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30.04.2024 à 15:59

Accidents du travail : les victimes invisibles du libéralisme

Jeanne Huybrechts

Tous les 28 avril depuis 2003, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) commémore la Journée mondiale de la sécurité et de la santé au travail. Bien qu’ils soient encore fréquents dans nos sociétés, les accidents du fait du travail représentent aujourd’hui, une « hécatombe invisible »[1]. Si les mutations sociales et économiques ont fait évoluer le type d’accidents, le travail […]
Texte intégral (18218 mots)

Tous les 28 avril depuis 2003, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) commémore la Journée mondiale de la sécurité et de la santé au travail. Bien qu’ils soient encore fréquents dans nos sociétés, les accidents du fait du travail représentent aujourd’hui, une « hécatombe invisible »[1]. Si les mutations sociales et économiques ont fait évoluer le type d’accidents, le travail continue de blesser, de handicaper, de tuer[2].

L’histoire sociale de la France est profondément marquée par la lutte pour les conditions de travail et pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles. On pense notamment aux mineurs de fond, dont les accidents historiques ont été au cœur de la lutte pour la protection sociale. Ainsi, la catastrophe de Courrières en 1906[3], qui causa le décès de 1 099 personnes, a provoqué un mouvement de grève massif, avec 50 000 mineurs mobilisés, qui déboucha sur l’instauration du repos hebdomadaire en juillet 1906.

Pourtant, dans la période récente, les accidents du travail ne retiennent que très rarement l’attention des médias[4]. Un discours de minimisation des accidents du travail se développe largement, qui véhicule des clichés tels que : « on ne meurt plus au travail aujourd’hui », « le droit du travail est dur pour les employeurs », « c’est la faute de la victime, elle n’avait pas à être là »[5], « aujourd’hui, on forme davantage les jeunes »…

La réalité est tout autre : les accidents du travail sont un fait social massif, et non une somme de faits divers. En 2022, on compte 744 176 accidents du travail déclarés, auxquels s’ajoutent les maladies professionnelles et les accidents sur les trajets domicile-lieu de travail. 738 personnes en France sont mortes sur leur lieu de travail en 2022, soit 2 par jour ! Ces résultats font de la France le troisième pays le plus endeuillé d’Europe dans ce domaine.

Non seulement le nombre d’accidents ne diminue plus depuis 20 ans, mais les « premier·es de corvées », femmes, jeunes et précaires y sont de plus en plus exposé·es. En cause : l’assouplissement des règles sur les conditions de travail, la précarisation grandissante des travailleur·ses et l’affaiblissement des institutions de protection.

Et encore : ces chiffres minimisent en réalité les faits, car ils ne prennent en compte ni le secteur agricole, ni la fonction publique, ni les travailleur·ses indépendant·es. Enfin s’ajoute à ces manques la sous-déclaration, massive, qui est le résultat des obstacles administratifs et des pressions hiérarchiques organisées.

Derrière cette invisibilisation se cache l’idée dominante que les accidents du travail seraient un mal nécessaire et la santé au travail un coût ou une variable d’ajustement. Comme le dit l’avocat des parents de Tom, mort au travail à 18 ans le 25 octobre 2021, qui témoigne dans l’émission « Travail à mort » diffusée sur France 2 en avril 2024 : « On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs, c’est leur philosophie. Sauf que là, les œufs c’est de l’humain »[6].

Derrière les chiffres se trouvent des vies, des familles frappées par des drames du fait d’un seul et même système : le capitalisme. Comme le dit l’historienne Rima Hawi,« même si le capitalisme a évolué au cours des siècles du capitalisme commercial au capitalisme mondialisé et financiarisé, sous cette diversité, il y a une unité : celle que confère le pouvoir du capital sur les hommes et les choses»[7].

Synthèse :

La France mauvaise élève des accidents du travail

Le rapport de la branche Accidents du travail – Maladies professionnelles (AT-MP) de l’Assurance Maladie de décembre 2022 dénombre, pour l’année 2021 :

  • 744 176 accidents du travail reconnus et indemnisés ;
  • 123 591 accidents de trajet ; et
  • 66 738 cas de maladies professionnelles.

En 2022, l’Assurance Maladie dénombre :

  • 738 décès d’accidents du travail ;
  • 203 décès dus à des maladies professionnelles ;
  • 286 décès d’accidents de trajet.

Ce sont donc 1 227 personnes qui sont mortes en 2022 du fait du travail.

La France enregistre en 2021 l’un des taux d’incidence d’accidents mortels les plus élevés d’Europe : 3,3 accidents mortels au travail en moyenne pour 100 000 travailleur·ses, soit près de deux fois la moyenne européenne, contre moins de 1aux Pays-Bas, en Grèce, en Allemagne et en Finlande.

Les ouvrier·es, les jeunes et les précaires, premières victimes

La fréquence et la gravité des accidents du travail sont particulièrement importantes dans les activités de gros œuvre, de couverture et de charpente, ainsi que dans la manutention de marchandises et de bagages.

Les jeunes de moins de 30 ans représentent 27 % des victimes d’accidents du travail, alors qu’ils et elles représentent environ 15 % des salarié·es. En 2021, on parle de 37 jeunes décédé·es au travail, sur un chantier, en déplaçant des caisses de poulet dans un abattoir, ou sous un arbre en apprenant le métier de bûcheron.

Les politiques libérales responsables de cette hécatombe

La littérature scientifique sur le sujet a identifié plusieurs facteurs accidentogènes dans les réformes concernant le travail menées depuis les années 1990.

Les lois qui ont assoupli l’organisation et la durée du travail, à travers notamment la négociation d’entreprise, de la loi « Fillon » de 2003 aux ordonnances Macron de 2017 en passant par la loi El Khomri, ont eu pour conséquence l’intensification du travail, ce qui a renforcé structurellement le risque d’accident.

Conséquence : la part des salarié·es exposé·es à au moins trois contraintes physiques[8] [SJ1] a presque triplé depuis 1983, de 12,9 % à près de 35 %. En 2015, plus de 40 % des répondants de plus de 55 ans déclaraient ne pas se sentir capables de continuer dans leur travail jusqu’à 60 ans.

Les dispositions qui ont permis le recours plus important au travail précaire, comme les CDD et surtout l’intérim, jouent un rôle important dans le niveau élevé d’accidents du travail et leur sous-déclaration. En effet, ces contrats place les salarié·es dans une position de faiblesse vis-à-vis de leurs patrons pour revendiquer des conditions de travail sécurisées, et cassent les collectifs de travail qui sont de bons facteurs préventifs des accidents[9].

Plus récemment, les réformes en faveur de l’apprentissage ont encore augmenté le nombre de situations accidentogènes. Derrière cette main-d’œuvre bon marché qui séduit le patronat se cache un manque criant d’encadrement, de formation et une précarité grandissante des jeunes travailleur·ses.

Enfin, les attaques contre la place des représentant·es des salarié·es dans l’entreprise favorisent aussi la multiplication des accidents. C’est notamment le cas pour la suppression des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) en 2017 par Macron. Aujourd’hui, seuls 46 % des salarié·es sont couvert·es par la commission dédiée rattachée au Comité social et économique (CSE), quand 75 % l’étaient auparavant par les CHSCT.

Le démantèlement des moyens de l’État

En 2020, on compte un·e agent·e de contrôle de l’inspection du travail pour 9 775 salarié·es, contre un·e pour 8 114 salarié·es dix ans plus tôt, soit une baisse de 17 %. La médecine du travail est en crise. 39 % des salarié·es affirment avoir eu une visite médicale en santé-travail dans l’année écoulée : ils étaient 70 % en 2005.

La moindre présence des agent·es de l’inspection du travail sur les lieux de travail réduit significativement la possibilité pour elles et eux d’identifier les risques auxquels les travailleur·ses sont exposé·es. La raréfaction des personnels de santé au travail et celle des visites médicales privent les travailleur·ses d’interlocuteurs et interlocutrices compétent·es pour évaluer leur état de santé.

Les accidents du travail cachés

Les travailleur·ses indépendant·es, comme les professions libérales, ne sont pas inclus·es dans le décompte des accidents et des maladies professionnelles fait par la branche AT-MP de la sécurité sociale. Cela comprend notamment tous·tes les travailleur·ses ubérisé·es.

Certains accidents ne sont pas non plus reconnus comme tels, soit parce qu’ils sont intervenus chez soi, lors d’une journée de télétravail, soit parce que les lésions n’ont pas entraîné d’arrêt immédiat de travail, mais quelques heures plus tard…

Enfin, les risques psychosociaux sont moins reconnus comme risques professionnels. Ils concernent d’ailleurs davantage des métiers féminisés. Le syndrome de burn-out n’est toujours pas reconnu comme maladie professionnelle dans la loi.

La sous-déclaration des accidents du travail

Les accidents du travail sont structurellement sous-déclarés. D’abord pour des raisons financières : les indemnités journalières, versées en cas d’accident, ne couvrent que 60 % du salaire durant les 28 premiers jours d’arrêt, puis 80 % au-delà.

Ensuite, il faut connaître la procédure au moment même de l’accident : il faut être informé qu’il faut s’arrêter immédiatement de travailler, puis avoir accès à un médecin !

La triche des employeurs

De nombreux employeurs cherchent activement à dissimuler les accidents qui ont lieu dans leur entreprise. En effet, leur taux de cotisation à la caisse AT-MP augmente avec le nombre de déclarations recensées.

Certaines entreprises se font même assister de cabinets de conseils spécialisés dans la contestation des accidents du travail. C’est le cas par exemple de « ATMP Solution », des « spécialistes pour faire baisser les cotisations AT-MP », soit une équipe de 80 personnes qui assure le pilotage prévisionnel des cotisations, orchestre les contentieux sur la tarification et organise des contre-visites médicales.

I. Les accidents du travail n’ont pas disparu

A. La France, mauvaise élève de l’Union européenne

1.     Les accidents du travail sont nombreux, et les arrêts de plus en plus longs

Un rappel de définition s’impose avant toute chose. Un accident du travail est défini non pas par le Code du travail lui-même mais bien par le Code de la sécurité sociale, dans son article L. 411-1. Celui-ci dispose qu’« est considéré comme accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d’entreprise »[10].

La notion d’accident du travail date de 1898, mais il faut attendre 1954 pour que la Cour de cassation, par sa chambre sociale, énonce les critères repris dans cet article, qui permettent d’identifier ce qui caractérise ou non un accident du travail[11]. Les accidents du travail sont ainsi à différencier des accidents de trajet entre le domicile et le lieu de travail et des maladies professionnelles.

L’Assurance Maladie dénombre, pour l’année 2021, 744 176 accidents du travail reconnus et indemnisés, 123 591 accidents de trajet et 66 738 cas de maladies professionnelles. En cumulant, cela représente 72 010 129 jours d’arrêt de travail pour incapacité temporaire.

Pour l’année 2022, l’Assurance Maladie dénombre 738 décès d’accidents du travail. En comptant les 286 décès d’accidents de trajet et les 203 décès dus aux maladies professionnelles, cela mène à un total de 1 227 décès[12]. On dénombre notamment parmi les décès 36 victimes de moins de 25 ans[13].

On compte donc chaque jour, en France, deux décès d’accidents du travail, plus de 2 000 accidents du travail, 350 accidents de trajet, 300 maladies professionnelles.

Cette situation est étonnante pour un pays industrialisé et qui dispose d’une telle protection sociale. La France enregistre en 2021 l’un des taux d’incidence les plus élevés d’Europe : 3,3 accidents mortels en moyenne pour 100 000 travailleur·ses[14], soit près de deux fois la moyenne européenne, contre moins de 1 par exempleaux Pays-Bas, en Grèce, en Allemagne et en Finlande.

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Titre : Nombre de décès liés aux accidents du travail pour 100 000 employés en 2021, par pays.
Lecture : En 2021, l’Allemagne compte 0,8 décès pour 100 000 employés, contre 3,8 en Lituanie.
Source : Tristan Gaudiaut, « Accidents du travail : la France mauvaise élève en Europe », Statista, janvier 2024, URL :
https://fr.statista.com/infographie/31546/accidents-du-travail-nombre-de-deces-pour-100-000-travailleurs-europe-france

Si le nombre d’accidents du travail a diminué au cours du XXe siècle, la baisse a fortement ralenti depuis 20 ans. L’indice de fréquence, qui mesure le nombre d’accidents dans l’année pour 100 000 salarié·es, a chuté de 118 à 38 entre 1955 et 2008. Mais depuis 2014, il stagne aux environs de 34[15].

Plus grave encore : le taux de gravité augmente depuis 20 ans, c’est-à-dire que les durées des arrêts augmentent, ainsi que le nombre de reconnaissances de séquelles indemnisables.

Le taux de gravité des accidents du travail en France est calculé par la formule suivante : (le nombre de journées perdues par incapacité temporaire divisé par le nombre d’heures travaillées) x 1 000. Ce taux est en augmentation depuis 2001[16], ainsi que la durée moyenne des arrêts dus aux accidents du travail, passée de 50 à 85 jours de 2007 à 2020[17].

Le nombre de décès au travail a également augmenté : 2022 est l’année la plus mortifère chez les salarié·es depuis 2010[18] avec un total de 738 décès.

2. D’importantes disparités entre secteurs

Les accidents du travail ont lieu dans des secteurs où l’on effectue des tâches physiques.

Les accidents du travail sont en majorité des accidents liés à la manutention manuelle, qui représente la moitié des accidents entraînant 4 jours d’arrêt ou plus. Les chutes de plain-pied et les chutes de hauteur sont également fréquentes, avec respectivement autour de 16 % et de 13 % des accidents avec 4 jours d’arrêt ou plus. Ces types de lésions sont également les premiers responsables des décès (respectivement autour de 15 %, 7 % et 18 %), avec les risques routiers (21 % des décès en 2022)[19].

Les secteurs comptant le plus d’accidents sont ceux du BTP, du travail temporaire, de l’action sociale, de la santé, du nettoyage, des transports, de l’alimentation, du bois et de l’ameublement et du commerce non alimentaire, comptant en 2019 des taux d’incidence de 51 accidents avec arrêt pour 1 000 salarié·es (BTP) à 43 (commerce non alimentaire). La fréquence et la gravité des accidents du travail sont particulièrement importantes dans les activités de gros œuvre, de couverture et de charpente, ainsi que dans la manutention de marchandises ou de bagages[20].

Les secteurs de la métallurgie et de la chimie comptent moins d’accidents avec arrêt (taux d’incidence de 28 et 23), tandis que celui des services comme les banques, assurances et administrations a un taux d’incidence de 9[21].

Les risques diffèrent aussi selon le genre : « même à catégorie socioprofessionnelle identique, les hommes sont beaucoup plus exposés aux accidents du travail mortels que les femmes [SJ2] »[22].

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Titre : Fréquence des accidents graves et mortels en fonction du secteur d’activité en 2019 en France.
Lecture : En 2019, on compte dans le secteur de l’intérim près de 1 953 accidents graves[23] pour 1 milliard d’heures rémunérées.
Source : Tableau produit par l’Institut La Boétie à partir des données de : DARES, « Quels sont les salariés les plus touchés par les accidents du travail en 2019 ? », DARES Analyses, no 53, novembre 2022, URL :
https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/quels-sont-les-salaries-les-plus-touches-par-les-accidents-du-travail-en-2019

3. Des chiffres largement incomplets

Quoique déjà très élevés, ces chiffres ne représentent qu’une part de la réalité. Et ce pour une raison simple : ils ne prennent en compte qu’environ 20 millions de salarié·es. En sont exclu·es plus de 6 millions de salarié·es, dont les travailleuses et travailleurs de la fonction publique et du secteur agricole[24], ainsi que les indépendant·es (ou faux-indépendant·es) de tous les secteurs[25], dont notamment les travailleur·ses « ubérisé·es ».

Or, le secteur agricole est par exemple particulièrement accidentogène, avec 26 566 accidents du travail avec arrêt en 2021[26]. C’est notamment le cas dans la foresterie ou l’élevage bovin, dans lesquels le nombre de suicides augmente fortement.

Par ailleurs, les chiffres sont biaisés par une sous-déclaration massive, sur laquelle nous reviendrons dans la partie II.B.[SJ3] 

B. Les politiques néolibérales sur les conditions de travail mettent en danger les travailleur·ses

Au-delà des différences prévisibles entre types d’activité, l’analyse précise des chiffres révèle surtout une tendance de fond : plus les travailleur·ses sont concerné·es par la précarité, l’intensification et la fragmentation du travail, plus ils et elles sont exposé·es au risque d’accidents du travail.

Les politiques néolibérales dites de « flexibilisation » du travail vont en effet directement à l’encontre du premier facteur de prévention des accidents : la capacité des salarié·es à adapter leur manière de travailler, individuellement et collectivement.

1. La précarité fait augmenter les accidents du travail

On observe depuis une vingtaine d’années une augmentation du nombre d’accidents du travail chez les femmes, les jeunes et plus généralement les travailleur·ses précarisé·es.

La part des femmes déclarant avoir été victimes d’un accident du travail dans l’année a doublé au cours des dix dernières années, selon l’Observatoire des inégalités, de 5 à 9 %, quand elle passe de 9 à 12 % chez les hommes[27].

L’augmentation du nombre d’accidents est en effet favorisée par le développement du travail temporaire, la fragmentation du temps de travail et le fait de travailler pour des employeurs multiples.

C’est en particulier de plus en plus le cas dans les activités de services en lien avec la santé et le nettoyage, particulièrement féminins[28], qui sont en développement. Ainsi, le service à la personne comptait 883 000 salarié·es en 2000, contre plus d’un million aujourd’hui. En 2018, ces salarié·es sont plus nombreux·ses que la moyenne à déclarer être en mauvaise santé (6 % contre 3 % en moyenne), avoir des problèmes de santé durables (29 % contre 20 %) ou être en situation de handicap ou de perte d’autonomie (6 % contre 4 %).

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Titre : Évolution du nombre d’accidents du travail selon le sexe entre 2001 et 2019 chez les salarié·es du secteur privé.
Lecture : En 2019, sur 655 715 accidents du travail, 411 157 concernent des hommes, et 244 558 concernent des femmes.
Source : Photographie statistique de la sinistralité au travail en France selon le sexe entre 2001 et 2019, ANACT, juin 2022, URL : https://www.anact.fr/sites/anact/files/photographie_statistique_de_la_sinistralite_au_travail_en_france_selon_le_sexe_2001-2019_vf.pdf

Les jeunes travailleur·ses sont aussi plus touché·es par les accidents du travail, et notamment les apprenti·es provenant des filières professionnelles. La fréquence des accidents du travail est ainsi 2,5 fois plus importante chez les jeunes que chez les autres travailleur·ses[29] : les jeunes de moins de 30 ans représentent 27 % des victimes d’accidents du travail, alors qu’ils sont environ 15 % des salarié·es, soit deux fois moins[30].

En 2021, on parle de 37 jeunes décédé·es au travail[31], certain·es en déplaçant des caisses de poulet dans un abattoir[32], d’autres sur un chantier[33], ou encore sous un arbre en apprenant le métier de bûcheron[34].

Les salarié·es précaires, comme les intérimaires et les sous-traitants sont également surexposé·es au risque d’accident du travail, avec un risque d’accident du travail avec arrêt deux fois plus élevé que la moyenne[35]. C’est en partie lié à leur surreprésentation dans les secteurs accidentogènes tels que l’industrie (6,5 % d’intérimaires) ou le BTP (7 % d’intérimaires) ou le BTP (8 %), tandis qu’ils sont peu présent·es dans le secteur des services (3 %)[36]. Ils et elles sont également plus jeunes, avec une moyenne de 37 ans, contre 42 ans pour l’ensemble des salarié·es[37]. Mais cela ne suffit pas à expliquer leur surexposition aux accidents.

Ces trois catégories – femmes, jeunes, et salarié·es précaires – ont en commun d’exercer de plus en plus des professions concernées par trois phénomènes : l’intensification, la précarisation et la fragmentation. Ces facteurs réduisent la capacité des travailleur·ses à adapter la manière de travailler, faute de temps, de lieux de travail adaptés et de pouvoir de décision sur son propre travail. Or, les ergonomes soulignent le fait que seul·les les travailleur·ses sont en capacité d’adapter leur façon de travailler pour combiner préservation de leur santé et efficacité, à condition qu’ils en aient les moyens[38].

Intensification

L’intensification du travail consiste en l’augmentation du temps passé au travail, du temps consacré au travail (y compris chez soi) et du nombre de tâches à accomplir dans un même temps de travail.

L’intensification se traduit par des productions en flux tendus, l’augmentation des cadences, des obligations de réactivité à la demande du client, le fait de travailler dans l’urgence et en situation de sous-effectifs.

L’intensification du travail se constate dans de nombreux secteurs aujourd’hui.

Dans le service à la personne, par exemple, la part des salarié·es travaillant en soirée a plus que doublé entre 2004 et 2012 (de 4 % à 8 %), ainsi que celle des salarié·es travaillant la nuit (de 2 % à 4 %). Le travail le samedi est également passé de 27 % à 33 %[39].

L’intensification se constate également dans le milieu agricole. En 2019, les trois quarts des salarié·es agricoles et 85 % des agriculteurs exploitants indiquent subir au moins trois contraintes physiques intenses (devoir tenir une posture debout pendant de longues périodes, porter ou déplacer des charges lourdes, subir des secousses ou des vibrations). 45 % des salarié·es agricoles et 71 % des agriculteur·ices exploitant·es indiquent également être exposé·es à des risques physiques (bruit intense, respirer des fumées ou des poussières, contact avec des produits dangereux). Les salarié·es agricoles sont plus du tiers à travailler plus de 40 heures par semaine, et c’est le cas de 87 % des agriculteur·ices exploitant·es[40].

Si l’intensification se fait aux dépens de la sécurité, c’est aussi parce que ceux qui décident de comment travailler ne sont pas confrontés au danger. Les cadres, chargés de définir les règles de sécurité, ne sont pas les principales victimes des accidents du travail : seuls 4 % des cadres ont déclaré avoir subi un accident du travail en 2019, contre 19 % des ouvriers et 11 % des employés[41].

Pour le chercheur Nicolas Jounin, spécialisé dans le secteur du BTP[42], « le savoir constitué par les ouvriers sur la sécurité est ainsi marginalisé, tandis que la définition des règles de gestion de la sécurité est monopolisée par les cadres. Or ceux-ci portent dans le même temps les exigences de cadence, qui s’opposent potentiellement aux prescriptions de sécurité. Les ouvriers, confrontés à l’impossibilité de respecter en même temps la cadence et la sécurité, doivent assumer clandestinement cette contradiction en négligeant l’une ou l’autre. »

Précarisation

La précarisation est un autre phénomène qui conduit à l’augmentation du risque des accidents : les travailleur·ses précarisé·es disposent en effet d’un rapport de force quasi inexistant pour négocier la manière dont ils et elles travaillent, les forçant à accepter des conditions de travail bien plus accidentogènes.

L’instabilité du salaire est un des premiers aspects de cette précarisation. La rémunération à l’activité est en effet un facteur très accidentogène. Ce phénomène a été analysé dans de nombreux secteurs, comme celui de la pêche, où la sociologue Véronique Daubas-Letourneux établit que le système du « salaire à la part », qui existe depuis le XIXe siècle, encourage les prises de risques pour maximiser la production[43]. L’exigence du nombre réduit alors considérablement la capacité des travailleur·ses à adapter la façon dont ils et elles travaillent.

C’est particulièrement le cas quand, par ailleurs, des dispositifs réglementaires contraignent encore le travail, comme le cas de la pêche à la coquille Saint-Jacques dans la baie de Saint-Brieuc, où celle-ci n’est autorisée que sur des horaires courts, ce qui pousse les salarié·es à prendre des risques importants pour maximiser la pêche et augmenter ainsi leurs salaires[44].

L’instabilité du contrat est un autre facteur accidentogène décisif. C’est le cas du travail en indépendant·e (ou faux-indépendant·e), en intérim ou en apprentissage. La possibilité de perdre facilement son emploi expose davantage aux pressions hiérarchiques, et limite donc la capacité à adapter sa façon de travailler face au risque d’accident.

Cet entretien effectué par Véronique Daubas-Letourneux sur un chantier l’illustre :

« – Est-ce que vous auriez pu leur dire “moi j’y vais pas, c’est dangereux” ?

– Je pense que si j’avais dit “moi j’y vais pas”, le gars, il m’aurait dit “t’as qu’à rentrer chez toi. Si tu veux pas travailler, t’as qu’à rentrer chez toi”. »[45]

La précarisation du contrat de travail peut s’ajouter à une précarité administrative, par exemple pour les personnes en situation irrégulière, particulièrement nombreuses dans ces secteurs précarisés. Ainsi, lors d’un contrôle en mars 2022 par des inspecteur·ices du travail sur le chantier du Village des athlètes en Seine-Saint-Denis, un ouvrier sur six était en situation irrégulière « ce jour-là et sur ce site », où étaient présentes une quinzaine d’entreprises[46].

Les témoignages des études citées dans cette partie évoquent nombre de signalements de situations dangereuses en vain aux employeurs, ou aux encadrants scolaires dans le cadre d’un apprentissage. La subordination des employé·es privé·es de pouvoir dans l’entreprise les met en danger en les exposant davantage aux accidents du travail, aux maladies professionnelles, à l’épuisement et à l’usure morale. L’usure morale crée aussi des conflits au travail, qui oscillent de la tension à la violence, empêchant ainsi les salarié·es de coopérer davantage, un facteur décisif pour la sécurité collective. Ainsi, la détresse psychique explose[47].

Fragmentation

La précarité des salarié·es est aggravée par le phénomène de sous-traitance : pour Michael Quinlan et Annie Thébaud-Mony, la position dominée d’une entreprise dans une chaîne de sous-traitance, ou par rapport à une filiale-mère, est un facteur accidentogène[48].

Elle est en effet à l’origine d’une division du travail qui le désorganise et fait obstacle à la mise en œuvre des dispositifs réglementaires et législatifs de préventions. L’externalisation provoque également une moindre syndicalisation et conduit à l’invisibilisation des activités risquées données au sous-traitant car les entreprises donneuses d’ordre peuvent exiger un zéro-accident dans leurs appels d’offres. Les activités risquées et accidentogènes sont en effet concentrées dans les entreprises en situation de sous-traitance[49].

Benoît Scalvinoni, Laurence Montcharmont et Rachid Belkacem expliquent ainsi que :

« La spécificité de la relation d’intérim, une relation triangulaire, génère plusieurs formes de contrôle : celle qu’exerce l’entreprise utilisatrice (EU) sur le travail, son résultat et son déroulement, mais aussi celle qu’exerce l’entreprise de travail temporaire (ETT) à l’issue de la mission. Ce double contrôle traduit une double soumission de l’intérimaire à l’ETT, qui peut lui proposer d’autres missions s’il donne satisfaction, mais aussi à l’EU, qui peut lui proposer tout simplement une embauche ferme et le soustraire ainsi à la précarité et au chômage récurrent. »[50]

Cette réalité est d’autant plus compliquée à appréhender que la non-déclaration est la norme dans l’intérim. Nombre d’intérimaires craignent en effet qu’une déclaration ne conduise à se faire écarter sur leurs prochaines missions.

Par ailleurs, l’intérim limite fortement le développement des qualifications, qui est un des facteurs les plus efficaces de prévention des accidents. Ce phénomène est ainsi aggravé par la réduction des durées moyennes des missions d’intérim, passées en moyenne de quatre semaines dans les années 1970[51] à deux semaines aujourd’hui[52]. S’y ajoutent des horaires évolutifs et changeants, ainsi que des mobilisations dans l’urgence.

À l’inverse, l’expérience prouve l’efficacité de la discussion collective pour réduire drastiquement les accidents du travail. C’est le cas par exemple de la station de ski du Grand Tourmalet, où a été engagée une démarche d’écoute collective[53]. Chaque responsable d’équipe, du pistage aux remontées mécaniques en passant par la billetterie, a reçu une formation à la méthode de l’entretien, afin de faire parler les salarié·es de leurs difficultés, de leurs craintes et de leurs maux. Puis, des assemblées générales ont discuté des pistes de transformation du travail. Cette mise en mots a créé un climat de confiance propice à la déclaration des accidents mais aussi des « presqu’accidents », considérés comme des expériences à analyser pour en tirer des conclusions pratiques. Par exemple, de nouvelles procédures de descente à ski ont été élaborées. Quant aux prestataires externes, très coûteux et présents ponctuellement, ils sont remplacés par des formateurs internes. Bilan : le nombre d’accidents a chuté, entre 2019 et 2023, de 38 à 26.

2. Les politiques publiques de « flexibilisation du travail » aggravent le triptyque intensification – précarisation – fragmentation

À la fin des années 1970, alors que les gains de productivité s’effondraient, la plupart des gouvernements européens ont tenté l’option néolibérale : déréguler la finance et accroître la mondialisation des échanges. Face à la concurrence internationale, les entreprises ont accru la pression sur les salarié·es, dans tous les secteurs et à tous les niveaux hiérarchiques.

Cette pression est même devenue un objectif des politiques publiques, avec la stratégie de low cost à la française (produire autant avec moins de gens payés moins cher)[54], la multiplication des exonérations de cotisations sociales sur les très bas salaires,la promotion du « lean management » (l’optimisation de tous les temps à tout prix)[55],le sous-financement et l’alignement du service public sur les normes industrielles privées[56] et la suppression des CHSCT en 2017 par Emmanuel Macron. Le cas le plus exemplaire de cette intensification se trouve dans les entrepôts de la grande distribution, où les préparateur·ices travaillent désormais au rythme des consignes d’un logiciel vocal[57].

Premier élément de ce triptyque : l’intensification du travail découle en premier lieu de politiques d’assouplissement des règles sur le temps de travail et les conditions de travail. La loi du 20 août 2008, le décret du 15 octobre 2002, la loi Fillon de 2003, la loi sur l’organisation du temps de travail en 2005, la loi sur la démocratie sociale et la réforme du temps de travail du 20 août 2008, la loi El Khomri en 2016 et les ordonnances Macron en 2017 ont tous contribué à donner plus de liberté au patronat pour décider des temps et des conditions de travail.

Les dernières lois d’Emmanuel Macron ont notamment donné la priorité aux accords d’entreprise sur les accords de branche, privant les salarié·es des protections obtenues par les syndicats pendant les dernières décennies. Enfin, les politiques d’austérité dans les services publics, et notamment dans les secteurs hospitalier et scolaire, ont créé des situations de sous-effectifs alarmantes, à l’origine de l’intensification du travail.

Résultat : on observe une augmentation de 25 % à 35 % entre 2005 et 2016 de la part de salarié·es qui déclarent avoir un rythme de travail imposé par un contrôle ou un suivi informatisé. La part de salarié·es concerné·es par des normes de production à satisfaire en une journée est passée de 42 % à 48 %, celle concernée par des normes de production à satisfaire en une heure de 25 % à 29 %. En 2016, 43 % des salariés déclarent ne pas pouvoir quitter leur travail des yeux, alors qu’ils n’étaient que 34 % en 2005.

Ainsi, en 2015, moins de 60 % des Français·es de 55 ans et moins se sentaient capables de tenir dans leur travail jusqu’à 60 ans, contre 73 % des Européen·nes.

L’intensification du travail concerne notamment les intérimaires :

interim caracteristiques
Titre : Les principales caractéristiques des conditions de travail des intérimaires en 2023.
Lecture : 72 % intérimaires sur 60 interrogés déclarent porter des charges lourdes dans le cadre de leur travail.
Source : Benoît Scalvinoni, Laurence Montcharmont et Rachid Belkacem, « Les intérimaires, des travailleurs surexposés aux accidents du travail », La Revue de l’Ires, 2023, vol. 109, no 1, pp. 61-88, URL :
https://www.cairn.info/revue-de-l-ires-2023-1-page-61.htm ?ora.z_ref=li-93045532-pub

Deuxième élément : la précarisation. Les gouvernements successifs de ces vingt dernières années ont considérablement encouragé l’intérim. Son utilisation, à l’origine très encadrée, est progressivement ouverte, par exemple en 2009 aux marchés de la fonction publique. En 2005, la loi permet de réaliser des recrutements en CDI et en CDD pour le compte d’une entreprise tierce, puis en 2013 elle instaure le CDI intérimaire (CDII) qui permet aux agences d’intérim de fidéliser les intérimaires.

L’intérim est ainsi devenu un instrument de gestion des ressources humaines de plus en plus utilisé dans l’industrie, le BTP, la distribution et la logistique[58]. On comptait en 1985 plus de 120 000 intérimaires, contre près de 800 000 en 2018, soit une multiplication par 7 en 30 ans.

Cet instrument permet aux entreprises d’externaliser les aléas de l’activité (retards dans les plannings de production, accroissement imprévu de l’activité, fin d’un chantier dans l’urgence sous peine de pénalités de retard, développement de nouvelles activités…)[59]. L’intérim concentre donc logiquement ces aléas, et les pressions hiérarchiques qui les accompagnent. Selon Scalvinoni, Montcharmont et Belkacem : « Du fait de la répétitivité des tâches qui ne demandent qu’un temps d’apprentissage très court du point de vue des employeurs, ces salariés doivent affronter des cadences élevées : plus de la moitié des intérimaires enquêtés déclarent y être soumis. »[60]

La courte durée des missions aggrave aussi la déstructuration des collectifs de travail, qui jouent un rôle important dans la remontée d’alerte et le respect des normes de sécurité par les employeurs.

Plus récemment, les réformes en faveur de l’apprentissage ont également contribué à augmenter le nombre de situations accidentogènes. Les salarié·es apprenti·es sont passé·es de 289 938 en 2017 à 698 000 en 2021[61] et « de son côté, le Medef se félicite d’avoir été entendu »[62]. Mais derrière cette main-d’œuvre bon marché qui séduit le patronat se cache un manque criant d’encadrement, de formation des apprentis, et une précarité grandissante des jeunes[63].

Ainsi, les salariés de moins de 20 ans, dont la moitié sont des apprentis, sont victimes de 40,1 accidents du travail par million d’heures rémunérées : près du double de l’ensemble des salarié·es (20,4)[64].

3. L’allongement de la durée du travail favorise les accidents graves

La fréquence des accidents diminue avec l’âge mais la gravité, elle, augmente. Les accidents sont moins nombreux chez les personnes âgées : les salarié·es de plus de 50 ans représentent 25 % des accidents du travail, alors qu’ils sont 29 % des salarié·es. Mais les accidents sont plus graves : 41 % des incapacités permanentes et 58 % des accidents mortels concernent les travailleur·ses de plus de 50 ans, contre respectivement 11 % et 8 % chez les moins de 30 ans[65]. L’âge diminue aussi la capacité à se remettre d’un accident. La durée des arrêts de travail devient plus longue chez les travailleur·ses plus âgé·es à la suite d’un accident du travail.[66]

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Titre : Fréquence des accidents, accidents graves et accidents mortels en fonction de la tranche d’âge en 2019.
Lecture : En 2019, chez les 60 ans ou plus, on compte 16 accidents par millions d’heures travaillées, 1 512 accidents graves et 54 accidents mortels pour un milliard d’heures travaillées.
Source : tableau produit par l’Institut La Boétie à partir des données de la DARES : « Quels sont les salariés les plus touchés par les accidents du travail en 2019 ? », DARES Analyses, no 53, novembre 2022, URL :
https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/quels-sont-les-salaries-les-plus-touches-par-les-accidents-du-travail-en-2019

Or, les dernières réformes des retraites ont été à contre-courant de la protection des travailleur·ses âgé·es, notamment confronté·es à la pénibilité au travail.

Premièrement, le report de l’âge de départ ou de l’âge de départ pour obtenir la retraite à taux plein force des personnes déjà usées à continuer des métiers usants[67]. Ensuite, la réforme des retraites d’Emmanuel Macron a supprimé les critères de pénibilité suivants : le port de charges lourdes, les postures pénibles, les vibrations mécaniques et l’exposition aux risques chimiques[68]. Ces critères de pénibilité permettaient de rendre visibles les conditions de travail, et ils permettaient aux salarié·es de bénéficier d’un départ à la retraite bien avant l’âge légal. La Cour des comptes elle-même a dénoncé cette réforme qui « ne prend pas assez en compte le sort des personnes abîmées par leur activité professionnelle »[69].

C. La France ne se donne pas les moyens de la prévention des accidents du travail

Le dispositif français de prévention des accidents du travail a été pensé pour empêcher autant que possible les situations accidentogènes. La loi française exige de l’employeur de « prend[re] les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs »[70], d’investir dans des équipements de protection individuelle et de protection collective, de former et d’informer les salarié·es vis-à-vis de ces risques et d’organiser le travail de façon à les éviter.

Le Code du travail décline ces obligations en dispositions plus précises, selon la nature des risques professionnels[71]. Différentes institutions – l’inspection du travail, la médecine du travail, et les commissions de représentant·es des salarié·es – ont été construites tout au long du XXe siècle pour faire respecter cette législation.

Encore faut-il que ces acteurs disposent des moyens nécessaires pour agir. Or, la tendance est à l’affaiblissement de ces moyens.

Premièrement, l’inspection du travail est en difficulté. En 2020, on compte un·e agent·e de contrôle de l’inspection du travail pour 9 775 salarié·es[72], contre un·e pour 8 114 salarié·es dix ans plus tôt[73]. Cette diminution des effectifs accroît la nécessité de trier entre les dossiers et la difficulté à assurer le suivi des entreprises sur le temps long. Elle empêche des démarches abouties de prévention, en particulier sur les risques professionnels les plus complexes[74].

La baisse des moyens limite aussi les possibilités de vérifier si les entreprises respectent les processus de prévention. Aussi, en 2019, seules 46 % des entreprises respectent l’obligation légale de mise en œuvre et d’actualisation du document unique d’évaluation des risques professionnels (Duerp)[75]. La sanction en cas de non-respect est également peu incitative, avec un montant limité de 1 500 € !

De même, la médecine du travail est en crise. En 2019, 39 % des salarié·es du privé affirment avoir eu une visite médicale en santé-travail dans l’année écoulée, contre 70 % en 2005[76]. Cette baisse se produit dans un contexte de réduction du nombre de médecins du travail, avec de fortes disparités territoriales : en 2023, on compte par exemple en Indre moins d’un médecin du travail pour 100 000 habitant·es, et 2,3 en Guyane, contre plus de 25 à Paris ! De façon générale, on trouve une moyenne de 8,8 médecins du travail pour 100 000 habitant·es[77].

La possibilité de pouvoir peser dans le rapport de force pour décider des manières d’effectuer ses tâches est, on l’a vu, un facteur essentiel pour empêcher les accidents. Or, la part des entreprises de 10 salarié·es ou plus du secteur privé qui sont couvertes par au moins une instance représentative du personnel a diminué de 7,8 % entre 2018 et 2022[78]. Dans ces instances, des salarié·es sont élu·es par leurs collègues pour les représenter auprès de la direction et leur donner prise sur les orientations économiques de l’entreprise et sur la protection contre les risques.

Historiquement, la part de leur mission sur la protection contre les risques s’est consolidée tout au long du XXe siècle, jusqu’à la création des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) par les lois Auroux en 1982. À l’inverse, depuis le milieu des années 2000, on observe une centralisation progressive des instances représentatives du personnel. Celle-ci atteint son point culminant en 2020 avec la suppression des CHSCT et le transfert de leurs compétences aux Comités sociaux et économiques (CSE).

La conséquence a été de réduire le nombre d’élu·es, et donc le temps dont ils et elles disposent pour se consacrer à leur travail représentatif. Alors que les CHSCT étaient jusqu’ici obligatoires dans les établissements de plus de 50 salarié·es, une commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) au sein d’un CSE n’est désormais obligatoire que dans les entreprises de plus de 300 salarié·es ou dans celles qui présentent des risques particuliers[79].

Aujourd’hui, seul·es 46 % des salarié·es sont couvert·es par un CSSCT, contre 75 % couvert·es par les CHSCT avant leur suppression. Or, l’existence d’une instance spécifique sur les questions de santé et de sécurité augmentait fortement la probabilité que les salarié·es aient été informé·es sur les risques professionnels[80]. Plus largement, plusieurs enquêtes montrent à quel point il peut être compliqué pour ces élu·es de s’opposer frontalement à la direction sur les questions de santé au travail[81]. Cela est d’autant plus le cas qu’aujourd’hui, les élu·es, moins nombreux·ses, doivent en même temps traiter les questions économiques et la préparation des réunions, ce qui réduit le temps disponible pour discuter avec les salarié·es et les éloigne du quotidien du travail[82].

Plusieurs recherches attestent des difficultés des représentant·es du personnel à établir, déjà avant la mise en place des CSE, des rapports de force favorables à la prévention. En particulier, sur certains risques particulièrement techniques comme les risques cancérogènes-mutagènes-reprotoxiques (CMR), il est difficile à l’échelle d’une entreprise de maîtriser les savoirs experts sur ces risques pour les faire valoir auprès de la direction.

Cette diminution des moyens humains des acteurs institutionnels de la santé au travail intervient dans un contexte où la prévention est de plus en plus considérée comme un enjeu managérial de gestion de risques plutôt que comme un enjeu de protection de la santé des salarié·es. Ainsi, le fonctionnement des services de santé au travail est régi de façon croissante par des logiques marchandes[83]. De même, dans certaines entreprises comme la SNCF, les dispositifs de prévention des risques visent avant tout à empêcher les conflits sociaux, et sont donc orientés pour protéger la direction plus que les salarié·es[84].

La réduction des capacités d’action des différents acteurs institutionnels en charge de la santé au travail est lourde de conséquences sur la prévention des accidents du travail : elle prive en effet les travailleur·ses de précieux contre-pouvoirs face aux directions d’entreprise.

La moindre présence des élu·es et des agent·es de l’inspection du travail sur les lieux de travail réduit significativement la possibilité pour elles et eux d’identifier les risques auxquels les travailleur·ses sont exposé·es, et de mobiliser les moyens à leur disposition pour les résorber ou les supprimer.

De même, la raréfaction des personnels de santé au travail et celle des visites médicales privent les travailleur·ses d’interlocuteurs et interlocutrices compétent·es pour évaluer leur état de santé, et à qui ils et elles pourraient signaler l’existence de facteurs de risque.

Enfin, moins de moyens humains signifie également moins de contrôles sur les ristournes de cotisation données aux entreprises lorsqu’elles engagent un plan d’action sur les accidents du travail.

Les entreprises de moins de 200 salarié·es peuvent ainsi bénéficier d’avances jusqu’à 70 % de l’investissement engagé, qui resteront acquises en cas d’atteinte des objectifs[85]. Jusqu’à 70 % du prix d’un consultant en risques psychosociaux, ergonomiques ou chutes peut être couvert par la Sécurité sociale pour les TPE de moins de 50 salarié·es. Enfin, des actions en faveur de la prévention au sein de l’établissement ou sur les trajets domicile-lieu de travail dans les TPE au taux collectif ouvrent la possibilité d’une contrepartie pouvant aller jusqu’à 25 % de diminution de cotisations.

Ces allégements de cotisations sont donc conditionnés à des objectifs spécifiques aux entreprises, qui ne sont pas harmonisés, qui demandent donc plus de temps pour vérifier qu’ils sont bien atteints. Ils sont de ce fait peu vérifiés.

II. Les exclu·es des chiffres : la bataille sur le périmètre et la reconnaissance des accidents du travail

A. Une vision du travail basée sur le salariat de l’ère industrielle

Les principes au fondement de la protection contre les accidents du travail découlent du contexte dans lequel cette protection a été obtenue. Ils ont des conséquences non négligeables sur le périmètre de qui peut bénéficier de cette assurance, et de ce qui peut être considéré comme un accident.

1. La création de la notion d’accident du travail, compromis entre le patronat et le salariat

L’obtention de la protection contre les accidents du travail est une histoire de rapports de force et de compromis. Elle arrive en effet relativement tardivement, avec la loi du 9 avril 1898 concernant les responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans le travail, qui aboutit après deux décennies de débats parlementaires tendus, initiés par une proposition des députés Martin Nadaud et Félix Faure, l’un ancien maçon, et l’autre armateur. Il faudra ensuite attendre 1912 pour une loi sur les maladies professionnelles.

À ce moment-là, l’Allemagne dispose depuis plus de vingt ans d’un système d’assurance qui couvre la majorité des travailleur·ses contre les risques de la maladie, de l’accident et de la vieillesse.

Le compromis sur les accidents du travail est le suivant : une reconnaissance d’une « responsabilité sans faute » de l’employeur en échange d’une « indemnisation automatique mais forfaitaire » pour les salarié·es. Il est l’aboutissement de considérations à la fois en direction des ouvrier·es et en direction du patronat :

  • C’est un droit rattaché au statut d’employé·e : en France, l’employeur paie des cotisations sociales à la caisse d’assurance AT-MP, en fonction des risques professionnels de son activité. Ainsi, lorsqu’un accident arrive, c’est la caisse qui paie les indemnités journalières. Dans le cas français, c’est l’employeur qui cotise : l’assurance ne concerne donc à l’origine que les salarié·es.
  • L’employeur est protégé de poursuites judiciaires : la reconnaissance de l’accident ne découle plus du droit civil ou du droit pénal.
  • En échange, les salarié·es n’ont plus besoin de prouver la faute de l’employeur, grâce à la reconnaissance en amont d’un risque professionnel inhérent à chaque situation de travail. Pour Véronique Daubas-Letourneux, « on passe du principe de causalité à celui de présomption d’origine : tout accident survenu dans le cadre du travail est imputable au risque professionnel lié à la situation de travail et doit donc être réparé »[86]. La définition du risque professionnel en amont est donc essentielle pour qu’un événement soit considéré comme un accident du travail.
  • L’indemnisation est basée sur une logique assurantielle : elle protège l’employeur d’amendes soudaines, et les salarié·es d’une perte brutale de revenus. Mais si les salarié·es obtiennent l’assurance d’un droit à des réparations forfaitaires, cela veut dire que ces réparations peuvent être inférieures au dommage causé.
  • La notion de « risque » est bien présente, mais pas celle de « prévention », mettant de côté la question de l’amélioration des conditions de travail. Cette logique assurantielle nourrit une lecture de ces risques à travers leur « coût », encore très prégnante aujourd’hui.

À l’époque, la nécessité de traiter le problème des accidents du travail était criante. La majorité des accidents ne conduisait pas à une compensation : 60 % des enquêtes de la gendarmerie n’aboutissaient pas, privant du jour au lendemain des familles de revenus[87].

Mais apporter une réponse au problème des accidents du travail ne va pas non plus de soi. Certes, des premiers droits ont déjà été acquis, comme une première loi sur le travail des moins de 8 ans en 1841. Les rapports de Louis René Villermé en 1840 sur le travail des enfants et celui de Louis Blanc à la suite de la Révolution de 1848 ont contribué à faire évoluer les mentalités et les législations.

Mais la loi de 1898 sur les accidents du travail s’inscrit en réalité dans une période, qui court de 1890 à 1920, de changement de registre du droit. L’historien Jacques Le Goff l’analyse comme une période d’émergence d’une politique étatique du travail, d’essor de la protection des salarié·es autour du contrat de travail, d’émergence d’un droit collectif et d’un droit à la parole des salarié·es[88].

Le développement de l’État social passe alors par la création de réglementations, d’une bureaucratie et des corps de fonctionnaires spécifiques, comme les inspecteurs du travail dès 1892. L’Office du travail est créé en 1891, le ministère du Travail en 1906, et le premier Code du travail est publié en 1910. Le Front populaire, puis la création de la Sécurité sociale en 1946 institutionnaliseront davantage cet État social, et entre autres les règles de cotisation et d’indemnisation des accidents du travail.

La protection contre les risques de la vie (accident, maladie, vieillesse, parentalité), évidente de nos jours, est donc le résultat d’un processus de luttes et de compromis, et la protection contre les accidents du travail est l’un des premiers de ces compromis fondamentaux. Ses principes se retrouvent dans les compromis suivants sur la protection sociale en France. Mais les limites de ces principes sont bien visibles aujourd’hui.

2. La notion d’accident du travail confrontée la définition du travail en emploi

La protection sociale sur les accidents du travail a été créée dans le contexte de la relation salarié-employeur. Dès lors, la protection de toutes les personnes travaillant hors-emploi est arrivée beaucoup plus tard. Par exemple, il faut attendre la reconnaissance du statut de la fonction publique en 1946 pour les travailleur·ses des services publics.

Encore aujourd’hui, la Sécurité sociale ne reconnaît pas d’accident du travail pour les travailleur·ses indépendant·es (micro-entrepreneur·ses, artisan·es, commerçant·es). Ils et elles bénéficient en revanche depuis 2006, comme les salarié·es, d’indemnités journalières pendant un arrêt de travail, quelle qu’en soit la cause (maladie, maternité ou accident), avec prise en charge d’une partie des frais médicaux. Mais les conditions ne sont pas négligeables – il faut être en activité depuis 12 mois – et les indemnités sont inférieures à celles dans le cas d’un accident du travail (délai de carence de 3 jours, indemnités journalières égales à 1/30e du salaire, donc inférieures par rapport à celles des salarié·es).

Le sujet est d’autant plus prégnant pour les travailleur·ses indépendant·es dit·es « ubérisé·es », c’est-à-dire travaillant pour les plateformes. Cette catégorie d’indépendant·es est particulièrement exposée à un travail intensif, à la précarité, et qui, du fait de l’isolement, n’a que très peu de moyens de peser dans le rapport de force avec les plateformes[89].

Les professions libérales, quant à elles, ne bénéficient d’aucun régime de protection automatique et doivent contracter volontairement des assurances. Les travailleur·ses indépendant·es et les professions libérales peuvent cependant contribuer à une Assurance Volontaire Accident de Travail (ou AVAT) auprès de l’Assurance Maladie. Elle seule permet en cas d’accident du travail le remboursement intégral des frais médicaux, des indemnités en cas d’incapacité permanente, et un remboursement des frais funéraires.

Si les indépendant·es n’ont pas d’employeur à proprement parler, certain·es salarié·es ont plusieurs employeurs qui pourraient être considérés comme responsables. C’est le cas des travailleur·ses en intérim, ou dans des situations de sous-traitance. Ces chaînes d’acteurs en cascade rendent difficile l’imputation de la responsabilité de l’accident à un employeur. Les transformations du marché de l’emploi avec l’explosion de l’apprentissage, du recours à l’intérim ou encore de la sous-traitance poussent donc à questionner le cadre légal des accidents du travail.

La définition des risques professionnels constitue elle aussi un objet de lutte. On peut prendre l’exemple des risques d’accidents en dehors du lieu du travail. En 1946, le législateur a ajouté les accidents survenus pendant les déplacements domicile-lieu de travail, mais à des conditions très strictes : par exemple, si le ou la salarié·e fait un détour pour faire des achats, le trajet n’est plus considéré comme un trajet domicile-travail. De même, un·e salarié·e qui travaillerait à distance mais qui se blesserait à domicile ne pourra pas faire reconnaître cet accident en accident du travail. Ainsi, les nouvelles temporalités au travail, avec l’essor du télétravail ou des problématiques liées au débordement du travail[90], viennent interroger les limites de la définition d’accident du travail.

Autre exemple, une lésion qui apparaît lors du travail mais qui ne conduit pas à un arrêt immédiat du travail peut ne pas être reconnue comme accident du travail. Véronique Daubas-Letourneux et Annie Thébaud-Mony relèvent des prises de position des Caisses Primaires d’Assurance Maladie (CPAM) en ce sens, qui dénoncent des accidents « volontaires », pour justifier des décisions de ne pas reconnaître le caractère professionnel d’un accident[91]. C’est notamment le cas lorsqu’une douleur de dos apparue pendant le travail a conduit le ou la salarié·e à arrêter le travail non pas immédiatement mais quelques heures après, et qui l’empêche de reprendre le travail ensuite.

Le problème est similaire concernant la sous-estimation des risques professionnels auxquels font face les femmes. Pour la sociologue Véronique Daubas-Letourneux, cela s’explique par le fait que la catégorie des accidents du travail est « moins représentative de la pénibilité pour les femmes », notamment dans les services d’aide à la personne, de la petite enfance ou du soin, « car la pénibilité est moins spectaculaire »[92]. Or, ces accidents dans le secteur de la petite enfance, lorsqu’ils sont reconnus, conduisent souvent à des arrêts de longue durée, avec en 2023 une moyenne de 66 jours[93] ! On compte notamment un nombre important d’accidents liés à des manutentions manuelles – comme le port d’enfants, des postures accroupies ou du rangement de jeux – et des chutes.

Jusqu’à récemment, les risques psychosociaux n’étaient pas reconnus parmi les risques d’accidents du travail, encore limités à ceux issus de l’époque industrielle. Sans réforme législative, il a fallu que le juge fasse évoluer la jurisprudence pour que les troubles psychosociaux soient considérés comme des accidents du travail, à la condition d’être rattachés à des événements précis et datés. Le burn out, en revanche, n’est toujours pas reconnu dans la loi, malgré de nombreuses propositions en ce sens au Parlement.

La définition du risque professionnel en amont est donc essentielle pour que le lien entre accident et travail soit reconnu. Ainsi, le premier lien établi officiellement entre travail et cancer date de 1926 lors de la réunion d’un sous-comité de la Société des Nations. Cinq ans plus tard, en 1931, quatre nouveaux tableaux de maladies professionnelles sont créés pour inclure les intoxications par le tétrachloréthane, la benzine, le phosphore blanc et les rayons X.

Pour finir, la législation a récemment évolué concernant les suicides liés au travail. La Cour de cassation, dans une décision rendue le 1er juin 2023, a arbitré qu’un suicide est un accident du travail dès lors que celui-ci est lié à la situation professionnelle. Se pose dès lors la question de la preuve à apporter pour justifier d’une telle causalité.

La définition juridique du lieu de travail et des risques professionnels sont donc au cœur des enjeux de lutte pour la reconnaissance de certaines situations en tant qu’accidents du travail.

Il s’agit de faire reconnaître des risques qui sont bien en lien avec le travail, mais qui sont à la frontière de la définition de l’accident (douleur qui n’empêche pas immédiatement l’arrêt du travail) et du lien avec le travail (travail à domicile, trajet pour se rendre au travail, risques psychosociaux, suicides).

B. La reconnaissance de l’accident du travail est toujours un enjeu de lutte

Les chiffres sur les accidents du travail dissimulent en réalité une multitude d’accidents non ou mal déclarés. Les causes en sont multiples : barrières institutionnelles, pressions hiérarchiques, acceptation internalisée par les salarié·es…

Ces obstacles font l’objet d’une reconnaissance institutionnelle : depuis 1996, la branche AT-MP de l’Assurance Maladie doit verser des sommes à la branche maladie en raison de la sous-déclaration manifeste, qui fait qu’un certain nombre d’arrêts maladie sont causés par des accidents du travail non déclarés. Ces montants dépassent le milliard d’euros depuis 2015 et s’établissent à 1,2 milliard d’euros en 2023[94].

1. Des obstacles institutionnels liés à la complexité des procédures et aux discriminations

Toutes les déclarations d’accident du travail n’aboutissent pas à une reconnaissance du lien entre l’accident et le travail et à une indemnisation.

En 2020, sur les 1 006 769 déclarations d’accidents du travail déposées, 251 678 étaient incomplètes, soit un quart. Sur les déclarations complètes, 94 % ont fait l’objet de décisions favorables de l’Assurance Maladie et abouti à une indemnisation[95].

Le processus suit de nombreuses étapes, dont chacune comporte des obstacles à la déclaration en bonne et due forme, la reconnaissance et l’indemnisation.

Première étape : la déclaration. Dès le jour de l’accident, le salarié doit en informer ou en faire informer l’employeur, au plus tard, dans les 24 heures suivantes (sauf cas de force majeure, d’impossibilité absolue ou de motif légitime), de vive voix ou par lettre recommandée. L’employeur déclare ensuite tout accident dont il a eu connaissance à la Caisse Primaire d’Assurance Maladie (CPAM), sous peine de sanctions[96]. Cette déclaration doit être faite même en l’absence de prescription d’arrêt de travail par un médecin, peu importe l’appréciation que peut avoir l’employeur sur le caractère professionnel ou non de l’accident[97]. Le versement d’indemnités journalières par la CPAM commence alors le lendemain du jour de l’accident.

Deuxième étape : la constatation médicale par un médecin du choix de la victime, qui atteste les lésions et leur localisation, ainsi que les symptômes et les séquelles éventuelles et la durée des soins. Une seconde visite médicale est nécessaire lorsque la blessure est guérie ou consolidée, et une troisième en cas de rechute.

Troisième étape : la CPAM doit statuer sur le caractère professionnel de l’accident. S’il ne fait pas débat, la CPAM rend sa décision avant le délai de 30 jours. Si, en revanche, il est discutable, la CPAM doit procéder à une enquête médico-administrative supplémentaire dans un délai de 30 jours à partir de la réception de la déclaration de l’accident du travail et du premier certificat médical, et de deux mois supplémentaires si l’enquête nécessite des compléments. En l’absence de décision de la caisse à l’issue de ce délai supplémentaire, le caractère professionnel de l’accident est implicitement reconnu. Quelle que soit la décision de la CPAM, le salarié et l’employeur disposent ensuite de recours, avec de nouveaux délais.

Quatrième étape : les éventuelles incapacités permanentes. Ce n’est qu’à partir de la reconnaissance par la caisse du caractère professionnel de l’accident que la victime ou ses ayants droit peuvent accéder au paiement des sommes dues à la victime : indemnisation des séquelles et indemnisation en cas de licenciement.

Pour respecter la procédure, il faut d’abord que le ou la salarié·e en ait connaissance : il faut avoir le réflexe d’arrêter immédiatement le travail, de prévenir immédiatement l’employeur et la CPAM.

Ensuite, cela demande l’accès à un médecin, plusieurs fois, et même en situation d’urgence.

Enfin, s’arrêter demande de disposer de ressources financières importantes. Les indemnités journalières ne représentent en effet que 60 % du salaire pendant les 28 jours qui suivent l’accident, puis 90 % à partir du 29e jour. Si les salarié·es avec plus d’un an bénéficient d’indemnités complémentaires pendant une durée limitée, elles n’atteignent jamais la totalité du salaire, et les salarié·es à domicile, intermittents ou intérimaires en sont exclus.

Les travailleur·ses bénéficiant de bas salaires, qui peuvent le moins assumer une baisse de revenus, même temporaire, sont donc incité·es à la non-déclaration. Les intérimaires, les salarié·es intermittent·es ou les apprenti·es, déjà précaires, bénéficient elles et eux d’une protection au rabais du fait des règles d’indemnisation, alors qu’ils et elles sont davantage exposé·es.

Cette procédure complexe est encore moins accessible pour les travailleur·ses sans papiers ou dont le travail est dissimulé[98], pour des raisons évidentes de compréhension de la langue, mais aussi pour des raisons administratives et techniques. En effet, l’obstacle principal consiste dans le fait de produire des preuves qu’ils et elles travaillent bien dans l’entreprise où a eu lieu l’accident, en l’absence de bulletin de salaire ou de contrat de travail, et lorsque l’employeur refuse de fournir une attestation d’emploi.

Dans le cas des travailleur·ses sans papiers mais avec un contrat de travail, les chercheur·ses Pierre Rogel et Stéphanie Séguès[99] montrent que la situation est particulièrement inextricable lorsque l’employeur falsifie des titres de séjour avec des noms d’emprunt. L’accidenté·e doit alors fournir d’autres preuves, comme des documents attestant le transport par les pompiers, ou des témoignages de personnes témoins de l’accident. Ces derniers sont particulièrement difficiles à obtenir dans ce genre de situation car ils supposent la coopération de collègues eux-mêmes et elles-mêmes soumis·es à une forte pression hiérarchique et à la crainte d’être poursuivi·es s’ils ou elles déclarent leur vraie identité.

Le second obstacle réside dans l’accès aux indemnités journalières de la CPAM : les travailleur·ses sans papiers ou dont le travail est dissimulé n’y ont pas accès, et doivent donc attendre les résultats de l’enquête de la CPAM pour recevoir les éventuelles indemnisations des séquelles. La déclaration d’accident est donc un pari coûteux, notamment quand l’employeur peut menacer de licencier le ou la salarié·e pour dissuader d’autres déclarations d’accidents.

Enfin, les enquêtes de terrain de Rogel et Séguès[100] témoignent de discriminations racistes systémiques dont sont victimes les accidenté·es du travail de nationalité étrangère de la part des CPAM. Elle prend la forme de non-remboursement de frais d’hôpitaux malgré la décision du tribunal en ce sens, d’allers-retours incessants entre différentes CPAM dans le cas de déménagements, de délais excessifs dans les jugements et les remboursements qui peuvent prendre des années.

La reconnaissance d’un accident du travail ne va donc pas de soi et se heurte à des obstacles administratifs. Elle prend du temps, son indemnisation est limitée pour les travailleur·ses pauvres et précaires, et est particulièrement difficile d’accès pour les travailleur·ses déjà soumis·es à des difficultés administratives.

2. Des obstacles liés aux pressions des employeurs sur les salarié·es, encouragés par les discours sur la culpabilisation des salarié·es

Les différentes enquêtes de terrain[101] des chercheur·ses qui questionnent les chiffres des accidents du travail témoignent de pressions hiérarchiques extrêmement importantes de la part des employeurs.

Elles peuvent prendre la forme de retenues sur les primes au prorata des absences pour maladies dans un hypermarché[102], d’incitations par les responsables RH ou chef·fes de prendre des congés payés par exemple[103]. L’enquête de la journaliste Pascale Pascariello auprès des salarié·es d’ArcelorMittal[104] témoigne de dissuasions pour empêcher les salarié·es de signaler des blessures en accident du travail, même lorsqu’elles sont graves. Les campagnes « zéro accident » dissimulent parfois le fait de supprimer les primes d’équipe en cas d’accident, et des postes dits « aménagés » pour les victimes d’accidents pour éviter qu’elles ne déclarent l’accident.

Déjà en 2015, les enquêtes de Frédéric Décosse chez les salarié·es agricoles sous contrat saisonnier dit « OMI »[105] illustrent clairement ce type d’abus : déni des employeurs, refus de déclaration ou négociation du caractère professionnel des accidents, injonctions à écourter l’arrêt de travail[106]

L’objectif est d’éviter de faire augmenter le taux d’accident du travail de l’entreprise, qui détermine les bonus ou malus qu’elle doit payer à la caisse AT-MP. Cet enjeu, on le verra plus loin, est devenu l’une des spécialités des cabinets de conseil en « optimisation des coûts ».

Ces enjeux sont très largement intériorisés par les employé·es, avec des impacts importants sur la sous-déclaration des accidents du travail. Véronique Daubas-Letourneux témoigne d’entretiens où les salarié·es justifient l’accident par des logiques commerciales (« dans le souci de l’esthétique du rayon », « il fallait aller vite »)[107]. Elle explique cette intégration des contraintes par le biais du concept des « risques du métier ». Des accidents presque habituels, connus de tous les salarié·es, considérés comme inéluctables, voire qui semblent contribuer pour les salarié·es à « la construction d’une expérience professionnelle ». Il s’agit par exemple des accidents des marins-pêcheurs lors des sorties en mer, des morsures de chien chez les facteurs, des coupures chez les tourneurs de métal… Ce type d’accident est donc peu déclaré, alors qu’il représente un nombre important de lésions.

Chez les travailleur·ses en sous-effectifs, c’est la conscience professionnelle ou la solidarité avec les collègues qui peut les pousser à ne pas déclarer un accident, ou à écourter un arrêt. C’est notamment le cas dans le milieu hospitalier, notoirement en sous-effectifs, où la pression est d’autant plus grande qu’il ne s’agit pas d’objets à produire mais d’êtres humains à soigner.

Autre obstacle : le souhait d’intégration chez les travailleur·ses étranger·es peut les pousser à ne pas déclarer un accident du travail. Le travail reste effectivement pour les travailleur·ses étranger·es un vecteur clé de leur intégration sociale, et les bonnes relations avec leur hiérarchie un enjeu crucial pour leur évolution professionnelle.

La lutte pour la reconnaissance des accidents du travail passe donc par le rapport de force avec les employeurs d’un côté, et un travail de conscientisation des salarié·es pour que les accidents du travail ne soient pas considérés comme des risques inéluctables et habituels, mais pour ce qu’ils sont : des lésions qui doivent être évitées et indemnisées.

C. La difficile reconnaissance de la responsabilité pénale de l’employeur

Bien que, à l’origine, le compromis autour des accidents du travail dispensait l’employeur de toute responsabilité civile et pénale, de nouvelles lois sont venues réintroduire la question de la faute civile et pénale de l’employeur dans le droit.

La responsabilité pénale de l’employeur est introduite par une succession de jurisprudences [SJ5] (Cass. soc. 21 juillet 1986, no 85-11.775 / Cass. soc. 12 octobre 1988, no 86-18.758 / Cass. civ. 11 octobre 2018, no 17-18.712). Un employeur peut donc être condamné au pénal lorsqu’il a personnellement conscience du danger, et que la faute inexcusable pour inaction a été actée au procès civil.

L’employeur est donc légalement dans une obligation de résultat en matière de sécurité des travailleur·ses[108]. De fait, en moyenne, parmi ceux qui sont parvenus au parquet, 95 % des accidents mortels et 62 % des accidents graves du travail font l’objet de poursuites pénales[109].

Ce taux de poursuite important ne doit cependant pas occulter le fait que les affaires d’accidents du travail graves et mortels, comme les autres affaires liées à des infractions au droit du travail, parviennent rarement jusqu’au parquet[110]. L’inspection du travail a l’obligation d’agir et d’enquêter dès qu’elle prend connaissance d’un accident de ce type[111], et peut communiquer les résultats de l’enquête au parquet sous forme de procès-verbal. Mais les agent·es anticipent souvent l’absence de suite pénale donnée à leur affaire, et choisissent parfois de ne pas communiquer l’enquête au parquet du fait du temps passé à rédiger leur procédure et de la situation de sous-effectifs dans lequel ils et elles se trouvent[112].

Par ailleurs, dans un contexte où la justice est elle-même soumise à une situation de sous-effectifs et à des contraintes de gestion des flux[113], les dossiers d’accidents du travail graves et mortels connaissent un taux de relaxe plus élevé que les infractions à la réglementation du travail et que les autres infractions à la législation sur l’emploi[114]. Ces infractions patronales au Code du travail demeurent donc sous-sanctionnées. Or, elles témoignent le plus souvent de dangers qui continuent de peser sur la santé des salarié-es encore vivant·es ou valides.

Leur pénalisation a non seulement un pouvoir dissuasif pour les directions d’entreprise[115], mais est aussi susceptible de revêtir de forts enjeux symboliques pour les victimes et leurs proches.

III. Une offensive pour mettre la main sur l’argent destiné à la prévention et l’indemnisation

Les cotisations à la branche AT-MP couvrent différentes dépenses.

D’une part, les indemnisations consécutives aux accidents du travail, de trajet et des maladies professionnelles pour les salarié·es victimes ainsi que leurs ayants droit. Cette indemnisation correspond aux arrêts de travail, aux soins, au capital ou aux rentes à la suite d’incapacité permanente partielle.

D’autre part, elles financent les mesures de prévention des accidents de travail, via le Fonds national de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (FNP) financé par les cotisations pour réparation.

Le système de cotisation de la caisse AT-MP est unique dans le système de l’Assurance Maladie, avec un principe de modulation dès son origine. Chaque entreprise s’acquitte ainsi d’une cotisation mensuelle qui dépend de la fréquence et de la gravité des accidents, de sa taille et de son secteur d’activité. Dit autrement, elle adopte la perspective du « pollueur-payeur » : l’entreprise accidentogène sur-cotise.

Grâce à cela, et en raison de la sous-déclaration massive, la branche AT-MP assure un équilibre financier notable, avec des comptes excédentaires depuis 2013, en dépit des versements annuels qu’elle fait aux autres branches.

Pour rappel, cette sous-déclaration fait l’objet d’une reconnaissance institutionnelle, et la branche AT-MP doit verser des sommes à la branche maladie depuis 1996,qui fait qu’un certain nombre d’arrêts maladie sont causés par des accidents du travail non déclarés. Ces montants dépassent le milliard d’euros depuis 2015 et s’établissent à 1,2 milliard d’euros en 2023[116].

Même après ce transfert, la caisse AT-MP reste excédentaire. Pourtant, les postes de dépenses potentiels ne manquent pas. Les accidents du travail ont des retentissements lourds sur la vie des accidenté·es, à la fois financières et sociales. Or, les indemnités pendant l’arrêt et lors de séquelles sont relativement faibles, et sont loin de couvrir l’ensemble de ces conséquences.

En réalité, la priorité du gouvernement sur la caisse AT-MP est davantage à la recherche d’allégements de cotisation pour les employeurs, ou à l’utilisation de la caisse comme d’une manne financière pour financer des contre-réformes.

A. Des conséquences financières de long terme mal compensées

Les accidents du travail, comme les maladies professionnelles, peuvent avoir un impact très important sur la vie des victimes. Dans certains cas, l’incapacité à reprendre le travail ne se résorbe pas, et le travailleur doit vivre avec les séquelles. On parle alors d’une diminution durable de la capacité physique ou mentale, ou de déficit fonctionnel, et, lorsque la CPAM les reconnaît, d’une incapacité partielle permanente (IPP).

En plus des séquelles, l’IPP a des effets sur la santé à long terme. Les individus ayant eu un accident du travail avec IPP ont une probabilité plus importante de se retrouver en arrêt maladie d’un trimestre ou plus (en moyenne +2,7 % pour les hommes et de +4,1 % pour les femmes), notamment l’année après l’accident[117].

Un accident du travail a pour conséquence une baisse du salaire annuel. Quand il n’entraîne pas d’incapacité de travail, cette baisse est en moyenne de 1 229 € pour les hommes et 1 037 € pour les femmes, et autour de 1 600 € quatre ans après l’accident.

Quand il entraîne une incapacité, la perte est encore plus importante : environ 5 100 € en moins pour les hommes et les femmes l’année de l’accident, puis autour de 7 500 € l’année suivante, avant de baisser progressivement[118]. Les plus touchées sont les femmes de plus 45 ans, avec 6 000 € l’année de l’accident, et 9 000 € l’année suivante.

Les accidents du travail ont ensuite un impact important sur la perte d’emploi ou d’opportunités professionnelles. Après un accident du travail sans incapacité, la probabilité d’être en emploi chute de 4,2 % chez les hommes et 5,7 % chez les femmes. Après un accident avec incapacité, la chute est de 33,9 % pour les femmes et 28,9 % pour les hommes[119] !

Dans tous les cas, la probabilité d’emploi irrégulier, c’est-à-dire de courtes périodes d’emploi ou des emplois à temps partiel, augmente fortement, entraînant des impacts sur la rémunération et les droits à la retraite sur le long terme[120].

À ces pertes de revenus s’ajoute l’augmentation des frais dans la vie personnelle liée aux coûts domestiques pour compenser le handicap ou la maladie, par exemple l’adaptation du domicile ou l’aide pour le ménage[121].

Face à ces conséquences, les voies d’action des accidentés sont peu nombreuses. La reconnaissance de l’incapacité partielle permanente passe par un processus juridique et administratif de reconnaissance relativement lourd. À partir des observations d’un médecin, la CPAM mène une enquête pour reconnaître un taux d’IPP. Si ce taux est inférieur à 10 %, la victime reçoit une indemnisation unique. Si le taux est supérieur, la victime reçoit une pension mensuelle. Les montants des indemnisations et des pensions dépendent du salaire avant l’accident. Ils sont donc rarement élevés chez les ouvriers, les employé·es et les travailleur·ses précaires.

Pour donner un exemple, Véronique Daubas-Letourneux interroge un jeune homme de 20 ans dont les dernières phalanges des deux majeurs ont été amputées à cause d’une presse dépourvue de dispositif de sécurité. Le taux d’IPP reconnu est de 15 %, soit une rente trimestrielle de 215 €. La chercheuse témoigne du nombre important de séquelles sans reconnaissance d’IPP observées au cours de ses enquêtes[122].

La poursuite en justice de l’employeur pour faute inexcusable au civil ou pour faute grave au pénal est possible, mais coûteuse et, on l’a vu, fastidieuse. La tentation peut être par exemple pour les personnes âgées victimes d’incapacités permanentes de se reporter sur une pension d’invalidité[123]. Ce type de stratégie, bien que compréhensible, est dommageable pour la prévention des risques professionnels en entreprise.

B. Des conséquences sociales et psychologiques non prises en compte

Après un accident du travail, 9 % des victimes sont concernées par la nécessité d’aménager leurs tâches, leur temps ou leur charge de travail.

Pourtant, un tiers des employeurs environ ne suit pas, ou que partiellement, les préconisations du médecin du travail, avec principalement des refus d’aménagement de poste, manquant ainsi à leur obligation de sécurité[124]. 13 % des accidenté·es estiment qu’ils et elles n’ont pas bénéficié des aménagements nécessaires. Cela touche en particulier les travailleur·ses âgé·es et les femmes, mais aussi certaines catégories socioprofessionnelles telles que les agriculteurs, les artisans, commerçants et chefs d’entreprise et les employés[125].

Les victimes d’accidents sont aussi confrontées à des risques psychosociaux très importants, notamment quand l’accident a causé un handicap. Ces risques sont d’abord liés à la nécessité de s’adapter à un nouvel emploi, parfois très différent du précédent, après un accident parfois traumatisant.

Mais ils sont liés aussi aux discriminations que vivent les victimes d’accidents. En 2023, 55 % des personnes atteintes d’une maladie chronique déclarent ainsi avoir vécu une situation de harcèlement moral dans l’emploi, contre 35 % pour le reste de la population active[126]. 30 % des personnes malades ou reconnues handicapées sont davantage confrontées lors d’entretiens de recrutement à des propos stigmatisants et à des attentes discriminatoires de l’employeur. Environ une personne sur huit ayant une maladie chronique déclare notamment qu’on lui a déjà fait comprendre, lors d’un entretien pour un poste ou une promotion, qu’elle devait cacher ses problèmes de santé au travail[127].

Dans la sphère personnelle, l’accident de travail crée une situation d’isolement pendant la rémission et pendant les arrêts de travail liés à l’accident. Les accidenté·es sont particulièrement touché·es par les risques psychosociaux et notamment, après l’accident du travail, par leur exposition quotidienne à leurs traumatismes et aux douleurs liées à l’accident, à la diminution de leurs capacités, et à l’isolement[128].

C. Face au manque de contrôle, des entreprises à l’affût pour diminuer leurs cotisations

Les politiques gouvernementales, on l’a vu, ne cessent de diminuer les moyens humains dans le contrôle des pratiques des entreprises autour des accidents du travail. Or, baisser à tout prix le taux d’accident du travail est doublement stratégique pour les entreprises.

Premièrement, il s’agit d’un enjeu d’image : les entreprises ont besoin d’indicateurs favorables pour rassurer les candidat·es au recrutement et les partenaires commerciaux, dont certains intègrent des objectifs de sécurité à leurs appels d’offres.

Deuxièmement, il s’agit d’un enjeu financier lié aux cotisations : les employeurs paient des malus ajoutés à leurs cotisations lorsque leurs entreprises comptent davantage d’accidents par rapport aux moyennes de leur branche d’activité.

Le taux exact est déterminé chaque année par la CARSAT (Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail) ou la CRAMIF (Caisse Régionale d’Assurance Maladie d’Île-de-France). Lorsque l’établissement compte moins de 20 salarié·es, l’entreprise paie un taux forfaitaire, fixé au niveau de la branche. Ainsi, une TPE d’entretien de réseaux de gaz s’acquitte d’une cotisation de 4,72 % de la masse salariale, quand un petit restaurant verse 2,04 % et un cabinet d’architectes 0,81 %.

Pour une PME, entre 20 et 149 salarié·es, le taux de cotisation associe les résultats généraux du secteur et les accidents recensés au sein de l’entreprise depuis 3 ans. Enfin, les grandes entreprises de plus de 150 salarié·es ne répondent que de leur propre politique de sécurité. Elles paient en fonction des arrêts ou maladies professionnelles déclarés, à la fois en matière de nombre (chaque cas est retenu) et de gravité (plus l’arrêt est long, plus la cotisation est élevée).

Cette logique assurantielle fait débat. En théorie, elle encourage les entreprises à faire de la prévention contre les risques d’accidents. Mais elle peut aussi les pousser à éviter, voire à empêcher la déclaration de sinistre.

Certaines entreprises se font assister de cabinets de conseils spécialisés dans la contestation des accidents du travail. Certains de ces « cost killers » sont dédiés à la prévention des risques au sein de l’entreprise, ce qui est légitime. Maisla plupart privilégient l’optimisation financière des dépenses AT-MP. C’est le cas par exemple de « ATMP solution », des « spécialistes pour faire baisser les cotisations AT-MP »[129], soit une équipe de 80 personnes qui assure le pilotage prévisionnel des cotisations, orchestre les contentieux sur la tarification et organise des contre-visites médicales.

On retrouve cette orientation dans nombre de cabinets de conseils ou d’avocats, qui facturent des formations sur la déclaration des accidents, le suivi des dossiers, l’acquittement des cotisations, mais aussi la contestation des accidents, des incapacités permanentes ou des taux de cotisation. Une société de conseils comme BDO revendique ainsi 15 millions d’euros d’économie pour ses clients sur le taux 2018 – lesquels clients comptent le groupe ADP, Europcar, Décathlon, IKKS, HauptPharma, Eurostar, etc.

Certaines grandes entreprises déploient, elles, des stratégies pour minimiser leurs cotisations : fractionner l’activité entre de petites unités ou réaffecter les salarié·es à un autre établissement quand survient un accident. Plutôt que d’assumer les risques de 200 personnes, certains employeurs découpent ainsi l’entreprise en quatre établissements de 50 personnes, pour s’appuyer sur les taux collectifs du secteur, alors même que leur fréquence d’accidents est plus élevée. Bilan : elles sous-cotisent par rapport aux accidents observés.

D’après la Cour des comptes, les entreprises comportant plus de 20 établissements différents ont ainsi soustrait 100 millions d’euros à la Sécurité sociale en 2017[130].

D. La bataille pour récupérer le « magot » de la caisse AT-MP

Le financement de la branche AT-MP demeure largement à la charge du patronat, puisque 91 % de ses recettes proviennent de cotisations patronales. Dès lors, la sous-reconnaissance ou la non-reconnaissance ont pour conséquence de reporter le coût des prises en charge sur les autres caisses de l’Assurance Maladie, au bénéfice du patronat. En effet, avec la « diversification » des sources de financement, la branche maladie n’est plus alimentée qu’à 33 % par les cotisations employeur. Le reste est notamment divisé entre 32 % de taxes sur la consommation et 23 % de CSG.

La logique utilisée jusqu’ici a été en conséquence de prévoir des versements depuis la caisse AT-MP vers les autres caisses, venant compenser la sous-déclaration. Mais cette logique vient en réalité acter la sous-déclaration comme un fait inévitable.

Les fonds de la caisse AT-MP pourraient plutôt être utilisés pour relever les montants des indemnités journalières et des pensions d’invalidité, ce qui limiterait la sous-déclaration pour raisons financières.

Ils pourraient également venir financer davantage les actions de prévention, ainsi que l’accompagnement à moyen et long terme des victimes d’accidents du travail, dont on a vu qu’elles souffrent de risques psychosociaux et de discriminations très peu reconnus.

En réalité, le gouvernement refuse ce type de dépenses car il considère les excédents de la caisse AT-MP comme un « magot » à récupérer, au même titre que l’assurance chômage. En témoigne ainsi la décision d’Élisabeth Borne, en janvier 2023, de diminuer de 800 millions d’euros la contribution patronale à la branche AT-MP, pour venir compenser le déficit de la branche vieillesse, aggravé par le report à 64 ans de l’âge de départ à la retraite… pourtant censé permettre de réaliser des économies[131].

Conclusion

La reconnaissance, l’indemnisation et la prévention des accidents du travail ont toujours été des enjeux centraux dans la lutte des classes. De la création des inspecteurs du travail en 1892 à la loi de 1898 sur les accidents du travail, de la création de la caisse AT-MP en 1946, en passant par celle du ministère du Travail en 1906, la reconnaissance des maladies professionnelles en 1912 ou la première intégration des substances toxiques à leur tableau en 1931, toutes les avancées en la matière sont filles des luttes ouvrières.

C’est toujours le cas aujourd’hui. Avec la vague néolibérale qui a déferlé sur le monde et la France à partir des années 1980, le patronat a imposé en la matière un certain nombre de reculs ou des contournements de la législation sociale qui visaient à prévenir les accidents du travail.

Si ses conséquences sont très concrètes – des vies broyées ou détruites –, il y a au cœur de cette lutte un enjeu idéologique. Le patronat, de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui, a toujours tenté de naturaliser la souffrance au travail. Son objectif : faire passer l’organisation du travail qu’il met en place, et les souffrances qu’il engendre sur les corps, comme un processus anhistorique, naturel. Il n’y aurait pas à rechercher ses causes dans l’exploitation capitaliste du travail, mais bien plutôt dans « les risques du métier », malheureux mais inéluctables.

Dans leur logique, toute réglementation, toute surveillance, toute tentative de prévention pour réduire les risques d’accidents est vue comme une intrusion inutile et entravante pour la production. C’est bien sûr la raison réelle derrière la suppression des Comités d’hygiène et de sécurité des conditions de travail (CHSCT), la suppression de critères de pénibilité, et la batterie d’arguments rhétoriques de toute sorte déployée pour refuser la reconnaissance de nouveaux risques pourtant constatés unanimement, comme les risques psychosociaux.

Ce discours de dépolitisation des conditions de travail a eu la main depuis une quarantaine d’années. Nous pouvons en mesurer aujourd’hui les effets réels : l’augmentation du nombre de morts au travail.

Pour inverser la tendance, et préserver les vies des travailleur·ses, reconstruire un contre-discours sur les accidents du travail est un impératif.

Non, ces accidents ne surviennent pas par hasard. Ils sont liés à une organisation du travail, conditionnés par la recherche sans fin du profit, qui est directement responsable des processus d’intensification, de précarisation, de fragmentation du travail.

Ces processus ne viennent eux-mêmes pas de nulle part. Ils ont été encouragés par des décisions politiques et des lois, qui ont détricoté sciemment des pans entiers du Code du travail, créé de nouveaux statuts d’emploi précaires et accompagné les stratégies capitalistes de déstructuration des collectifs de travail.

Il faut mettre en lumière ces mécanismes, ce que cette note contribue à faire. C’est la condition sine qua non pour enclencher de nouvelles politiques de mise en sécurité des  travailleur·ses.

Sans discours offensif sur les accidents, la porte est laissée grand ouverte à de nouveaux abus de pouvoir. Ils sont légion et parfois pernicieux : création d’une véritable industrie privée pour aider le patronat à cacher les accidents, volonté pour le gouvernement de faire main basse sur la caisse AT-MP pour financer ses réductions massives d’impôts aux entreprises et aux plus riches, ou encore mise en ruine des services publics de l’inspection et de la médecine du travail.

Une autre politique est possible. Elle consisterait à envisager les évolutions de la législation du travail à travers le prisme prioritaire de la réduction des risques pour les travailleur·ses. Elle renforcerait l’autonomie des collectifs de travail et le pouvoir des salariés sur l’organisation du travail. Elle travaillerait à la reconnaissance de nouveaux risques d’accidents et de nouvelles maladies professionnelles.

C’est une bataille. Elle a pour objectif de sauver des vies. Nous voulons apporter notre modeste pierre à l’édifice.


08.04.2024 à 17:57

Journée d’étude sur l’État. « Aujourd’hui, que faire de l’État ? »

Claire Jacquin

Le samedi 6 avril, l'Institut La Boétie organisait une journée d'étude sur l'État. La troisième et dernière table ronde de la journée s'intitulait « Aujourd’hui, que faire de l’État ? ». Il s'agissait de s'interroger sur les forces de résistance à cette logique autoritaire, sur la façon de relancer un projet démocratique d'organisation collective. Comment envisager, dans le cadre d'un projet de rupture, une prise du pouvoir d'État et sa transformation radicale en lien avec les mobilisations populaires ? Des questions qui englobent celles de la refonte et de l'extension des services publics, de la construction d'une orientation écologique et sociale, et interrogent donc la construction libérale de l'Europe ainsi que la dimension internationale et internationaliste d'un tel projet.
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Le samedi 6 avril, l’Institut La Boétie organisait une journée d’étude sur l’État.

La troisième et dernière table ronde de la journée s’intitulait « Aujourd’hui, que faire de l’État ? ». Elle était animée par Matteo Polleri, docteur en philosophie politique.

Intervenant·es :
– Anne-Laure Delatte, chercheuse en économie au CNRS et à Paris-Dauphine PSL, autrice de L’État droit dans le mur. Rebâtir l’action publique (2023)
– Claire Lejeune, doctorante sur la planification écologique, co-animatrice du département de planification écologique de l’Institut La Boétie
– Claire Lemercier, directrice de recherches en histoire au CNRS, co-autrice de La valeur du service public (2021)
– Stefano Palombarini, maître de conférences en économie, membre du Conseil scientifique de l’Institut La Boétie, co-auteur de L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français (2018) et Où va le bloc bourgeois ? (2022)

Il s’agissait de s’interroger sur les forces de résistance à cette logique autoritaire, sur la façon de relancer un projet démocratique d’organisation collective. Comment envisager, dans le cadre d’un projet de rupture, une prise du pouvoir d’État et sa transformation radicale en lien avec les mobilisations populaires ?
Des questions qui englobent celles de la refonte et de l’extension des services publics, de la construction d’une orientation écologique et sociale, et interrogent donc la construction libérale de l’Europe ainsi que la dimension internationale et internationaliste d’un tel projet.

08.04.2024 à 17:34

Journée d’étude sur l’État. Ce qu’est l’État : généalogie et champ de bataille.

Claire Jacquin

Le samedi 6 avril, l'Institut La Boétie organisait une journée d'étude sur l'État. Sa première table ronde, intitulée « Ce qu’est l’État : généalogie et champ de bataille », comprenait les interventions de Isabelle Garo (co-animatrice du département de philosophie de l'Institut La Boétie), Ludivine Bantigny (maîtresse de conférences en histoire), Pierre Crétois (maître de conférences en philosophie) et Stathis Kouvélakis (chercheur en philosophie politique).
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Le samedi 6 avril, l’Institut La Boétie organisait une journée d’étude sur l’État.

Sa première table ronde, intitulée « Ce qu’est l’État : généalogie et champ de bataille », comprenait les interventions de Isabelle Garo (co-animatrice du département de philosophie de l’Institut La Boétie), Ludivine Bantigny (maîtresse de conférences en histoire), Pierre Crétois (maître de conférences en philosophie) et Stathis Kouvélakis (chercheur en philosophie politique).

Il s’agissait d’aborder le rapport à l’État sous l’angle des différentes traditions historiques de la pensée critique et du mouvement ouvrier et de leurs développements contemporains. Refonte démocratique, anti-étatisme, fédéralisme, communalisme, etc. : comment penser l’État hier et aujourd’hui ?

08.04.2024 à 16:42

Journée d’étude sur l’État. « L’État du libéralisme autoritaire »

Claire Jacquin

Le samedi 6 avril, l'Institut La Boétie organisait une journée d'étude sur l'État. La deuxième table ronde, intitulée « L’État du libéralisme autoritaire », analysait les évolutions les plus récentes de l’État. Qu'en est-il aujourd'hui de la distinction proposée par Pierre Bourdieu entre main gauche et main droite de l’État ? En quoi consiste le tournant répressif de l’État en lien avec les mutations en cours du capitalisme ? Violences policières, militarisation, fascisation, mais aussi rôle des puissances financières sont autant de questions abordées par cette table ronde.
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Le samedi 6 avril, l’Institut La Boétie organisait une journée d’étude sur l’État.

La deuxième table ronde, intitulée « L’État du libéralisme autoritaire », analysait les évolutions les plus récentes de l’État. Qu’en est-il aujourd’hui de la distinction proposée par Pierre Bourdieu entre main gauche et main droite de l’État ? En quoi consiste le tournant répressif de l’État en lien avec les mutations en cours du capitalisme ? Violences policières, militarisation, fascisation, mais aussi rôle des puissances financières sont autant de questions abordées par cette table ronde.

Les intervenant·es :
– Marlène Benquet, sociologue, co-autrice de La finance autoritaire : vers la fin du néolibéralisme (2021) et co-animatrice du département de sociologie de l’Institut La Boétie
– Olivier Le Cour Grandmaison, maître de conférences en sciences politiques et philosophie politique, spécialiste de l’histoire de la citoyenneté, auteur de Racismes d’Etats, Etats racistes. Une brève histoire (2024)
– Marlène Rosano-Grange, sociologue et docteure en relations internationales, spécialiste des organisations et structures internationales
– Claude Serfati, chercheur à l’Institut de Recherches Economiques et Sociales, auteur de L’Etat radicalisé. La France à l’ère de la mondialisation armée (2022)
Table ronde animée par Florian Rada, docteur en philosophie.

07.04.2024 à 16:37

Main basse sur la sécu, augmentation de la TVA : le prétexte de la dette

rspychala

Emmanuel Macron, Gabriel Attal et Bruno Le Maire multiplient ces dernières semaines les discours catastrophistes tant sur le déficit public que sur la dette. D’après eux, nous n’avons d’autres choix que de couper dans nos dépenses pour remettre de l’ordre dans nos comptes. À moins qu’il « faille » carrément augmenter la TVA ?
Texte intégral (5993 mots)

C’est le retour de l’épouvantail préféré des néolibéraux : la dette ! Emmanuel Macron, Gabriel Attal et Bruno Le Maire multiplient ces dernières semaines les discours catastrophistes tant sur le déficit public que sur la dette.

D’après eux, nous n’avons d’autres choix que de couper dans nos dépenses pour remettre de l’ordre dans nos comptes. À moins qu’il faille carrément augmenter la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), comme le propose Bruno Le Maire dans son dernier livre ! Ou élever la CSG des retraités ?

Dans tous les cas, ces discours connus reposent sur de nombreuses contre-vérités économiques, car la dette n’est pas pas l’ennemie que l’on nous présente. Cette panique opportune et soudaine est largement surjouée et mise en scène à dessein. Elle sert à justifier les objectifs réels du gouvernement : abaisser le prix du travail tout en élargissant le champ du marché aux assurances privées – la destruction pan par pan des assurances n’a pas d’autre sens ; et remettre à l’ordre du jour le projet de TVA sociale. Dans les deux cas, c’est la certitude de voir les inégalités augmenter, les budgets familiaux des milieux populaires se détériorer et le marasme économique se renforcer.

1. La dette est un faux problème

« L’État français est au bord du gouffre financier ! »

C’est faux !

Le champ médiatico-politique retient généralement un seul indicateur pour mesurer le poids d’une dette publique : sa valeur calculée en pourcentage du produit intérieur brut (PIB) d’une année. Cette mesure est précisément conçue pour faire peur : il n’y a, dans la réalité financière, aucun sens à rapporter la dette totale d’un acteur économique à la richesse créée en une seule année. D’autres calculs pourraient ainsi amener à des résultats beaucoup plus rassurants. Ainsi, la France doit rembourser sa dette en moyenne sur 8 ans et 179 jours[1]. On pourrait donc ramener la dette à 8 ans de PIB, plutôt qu’une seule année. La dette publique française représenterait alors seulement 13,7 % du PIB !

À noter que même le ratio « médiatique » a d’ailleurs baissé depuis son pic de 2020 : il est passé de 115,7 % du PIB à 109,7 % du PIB aujourd’hui.

Ce calcul a d’autant moins de sens qu’il ne se concentre que sur le passif des administrations publiques, en effaçant leur actif : car si les administrations publiques sont endettées, elles possèdent aussi un patrimoine, à la fois immobilier et financier. Il faudrait donc plutôt regarder l’endettement net de la France, une fois retirés ces actifs des dettes. Ce calcul conduirait non plus à une dette « abyssale »… mais à un actif net[2] de 33 % du PIB[3] ! Plus d’actif que de dette : c’est tout de même moins effrayant.

Une manière plus exacte de mesurer le poids de la dette pour nos finances publiques serait de se concentrer sur le poids des intérêts que nous payons. L’État, contrairement à un ménage ou à une entreprise, peut en effet durablement faire « rouler » sa dette, c’est-à-dire rembourser une dette ancienne par une nouvelle. Ce qui veut dire qu’en réalité, l’État français ne rembourse que ses intérêts, puisqu’il emprunte dès qu’un prêt arrive à son terme. Le principal problème qui se pose à lui est donc d’être en mesure de payer ces intérêts sur ses dettes afin d’asseoir la confiance de ses créanciers, qui lui renouvelleront ainsi plus facilement leur concours.

En 2022, la charge de la dette, c’est-à-dire les intérêts payés, représentait 1,8 % du PIB[4]. Selon les prévisions du gouvernement, elle devrait s’établir à 2 % du PIB en 2027[5]. Beaucoup moins inquiétante. La légère hausse s’explique, elle, non pas par un quelconque dérapage des finances publiques, mais par le fait qu’une part des titres de dette de l’État français est indexée sur l’inflation depuis 1998 : sa hausse entraîne donc une hausse des taux d’intérêt. Une décision que Bruno Le Maire a décidé de poursuivre, malgré le contexte inflationniste. Au profit de qui ? Eux seuls ont le privilège de ne pas voir la valeur de leurs avoirs fondre avec l’inflation…

Le problème de la dette est bien moins son montant que l’identité de ses détenteurs : acteurs nationaux ou étrangers. Les créanciers nationaux sont aussi des contribuables français : l’enrichissement qu’ils peuvent tirer de leurs actifs de dette contribue ainsi à la richesse nationale. Ce qui n’est pas le cas, en revanche, des créanciers étrangers.

« Les dépenses publiques sont hors de contrôle ! »

N’importe quoi !

Bruno Le Maire et le gouvernement ont feint la surprise totale lorsque l’INSEE a publié, le 26 mars 2024[6], une note qui chiffre le déficit public à 5,5 % du PIB en 2024, alors que le gouvernement tablait sur un déficit de 4,9 % dans la loi de finances qu’il a faite voter. C’était en fait pour mieux surjouer la panique sur la question des dépenses publiques.

En réalité, tout le monde savait que la prévision du gouvernement était totalement irréaliste. Cela avait été pointé dès l’automne dernier par l’OFCE[7] ou la Banque de France[8].

L’INSEE dans sa note est très claire : le déficit ne s’aggrave pas du fait d’un dérapage des dépenses, mais bien parce que les recettes diminuent. Ainsi, l’institut pointe au contraire un ralentissement de l’évolution des dépenses publiques, dont le poids recule de 1,5 % dans le PIB entre 2022 et 2023. Mais, dans le même temps, les recettes de l’État et des administrations publiques baissent plus fortement encore : leur poids baisse de 2,1 % dans le PIB entre 2022 et 2023. Le creusement du déficit public s’explique donc par la chute des recettes publiques.

La baisse de ces recettes a deux causes principales : l’austérité budgétaire déjà engagée, combinée à la baisse des impôts sur les riches et les grandes entreprises.

La baisse acharnée des dépenses publiques, d’abord, a des conséquences directes sur les ménages : ce sont des fonctionnaires en moins, des fonctionnaires moins bien payés, des chômeurs moins ou plus du tout indemnisés, des ménages moins aidés… qui consomment donc moins, paient moins de taxe, et des entreprises dont la production ralentit. L’austérité budgétaire contribue donc à augmenter le déficit ! Et c’est pourtant dans cette voie qu’ils proposent de continuer.

Deuxième facteur décisif : le choix d’Emmanuel Macron depuis 2017 de diminuer les impôts sur les riches et les grandes entreprises. Il y aurait en effet de quoi récupérer 90 milliards d’euros de recettes fiscales sans toucher aux impôts de 90 % de la population[9] :

  • rétablissement de l’impôt sur la fortune (ISF), transformé en impôt sur la fortune immobilière en 2017
  • suppression de la “flat tax”, qui plafonne la taxe sur l’ensemble des revenus financiers à 30 % au lieu de les soumettre au barème progressif de l’impôt sur les revenus
  • retour sur les allègements de cotisations sociales du CICE (crédit d’impôt compétitivité emploi)
  • suppression du crédit d’impôt recherche (CIR) pour les grandes entreprises
  • remise en cause de la « niche Copé » et des niches fiscales les plus polluantes,
  • rétablissement de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE),
  • instauration d’une taxation sur les superprofits voire d’une progressivité de l’impôt sur les sociétés,
  • renforcement de la taxe sur les transactions financières.

« Les marchés sont inquiets, il faut les rassurer »

C’est de la comédie !

Il n’y a pas de tensions sur la dette publique. La France emprunte à un taux d’intérêt de 2,8 % à 10 ans en février 2024[10] : c’est à peine plus que l’Allemagne, et moins que les États-Unis[11] ! C’est aussi en dessous de l’inflation sur un an à la même période, ce qui signifie que la France emprunte à un taux réel négatif. Le taux auquel la France emprunte est même en baisse sur un an puisqu’en février 2023, la France empruntait au taux de 3 % sur 10 ans. Enfin, d’après l’agence France Trésor, lors des dernières vente de titres de dette sur le marché (« adjudications »), on trouvait deux fois plus d’acheteurs que d’obligations mises en vente[12].

La France est classée dans les 15 pays les plus sûrs du monde. Les investisseurs privés qui achètent aujourd’hui la dette française la considèrent donc comme un placement sûr, à tel point qu’elle est davantage utilisée que la dette allemande comme placement pour garantir des échanges financiers[13].

Seule inquiétude réelle pour les investisseurs : la crise institutionnelle en France. En 2023, l’agence de notation Moody’s soulignait ainsi que l’utilisation de l’article 49.3 de la Constitution par le gouvernement limitait les capacités de réformes à venir, et la presse économique étrangère s’inquiétait du « pouvoir déclinant d’Emmanuel Macron », de sa perte de majorité à l’Assemblée et du climat social actuel[14].

À moyen terme, l’enjeu de la dépendance aux marchés financiers est en revanche une vraie difficulté pour garantir la souveraineté populaire. Pour mener une politique de progrès social, s’extraire de la mainmise des marchés financiers sur notre dette publique est même indispensable.

Plusieurs solutions ont été proposées en ce sens. L’association ATTAC propose ainsi depuis de nombreuses années de mener un audit citoyen des dettes publiques contractées dans le passé pour évaluer les dettes illégitimes, qui pourraient être restructurées ou même annulées[15]. Autre solution proposée : la Banque centrale européenne pourrait transformer en dette perpétuelle à taux nul les titres de dette publique qu’elle détient (un tiers de la dette française) et continuer d’en racheter[16]. Enfin, il serait possible de mettre en place un nouveau « circuit du trésor », c’est-à-dire l’obligation pour les grandes banques de détenir une part minimale de dette publique à un taux fixé, comme cela a existé en France jusqu’en 1973.[17]

« Rassurer les marchés » est donc un faux argument utilisé par le gouvernement : loin d’être inquiets, ils raffolent au contraire de la dette française.

2. Un prétexte pour faire main basse sur la Sécurité sociale

Les faits : le gouvernement prend pour cible la Sécurité sociale

Les différentes branches de la Sécurité sociale sont les principales cibles visées par la fausse panique sur la dette entretenue par le gouvernement.

Le gouvernement cherche ainsi à légitimer la poursuite et l’amplification d’une politique qu’il mène déjà depuis 2017, à l’image de la dégradation du système de retraite par cotisation par la contre-réforme de 2023, qui a porté l’âge légal à 64 ans et augmenté la durée de cotisations nécessaire pour atteindre le taux plein.

Les conditions d’indemnisation des chômeurs au titre de la Sécurité sociale ont également déjà été durcies par Élisabeth Borne en 2021, puis à nouveau en 2023. La durée d’indemnisation et les montants d’indemnisation ont ainsi été baissés, tandis que la durée minimale de travail pour ouverture des droits a été augmentée.

L’assurance chômage est à nouveau ciblée au nom de la dette : Gabriel Attal a ainsi annoncé, au lendemain même de la publication du chiffre du déficit 2024 par l’INSEE, son intention d’attaquer à nouveau l’assurance chômage, en réduisant la durée d’indemnisation et en augmentant la durée de travail minimale ouvrant des droits[18].

L’assurance maladie est elle aussi ciblée. Le gouvernement a déjà augmenté les franchises sur les boîtes de médicaments cette année. Pour l’année prochaine, Bruno Le Maire a déjà annoncé la couleur, déclarant à propos des dépenses de santé : « ça ne peut pas être open bar »[19]. Dans son collimateur : le remboursement des affections longue durée (diabète, cancer, obésité..) et des transports médicaux[20].

« Réformer l’assurance chômage a pour but de favoriser l’emploi »

Menteurs !

Les études sur le sujet montrent que le retour à l’emploi des chômeurs ne dépend pas du niveau de leur indemnisation, mais du nombre d’emplois disponibles[21]. Ainsi, les réformes réalisées sur ce sujet ne visent absolument pas à l’emploi, mais bien à d’autres objectifs, financiers ou privés.

Au 4e trimestre 2023, il n’y avait, selon la DARES, que 347 500 emplois vacants, contre 5 406 000 chômeurs inscrits à France Travail tenus de chercher un emploi (catégories A, B et C)[22]. Les emplois disponibles vacants ne couvrent ainsi que 6,4 % des chômeurs qui cherchent activement un emploi.

Il n’y a aucune raison de penser qu’en baissant ou en raccourcissant la durée des indemnisations de ces chômeurs la situation changera. Un rapport d’évaluation de la DARES sur la réforme de 2021 montre comment les personnes qui ont vu leurs allocations diminuer déclarent n’avoir vu aucun changement dans leur recherche d’emploi ! Au contraire, le nombre d’allocataires sollicitant une formation pendant leur période de chômage a même baissé[23]. La réforme a donc bien un effet négatif sur les qualifications des chômeurs, et par suite sur leur retour à l’emploi.

L’autre effet des réformes de 2021 et 2023 est la fin de l’indemnisation pour une part croissante des personnes sans emploi, par exemple des personnes dont la durée de cotisation aux allocations chômage n’est plus jugée assez longue. Résultat : le nombre de personnes sans emploi et sans revenu ou au RSA augmente significativement. Le taux de chômeurs indemnisés est ainsi aujourd’hui d’environ 40 % seulement, contre 70 % en 2008. La principe assurance sociale est ainsi progressivement réduite à néant.

En revanche, les réformes de l’assurance chômage de 2021 et 2023 produiront en 2027 des économies estimées à plus de 6,7 milliards d’euros[24]C’est en réalité le seul but de ces réformes : réduire le déficit sur le dos des chômeurs.

Ces économies ne sont absolument pas nécessaires pour équilibrer l’assurance chômage, puisque celle-ci, gérée par l’Unedic est excédentaire depuis plusieurs années, et que ses perspectives sont positives[25]. Mais cet excédent, Bruno Le Maire, à l’instar de nombreux libéraux avant lui, le considère comme un magot sur lequel il veut mettre la main pour financer ses cadeaux aux entreprises. Il a ainsi clairement annoncé son souhait que l’État reprenne intégralement le contrôle de la caisse de l’assurance chômage[26], remettant en cause les négociations entre les partenaires sociaux établies depuis 1958.

« Les économies sont nécessaires pour sauver notre modèle social »

C’est l’inverse !

Les coupes dans les assurances sociales ne font en réalité que favoriser le recours aux assurances privées. On comprend la tentation pour les marchés : les dépenses socialisées par la Sécurité sociale représentent plus de 600 milliards d’euros par an. Un juteux magot sur lequel lorgnent les grandes compagnies d’assurance privées.

Le meilleur exemple de ces vases communicants est la retraite par capitalisation. Les réformes successives de 1993, 2003, 2007, 2010, 2014, 2020 et 2023 ont ainsi reculé l’âge légal, augmenté la durée des cotisations ou réduit les pensions du régime par répartition. Parallèlement, entre 2015 et 2019, le montant des cotisations annuelles d’épargne privée pour la retraite a crû de 27 %[27]. Quant à la part de la retraite par capitalisation dans l’ensemble du système de retraites, si elle reste plutôt faible pour l’instant, elle a tout de même bondi de 30 % entre 2018 et 2020[28] !

Contrairement à la Sécurité sociale, les compagnies d’assurance privées font, elles, des profits sur l’épargne. C’est bien l’effet principal du détricotage de la Sécurité sociale : faire de la place pour les profits privés.

« Baisser les cotisations sociales fait augmenter les salaires »

Absurde !

C’est en réalité une logique perdant-perdant.

Les cotisations patronales sont en effet du salaire socialisé, qui vient à être redistribué aux travailleurs et travailleuses sous forme de droits quand le besoin s’en fait sentir (retraite, assurance maladie, chômage, accident du travail, famille). Diminuer les cotisations patronales, c’est donc diminuer le salaire total versé aux travailleurs et travailleuses.

Et les cotisations salariales ? Si elles sont effectivement prélevées sur le salaire brut, elles permettent d’accéder à une assurance sociale bien moins chère que les assurances privées. À niveau de protection égale, les primes d’assurances sont plus chères que les cotisations sociales. Par exemple, pour obtenir auprès d’une assurance privée une pension de retraite équivalente à 75 % du dernier bulletin de salaire, il faut mettre de côté deux mois de salaire chaque année. Tandis que pour une retraite à 60 ans avec la Sécurité sociale, il ne faudrait mettre de côté qu’environ 10 € par mois pour un salaire de 2500 €[29].

Autre exemple : celui des complémentaires santé privées (les mutuelles, les institutions de prévoyance et les sociétés d’assurance) qui coûtent plus cher que la Sécurité sociale. Les frais de gestion de ces organismes sont en effet supérieurs à ceux de la Sécurité sociale : ils constituent 20 % de leurs coûts, contre 3,4 %[30] pour la Sécurité sociale. En effet, contrairement à la Sécurité sociale, les complémentaires doivent dépenser des sommes importantes pour l’acquisition de nouveaux clients (publicité, marketing, sous-traitance, études de marché…), et dégager des marches pour rémunérer leurs actionnaires. Elles font également moins d’économies d’échelle.

La Sécurité sociale est un système socialisé, où chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins. À l’inverse, les complémentaires santé privées (hors mutuelles) proposent des tarifs différents en fonction du profil du client : niveau de revenu, antécédents médicaux, habitudes de vie… Une part non négligeable de la population n’aurait donc pas, dans le privé, les moyens de s’assurer contre le risque maladie.

Passer à un système privé n’arrange donc que les plus aisés, qui, étant moins exposés aux différents risques que les plus pauvres, s’exonèrent ainsi de la solidarité. Problème : c’est contraire à la logique de la santé publique, la façon dont certains sont soignés ayant des conséquences sur la santé des autres, par exemple lors des épidémies. Et c’est également au final plus coûteux, car la non prise en charge à temps d’une maladie tend à l’aggraver et/ou la rendre chronique, ce qui augmente le coût supporté par le système au final. Plus coûteux et plus inégalitaire, le système de santé des États-Unis constitue d’ailleurs un parfait contre-exemple en la matière.

Diminuer les cotisations sociales, c’est donc diminuer aussi bien le salaire des travailleurs et travailleuses que le niveau d’assurance auquel chacun peut accéder.

3. Augmenter la TVA : le retour d’une idée dangereuse

Les faits : Bruno Le Maire ressort la vieille recette de la « TVA sociale »

Pendant la campagne pour les élections législatives de 2022, Bruno Le Maire le jurait la main sur le cœur : pas question d’augmenter la TVA ! Pourtant, dans son dernier livre La voie française, paru le 20 mars 2024, le ministre de l’Économie reprend cette idée à la page 64. Il écrit :

Sommes-nous prêts à transférer cinq points de cotisations ou de contributions acquittées par les salariés – soit près de 60 milliards d’euros – sur une autre assiette plus large ? Par exemple sur la TVA ? Ou en rééquilibrant la charge de la CSG entre actifs et retraités ?

Bruno Le Maire, La voie française, Paris : Flammarion, 2024, p. 64.

Dans un entretien au journal Sud-Ouest le 23 mars dernier, Bruno Le Maire a déclaré à nouveau étudier la possibilité de mettre en place la TVA sociale. Il a aussi confirmé son idée lors de la réunion qu’il a organisée à Bercy avec les parlementaires.

Le projet n’est pas nouveau : il était déjà cher à Nicolas Sarkozy. Il s’agirait de transférer cinq points de cotisations salariales et patronales vers la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Un calcul rapide permet de se rendre compte de l’ampleur de l’augmentation de taxe proposée. Un point de TVA rapporte 7 milliards d’euros en moyenne. Pour atteindre 60 milliards d’euros, il faudrait donc augmenter la TVA de plus de 8,6 points ! Soit un taux de TVA à 29 %, ce qui en ferait le plus haut de toute l’Union européenne.

Par ce tour de passe-passe, 60 milliards d’euros de cotisations, aujourd’hui acquittées par les salariés et le patronat à la Sécurité sociale, seraient supprimées. Le manque à gagner serait compensé par une hausse de la TVA.

« La TVA est un impôt juste car tout le monde paie la même chose »

Faux !

La TVA est un impôt injuste et profondément inégalitaire : on la paie en effet proportionnellement au montant de sa consommation, et non de son revenu. La TVA représente ainsi une part beaucoup plus importante du budget des ménages pauvres : plus de 20 % du budget des 10 % les plus pauvres y passe, contre moins de 10 % de celui des plus aisés[31], notamment car les ménages aisés épargnent davantage.

La TVA a donc un effet anti-égalitaire. Selon les chercheurs Julien Blasco, Elvire Guillaud et Michaël Zemmour[32], elle réduit considérablement l’efficacité des systèmes de redistribution que constituent les prestations sociales (minima sociaux, primes d’activité, aides au logement, prestations familiales) et les prélèvements obligatoires (impôt sur le revenu, cotisations et contributions sociales). La TVA supprime ainsi quasiment complètement les effets de la redistribution dans des pays comme la Grèce ou l’Estonie, où les taux de TVA sont particulièrement hauts, et supprime environ un quart de la redistribution en France.

Augmenter la TVA, c’est donc augmenter les inégalités de revenu.

graph1TVA
Inégalité de revenu des ménages avant/après redistribution directe, et après redistribution directe et taxes à la consommation.

Lecture : Le « coefficient de Gini » mesure les inégalités de revenu : plus il est haut, plus les inégalités sont hautes dans le pays étudié. En 2020 en France, il est de près de 0,4 avant les mécanismes de redistribution et la TVA. Il diminue à moins de 0,3 après la redistribution directe. Mais en prenant en compte la TVA, il remonte à plus de 0,3. Les inégalités augmentent donc avec la TVA.

Source : Julien Blasco, Elvire Guillaud, Michaël Zemmour, « La TVA réduit-elle l’efficacité des systèmes socio-fiscaux de redistribution ? » LIEPP Policy Brief, 2021, 51.

graph2TVA
En moyenne, plus le taux effectif moyen de taxes à la consommation est important, plus l’ampleur de la hausse des inégalités liées à la TVA est importante.

Lecture : Au Danemark en 2020, le taux effectif de taxe à la consommation est de plus de 30 %, ce qui impacte le coefficient de Gini du pays de plus de 0,04 points.

Source : Julien Blasco, Elvire Guillaud, Michaël Zemmour, « La TVA réduit-elle l’efficacité des systèmes socio-fiscaux de redistribution ? », LIEPP Policy Brief, 2021, 51.

« Baisser les cotisations sociales redonnera de la compétitivité à l’économie française »

Très douteux !

L’idée de la TVA sociale s’apparente en théorie à une « dévaluation fiscale » : il s’agit de faire baisser le « coût du travail » en réduisant les cotisations sociales, et donc de reporter l’effort financier des entreprises vers les consommateurs. Ainsi, les produits importés seraient théoriquement désavantagés par rapport aux produits français, car ils seraient assujettis à la TVA comme les autres, mais sans avoir bénéficié de la baisse de cotisations.

Ce raisonnement, simple sur le papier, a de nombreux défauts dans la réalité. D’abord, il compte sur le fait que les entreprises françaises profiteront de la baisse du coût du travail pour baisser leurs prix. Dans la réalité, elles ont plutôt tendance à augmenter leurs marges en cas de suppressions d’impôts ou de cotisations[33].

Et même si les marges n’augmentent pas, la TVA sociale ne peut avoir d’impact sur la compétitivité qu’à condition que les salaires n’augmentent pas. Elle aurait alors comme conséquence la diminution du salaire réel, puisque la TVA sociale causera par définition une hausse des prix, au moins pour les produits importés. Elle viendrait ainsi renforcer une inflation déjà élevée, alors que 90 % de la population a déjà perdu en niveau de vie sur la période 2022-2023[34].

Une stagnation des salaires combinée à une hausse des prix serait désastreuse pour les budgets populaires, et par conséquent pour l’économie française : la consommation populaire contribue en effet pour moitié au PIB français. Sans marché intérieur dynamique, pas de carnets de commandes remplis, pas d’investissements, pas d’emplois. Au final, une baisse du pouvoir d’achat des ménages pourrait entraîner l’économie française dans une spirale dépressive. Et c’est donc au final aussi les recettes fiscales de l’État qui diminueraient.

Il y a donc de sérieuses raisons pour affirmer que la TVA sociale aurait un effet très contreproductif par rapport à son objectif. Certes, Bruno Le Maire évoque une baisse de la TVA pour certains produits de première nécessité. Mais, par construction, elle ne pourra pas compenser la baisse de pouvoir d’achat consécutive à la hausse du taux normal de TVA, car sinon la mesure ne produirait aucune des économies recherchées.

Enfin, une baisse de la part patronale des cotisations sociales qui ne serait pas intégralement répercutée sur les salaires ne viendrait pas seulement nourrir l’inflation, mais également les profits et in fine, les dividendes. Et ce alors que, depuis deux ans, il y a une déjà forte augmentation des profits, des dividendes et plus largement des revenus du patrimoine, tandis que les salaires réels diminuent[35].

« La TVA sociale ne change rien pour le financement de la Sécurité sociale »

Au contraire, ça change tout !

La Sécurité sociale a été bâtie sur le principe de cotisations qui alimentaient des caisses distinctes de celles de l’État, gérées par les travailleurs eux-mêmes à travers des représentants élus, aux côtés des représentants du patronat. Il s’agissait donc d’une expérience de démocratie sociale.

Cette logique qui donne aux salariés un réel pouvoir sur leurs mécanismes d’assurance collective n’a jamais été acceptée par les libéraux. Elle fait sans cesse l’objet d’attaques plus ou moins masquées par les néolibéraux : la Sécurité sociale est, depuis les années 1990, de moins en moins financée par les cotisations.

La part des cotisations dans le financement de la Sécurité sociale est passée de près de 90 % en 1990 à moins de 56 % en 2021. À l’inverse, la part représentée par les taxes et les impôts est passée de moins de 5 % en 1990 à près de 40 % en 2021. Cela fait suite aux exonérations et allègements de cotisations sociales successives, dont le montant global s’élève à près de 86 milliards d’euros en 2023.

Ce que propose Bruno Le Maire est en réalité ni plus ni moins qu’une nouvelle étape vers la dépossession totale des travailleurs de la Sécurité sociale, avec en ligne de mire l’accaparement par le secteur privé lucratif d’immenses domaines aujourd’hui très largement sortis de la logique des profits. Cela prépare avec certitude à de futures coupes dans les dépenses sociales.

Une mesure de conservation radicale et de protection de la Sécurité sociale serait, au contraire, de rétablir sa gestion par un conseil d’administration élu par les cotisants. Il faudrait pour cela organiser de nouvelles élections (il n’y en a pas eu depuis trente ans). Les cotisations reprendraient leur part exclusive dans le financement de la Sécurité sociale, à l’exception des régimes déficitaires que l’État a décidé de réintégrer au régime général, et dont le déficit doit être payé par l’État.

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Les cotisations patronales et salariales représentent une part déclinante des contributions au financement des prestations de Sécurité sociale, contrairement aux impôts et taxes.

Lecture : en 2021, les impôts et taxes affectées financent moins de 40 % des prestations de Sécurité sociale, presque autant que les cotisations patronales.

Source du graphique : « Défendre le pouvoir d’achat par la baisse des cotisations sociales ? Une imposture », Sylvain Billot, blog des économistes du Parlement de l’Union populaire. URL : https://blogs.mediapart.fr/economistes-parlement-union-populaire/blog/190222/defendre-le-pouvoir-d-achat-par-la-baisse-des-cotisations-sociales-une-im

Source des données : comptes de la protection sociale, DREES. URL : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sources-outils-et-enquetes/les-comptes-de-la-protection-sociale


27.03.2024 à 19:35

Journée d’étude sur l’État

fjarlier

Samedi 6 avril, l'Institut La Boétie vous invite à une journée d'étude sur l'État. Toute la journée, des chercheur·ses de différents horizons échangeront sur le rôle de l'État et ses transformations.
Texte intégral (841 mots)

Le samedi 6 avril, l’Institut La Boétie vous invite à assister à sa journée d’étude sur l’État. Elle se tiendra au Cnam, 292 rue Saint-Martin dans le 3e arrondissement de Paris, dans l’amphithéâtre Fabry-Perot, à partir de 10h30.

La relation à l’État a été l’objet de nombreux débats au cours de l’histoire des luttes sociales et des forces qui portent la rupture avec l’ordre établi. Elle se pose désormais sous de nouvelles formes à l’heure de la mondialisation néolibérale, de la montée du libéralisme autoritaire et du retour de la menace fasciste. 

Quelles sont les origines de l’État et ses liens avec la souveraineté populaire, avec la propriété ? Comment la lutte dans l’État et pour son contrôle s’organise-t-elle ? Quelle articulation peut être construite entre la machine étatique et le pouvoir populaire ? Comment envisager, dans le cadre d’un projet de rupture, une prise du pouvoir d’État et sa transformation radicale en lien avec les mobilisations populaires ?

Ces questions sont non seulement théoriques, mais surtout celles qui se posent à celles et ceux qui veulent faire gagner un programme de rupture. Elles sont aujourd’hui particulièrement brûlantes compte tenu du niveau atteint par la gauche de rupture aux élections nationales, de l’urgence écologique et de l’État lui-même. 

Tout au long de la journée, des chercheur·ses issu·es de la philosophie, de l’histoire, de la sociologie ou de la science politique croiseront leurs regards afin de répondre à ces questions. Ils tenteront d’analyser quelle place l’État doit occuper dans la critique sociale contemporaine et pour un projet politique alternatif.

Pour y assister en physique, l’inscription est obligatoire via ce formulaire.

Le programme

Samedi 6 avril

10h30 : accueil du public

11h : Table ronde n° 1 : « Ce qu’est l’État : généalogie et champ de bataille »

  • Ludivine Bantigny, maîtresse de conférences en histoire, co-directrice de Une histoire globale des révolutions (2023)
  • Pierre Crétois, maître de conférences en philosophie, auteur de La copossession du monde. Vers la fin de l’ordre propriétaire (2023)
  • Stathis Kouvelakis, chercheur en philosophie politique, auteur de La Critique défaite. Émergence et domestication de la théorie critique (2019)

Cette table ronde sera animée par Isabelle Garo, philosophe, spécialiste de Karl Marx, co-animatrice du département de philosophie de l’Institut La Boétie.

12h30 : Pause déjeuner

13h30 : Table ronde n° 2 : « L’État du libéralisme autoritaire »

  • Marlène Benquet, sociologue, co-autrice de La finance autoritaire : vers la fin du néolibéralisme (2021) et co-animatrice du département de sociologie de l’Institut La Boétie
  • Olivier Le Cour Grandmaison, maître de conférences en sciences politiques et philosophie politique, spécialiste de l’histoire de la citoyenneté, auteur de Racismes d’État, États racistes. Une brève histoire (2024)
  • Marlène Rosano-Grange, sociologue et docteure en relations internationales, spécialiste des organisations internationales
  • Claude Serfati, chercheur à l’Institut de Recherches Economiques et Sociales, auteur de L’État radicalisé. La France à l’ère de la mondialisation armée (2022)

Cette table ronde sera animée par Florian Rada, docteur en philosophie, spécialiste de Hegel.

15h15 : Table ronde n° 3 : « Aujourd’hui, que faire de l’État ? »

  • Anne-Laure Delatte, chercheuse en économie au CNRS et à Paris-Dauphine PSL, autrice de L’État droit dans le mur. Rebâtir l’action publique (2023)
  • Claire Lejeune, doctorante sur la planification écologique, co-animatrice du département  de planification écologique de l’Institut La Boétie
  • Claire Lemercier, directrice de recherche en histoire au CNRS, co-autrice de La valeur du service public (2021)
  • Stefano Palombarini, maître de conférences en économie, membre du Conseil scientifique de l’Institut La Boétie, co-auteur de L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français (2018) et Où va le bloc bourgeois ? (2022)

Cette table ronde sera animée par Matteo Polleri, docteur en philosophie, spécialiste de la question du pouvoir chez Marx et Foucault.

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