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Comprendre la société des calculs

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10.04.2025 à 07:00

L’internet des familles modestes : les usages sont-ils les mêmes du haut au bas de l’échelle sociale  ?

Hubert Guillaud

Pour rendre hommage à la sociologue Dominique Pasquier, qui vient de nous quitter, nous avons voulu republier l’interview qu’elle nous accordait en 2018 pour InternetActu.net, à l’occasion de la parution de son livre, L’internet des familles modestes. Histoire de nous souvenir de son ton, de sa voix, de son approche. Merci Dominique.

Il semble toujours difficile de saisir une enquête sociologique, car, comme toute bonne enquête sociologique, celles-ci sont surtout qualitatives et se fondent sur des témoignages peu nombreux et variés… dont il semble difficile de dégager des lignes directrices. C’est pourtant ce que réussit à faire la sociologue Dominique Pasquier dans son livre, L’internet des familles modestes en s’intéressant aux transformations des univers populaires par le prisme des usages et des pratiques d’internet.

Alors qu’il n’y a pas si longtemps, la fracture numérique semblait ne pouvoir se résorber, les usagers les plus modestes semblent finalement avoir adopté les outils numériques très rapidement, à l’image de l’introduction de la photographie au début du XXe siècle dans les sociétés rurales traditionnelles qu’évoquait Pierre Bourdieu dans Un art moyen. L’internet des classes dominantes et urbaines a colonisé la société, rapporte Dominique Pasquier dans son étude où elle s’est intéressée aux employées (majoritairement des femmes) travaillant principalement dans le secteur des services à la personne et vivant dans des zones rurales. En matière de temps, d’utilisation des services en lignes, les usages d’internet des plus modestes ont rejoint les taux d’usages des classes supérieures. Reste à savoir si les usages sont les mêmes du haut au bas de l’échelle sociale. Interview.

Existe-t-il un usage populaire d’internet ? Quelles sont les caractéristiques d’un internet des familles modestes ?

Dominique Pasquier : Il n’a pas de caractéristique particulière. C’est un usage comme les autres en fait, avec quelques poches de spécificités, et c’est finalement ce qui est le plus surprenant. Parmi ces spécificités – qu’il faudrait valider en enquêtant plus avant sur des familles plus pourvues en revenus et en capital culturel -, il y a le refus d’utiliser le mail ou l’obligation de transparence des pratiques entre les membres de la famille, mais qui existent peut-être sous une forme ou une autre dans d’autres milieux sociaux. Le plus étonnant finalement, c’est de constater que pour des gens qui se sont équipés sur le tard, combien ces usages sont devenus aisés et rituels. Je m’attendais à trouver plus de difficultés, plus d’angoisses… Mais cela n’a pas été le cas. Les familles modestes se sont emparées d’internet à toute vitesse. Ils font certes des usages plutôt utilitaristes de ces outils polymorphes. Ils ont peu de pratiques créatives. Participent peu. Mais n’en ont pas particulièrement besoin. L’outil s’est glissé dans leurs pratiques quotidiennes, d’une manière très pragmatique. Les gens ont de bonnes raisons de faire ce qu’ils font de la manière dont ils le font.

Les témoignages que vous rapportez montrent une grande hétérogénéité d’usage. Mais ce qui marque, c’est de voir que pour ces publics, internet semble avant tout un outil d’accomplissement personnel, une seconde école. Il les aide à mieux se repérer dans l’information, à être plus ouverts, à élargir leur champ de compétences…

Dominique Pasquier : Oui, internet est une seconde école. Et ce constat n’est pas sans vertus pour des populations qui bien souvent ne sont pas allées à l’école ou qui n’ont pas le bac. Internet leur propose des manières d’apprendre qui leur correspondent mieux, sans hiérarchie ni sanction. On pourrait croire par exemple qu’en matière d’information ils ne recherchent pas des choses importantes, mais si. Ils cherchent à comprendre les termes qu’emploient le professeur de leurs enfants ou le médecin qu’ils consultent. Quelque chose s’est ouvert. L’enjeu n’est pas pour eux de devenir experts à la place des experts, mais de parvenir à mieux argumenter ou à poser des questions. D’être mieux armés. Le travail de la sociologue Annette Lareau qui a observé des réunions parents professeurs et des consultations médicales dans les milieux populaires, montrait que les parents des milieux populaires se trouvaient dans une position de déférence, imposée par l’interaction elle-même. Ils n’osent pas dire qu’ils ne comprennent pas. Or, cette déférence subie implique nombre de malentendus sur les diagnostics scolaires ou médicaux. Les gens que j’ai rencontrés se servent tout le temps de ces outils pour trouver le sens des mots ou pour apprendre. Les aides-soignantes travaillent souvent dans des structures très pesantes. Mais quand elles vont sur des sites de professionnels de la santé, elles s’aperçoivent qu’il y a des échanges horizontaux et hiérarchiques possibles. Internet permet d’ouvrir le bec – même si cela ne veut pas dire que ces aides-soignantes ouvrent le bec en ligne facilement pour autant.

Image : Dominique Pasquier sur la scène de la conférence Numérique en Communs, qui se tenait à Nantes.

… plus ouverts, mais pas totalement. Internet n’est pas l’espace des idées nouvelles…

Dominique Pasquier : Si internet permet de s’informer et de se former (via les tutoriels, très consommés pour progresser notamment dans ses passions), le public de mon enquête ne s’intéresse pas du tout à l’actualité. Il ne consulte pas la presse nationale. L’actualité demeure celle que propose la presse locale et la télévision. Ce manque d’ouverture est certainement lié aux territoires d’enquêtes. Pour les ruraux, l’information nationale ou internationale semble très loin. Dans ce domaine, la possibilité qu’ouvre l’internet n’est pas saisie. La consommation télévisuelle reste très forte. L’ouverture passe par la télévision, c’est de là qu’arrive la nouveauté, via la télé-réalité, les émissions de décoration et de cuisine. La « moyennisation » des styles de vie est concrète : elle se voit dans les maisons. La télévision a diffusé un dépouillement du décor mobilier par exemple comme on le voit dans les émissions de décoration. Dans ses enquêtes sur le monde ouvrier des années 80, le sociologue Olivier Schwartz montrait que les familles de mineurs qui réussissaient achetaient des salles à manger en bois. Elles ont disparu !

L’internet n’est pas sans difficulté pourtant pour les plus modestes. Vous évoquez notamment la difficulté à utiliser certaines ressources dans le cadre professionnel ou dans la relation administrative. Quelles sont ces difficultés et pourquoi persistent-elles selon vous ?

Dominique Pasquier : Dans leurs services en ligne, les administrations de la République sont lamentables. On ne met pas assez d’argent dans l’ergonomie, dans les tests usagers… pour des gens dont les budgets se jouent à 100 euros près et où le moindre remboursement qui ne vient pas est un drame. La dématérialisation de l’administration est inhumaine et brutale. Les familles modestes utilisent peu le mail. Leurs adresses servent principalement aux achats et aux relations avec les administrations. Mais les courriers de l’administration se perdent dans le spam qu’ils reçoivent des sites d’achat. Pour eux, le mail est un instrument de torture et ce d’autant plus qu’il est l’outil de l’injonction administrative. Les gens ont l’impression d’être maltraités par les administrations, à l’image de cet homme que j’ai rencontré, noyé dans ses démêlés avec Pôle emploi, en difficulté dans toutes ses démarches.

Les usagers ne sont pas contre la dématérialisation pourtant. Le public que j’ai rencontré utilise quotidiennement les applications bancaires par exemple, matins et soirs. Ils n’ont pas de mal à gérer leurs factures en ligne. Mais les relations avec les institutions sociales, en ligne, sont particulièrement difficiles.

Peut-être est-ce aussi lié à l’usage spécifique du mail qu’on rencontre dans ces familles. Vous soulignez, qu’une des rares spécificités de l’internet des familles modestes, c’est que l’usage du mail n’est pas tant individuel que familial…

Dominique Pasquier : Oui. Pour les familles modestes, le mail n’est pas un outil de conversation agréable. Il est asynchrone et écrit. Envoyer et attendre une réponse ne correspond pas aux valeurs du face à face dans l’échange, qui reste très fort dans les milieux populaires. Il demeure de l’ordre du courrier, ce qui en fait un dispositif formellement distant.

Les familles disposent bien souvent d’une seule adresse mail partagée. C’est un moyen de tenir un principe de transparence familial… (et de surveillance : une femme ne peut pas recevoir de courrier personnel). Ce principe de transparence se retrouve également dans les comptes Facebook, dans les SMS,… La famille intervient sur les comptes de ses membres, on regarde les téléphones mobiles des uns et des autres. On surveille ce qu’il se dit. Les familles modestes ne voient pas de raison à avoir des outils individuels. Sur Facebook, l’ouverture de comptes par les enfants est conditionnée au fait que les parents soient amis avec eux. Bien souvent, ces pratiques donnent une illusion de maîtrise aux parents, qui ne voient pas ce qui échappe à leur vigilance. Ils observent les murs des enfants et les commentaires, mais ne voient pas les échanges en messagerie instantanée incessants.

L’autre grande différence sociale que vous pointez c’est la participation : l’usage des plus modestes n’est pas très contributif. Pourquoi ?

Dominique Pasquier : Effectivement, l’internet n’est jamais vu comme un moyen de contribution. J’ai demandé ainsi à une femme qui souhaitait se remarier et qui me confiait avoir beaucoup consulté de forums pour se décider à franchir le pas de la famille recomposée… si elle posait des questions sur ces forums. Elle m’a clairement répondu non, comme si c’était impensable. Ce qui l’intéressait c’était la réponse aux questions qu’elle aurait pu poser. Mais la difficulté demeure d’oser, et ce même pour intervenir sur un simple forum, entouré de femmes dans la même situation qu’elle, qui se confient sur des choses intimes… On ne saute pas le pas. Une autre qui réalisait des tricots en puisant des idées sur des blogs contributifs n’y montrait pas non plus ses créations… Il y a une grande pudeur à poser des questions, « à ramener sa fraise »…

Sur l’internet des familles modestes, il y a une grande distance avec la création. Ce qui circule sur Facebook, c’est essentiellement des citations morales, des images, des dessins… des « panneaux » qui proviennent d’ailleurs. L’enjeu n’est pas tant de discuter du contenu de ces messages que de demander à ses amis s’ils sont d’accord avec le fait que ce qui est mis en ligne me reflète moi ! Le but est plus une recherche de consensus. On s’empare de ces messages pour dire qu’on s’y reconnaît et on demande aux autres s’ils nous y reconnaissent. Ces partages se font avec des gens qu’on connaît. On ne cherche pas à étendre sa sociabilité.

À Brest, Bénédicte Havard Duclos qui a travaillé sur des assistantes maternelles, plus diplômées que les populations sur lesquelles j’ai travaillé, à montré qu’elles avaient un peu plus d’ouverture dans leurs échanges en ligne : elles osaient échanger avec des gens qu’elles ne connaissaient pas. Les gens que j’ai vus ne sortent pas de leur monde, sauf en ce qui concerne les connaissances, mais pas en matière de culture ni de sociabilité. Ils utilisent internet pour apprendre des choses qu’ils ne connaissent pas ou perfectionner des pratiques, comme le tricot, la cuisine, le jardinage… Mais ce n’est pas une ouverture sur des nouveaux goûts culturels. Il n’y en a pas du tout dans mon public. Les liens partagés servent aussi beaucoup à rappeler le passé, à le célébrer ensemble une nostalgie. Leur fonction consiste plus à évoquer une culture commune et à renforcer le consensus qu’à une ouverture culturelle. Mais ces résultats auraient certainement été très différents si j’avais regardé les pratiques de leurs enfants.

Y’a-t-il un temps internet chez les plus modestes ou une connexion continue comme pour les catégories professionnelles supérieures ? La frontière entre le monde professionnel et le monde privé est-elle moins étanche chez les plus modestes qu’ailleurs ?

Dominique Pasquier : Il y a une différence entre ces milieux et ceux des cadres et des professions intermédiaires. Ici, quand on arrête de travailler, on arrête de travailler. S’il y a une forte perméabilité du personnel au professionnel, la frontière est complètement hermétique dans l’autre sens : les collègues n’ont pas le numéro de portable ! Beaucoup des femmes que j’ai rencontrées ont des conjoints artisans qui eux n’arrêtent jamais de travailler… mais le plus souvent, les milieux ouvriers ou d’employés subalternes, la frontière entre les deux mondes est forte.

Un long chapitre de votre livre s’intéresse à l’achat en ligne qui semble être devenu une pratique forte et complètement intégrée des milieux modestes. Qu’est-ce qu’a changé cet accès à la consommation ?

Dominique Pasquier : On pense souvent qu’internet permet d’acheter ce qu’on ne trouve pas localement. Pour les plus modestes, la motivation n’est pas du tout celle-ci. Internet sert à acheter moins cher. Et ces femmes y passent du temps. Reste qu’elles se sentent coupables vis-à-vis du petit commerce local, car ce sont des gens qu’elles connaissent. Pour nombre d’achats, elles transigent donc.

Le Bon Coin et les plateformes d’achats entre particuliers sont considérées, elles, comme vertueuses. Ça rapporte un peu d’argent. Ça rend service. On a l’impression que ces échanges sont moraux. « Sur le Bon Coin, chacun garde sa fierté ». Y vendre ou y acheter des produits, même très peu chers – et beaucoup des produits qu’on y échange le sont pour quelques euros -, c’est un moyen de conserver sa fierté, d’affirmer qu’on n’est pas des assistés. Il faut entendre l’omniprésence de la peur du déclassement dans ces populations, limites financièrement. Recourir à l’aide social et faire des démarches, c’est compliqué. Dans cette frange de la population, on déteste tout autant ceux qui sont socialement au-dessus qu’au-dessous. On y entend un discours d’extrême droite qui peut-être manié par des gens qui n’y sont pas acquis, mais qui est caractérisé par la peur de basculer vers les assistés. Comme le disait Olivier Schwartz, il n’y a pas qu’eux contre nous, que le peuple face aux élites, il y a ceux du haut, ceux du bas et les fragiles.

Vous notez dans votre livre que les familles modestes ont un rapport très distant avec l’information (notamment nationale), mais pas avec les causes. « Ceux qui parlent frontalement de politique le font de façon sporadique ». La politique n’est présente que sous une forme polémique, très liée à la crise du marché du travail. Pourquoi ?

Dominique Pasquier : Ce public ne s’informe pas. Beaucoup de rumeurs circulent et s’engouffrent sur des peurs. Les dépenses somptuaires ne les étonnent pas. Les rumeurs sur les fraudeurs et paresseux non plus. J’ai enquêté dans une région où l’immigration est peu présente, mais où le fantasme de l’immigré assisté est omniprésent. La hantise sociale est forte et est à relier à la crise du marché du travail, qui fait que ces familles semblent toujours sur le point de basculer dans la précarité. Ces femmes qui travaillent dans l’aide à domicile connaissent les difficultés du marché du travail : elles ont plein de petits patrons, des horaires à trous, des trajets difficiles et leurs situations sont précaires et instables… Reste que dans ces milieux issus des milieux ouvriers, les valeurs du travail, de l’entrepreneuriat privé et de la réussite restent fortes.

D’une manière assez surprenante, vous consacrez tout un chapitre à la question des relations hommes/femmes. Internet renforce-t-il la séparation des sphères domestiques masculines et féminines ? Comment en questionne-t-il ou en redistribue-t-il les frontières normatives ?

Dominique Pasquier : Effectivement. Nombre de comptes Facebook exaltent l’amour conjugal et la famille. Ce n’est bien sûr pas le cas des hommes célibataires que j’ai rencontrés, dans les comptes desquels dominent des blagues sur les femmes. Chez celles-ci, par contre, on trouve beaucoup de partage d’images et de maximes sur l’absence de partage des tâches domestiques. Chez ces femmes, l’idée qu’on se réalise en tenant son intérieur propre et son linge repassé ne fonctionne plus. L’épanouissement domestique ne fait plus rêver. Cela n’empêche pas que ces femmes continuent à tout faire et que leurs intérieurs soient nickels et parfaitement rangés. Elles aspirent à ce que ce ne soit plus une image valorisante, mais en vrai, la répartition des tâches traditionnelles demeure.

On entend en tout cas une revendication, une contestation de la division très asymétrique du travail domestique. Pourtant, pour ces aides-soignantes qui pratiquent les horaires décalés, bien souvent, les maris doivent faire le dîner pour les enfants. En tout cas, il n’y a plus ce qu’observait Olivier Schwartz, à savoir que les femmes trouvaient leur épanouissement dans la tenue du foyer. Il faut dire que contrairement aux enquêtes qu’il a réalisées dans les familles de mineurs, ces femmes travaillent. C’est sans doute la transformation du marché du travail qui fait bouger les lignes à la maison.

Pour autant, ce n’est pas la guerre non plus. On trouve plus d’endroits où on échange des maximes célébrant le couple que le contraire. C’est moins vrai pour les hommes célibataires. Dans les milieux populaires, les hommes sans qualification (comme les femmes trop qualifiées) ont du mal à entrer en couples. D’où l’expression d’un vif ressentiment.

À la lecture de votre livre, on a l’impression que la fracture numérique a été résorbée. Et on peinerait même à trouver des traces d’une fracture sociale d’usages ?

Dominique Pasquier : Oui. On trouve encore quelques personnes en difficultés, notamment les seniors, mais le plus frappant est de constater qu’internet est entré dans la vie de tous les jours, même chez les familles modestes.

La régulation parentale y est par exemple aussi présente qu’ailleurs. Mais dans les familles plus diplômées, on ne trouve pas la croyance que, parce qu’on sait se servir d’internet, on réussira dans la vie. Il y a ici, une illusion de modernité. Dans les milieux plus cultivés, on retrouve les mêmes difficultés à surveiller les pratiques des enfants et à réguler leurs pratiques, mais les parents offrent la complémentarité de l’écrit traditionnel valorisé à l’école. Ici, les mères croient bien faire en encourageant les pratiques numériques, pensant que cela sera un déclencheur de réussite. Mais c’est assez faux. Malgré la transparence qu’elles imposent, les familles modestes ne savent pas ce que font leurs enfants. En fait, il faut reconnaître que c’est plus difficile pour les parents qu’avant. Alors que la télé réunissait les familles, internet menace les dimensions collectives familiales, par ses pratiques addictives (comme le jeu vidéo) et parce que les pratiques des plus jeunes sont impossibles à réguler. Il transforme et menace profondément les familles. Mon discours à l’air très négatif, je le reconnais. Pour les plus jeunes, internet offre de fortes possibilités de divertissement. Mais comme il n’y a pas de limites et qu’on ne peut pas en mettre, tout repose sur la manière dont les enfants gèrent les sollicitations. Mes travaux sur la culture lycéenne, soulignaient déjà les limites de la transmission horizontale entre jeunes. Les mères, qui se sont mises au jeu et qui ont compris qu’elles étaient accros à leur tour, ont une meilleure compréhension de ce qu’il se passe quand on ne peut pas s’arrêter. Les disputes sur le temps d’écran sont moins présentes. Reste qu’une grande partie de la vie des enfants échappe au périmètre familial et c’est difficile à vivre pour les parents. Ils ont l’impression parfois de contrôler ce que font leurs enfants en ligne, mais ils se trompent.

Propos recueillis par Hubert Guillaud.

Cette interview a été originellement publiée sur InternetActu.net, le 21 septembre 2018.

10.04.2025 à 07:00

Pourquoi la technologie favorise-t-elle le surdiagnostic ?

Hubert Guillaud

La neurologue irlandaise, Suzanne O’Sullivan, qui vient de publier The Age of Diagnosis: Sickness, Health and Why Medicine Has Gone Too Far (Penguin Random House, 2025) estime que nous sommes entrés dans l’ère du diagnostique, c’est-à-dire que l’essor technologique nous permet désormais d’améliorer les diagnostics. Mais, tempère-t-elle, cet essor « ne semble pas s’être accompagné d’une amélioration de notre santé ». Si nous détectons et traitons davantage de cancers à des stades plus précoces, ce qui sauve la vie de certaines personnes, en revanche, d’autres reçoivent des traitements inutiles, et il se pourrait que la proportion des personnes surtraitées soit plus forte que la réduction de la mortalité. En fait, des études à grande échelle montrent que l’amélioration du dépistage ne conduit pas à une amélioration des taux de survie, rappelle le Times. Pour la spécialiste qui dénonce cette dérive diagnostique, « nous sommes victimes d’une médecine excessive ». Pour elle, l’augmentation des diagnostiques de neurodivergence notamment (Troubles de l’activité et autisme) a surtout tendance à pathologiser inutilement certaines personnes. Nous ne devenons pas forcément plus malades, nous attribuons davantage à la maladie, regrette-t-elle. « Les explications médicales sont devenues un pansement ».

Le diagnostic apporte des réponses tant aux patients qu’aux médecins, mais ne soigne pas toujours. Diagnostiquer des patients alors qu’il n’existe pas de traitements efficaces peut aggraver leurs symptômes, explique-t-elle dans une interview à Wired. Entre 1998 et 2018, les diagnostics d’autisme ont augmenté de 787 % rien qu’au Royaume-Uni ; le taux de surdiagnostic de la maladie de Lyme est estimé à 85 %, y compris dans les pays où il est impossible de contracter la maladie. Le diagnostic de l’autisme est passé d’une personne sur 2 500 à un enfant sur 36 au Royaume-Uni et un sur 20 en Irlande du Nord. Nous sommes passés d’un sous-diagnostic à un sur-diagnostic, estime O’Sullivan. Or, ce sur-diagnostic n’améliore pas la santé des patients. « L’échec de cette approche est dû au fait que, lorsqu’on arrive aux stades les plus légers des troubles du comportement ou de l’apprentissage, il faut trouver un équilibre entre les avantages du diagnostic et l’aide disponible, et les inconvénients du diagnostic, qui consistent à annoncer à l’enfant qu’il a un cerveau anormal. Quel est l’impact sur la confiance en soi de l’enfant ? Comment est-ce stigmatisé ? Comment cela influence-t-il la construction de son identité ? Nous avons pensé qu’il serait utile de le dire aux enfants, mais les statistiques et les résultats suggèrent que ce n’est pas le cas. » De même, nous sur-diagnostiquons désormais différents types de cancer, tant et si bien que de plus en plus de personnes reçoivent des traitements alors qu’elles n’en ont pas besoin. Le problème c’est que nous devons veiller à ce que le surdiagnostic reste à un niveau bas. Nous multiplions les tests plutôt que de perfectionner ceux que nous avons.

Ce n’est pas tant qu’il ne faut pas dépister, estime la neurologue, mais que les décisions doivent être prises parfois plus lentement qu’elles ne sont. Pour The Guardian, le surdiagnostic nous fait croire que notre société va mal ou que la vie moderne nous rend malade (ce qui n’est pas nécessairement faux). La réalité est que nos outils de diagnostics sont devenus plus précis, mais les variations de santé physique et mentale sont inutilement médicalisées et pathologisées. Pour le dire autrement, nous n’avons pas beaucoup de méthodes pour limiter les faux positifs en médecine, comme ailleurs.

09.04.2025 à 07:00

Dans les défaillances des décisions automatisées

Hubert Guillaud

Les systèmes de prise de décision automatisée (ADM, pour automated decision-making) sont partout. Ils touchent tous les types d’activités humaines et notamment la distribution de services publics à des millions de citoyens européens mais également nombre de services privés essentiels, comme la banque, la fixation des prix ou l’assurance. Partout, les systèmes contrôlent l’accès à nos droits et à nos possibilités d’action. 

Opacité et défaillance généralisée

En 2020 déjà, la grande association européenne de défense des droits numériques, Algorithm Watch, expliquait dans un rapport que ces systèmes se généralisaient dans la plus grande opacité. Alors que le calcul est partout, l’association soulignait que si ces déploiements pouvaient être utiles, très peu de cas montraient de « manière convaincante un impact positif ». La plupart des systèmes de décision automatisés mettent les gens en danger plus qu’ils ne les protègent, disait déjà l’association.

Dans son inventaire des algorithmes publics, l’Observatoire des algorithmes publics montre, très concrètement, combien le déploiement des systèmes de prise de décision automatisée reste opaque, malgré les obligations de transparence qui incombent aux systèmes.

Avec son initiative France Contrôle, la Quadrature du Net, accompagnée de collectifs de lutte contre la précarité, documente elle aussi le déploiement des algorithmes de contrôle social et leurs défaillances. Dès 2018, les travaux pionniers de la politiste Virginia Eubanks, nous ont appris que les systèmes électroniques mis en place pour calculer, distribuer et contrôler l’aide sociale sont bien souvent particulièrement défaillants, et notamment les systèmes automatisés censés lutter contre la fraude, devenus l’alpha et l’oméga des politiques publiques austéritaires.

Malgré la Loi pour une République numérique (2016), la transparence de ces calculs, seule à même de dévoiler et corriger leurs défaillances, ne progresse pas. On peut donc se demander, assez légitimement, ce qu’il y a cacher. 

A mesure que ces systèmes se déploient, ce sont donc les enquêtes des syndicats, des militants, des chercheurs, des journalistes qui documentent les défaillances des décisions automatisées dans tous les secteurs de la société où elles sont présentes.

Ces enquêtes sont rendues partout difficiles, d’abord et avant tout parce qu’on ne peut saisir les paramètres des systèmes de décision automatisée sans y accéder. 

3 problèmes récurrents

S’il est difficile de faire un constat global sur les défaillances spécifiques de tous les systèmes automatisés, qu’ils s’appliquent à la santé, l’éducation, le social ou l’économie, on peut néanmoins noter 3 problèmes récurrents. 

Les erreurs ne sont pas un problème pour les structures qui calculent. Pour le dire techniquement, la plupart des acteurs qui produisent des systèmes de décision automatisée produisent des faux positifs importants, c’est-à-dire catégorisent des personnes indûment. Dans les systèmes bancaires par exemple, comme l’a montré une belle enquête de l’AFP et d’Algorithm Watch, certaines activités déclenchent des alertes et conduisent à qualifier les profils des clients comme problématiques voire à suspendre les possibilités bancaires d’individus ou d’organisations, sans qu’elles n’aient à rendre de compte sur ces suspensions.

Au contraire, parce qu’elles sont invitées à la vigilance face aux activités de fraude, de blanchiment d’argent ou le financement du terrorisme, elles sont encouragées à produire des faux positifs pour montrer qu’elles agissent, tout comme les organismes sociaux sont poussés à détecter de la fraude pour atteindre leurs objectifs de contrôle.

Selon les données de l’autorité qui contrôle les banques et les marchés financiers au Royaume-Uni, 170 000 personnes ont vu leur compte en banque fermé en 2021-2022 en lien avec la lutte anti-blanchiment, alors que seulement 1083 personnes ont été condamnées pour ce délit. 

Le problème, c’est que les organismes de calculs n’ont pas d’intérêt à corriger ces faux positifs pour les atténuer. Alors que, si ces erreurs ne sont pas un problème pour les structures qui les produisent, elles le sont pour les individus qui voient leurs comptes clôturés, sans raison et avec peu de possibilités de recours. Il est nécessaire pourtant que les taux de risques détectés restent proportionnels aux taux effectifs de condamnation, afin que les niveaux de réduction des risques ne soient pas portés par les individus.

Le même phénomène est à l’œuvre quand la CAF reconnaît que son algorithme de contrôle de fraude produit bien plus de contrôle sur certaines catégories sociales de la population, comme le montrait l’enquête du Monde et de Lighthouse reports et les travaux de l’association Changer de Cap. Mais, pour les banques, comme pour la CAF, ce surciblage, ce surdiagnostic, n’a pas d’incidence directe, au contraire…

Pour les organismes publics le taux de détection automatisée est un objectif à atteindre explique le syndicat Solidaires Finances Publiques dans son enquête sur L’IA aux impôts, qu’importe si cet objectif est défaillant pour les personnes ciblées. D’où l’importance de mettre en place un ratio d’impact sur les différents groupes démographiques et des taux de faux positifs pour limiter leur explosion. La justesse des calculs doit être améliorée.

Pour cela, il est nécessaire de mieux contrôler le taux de détection des outils et de trouver les modalités pour que ces taux ne soient pas disproportionnés. Sans cela, on le comprend, la maltraitance institutionnelle que dénonce ATD Quart Monde est en roue libre dans les systèmes, quels qu’ils soient.

Dans les difficultés, les recours sont rendus plus compliqués. Quand ces systèmes mé-calculent les gens, quand ils signalent leurs profils comme problématiques ou quand les dossiers sont mis en traitement, les possibilités de recours sont bien souvent automatiquement réduites. Le fait d’être soupçonné de problème bancaire diminue vos possibilités de recours plutôt qu’elle ne les augmente.

A la CAF, quand l’accusation de fraude est déclenchée, la procédure de recours pour les bénéficiaires devient plus complexe. Dans la plateforme dématérialisée pour les demandes de titres de séjour dont le Défenseur des droits pointait les lacunes dans un récent rapport, les usagers ne peuvent pas signaler un changement de lieu de résidence quand une demande est en cours.

Or, c’est justement quand les usagers sont confrontés à des difficultés, que la discussion devrait être rendue plus fluide, plus accessible. En réalité, c’est bien souvent l’inverse que l’on constate. Outre les explications lacunaires des services, les possibilités de recours sont réduites quand elles devraient être augmentées. L’alerte réduit les droits alors qu’elle devrait plutôt les ouvrir. 

Enfin, l’interconnexion des systèmes crée des boucles de défaillances dont les effets s’amplifient très rapidement. Les boucles d’empêchements se multiplient sans issue. Les alertes et les faux positifs se répandent. L’automatisation des droits conduit à des évictions en cascade dans des systèmes où les organismes se renvoient les responsabilités sans être toujours capables d’agir sur les systèmes de calcul. Ces difficultés nécessitent de mieux faire valoir les droits d’opposition des calculés. La prise en compte d’innombrables données pour produire des calculs toujours plus granulaires, pour atténuer les risques, produit surtout des faux positifs et une complexité de plus en plus problématique pour les usagers. 

Responsabiliser les calculs du social

Nous avons besoin de diminuer les données utilisées pour les calculs du social, explique le chercheur Arvind Narayanan, notamment parce que cette complexité, au prétexte de mieux calculer le social, bien souvent, n’améliore pas les calculs, mais renforce leur opacité et les rend moins contestables. Les calculs du social doivent n’utiliser que peu de données, doivent rester compréhensibles, transparents, vérifiables et surtout opposables… Collecter peu de données cause moins de problèmes de vie privée, moins de problèmes légaux comme éthiques… et moins de discriminations. 

Renforcer le contrôle des systèmes, notamment mesurer leur ratio d’impact et les taux de faux positifs. Améliorer les droits de recours des usagers, notamment quand ces systèmes les ciblent et les désignent. Et surtout, améliorer la participation des publics aux calculs, comme nous y invitent le récent rapport du Défenseur des droits sur la dématérialisation et les algorithmes publics. 

A mesure qu’ils se répandent, à mesure qu’ils accèdent à de plus en plus de données, les risques de défaillances des calculs s’accumulent. Derrière ces défaillances, c’est la question même de la justice qui est en cause. On ne peut pas accepter que les banques ferment chaque année des centaines de milliers de comptes bancaires, quand seulement un millier de personnes sont condamnées.

On ne peut pas accepter que la CAF détermine qu’il y aurait des centaines de milliers de fraudeurs, quand dans les faits, très peu sont condamnés pour fraude. La justice nécessite que les calculs du social soient raccords avec la réalité. Nous n’y sommes pas. 

Hubert Guillaud

Cet édito a été publié originellement sous forme de tribune pour le Club de Mediapart, le 4 avril 2025 à l’occasion de la publication du livre, Les algorithmes contre la société aux éditions La Fabrique.

08.04.2025 à 07:00

L’IA est un outil de démoralisation des travailleurs

Hubert Guillaud

« Le potentiel révolutionnaire de l’IA est d’aider les experts à appliquer leur expertise plus efficacement et plus rapidement. Mais pour que cela fonctionne, il faut des experts. Or, l’apprentissage est un processus de développement humain désordonné et non linéaire, qui résiste à l’efficacité. L’IA ne peut donc pas le remplacer », explique la sociologue Tressie McMillan Cottom dans une tribune au New York Times. « L’IA recherche des travailleurs qui prennent des décisions fondées sur leur expertise, sans institution qui crée et certifie cette expertise. Elle propose une expertise sans experts ». Pas sûr donc que cela fonctionne.

Mais, si ce fantasme – qui a traversé toutes les technologies éducatives depuis longtemps – fascine, c’est parce qu’il promet de contrôler l’apprentissage sans en payer le coût. Plus que de réduire les tâches fastidieuses, l’IA justifie les réductions d’effectifs « en demandant à ceux qui restent de faire plus avec moins ». La meilleure efficacité de l’IA, c’est de démoraliser les travailleurs, conclut la sociologue.

04.04.2025 à 07:36

De la concentration à la fusion

Hubert Guillaud

Les acteurs de l’IA générative intègrent de plus en plus les plateformes de contenus, à l’image de xAI de Musk qui vient de racheter X/Twitter, rappelle Ameneh Dehshiri pour Tech Policy Press. « Les entreprises technologiques ne se contentent plus de construire des modèles, elles acquièrent les infrastructures et les écosystèmes qui les alimentent ». Nous sommes désormais confrontés à des écosystèmes de plus en plus intégrés et concentrés…

04.04.2025 à 07:34

Ecrire, c’est penser

Hubert Guillaud

« L’écriture est l’activité la plus essentielle d’un scientifique, car sans écriture, il n’y a pas de réflexion ». Dennis Hazelett

04.04.2025 à 07:00

Pour rendre la participation effective, il faut mesurer les changements qu’elle produit

Hubert Guillaud

Pour TechPolicy Press, le consultant Jonathan van Geuns se moque de l’illusion de la participation dont s’est paré le Sommet pour l’action sur l’IA parisien. « La gouvernance de l’IA aujourd’hui n’est qu’une vaste mise en scène, un théâtre parisien où les acteurs – dirigeants d’entreprises, politiques et technocrates – déclament d’une voix posée leur discours sur la responsabilité, créant l’illusion d’une décision collective ». En réalité, les mécanismes de gouvernance restent imperméables aux voix qu’ils prétendent intégrer. Entreprises, ONG et gouvernements ont bien compris l’efficacité d’un engagement de façade. Les comités d’éthique sur l’IA, les tables rondes des parties prenantes, les forums publics ne sont pas les fondements d’une démocratie mais son simulacre. Simulacre d’inclusion où la contestation est réduite à son expression la plus polie. Ces dispositifs « créent l’illusion d’un contrôle démocratique tout en permettant à ceux qui les mettent en œuvre, de garder la mainmise sur les résultats ». Ce n’est pas de la gouvernance, seulement un décor.

Pour que les audits et les évaluations modifient réellement les rapports de force, ils doivent d’abord s’extraire du carcan d’opacité qui les enserre. « Actuellement, ces processus servent davantage à absorber qu’à transformer : ils recueillent les critiques, les diluent en rapports inoffensifs, puis les présentent comme preuve qu’une action a été menée. Ils fonctionnent comme des vitrines de l’engagement, invitant le public à admirer les mécanismes complexes de la gouvernance de l’IA tout en préservant les structures de pouvoir existantes de toute remise en cause ».

Les structures mise en place pour contester le pouvoir servent de rempart à la contestation

Le problème n’est pas tant que la participation manque de force, mais que l’écosystème a été conçu pour la neutraliser, sollicitant des critiques tout en gardant le monopole de leur interprétation. « On finance des conseils consultatifs tout en se réservant le droit d’ignorer leurs recommandations. On réunit des comités d’éthique pour les dissoudre dès que ce qu’ils veulent examiner devient gênant. Ce n’est pas un échec de la participation, c’est son détournement. Les structures qui devraient être mises en place pour contester le pouvoir servent finalement de rempart contre sa contestation ».

Cette situation est d’autant plus problématique que nous manquons d’outils structurés pour évaluer si la participation à la gouvernance de l’IA est véritablement significative. On compte le nombre de « parties prenantes » consultées sans mesurer l’impact réel de leurs contributions. On comptabilise les forums organisés sans examiner s’ils ont abouti à des changements concrets. Cette focalisation sur la forme plutôt que sur le fond permet au « participation-washing » de prospérer. Un constat très proche de celui que dressaient Manon Loisel et Nicolas Rio dans leur livre, Pour en finir avec la démocratie participative (Textuel, 2024).

Changer les indicateurs de la participation : mesurer les changements qu’elle produit ! 

Pour Jonathan van Geuns, la participation doit se doter d’un cadre plus rigoureux pour favoriser l’inclusivité, la redistribution du pouvoir, la construction de la confiance, l’impact et la pérennité. Les indicateurs doivent évoluer du procédural vers le structurel. La vraie question n’est pas de savoir si différentes parties prenantes ont été invitées à s’exprimer, « mais de savoir si leur participation a redistribué le pouvoir, modifié les processus décisionnels et engendré des changements concrets ! »

La participation ne peut se réduire à un exercice consultatif où les communautés concernées peuvent exprimer leurs inquiétudes sans avoir le pouvoir d’agir, comme nous le constations dans notre article sur l’absence de tournant participatif de l’IA. Pour van Geuns, « la participation doit être ancrée structurellement, non comme une fonction consultative mais comme une fonction souveraine », comme l’exprimait Thomas Perroud dans son livre, Services publics et communs (Le Bord de l’eau, 2023). Cela pourrait se traduire par des conseils de surveillance publique ayant un droit de veto sur les applications, des organismes de régulation où les représentants disposent d’un réel pouvoir décisionnel, et des mécanismes permettant aux groupes affectés de contester directement les décisions basées sur l’IA ou d’exiger le retrait des systèmes perpétuant des injustices.

« L’audit des systèmes d’IA ne suffit pas ; nous devons pouvoir les démanteler. Les cadres de supervision de l’IA doivent inclure des mécanismes de refus, pas uniquement de contrôle. Quand un audit révèle qu’un algorithme est structurellement discriminatoire, il doit avoir la force juridique de le désactiver. Quand un système nuit de façon disproportionnée aux travailleurs, locataires, réfugiés ou citoyens, ces communautés ne doivent pas seulement être consultées mais avoir le pouvoir d’en stopper le déploiement. La participation ne doit pas se contenter de documenter les préjudices ; elle doit les interrompre. »

En fait, estime le consultant, « la gouvernance de l’IA n’est plus simplement un terrain de contestation mais un exemple flagrant de capture par les entreprises. Les géants de la tech agissent comme des législateurs privés, élaborant les cadres éthiques qui régissent leur propre conduite. Ils prônent l’ouverture tout en protégeant jalousement leurs algorithmes, parlent d’équité tout en brevetant des biais, évoquent la sécurité tout en exportant des technologies de surveillance vers des régimes autoritaires. Dans ce contexte, tout cadre qui n’aborde pas le déséquilibre fondamental des pouvoirs dans le développement et le déploiement de l’IA n’est pas seulement inefficace ; il est complice ». Les audits et évaluations participatifs doivent donc être juridiquement contraignants et viser non seulement à diversifier les contributions mais à redistribuer le contrôle et rééquilibrer les pouvoirs.

« La gouvernance doit être continue, adaptative et structurellement résistante à l’inertie et au désintérêt, en garantissant que les communautés restent impliquées dans les décisions tout au long du cycle de vie d’un système d’IA. Cela implique également la mise en place de financements pérennes et de mandats légaux pour les structures participatives ».

« La crise de la gouvernance de l’IA ne se limite pas à des systèmes d’IA défectueux. Elle révèle la mainmise des entreprises sur les processus de gouvernance. L’enjeu n’est pas simplement d’accroître la participation, mais de s’assurer qu’elle conduise à une véritable redistribution du pouvoir. Sans cadres d’évaluation solides, mécanismes d’application clairs et remise en question fondamentale de ceux qui définissent les priorités de la gouvernance de l’IA, la participation restera une vitrine vide, conçue pour afficher une transparence et une responsabilité de façade tout en préservant les structures mêmes qui perpétuent les inégalités ».

03.04.2025 à 07:00

La Californie contre la tarification algorithmique

Hubert Guillaud

Les législateurs californiens viennent de proposer pas moins de 5 projets de loi contre la tarification algorithmique, rapporte The Markup… alors que celle-ci envahit tous les secteurs de l’économie numérique (voir notre dossier : Du marketing à l’économie numérique, une boucle de prédation). Et ce alors que les témoignages sur les problèmes que posent la personnalisation des tarifs ne cessent de remonter, par exemple avec des tarifs de réservation d’hôtel qui augmentent selon le lieu d’où vous vous connectez, ou encore des tarifs pour des services de chauffeurs plus élevés pour certains clients que pour d’autres. C’est ce que montre la récente étude du chercheur Justin Kloczko pour Consumer Watchdog, une association de défense des consommateurs américains. Kloczko rappelle que si en magasin les prix étaient différents pour chacun, il y aurait des émeutes, or, sur Amazon, le prix moyen d’un produit change environ toutes les 10 minutes. Et le chercheur de défendre “un droit à des prix standardisés et des garanties contre la tarification de surveillance”. L’association de consommateurs estime que les entreprises devraient indiquer sur leurs sites si des informations personnelles sont utilisées pour déterminer les prix et lesquelles. Certaines données devraient être interdites d’utilisation, notamment la géolocalisation, l’historique d’achat et bien sûr les données personnelles… 

Selon The Markup, les projets de loi sur l’IA proposés par les législateurs californiens se concentrent sur des questions de consommation courante et notamment les prix abusifs, estime Vinhcent Le qui a longtemps été à l’Agence de protection de la vie privée des consommateurs et qui vient de rejoindre l’ONG Tech Equity. Les projets de loi visent par exemple à interdire l’utilisation d’algorithmes personnalisant les prix en fonction de caractéristiques perçues ou de données personnelles ou de les utiliser pour fixer le montant des biens locatifs, ou encore des interdictions pour modifier les prix des produits en ligne par rapport à ceux vendus en magasin.

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