permanents, essentialisés (le Juif éternel, le communiste international). Le vectofascisme peut faire varier les figures de l’ennemi selon les nécessités tactiques du moment, produisant des pics d’intensité haineuse temporaires mais intenses, puis réorientant cette énergie vers de nouvelles cibles lorsque l’engagement faiblit. “Mes amis il n’y a point d’amis” résonne aujourd’hui très étrangement.

Cette souplesse tactique dans la désignation des ennemis permet de maintenir une mobilisation affective constante tout en évitant la saturation qui résulterait d’une focalisation trop prolongée sur un même bouc émissaire. La haine devient ainsi une ressource attentionnelle renouvelable, dont l’extraction est optimisée par des algorithmes qui surveillent constamment les signes de désengagement et recalibrent les cibles en conséquence.

Le contrôle vectoriel

Le fascisme historique fonctionnait dans l’espace disciplinaire foucaldien : quadrillage des corps, visibilité panoptique, normalisation par l’extérieur. Le vectofascisme opère dans un espace latent de n-dimensions qui ne peut même pas être visualisé directement par l’esprit humain.

Cet espace latent n’est pas un lieu métaphorique mais un espace mathématique concret dans lequel les réseaux de neurones artificiels génèrent des représentations compressées des données humaines. Ce n’est pas un espace de représentation mais de modulation : les transformations qui s’y produisent ne représentent pas une réalité préexistante mais génèrent de nouvelles réalités.

La géographie politique traditionnelle (centre/périphérie, haut/bas, droite/gauche) devient inopérante. Les coordonnées politiques sont remplacées par des vecteurs d’intensité, des gradients de polarisation, des champs d’attention dont les propriétés ne correspondent à aucune cartographie politique antérieure.

Cette transformation de la géographie du pouvoir n’est pas une simple métaphore mais une réalité technique concrète. Les grands modèles de langage contemporains, par exemple, n’opèrent pas primitivement dans l’espace des mots mais dans un espace latent de haute dimensionnalité où chaque concept est représenté comme un vecteur possédant des centaines ou des milliers de dimensions. Dans cet espace, la “distance” entre deux concepts n’est plus mesurée en termes spatiaux traditionnels mais en termes de similarité cosinus entre vecteurs.

Cette reconfiguration de l’espace conceptuel transforme fondamentalement les conditions de possibilité du politique. Les catégories politiques traditionnelles (gauche/droite, conservateur/progressiste) deviennent des projections simplifiées et appauvries d’un espace multidimensionnel plus complexe. Les algorithmes, eux, opèrent directement dans cet espace latent, capable de manipuler des dimensions politiques que nous ne pouvons même pas nommer car elles émergent statistiquement de l’analyse des données sans correspondre à aucune catégorie préexistante dans notre vocabulaire politique.

Le pouvoir qui s’exerce dans cet espace latent échappe ainsi partiellement à notre capacité même de le conceptualiser. Comment critiquer ce que nous ne pouvons pas représenter ? Comment résister à ce qui opère dans des dimensions que nous ne pouvons pas percevoir directement et qui permet de passer de n’importe quel point à n’importe quel autre ? Cette invisibilité constitutive n’est pas accidentelle mais structurelle : elle découle directement de la nature même des espaces vectoriels de haute dimensionnalité qui constituent l’infrastructure mathématique du vectofascisme.

Cette invisibilité est renforcée par le caractère propriétaire des algorithmes qui opèrent ces transformations. Les modèles qui modulent nos environnements informationnels sont généralement protégés par le secret commercial, leurs paramètres précis inaccessibles non seulement aux utilisateurs mais souvent même aux développeurs qui les déploient. Cette opacité n’est pas un bug mais une feature : elle permet précisément l’exercice d’un pouvoir qui peut toujours nier sa propre existence.

De la facticité

Le vectofascisme ne se contente pas de manipuler les représentations du monde existant ; il génère activement des mondes contrefactuels qui concurrencent le monde factuel dans l’espace attentionnel. Ces mondes ne sont pas simplement “faux” – qualification qui appartient encore au régime alphabétique de vérité – mais alternatifs, parallèles, adjacents.

La puissance des modèles prédictifs contemporains réside précisément dans leur capacité à produire des contrefactuels convaincants, des simulations de ce qui aurait pu être qui acquièrent une force d’attraction affective équivalente ou supérieure à ce qui est effectivement advenu.

Cette prolifération des contrefactuels n’est pas un bug mais une autre feature du système : elle permet de maintenir ouvertes des potentialités contradictoires, de suspendre indéfiniment la clôture épistémique du monde qu’exigerait une délibération démocratique rationnelle.

La modélisation contrefactuelle n’est pas en soi une innovation du vectofascisme ; elle constitue en fait une capacité cognitive fondamentale de l’être humain et un outil épistémologique essentiel de la science moderne. Ce qui caractérise spécifiquement le vectofascisme est l’industrialisation de cette production contrefactuelle, son insertion systématique dans les flux informationnels quotidiens, et son optimisation algorithmique pour maximiser l’engagement affectif plutôt que la véracité ou la cohérence.

Les grands modèles de langage constituent à cet égard des machines à contrefactualité d’une puissance sans précédent. Entraînés sur la quasi-totalité du web, ils peuvent générer des versions alternatives de n’importe quel événement avec un degré de plausibilité linguistique troublant. Ces contrefactuels ne se contentent pas d’exister comme possibilités abstraites ; ils sont insérés directement dans les flux informationnels quotidiens, concurrençant les descriptions factuelles dans l’économie de l’attention.

Cette concurrence entre factualité et contrefactualité est fondamentalement asymétrique. La description factuelle d’un événement est contrainte par ce qui s’est effectivement produit ; les descriptions contrefactuelles peuvent explorer un espace des possibles virtuellement infini, choisissant précisément les versions qui maximiseront l’engagement émotionnel des différents segments d’audience. Cette asymétrie fondamentale explique en partie le succès du vectofascisme dans l’économie attentionnelle contemporaine : la contrefactualité optimisée pour l’engagement l’emportera presque toujours sur la factualité dans un système où l’attention est la ressource principale.

Cette prolifération contrefactuelle transforme également notre rapport au temps politique. La politique démocratique moderne présupposait un certain ordonnancement temporel : des événements se produisent, sont rapportés factuellement, puis font l’objet d’interprétations diverses dans un débat public structuré. Le vectofascisme court-circuite cet ordonnancement : l’interprétation précède l’événement, les contrefactuels saturent l’espace attentionnel avant même que les faits ne soient établis, et le débat ne porte plus sur l’interprétation de faits communs mais sur la nature même de la réalité.

En finir

Nous assistons moins à une reproduction à l’identique du fascisme historique qu’à l’émergence d’une forme hybride, adaptée au contexte contemporain, que l’on pourrait qualifier d’autoritarisme populiste à tendance fascisante.

L’emploi du terme “fascisme” pour qualifier des phénomènes politiques contemporains nécessite à la fois rigueur conceptuelle et lucidité politique. Si toute forme d’autoritarisme n’est pas nécessairement fasciste, les convergences identifiées entre certaines tendances actuelles et les caractéristiques fondamentales du fascisme historique ne peuvent être négligées.

Le fascisme, dans son essence, représente une subversion de la démocratie par l’exploitation de ses vulnérabilités. Sa capacité à se métamorphoser selon les contextes constitue précisément l’un de ses dangers. Reconnaître ces mutations sans tomber dans l’inflation terminologique constitue un défi intellectuel majeur.

Le vectofascisme contemporain ne reproduit pas à l’identique l’expérience historique des années 1930, mais il partage avec celle-ci des mécanismes fondamentaux.

On peut proposer cette définition synthétique à retravailler :

« Le vectofascisme désigne une forme politique contemporaine qui adapte les mécanismes fondamentaux du fascisme historique aux structures technologiques, communicationnelles et sociales de l’ère numérique. Il se définit précisément comme un système politique caractérisé par l’instrumentalisation algorithmique des flux d’information et des espaces numériques pour produire et orienter des affects collectifs, principalement la peur et le ressentiment, au service d’un projet de pouvoir autoritaire. Il se distingue par (1) l’exploitation stratégique des propriétés vectorielles de l’information numérique (direction, magnitude, propagation) ; (2) la manipulation systématique de l’espace des possibles et des contrefactuels pour fragmenter la réalité commune ; (3) la production statistiquement optimisée de polarisations sociales et identitaires ; et (4) la personnalisation algorithmique des trajectoires de radicalisation dans des espaces latents de haute dimensionnalité.

Contrairement au fascisme historique, centré sur la mobilisation physique des masses et l’occupation matérielle de l’espace public, le vectofascisme opère principalement par la reconfiguration de l’architecture informationnelle et attentionnelle. Cependant, il repose fondamentalement sur une mobilisation matérielle d’un autre ordre : l’extraction intensive de ressources énergétiques et minérales (terres rares, lithium, cobalt, etc.) nécessaires au fonctionnement des infrastructures numériques qui le soutiennent. Cette extraction, souvent délocalisée et invisibilisée, constitue la base matérielle indispensable de la superstructure informationnelle, liant le vectofascisme à des formes spécifiques d’exploitation environnementale et géopolitique qui alimentent les machines computationnelles au cœur de son fonctionnement. »

Gregory Chatonsky

Cet article est extrait du journal de Gregory Chatonsky, publié en mars 2025 sous le titre « Qu’est-ce que le vectofascisme ? »

24.03.2025 à 07:00

L’automatisation est un problème politique

Hubert Guillaud

“L’automatisation remplace les hommes. Ce n’est bien sûr pas une nouveauté. Ce qui est nouveau, c’est qu’aujourd’hui, contrairement à la plupart des périodes précédentes, les hommes déplacés n’ont nulle part où aller. (…) L’automatisation exclut de plus en plus de personnes de tout rôle productif dans la société.” James Boggs, The American Revolution, pages from a negro workers notebook, 1963.

La réponse actuelle face à l’automatisation est la même que dans les années 60, explique Jason Ludwig pour PublicBooks : il faut former les travailleurs à la programmation ou aux compétences valorisées par la technologie pour qu’ils puissent affronter les changements à venir. Le mantra se répète : ”le progrès technologique est inévitable et les travailleurs doivent s’améliorer eux-mêmes ou être balayés par sa marche inexorable”. Une telle approche individualiste du déplacement technologique trahit cependant une myopie qui caractérise la politique technologique, explique Ludwig : c’est que l’automatisation est fondamentalement un problème politique. Or, comme le montre l’histoire de la politique du travail américaine, les efforts pour former les travailleurs noirs aux compétences technologiques dans les années 60 ont été insuffisants et n’ont fait que les piéger dans une course vers le bas pour vendre leur travail.

Pour Ludwig, il nous faut plutôt changer notre façon de penser la technologie, le travail et la valeur sociale. Dans les années 60, Kennedy avait signé une loi qui avait permis de former quelque 2 millions d’américains pour répondre au défi de l’automatisation. Mais dans le delta du Mississippi, la majorité des noirs formés (comme opérateurs de production, mécanicien automobile, sténographes…) sont retournés au travail agricole saisonnier avant même d’avoir fini leur formation. En fait, les formations formaient des gens à des emplois qui n’existaient pas. “Ces programmes ont également marqué un éloignement de l’espoir initial des leaders des droits civiques de voir une politique d’automatisation faire progresser l’égalité raciale. Au lieu de cela, l’automatisation a renforcé une hiérarchie racialisée du travail technologique”. Ceux qui ont suivit une formation dans l’informatique sont restés pour la plupart dans des rôles subalternes, à l’image des travailleurs des plateformes d’aujourd’hui. Travailleur noir dans l’industrie automobile de Détroit des années 50, James Boggs a d’ailleurs été le témoin direct de la manière dont les nouveaux contrôles électroniques ont remplacé les travailleurs de la chaîne de montage, et a également observé les échecs de la direction, des dirigeants gouvernementaux et du mouvement ouvrier lui-même à faire face aux perturbations causées par l’automatisation. Dans ses écrits critiques, Boggs a soutenu que leur incapacité à concevoir une solution adéquate au problème de l’automatisation et du chômage provenait d’une croyance qu’ils avaient tous en commun : les individus doivent travailler !

Pour Boggs, la voie à suivre à l’ère de l’automatisation ne consiste pas à lutter pour le plein emploi, mais plutôt à accepter une société sans travail, en garantissant à chacun un revenu décent. Pour Ludwig, les recommandations de Boggs soulignent les failles des prévisions contemporaines sur l’avenir du travail, comme celles de McKinsey. La reconversion des travailleurs peut être une mesure temporaire, mais ne sera jamais qu’une solution provisoire. La présenter comme la seule voie à suivre détourne l’attention de la recherche de moyens plus efficaces pour assurer un avenir meilleur à ceux qui sont en marge de la société, comme l’expérimentation d’un revenu de base ou la réinvention de l’État-providence pour le XXIe siècle.

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