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26.06.2024 à 11:00

Baudrillard et l'architecture : entretien avec Jean-Louis Violeau

Parce qu’ils sont en général peu familiers de ses développements, les intellectuels français qui se sont intéressés à l’architecture sont assez peu nombreux – au contraire des architectes qui se sont souvent nourris de leur pensée. Baudrillard fait partie des quelques rares exceptions, de ces penseurs dont l’œuvre est traversée par des références à l’architecture, notamment pour ce qu’elle bouscule. Jean-Louis Violeau , sociologue et spécialiste de l'architecture, retrace son parcours, depuis l’intérêt qu'il avait développé pour l’urbain comme élément de la critique de la vie quotidienne, dans la foulée d’Henri Lefebvre, à celui qu'il a montré ensuite pour les « monstres urbains », en passant par sa collaboration fructueuse avec Jean Nouvel, avec qui il a publié un livre ( Les Objets singuliers. Architecture et philosophie , Calmann-Lévy, 2000). C’est aussi l’occasion pour l’auteur d’explorer les rapports entre architectes et sociologues et philosophes, à l’aune notamment des glissements et déplacements conceptuels qu’a pu connaître le post-modernisme lorsqu’il a migré de l’architecture à la philosophie, avant de reculer dans les deux disciplines, non sans laisser pour la première nombre de bâtiments toujours debout, utilisés, rénovés parfois, à Paris tout particulièrement...   Nicolas Poirier : Baudrillard connaissait bien certains architectes contemporains, en particulier Jean Nouvel, et a entretenu un échange intellectuel fécond avec eux. Mais c'est là une exception. Qu'est-ce qui explique, selon vous, le rapport compliqué qui semble exister entre les intellectuels et l'architecture ? Jean-Louis Violeau : Cherchant à transmettre depuis plus de vingt ans les enseignements des sciences humaines au sein d’une école d’architecture, à Paris-Malaquais puis à Nantes, cette question du rapport des intellectuels à l’architecture de leur temps m’a toujours passionné. À première vue, ce rapport est nul et non avenu. On peut le déceler jusque dans les images que l'on possède des domiciles privés de ces « intellectuels » : ils habitent la plupart du temps des appartements haussmanniens classiques, parquet blond et murs blancs, discrètes moulures au plafond, cheminée parfois ; Pierre Bourdieu habitait un pavillon banal à Antony ; les photos du bureau-bibliothèque de Jacques Derrida, publiées dans Les Inrockuptibles  à l’occasion de l’un des derniers entretiens accordés par le philosophe le 31 mars 2004, montrent un salon très simple, avec des baies vitrées orientées vers un jardinet, quelques livres entassés le long des cloisons, et c’est tout. Globalement, il est rarissime d’avoir en toile de fond l'ambiance des intérieurs que l’on trouve au sein des revues d’architecture. Mais ce constat ne se limite pas aux seuls intellectuels. L'architecture n'est pas enseignée au collège et au lycée, contrairement à la littérature, à la musique voire au cinéma. Ainsi, tout individu a une connaissance même vague des courants musicaux et de ses formes d'expression ; mais très peu saurait définir le régionalisme critique tessinois, pourtant (presque) unanimement chéri des architectes. Tous les français ont déjà entendu les noms de Hugo, Balzac ou Zola, mais Viollet-le-Duc était encore un parfait inconnu pour la majorité d'entre eux avant que Notre-Dame de Paris ne s’embrase. Pour revenir aux intellectuels, il faut noter que si les philosophes ont négligé l'architecture, les architectes ont, quant à eux, largement intégré les réflexions de certains auteurs éminents. Ainsi, la pensée de Jacques Derrida sur la « déconstruction » est au cœur des débats doctrinaux chez les architectes depuis une fameuse exposition qui s’était tenue au Moma (Musée d'art moderne, New York) en 1988 – « Deconstructivist Architecture ». Or, si tous les enseignants exerçant au sein des écoles d’architecture connaissent (au moins) le nom de Jacques Derrida, je doute fort que tous les enseignants des départements de philosophie connaissent simplement le nom de Peter Eisenman – qui a dialogué des années durant avec Derrida en compagnie de Bernard Tschumi, le concepteur du Parc de la Villette à Paris. De même, on peut considérer que le texte de Michel Foucault sur les « hétérotopies », intitulé « Des espaces autres », fait aujourd’hui partie du bagage culturel de tout étudiant en école d’architecture, tout comme les travaux de Pierre Bourdieu sur l’espace kabyle, les ouvrages de Bruno Latour ou le dernier tome de la trilogie des Sphères de Peter Sloterdijk, qui constitue un ouvrage d’histoire de l’architecture à part entière. Baudrillard, pour sa part, ne s'est jamais défini comme un penseur ou un théoricien de l'architecture, mais son intérêt s'est très tôt porté sur l'objet architectural, en un sens particulier. À l'inverse du rapport spontané du citadin, qui attend de l'architecture qu'elle maîtrise et harmonise l'espace, Baudrillard s'est penché sur le cas des « monstres urbains », qui incarnent la part de non-maîtrisable se logeant au cœur de l'architecture. Pourquoi s'intéresser à de tels objets ? L'architecture traverse en effet les ouvrages de Baudrillard de part en part, et son propre rapport à l’espace reflète assez fidèlement les inflexions générales de sa pensée. Baudrillard a commencé par s’intéresser à deux items qui intéressent les architectes au premier chef : le signe et ses logiques, et les objets formant système. Mais il a en effet rapidement montré une nette préférence pour les objets non-domestiqués, et en architecture pour ce qu’il a nommé les « monstres urbains » ou les « super-objets ». Depuis Les Stratégies fatales , en 1983, il aura été un sociologue imaginatif, intuitif et détaché, avec un regard décalé. D’où son intérêt pour les architectures qui résistent à l’interprétation et semblent mener leur vie propre, comme détachés de leurs concepteurs. De là sa passion pour les tours jumelles du World Trade Center, pour le projet Biosphère II, pour Beaubourg, pour le Guggenheim-logo de Bilbao et peut-être bien aussi pour certaines architectures parlantes de Jean Nouvel. Toutes ces concrétions non domestiquées ont en commun d’avoir d’abord cherché à porter le tranchant de la différence dans l’équivalence généralisée. Si les objets communs mentent sur leur fonction, ce n'est pas le cas des « super-objets », des « monstres ». Le Juicy Salif de Philippe Starck ne pressera jamais d’agrumes mais les Twin Towers  auront longtemps abrité le cœur de la finance internationale à Manhattan – d’où la fascination de Baudrillard pour le 11-Septembre. Même si le réel se trouve progressivement remplacé par les signes du réel, le négatif ne disparaîtra jamais. À l’ère du no fake et d’une quête partagée d’authenticité, ce regard sociologique rencontre aujourd’hui un regain d’intérêt à travers les conduites ambivalentes et les goûts variés des enfants du numérique que l’on peut régulièrement croiser au sein des écoles d’architecture. Vous montrez dans votre livre que les questions relatives à l'architecture et à l'urbanisme intéressent  Baudrillard dans la mesure où elles constituent un élément essentiel de la critique de la vie quotidienne. Pouvez-vous revenir sur cet aspect ? Nous sommes au milieu de la décennie 1960. Les analyses existentialistes de la vie ordinaire invitent depuis quelques années les intellectuels à emprunter de nouveaux modes de description du social. L’un d’entre eux, ami de Tristan Tzara comme de Roger Vailland, ayant entretenu une proximité houleuse avec les surréalistes tout en ayant bien pris soin de toujours se tenir à bonne distance de la figure sartrienne, trace depuis quelques années un sillon original pour élaborer une « critique de la vie quotidienne » où la pensée marxiste occupe toute sa place : Henri Lefebvre (1901-1991). Avec Le Droit à la ville (1968), l’espace va bientôt occuper dans ses écrits une position centrale ; et cela n’aura rien d’une voie de garage de fin de carrière. Il comprend très vite en effet l’espace comme un objet situé au carrefour des logiques de production. Hypothèse pionnière pour l’époque, il y décèle la source d’un renouveau potentiel de l’économie politique et anticipe, avant tout le monde, une extension de la lutte des classes à l’espace. En ce milieu de la décennie 1960, les philosophes demeurent quand même toujours un peu condescendants vis-à-vis des sciences sociales appliquées, et les sociologues « de service », comme on les dénomme habituellement, sont encore considérés comme des marginaux. Henri Lefebvre, qui avait débuté sa carrière au CNRS en sociologue du monde rural avec des enquêtes dans les Pyrénées, sort du placard des sciences sociales purement empiriques – où les philosophes couronnés n’auraient pas manqué de l’enfermer – grâce à l'urbain et à la fréquentation des architectes. Parmi ses assistants d’alors, Hubert Tonka et Jean Baudrillard l’accompagneront, le précédant même une fois passé Mai 68, ce qui n’ira pas sans poser problème. Comme pour les situationnistes, la rencontre entre Lefebvre et la petite bande qui va donner naissance à la revue Utopie en 1966 se cristallise d’abord dans sa maison de vacances à Navarrenx. Les architectes Jean Aubert, Jean-Paul Jungmann et Antoine Stinco, sont rapidement de la partie, conviés par Hubert Tonka qui navigue aisément entre l’Institut d’urbanisme de la rue Michelet où il enseigne et les ateliers des Beaux-Arts de la rue Bonaparte où le trio dessine. Dans ce maquis gauchiste, il est alors le critique – au sens plein – d’un trio d’architectes « bozardeux » qui ne sait pas toujours très bien au service de quelle cause mettre son indéniable talent graphique en ces temps de floraison des chapelles groupusculaires. En 1970, dans La Société de consommation (que l’aîné Henri Lefebvre avait préféré dès 1960 dénommer « société bureaucratique de consommation dirigée »), Baudrillard prolonge en sociologue les pistes qu’il avait déjà lancées dans les deux premiers numéros d’ Utopie (1967 et 1969) et Le Système des objets (1968) en évoquant le «  drugstore élargi aux dimensions du centre commercial et de la ville du futur  ». Rétrospectivement, il évoquera d’ailleurs cette revue comme l’un des seuls lieux où une alchimie a pu un temps véritablement fonctionner, notamment parce que les architectes étaient «  sortis du détail de leur activité  » en écartant toute ambition de construction. Lefebvre fera une unique mais solide apparition dans la revue, dans un long article paru dans le n° 2-3 en 1969. Il n’y reviendra pas. Comme il se plaira lui-même à le rappeler quelques années plus tard dans Le Temps des méprises , en 1975, «  dès les premiers succès d’une idée ou d’une tendance, je me dégage. Le succès, je m’en méfie ; il me paraît suspect  ». S’y ajoutait une incompréhension : Lefebvre ne comprenait plus ces jeunes, et surtout il n’était pas prêt à suivre cette bande sur les chemins de « l’utopie négative », comme il la nommait, lui préférant « l’utopie concrète » pour s’engouffrer dans les fissures et les fêlures plutôt que chercher à penser la clôture et la totalité. Un peu plus tard, Baudrillard rencontre Jean Nouvel, l'un des architectes français les plus connus aujourd’hui, ainsi que le philosophe et urbaniste Paul Virilio. Quel rôle ont-ils joué dans sa réflexion sur l'espace et l'architecture ? La rencontre entre Baudrillard et Nouvel se noue une grosse décennie plus tard, au tout début des années 1980. À ce moment-là, le sociologue accompagne l’architecte, qui est commissaire d’une exposition qui se tient en 1982 aux Beaux-Arts, intitulée « La Modernité ou l’esprit du temps », et qui fait date. Elle s’inscrit en effet au cœur de la controverse entre modernité et postmodernité qui anime alors depuis quelques années l’univers des architectes, avant de s’étendre à l’ensemble du monde des idées. Le sociologue donne un texte pour le catalogue, intitulé « La fin de la modernité ou l’ère de la simulation », paru deux ans plus tôt dans l’ Encyclopaedia Universalis . On a pourtant ricané sur le compagnonnage de Jean Nouvel avec le sociologue, jugé « superficiel ». Il n’empêche, ce lien s’est établi dans la durée et sous le signe de l’admiration, comme en témoigne le dialogue qui donnera lieu aux Objets singuliers , recueil paru chez Calmann-Lévy en 2000. En 1987, Baudrillard s’était d’ailleurs à nouveau trouvé embarqué dans le catalogue de la première exposition monographique que l’IFA, l’Institut Français d’Architecture, avait consacrée à l’architecte. Cette même année, Nouvel reçoit, avec l'agence Architecture Studio, l’Equerre d’argent – surnommée « Goncourt des architectes » –, pour l’Institut du Monde Arabe. Jean Nouvel s’est souvent dit « complexé » (dans le meilleur sens du terme) par son seul savoir d’architecte. Il se plaignait, à juste titre, du manque de reconnaissance du discours et de l’écrit dans la panoplie des outils de l’architecte. Pour lui, tout architecte se doit, par vocation autant que par « profession », d’avoir une façon bien à lui d’envisager les liens que l’architecture entretient avec le social. Mais aux yeux des architectes un peu trop sûrs d’eux, le sociologue pose trop de questions ; il est comme un obstacle supplémentaire dans la longue chaîne des acteurs se dressant sur la route de leurs projets. À l'inverse, l'ensemble des textes et des interventions de Jean Nouvel montre qu'il s'est, au fond, plus souvent exprimé en sociologue qu’en architecte. Jean Nouvel s’est toujours battu contre une architecture revendiquant son autonomie, préférant la définir comme une discipline de récupération et de synthèse de sensations visuelles, une alchimie plutôt qu’une addition de recettes. Un peu comme Baudrillard – qui, lui, était un sociologue qui ne croyait pas au social (ce qui ne l’a jamais empêché de commenter l’actualité) – Nouvel est un architecte qui, d'une certaine manière, ne croit pas en l’architecture (ce qui ne l’a jamais empêché d’en concevoir). Le compagnonnage avec Paul Virilio, pour sa part, est plus ancien, puisque l’architecte l’a croisé dès ses débuts dans l’agence de Claude Parent, à la toute fin des années 1960. C’est le moment où, sur un désaccord politique, Virilio quitte Parent, auquel il était associé depuis 1963 et la création du groupe « Architecture Principe », pour s’engager au lendemain de Mai 68 dans l’enseignement à l’École Spéciale d’Architecture. De sa lecture de Virilio, Jean Nouvel a vite compris, avant les autres et dès la parution de L’Espace critique en 1984, que les limites d’un bâtiment n’étaient plus désormais définies par ses façades, mais par l’interface entre l’homme et les machines. Autrement dit, l'architecture n'est pas seulement une façon de permettre aux hommes d'habiter l'espace ; elle se trouve au cœur de la relation entre l'homme et les machines dans le monde moderne. D'autres exemples de collaborations fécondes entre architectes et sociologues ou philosophes figurent dans votre livre. On peut mentionner le cas de l'architecte américain Peter Eisenman, qui est aussi un théoricien de l'architecture et qui s'est inscrit dans le sillage de Jacques Derrida pour étudier le problème de la forme dans l'architecture moderne. L'architecture d'Eisenman est-elle pour autant « déconstructive » ? Plus généralement, et au-delà de la théorie, peut-on attester de l'influence de ces sociologues et philosophes dans les réalisations architecturales elles-mêmes  ? Vous pointez ici ce qui a permis le succès rapide de certains philosophes auprès des architectes : la reprise de leur pensée et de certaines de leurs notions a pu avoir lieu, parfois de manière fulgurante, lorsque la métaphore était pour ainsi dire déjà « spatialisée » et donc disponible pour un transfert immédiat. C'est le cas pour le rhizome chez Deleuze et Guattari, la déconstruction chez Derrida, l’écume et les bulles chez Sloterdijk, ou encore les disciplines chez Foucault. Chez ce dernier, à partir de L’Archéologie du savoir (1969) et au moins jusqu’à Surveiller et punir (1975), les métaphores spatiales abondent pour penser la « machinerie » du pouvoir. Un jeu mouvant s’y organise même entre un procès de métaphorisation spatiale et la construction d'un appareillage conceptuel. Le glissement permanent de l'un sur l'autre accompagne le déroulement de la trame discursive, et les architectes s’en sont bien entendu saisi, souvent de manière littérale – certains, comme Bruno Fortier, entament d’ailleurs des recherches à ses côtés à ce moment-là. À tel point, d’ailleurs, que depuis cette brèche ouverte par les travaux de Michel Foucault, une tradition s’est peu ou prou imposée dans l’apport possible de la philosophie, et elle renvoie, un peu grossièrement parfois, l’architecture à un dispositif de contrôle des conduites. Pourtant, le nomadisme conceptuel aurait aussi pu s’avérer propice à l’émancipation (par le détournement, notamment) et susciter ainsi des désirs et des pratiques contradictoires. Empruntant cette voie du désir, aujourd’hui devenue académiquement marginale, les sociologues en auraient peut-être été mieux écoutés des architectes, toujours habités par leur quête projectuelle. C’est justement la voie que j’essaie d’esquisser ou plutôt de retrouver dans ce livre, en m’attachant à la figure de Baudrillard. Après tout, si les architectes ne s’étaient pas piqués de sociologie puis de philosophie à la fin des années 1960 et si les « gens des sciences humaines » n’étaient jamais venus enseigner au sein des écoles d’architecture, le post-modernisme architectural aurait-il simplement existé ? Le post-modernisme a de fait jeté son dévolu sur les sciences humaines, discipline-reine de ces années « structuralisantes », alors que les modernes avaient été fascinés par les ponts et le béton des ingénieurs. D’ailleurs, lorsqu’un célèbre critique, Kenneth Frampton, souhaita « se payer », comme on dit, le couple formé par Denise Scott-Brown et Robert Venturi et leur « urbanisme populiste », c’est sur ces « mauvaises influences » sociologiques qu’il s’est appuyé. Mais le post-modernisme architectural lui-même a pâti depuis d’une réception difficile et son histoire est pour le moins contrariée. La notion de post-modernisme est à cet égard révélatrice des glissements de sens et des déplacements conceptuels d'un domaine à l'autre. Baudrillard ayant été érigé (malgré les distances qu'il a prises avec cette notion) en prophète de la « post-modernité », pouvez-vous rappeler son sens et son importance pour l'architecture ? À la fin des années 1970, l’architecture et ses enjeux sont essentiels, et ils ont joué un rôle majeur dans l'élaboration de la notion de post-modernité, largement empruntée depuis. Il convient tout d'abord de rappeler que ce terme a été théorisé dans l’ouvrage fondateur de Charles Jencks, Le Langage de l’architecture post-moderne , qui paraît en 1977 à Londres (Academy ed.) et qui sera traduit en français l'année suivante chez Denoël. Il s'agit d'une sorte de manifeste critique à l'égard du modernisme en architecture, qui emprunte à la sémiologie la catégorie de « genres », laquelle lui permet de réunir sur un mode relâché un corpus relativement hétérogène et de considérer les styles comme des « ingrédients » nécessaires à l’architecture, sans trop chercher à ancrer leur historicité. L'essai de Jencks paraît donc deux ans avant La Condition postmoderne de Jean-François Lyotard, lequel élargira cette notion pour désigner ce qu'on entend encore par là aujourd'hui, à savoir une nouvelle condition intellectuelle caractérisée par l'abandon des grands récits de la modernité. Pour l'anecdote, Jencks reconnaîtra avoir choisi le terme « post-moderne » autant pour sa pertinence que pour le simple fait qu’il était déjà accrédité par les architectes qui avaient depuis un moment cessé de l’entourer de guillemets. Le contexte d'émergence d'une telle notion est marqué par le passage, un peu partout dans le monde occidental, des « masses », ces sujets uniformes qui ont caractérisé la première moitié du XX e siècle, aux « multitudes », ces subjectivités fragmentées et agrégées suivant des formes variables. En écho à ce phénomène social, se dessine une nouvelle logique architecturale, qui prend acte de l’épuisement définitif de la notion de standard . Bien avant Fredric Jameson habituellement cité avec déférence, Jencks l’avait pressenti, même s’il sera pour sa part moins souvent mobilisé hors du monde des architectes. C’est l’heure du « rétro » et du « déjà-vu » que l'historien Félix Torres, auteur en 1986 de Déjà vu. Post et néomodernisme : le retour du passé (éd. Ramsay), saura saisir avec justesse. Baudrillard, avec son nihilisme soft qui lui aura permis de saisir l’époque, s'efforce pour sa part de relativiser le social en tant que « code », comme l'ont été le temps et l’espace au XX e siècle : on assiste à ses yeux à la fin de la modernité et au début de l’ère de la simulation, du devenir-image de toute chose. La base démocratique s’effrite, le corps électoral s’épuise (chaque scrutin, désespérément, le confirme), le pouvoir est contraint de passer toujours plus en force, c’est l’état d’urgence permanent. Or, par sa situation transversale (voilà l’un des mots de l’époque), au carrefour de l’esthétique et du scientifique, du politique et de l’artistique, de l’économique et du sociologique, l’architecture devait logiquement proposer la première une synthèse de ces influences contradictoires. C'est ce dont témoigne Jürgen Habermas, lorsqu'il entre dans la controverse sur le post-modernisme sur un mode résolument critique (voyant dans ce dernier un mouvement chargé d’affectivité et de naïveté). Figure alors dominante de la philosophie européenne, il prononce à Francfort son célèbre discours sur « La Modernité, un projet inachevé » à l’occasion de la réception du prix Adorno (1980), qui est largement interprété comme une réponse au livre de Lyotard (du fait de la proximité des dates de parution), quoique vraisemblablement écrit en toute ignorance de ce dernier – qu’il ne cite pas ; Habermas réagit en fait à la première Biennale d’architecture de Venise de 1980 (« La présence du passé »), aux positions qu’y exprime Charles Jencks, ainsi qu’à la première mise en forme nostalgique qu’en propose alors cette exposition marquante. Un brin provocateur, le philosophe remarque que ce n’est pas la première fois que l’on rompt avec l’architecture moderne qui pourtant vit encore, mais il n’en identifie pas moins le nouveau pluralisme des styles comme une « conquête » face à l’hégémonie dépassée du modernisme, et perçoit le classicisme comme une ressource méritant d’être sereinement reconsidérée. Pour ce qui concerne Baudrillard, il s’est toujours un peu défié de ce courant de pensée et a régulièrement rejeté l’étiquette proprement dite lorsqu'elle lui était accolée. Mais on pourrait remarquer que Lyotard lui-même a déclaré dans l’un des derniers entretiens parus de son vivant : «  cette idée de postmoderne est une très mauvaise idée, le mot est très dangereux parce que beaucoup l’ont interprété comme ce qui vient après la modernité, ce qui est évidemment absurde puisque la modernité, c’est maintenant. [...] Je pense qu’il n’y a pas de goût postmoderne et qu’à partir du moment où l’on a fait du postmoderne en peinture, par exemple, ou du postmoderne architectural, c’était une erreur parce qu’on n’est plus du tout à l’époque du goût. Il y a longtemps que la notion de goût comme fondateur des œuvres, ou en tout cas comme régulateur des œuvres, a disparu. Elle a disparu à la fin du siècle dernier  » ( Ligéia , n°17-18, juin 1996). Du côté des architectes, c’est le festival du déni. Lorsque je suis arrivé pour ma part à Paris en 1993, sans doute encore un peu naïf, je fus surpris (et un peu déçu) que Bernard Huet, Jean Castex ou Philippe Panerai refusent catégoriquement l’emploi de ce terme pour qualifier leur travail de l’époque à l’occasion des entretiens qu’ils m’accordèrent avec bienveillance. Tant de livres, la plupart offrant tous les atours du sérieux académique, auraient donc menti, avec leurs titres ronflants… L’architecture « post-moderne » n’aurait tout simplement jamais existé, pas eu lieu. Les décennies 1980 et 1970, déjà inscrites il est vrai sous le signe de « la crise », n’en ont pas moins vu s’ériger nombre d’édifices aujourd’hui encore debout, utilisés, rénovés parfois. Et à Paris tout particulièrement, l’empreinte de l’architecture post-moderne n’a rien d’anecdotique. Le public élargi ne le sait pas toujours, mais il existe pourtant bel et bien un trou noir dans l’histoire de l’architecture récente, celle de la fin du XX e siècle, du moins une séquence difficilement assumée. Ce trou correspond précisément à l’affirmation du post-modernisme architectural, auquel fut longtemps préféré en France les noms euphémisants de « seconde modernité », « modernité douce », « succession du Mouvement moderne » ou encore « querelle des modernismes », jusqu’au très audacieux « baroque moderne ». Ce que vous dites à propos de l'architecture doit-il donc nous inviter à la penser comme un « fait social total », pour reprendre la terminologie de Marcel Mauss, c'est-à-dire comme ce qui permet de rendre lisible et compréhensible la forme de la société à une époque donnée ? Est-ce la raison pour laquelle Baudrillard s'est intéressé à l'objet architectural, précisément en tant qu'analyseur sauvage de l'époque contemporaine et miroir anthropologique grossissant des tendances qui y sont à l’œuvre ? Oui, l’architecture engage la totalité d’une culture et appuie sur les grands équilibres économiques et les consensus qui régissent nos modes de vie en société. C’est un « fait social total » et Baudrillard ne pouvait qu’y être sensible, lui qui resta attaché sa vie durant à Marcel Mauss, depuis ses premiers écrits et à travers tout ce qu’il a pu développer par la suite sur le numérique et le virtuel. D’une certaine manière, toute particulière certes, Baudrillard n’aura ainsi jamais lâché le lien qu’une société entretient avec ses espaces. C’est peut-être bien, après tout, ce lien spatial qui unifie le plus intimement les « deux » Baudrillard que d’aucuns ont voulu pédagogiquement discerner, entre celui du Système des objets  (1968) et de La société de consommation  (1970) et celui d’après – le Baudrillard de la maturité. Baudrillard – comme Roland Barthes, d’ailleurs – a envisagé le signe d’abord comme un fait social total , contre l’idée de « bon sens » qui voudrait que le monde nous apparaisse dans sa naturalité et sa franchise et que les signes dissolvent au contraire la réalité dans le langage. La science est grossière, la vie est subtile.
Texte intégral (4808 mots)

Parce qu’ils sont en général peu familiers de ses développements, les intellectuels français qui se sont intéressés à l’architecture sont assez peu nombreux – au contraire des architectes qui se sont souvent nourris de leur pensée. Baudrillard fait partie des quelques rares exceptions, de ces penseurs dont l’œuvre est traversée par des références à l’architecture, notamment pour ce qu’elle bouscule. Jean-Louis Violeau, sociologue et spécialiste de l'architecture, retrace son parcours, depuis l’intérêt qu'il avait développé pour l’urbain comme élément de la critique de la vie quotidienne, dans la foulée d’Henri Lefebvre, à celui qu'il a montré ensuite pour les « monstres urbains », en passant par sa collaboration fructueuse avec Jean Nouvel, avec qui il a publié un livre (Les Objets singuliers. Architecture et philosophie, Calmann-Lévy, 2000).

C’est aussi l’occasion pour l’auteur d’explorer les rapports entre architectes et sociologues et philosophes, à l’aune notamment des glissements et déplacements conceptuels qu’a pu connaître le post-modernisme lorsqu’il a migré de l’architecture à la philosophie, avant de reculer dans les deux disciplines, non sans laisser pour la première nombre de bâtiments toujours debout, utilisés, rénovés parfois, à Paris tout particulièrement...

 

Nicolas Poirier : Baudrillard connaissait bien certains architectes contemporains, en particulier Jean Nouvel, et a entretenu un échange intellectuel fécond avec eux. Mais c'est là une exception. Qu'est-ce qui explique, selon vous, le rapport compliqué qui semble exister entre les intellectuels et l'architecture ?

Jean-Louis Violeau : Cherchant à transmettre depuis plus de vingt ans les enseignements des sciences humaines au sein d’une école d’architecture, à Paris-Malaquais puis à Nantes, cette question du rapport des intellectuels à l’architecture de leur temps m’a toujours passionné. À première vue, ce rapport est nul et non avenu. On peut le déceler jusque dans les images que l'on possède des domiciles privés de ces « intellectuels » : ils habitent la plupart du temps des appartements haussmanniens classiques, parquet blond et murs blancs, discrètes moulures au plafond, cheminée parfois ; Pierre Bourdieu habitait un pavillon banal à Antony ; les photos du bureau-bibliothèque de Jacques Derrida, publiées dans Les Inrockuptibles à l’occasion de l’un des derniers entretiens accordés par le philosophe le 31 mars 2004, montrent un salon très simple, avec des baies vitrées orientées vers un jardinet, quelques livres entassés le long des cloisons, et c’est tout. Globalement, il est rarissime d’avoir en toile de fond l'ambiance des intérieurs que l’on trouve au sein des revues d’architecture.

Mais ce constat ne se limite pas aux seuls intellectuels. L'architecture n'est pas enseignée au collège et au lycée, contrairement à la littérature, à la musique voire au cinéma. Ainsi, tout individu a une connaissance même vague des courants musicaux et de ses formes d'expression ; mais très peu saurait définir le régionalisme critique tessinois, pourtant (presque) unanimement chéri des architectes. Tous les français ont déjà entendu les noms de Hugo, Balzac ou Zola, mais Viollet-le-Duc était encore un parfait inconnu pour la majorité d'entre eux avant que Notre-Dame de Paris ne s’embrase.

Pour revenir aux intellectuels, il faut noter que si les philosophes ont négligé l'architecture, les architectes ont, quant à eux, largement intégré les réflexions de certains auteurs éminents. Ainsi, la pensée de Jacques Derrida sur la « déconstruction » est au cœur des débats doctrinaux chez les architectes depuis une fameuse exposition qui s’était tenue au Moma (Musée d'art moderne, New York) en 1988 – « Deconstructivist Architecture ». Or, si tous les enseignants exerçant au sein des écoles d’architecture connaissent (au moins) le nom de Jacques Derrida, je doute fort que tous les enseignants des départements de philosophie connaissent simplement le nom de Peter Eisenman – qui a dialogué des années durant avec Derrida en compagnie de Bernard Tschumi, le concepteur du Parc de la Villette à Paris. De même, on peut considérer que le texte de Michel Foucault sur les « hétérotopies », intitulé « Des espaces autres », fait aujourd’hui partie du bagage culturel de tout étudiant en école d’architecture, tout comme les travaux de Pierre Bourdieu sur l’espace kabyle, les ouvrages de Bruno Latour ou le dernier tome de la trilogie des Sphères de Peter Sloterdijk, qui constitue un ouvrage d’histoire de l’architecture à part entière.

Baudrillard, pour sa part, ne s'est jamais défini comme un penseur ou un théoricien de l'architecture, mais son intérêt s'est très tôt porté sur l'objet architectural, en un sens particulier. À l'inverse du rapport spontané du citadin, qui attend de l'architecture qu'elle maîtrise et harmonise l'espace, Baudrillard s'est penché sur le cas des « monstres urbains », qui incarnent la part de non-maîtrisable se logeant au cœur de l'architecture. Pourquoi s'intéresser à de tels objets ?

L'architecture traverse en effet les ouvrages de Baudrillard de part en part, et son propre rapport à l’espace reflète assez fidèlement les inflexions générales de sa pensée. Baudrillard a commencé par s’intéresser à deux items qui intéressent les architectes au premier chef : le signe et ses logiques, et les objets formant système.

Mais il a en effet rapidement montré une nette préférence pour les objets non-domestiqués, et en architecture pour ce qu’il a nommé les « monstres urbains » ou les « super-objets ». Depuis Les Stratégies fatales, en 1983, il aura été un sociologue imaginatif, intuitif et détaché, avec un regard décalé. D’où son intérêt pour les architectures qui résistent à l’interprétation et semblent mener leur vie propre, comme détachés de leurs concepteurs. De là sa passion pour les tours jumelles du World Trade Center, pour le projet Biosphère II, pour Beaubourg, pour le Guggenheim-logo de Bilbao et peut-être bien aussi pour certaines architectures parlantes de Jean Nouvel.

Toutes ces concrétions non domestiquées ont en commun d’avoir d’abord cherché à porter le tranchant de la différence dans l’équivalence généralisée. Si les objets communs mentent sur leur fonction, ce n'est pas le cas des « super-objets », des « monstres ». Le Juicy Salif de Philippe Starck ne pressera jamais d’agrumes mais les Twin Towers auront longtemps abrité le cœur de la finance internationale à Manhattan – d’où la fascination de Baudrillard pour le 11-Septembre.

Même si le réel se trouve progressivement remplacé par les signes du réel, le négatif ne disparaîtra jamais. À l’ère du no fake et d’une quête partagée d’authenticité, ce regard sociologique rencontre aujourd’hui un regain d’intérêt à travers les conduites ambivalentes et les goûts variés des enfants du numérique que l’on peut régulièrement croiser au sein des écoles d’architecture.

Vous montrez dans votre livre que les questions relatives à l'architecture et à l'urbanisme intéressent Baudrillard dans la mesure où elles constituent un élément essentiel de la critique de la vie quotidienne. Pouvez-vous revenir sur cet aspect ?

Nous sommes au milieu de la décennie 1960. Les analyses existentialistes de la vie ordinaire invitent depuis quelques années les intellectuels à emprunter de nouveaux modes de description du social. L’un d’entre eux, ami de Tristan Tzara comme de Roger Vailland, ayant entretenu une proximité houleuse avec les surréalistes tout en ayant bien pris soin de toujours se tenir à bonne distance de la figure sartrienne, trace depuis quelques années un sillon original pour élaborer une « critique de la vie quotidienne » où la pensée marxiste occupe toute sa place : Henri Lefebvre (1901-1991). Avec Le Droit à la ville (1968), l’espace va bientôt occuper dans ses écrits une position centrale ; et cela n’aura rien d’une voie de garage de fin de carrière. Il comprend très vite en effet l’espace comme un objet situé au carrefour des logiques de production. Hypothèse pionnière pour l’époque, il y décèle la source d’un renouveau potentiel de l’économie politique et anticipe, avant tout le monde, une extension de la lutte des classes à l’espace.

En ce milieu de la décennie 1960, les philosophes demeurent quand même toujours un peu condescendants vis-à-vis des sciences sociales appliquées, et les sociologues « de service », comme on les dénomme habituellement, sont encore considérés comme des marginaux. Henri Lefebvre, qui avait débuté sa carrière au CNRS en sociologue du monde rural avec des enquêtes dans les Pyrénées, sort du placard des sciences sociales purement empiriques – où les philosophes couronnés n’auraient pas manqué de l’enfermer – grâce à l'urbain et à la fréquentation des architectes. Parmi ses assistants d’alors, Hubert Tonka et Jean Baudrillard l’accompagneront, le précédant même une fois passé Mai 68, ce qui n’ira pas sans poser problème. Comme pour les situationnistes, la rencontre entre Lefebvre et la petite bande qui va donner naissance à la revue Utopie en 1966 se cristallise d’abord dans sa maison de vacances à Navarrenx. Les architectes Jean Aubert, Jean-Paul Jungmann et Antoine Stinco, sont rapidement de la partie, conviés par Hubert Tonka qui navigue aisément entre l’Institut d’urbanisme de la rue Michelet où il enseigne et les ateliers des Beaux-Arts de la rue Bonaparte où le trio dessine. Dans ce maquis gauchiste, il est alors le critique – au sens plein – d’un trio d’architectes « bozardeux » qui ne sait pas toujours très bien au service de quelle cause mettre son indéniable talent graphique en ces temps de floraison des chapelles groupusculaires.

En 1970, dans La Société de consommation (que l’aîné Henri Lefebvre avait préféré dès 1960 dénommer « société bureaucratique de consommation dirigée »), Baudrillard prolonge en sociologue les pistes qu’il avait déjà lancées dans les deux premiers numéros d’Utopie (1967 et 1969) et Le Système des objets (1968) en évoquant le « drugstore élargi aux dimensions du centre commercial et de la ville du futur ». Rétrospectivement, il évoquera d’ailleurs cette revue comme l’un des seuls lieux où une alchimie a pu un temps véritablement fonctionner, notamment parce que les architectes étaient « sortis du détail de leur activité » en écartant toute ambition de construction. Lefebvre fera une unique mais solide apparition dans la revue, dans un long article paru dans le n° 2-3 en 1969. Il n’y reviendra pas. Comme il se plaira lui-même à le rappeler quelques années plus tard dans Le Temps des méprises, en 1975, « dès les premiers succès d’une idée ou d’une tendance, je me dégage. Le succès, je m’en méfie ; il me paraît suspect ». S’y ajoutait une incompréhension : Lefebvre ne comprenait plus ces jeunes, et surtout il n’était pas prêt à suivre cette bande sur les chemins de « l’utopie négative », comme il la nommait, lui préférant « l’utopie concrète » pour s’engouffrer dans les fissures et les fêlures plutôt que chercher à penser la clôture et la totalité.

Un peu plus tard, Baudrillard rencontre Jean Nouvel, l'un des architectes français les plus connus aujourd’hui, ainsi que le philosophe et urbaniste Paul Virilio. Quel rôle ont-ils joué dans sa réflexion sur l'espace et l'architecture ?

La rencontre entre Baudrillard et Nouvel se noue une grosse décennie plus tard, au tout début des années 1980. À ce moment-là, le sociologue accompagne l’architecte, qui est commissaire d’une exposition qui se tient en 1982 aux Beaux-Arts, intitulée « La Modernité ou l’esprit du temps », et qui fait date. Elle s’inscrit en effet au cœur de la controverse entre modernité et postmodernité qui anime alors depuis quelques années l’univers des architectes, avant de s’étendre à l’ensemble du monde des idées. Le sociologue donne un texte pour le catalogue, intitulé « La fin de la modernité ou l’ère de la simulation », paru deux ans plus tôt dans l’Encyclopaedia Universalis. On a pourtant ricané sur le compagnonnage de Jean Nouvel avec le sociologue, jugé « superficiel ». Il n’empêche, ce lien s’est établi dans la durée et sous le signe de l’admiration, comme en témoigne le dialogue qui donnera lieu aux Objets singuliers, recueil paru chez Calmann-Lévy en 2000. En 1987, Baudrillard s’était d’ailleurs à nouveau trouvé embarqué dans le catalogue de la première exposition monographique que l’IFA, l’Institut Français d’Architecture, avait consacrée à l’architecte.

Cette même année, Nouvel reçoit, avec l'agence Architecture Studio, l’Equerre d’argent – surnommée « Goncourt des architectes » –, pour l’Institut du Monde Arabe. Jean Nouvel s’est souvent dit « complexé » (dans le meilleur sens du terme) par son seul savoir d’architecte. Il se plaignait, à juste titre, du manque de reconnaissance du discours et de l’écrit dans la panoplie des outils de l’architecte. Pour lui, tout architecte se doit, par vocation autant que par « profession », d’avoir une façon bien à lui d’envisager les liens que l’architecture entretient avec le social. Mais aux yeux des architectes un peu trop sûrs d’eux, le sociologue pose trop de questions ; il est comme un obstacle supplémentaire dans la longue chaîne des acteurs se dressant sur la route de leurs projets. À l'inverse, l'ensemble des textes et des interventions de Jean Nouvel montre qu'il s'est, au fond, plus souvent exprimé en sociologue qu’en architecte. Jean Nouvel s’est toujours battu contre une architecture revendiquant son autonomie, préférant la définir comme une discipline de récupération et de synthèse de sensations visuelles, une alchimie plutôt qu’une addition de recettes. Un peu comme Baudrillard – qui, lui, était un sociologue qui ne croyait pas au social (ce qui ne l’a jamais empêché de commenter l’actualité) – Nouvel est un architecte qui, d'une certaine manière, ne croit pas en l’architecture (ce qui ne l’a jamais empêché d’en concevoir).

Le compagnonnage avec Paul Virilio, pour sa part, est plus ancien, puisque l’architecte l’a croisé dès ses débuts dans l’agence de Claude Parent, à la toute fin des années 1960. C’est le moment où, sur un désaccord politique, Virilio quitte Parent, auquel il était associé depuis 1963 et la création du groupe « Architecture Principe », pour s’engager au lendemain de Mai 68 dans l’enseignement à l’École Spéciale d’Architecture. De sa lecture de Virilio, Jean Nouvel a vite compris, avant les autres et dès la parution de L’Espace critique en 1984, que les limites d’un bâtiment n’étaient plus désormais définies par ses façades, mais par l’interface entre l’homme et les machines. Autrement dit, l'architecture n'est pas seulement une façon de permettre aux hommes d'habiter l'espace ; elle se trouve au cœur de la relation entre l'homme et les machines dans le monde moderne.

D'autres exemples de collaborations fécondes entre architectes et sociologues ou philosophes figurent dans votre livre. On peut mentionner le cas de l'architecte américain Peter Eisenman, qui est aussi un théoricien de l'architecture et qui s'est inscrit dans le sillage de Jacques Derrida pour étudier le problème de la forme dans l'architecture moderne. L'architecture d'Eisenman est-elle pour autant « déconstructive » ? Plus généralement, et au-delà de la théorie, peut-on attester de l'influence de ces sociologues et philosophes dans les réalisations architecturales elles-mêmes ?

Vous pointez ici ce qui a permis le succès rapide de certains philosophes auprès des architectes : la reprise de leur pensée et de certaines de leurs notions a pu avoir lieu, parfois de manière fulgurante, lorsque la métaphore était pour ainsi dire déjà « spatialisée » et donc disponible pour un transfert immédiat. C'est le cas pour le rhizome chez Deleuze et Guattari, la déconstruction chez Derrida, l’écume et les bulles chez Sloterdijk, ou encore les disciplines chez Foucault. Chez ce dernier, à partir de L’Archéologie du savoir (1969) et au moins jusqu’à Surveiller et punir (1975), les métaphores spatiales abondent pour penser la « machinerie » du pouvoir. Un jeu mouvant s’y organise même entre un procès de métaphorisation spatiale et la construction d'un appareillage conceptuel. Le glissement permanent de l'un sur l'autre accompagne le déroulement de la trame discursive, et les architectes s’en sont bien entendu saisi, souvent de manière littérale – certains, comme Bruno Fortier, entament d’ailleurs des recherches à ses côtés à ce moment-là.

À tel point, d’ailleurs, que depuis cette brèche ouverte par les travaux de Michel Foucault, une tradition s’est peu ou prou imposée dans l’apport possible de la philosophie, et elle renvoie, un peu grossièrement parfois, l’architecture à un dispositif de contrôle des conduites. Pourtant, le nomadisme conceptuel aurait aussi pu s’avérer propice à l’émancipation (par le détournement, notamment) et susciter ainsi des désirs et des pratiques contradictoires. Empruntant cette voie du désir, aujourd’hui devenue académiquement marginale, les sociologues en auraient peut-être été mieux écoutés des architectes, toujours habités par leur quête projectuelle.

C’est justement la voie que j’essaie d’esquisser ou plutôt de retrouver dans ce livre, en m’attachant à la figure de Baudrillard. Après tout, si les architectes ne s’étaient pas piqués de sociologie puis de philosophie à la fin des années 1960 et si les « gens des sciences humaines » n’étaient jamais venus enseigner au sein des écoles d’architecture, le post-modernisme architectural aurait-il simplement existé ? Le post-modernisme a de fait jeté son dévolu sur les sciences humaines, discipline-reine de ces années « structuralisantes », alors que les modernes avaient été fascinés par les ponts et le béton des ingénieurs. D’ailleurs, lorsqu’un célèbre critique, Kenneth Frampton, souhaita « se payer », comme on dit, le couple formé par Denise Scott-Brown et Robert Venturi et leur « urbanisme populiste », c’est sur ces « mauvaises influences » sociologiques qu’il s’est appuyé. Mais le post-modernisme architectural lui-même a pâti depuis d’une réception difficile et son histoire est pour le moins contrariée.

La notion de post-modernisme est à cet égard révélatrice des glissements de sens et des déplacements conceptuels d'un domaine à l'autre. Baudrillard ayant été érigé (malgré les distances qu'il a prises avec cette notion) en prophète de la « post-modernité », pouvez-vous rappeler son sens et son importance pour l'architecture ?

À la fin des années 1970, l’architecture et ses enjeux sont essentiels, et ils ont joué un rôle majeur dans l'élaboration de la notion de post-modernité, largement empruntée depuis. Il convient tout d'abord de rappeler que ce terme a été théorisé dans l’ouvrage fondateur de Charles Jencks, Le Langage de l’architecture post-moderne, qui paraît en 1977 à Londres (Academy ed.) et qui sera traduit en français l'année suivante chez Denoël. Il s'agit d'une sorte de manifeste critique à l'égard du modernisme en architecture, qui emprunte à la sémiologie la catégorie de « genres », laquelle lui permet de réunir sur un mode relâché un corpus relativement hétérogène et de considérer les styles comme des « ingrédients » nécessaires à l’architecture, sans trop chercher à ancrer leur historicité. L'essai de Jencks paraît donc deux ans avant La Condition postmoderne de Jean-François Lyotard, lequel élargira cette notion pour désigner ce qu'on entend encore par là aujourd'hui, à savoir une nouvelle condition intellectuelle caractérisée par l'abandon des grands récits de la modernité. Pour l'anecdote, Jencks reconnaîtra avoir choisi le terme « post-moderne » autant pour sa pertinence que pour le simple fait qu’il était déjà accrédité par les architectes qui avaient depuis un moment cessé de l’entourer de guillemets.

Le contexte d'émergence d'une telle notion est marqué par le passage, un peu partout dans le monde occidental, des « masses », ces sujets uniformes qui ont caractérisé la première moitié du XXe siècle, aux « multitudes », ces subjectivités fragmentées et agrégées suivant des formes variables. En écho à ce phénomène social, se dessine une nouvelle logique architecturale, qui prend acte de l’épuisement définitif de la notion de standard. Bien avant Fredric Jameson habituellement cité avec déférence, Jencks l’avait pressenti, même s’il sera pour sa part moins souvent mobilisé hors du monde des architectes. C’est l’heure du « rétro » et du « déjà-vu » que l'historien Félix Torres, auteur en 1986 de Déjà vu. Post et néomodernisme : le retour du passé (éd. Ramsay), saura saisir avec justesse.

Baudrillard, avec son nihilisme soft qui lui aura permis de saisir l’époque, s'efforce pour sa part de relativiser le social en tant que « code », comme l'ont été le temps et l’espace au XXe siècle : on assiste à ses yeux à la fin de la modernité et au début de l’ère de la simulation, du devenir-image de toute chose. La base démocratique s’effrite, le corps électoral s’épuise (chaque scrutin, désespérément, le confirme), le pouvoir est contraint de passer toujours plus en force, c’est l’état d’urgence permanent. Or, par sa situation transversale (voilà l’un des mots de l’époque), au carrefour de l’esthétique et du scientifique, du politique et de l’artistique, de l’économique et du sociologique, l’architecture devait logiquement proposer la première une synthèse de ces influences contradictoires. C'est ce dont témoigne Jürgen Habermas, lorsqu'il entre dans la controverse sur le post-modernisme sur un mode résolument critique (voyant dans ce dernier un mouvement chargé d’affectivité et de naïveté). Figure alors dominante de la philosophie européenne, il prononce à Francfort son célèbre discours sur « La Modernité, un projet inachevé » à l’occasion de la réception du prix Adorno (1980), qui est largement interprété comme une réponse au livre de Lyotard (du fait de la proximité des dates de parution), quoique vraisemblablement écrit en toute ignorance de ce dernier – qu’il ne cite pas ; Habermas réagit en fait à la première Biennale d’architecture de Venise de 1980 (« La présence du passé »), aux positions qu’y exprime Charles Jencks, ainsi qu’à la première mise en forme nostalgique qu’en propose alors cette exposition marquante. Un brin provocateur, le philosophe remarque que ce n’est pas la première fois que l’on rompt avec l’architecture moderne qui pourtant vit encore, mais il n’en identifie pas moins le nouveau pluralisme des styles comme une « conquête » face à l’hégémonie dépassée du modernisme, et perçoit le classicisme comme une ressource méritant d’être sereinement reconsidérée.

Pour ce qui concerne Baudrillard, il s’est toujours un peu défié de ce courant de pensée et a régulièrement rejeté l’étiquette proprement dite lorsqu'elle lui était accolée. Mais on pourrait remarquer que Lyotard lui-même a déclaré dans l’un des derniers entretiens parus de son vivant : « cette idée de postmoderne est une très mauvaise idée, le mot est très dangereux parce que beaucoup l’ont interprété comme ce qui vient après la modernité, ce qui est évidemment absurde puisque la modernité, c’est maintenant. [...] Je pense qu’il n’y a pas de goût postmoderne et qu’à partir du moment où l’on a fait du postmoderne en peinture, par exemple, ou du postmoderne architectural, c’était une erreur parce qu’on n’est plus du tout à l’époque du goût. Il y a longtemps que la notion de goût comme fondateur des œuvres, ou en tout cas comme régulateur des œuvres, a disparu. Elle a disparu à la fin du siècle dernier » (Ligéia, n°17-18, juin 1996).

Du côté des architectes, c’est le festival du déni. Lorsque je suis arrivé pour ma part à Paris en 1993, sans doute encore un peu naïf, je fus surpris (et un peu déçu) que Bernard Huet, Jean Castex ou Philippe Panerai refusent catégoriquement l’emploi de ce terme pour qualifier leur travail de l’époque à l’occasion des entretiens qu’ils m’accordèrent avec bienveillance. Tant de livres, la plupart offrant tous les atours du sérieux académique, auraient donc menti, avec leurs titres ronflants… L’architecture « post-moderne » n’aurait tout simplement jamais existé, pas eu lieu. Les décennies 1980 et 1970, déjà inscrites il est vrai sous le signe de « la crise », n’en ont pas moins vu s’ériger nombre d’édifices aujourd’hui encore debout, utilisés, rénovés parfois. Et à Paris tout particulièrement, l’empreinte de l’architecture post-moderne n’a rien d’anecdotique. Le public élargi ne le sait pas toujours, mais il existe pourtant bel et bien un trou noir dans l’histoire de l’architecture récente, celle de la fin du XXe siècle, du moins une séquence difficilement assumée. Ce trou correspond précisément à l’affirmation du post-modernisme architectural, auquel fut longtemps préféré en France les noms euphémisants de « seconde modernité », « modernité douce », « succession du Mouvement moderne » ou encore « querelle des modernismes », jusqu’au très audacieux « baroque moderne ».

Ce que vous dites à propos de l'architecture doit-il donc nous inviter à la penser comme un « fait social total », pour reprendre la terminologie de Marcel Mauss, c'est-à-dire comme ce qui permet de rendre lisible et compréhensible la forme de la société à une époque donnée ? Est-ce la raison pour laquelle Baudrillard s'est intéressé à l'objet architectural, précisément en tant qu'analyseur sauvage de l'époque contemporaine et miroir anthropologique grossissant des tendances qui y sont à l’œuvre ?

Oui, l’architecture engage la totalité d’une culture et appuie sur les grands équilibres économiques et les consensus qui régissent nos modes de vie en société. C’est un « fait social total » et Baudrillard ne pouvait qu’y être sensible, lui qui resta attaché sa vie durant à Marcel Mauss, depuis ses premiers écrits et à travers tout ce qu’il a pu développer par la suite sur le numérique et le virtuel. D’une certaine manière, toute particulière certes, Baudrillard n’aura ainsi jamais lâché le lien qu’une société entretient avec ses espaces. C’est peut-être bien, après tout, ce lien spatial qui unifie le plus intimement les « deux » Baudrillard que d’aucuns ont voulu pédagogiquement discerner, entre celui du Système des objets (1968) et de La société de consommation (1970) et celui d’après – le Baudrillard de la maturité.

Baudrillard – comme Roland Barthes, d’ailleurs – a envisagé le signe d’abord comme un fait social total, contre l’idée de « bon sens » qui voudrait que le monde nous apparaisse dans sa naturalité et sa franchise et que les signes dissolvent au contraire la réalité dans le langage. La science est grossière, la vie est subtile.

18.06.2024 à 11:00

L'affaiblissement de l'Etat mine la cohésion sociale

Le Baromètre de la confiance politique , l'enquête par vagues du CEVIPOF, scrute depuis bientôt une quinzaine d'année la confiance en soi, dans les autres, dans les institutions et le personnel politique, mais aussi le rapport à la démocratie, à ses principes et à son fonctionnement en France. Elle les compare désormais aux autres pays. Elle constitue une base de données sans équivalent pour analyser la crise démocratique que nous traversons. L'une des caractéristiques prise par cette crise ces dernières années consiste en une montée inédite de la violence politique, dont Luc Rouban analyse les raisons dans son dernier livre. Il insiste sur la délégitimation de la hiérarchie sociale. Les institutions démocratiques, systématiquement affaiblies par la confusion entretenue au plus haut niveau de l'Etat entre les sphères privée et publique, ne sont plus en état de jouer le rôle régulateur qui était le leur concernant la réussite sociale. L'expérience subjective de chacun devient ainsi l'aune à laquelle il juge les responsables politiques et leurs actions, sans se soucier de rien d'autre.   Nonfiction : Comment caractériser la crise politique que nous connaissons depuis au moins 2017-2018 ? Luc Rouban : Nous sommes dans une crise démocratique profonde. Comme le montrent toutes les enquêtes comparatives, la France est l’un des pays européens où le mécontentement démocratique est le plus fort. Cette situation souterraine, longtemps peu visible, a émergé et s’est exprimée depuis 2017 par la multiplication de violences en métropole comme en outre-mer. Ce n’est pas une crise politique ordinaire où il suffit, pour la régler, de nouvelles élections, d’un nouveau gouvernement, voire de nouvelles institutions ou d’une pratique différente des institutions, faisant davantage de place, par exemple par le référendum, à la démocratie directe. On a vu qu’un électeur sur deux seulement s’est déplacé pour les élections européennes et les commentateurs seront heureux si le taux de participation aux prochaines législatives atteint les 65%. Cette crise du long terme, sous-jacente, s’est exprimée pour la première fois à travers le mouvement des Gilets jaunes qui a donné le coup d’envoi de manifestations souvent très violentes, à la limite de l’insurrection. Ces violences se sont multipliées ensuite, lors de la réforme des retraites, mais aussi au quotidien, contre les policiers, ce qui n’est pas nouveau, mais aussi contre les élus, les enseignants, ce qui l’est beaucoup plus. C’est une crise anthropologique du rapport entre l’individu et le politique, la recherche d’une citoyenneté nouvelle qui ne s’insère plus dans la traditionnelle lutte des classes mais dans un regard bien plus aigu que chacun porte sur sa situation subjective. Comment expliquer une telle violence ? Cette violence est la conséquence d’une désocialisation, notamment des jeunes, mais encore de personnes de tous âges dont le rapport à la communauté nationale s’est délité. Ce phénomène d’anomie, c’est-à-dire de déliaison sociale, peut produire des réactions de pure violence individuelle contre des élus ou des fonctionnaires regardés non plus comme des représentants ou des agents de la démocratie mais comme des décideurs privilégiés qui ne répondent pas assez ou pas assez vite aux demandes des administrés qui se conduisent en consommateurs et non plus en citoyens : j’ai payé des impôts, vous êtes à mon service. Mais le défaut de lien social peut également conduire à le reconstituer ailleurs, dans des communautés religieuses radicalisées ou criminelles. Les jeunes travaillant pour les trafiquants de drogue retrouvent une hiérarchie, une autorité, des règles de conduite très durement sanctionnées en cas de non-respect. Mais on sort alors de l’autorité de type bureaucratique pour retrouver une autorité traditionnelle, celle du clan, de la famille, et une hiérarchie claire qui sanctionne durement ceux qui ne la respecte pas. Il faut voir selon vous dans cette violence la marque d’une remise en cause plus générale de la hiérarchie sociale, dépassant très largement les sondés disposés à légitimer la violence. Pourriez-vous en dire un mot ? Le recours plus systématique à la violence contre les institutions est le signe d’une crise de légitimité de l’ordre social plus que d’une simple propension à l’adoption de comportements illégaux. Ce qui est significatif est le fait que ces violences dépassent le monde habituel de la délinquance pour concerner des diplômés, des retraités, des personnes appartenant aux catégories moyennes et supérieures. On l’a vu lors des manifestations contre la réforme des retraites. L’acceptabilité de la violence de type politique a progressé et fait partie des répertoires d’action légitime dès lors que la cause défendue prend valeur morale, comme on le voit en matière de défense de l’environnement. Le moteur de cette violence polymorphe est le rejet d’un ordre social reposant sur une hiérarchie dont on récuse le mérite ou la rationalité. Pour une grande partie des enquêtés, qui en jugent désormais à partir de leur vécu – une dimension subjective souvent sous-estimée – les institutions démocratiques ne jouent plus le rôle régulateur attendu dans la réussite sociale… Oui, on voit bien dans les enquêtes que les classements « objectifs » faits en catégories socioprofessionnelles par l’INSEE sont bien moins clivants que les classements subjectifs que les enquêtés peut établir quant à la place qu’ils pensent occuper dans la société. La question de l’égalité tend alors à s’effacer devant la question de l’équité : ce n’est pas la disparité de richesses économiques qui posent un problème mais bien plutôt l’absence d’une règle du jeu social commune concernant la mobilité sociale et la réussite. Autrement dit, le regard s’est déplacé de la question de redistribution des richesses, question toujours au centre des programmes de gauche, vers la question de l’accès aux richesses, question portée par le libéralisme et les droites. Comme on le voit aujourd’hui, ce sont bien les droites qui ont le vent en poupe sur le plan électoral. La question des dynamiques sociales en France, abordée par le macronisme en 2017 mais sans effet tangible depuis, reste au cœur des préoccupations des électeurs RN. Quelle place attribuer dans ces attitudes à la question du travail ou encore à celle de l’école ? Si le regard porte sur la mobilité sociale, les questions du travail et de l’école deviennent centrales. Pour le travail, la proportion, à catégorie sociale égale, de personnes considérant que leurs efforts et leur mérite ne sont pas récompensés est plus importante en France que dans d’autres pays européens. Quant au rapport au diplôme, on voit qu’il crée une forte contrainte chez les jeunes car ne pas en avoir c’est prendre le risque d’échouer dans la vie et en plus d’être méprisé. Mais cette contrainte est mal supportée car la valeur relative des diplômes sur le marché du travail a baissé. Au bout du compte, on fait face à des phénomènes de déclassement social, les diplômés ayant des situations professionnelles bien plus modestes que ce que leurs diplômes pouvaient leur laisser espérer. Le rapport au diplôme et au travail s’est fortement dégradé, ce qui a nourri une colère sourde contre une méritocratie républicaine qui ne fonctionne pas ou plus. Vous expliquez que l’affaiblissement de l’Etat est à la fois le produit de réformes structurelles mal avisées, et celui d’une confusion entre public et privé. Ce mélange des sphères s’est beaucoup aggravé sous la présidence d’Emmanuel Macron, dans laquelle l’Etat au plus haut niveau est géré comme une grande entreprise privée par un président omnipotent, en complet déphasage avec la réalité des rapports sociaux. Pourriez-vous expliciter ce point ? Si vous entretenez la confusion entre ce qui est public et ce qui est privé, vous désacralisez les institutions : le professeur, l’élu, l’infirmière deviennent des domestiques. Cette confusion des registres, qui s’exprime aussi au sommet de l’État par l’arrivée de nombreux conseillers venant du secteur privé dans les entourages de l’exécutif ou par le recours systématique à des cabinet de conseils filiales de grands groupes internationaux, conduit à affaiblir la parole publique qui devient suspecte d’être sous influence. Le soupçon de conflit d’intérêt se généralise. Et pourquoi devrait-on respecter un État qui fonctionne comme une entreprise privée ? On entre alors dans un rapport de forces, pouvoir privé contre pouvoir privé. C’est une régression historique qui nous ramène presque aux relations de pouvoir existant au Moyen-Age ou, du moins, avant la création d’un État moderne à partir du XVIIe siècle. Si vous ajoutez à cela une concentration inédite du pouvoir à l’Élysée, vous obtenez la recette d’une crise démocratique du long terme puisque le sommet se coupe de la base. Si le diagnostic est juste, la crise que nous vivons ne pourrait être résolue que par des réformes concernant les principales institutions sociales et le fonctionnement de l’Etat, qui prendront nécessairement du temps… Diriez-vous que cet objectif de rétablissement de l’Etat devrait faire partie d’un programme de gauche ou toutes les familles politiques pourraient-elles le mettre à leur agenda ? La question du retour de l’État et de son autorité est portée autant par la gauche que par la droite et l’extrême-droite, mais, évidemment, dans des perspectives différentes. Il demeure que la République ne fonctionne plus sans un État fort et respecté, quitte à recourir, de temps à autre, à la démocratie directe. La crise actuelle est directement liée à cet affaiblissement de l’État qui, en France bien plus que dans les autres pays européens, reste le grand régulateur des rapports sociaux, de l’accès aux élites et de leur légitimation. Mais renforcer l’État, ce n’est pas nécessairement lui donner tous les pouvoirs, bien au contraire. La décentralisation est devenue un impératif pour répondre à la demande de proximité et de réalisme qui émane des citoyens. * Illustration : Olivier Ortelpa, 23/03/2019, Montmartre, acte XIX du mouvement des gilets jaunes (CC).  
Texte intégral (1905 mots)

Le Baromètre de la confiance politique, l'enquête par vagues du CEVIPOF, scrute depuis bientôt une quinzaine d'année la confiance en soi, dans les autres, dans les institutions et le personnel politique, mais aussi le rapport à la démocratie, à ses principes et à son fonctionnement en France. Elle les compare désormais aux autres pays. Elle constitue une base de données sans équivalent pour analyser la crise démocratique que nous traversons.

L'une des caractéristiques prise par cette crise ces dernières années consiste en une montée inédite de la violence politique, dont Luc Rouban analyse les raisons dans son dernier livre. Il insiste sur la délégitimation de la hiérarchie sociale. Les institutions démocratiques, systématiquement affaiblies par la confusion entretenue au plus haut niveau de l'Etat entre les sphères privée et publique, ne sont plus en état de jouer le rôle régulateur qui était le leur concernant la réussite sociale. L'expérience subjective de chacun devient ainsi l'aune à laquelle il juge les responsables politiques et leurs actions, sans se soucier de rien d'autre.

 

Nonfiction : Comment caractériser la crise politique que nous connaissons depuis au moins 2017-2018 ?

Luc Rouban : Nous sommes dans une crise démocratique profonde. Comme le montrent toutes les enquêtes comparatives, la France est l’un des pays européens où le mécontentement démocratique est le plus fort. Cette situation souterraine, longtemps peu visible, a émergé et s’est exprimée depuis 2017 par la multiplication de violences en métropole comme en outre-mer. Ce n’est pas une crise politique ordinaire où il suffit, pour la régler, de nouvelles élections, d’un nouveau gouvernement, voire de nouvelles institutions ou d’une pratique différente des institutions, faisant davantage de place, par exemple par le référendum, à la démocratie directe. On a vu qu’un électeur sur deux seulement s’est déplacé pour les élections européennes et les commentateurs seront heureux si le taux de participation aux prochaines législatives atteint les 65%. Cette crise du long terme, sous-jacente, s’est exprimée pour la première fois à travers le mouvement des Gilets jaunes qui a donné le coup d’envoi de manifestations souvent très violentes, à la limite de l’insurrection. Ces violences se sont multipliées ensuite, lors de la réforme des retraites, mais aussi au quotidien, contre les policiers, ce qui n’est pas nouveau, mais aussi contre les élus, les enseignants, ce qui l’est beaucoup plus. C’est une crise anthropologique du rapport entre l’individu et le politique, la recherche d’une citoyenneté nouvelle qui ne s’insère plus dans la traditionnelle lutte des classes mais dans un regard bien plus aigu que chacun porte sur sa situation subjective.

Comment expliquer une telle violence ?

Cette violence est la conséquence d’une désocialisation, notamment des jeunes, mais encore de personnes de tous âges dont le rapport à la communauté nationale s’est délité. Ce phénomène d’anomie, c’est-à-dire de déliaison sociale, peut produire des réactions de pure violence individuelle contre des élus ou des fonctionnaires regardés non plus comme des représentants ou des agents de la démocratie mais comme des décideurs privilégiés qui ne répondent pas assez ou pas assez vite aux demandes des administrés qui se conduisent en consommateurs et non plus en citoyens : j’ai payé des impôts, vous êtes à mon service. Mais le défaut de lien social peut également conduire à le reconstituer ailleurs, dans des communautés religieuses radicalisées ou criminelles. Les jeunes travaillant pour les trafiquants de drogue retrouvent une hiérarchie, une autorité, des règles de conduite très durement sanctionnées en cas de non-respect. Mais on sort alors de l’autorité de type bureaucratique pour retrouver une autorité traditionnelle, celle du clan, de la famille, et une hiérarchie claire qui sanctionne durement ceux qui ne la respecte pas.

Il faut voir selon vous dans cette violence la marque d’une remise en cause plus générale de la hiérarchie sociale, dépassant très largement les sondés disposés à légitimer la violence. Pourriez-vous en dire un mot ?

Le recours plus systématique à la violence contre les institutions est le signe d’une crise de légitimité de l’ordre social plus que d’une simple propension à l’adoption de comportements illégaux. Ce qui est significatif est le fait que ces violences dépassent le monde habituel de la délinquance pour concerner des diplômés, des retraités, des personnes appartenant aux catégories moyennes et supérieures. On l’a vu lors des manifestations contre la réforme des retraites. L’acceptabilité de la violence de type politique a progressé et fait partie des répertoires d’action légitime dès lors que la cause défendue prend valeur morale, comme on le voit en matière de défense de l’environnement. Le moteur de cette violence polymorphe est le rejet d’un ordre social reposant sur une hiérarchie dont on récuse le mérite ou la rationalité.

Pour une grande partie des enquêtés, qui en jugent désormais à partir de leur vécu – une dimension subjective souvent sous-estimée – les institutions démocratiques ne jouent plus le rôle régulateur attendu dans la réussite sociale…

Oui, on voit bien dans les enquêtes que les classements « objectifs » faits en catégories socioprofessionnelles par l’INSEE sont bien moins clivants que les classements subjectifs que les enquêtés peut établir quant à la place qu’ils pensent occuper dans la société. La question de l’égalité tend alors à s’effacer devant la question de l’équité : ce n’est pas la disparité de richesses économiques qui posent un problème mais bien plutôt l’absence d’une règle du jeu social commune concernant la mobilité sociale et la réussite. Autrement dit, le regard s’est déplacé de la question de redistribution des richesses, question toujours au centre des programmes de gauche, vers la question de l’accès aux richesses, question portée par le libéralisme et les droites. Comme on le voit aujourd’hui, ce sont bien les droites qui ont le vent en poupe sur le plan électoral. La question des dynamiques sociales en France, abordée par le macronisme en 2017 mais sans effet tangible depuis, reste au cœur des préoccupations des électeurs RN.

Quelle place attribuer dans ces attitudes à la question du travail ou encore à celle de l’école ?

Si le regard porte sur la mobilité sociale, les questions du travail et de l’école deviennent centrales. Pour le travail, la proportion, à catégorie sociale égale, de personnes considérant que leurs efforts et leur mérite ne sont pas récompensés est plus importante en France que dans d’autres pays européens. Quant au rapport au diplôme, on voit qu’il crée une forte contrainte chez les jeunes car ne pas en avoir c’est prendre le risque d’échouer dans la vie et en plus d’être méprisé. Mais cette contrainte est mal supportée car la valeur relative des diplômes sur le marché du travail a baissé. Au bout du compte, on fait face à des phénomènes de déclassement social, les diplômés ayant des situations professionnelles bien plus modestes que ce que leurs diplômes pouvaient leur laisser espérer. Le rapport au diplôme et au travail s’est fortement dégradé, ce qui a nourri une colère sourde contre une méritocratie républicaine qui ne fonctionne pas ou plus.

Vous expliquez que l’affaiblissement de l’Etat est à la fois le produit de réformes structurelles mal avisées, et celui d’une confusion entre public et privé. Ce mélange des sphères s’est beaucoup aggravé sous la présidence d’Emmanuel Macron, dans laquelle l’Etat au plus haut niveau est géré comme une grande entreprise privée par un président omnipotent, en complet déphasage avec la réalité des rapports sociaux. Pourriez-vous expliciter ce point ?

Si vous entretenez la confusion entre ce qui est public et ce qui est privé, vous désacralisez les institutions : le professeur, l’élu, l’infirmière deviennent des domestiques. Cette confusion des registres, qui s’exprime aussi au sommet de l’État par l’arrivée de nombreux conseillers venant du secteur privé dans les entourages de l’exécutif ou par le recours systématique à des cabinet de conseils filiales de grands groupes internationaux, conduit à affaiblir la parole publique qui devient suspecte d’être sous influence. Le soupçon de conflit d’intérêt se généralise. Et pourquoi devrait-on respecter un État qui fonctionne comme une entreprise privée ? On entre alors dans un rapport de forces, pouvoir privé contre pouvoir privé. C’est une régression historique qui nous ramène presque aux relations de pouvoir existant au Moyen-Age ou, du moins, avant la création d’un État moderne à partir du XVIIe siècle. Si vous ajoutez à cela une concentration inédite du pouvoir à l’Élysée, vous obtenez la recette d’une crise démocratique du long terme puisque le sommet se coupe de la base.

Si le diagnostic est juste, la crise que nous vivons ne pourrait être résolue que par des réformes concernant les principales institutions sociales et le fonctionnement de l’Etat, qui prendront nécessairement du temps… Diriez-vous que cet objectif de rétablissement de l’Etat devrait faire partie d’un programme de gauche ou toutes les familles politiques pourraient-elles le mettre à leur agenda ?

La question du retour de l’État et de son autorité est portée autant par la gauche que par la droite et l’extrême-droite, mais, évidemment, dans des perspectives différentes. Il demeure que la République ne fonctionne plus sans un État fort et respecté, quitte à recourir, de temps à autre, à la démocratie directe. La crise actuelle est directement liée à cet affaiblissement de l’État qui, en France bien plus que dans les autres pays européens, reste le grand régulateur des rapports sociaux, de l’accès aux élites et de leur légitimation. Mais renforcer l’État, ce n’est pas nécessairement lui donner tous les pouvoirs, bien au contraire. La décentralisation est devenue un impératif pour répondre à la demande de proximité et de réalisme qui émane des citoyens.

* Illustration : Olivier Ortelpa, 23/03/2019, Montmartre, acte XIX du mouvement des gilets jaunes (CC).

 

17.06.2024 à 09:00

Le droit, allié de la nature ? Entretien avec Sacha Bourgeois-Gironde

Dans Comment le droit nous rapproche de la nature , le juriste et économiste Sacha Bourgeois-Gironde envisage de nouvelles formes de protections juridiques dans le domaine environnemental. Précédemment auteur d’ Être la rivière (PUF, 2020), il revient sur l’attribution de personnalités juridiques à des écosystèmes ou à des fleuves. Il propose également de nouvelles pistes de régulation de notre relation à la nature à partir du droit existant.   Nonfiction : Quels sont les avantages et les inconvénients de doter d’une personnalité juridique un fleuve, une montagne ou un écosystème ? Sacha Bourgeois-Gironde : J’aime poser cette question en termes de saillance cognitive, c’est-à-dire de conscience et de représentation en l’esprit du droit. Comment les normes viennent-elles à l’esprit ? Que savons-nous (« nous » indique ici le profane) du droit, de l’espace hiérarchisé des normes, des recours face à ce que nous appelons « injustice », si ces recours existent ? Y a-t-il même une relation entre notre sens du droit et le droit ? Le recours à des représentants pour défendre ses droits est largement motivé par cette coupure cognitive entre le droit et nous. Afin de réduire cette coupure il est intéressant de mobiliser certains concepts ou certaines techniques juridiques. La personnalité légale en est une. Ce n’est évidemment pas sa seule fonction, mais on peut dire que la création de personnes juridiques impose d’emblée l’idée qu’il faut prendre en compte les droits de cette personne. Conférer la personnalité juridique à des entités de l’environnement aide ainsi à rendre consciente l’idée que ces entités ont des droits. À partir de là, on peut s’interroger sur ce que sont ces droits et de quelle manière ils interagissent avec mes propres droits, avec d’autres sujets de droits, etc. L’effet de la personnalisation juridique est de créer cette mise en relation sur le plan de la représentation de l’espace légal et évidemment sur le plan pratique et procédural. Un fleuve cesse d’être seulement l’objet d’une régulation, le passage d’objet du droit à sujet du droit lui confère une forme d’agentivité à l’aide de ses représentants légaux. En quoi est-ce un avantage et quels inconvénients pourraient en découler ? Sur le second aspect, les inconvénients, on pourrait (à l’inverse de ce que je viens de dire sur la saillance cognitive des personnes juridiques) affirmer un grand nombre de contre-arguments qui pointeraient vers la multiplication arbitraire des sujets de droits, créant de la confusion doctrinale voire idéologique (« alors les droits de la nature sont désormais sur le même plan que les droits de l’homme ? »), ou alors sur le caractère artificiel de la démarche (« non, tout ne peut pas devenir un sujet de droits, il faut que l’entité qui le devienne ait des caractéristiques qui rendent intrinsèquement cela possible, comme la conscience, la volonté, etc. »). Je crois que ces contre-arguments sont plus ou moins aisément contournables sur le plan théorique. Ce qui demeure est que le choix de la personnalisation juridique d’une entité de l’environnement peut avoir des motifs pragmatiques intéressants. Par exemple, dans le cas célèbre du fleuve Whanganui, le motif était celui d’une réconciliation post-coloniale. Ainsi, ce concept juridique de personne légale, appliqué à l’objet des griefs (en l'occurrence, la gestion du fleuve) pouvait contribuer, en partie, à cette réconciliation. À mon avis, ce qu’on recherche dans ce type d’approche des droits de la nature, ce n’est pas des renversements ontologiques dans le droit ou dans la nature, ce sont des équilibres sociaux qui passent par de nouvelles techniques juridiques relatives la nature. Ce détour est quelque chose qui mérite d’être interrogé philosophiquement. En quoi les outils existants du droit peuvent-ils servir de points d’appui pour une meilleure protection de l’environnement ? C’est la question principale de ce livre Comment le droit nous rapproche de la nature . J’explore une voie, qui n’exclut en rien les deux autres, c’est-à-dire, d’une part, conférer des droits à la nature via l’usage de la personnalisation juridique ou via des déclarations de droits constitutionnels de la nature, qui devient de ce fait un sujet de droits sans être une personne légale à part, comme en Equateur, et d’autre part, faire de l’environnement un objet à protéger à l’aide d’un domaine du droit qui s’appelle le droit de l’environnement. Cette voie intermédiaire, ou plus exactement différente, évite d’abord de poser directement la nature comme un sujet de droits. Dans la première partie du livre, j’explique que ce type d’approche directe soulève la question de la source normative qui accompagne un tel geste. Serait-ce que la nature est source de droit ? Je veux éviter cette hypothèse jusnaturaliste que l’on trouve chez certains théoriciens des droits de la nature, comme Thomas Berry et son idée de jurisprudence de la terre, qui a influencé justement la constitutionalisation des droits de la nature en Amérique du Sud. Suivre cette voie est selon moi susceptible de créer des conflits de valeurs dommageables entre droits humains et droits de la nature, quand bien même elle est généralement conçue comme une reconnaissance de valeurs et de croyances autochtones supposées « proches » de la nature. Or, ce n’est pas, pour reprendre mon titre, la manière que je privilégierais pour « nous » rapprocher par le droit des intérêts de la nature. De l’autre côté, il y a le droit de l’environnement qui a pour objet la protection de la nature, de certains de ses aspects, de certaines de ses fonctions, en vue – le plus souvent mais pas exclusivement – de la préservation d’intérêts humains fondamentaux comme la santé. Ce que je cherche à montrer est qu’il y a dans des branches qui n’ont a priori pas de liens directs avec la nature une relation implicite à celle-ci. La nature forme selon moi un arrière-plan sur lequel se déploient un grand nombre de domaines et problématiques juridiques, sans que cela ne soit réellement thématisé et qu’il y a donc dans le droit positif, par opposition au jusnaturalisme mentionné plus haut, et bien au-delà du droit de l’environnement qui, lui, thématise explicitement la nature, des ressources conceptuelles et techniques qui valent la peine d’être mises en lumière et qui sont des outils potentiels de protection de l’environnement. Certains de ces outils, par ailleurs, rejoignent (mais alors de manière indirecte) l’idée de droits subjectifs de la nature. Pour ne citer qu’un exemple analysé dans le livre, je vois dans une réhabilitation du concept de hereditas jacens dans le droit romain de la succession une possibilité de ce genre : dans le cas où l’on ne parvenait pas à identifier les héritiers d’un défunt propriétaire d’un terrain, durant le temps de la recherche des héritiers, le terrain héritait pour sa part de la personnalité juridique du défunt, il prolongeait sa personnalité juridique. Il y avait donc dans ce laps de temps des entités naturelles (foncières) qui revêtaient une sorte de personnalité juridique humaine. J'examine l’usage généralisé de l’ hereditas jacens dans les circonstances où il y aurait cette fois des doutes sur les bons usages des futurs usagers de ressources naturelles. L’une des idées centrales de votre essai est la capacité du droit à faire émerger des « centres d’intérêt juridique », et ce faisant, des procédures stables. En quoi est-ce pertinent pour la problématique environnementale ? L’expression de « centre d’intérêt juridique » n’est pas de moi. C’est une notion du juriste économiste Gérard Farjat, développée dans son article de 2002, « Entre les personnes et les choses, les centres d’intérêts. Prolégomènes pour une recherche » paru dans la Revue trimestrielle de droit civil. Telle que je comprends cette notion, elle recouvre deux aspects. D’abord, elle propose une catégorisation tierce en droit entre objets et sujets, ou entre choses et personnes. Il y a, du fait de leur nature même, des entités qui sont difficilement saisissables selon cette dichotomie. L’exemple type qu’il prend est celui de l’embryon, à un stade peu avancé de son développement. Le premier point est donc ontologique. Mais la question est celle du droit, pas de l’ontologie en elle-même : dans quelle catégorie le droit doit-il situer ce genre d’entités ? Ensuite, c’est le second aspect, des intuitions très contrastées s’opposent autour de la nature de telles entités – gardons précisément en tête l’embryon. Des points de vue radicalement opposés convergent sur la manière dont le droit doit légiférer sur l’embryon, sur l’animal, sur la famille. Ils deviennent des centres d’intérêt du fait de ces conflits idéologiques. Et il est intéressant de noter que le statut ontologique ambigu et la conflictualité idéologique concerne les mêmes entités, comme s’il y avait un lien. Face à ces conflits, aller trop vite dans le sens de la personnalisation juridique et des protections particulières que cela implique en termes de droits de l’entité concernée, ou dans le sens de l’objectivation et des droits que cela confère à l’endroit à cette entité, tend à entériner et accentuer le conflit. Il y a donc, pour des juristes comme Farjat, des statuts intermédiaires, qu’il nomme les centres d’intérêts juridiques, qui ne deviennent pas des personnes, mais constitueraient des choses spéciales pas comme les autres. La problématique environnementale peut rentrer dans cette catégorie aux motifs que le changement climatique ou l’attrition de la biodiversité sont source d’instabilité (que cela concerne la propriété foncière ou la souveraineté dans le cas de la submersion d’îles ou de littoraux) et qu’il n’y a pas de consensus social et politique sur la raison, l’étendue et les conséquences de la crise environnementale. Des intérêts privés et publics majeurs se cristallisent autour de l’environnement et de son instabilité. Le constituer comme centre d’intérêt juridique et partir de ce centre – de ce lieu de convergence et de débat âpre – pour en faire émerger des régulations stabilisatrices, comme cela a été le cas (dans une certaine mesure, les crispations idéologiques demeurent, mais la loi pose des limites à leurs effets réels) pour la famille ou l’embryon. Vous évoquez la nécessité pour le droit de mieux prendre en compte les processus naturels ainsi que les relations nous liant à la nature. Pourriez-vous donner des exemples d’adaptation concrète en termes juridiques ? Il me semble en effet que les droits de la nature se sont jusqu’ici beaucoup plus focalisés sur des entités localisables, délimitables, inscrites sur le territoire (des fleuves, des arbres, ou alors la nature comprise dans les limites d’un État, comme en Equateur ou en Bolivie) que sur des processus naturels. De ce fait, les droits de la nature restent foncièrement liés au découpage administratif du territoire. Dans une approche écosystémique, il est évidemment question de la protection de l’écosystème, de ses cycles, des processus naturels qui le définissent, mais on a encore l’idée que les écosystèmes surviennent sur des marquages territoriaux – pensez aux aires marines protégées, par exemple. Il faut bien entendu des délimitations spatiales, mais je crois qu’en envisageant les choses essentiellement de manière spatiale, on manque ce qui, selon moi, est non seulement au cœur de la problématique environnementale (les processus naturels, pas la protection patrimoniale d’un paysage ou d’une zone) mais encore de la définition des droits de la nature. De quels droits parle-t-on, en effet ? Les textes labellisent ces droits en termes de droit au bien-être, à la vie, à la reproduction de ses cycles vitaux, à son intégrité écologique. Si l’on cherche à donner un sens précis, rigoureusement fondé, pas seulement sur le plan éthique mais également sur le plan scientifique (car rappelons-nous qu’il s’agit d’entités naturelles susceptibles d’une caractérisation biologique, géologique, climatologique, etc., et pas seulement de constructions sociales anthropologiquement situées que l’on voudrait honorer), on va rencontrer les concepts de fonction écosystémique, d’interdépendance entre espèces, de métabolisme, l’attention pouvant se porter à des niveaux plus ou moins fins de granularité d’organisation du vivant ou du non-vivant. Le monde devient un monde d’interactions et de processus, non plus de marquage territorial. Dans cet esprit, un courant d’eau froide au large de l’Angola, le courant de Benguela, par exemple, fait l’objet depuis 2013 d’une convention protectrice. On est ontologiquement plus proche ici du processus que de l’entité, en tout cas de l’ordre de la prise en compte d’un fait dynamique et non statique. Dans le même esprit, je voudrais explorer dans un prochain ouvrage la thématique de la neige à travers l’analyse d’un procès historique qui a opposé des années 1990 à 2004, devant la Cour européenne des droits de l’homme, quatre villages saamis de Suède à des propriétaires terriens privés. Les éleveurs de rennes saamis avaient conduit leurs troupeaux sur des territoires auxquels ils pensaient avoir accès selon un droit immémorial, ce qui n’était pas le cas. Les propriétaires ont porté plainte contre eux et ont eu gain de cause. La raison initiale de ce déplacement des troupeaux était qu’en raison du changement climatique, la qualité de la neige sur le territoire de départ ne permettait plus aux rennes de brouter à travers et d’atteindre les plantes dont ils se nourrissent sur le sol. En raison des variations de température, la neige présentait une couche intermédiaire glacée infranchissable. À aucun moment de ce long procès, en première instance, en appel, devant la Cour suprême suédoise et finalement devant la CEHD, il ne fut question de ce fait premier : la qualité de la neige et son lien au dérèglement des processus climatiques. Il ne fut question que de droits de la propriété. Il m’importe donc de mettre la question des processus au cœur de l’analyse juridique environnementale.
Texte intégral (2564 mots)

Dans Comment le droit nous rapproche de la nature, le juriste et économiste Sacha Bourgeois-Gironde envisage de nouvelles formes de protections juridiques dans le domaine environnemental. Précédemment auteur d’Être la rivière (PUF, 2020), il revient sur l’attribution de personnalités juridiques à des écosystèmes ou à des fleuves. Il propose également de nouvelles pistes de régulation de notre relation à la nature à partir du droit existant.

 

Nonfiction : Quels sont les avantages et les inconvénients de doter d’une personnalité juridique un fleuve, une montagne ou un écosystème ?

Sacha Bourgeois-Gironde : J’aime poser cette question en termes de saillance cognitive, c’est-à-dire de conscience et de représentation en l’esprit du droit. Comment les normes viennent-elles à l’esprit ? Que savons-nous (« nous » indique ici le profane) du droit, de l’espace hiérarchisé des normes, des recours face à ce que nous appelons « injustice », si ces recours existent ? Y a-t-il même une relation entre notre sens du droit et le droit ? Le recours à des représentants pour défendre ses droits est largement motivé par cette coupure cognitive entre le droit et nous.

Afin de réduire cette coupure il est intéressant de mobiliser certains concepts ou certaines techniques juridiques. La personnalité légale en est une. Ce n’est évidemment pas sa seule fonction, mais on peut dire que la création de personnes juridiques impose d’emblée l’idée qu’il faut prendre en compte les droits de cette personne. Conférer la personnalité juridique à des entités de l’environnement aide ainsi à rendre consciente l’idée que ces entités ont des droits. À partir de là, on peut s’interroger sur ce que sont ces droits et de quelle manière ils interagissent avec mes propres droits, avec d’autres sujets de droits, etc. L’effet de la personnalisation juridique est de créer cette mise en relation sur le plan de la représentation de l’espace légal et évidemment sur le plan pratique et procédural. Un fleuve cesse d’être seulement l’objet d’une régulation, le passage d’objet du droit à sujet du droit lui confère une forme d’agentivité à l’aide de ses représentants légaux.

En quoi est-ce un avantage et quels inconvénients pourraient en découler ? Sur le second aspect, les inconvénients, on pourrait (à l’inverse de ce que je viens de dire sur la saillance cognitive des personnes juridiques) affirmer un grand nombre de contre-arguments qui pointeraient vers la multiplication arbitraire des sujets de droits, créant de la confusion doctrinale voire idéologique (« alors les droits de la nature sont désormais sur le même plan que les droits de l’homme ? »), ou alors sur le caractère artificiel de la démarche (« non, tout ne peut pas devenir un sujet de droits, il faut que l’entité qui le devienne ait des caractéristiques qui rendent intrinsèquement cela possible, comme la conscience, la volonté, etc. »). Je crois que ces contre-arguments sont plus ou moins aisément contournables sur le plan théorique.

Ce qui demeure est que le choix de la personnalisation juridique d’une entité de l’environnement peut avoir des motifs pragmatiques intéressants. Par exemple, dans le cas célèbre du fleuve Whanganui, le motif était celui d’une réconciliation post-coloniale. Ainsi, ce concept juridique de personne légale, appliqué à l’objet des griefs (en l'occurrence, la gestion du fleuve) pouvait contribuer, en partie, à cette réconciliation. À mon avis, ce qu’on recherche dans ce type d’approche des droits de la nature, ce n’est pas des renversements ontologiques dans le droit ou dans la nature, ce sont des équilibres sociaux qui passent par de nouvelles techniques juridiques relatives la nature. Ce détour est quelque chose qui mérite d’être interrogé philosophiquement.

En quoi les outils existants du droit peuvent-ils servir de points d’appui pour une meilleure protection de l’environnement ?

C’est la question principale de ce livre Comment le droit nous rapproche de la nature. J’explore une voie, qui n’exclut en rien les deux autres, c’est-à-dire, d’une part, conférer des droits à la nature via l’usage de la personnalisation juridique ou via des déclarations de droits constitutionnels de la nature, qui devient de ce fait un sujet de droits sans être une personne légale à part, comme en Equateur, et d’autre part, faire de l’environnement un objet à protéger à l’aide d’un domaine du droit qui s’appelle le droit de l’environnement.

Cette voie intermédiaire, ou plus exactement différente, évite d’abord de poser directement la nature comme un sujet de droits. Dans la première partie du livre, j’explique que ce type d’approche directe soulève la question de la source normative qui accompagne un tel geste. Serait-ce que la nature est source de droit ? Je veux éviter cette hypothèse jusnaturaliste que l’on trouve chez certains théoriciens des droits de la nature, comme Thomas Berry et son idée de jurisprudence de la terre, qui a influencé justement la constitutionalisation des droits de la nature en Amérique du Sud. Suivre cette voie est selon moi susceptible de créer des conflits de valeurs dommageables entre droits humains et droits de la nature, quand bien même elle est généralement conçue comme une reconnaissance de valeurs et de croyances autochtones supposées « proches » de la nature. Or, ce n’est pas, pour reprendre mon titre, la manière que je privilégierais pour « nous » rapprocher par le droit des intérêts de la nature.

De l’autre côté, il y a le droit de l’environnement qui a pour objet la protection de la nature, de certains de ses aspects, de certaines de ses fonctions, en vue – le plus souvent mais pas exclusivement – de la préservation d’intérêts humains fondamentaux comme la santé. Ce que je cherche à montrer est qu’il y a dans des branches qui n’ont a priori pas de liens directs avec la nature une relation implicite à celle-ci. La nature forme selon moi un arrière-plan sur lequel se déploient un grand nombre de domaines et problématiques juridiques, sans que cela ne soit réellement thématisé et qu’il y a donc dans le droit positif, par opposition au jusnaturalisme mentionné plus haut, et bien au-delà du droit de l’environnement qui, lui, thématise explicitement la nature, des ressources conceptuelles et techniques qui valent la peine d’être mises en lumière et qui sont des outils potentiels de protection de l’environnement.

Certains de ces outils, par ailleurs, rejoignent (mais alors de manière indirecte) l’idée de droits subjectifs de la nature. Pour ne citer qu’un exemple analysé dans le livre, je vois dans une réhabilitation du concept de hereditas jacens dans le droit romain de la succession une possibilité de ce genre : dans le cas où l’on ne parvenait pas à identifier les héritiers d’un défunt propriétaire d’un terrain, durant le temps de la recherche des héritiers, le terrain héritait pour sa part de la personnalité juridique du défunt, il prolongeait sa personnalité juridique. Il y avait donc dans ce laps de temps des entités naturelles (foncières) qui revêtaient une sorte de personnalité juridique humaine. J'examine l’usage généralisé de l’hereditas jacens dans les circonstances où il y aurait cette fois des doutes sur les bons usages des futurs usagers de ressources naturelles.

L’une des idées centrales de votre essai est la capacité du droit à faire émerger des « centres d’intérêt juridique », et ce faisant, des procédures stables. En quoi est-ce pertinent pour la problématique environnementale ?

L’expression de « centre d’intérêt juridique » n’est pas de moi. C’est une notion du juriste économiste Gérard Farjat, développée dans son article de 2002, « Entre les personnes et les choses, les centres d’intérêts. Prolégomènes pour une recherche » paru dans la Revue trimestrielle de droit civil. Telle que je comprends cette notion, elle recouvre deux aspects. D’abord, elle propose une catégorisation tierce en droit entre objets et sujets, ou entre choses et personnes. Il y a, du fait de leur nature même, des entités qui sont difficilement saisissables selon cette dichotomie. L’exemple type qu’il prend est celui de l’embryon, à un stade peu avancé de son développement. Le premier point est donc ontologique. Mais la question est celle du droit, pas de l’ontologie en elle-même : dans quelle catégorie le droit doit-il situer ce genre d’entités ?

Ensuite, c’est le second aspect, des intuitions très contrastées s’opposent autour de la nature de telles entités – gardons précisément en tête l’embryon. Des points de vue radicalement opposés convergent sur la manière dont le droit doit légiférer sur l’embryon, sur l’animal, sur la famille. Ils deviennent des centres d’intérêt du fait de ces conflits idéologiques. Et il est intéressant de noter que le statut ontologique ambigu et la conflictualité idéologique concerne les mêmes entités, comme s’il y avait un lien. Face à ces conflits, aller trop vite dans le sens de la personnalisation juridique et des protections particulières que cela implique en termes de droits de l’entité concernée, ou dans le sens de l’objectivation et des droits que cela confère à l’endroit à cette entité, tend à entériner et accentuer le conflit. Il y a donc, pour des juristes comme Farjat, des statuts intermédiaires, qu’il nomme les centres d’intérêts juridiques, qui ne deviennent pas des personnes, mais constitueraient des choses spéciales pas comme les autres.

La problématique environnementale peut rentrer dans cette catégorie aux motifs que le changement climatique ou l’attrition de la biodiversité sont source d’instabilité (que cela concerne la propriété foncière ou la souveraineté dans le cas de la submersion d’îles ou de littoraux) et qu’il n’y a pas de consensus social et politique sur la raison, l’étendue et les conséquences de la crise environnementale. Des intérêts privés et publics majeurs se cristallisent autour de l’environnement et de son instabilité. Le constituer comme centre d’intérêt juridique et partir de ce centre – de ce lieu de convergence et de débat âpre – pour en faire émerger des régulations stabilisatrices, comme cela a été le cas (dans une certaine mesure, les crispations idéologiques demeurent, mais la loi pose des limites à leurs effets réels) pour la famille ou l’embryon.

Vous évoquez la nécessité pour le droit de mieux prendre en compte les processus naturels ainsi que les relations nous liant à la nature. Pourriez-vous donner des exemples d’adaptation concrète en termes juridiques ?

Il me semble en effet que les droits de la nature se sont jusqu’ici beaucoup plus focalisés sur des entités localisables, délimitables, inscrites sur le territoire (des fleuves, des arbres, ou alors la nature comprise dans les limites d’un État, comme en Equateur ou en Bolivie) que sur des processus naturels. De ce fait, les droits de la nature restent foncièrement liés au découpage administratif du territoire. Dans une approche écosystémique, il est évidemment question de la protection de l’écosystème, de ses cycles, des processus naturels qui le définissent, mais on a encore l’idée que les écosystèmes surviennent sur des marquages territoriaux – pensez aux aires marines protégées, par exemple. Il faut bien entendu des délimitations spatiales, mais je crois qu’en envisageant les choses essentiellement de manière spatiale, on manque ce qui, selon moi, est non seulement au cœur de la problématique environnementale (les processus naturels, pas la protection patrimoniale d’un paysage ou d’une zone) mais encore de la définition des droits de la nature.

De quels droits parle-t-on, en effet ? Les textes labellisent ces droits en termes de droit au bien-être, à la vie, à la reproduction de ses cycles vitaux, à son intégrité écologique. Si l’on cherche à donner un sens précis, rigoureusement fondé, pas seulement sur le plan éthique mais également sur le plan scientifique (car rappelons-nous qu’il s’agit d’entités naturelles susceptibles d’une caractérisation biologique, géologique, climatologique, etc., et pas seulement de constructions sociales anthropologiquement situées que l’on voudrait honorer), on va rencontrer les concepts de fonction écosystémique, d’interdépendance entre espèces, de métabolisme, l’attention pouvant se porter à des niveaux plus ou moins fins de granularité d’organisation du vivant ou du non-vivant. Le monde devient un monde d’interactions et de processus, non plus de marquage territorial.

Dans cet esprit, un courant d’eau froide au large de l’Angola, le courant de Benguela, par exemple, fait l’objet depuis 2013 d’une convention protectrice. On est ontologiquement plus proche ici du processus que de l’entité, en tout cas de l’ordre de la prise en compte d’un fait dynamique et non statique. Dans le même esprit, je voudrais explorer dans un prochain ouvrage la thématique de la neige à travers l’analyse d’un procès historique qui a opposé des années 1990 à 2004, devant la Cour européenne des droits de l’homme, quatre villages saamis de Suède à des propriétaires terriens privés. Les éleveurs de rennes saamis avaient conduit leurs troupeaux sur des territoires auxquels ils pensaient avoir accès selon un droit immémorial, ce qui n’était pas le cas. Les propriétaires ont porté plainte contre eux et ont eu gain de cause. La raison initiale de ce déplacement des troupeaux était qu’en raison du changement climatique, la qualité de la neige sur le territoire de départ ne permettait plus aux rennes de brouter à travers et d’atteindre les plantes dont ils se nourrissent sur le sol. En raison des variations de température, la neige présentait une couche intermédiaire glacée infranchissable. À aucun moment de ce long procès, en première instance, en appel, devant la Cour suprême suédoise et finalement devant la CEHD, il ne fut question de ce fait premier : la qualité de la neige et son lien au dérèglement des processus climatiques. Il ne fut question que de droits de la propriété. Il m’importe donc de mettre la question des processus au cœur de l’analyse juridique environnementale.

11.06.2024 à 10:00

Ségrégation scolaire : entretien avec Youssef Souidi

Notre système éducatif est l'un de ceux, parmi les pays développés, où les parcours scolaires des élèves sont les plus fortement déterminés par leur milieu d'origine et où les écarts entre les élèves favorisés et défavorisés socialement sont les plus importants. Dans une société où la réussite sociale est fortement conditionnée par le parcours scolaire, c'est là la marque d'une injustice criante. La ségrégation scolaire entre établissements, et en particulier entre collèges, y contribue fortement, même si ce n'est pas le seul élément à considérer. La concentration des difficultés sociales dans un établissement est en effet préjudiciable à la réussite des élèves. La France a laissé se développer des établissements-ghettos où les milieux sociaux ne se mélangent plus. De nombreux élèves sont ainsi socialisés dans des environnements qui leur offrent peu d'occasion d'interagir avec des élèves de milieux sociaux différents. Ce qui soulève un enjeu de cohésion nationale, qui dépasse largement la question des performances scolaires. Comment évaluer le niveau de ségrégation, les mécanismes à l’œuvre, les effets de cette ségrégation et finalement les moyens d'y remédier ? C'est tout l'objectif du livre Vers la sécession scolaire ? (Fayard, 2024) que vient de faire paraître l'économiste Youssef Souidi. Il a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son travail à nos lecteurs.   Nonfiction : On dispose désormais de données nombreuses pour évaluer la mixité sociale au sein des établissements, et en particulier des collèges. Celles-ci permettent notamment de faire la part entre la ségrégation résidentielle et la ségrégation scolaire. Pourriez-vous en dire un mot ? Youssef Souidi : Dans le débat public, la ségrégation scolaire est souvent considérée comme un reflet de la ségrégation résidentielle : l’habitat étant lui-même ségrégué, n’est-il pas logique que cette situation se reproduise dans les établissements scolaires ? L’analyse des données aujourd’hui disponibles remet ce constat en cause : les écarts de composition sociale entre établissements sont, par endroits, des miroirs grossissants des écarts de composition sociale entre quartiers. Il existe plusieurs manières d’appuyer ce constat. Avec le sociologue Hugo Botton, dans un article pour La Vie des Idées , nous avons cherché à chiffrer le nombre d’élèves scolarisés dans un collège à la composition sociale très défavorisée, situé à moins de 15 minutes à pied (une distance raisonnable pour un collégien) d’un collège à la composition sociale favorisée ou très favorisée : il s’élève à 92 000. Autrement dit, des établissements proches géographiquement peuvent avoir des compositions sociales très différentes. Une autre manière de dresser ce constat est de regarder à quel point un élève fréquente un collège à la composition sociale similaire à celle de son quartier. Les élèves socialement défavorisés fréquentent des collèges à la composition semblable ou plus défavorisée que celle du voisinage ; c’est le constat inverse qui prévaut pour les élèves socialement favorisés. Il est important de noter qu’il ne s’agit pas d’un phénomène uniquement parisien, autre argument souvent avancé dans le débat public. Une partie des métropoles et des villes moyennes sont également touchées par ce phénomène. J’ai essayé d’insister sur ce point dans le livre, notamment en dressant la liste des communes concernées, tant ce constat m’a moi-même surpris. Le principal facteur à l’origine de la ségrégation scolaire, c’est l’enseignement privé, parce qu’il échappe à la sectorisation. Ce qui en fait, de loin, le principal moyen pour les parents appartenant aux catégories sociales favorisées d’éviter l’établissement où ils devraient sinon scolariser leur enfant. Tout à fait, avec Hugo Botton, nous avons montré dans l’étude que je cite plus haut que lorsque deux collèges proches géographiquement se distinguent fortement par leur composition sociale, il s’agit dans la plupart des cas d’un collège public socialement défavorisé à proximité d’un collège privé socialement favorisé. Plus globalement, dans une ville comme Paris, si l’ensemble des collégiens scolarisés dans un établissement privé fréquentaient leur collège de secteur, la ségrégation sociale dans la capitale serait radicalement diminuée. De nombreux graphiques présentés dans le livre permettent de montrer que les écarts de composition sociale entre secteurs public et privé existent également dans d’autres métropoles. Et même dans des villes de taille plus modeste : à Perpignan, par exemple, sept collèges publics, parmi les huit que compte cette commune, font partie des 10 % les plus défavorisés à l’échelle nationale. A l’autre extrême, l’ensemble des établissements privés figurent parmi les 20 % de collèges français les plus favorisés. Si le secteur privé contribue autant à la ségrégation scolaire en France, c’est qu’il jouit d’une situation extrêmement favorable au regard d’autres pays européens. Largement subventionné par l’Etat et les collectivités locales, les établissements qui en font partie sont libres d’imposer les frais de scolarité qu’ils souhaitent aux familles. Par ailleurs, ils ont le droit de sélectionner les élèves et il leur est plus facile que pour le secteur public d’exclure des élèves en cours de scolarité. Cette situation interroge. En Belgique, si les établissements privés sont eux aussi largement subventionné par les pouvoirs publics, ils ne disposent que de peu d’autonomie pour ce qui est de la sélection des élèves. En Angleterre, les établissements privés ne sont quasiment pas subventionnés, ce qui se traduit par des frais d’inscription extrêmement élevés. Ils sont en revanche totalement libres de leurs procédures d’affectation. Ce mode de fonctionnement est d’autant plus questionnable qu’il est issu de la loi Debré, votée dans un contexte radicalement différent, celui de la fin des années 1950. Dans la deuxième partie du livre, je reviens sur cette histoire : l’idée est alors de permettre aux familles souhaitant inscrire leur enfant dans un établissement catholique de le faire à moindre frais. Mais au cours de la discussion de ce projet de loi, le premier ministre d’alors prévenait : « Il n’est pas concevable, pour l’avenir de la nation, qu’à côté de l’édifice public de l’éducation nationale l’Etat participe à l’élaboration d’un autre édifice qui lui serait en quelque sorte concurrent, et qui marquerait, pour faire face à une responsabilité fondamentale, la division absolue de l’enseignement en France. » Or, la situation actuelle s’approche de ce qui semble être une dystopie aux yeux du Premier ministre Debré. En définitive, le système actuel fait reposer la mixité sociale des établissements sur la bonne volonté des familles : davantage de régulation de la part des pouvoirs publics semble alors nécessaire. Cette ségrégation joue au détriment des catégories sociales les moins favorisées, mais a également des effets négatifs sur la cohésion sociale. Comment évaluer ce type de conséquences ? Il s’agit là d’une dimension importante : l’écart entre le discours de responsables politiques qui mettent en avant l’importance de la cohésion sociale et la situation dans laquelle toute une partie des élèves ne font l’expérience d’aucune altérité dans leur établissement interroge. Cela est d’autant plus marquant lorsqu’on pense aux discours sur le communautarisme. Si la mesure de la ségrégation ethnique est difficile dans le contexte français, les discussions avec certaines équipes éducatives rendent compte de cette dimension. Un livre de 2005, L’apartheid scolaire , appuyait par ailleurs ce constat. Comment à la fois pourfendre le repli sur soi d’une partie de la population tout en ne faisant rien pour permettre à ces élèves de rencontrer des adolescents venus d’autres horizons ? Avec Pauline Charousset et Marion Monnet, nous avons récemment réalisé une revue de littérature portant sur les travaux économiques qui traitaient de la question de la mixité sociale en milieu scolaire, pour le compte du Conseil d’évaluation de l’école. Il apparaît que la mixité en milieu scolaire est de nature à favoriser la diversification des réseaux amicaux, mais aussi de réduire les préjugés et attitudes discriminantes envers certains groupes sociodémographiques. Cet enjeu apparait alors d’autant plus important qu’un livre récent du sociologue Félicien Faury revient sur le rôle des discours et attitudes xénophobes dans la progression de l’extrême-droite en France. Quels seraient les moyens d’agir pour promouvoir la mixité au sein des établissements ? Que penser des expériences déjà réalisées ? Comment passer à la vitesse supérieure ? Il semble illusoire d’attendre une progression importante de la mixité sociale dans les établissements scolaires sans demander des efforts aux établissements privés sous contrat. Une première étape pourrait être de demander davantage de transparence dans les procédures d’admissions des élèves : si un directeur d’établissement a plus de demandes que de places disponibles, quels sont les critères qui lui permettent de faire une sélection ? Une étape supplémentaire consisterait à fixer des cibles de mixité sociale pour chaque établissement privé, en fonction des caractéristiques sociodémographiques du territoire dans lequel ils sont implantés. S’éloigner de ces cibles conduirait à des sanctions, notamment financières, puisque -rappelons-le- les établissements privés sont financés aux trois quarts par la puissance publique. Cela étant dit, il existe également de la ségrégation au sein du secteur public. Redessiner la carte scolaire est par endroit de nature à créer des bassins de recrutement plus mixtes socialement pour les établissements publics. Les gains de mixité sociale espérés de ces mesures sont parfois annihilés par la fuite d’une partie des familles vers le secteur : on en revient là encore à l’importance de mieux réguler ce secteur. Parmi les mesures expérimentées à partir de 2016 sous l’impulsion de la ministre Najat Vallaud-Belkacem, une a particulièrement retenu l’attention : la fermeture de collèges très ségrégués, et la répartition des élèves dans plusieurs établissements éloignés et à la composition sociale plus mixte. Cette solution a notamment été adoptée dans la métropole de Toulouse avec un accompagnement financier important pour réorganiser l’offre de transports publics en conséquence. Cette solution a particulièrement bien fonctionné pour ce qui est de la mixité sociale. Cela pose néanmoins des problèmes : on ajoute une distance géographique en plus de la distance symbolique entre l’établissement et les parents d’élèves. Il peut également y avoir un sentiment de stigmatisation et d’abandon de la part des familles dont le collège a été fermé : ce peut être perçu comme une énième fermeture d’un service public de proximité. Un autre exemple qui peut être cité est la création de secteurs multicollèges : une adresse est associée à deux collèges, plutôt qu’à un seul comme c’est normalement le cas dans le cadre de la carte scolaire. Cela permet de brasser davantage les différents publics en incluant des quartiers à la sociologie différente dans un même secteur. Cette mesure a été expérimentée à Paris notamment : l’évaluation que nous avons faite de ces dispositifs avec Julien Grenet est plutôt encourageante. De manière générale, il est important d’accompagner financièrement les politiques de mixité sociale. En amont, afin d’établir des diagnostics précis de l’état de la mixité sociale, mais aussi d’organiser au mieux la concertation avec les équipes éducatives et répondre ainsi aux questions que peuvent se poser les acteurs. Une fois ces politiques mises en place, la question des moyens reste primordiale afin de faciliter la gestion de cette nouvelle hétérogénéité pour les établissements, à travers la formation du personnel, par exemple. A Paris et Toulouse, les expérimentations citées plus haut se sont également accompagnées d’une limitation de la taille des classes. La ségrégation inter-établissements se double d’une ségrégation inter-classes au sein d’un même établissement, qui avait plutôt diminué ces dernières années, au moins dans le public. Que penser, dans ce cas, des groupes de niveaux tels que le gouvernement Attal entend mettre en place en septembre ? Ne risquent-ils par d’augmenter fortement la ségrégation inter-classes ? En effet, la question de la ségrégation est en général abordée par le prisme de la ségrégation entre établissements. Or, c’est dans leur classe que les élèves passent le plus de temps. On peut ainsi très bien imaginer un établissement avec une cour de récréation dans laquelle on trouve des élèves issus de différents milieux mais dans lequel l’homogénéité sociale règne au sein des classes. C’est la ségrégation intra-établissement. La réforme consistant à créer des « groupes de besoin » est de nature à accentuer ce type de ségrégation. Le niveau scolaire est fortement corrélé à l’origine sociale, et même si ces groupes ne doivent être constitués que pour les heures de français et de mathématiques, il est tout à fait possible que pour des raisons d’emploi du temps, les chefs d’établissements en soient réduits à créer des classes de niveau. Dans les collèges mixtes, il est alors possible que la ségrégation soit rendue beaucoup plus saillante pour les élèves, particulièrement dans les collèges où la dimension sociale recoupe une dimension ethnique. En revanche, dans les établissements les plus contrastés socialement- qu’il s’agisse de ghettos de riches ou de ghettos de pauvres – il y a fort à parier que ces groupes de niveau ne puissent en réalité pas être constitués du fait de la forte homogénéité scolaire des élèves.   * Illustration : Collège Camille du Gast d'Achères (Yvelines), Christophe Taamourte , Flickr.  
Texte intégral (2583 mots)

Notre système éducatif est l'un de ceux, parmi les pays développés, où les parcours scolaires des élèves sont les plus fortement déterminés par leur milieu d'origine et où les écarts entre les élèves favorisés et défavorisés socialement sont les plus importants.

Dans une société où la réussite sociale est fortement conditionnée par le parcours scolaire, c'est là la marque d'une injustice criante. La ségrégation scolaire entre établissements, et en particulier entre collèges, y contribue fortement, même si ce n'est pas le seul élément à considérer. La concentration des difficultés sociales dans un établissement est en effet préjudiciable à la réussite des élèves.

La France a laissé se développer des établissements-ghettos où les milieux sociaux ne se mélangent plus. De nombreux élèves sont ainsi socialisés dans des environnements qui leur offrent peu d'occasion d'interagir avec des élèves de milieux sociaux différents. Ce qui soulève un enjeu de cohésion nationale, qui dépasse largement la question des performances scolaires.

Comment évaluer le niveau de ségrégation, les mécanismes à l’œuvre, les effets de cette ségrégation et finalement les moyens d'y remédier ? C'est tout l'objectif du livre Vers la sécession scolaire ? (Fayard, 2024) que vient de faire paraître l'économiste Youssef Souidi. Il a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son travail à nos lecteurs.

 

Nonfiction : On dispose désormais de données nombreuses pour évaluer la mixité sociale au sein des établissements, et en particulier des collèges. Celles-ci permettent notamment de faire la part entre la ségrégation résidentielle et la ségrégation scolaire. Pourriez-vous en dire un mot ?

Youssef Souidi : Dans le débat public, la ségrégation scolaire est souvent considérée comme un reflet de la ségrégation résidentielle : l’habitat étant lui-même ségrégué, n’est-il pas logique que cette situation se reproduise dans les établissements scolaires ? L’analyse des données aujourd’hui disponibles remet ce constat en cause : les écarts de composition sociale entre établissements sont, par endroits, des miroirs grossissants des écarts de composition sociale entre quartiers.

Il existe plusieurs manières d’appuyer ce constat. Avec le sociologue Hugo Botton, dans un article pour La Vie des Idées, nous avons cherché à chiffrer le nombre d’élèves scolarisés dans un collège à la composition sociale très défavorisée, situé à moins de 15 minutes à pied (une distance raisonnable pour un collégien) d’un collège à la composition sociale favorisée ou très favorisée : il s’élève à 92 000. Autrement dit, des établissements proches géographiquement peuvent avoir des compositions sociales très différentes.

Une autre manière de dresser ce constat est de regarder à quel point un élève fréquente un collège à la composition sociale similaire à celle de son quartier. Les élèves socialement défavorisés fréquentent des collèges à la composition semblable ou plus défavorisée que celle du voisinage ; c’est le constat inverse qui prévaut pour les élèves socialement favorisés.

Il est important de noter qu’il ne s’agit pas d’un phénomène uniquement parisien, autre argument souvent avancé dans le débat public. Une partie des métropoles et des villes moyennes sont également touchées par ce phénomène. J’ai essayé d’insister sur ce point dans le livre, notamment en dressant la liste des communes concernées, tant ce constat m’a moi-même surpris.

Le principal facteur à l’origine de la ségrégation scolaire, c’est l’enseignement privé, parce qu’il échappe à la sectorisation. Ce qui en fait, de loin, le principal moyen pour les parents appartenant aux catégories sociales favorisées d’éviter l’établissement où ils devraient sinon scolariser leur enfant.

Tout à fait, avec Hugo Botton, nous avons montré dans l’étude que je cite plus haut que lorsque deux collèges proches géographiquement se distinguent fortement par leur composition sociale, il s’agit dans la plupart des cas d’un collège public socialement défavorisé à proximité d’un collège privé socialement favorisé.

Plus globalement, dans une ville comme Paris, si l’ensemble des collégiens scolarisés dans un établissement privé fréquentaient leur collège de secteur, la ségrégation sociale dans la capitale serait radicalement diminuée. De nombreux graphiques présentés dans le livre permettent de montrer que les écarts de composition sociale entre secteurs public et privé existent également dans d’autres métropoles. Et même dans des villes de taille plus modeste : à Perpignan, par exemple, sept collèges publics, parmi les huit que compte cette commune, font partie des 10 % les plus défavorisés à l’échelle nationale. A l’autre extrême, l’ensemble des établissements privés figurent parmi les 20 % de collèges français les plus favorisés.

Si le secteur privé contribue autant à la ségrégation scolaire en France, c’est qu’il jouit d’une situation extrêmement favorable au regard d’autres pays européens. Largement subventionné par l’Etat et les collectivités locales, les établissements qui en font partie sont libres d’imposer les frais de scolarité qu’ils souhaitent aux familles. Par ailleurs, ils ont le droit de sélectionner les élèves et il leur est plus facile que pour le secteur public d’exclure des élèves en cours de scolarité.

Cette situation interroge. En Belgique, si les établissements privés sont eux aussi largement subventionné par les pouvoirs publics, ils ne disposent que de peu d’autonomie pour ce qui est de la sélection des élèves. En Angleterre, les établissements privés ne sont quasiment pas subventionnés, ce qui se traduit par des frais d’inscription extrêmement élevés. Ils sont en revanche totalement libres de leurs procédures d’affectation.

Ce mode de fonctionnement est d’autant plus questionnable qu’il est issu de la loi Debré, votée dans un contexte radicalement différent, celui de la fin des années 1950. Dans la deuxième partie du livre, je reviens sur cette histoire : l’idée est alors de permettre aux familles souhaitant inscrire leur enfant dans un établissement catholique de le faire à moindre frais. Mais au cours de la discussion de ce projet de loi, le premier ministre d’alors prévenait : « Il n’est pas concevable, pour l’avenir de la nation, qu’à côté de l’édifice public de l’éducation nationale l’Etat participe à l’élaboration d’un autre édifice qui lui serait en quelque sorte concurrent, et qui marquerait, pour faire face à une responsabilité fondamentale, la division absolue de l’enseignement en France. » Or, la situation actuelle s’approche de ce qui semble être une dystopie aux yeux du Premier ministre Debré. En définitive, le système actuel fait reposer la mixité sociale des établissements sur la bonne volonté des familles : davantage de régulation de la part des pouvoirs publics semble alors nécessaire.

Cette ségrégation joue au détriment des catégories sociales les moins favorisées, mais a également des effets négatifs sur la cohésion sociale. Comment évaluer ce type de conséquences ?

Il s’agit là d’une dimension importante : l’écart entre le discours de responsables politiques qui mettent en avant l’importance de la cohésion sociale et la situation dans laquelle toute une partie des élèves ne font l’expérience d’aucune altérité dans leur établissement interroge. Cela est d’autant plus marquant lorsqu’on pense aux discours sur le communautarisme. Si la mesure de la ségrégation ethnique est difficile dans le contexte français, les discussions avec certaines équipes éducatives rendent compte de cette dimension. Un livre de 2005, L’apartheid scolaire, appuyait par ailleurs ce constat. Comment à la fois pourfendre le repli sur soi d’une partie de la population tout en ne faisant rien pour permettre à ces élèves de rencontrer des adolescents venus d’autres horizons ?

Avec Pauline Charousset et Marion Monnet, nous avons récemment réalisé une revue de littérature portant sur les travaux économiques qui traitaient de la question de la mixité sociale en milieu scolaire, pour le compte du Conseil d’évaluation de l’école. Il apparaît que la mixité en milieu scolaire est de nature à favoriser la diversification des réseaux amicaux, mais aussi de réduire les préjugés et attitudes discriminantes envers certains groupes sociodémographiques. Cet enjeu apparait alors d’autant plus important qu’un livre récent du sociologue Félicien Faury revient sur le rôle des discours et attitudes xénophobes dans la progression de l’extrême-droite en France.

Quels seraient les moyens d’agir pour promouvoir la mixité au sein des établissements ? Que penser des expériences déjà réalisées ? Comment passer à la vitesse supérieure ?

Il semble illusoire d’attendre une progression importante de la mixité sociale dans les établissements scolaires sans demander des efforts aux établissements privés sous contrat. Une première étape pourrait être de demander davantage de transparence dans les procédures d’admissions des élèves : si un directeur d’établissement a plus de demandes que de places disponibles, quels sont les critères qui lui permettent de faire une sélection ? Une étape supplémentaire consisterait à fixer des cibles de mixité sociale pour chaque établissement privé, en fonction des caractéristiques sociodémographiques du territoire dans lequel ils sont implantés. S’éloigner de ces cibles conduirait à des sanctions, notamment financières, puisque -rappelons-le- les établissements privés sont financés aux trois quarts par la puissance publique.

Cela étant dit, il existe également de la ségrégation au sein du secteur public. Redessiner la carte scolaire est par endroit de nature à créer des bassins de recrutement plus mixtes socialement pour les établissements publics. Les gains de mixité sociale espérés de ces mesures sont parfois annihilés par la fuite d’une partie des familles vers le secteur : on en revient là encore à l’importance de mieux réguler ce secteur.

Parmi les mesures expérimentées à partir de 2016 sous l’impulsion de la ministre Najat Vallaud-Belkacem, une a particulièrement retenu l’attention : la fermeture de collèges très ségrégués, et la répartition des élèves dans plusieurs établissements éloignés et à la composition sociale plus mixte. Cette solution a notamment été adoptée dans la métropole de Toulouse avec un accompagnement financier important pour réorganiser l’offre de transports publics en conséquence. Cette solution a particulièrement bien fonctionné pour ce qui est de la mixité sociale. Cela pose néanmoins des problèmes : on ajoute une distance géographique en plus de la distance symbolique entre l’établissement et les parents d’élèves. Il peut également y avoir un sentiment de stigmatisation et d’abandon de la part des familles dont le collège a été fermé : ce peut être perçu comme une énième fermeture d’un service public de proximité.

Un autre exemple qui peut être cité est la création de secteurs multicollèges : une adresse est associée à deux collèges, plutôt qu’à un seul comme c’est normalement le cas dans le cadre de la carte scolaire. Cela permet de brasser davantage les différents publics en incluant des quartiers à la sociologie différente dans un même secteur. Cette mesure a été expérimentée à Paris notamment : l’évaluation que nous avons faite de ces dispositifs avec Julien Grenet est plutôt encourageante.

De manière générale, il est important d’accompagner financièrement les politiques de mixité sociale. En amont, afin d’établir des diagnostics précis de l’état de la mixité sociale, mais aussi d’organiser au mieux la concertation avec les équipes éducatives et répondre ainsi aux questions que peuvent se poser les acteurs. Une fois ces politiques mises en place, la question des moyens reste primordiale afin de faciliter la gestion de cette nouvelle hétérogénéité pour les établissements, à travers la formation du personnel, par exemple. A Paris et Toulouse, les expérimentations citées plus haut se sont également accompagnées d’une limitation de la taille des classes.

La ségrégation inter-établissements se double d’une ségrégation inter-classes au sein d’un même établissement, qui avait plutôt diminué ces dernières années, au moins dans le public. Que penser, dans ce cas, des groupes de niveaux tels que le gouvernement Attal entend mettre en place en septembre ? Ne risquent-ils par d’augmenter fortement la ségrégation inter-classes ?

En effet, la question de la ségrégation est en général abordée par le prisme de la ségrégation entre établissements. Or, c’est dans leur classe que les élèves passent le plus de temps. On peut ainsi très bien imaginer un établissement avec une cour de récréation dans laquelle on trouve des élèves issus de différents milieux mais dans lequel l’homogénéité sociale règne au sein des classes. C’est la ségrégation intra-établissement.

La réforme consistant à créer des « groupes de besoin » est de nature à accentuer ce type de ségrégation. Le niveau scolaire est fortement corrélé à l’origine sociale, et même si ces groupes ne doivent être constitués que pour les heures de français et de mathématiques, il est tout à fait possible que pour des raisons d’emploi du temps, les chefs d’établissements en soient réduits à créer des classes de niveau. Dans les collèges mixtes, il est alors possible que la ségrégation soit rendue beaucoup plus saillante pour les élèves, particulièrement dans les collèges où la dimension sociale recoupe une dimension ethnique. En revanche, dans les établissements les plus contrastés socialement- qu’il s’agisse de ghettos de riches ou de ghettos de pauvres – il y a fort à parier que ces groupes de niveau ne puissent en réalité pas être constitués du fait de la forte homogénéité scolaire des élèves.

 

* Illustration : Collège Camille du Gast d'Achères (Yvelines), Christophe Taamourte, Flickr.

 

09.06.2024 à 09:00

L'envers des fripes : entretien avec Emmanuelle Durand

Le recyclage ou plutôt le réusage des vêtements usagés a gagné pour nous en visibilité avec la multiplication des plateformes et des boutiques dédiées. Il a aussi son envers, comme l'illustre magistralement la jeune anthropologue Emmanuelle Durand , dans L'Envers des fripes (Premier Parallèle, 2024), tiré de sa thèse à l'EHESS et particulièrement bien écrit, où l'on décrouvre que l'industrie textile, l'une des premières entrées dans la mondialisation, se double d'une industrie du vêtement usagé, tout aussi mondialisée et ce depuis aussi longtemps, et qui répercute les évolutions que connait la première.   Nonfiction : La production de masse alimente la vente de vêtements de seconde main, dont une petite partie est écoulée dans les pays développés, tandis que l’essentiel est revendu dans les pays de l’Est et du Sud. Vous avez choisi de remonter la filière en partant du Liban, des magasins de fripes de Beyrouth aux entrepôts de Tripoli, en vous intéressant aux acteurs et à leur histoire, jusqu’aux grossistes de la banlieue de Bruxelles (mais qui aurait pu aussi être celle de Hambourg), où ils s’approvisionnent, et que l’on découvre, dans le livre, en train de délocaliser leurs activités à Dubaï. Pourriez-vous rappeler les conditions socio-historiques qui ont permis à la filière « libanaise » que vous étudiez de s’organiser ainsi ? Emmanuelle Durand : Avant toute chose, il me semble important de rappeler que la dimension globalisée des circulations marchandes de vêtements usagés est très ancienne historiquement. En effet, dès le XIX e siècle, le Carreau du Temple à Paris – qui constitue alors un lieu emblématique de ce commerce – exporte à l’international des textiles d’occasion. L’exportation de ces matérialités singulières (entre objet jeté ou donné, déchet et marchandise en devenir) s’amplifie au fil du XX e siècle et de son contexte colonial marqué par une série de troubles géopolitiques. Au lendemain des deux conflits mondiaux, le geste caritatif du « don vestimentaire » apparaît et les empires coloniaux organisent, par « bienfaisance », l’exportation de ces quantités de vêtements vers leurs territoires coloniaux. C’est ainsi qu’au Liban, sous mandat français, la filière commerciale de la fripe s’organise grâce au dynamisme marchand des populations réfugiées – les Arméniens, notamment, à cette époque, puis les Palestiniens et les Syriens. Ce détour temporel permet d’éclairer la profondeur historique de l’ancrage des populations en exil au sein de cette activité commerciale localement peu valorisée, voire dévalorisante. Entre le moment où le vêtement est jeté – par un geste d’abandon ou une pratique de don – et celui où il est re-commercialisé, il existe toute une chaîne de production qui consiste à ré-attribuer de la valeur à la matérialité détritique de façon à la rendre à nouveau désirable, et donc commercialisable. Au fil de ces multiples étapes, le vêtement, compacté en balles de 50 kilos en moyenne, fait l’objet de nombreuses transactions marchandes qui, toutes, se réalisent à l’aveugle : à l'exception de la catégorie (niveau de qualité) et du type de marchandises (hommes, femmes, enfants ; robes ou tee-shirts), l’acheteur ne sait pas de façon précise de quoi est composée la balle achetée. Une telle organisation économique suppose donc que les acteurs de la filière identifient des intermédiaires fiables et des « bons plans », de façon à limiter les risques de mauvaises affaires. Pour contrer cette incertitude, le secteur de la fripe s’organise donc selon des relations de confiance et repose sur des régimes familiaux et/ou communautaires qui dessinent une filière syro-libanaise, de Beyrouth à Bruxelles en passant par Tripoli et Dubaï. La faible valeur de la marchandise implique que seuls des coûts très bas permettent à la filière de prospérer, et les conditions de travail des employés, dont l’activité consiste surtout dans des opérations de tri, de conditionnement et de manutention, sont assez épouvantables. Pourriez-vous en dire un mot ? Ce n’est pas tout à fait cette relation de causalité qui alimente les conditions de travail problématiques que j’ai pu observer sur le terrain, notamment au sein des différents entrepôts d’import-export de vêtements d’occasion. Comme évoqué précédemment, bien que l’objet (le vêtement) soit « déjà-là », il nécessite toute une série d’opérations manuelles de revalorisation pour être transformé (et donc produit) en marchandise à nouveau convoitée, désirable et donc re-commercialisable : le tri, le conditionnement, le transport, la manutention, la réparation, parfois. Si elles s’avèrent souvent ingrates et pénibles (les vêtements sont parfois souillés), ces activités multiples sont extrêmement coûteuses en main-d'œuvre dans la mesure où elles sont difficilement automatisables (à noter qu’il existe de timides et limitées tentatives de tri par infrarouge) : elles nécessitent les compétences techniques et les gestes manuels de femmes et d’hommes qui portent, soulèvent, touchent, sentent, lisent l’étiquette et ainsi opèrent le tri, la catégorisation, l’organisation de la circulation et la re-valorisation du textile usagé. On observe ainsi que dans une recherche de profits, les grossistes tendent à réduire leurs coûts de production en jouant sur la rémunération de la main-d'œuvre. Cette logique se traduit par une délocalisation des opérations de production – notamment du tri – vers des pays et/ou des espaces à la réglementation avantageuse (les zones franches) où ils peuvent recourir à une force de travail à bas coûts. En amont, la collecte est assumée par des associations de quartier, comme celle au cœur de Paris dont vous décrivez le fonctionnement, ou par des entités de plus grande taille, comme Le Relais, qui appartient à l’économie sociale et solidaire, mais également des groupes privés, qui collectent les vêtements dans des conteneurs, recyclent éventuellement la partie qui peut l’être, revendent le reste à des grossistes et en détruisent sans doute une partie. Cette étape est toutefois peu étudiée dans le livre : comment s'organise-t-elle ? Concernant les activités de collecte de vêtements usagés, il existe en effet une diversité d’acteurs au sein de la filière (de l’association de quartier à l’entrepreneur privé, en passant par l’antenne locale d’associations nationales et l’ONG). À cette étape, chacun opère à sa manière : bennes, points d’apport volontaire, dons en mains propres ou encore campagnes de collecte. Certains de ces acteurs réalisent un premier travail de tri (l’écrémage), afin de mettre de côté le textile pouvant alimenter leurs activités (revente et/ou don). Les vêtements surnuméraires ne correspondant pas aux critères de sélection sont relégués à d’autres acteurs de la filière chargés de poursuivre leur prise en charge. Entre leurs mains, les opérations de tri et de catégorisation se poursuivent, ainsi qu’évoqué plus tôt. Le textile trop abîmé (délavé, troué, tâché ou encore élimé) ne pouvant faire l’objet d’une revente est écarté des circuits de commercialisation, pour être recyclé (notamment les vêtements en cotons) ou réemployé à d’autres fins (transformé en chiffons pour l’industrie automobile, par exemple). Toutefois, les freins techniques et financiers au recyclage sont nombreux. En effet, cela nécessite de séparer les fibres textiles à partir desquelles les vêtements sont confectionnés : autant d’opérations qui sont ou trop onéreuses ou insuffisamment maîtrisées techniquement. C’est ainsi que quantité de vêtements – passés de mode ou présentant un certain état d’usure – rejoignent les circuits mondialisés de la fripe, où ils sont revendus en gros, puis au détail, à moindre coût. Certains d’entre eux encombrent les étals des marchés et les allées des entrepôts durant des mois, des années parfois. Faute d’écoulement des stocks (pour la plupart défectueux) et afin de remédier à cet engorgement, quelques acteurs s’en débarrassent, en les déposant sauvagement en lisière de rivières, en bord de mer ou au cœur de déserts. De façon à camoufler ces pratiques de (re)jet alimentant des montagnes de déchets (que des photographies ont visibilisé), les vêtements sont parfois brûlés ; leur combustion émet des gaz polluants produisant des effets de contamination des sols, des écosystèmes et des corps chez les populations voisines. Cette réalité témoigne d’un effet pervers de l’économie mondialisée du vêtement usagé qui, sous prétexte de re-commercialisation, éloigne les vêtements indésirables et externalise leur gestion à des acteurs des pays des Suds, selon des relations de subordination, qui rejouent des inégalités socio-spatiales dans le traitement des matières détritiques. Vous montrez que l’engouement récent pour le vintage et le développement des plateformes de revente réduisent l’offre de vêtements ou dégradent leur qualité pour les associations, réduisant au passage le rendement du travail des bénévoles. Pourriez-vous en dire un mot ? L’un des enjeux de ce livre est d’éclairer en quoi l’arrivée des plateformes numériques vient bouleverser certains segments de la filière mondialisée de la fripe. Autrement dit, il s’agit de montrer comment les pratiques d’achat-vente sur les applications impactent et fragilisent les activités solidaires de collecte et, in fine , le commerce libanais auquel je me suis intéressée de plus près au fil de cette enquête ethnographique. À cet égard, il est important de préciser que la quantité de vêtements collectés et triés par les acteurs associatifs de la filière ne baisse pas nécessairement ; c’est bien leur qualité qui, en revanche, chute considérablement. Ce phénomène est le résultat d’une double dynamique : la baisse de qualité de la production textile d’une mode jetable et à bas coûts, d’une part, et la concurrence de l’économie de plateforme, d’autre part. Ainsi, il ne me semble pas adapté de parler d’une quelconque « réduction du rendement » du travail bénévole, bien au contraire ! Les bénévoles qui s’engagent dans de telles activités assurent la prise en charge de quantité de textile, souvent très usagé. Dans certains cas, leurs activités solidaires relèvent davantage d’un travail de gestion de déchets que de réemploi de dons vestimentaires, ce qui peut avoir pour effet d’alimenter une dévalorisation symbolique de l’engagement bénévole.
Texte intégral (1897 mots)

Le recyclage ou plutôt le réusage des vêtements usagés a gagné pour nous en visibilité avec la multiplication des plateformes et des boutiques dédiées. Il a aussi son envers, comme l'illustre magistralement la jeune anthropologue Emmanuelle Durand, dans L'Envers des fripes (Premier Parallèle, 2024), tiré de sa thèse à l'EHESS et particulièrement bien écrit, où l'on décrouvre que l'industrie textile, l'une des premières entrées dans la mondialisation, se double d'une industrie du vêtement usagé, tout aussi mondialisée et ce depuis aussi longtemps, et qui répercute les évolutions que connait la première.

 

Nonfiction : La production de masse alimente la vente de vêtements de seconde main, dont une petite partie est écoulée dans les pays développés, tandis que l’essentiel est revendu dans les pays de l’Est et du Sud. Vous avez choisi de remonter la filière en partant du Liban, des magasins de fripes de Beyrouth aux entrepôts de Tripoli, en vous intéressant aux acteurs et à leur histoire, jusqu’aux grossistes de la banlieue de Bruxelles (mais qui aurait pu aussi être celle de Hambourg), où ils s’approvisionnent, et que l’on découvre, dans le livre, en train de délocaliser leurs activités à Dubaï. Pourriez-vous rappeler les conditions socio-historiques qui ont permis à la filière « libanaise » que vous étudiez de s’organiser ainsi ?

Emmanuelle Durand : Avant toute chose, il me semble important de rappeler que la dimension globalisée des circulations marchandes de vêtements usagés est très ancienne historiquement. En effet, dès le XIXe siècle, le Carreau du Temple à Paris – qui constitue alors un lieu emblématique de ce commerce – exporte à l’international des textiles d’occasion.

L’exportation de ces matérialités singulières (entre objet jeté ou donné, déchet et marchandise en devenir) s’amplifie au fil du XXe siècle et de son contexte colonial marqué par une série de troubles géopolitiques. Au lendemain des deux conflits mondiaux, le geste caritatif du « don vestimentaire » apparaît et les empires coloniaux organisent, par « bienfaisance », l’exportation de ces quantités de vêtements vers leurs territoires coloniaux. C’est ainsi qu’au Liban, sous mandat français, la filière commerciale de la fripe s’organise grâce au dynamisme marchand des populations réfugiées – les Arméniens, notamment, à cette époque, puis les Palestiniens et les Syriens. Ce détour temporel permet d’éclairer la profondeur historique de l’ancrage des populations en exil au sein de cette activité commerciale localement peu valorisée, voire dévalorisante.

Entre le moment où le vêtement est jeté – par un geste d’abandon ou une pratique de don – et celui où il est re-commercialisé, il existe toute une chaîne de production qui consiste à ré-attribuer de la valeur à la matérialité détritique de façon à la rendre à nouveau désirable, et donc commercialisable. Au fil de ces multiples étapes, le vêtement, compacté en balles de 50 kilos en moyenne, fait l’objet de nombreuses transactions marchandes qui, toutes, se réalisent à l’aveugle : à l'exception de la catégorie (niveau de qualité) et du type de marchandises (hommes, femmes, enfants ; robes ou tee-shirts), l’acheteur ne sait pas de façon précise de quoi est composée la balle achetée.

Une telle organisation économique suppose donc que les acteurs de la filière identifient des intermédiaires fiables et des « bons plans », de façon à limiter les risques de mauvaises affaires. Pour contrer cette incertitude, le secteur de la fripe s’organise donc selon des relations de confiance et repose sur des régimes familiaux et/ou communautaires qui dessinent une filière syro-libanaise, de Beyrouth à Bruxelles en passant par Tripoli et Dubaï.

La faible valeur de la marchandise implique que seuls des coûts très bas permettent à la filière de prospérer, et les conditions de travail des employés, dont l’activité consiste surtout dans des opérations de tri, de conditionnement et de manutention, sont assez épouvantables. Pourriez-vous en dire un mot ?

Ce n’est pas tout à fait cette relation de causalité qui alimente les conditions de travail problématiques que j’ai pu observer sur le terrain, notamment au sein des différents entrepôts d’import-export de vêtements d’occasion. Comme évoqué précédemment, bien que l’objet (le vêtement) soit « déjà-là », il nécessite toute une série d’opérations manuelles de revalorisation pour être transformé (et donc produit) en marchandise à nouveau convoitée, désirable et donc re-commercialisable : le tri, le conditionnement, le transport, la manutention, la réparation, parfois. Si elles s’avèrent souvent ingrates et pénibles (les vêtements sont parfois souillés), ces activités multiples sont extrêmement coûteuses en main-d'œuvre dans la mesure où elles sont difficilement automatisables (à noter qu’il existe de timides et limitées tentatives de tri par infrarouge) : elles nécessitent les compétences techniques et les gestes manuels de femmes et d’hommes qui portent, soulèvent, touchent, sentent, lisent l’étiquette et ainsi opèrent le tri, la catégorisation, l’organisation de la circulation et la re-valorisation du textile usagé.

On observe ainsi que dans une recherche de profits, les grossistes tendent à réduire leurs coûts de production en jouant sur la rémunération de la main-d'œuvre. Cette logique se traduit par une délocalisation des opérations de production – notamment du tri – vers des pays et/ou des espaces à la réglementation avantageuse (les zones franches) où ils peuvent recourir à une force de travail à bas coûts.

En amont, la collecte est assumée par des associations de quartier, comme celle au cœur de Paris dont vous décrivez le fonctionnement, ou par des entités de plus grande taille, comme Le Relais, qui appartient à l’économie sociale et solidaire, mais également des groupes privés, qui collectent les vêtements dans des conteneurs, recyclent éventuellement la partie qui peut l’être, revendent le reste à des grossistes et en détruisent sans doute une partie. Cette étape est toutefois peu étudiée dans le livre : comment s'organise-t-elle ?

Concernant les activités de collecte de vêtements usagés, il existe en effet une diversité d’acteurs au sein de la filière (de l’association de quartier à l’entrepreneur privé, en passant par l’antenne locale d’associations nationales et l’ONG). À cette étape, chacun opère à sa manière : bennes, points d’apport volontaire, dons en mains propres ou encore campagnes de collecte.

Certains de ces acteurs réalisent un premier travail de tri (l’écrémage), afin de mettre de côté le textile pouvant alimenter leurs activités (revente et/ou don). Les vêtements surnuméraires ne correspondant pas aux critères de sélection sont relégués à d’autres acteurs de la filière chargés de poursuivre leur prise en charge. Entre leurs mains, les opérations de tri et de catégorisation se poursuivent, ainsi qu’évoqué plus tôt. Le textile trop abîmé (délavé, troué, tâché ou encore élimé) ne pouvant faire l’objet d’une revente est écarté des circuits de commercialisation, pour être recyclé (notamment les vêtements en cotons) ou réemployé à d’autres fins (transformé en chiffons pour l’industrie automobile, par exemple).

Toutefois, les freins techniques et financiers au recyclage sont nombreux. En effet, cela nécessite de séparer les fibres textiles à partir desquelles les vêtements sont confectionnés : autant d’opérations qui sont ou trop onéreuses ou insuffisamment maîtrisées techniquement. C’est ainsi que quantité de vêtements – passés de mode ou présentant un certain état d’usure – rejoignent les circuits mondialisés de la fripe, où ils sont revendus en gros, puis au détail, à moindre coût.

Certains d’entre eux encombrent les étals des marchés et les allées des entrepôts durant des mois, des années parfois. Faute d’écoulement des stocks (pour la plupart défectueux) et afin de remédier à cet engorgement, quelques acteurs s’en débarrassent, en les déposant sauvagement en lisière de rivières, en bord de mer ou au cœur de déserts. De façon à camoufler ces pratiques de (re)jet alimentant des montagnes de déchets (que des photographies ont visibilisé), les vêtements sont parfois brûlés ; leur combustion émet des gaz polluants produisant des effets de contamination des sols, des écosystèmes et des corps chez les populations voisines.

Cette réalité témoigne d’un effet pervers de l’économie mondialisée du vêtement usagé qui, sous prétexte de re-commercialisation, éloigne les vêtements indésirables et externalise leur gestion à des acteurs des pays des Suds, selon des relations de subordination, qui rejouent des inégalités socio-spatiales dans le traitement des matières détritiques.

Vous montrez que l’engouement récent pour le vintage et le développement des plateformes de revente réduisent l’offre de vêtements ou dégradent leur qualité pour les associations, réduisant au passage le rendement du travail des bénévoles. Pourriez-vous en dire un mot ?

L’un des enjeux de ce livre est d’éclairer en quoi l’arrivée des plateformes numériques vient bouleverser certains segments de la filière mondialisée de la fripe. Autrement dit, il s’agit de montrer comment les pratiques d’achat-vente sur les applications impactent et fragilisent les activités solidaires de collecte et, in fine, le commerce libanais auquel je me suis intéressée de plus près au fil de cette enquête ethnographique.

À cet égard, il est important de préciser que la quantité de vêtements collectés et triés par les acteurs associatifs de la filière ne baisse pas nécessairement ; c’est bien leur qualité qui, en revanche, chute considérablement. Ce phénomène est le résultat d’une double dynamique : la baisse de qualité de la production textile d’une mode jetable et à bas coûts, d’une part, et la concurrence de l’économie de plateforme, d’autre part. Ainsi, il ne me semble pas adapté de parler d’une quelconque « réduction du rendement » du travail bénévole, bien au contraire ! Les bénévoles qui s’engagent dans de telles activités assurent la prise en charge de quantité de textile, souvent très usagé. Dans certains cas, leurs activités solidaires relèvent davantage d’un travail de gestion de déchets que de réemploi de dons vestimentaires, ce qui peut avoir pour effet d’alimenter une dévalorisation symbolique de l’engagement bénévole.

30.05.2024 à 10:00

Le djihad à travers les siècles

Souvent traduit par « guerre sainte » et galvaudé, le terme de djihad relève d’une logique bien différente. Pour saisir toute sa richesse, il importe à la fois de plonger dans les textes sacrés et de saisir les contextes historiques dans lesquels ce mot n’a cessé d’être déformé, fantasmé et caricaturé. C’est sur cette pluralité d’interprétations et de réinterprétations que revient l’historien Olivier Hanne dans son dernier ouvrage. Le programme d’HGGSP réserve toute une partie du programme à la guerre selon al-Qaïda et Daech. Comprendre la notion de djihad permet de mieux appréhender leur perception de la guerre et certains usages idéologiques de ce principe.   Nonfiction.fr : Vous consacrez un livre à l’histoire du djihad et expliquez que les attentats menés depuis les années 1990 par al-Qaïda, puis Daech, ont renforcé une mauvaise interprétation, puis une confusion entre djihad et djihadisme. Quelles définitions retenez-vous pour chacun de ces termes ? Olivier Hanne : La première théorie du djihad prend forme dans le contexte instable de la fin des califes Omeyyades et de l’apogée des Abbassides, globalement au début du IX e siècle. À cette époque, les lettrés de la cour de Bagdad élaborent une doctrine juridico-théologique autour de la guerre qui laisse percevoir deux tendances : à l’échelle de l’individu, le djihad est une ascèse militaire et militante sur les pas du Prophète Mohammed, qui vise le salut personnel par le martyre à la guerre ; à l’échelle collective, il est un devoir de la communauté musulmane de défendre l’islam, tout en étant encadré par le pouvoir califal. Dans un cas, le djihad est purement religieux et constitue une fin en soi ; dans l’autre, il est essentiellement politique et s’avère un outil impérial. La première perception a donné naissance à des sens symboliques et spirituels (« djihad du cœur », c’est-à-dire la lutte contre son péché intérieur, ou « djihad de la parole », c’est-à-dire la prédication) et la seconde à une approche islamique de la guerre juste (« faire le djihad » devient l’équivalent de la légitime défense). Le djihadisme, en revanche, est la reformulation idéologique au XX e siècle des théories anciennes du djihad au profit de combats contemporains dont les racines sont autant politiques que religieuses. Le passage du djihad au djihadisme correspond à la fois à une bascule dans les termes et dans les réalités politiques vécues par les populations à l’époque contemporaine. Le facteur symbolique est la fin officielle du califat en 1924, qui remet en question les fondamentaux du droit classique. Bien que manipulée, cette doctrine restait en effet une référence incontournable. Or, l’absence de califat – même fantoche – et l’hégémonie européenne imposent de repenser tout l’univers politico-religieux auxquels les oulémas et les intellectuels musulmans se rattachaient encore avant la guerre 14-18. Ce n’était plus désormais l’institution multiséculaire du califat qui y recourait au nom de l’État impérial, mais des groupes d’opposition politiques – notamment islamistes – agissant pour la renaissance d’un islam mythifié, conçu à la fois comme une religion, un système de civilisation et une domination temporelle. L’enjeu était bien la prise de contrôle de l’État, plus que le rayonnement de la foi. L’écriture du Coran dans la péninsule Arabique s’inscrit dans un climat aux riches héritages culturels et religieux, que vous retracez avec beaucoup de justesse. Dès le XII e siècle av. J.-C., les hommes y justifient la violence par un devoir religieux. Comment ces courants influencent-ils Mohammed et les guerres qui se déroulent dans cette région aux VI e et VII e siècles ? L’univers oriental de l’Antiquité tardive avait parfaitement intégré le fait de la guerre dans ses conceptions religieuses. Plus encore, les empires byzantin et sassanide s’étaient affrontés avec une rare brutalité qu’ils avaient habillée de sacralité et d’appels au martyre. L’islam surgit donc dans des cultures habituées à attribuer à Dieu une action dans les combats terrestres et au soldat sacrifié une mort héroïque dans l’au-delà. Certaines sectes juives qu’a pu connaître Mohammed nourrissaient des espoirs apocalyptiques. À l’inverse, les coutumes militaires des tribus appelées à se convertir durant la prédication du Prophète semblent bien en-deçà de la violence de ces empires, prêts pour vaincre à s’épuiser jusqu’à la destruction. Dans la steppe, en revanche, on ne se bat que par intermittence, pour l’honneur de son groupe, pour le contrôle de territoires incertains et pour l’appât d’un gain opportuniste. Mais l’idéal des tribus accepte aussi de suspendre certaines règles en cas de trahison, et cela sans qu’on y soupçonne de brutalité illégitime. Le djihad apparaît au sein de ces contradictions historiques. Ce n’est qu’au X e siècle que les califes imposeraient sept lectures canoniques du Coran. Sans même parler de djihad, quelle place occupe la guerre dans le Coran et comment y est pensée la violence armée ? La guerre et la violence sont souvent évoquées par le Coran, soit pour rappeler qu’il s’agit d’une réalité inévitable de la vie humaine, soit pour faire référence à des étapes de la vie de Mohammed, soit encore pour encourager ceux qui la font contre leurs ennemis, et notamment contre les infidèles hostiles à Dieu et à la prédication prophétique. Le Coran ne se distingue pas en cela de la Bible. Une analyse statistique des contenus violents ou guerriers dans les deux livres montre que le Coran n’est pas plus porté à ce type de registre, lequel constitue 2,1 % du texte coranique, contre 5,3 % pour l’Ancien Testament. En outre, ce que le Coran autorise comme forme de violence ne paraît pas différent des textes bibliques. La source serait même plus en retrait que certains passages des livres de Josué ou des Rois, et surtout que les justifications byzantines à la guerre bénie par le Christ. Le Coran ne dessine ni théorie de la guerre, ni dispositif opérationnel et encore moins de conceptualisation du djihad, terme quasiment absent du texte au profit de celui de qitāl (combat, meurtre). Il existe toutefois quelques règles minimales, notamment de non-agression unilatérale, et la place du croyant paraît se situer entre la victime qui se défend légitimement et le fidèle engagé qui, adoptant librement un comportement vertueux pour Dieu, s’élance de toute sa personne, dépense sa richesse et prend tous les risques, lesquels peuvent être mortels. Mais, in fine , la victoire comme la défaite reviennent à Dieu, qui a toujours le dernier mot. Le sens premier du djihad dans le Coran est : « fournir un effort vers un but déterminé, travailler avec assiduité, zèle ou fermeté » 1 . Mais par sa racine, le terme est l’objet de lectures plurielles. Dans tous les cas, ce qu’il autorise comme violence est conforme aux pratiques de cette époque. Le lecteur du Coran peut-il vraiment y comprendre le sens du mot djihad ? Sur les 35 versets où la racine du mot apparaît, 22 occurrences s’appliquent à un effort d’ordre général, 10 à la guerre et 3 ont une tonalité spirituelle ou morale. Le mot est généralement exprimé sous forme verbale (s’efforcer, s’engager) plutôt que par un substantif (l’effort, et donc « le » djihad). C’est dire l’extrême rareté dans le livre de ce terme tel que l’on croit le comprendre généralement. Tout lecteur est contraint d’utiliser une grille d’interprétation, car le texte coranique – sur cette question comme sur beaucoup d’autres – n’est nullement explicite par lui-même. Citer à la suite les versets belliqueux sans compréhension de leur contexte historique et littéraire revient à en sacraliser la valeur absolue. Chaque phrase, même prise isolément, serait alors révélatrice de la volonté divine sur l’homme. L’organisation terroriste Daech ne fonctionnait pas autrement en Syrie et en Irak pour justifier ses crimes. Par exemple, le passage suivant semble un appel militaire explicite (S. 25, 52) : « N’obéis donc pas aux infidèles et lutte contre eux avec lui ( jāhidhum bihi ) d’une grande lutte ( jihādān kabīran ) ». La racine du mot se trouve ici à la fois sous forme d’un verbe (s’efforcer, lutter) et d’une locution adverbiale (avec effort, par une lutte), lesquels ne sont pas explicitement militaires, pas plus que le contexte de la sourate. En effet, celle-ci défend l’apostolat de Mohammed à destination des infidèles, leur rappelant à la fois la perspective du Jugement dernier et de la miséricorde divine. Ces versets sont inscrits dans une séquence (versets 45-54) qui illustre la bienfaisance de Dieu. En outre, la préposition bihi (avec ceci, avec lui) n’ayant pas de complément, les interprètes – musulmans ou non – l’ont généralement associée au Coran ou à la prédication prophétique, invalidant ainsi une lutte mortelle derrière la racine j-h-d. Grâce aux travaux de l’orientaliste Régis Blachère, on peut montrer que 30 des 35 occurrences des termes issus de la racine – notamment celles à valeur militante – se situent dans des sourates datées de l’époque médinoise, ce qui signifie que les légitimations religieuses de la guerre sont liées à des luttes contextualisées contre des ennemis du Prophète, et non à la prédication ou à la définition du monothéisme islamique. Comment Mohammed pense-t-il et pratique-t-il la guerre ? Son expérience plus globale participe-t-elle à la définition du djihad ? Le récit des expéditions militaires menées par Mohammed a été mis en place au début du IX e siècle par des scribes qui travaillaient dans l’entourage califal. Or, ces sources tardives, qui justifient les combats du Prophète par des versets coraniques et des hadith (des paroles de Mohammed), dessinent de lui un portrait combattant relativement cohérent. L’acceptation de la guerre est, dans un premier temps, liée à des conditions circonstanciées : son émigration à Médine, la pauvreté de ses compagnons, la vindicte des Mecquois. Après 623, le Prophète est autorisé par Dieu à user des armes malgré les tabous traditionnels. Avec la bataille de Badr en 624, le combat « dans le sentier de Dieu » prend des allures impératives et Dieu lui-même participe à l’affrontement, offrant le Paradis aux morts martyrs. Dès lors se produit une sacralisation du phénomène guerrier, laquelle est aussi le produit d’une relecture califale. L’ennemi est généralement l’infidèle mecquois, c’est-à-dire le païen, mais aussi le musulman hypocrite, mal converti, peu convaincu, ce qui rappelle les violentes querelles internes dans le christianisme byzantin. Si l’on peut associer à Mohammed la naissance du djihad, du moins à travers ces sources spécifiques, le Prophète n’a cessé d’alterner entre le respect des coutumes anciennes (négociations, rachat des captifs, vaincus épargnés, vengeance tribale, Talion) et une nouvelle manière d’envisager la guerre comme un engagement total pour Dieu (qui est le sens même de djihad), lequel peut aller jusqu’à tuer l’ennemi. Une doctrine se forge au IX e siècle selon laquelle le djihad, tout en permettant l’extension de l’islam, laisse une place aux populations chrétiennes et juives. À ce moment-là, quelles violences sont acceptées ? et contre quels acteurs doivent-elles être tournées ? Entre le IX e et le XV e siècle, le djihad ne cessa d’être repensé et débattu en fonction du contexte. À chaque perception d’une menace – extérieure ou intérieure – contre l’ordre impérial répondait une inflexion de la théorie. Ainsi, l’homicide entre musulmans est clairement prohibé, faute si grave qu’elle est assimilée à de l’infidélité et du polythéisme. Il y a un « sang sacré », intouchable ( ḥarām ), sous peine d’avoir à payer le « prix du sang », c’est-à-dire le Talion, et un autre qui serait un « sang licite », non protégé par l’islam. Chrétiens et Juifs sont protégés, à moins qu’ils s’arment contre les musulmans. Les polythéistes et les suppôts du diable ont un sang licite. Mais la frontière du djihad traverse l’islam en son sein : les apostats, les hérétiques et les rebelles sont ainsi des ennemis désignés et leur sang est licite. Le djihad impérial n’est nullement monolithique. Dans une perspective plus actuelle, vous montrez que les interprétations du djihad par al-Qaïda et Daech sont à replacer dans un contexte particulier, caractérisé notamment par les ingérences étrangères. Dans tous les cas, la perception occidentale du djihad est toujours négative. Comment expliquez-vous cette image biaisée ? Le djihad devient le djihadisme par atrophie de sa polysémie, réduite à sa dimension militante, banalisant le recours à la violence et à la déshumanisation de l’ennemi, rejeté hors du vieux cadre légal protecteur. Or, cet ennemi contemporain est toujours lié à des humiliations provoquées ou approuvées par l’Occident : colonisation, exploitation, autoritarisme, naissance d’Israël, évènements qui entrent en contradiction avec les valeurs promues par cet Occident que même les courants islamistes réclament : liberté des peuples, droits humains, parlementarisme, patriotisme. Le djihadisme est le produit de contextes déprimés, où les solutions nationalistes ayant échoué, la paupérisation gagnant des sociétés aux sous-sols souvent riches, les individus envisagent de participer à des mobilisations armées. On s’explique ainsi pourquoi la perception occidentale du djihad est toujours négative, malgré la multiplicité des sens du mot. Tout musulman qui viendrait à en présenter une approche non-guerrière se verrait taxer de dissimulation ou de sympathie cachée pour les islamistes. Or, au Moyen Âge, l’islam n’est pas décrit comme particulièrement violent par les auteurs latins, sans doute parce qu’ils savent que les croisés ne sont pas en reste dans la manifestation de la brutalité. L’image d’une religion violente en raison du djihad se généralise en Europe avec l’époque moderne, à cause notamment de la dichotomie accrue entre le séculier et le spirituel, entre le rationnel et l’irrationnel. Toutes les sociétés et religions ne vivant pas les mêmes processus de séparation sont dès lors considérées comme archaïques et violentes. Il faudrait donc les libérer de la norme islamique pour les rendre moins brutales. Les crises au Moyen-Orient ont continué d’enraciner chez les Occidentaux cette image. Tout acte violent commis par un musulman est attribué à son identité religieuse, dont il ne serait pas encore débarrassé. Il faudrait donc démilitariser l’islam, quitte à employer pour cela une force armée, évidemment légitime, ainsi le Regime Change en Afghanistan et en Irak. Notes : 1 - p. 47
Texte intégral (2693 mots)

Souvent traduit par « guerre sainte » et galvaudé, le terme de djihad relève d’une logique bien différente. Pour saisir toute sa richesse, il importe à la fois de plonger dans les textes sacrés et de saisir les contextes historiques dans lesquels ce mot n’a cessé d’être déformé, fantasmé et caricaturé. C’est sur cette pluralité d’interprétations et de réinterprétations que revient l’historien Olivier Hanne dans son dernier ouvrage.

Le programme d’HGGSP réserve toute une partie du programme à la guerre selon al-Qaïda et Daech. Comprendre la notion de djihad permet de mieux appréhender leur perception de la guerre et certains usages idéologiques de ce principe.

 

Nonfiction.fr : Vous consacrez un livre à l’histoire du djihad et expliquez que les attentats menés depuis les années 1990 par al-Qaïda, puis Daech, ont renforcé une mauvaise interprétation, puis une confusion entre djihad et djihadisme. Quelles définitions retenez-vous pour chacun de ces termes ?

Olivier Hanne : La première théorie du djihad prend forme dans le contexte instable de la fin des califes Omeyyades et de l’apogée des Abbassides, globalement au début du IXe siècle. À cette époque, les lettrés de la cour de Bagdad élaborent une doctrine juridico-théologique autour de la guerre qui laisse percevoir deux tendances : à l’échelle de l’individu, le djihad est une ascèse militaire et militante sur les pas du Prophète Mohammed, qui vise le salut personnel par le martyre à la guerre ; à l’échelle collective, il est un devoir de la communauté musulmane de défendre l’islam, tout en étant encadré par le pouvoir califal. Dans un cas, le djihad est purement religieux et constitue une fin en soi ; dans l’autre, il est essentiellement politique et s’avère un outil impérial. La première perception a donné naissance à des sens symboliques et spirituels (« djihad du cœur », c’est-à-dire la lutte contre son péché intérieur, ou « djihad de la parole », c’est-à-dire la prédication) et la seconde à une approche islamique de la guerre juste (« faire le djihad » devient l’équivalent de la légitime défense).

Le djihadisme, en revanche, est la reformulation idéologique au XXe siècle des théories anciennes du djihad au profit de combats contemporains dont les racines sont autant politiques que religieuses. Le passage du djihad au djihadisme correspond à la fois à une bascule dans les termes et dans les réalités politiques vécues par les populations à l’époque contemporaine. Le facteur symbolique est la fin officielle du califat en 1924, qui remet en question les fondamentaux du droit classique. Bien que manipulée, cette doctrine restait en effet une référence incontournable. Or, l’absence de califat – même fantoche – et l’hégémonie européenne imposent de repenser tout l’univers politico-religieux auxquels les oulémas et les intellectuels musulmans se rattachaient encore avant la guerre 14-18.

Ce n’était plus désormais l’institution multiséculaire du califat qui y recourait au nom de l’État impérial, mais des groupes d’opposition politiques – notamment islamistes – agissant pour la renaissance d’un islam mythifié, conçu à la fois comme une religion, un système de civilisation et une domination temporelle. L’enjeu était bien la prise de contrôle de l’État, plus que le rayonnement de la foi.

L’écriture du Coran dans la péninsule Arabique s’inscrit dans un climat aux riches héritages culturels et religieux, que vous retracez avec beaucoup de justesse. Dès le XIIe siècle av. J.-C., les hommes y justifient la violence par un devoir religieux. Comment ces courants influencent-ils Mohammed et les guerres qui se déroulent dans cette région aux VIe et VIIe siècles ?

L’univers oriental de l’Antiquité tardive avait parfaitement intégré le fait de la guerre dans ses conceptions religieuses. Plus encore, les empires byzantin et sassanide s’étaient affrontés avec une rare brutalité qu’ils avaient habillée de sacralité et d’appels au martyre. L’islam surgit donc dans des cultures habituées à attribuer à Dieu une action dans les combats terrestres et au soldat sacrifié une mort héroïque dans l’au-delà. Certaines sectes juives qu’a pu connaître Mohammed nourrissaient des espoirs apocalyptiques.

À l’inverse, les coutumes militaires des tribus appelées à se convertir durant la prédication du Prophète semblent bien en-deçà de la violence de ces empires, prêts pour vaincre à s’épuiser jusqu’à la destruction. Dans la steppe, en revanche, on ne se bat que par intermittence, pour l’honneur de son groupe, pour le contrôle de territoires incertains et pour l’appât d’un gain opportuniste. Mais l’idéal des tribus accepte aussi de suspendre certaines règles en cas de trahison, et cela sans qu’on y soupçonne de brutalité illégitime. Le djihad apparaît au sein de ces contradictions historiques.

Ce n’est qu’au Xe siècle que les califes imposeraient sept lectures canoniques du Coran. Sans même parler de djihad, quelle place occupe la guerre dans le Coran et comment y est pensée la violence armée ?

La guerre et la violence sont souvent évoquées par le Coran, soit pour rappeler qu’il s’agit d’une réalité inévitable de la vie humaine, soit pour faire référence à des étapes de la vie de Mohammed, soit encore pour encourager ceux qui la font contre leurs ennemis, et notamment contre les infidèles hostiles à Dieu et à la prédication prophétique. Le Coran ne se distingue pas en cela de la Bible. Une analyse statistique des contenus violents ou guerriers dans les deux livres montre que le Coran n’est pas plus porté à ce type de registre, lequel constitue 2,1 % du texte coranique, contre 5,3 % pour l’Ancien Testament.

En outre, ce que le Coran autorise comme forme de violence ne paraît pas différent des textes bibliques. La source serait même plus en retrait que certains passages des livres de Josué ou des Rois, et surtout que les justifications byzantines à la guerre bénie par le Christ.

Le Coran ne dessine ni théorie de la guerre, ni dispositif opérationnel et encore moins de conceptualisation du djihad, terme quasiment absent du texte au profit de celui de qitāl (combat, meurtre). Il existe toutefois quelques règles minimales, notamment de non-agression unilatérale, et la place du croyant paraît se situer entre la victime qui se défend légitimement et le fidèle engagé qui, adoptant librement un comportement vertueux pour Dieu, s’élance de toute sa personne, dépense sa richesse et prend tous les risques, lesquels peuvent être mortels. Mais, in fine, la victoire comme la défaite reviennent à Dieu, qui a toujours le dernier mot.

Le sens premier du djihad dans le Coran est : « fournir un effort vers un but déterminé, travailler avec assiduité, zèle ou fermeté »1. Mais par sa racine, le terme est l’objet de lectures plurielles. Dans tous les cas, ce qu’il autorise comme violence est conforme aux pratiques de cette époque. Le lecteur du Coran peut-il vraiment y comprendre le sens du mot djihad ?

Sur les 35 versets où la racine du mot apparaît, 22 occurrences s’appliquent à un effort d’ordre général, 10 à la guerre et 3 ont une tonalité spirituelle ou morale. Le mot est généralement exprimé sous forme verbale (s’efforcer, s’engager) plutôt que par un substantif (l’effort, et donc « le » djihad). C’est dire l’extrême rareté dans le livre de ce terme tel que l’on croit le comprendre généralement.

Tout lecteur est contraint d’utiliser une grille d’interprétation, car le texte coranique – sur cette question comme sur beaucoup d’autres – n’est nullement explicite par lui-même. Citer à la suite les versets belliqueux sans compréhension de leur contexte historique et littéraire revient à en sacraliser la valeur absolue. Chaque phrase, même prise isolément, serait alors révélatrice de la volonté divine sur l’homme. L’organisation terroriste Daech ne fonctionnait pas autrement en Syrie et en Irak pour justifier ses crimes.

Par exemple, le passage suivant semble un appel militaire explicite (S. 25, 52) : « N’obéis donc pas aux infidèles et lutte contre eux avec lui (jāhidhum bihi) d’une grande lutte (jihādān kabīran) ». La racine du mot se trouve ici à la fois sous forme d’un verbe (s’efforcer, lutter) et d’une locution adverbiale (avec effort, par une lutte), lesquels ne sont pas explicitement militaires, pas plus que le contexte de la sourate. En effet, celle-ci défend l’apostolat de Mohammed à destination des infidèles, leur rappelant à la fois la perspective du Jugement dernier et de la miséricorde divine. Ces versets sont inscrits dans une séquence (versets 45-54) qui illustre la bienfaisance de Dieu. En outre, la préposition bihi (avec ceci, avec lui) n’ayant pas de complément, les interprètes – musulmans ou non – l’ont généralement associée au Coran ou à la prédication prophétique, invalidant ainsi une lutte mortelle derrière la racine j-h-d.

Grâce aux travaux de l’orientaliste Régis Blachère, on peut montrer que 30 des 35 occurrences des termes issus de la racine – notamment celles à valeur militante – se situent dans des sourates datées de l’époque médinoise, ce qui signifie que les légitimations religieuses de la guerre sont liées à des luttes contextualisées contre des ennemis du Prophète, et non à la prédication ou à la définition du monothéisme islamique.

Comment Mohammed pense-t-il et pratique-t-il la guerre ? Son expérience plus globale participe-t-elle à la définition du djihad ?

Le récit des expéditions militaires menées par Mohammed a été mis en place au début du IXe siècle par des scribes qui travaillaient dans l’entourage califal. Or, ces sources tardives, qui justifient les combats du Prophète par des versets coraniques et des hadith (des paroles de Mohammed), dessinent de lui un portrait combattant relativement cohérent. L’acceptation de la guerre est, dans un premier temps, liée à des conditions circonstanciées : son émigration à Médine, la pauvreté de ses compagnons, la vindicte des Mecquois. Après 623, le Prophète est autorisé par Dieu à user des armes malgré les tabous traditionnels. Avec la bataille de Badr en 624, le combat « dans le sentier de Dieu » prend des allures impératives et Dieu lui-même participe à l’affrontement, offrant le Paradis aux morts martyrs. Dès lors se produit une sacralisation du phénomène guerrier, laquelle est aussi le produit d’une relecture califale. L’ennemi est généralement l’infidèle mecquois, c’est-à-dire le païen, mais aussi le musulman hypocrite, mal converti, peu convaincu, ce qui rappelle les violentes querelles internes dans le christianisme byzantin.

Si l’on peut associer à Mohammed la naissance du djihad, du moins à travers ces sources spécifiques, le Prophète n’a cessé d’alterner entre le respect des coutumes anciennes (négociations, rachat des captifs, vaincus épargnés, vengeance tribale, Talion) et une nouvelle manière d’envisager la guerre comme un engagement total pour Dieu (qui est le sens même de djihad), lequel peut aller jusqu’à tuer l’ennemi.

Une doctrine se forge au IXe siècle selon laquelle le djihad, tout en permettant l’extension de l’islam, laisse une place aux populations chrétiennes et juives. À ce moment-là, quelles violences sont acceptées ? et contre quels acteurs doivent-elles être tournées ?

Entre le IXe et le XVe siècle, le djihad ne cessa d’être repensé et débattu en fonction du contexte. À chaque perception d’une menace – extérieure ou intérieure – contre l’ordre impérial répondait une inflexion de la théorie. Ainsi, l’homicide entre musulmans est clairement prohibé, faute si grave qu’elle est assimilée à de l’infidélité et du polythéisme. Il y a un « sang sacré », intouchable (ḥarām), sous peine d’avoir à payer le « prix du sang », c’est-à-dire le Talion, et un autre qui serait un « sang licite », non protégé par l’islam. Chrétiens et Juifs sont protégés, à moins qu’ils s’arment contre les musulmans. Les polythéistes et les suppôts du diable ont un sang licite. Mais la frontière du djihad traverse l’islam en son sein : les apostats, les hérétiques et les rebelles sont ainsi des ennemis désignés et leur sang est licite. Le djihad impérial n’est nullement monolithique.

Dans une perspective plus actuelle, vous montrez que les interprétations du djihad par al-Qaïda et Daech sont à replacer dans un contexte particulier, caractérisé notamment par les ingérences étrangères. Dans tous les cas, la perception occidentale du djihad est toujours négative. Comment expliquez-vous cette image biaisée ?

Le djihad devient le djihadisme par atrophie de sa polysémie, réduite à sa dimension militante, banalisant le recours à la violence et à la déshumanisation de l’ennemi, rejeté hors du vieux cadre légal protecteur. Or, cet ennemi contemporain est toujours lié à des humiliations provoquées ou approuvées par l’Occident : colonisation, exploitation, autoritarisme, naissance d’Israël, évènements qui entrent en contradiction avec les valeurs promues par cet Occident que même les courants islamistes réclament : liberté des peuples, droits humains, parlementarisme, patriotisme. Le djihadisme est le produit de contextes déprimés, où les solutions nationalistes ayant échoué, la paupérisation gagnant des sociétés aux sous-sols souvent riches, les individus envisagent de participer à des mobilisations armées.

On s’explique ainsi pourquoi la perception occidentale du djihad est toujours négative, malgré la multiplicité des sens du mot. Tout musulman qui viendrait à en présenter une approche non-guerrière se verrait taxer de dissimulation ou de sympathie cachée pour les islamistes. Or, au Moyen Âge, l’islam n’est pas décrit comme particulièrement violent par les auteurs latins, sans doute parce qu’ils savent que les croisés ne sont pas en reste dans la manifestation de la brutalité.

L’image d’une religion violente en raison du djihad se généralise en Europe avec l’époque moderne, à cause notamment de la dichotomie accrue entre le séculier et le spirituel, entre le rationnel et l’irrationnel. Toutes les sociétés et religions ne vivant pas les mêmes processus de séparation sont dès lors considérées comme archaïques et violentes. Il faudrait donc les libérer de la norme islamique pour les rendre moins brutales. Les crises au Moyen-Orient ont continué d’enraciner chez les Occidentaux cette image. Tout acte violent commis par un musulman est attribué à son identité religieuse, dont il ne serait pas encore débarrassé. Il faudrait donc démilitariser l’islam, quitte à employer pour cela une force armée, évidemment légitime, ainsi le Regime Change en Afghanistan et en Irak.


Notes :
1 - p. 47

28.05.2024 à 20:00

Le commencement du capitalisme : entretien avec Jérôme Baschet

Dans un court ouvrage très réussi intitulé Quand commence le capitalisme ? l'historien Jérôme Baschet a entrepris de répondre à trois questions, fortement liées entre elles, à propos du capitalisme : une question de chronologie, une question portant sur les facteurs ayant favorisé son émergence et une question de définition. Toutes les trois ont reçu jusqu'ici, de la part des historiens, des réponses très divergentes, dont il retrace la teneur, avant de proposer les siennes ou tout au moins de clarifier utilement les termes du débat. Produit d'une transition socio-historique qui lui a permis de dominer le monde, le capitalisme n'est plus en si bonne forme. On peut ainsi se demander s'il ne pourrait pas à son tour disparaître, même si cela pourrait prendre un peu de temps. Cette perspective et les scénarios envisageables d'une sortie du capitalisme étaient déjà évoqués dans les livres précédents de l'auteur. Elle l'incite, dans celui-ci, à se questionner à nouveaux frais sur sa genèse.   Nonfiction : Le capitalisme est apparu assez tardivement, expliquez-vous. De fait, il existe de fortes divergences entre historiens sur ce sujet… Jérôme Baschet : Les divergences quant à la chronologie de la formation du capitalisme sont d’une ampleur surprenante. La conception la plus répandue en situe l’émergence au début de la période dite moderne (XVI e -XVIII e siècles), en lien avec la Renaissance, l’expansion européenne et la colonisation de l’Amérique. Elle a été défendue notamment par Immanuel Wallerstein, dans sa théorisation du système-monde moderne. D’autres historiens voient le capitalisme s’affirmer dès le XII e siècle, avec l’essor du grand commerce médiéval, sous l’impulsion notamment des marchands italiens, voire dès le IX e siècle, lorsque le commerce se développe fortement dans le monde musulman. Jairus Banaji parle alors de capitalisme « commercial ». Certains vont jusqu’à affirmer qu’il existe un système-monde capitaliste depuis cinq millénaires, du fait de l’ampleur des activités commerciales dans les grandes civilisations antiques du Proche-Orient. Inversement, d’autres historiens font valoir la longue persistance des structures féodales et adoptent une chronologie tardive pour l’apparition du capitalisme. C’est le cas avec la thèse du long Moyen Âge, se prolongeant jusqu’au XVIII e siècle, que Jacques Le Goff a défendue avec ardeur jusqu’à la fin de sa vie et que je reprends à mon compte. Bien sûr, on dira qu’un phénomène historique aussi complexe que le capitalisme ne naît pas en un jour, de sorte qu’un certain écart dans les chronologies pourrait traduire la durée étirée de sa mise en place. Mais ici, l’amplitude des désaccords – six siècles, voire cinq millénaires – dépasse cette question et masque une certaine confusion quant à la nature même du capitalisme. Le point le plus évident tient à l’identification entre commerce et capitalisme. Il est manifeste que les auteurs qui adoptent une chronologie haute le font sur cette base : ils observent un important essor des échanges commerciaux, comme aussi du prêt à intérêt, et ils en concluent qu’une forme de capitalisme commence à exister. Dès lors, il n’est pas étonnant que l’on puisse remonter sans cesse plus haut dans le temps, car des pratiques commerciales importantes ont existé dans de nombreuses sociétés depuis l’Antiquité. De fil en aiguille, on finit par rejoindre les thèses du libéralisme, depuis Adam Smith, selon lesquelles la propension à l’échange ferait partie de la nature humaine. Elle existerait depuis la nuit des temps et n’aurait fait que se développer peu à peu en éliminant les obstacles que les sociétés traditionnelles opposaient à son plein épanouissement. Dans une telle logique, résolument continuiste, il n’y a pas véritablement d’enjeu à fixer un moment historique de formation du capitalisme. En effet, cette conception opère une naturalisation du capitalisme, ayant en quelque sorte toujours été déjà là et n’ayant fait qu’affirmer plus visiblement et massivement sa présence. À l’opposée de cette vision, mon approche est résolument discontinuiste. Elle consiste à montrer que le capitalisme, qui est bien davantage que l’essor du commerce ou des activités monétaires, introduit une rupture majeure dans l’histoire humaine. Le moment crucial de sa formation implique un basculement brutal, qui peut être situé dans la période 1760-1830, notamment avec l’essor de l’industrialisation, l’émergence de l’économie comme sphère répondant à sa propre logique et le changement de rapport de force entre l’Europe et les grandes civilisations asiatiques. Si d’aucuns datent son commencement de la première phase d’expansion coloniale de l'Europe, pour vous il ne démarre véritablement qu’à partir de la deuxième phase de celle-ci, qui correspond à la conquête et la colonisation de l’Inde par la Grande-Bretagne. Pourriez-vous expliquer ce point ? En effet, dans la vision que je défends, l’essor du capitalisme est découplé de la première phase de l’expansion coloniale européenne. Loin de moi l’intention de minorer l’importance de la colonisation américaine par les Espagnols et les Portugais (habitant au Mexique depuis 25 ans, je m’y intéresse de près). L’emprise exercée à distance sur un continent presque entier pendant trois siècles est un phénomène inédit mais, selon mon analyse, il ne répond pas initialement à des logiques capitalistes et ses effets sur la trajectoire européenne se font sentir en grande partie avec un certain retard. En tout état de cause, la colonisation de l’Amérique n’a pas suffi à créer un monde euro-centré, c’est-à-dire entièrement dominé par les puissances européennes. Sur ce point, la démonstration de Kenneth Pomeranz constitue un apport décisif : vers 1750 encore, la Chine et l’Europe connaissent des formes d’essor largement comparables. Il n’y a pas encore d’avantage décisif au bénéfice de la seconde et la Chine, comme l’Inde, reste hors de portée de la volonté de domination européenne. Le basculement n’intervient que dans la seconde moitié du XVIII e siècle. Il s’amorce en 1757, avec la conquête du Bengale par la Grande-Bretagne, d’où découlera bientôt la colonisation de l’ensemble du sous-continent indien et la subordination de l’Empire chinois, la mainmise sur les matières premières de l’Inde et la désindustrialisation de ce pays, condition de l’essor de l’industrie textile britannique. C’est seulement alors que se mettent en place deux phénomènes aussi inédits qu’étroitement corrélés : la formation du capitalisme et la constitution d’un monde entièrement euro-centré. De toute évidence, le capitalisme est né en Europe et il a partie lié avec la domination exercée depuis deux siècles et demi par l’Occident sur l’ensemble du globe (une domination qui est aujourd’hui en passe de se défaire). Mais doit-on considérer que ces affirmations contreviennent au désir légitime de débarrasser l’histoire de ses biais euro-centriques ? Il va de soi qu’il faut « provincialiser l’Europe », selon l’expression de Dipesh Chakrabarty : il s’agit de renoncer à considérer que les puissances occidentales se situeraient à l’avant-garde de l’avancée du progrès, tandis que les autres régions du monde, adoptant la modernité avec retard et de façon toujours défaillante, seraient vouées à ne constituer que des passés subalternes. Mais la critique des biais eurocentriques s’égare lorsqu’elle se refuse à reconnaître que le capitalisme est né en Europe ou récuse toute singularité dans la trajectoire européenne, comme le fait Jack Goody. Cela revient à nier l’un des phénomènes les plus massifs de l’histoire mondiale depuis deux siècles et demi. Au contraire, il me semble que comprendre les ressorts de la constitution d’un monde euro-centré est indispensable pour construire une histoire non euro-centrique. Son avènement, qui intervient sur une période assez concentrée, n’en a pas moins été favorisé par un ensemble de facteurs que l’on peut rattacher, expliquez-vous, au système féodo-ecclésial qui s’était développé en Europe, et que le capitalisme allait supplanter. Pourriez-vous en dire un mot ? En effet, je mets l’accent sur le basculement brutal des années 1760-1830. Mais, pour autant, l’analyse complète de la formation historique du capitalisme ne peut se limiter à cette chronologie très concentrée. Il faut aussi se mettre en quête des facteurs qui préparent ce basculement, des phénomènes qui en constituent les conditions de possibilité. En réalité, mon analyse de la formation historique du capitalisme combine trois temporalités distinctes. Il y a le moment concentré du basculement, mais celui-ci est précédé par une phase qui s’étend des années 1620 jusque vers 1760 et que l’on peut considérer comme la phase agonisante du système féodal. Elle commence par ce qui est habituellement qualifié de « crise du XVII e siècle », avec les effets du petit âge glaciaire, des famines et des guerres particulièrement meurtrières. Elle se caractérise aussi par la décomposition d’aspects essentiels de l’ordre féodal, notamment la domestication définitive de l’aristocratie. Des formes de production marquées par l’impact des pratiques du capital se développent à la fois dans l’agriculture anglaise, dans les plantations américaines et asiatiques, ou encore dans les premières manufactures. La naissance des sciences modernes s’accompagne du grand partage entre l’homme et la nature, tandis qu’émerge aussi l’individualisme moderne. Ce sont là des pièces qui vont jouer un rôle majeur dans la grande reconfiguration de la fin du XVIII e siècle, mais à elles seules, elles ne suffisent pas à produire le basculement capitaliste. Enfin, une temporalité plus longue encore remonte aux XI e -XII e siècles. En effet, l’Occident médiéval est doté d’une dynamique puissante qui joue un rôle significatif dans la singularisation de la trajectoire européenne. Ainsi, je cherche à comprendre les particularités des représentations du monde et de la personne humaine qui pourraient avoir favorisé le double basculement vers l’individualisme moderne et le grand partage entre l’homme et la nature (le « naturalisme », au sens de Philippe Descola). Je note aussi que le renforcement de l’institution ecclésiale, sursacralisée et centralisée sous l’autorité du pape à partir de la réforme grégorienne des XI e et XII e siècles, a contribué, en Occident, à la marginalisation de la forme politique impériale (à la différence de Byzance ou de la Chine). Cela a favorisé la mise en place, un peu plus tard, d’un système d’États rivaux, dont les guerres permanentes et les besoins fiscaux ont contribué à une monétarisation des pratiques et à un essor de la production pour l’échange, sans compter le rôle que ces États, convertis au mercantilisme, ont joué dans l’essor colonial, commercial et productif. Enfin et peut-être surtout, je considère que le ressort principal de la conquête et de la colonisation du continent américain n’est pas l’expansion commerciale, mais l’universalisme chrétien. Remontant à saint Paul, celui-ci s’est affirmé à mesure que se renforçait la puissance de l’institution ecclésiale. Pour les papes des siècles centraux du Moyen Âge, la chrétienté a vocation à s’étendre à la terre entière. De fait, le premier voyage de Christophe Colomb était une ambassade auprès de l’empereur de Chine, dans l’espoir de reprendre les activités missionnaires amorcées au XIII e siècle. Quant à l’ordre colonial qui s’en est suivi, il n’aurait pas pu se structurer et perdurer durant trois siècles sans la contribution décisive de l’Église pour assurer l’encadrement et le contrôle des populations indigènes. Même si la colonisation américaine n’a pas donné lieu immédiatement à un système-monde capitaliste, c’est à la dynamique du système que j’appelle féodo-ecclésial qu’il faut attribuer le premier essor colonial de l’Europe. Et à l’évidence, celui-ci a contribué à singulariser la trajectoire européenne et a favorisé le basculement ultérieur vers le capitalisme. Les activités du capital ont largement préexisté au capitalisme, montrez-vous, si l’on identifie celui-ci comme système productif et type de société. Il n’empêche que son avènement a constitué un basculement de grande ampleur, au terme duquel les impératifs du capital se sont imposés comme logique sociale dominante... Il faut distinguer commerce et capitalisme, mais il faut aussi comprendre la nature et la spécificité des pratiques commerciales et monétaires dans les sociétés non capitalistes. À cet égard, on peut relever que les toutes premières formes d’échange n’ont pas un caractère marchand mais relèvent plutôt de rituels visant à établir des rapports de réciprocité ou de subordination. Par ailleurs, les premières monnaies servent moins à l’échange qu’au paiement d’obligations sociales, matrimoniales ou judiciaires. Il n’en reste pas moins qu’apparaissent assez tôt des pratiques marchandes visant un bénéfice monétaire. C’est le cas, par exemple, avec les marchands italiens du Moyen Âge. On peut alors parler de capital, au sens élémentaire du terme, c’est-à-dire comme somme d’argent investie en vue d’obtenir une quantité d’argent augmentée. Et je propose d’appeler « activités du capital » les pratiques commerciales ou de prêt à intérêt ayant un tel objectif, au sein des sociétés pré-capitalistes. Même si cela peut paraître paradoxal, j’insiste sur le caractère non capitaliste de ces activités du capital. En effet, elles restent soumises à des logiques sociales dominantes, qui leur sont largement contraires ou qui, du moins, les encadrent fortement et en brident la pleine affirmation. C’est pourquoi, dans la plupart des sociétés non capitalistes, les marchands ne recherchent pas la maximisation des bénéfices et maintiennent un taux bas de réinvestissement, car l’activité marchande reste encastrée dans des pratiques sociales plus larges, visant l’établissement de relations d’alliance, le maintien d’un statut social ou la réalisation d’un projet politique. Par ailleurs, même si le commerce et le prêt à intérêt connaissent une certaine revalorisation au Moyen Âge, y compris dans la théologie, ils oscillent toujours entre réhabilitation et suspicion. Les marchands demeurent dans une position socialement subordonnée et, au XVIII e siècle encore, toute réussite dans le négoce aspire à se transformer en patrimoine foncier et à permettre l’accession à la noblesse. Le basculement dans le capitalisme, au sens complet du terme, suppose deux phénomènes majeurs : que le capital s’empare massivement de la sphère de la production, alors qu’auparavant il se limitait essentiellement à la sphère des échanges et de l’emprunt (c’est seulement alors qu’il peut déterminer les conditions de vie de la plus grande partie de la population) ; que les exigences de l’accumulation du capital jouent un rôle dominant dans l’organisation d’ensemble de la société (au lieu de s’y développer en position subordonnée). Dès lors, le capital prend un sens nouveau : il devient un rapport social fondamental, fondé sur le fait que les producteurs sont séparés des moyens de production et dépossédés de la capacité d’assurer par eux-mêmes leur subsistance ; leur survie dépend désormais de la vente de leur force de travail, devenue marchandise, et de l’obtention d’un salaire permettant d’acquérir les biens nécessaires sur le marché. Mais il faut bien comprendre que le capitalisme n’est pas seulement un système économique. C’est, plus largement, un type de société, et même de civilisation. Je le qualifie de « monde de l’Économie » parce qu’on voit, à partir de la fin du XVIII e siècle, l’économie se constituer comme sphère séparée et dominante, ce qui n’avait jamais été le cas auparavant. La « science économique » se forme alors, chez les physiocrates (l’expression apparaît chez François Quesnay en 1767) puis avec Adam Smith. Mais c’est surtout que la sphère économique impose désormais ses normes et ses logiques à l’ensemble de la société (même si c’est l’État qui a la charge de créer les conditions de leur mise en place et de leur déploiement croissant). La logique économique, fondée sur la recherche de l’intérêt matériel individuel, sur la légitimité de l’accumulation du capital, sur la maximisation des profits et la nécessité constante de gains de productivité dans un contexte concurrentiel, entretient une dynamique productiviste dont les conséquences écologiques et climatiques sont si radicales qu’elles entraînent le basculement dans une nouvelle période géologique. Comme on le voit, il y a peu en commun entre les activités du capital au sein des sociétés non capitalistes et le capitalisme comme système. La formation de celui-ci, au tournant des XVIII e et XIX e siècles, constitue un phénomène inédit et une rupture majeure avec toute l’histoire humaine antérieure. C’est là qu’il faut situer la source fondamentale des catastrophes planétaires auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés. Depuis, le capitalisme a connu d’importants développements, et on pourrait ainsi se demander si pour saisir pleinement celui-ci, y compris dans la transition qui pourrait conduire à en sortir, il ne faudrait pas aussi analyser ses développements ultérieurs... Ce livre aborde la question de la transition du système féodo-ecclésial au capitalisme. C’est un problème éminemment complexe, car il suppose d’articuler le capitalisme au système qui l’a précédé. Mais il est clair que pour comprendre la nature même du capitalisme, ses logiques de fonctionnement et ses dynamiques de transformation, il vaut mieux se tourner vers ses phases de pleine maturité et ses mutations jusqu’à aujourd’hui. D’ailleurs, il est important de rappeler que parler de capitalisme ne suppose nullement qu’il s’agisse d’une réalité homogène et immuable. Au contraire, il a pris des formes historiquement très diversifiées. S’interroger sur la formation du capitalisme a cependant un double intérêt. D’abord, cela permet d’affiner la compréhension de ce qu’est le capitalisme, en le confrontant à ce qui n’est pas encore le capitalisme – y compris là où il y a un risque de confusion, comme dans le cas des activités non capitalistes du capital. Surtout, cela permet de réfléchir à ce que sont les transitions historiques d’un système à un autre. Cette question n’est pas sans importance au moment où la sortie du capitalisme pourrait bien s’avérer l’option la plus raisonnable pour surmonter une crise écologique et climatique qui est en passe de remettre en cause l’habitabilité de la Terre. Cependant, la transition passée, qui a vu naître le capitalisme, ne saurait en aucun cas être le modèle d’une possible transition à venir, qui permettrait d’en sortir. On doit plutôt penser que chaque transition est spécifique, dans ses mécanismes et dans ses rythmes. Cependant, analyser la transition passée pourrait contribuer à la constitution d’un savoir des transitions – un chantier magnifique dont on peut espérer quelques enseignements pour mieux penser une transition post-capitaliste à la fois désirable et possible.   À lire également sur Nonfiction : Un entretien avec Jérôme Baschet à propos de son précédent livre, Basculements. Mondes émergents, possibles désirables (La Découverte, 2021).
Texte intégral (3545 mots)

Dans un court ouvrage très réussi intitulé Quand commence le capitalisme ? l'historien Jérôme Baschet a entrepris de répondre à trois questions, fortement liées entre elles, à propos du capitalisme : une question de chronologie, une question portant sur les facteurs ayant favorisé son émergence et une question de définition. Toutes les trois ont reçu jusqu'ici, de la part des historiens, des réponses très divergentes, dont il retrace la teneur, avant de proposer les siennes ou tout au moins de clarifier utilement les termes du débat.

Produit d'une transition socio-historique qui lui a permis de dominer le monde, le capitalisme n'est plus en si bonne forme. On peut ainsi se demander s'il ne pourrait pas à son tour disparaître, même si cela pourrait prendre un peu de temps. Cette perspective et les scénarios envisageables d'une sortie du capitalisme étaient déjà évoqués dans les livres précédents de l'auteur. Elle l'incite, dans celui-ci, à se questionner à nouveaux frais sur sa genèse.

 

Nonfiction : Le capitalisme est apparu assez tardivement, expliquez-vous. De fait, il existe de fortes divergences entre historiens sur ce sujet…

Jérôme Baschet : Les divergences quant à la chronologie de la formation du capitalisme sont d’une ampleur surprenante. La conception la plus répandue en situe l’émergence au début de la période dite moderne (XVIe-XVIIIe siècles), en lien avec la Renaissance, l’expansion européenne et la colonisation de l’Amérique. Elle a été défendue notamment par Immanuel Wallerstein, dans sa théorisation du système-monde moderne. D’autres historiens voient le capitalisme s’affirmer dès le XIIe siècle, avec l’essor du grand commerce médiéval, sous l’impulsion notamment des marchands italiens, voire dès le IXe siècle, lorsque le commerce se développe fortement dans le monde musulman. Jairus Banaji parle alors de capitalisme « commercial ». Certains vont jusqu’à affirmer qu’il existe un système-monde capitaliste depuis cinq millénaires, du fait de l’ampleur des activités commerciales dans les grandes civilisations antiques du Proche-Orient. Inversement, d’autres historiens font valoir la longue persistance des structures féodales et adoptent une chronologie tardive pour l’apparition du capitalisme. C’est le cas avec la thèse du long Moyen Âge, se prolongeant jusqu’au XVIIIe siècle, que Jacques Le Goff a défendue avec ardeur jusqu’à la fin de sa vie et que je reprends à mon compte.

Bien sûr, on dira qu’un phénomène historique aussi complexe que le capitalisme ne naît pas en un jour, de sorte qu’un certain écart dans les chronologies pourrait traduire la durée étirée de sa mise en place. Mais ici, l’amplitude des désaccords – six siècles, voire cinq millénaires – dépasse cette question et masque une certaine confusion quant à la nature même du capitalisme. Le point le plus évident tient à l’identification entre commerce et capitalisme. Il est manifeste que les auteurs qui adoptent une chronologie haute le font sur cette base : ils observent un important essor des échanges commerciaux, comme aussi du prêt à intérêt, et ils en concluent qu’une forme de capitalisme commence à exister. Dès lors, il n’est pas étonnant que l’on puisse remonter sans cesse plus haut dans le temps, car des pratiques commerciales importantes ont existé dans de nombreuses sociétés depuis l’Antiquité. De fil en aiguille, on finit par rejoindre les thèses du libéralisme, depuis Adam Smith, selon lesquelles la propension à l’échange ferait partie de la nature humaine. Elle existerait depuis la nuit des temps et n’aurait fait que se développer peu à peu en éliminant les obstacles que les sociétés traditionnelles opposaient à son plein épanouissement. Dans une telle logique, résolument continuiste, il n’y a pas véritablement d’enjeu à fixer un moment historique de formation du capitalisme. En effet, cette conception opère une naturalisation du capitalisme, ayant en quelque sorte toujours été déjà là et n’ayant fait qu’affirmer plus visiblement et massivement sa présence.

À l’opposée de cette vision, mon approche est résolument discontinuiste. Elle consiste à montrer que le capitalisme, qui est bien davantage que l’essor du commerce ou des activités monétaires, introduit une rupture majeure dans l’histoire humaine. Le moment crucial de sa formation implique un basculement brutal, qui peut être situé dans la période 1760-1830, notamment avec l’essor de l’industrialisation, l’émergence de l’économie comme sphère répondant à sa propre logique et le changement de rapport de force entre l’Europe et les grandes civilisations asiatiques.

Si d’aucuns datent son commencement de la première phase d’expansion coloniale de l'Europe, pour vous il ne démarre véritablement qu’à partir de la deuxième phase de celle-ci, qui correspond à la conquête et la colonisation de l’Inde par la Grande-Bretagne. Pourriez-vous expliquer ce point ?

En effet, dans la vision que je défends, l’essor du capitalisme est découplé de la première phase de l’expansion coloniale européenne. Loin de moi l’intention de minorer l’importance de la colonisation américaine par les Espagnols et les Portugais (habitant au Mexique depuis 25 ans, je m’y intéresse de près). L’emprise exercée à distance sur un continent presque entier pendant trois siècles est un phénomène inédit mais, selon mon analyse, il ne répond pas initialement à des logiques capitalistes et ses effets sur la trajectoire européenne se font sentir en grande partie avec un certain retard. En tout état de cause, la colonisation de l’Amérique n’a pas suffi à créer un monde euro-centré, c’est-à-dire entièrement dominé par les puissances européennes. Sur ce point, la démonstration de Kenneth Pomeranz constitue un apport décisif : vers 1750 encore, la Chine et l’Europe connaissent des formes d’essor largement comparables. Il n’y a pas encore d’avantage décisif au bénéfice de la seconde et la Chine, comme l’Inde, reste hors de portée de la volonté de domination européenne. Le basculement n’intervient que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il s’amorce en 1757, avec la conquête du Bengale par la Grande-Bretagne, d’où découlera bientôt la colonisation de l’ensemble du sous-continent indien et la subordination de l’Empire chinois, la mainmise sur les matières premières de l’Inde et la désindustrialisation de ce pays, condition de l’essor de l’industrie textile britannique. C’est seulement alors que se mettent en place deux phénomènes aussi inédits qu’étroitement corrélés : la formation du capitalisme et la constitution d’un monde entièrement euro-centré.

De toute évidence, le capitalisme est né en Europe et il a partie lié avec la domination exercée depuis deux siècles et demi par l’Occident sur l’ensemble du globe (une domination qui est aujourd’hui en passe de se défaire). Mais doit-on considérer que ces affirmations contreviennent au désir légitime de débarrasser l’histoire de ses biais euro-centriques ? Il va de soi qu’il faut « provincialiser l’Europe », selon l’expression de Dipesh Chakrabarty : il s’agit de renoncer à considérer que les puissances occidentales se situeraient à l’avant-garde de l’avancée du progrès, tandis que les autres régions du monde, adoptant la modernité avec retard et de façon toujours défaillante, seraient vouées à ne constituer que des passés subalternes. Mais la critique des biais eurocentriques s’égare lorsqu’elle se refuse à reconnaître que le capitalisme est né en Europe ou récuse toute singularité dans la trajectoire européenne, comme le fait Jack Goody. Cela revient à nier l’un des phénomènes les plus massifs de l’histoire mondiale depuis deux siècles et demi. Au contraire, il me semble que comprendre les ressorts de la constitution d’un monde euro-centré est indispensable pour construire une histoire non euro-centrique.

Son avènement, qui intervient sur une période assez concentrée, n’en a pas moins été favorisé par un ensemble de facteurs que l’on peut rattacher, expliquez-vous, au système féodo-ecclésial qui s’était développé en Europe, et que le capitalisme allait supplanter. Pourriez-vous en dire un mot ?

En effet, je mets l’accent sur le basculement brutal des années 1760-1830. Mais, pour autant, l’analyse complète de la formation historique du capitalisme ne peut se limiter à cette chronologie très concentrée. Il faut aussi se mettre en quête des facteurs qui préparent ce basculement, des phénomènes qui en constituent les conditions de possibilité. En réalité, mon analyse de la formation historique du capitalisme combine trois temporalités distinctes. Il y a le moment concentré du basculement, mais celui-ci est précédé par une phase qui s’étend des années 1620 jusque vers 1760 et que l’on peut considérer comme la phase agonisante du système féodal. Elle commence par ce qui est habituellement qualifié de « crise du XVIIe siècle », avec les effets du petit âge glaciaire, des famines et des guerres particulièrement meurtrières. Elle se caractérise aussi par la décomposition d’aspects essentiels de l’ordre féodal, notamment la domestication définitive de l’aristocratie. Des formes de production marquées par l’impact des pratiques du capital se développent à la fois dans l’agriculture anglaise, dans les plantations américaines et asiatiques, ou encore dans les premières manufactures. La naissance des sciences modernes s’accompagne du grand partage entre l’homme et la nature, tandis qu’émerge aussi l’individualisme moderne. Ce sont là des pièces qui vont jouer un rôle majeur dans la grande reconfiguration de la fin du XVIIIe siècle, mais à elles seules, elles ne suffisent pas à produire le basculement capitaliste.

Enfin, une temporalité plus longue encore remonte aux XIe-XIIe siècles. En effet, l’Occident médiéval est doté d’une dynamique puissante qui joue un rôle significatif dans la singularisation de la trajectoire européenne. Ainsi, je cherche à comprendre les particularités des représentations du monde et de la personne humaine qui pourraient avoir favorisé le double basculement vers l’individualisme moderne et le grand partage entre l’homme et la nature (le « naturalisme », au sens de Philippe Descola). Je note aussi que le renforcement de l’institution ecclésiale, sursacralisée et centralisée sous l’autorité du pape à partir de la réforme grégorienne des XIe et XIIe siècles, a contribué, en Occident, à la marginalisation de la forme politique impériale (à la différence de Byzance ou de la Chine). Cela a favorisé la mise en place, un peu plus tard, d’un système d’États rivaux, dont les guerres permanentes et les besoins fiscaux ont contribué à une monétarisation des pratiques et à un essor de la production pour l’échange, sans compter le rôle que ces États, convertis au mercantilisme, ont joué dans l’essor colonial, commercial et productif.

Enfin et peut-être surtout, je considère que le ressort principal de la conquête et de la colonisation du continent américain n’est pas l’expansion commerciale, mais l’universalisme chrétien. Remontant à saint Paul, celui-ci s’est affirmé à mesure que se renforçait la puissance de l’institution ecclésiale. Pour les papes des siècles centraux du Moyen Âge, la chrétienté a vocation à s’étendre à la terre entière. De fait, le premier voyage de Christophe Colomb était une ambassade auprès de l’empereur de Chine, dans l’espoir de reprendre les activités missionnaires amorcées au XIIIe siècle. Quant à l’ordre colonial qui s’en est suivi, il n’aurait pas pu se structurer et perdurer durant trois siècles sans la contribution décisive de l’Église pour assurer l’encadrement et le contrôle des populations indigènes. Même si la colonisation américaine n’a pas donné lieu immédiatement à un système-monde capitaliste, c’est à la dynamique du système que j’appelle féodo-ecclésial qu’il faut attribuer le premier essor colonial de l’Europe. Et à l’évidence, celui-ci a contribué à singulariser la trajectoire européenne et a favorisé le basculement ultérieur vers le capitalisme.

Les activités du capital ont largement préexisté au capitalisme, montrez-vous, si l’on identifie celui-ci comme système productif et type de société. Il n’empêche que son avènement a constitué un basculement de grande ampleur, au terme duquel les impératifs du capital se sont imposés comme logique sociale dominante...

Il faut distinguer commerce et capitalisme, mais il faut aussi comprendre la nature et la spécificité des pratiques commerciales et monétaires dans les sociétés non capitalistes. À cet égard, on peut relever que les toutes premières formes d’échange n’ont pas un caractère marchand mais relèvent plutôt de rituels visant à établir des rapports de réciprocité ou de subordination. Par ailleurs, les premières monnaies servent moins à l’échange qu’au paiement d’obligations sociales, matrimoniales ou judiciaires. Il n’en reste pas moins qu’apparaissent assez tôt des pratiques marchandes visant un bénéfice monétaire. C’est le cas, par exemple, avec les marchands italiens du Moyen Âge. On peut alors parler de capital, au sens élémentaire du terme, c’est-à-dire comme somme d’argent investie en vue d’obtenir une quantité d’argent augmentée. Et je propose d’appeler « activités du capital » les pratiques commerciales ou de prêt à intérêt ayant un tel objectif, au sein des sociétés pré-capitalistes. Même si cela peut paraître paradoxal, j’insiste sur le caractère non capitaliste de ces activités du capital. En effet, elles restent soumises à des logiques sociales dominantes, qui leur sont largement contraires ou qui, du moins, les encadrent fortement et en brident la pleine affirmation. C’est pourquoi, dans la plupart des sociétés non capitalistes, les marchands ne recherchent pas la maximisation des bénéfices et maintiennent un taux bas de réinvestissement, car l’activité marchande reste encastrée dans des pratiques sociales plus larges, visant l’établissement de relations d’alliance, le maintien d’un statut social ou la réalisation d’un projet politique. Par ailleurs, même si le commerce et le prêt à intérêt connaissent une certaine revalorisation au Moyen Âge, y compris dans la théologie, ils oscillent toujours entre réhabilitation et suspicion. Les marchands demeurent dans une position socialement subordonnée et, au XVIIIe siècle encore, toute réussite dans le négoce aspire à se transformer en patrimoine foncier et à permettre l’accession à la noblesse.

Le basculement dans le capitalisme, au sens complet du terme, suppose deux phénomènes majeurs : que le capital s’empare massivement de la sphère de la production, alors qu’auparavant il se limitait essentiellement à la sphère des échanges et de l’emprunt (c’est seulement alors qu’il peut déterminer les conditions de vie de la plus grande partie de la population) ; que les exigences de l’accumulation du capital jouent un rôle dominant dans l’organisation d’ensemble de la société (au lieu de s’y développer en position subordonnée). Dès lors, le capital prend un sens nouveau : il devient un rapport social fondamental, fondé sur le fait que les producteurs sont séparés des moyens de production et dépossédés de la capacité d’assurer par eux-mêmes leur subsistance ; leur survie dépend désormais de la vente de leur force de travail, devenue marchandise, et de l’obtention d’un salaire permettant d’acquérir les biens nécessaires sur le marché.

Mais il faut bien comprendre que le capitalisme n’est pas seulement un système économique. C’est, plus largement, un type de société, et même de civilisation. Je le qualifie de « monde de l’Économie » parce qu’on voit, à partir de la fin du XVIIIe siècle, l’économie se constituer comme sphère séparée et dominante, ce qui n’avait jamais été le cas auparavant. La « science économique » se forme alors, chez les physiocrates (l’expression apparaît chez François Quesnay en 1767) puis avec Adam Smith. Mais c’est surtout que la sphère économique impose désormais ses normes et ses logiques à l’ensemble de la société (même si c’est l’État qui a la charge de créer les conditions de leur mise en place et de leur déploiement croissant). La logique économique, fondée sur la recherche de l’intérêt matériel individuel, sur la légitimité de l’accumulation du capital, sur la maximisation des profits et la nécessité constante de gains de productivité dans un contexte concurrentiel, entretient une dynamique productiviste dont les conséquences écologiques et climatiques sont si radicales qu’elles entraînent le basculement dans une nouvelle période géologique.

Comme on le voit, il y a peu en commun entre les activités du capital au sein des sociétés non capitalistes et le capitalisme comme système. La formation de celui-ci, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, constitue un phénomène inédit et une rupture majeure avec toute l’histoire humaine antérieure. C’est là qu’il faut situer la source fondamentale des catastrophes planétaires auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés.

Depuis, le capitalisme a connu d’importants développements, et on pourrait ainsi se demander si pour saisir pleinement celui-ci, y compris dans la transition qui pourrait conduire à en sortir, il ne faudrait pas aussi analyser ses développements ultérieurs...

Ce livre aborde la question de la transition du système féodo-ecclésial au capitalisme. C’est un problème éminemment complexe, car il suppose d’articuler le capitalisme au système qui l’a précédé. Mais il est clair que pour comprendre la nature même du capitalisme, ses logiques de fonctionnement et ses dynamiques de transformation, il vaut mieux se tourner vers ses phases de pleine maturité et ses mutations jusqu’à aujourd’hui. D’ailleurs, il est important de rappeler que parler de capitalisme ne suppose nullement qu’il s’agisse d’une réalité homogène et immuable. Au contraire, il a pris des formes historiquement très diversifiées.

S’interroger sur la formation du capitalisme a cependant un double intérêt. D’abord, cela permet d’affiner la compréhension de ce qu’est le capitalisme, en le confrontant à ce qui n’est pas encore le capitalisme – y compris là où il y a un risque de confusion, comme dans le cas des activités non capitalistes du capital. Surtout, cela permet de réfléchir à ce que sont les transitions historiques d’un système à un autre. Cette question n’est pas sans importance au moment où la sortie du capitalisme pourrait bien s’avérer l’option la plus raisonnable pour surmonter une crise écologique et climatique qui est en passe de remettre en cause l’habitabilité de la Terre. Cependant, la transition passée, qui a vu naître le capitalisme, ne saurait en aucun cas être le modèle d’une possible transition à venir, qui permettrait d’en sortir. On doit plutôt penser que chaque transition est spécifique, dans ses mécanismes et dans ses rythmes. Cependant, analyser la transition passée pourrait contribuer à la constitution d’un savoir des transitions – un chantier magnifique dont on peut espérer quelques enseignements pour mieux penser une transition post-capitaliste à la fois désirable et possible.

 

À lire également sur Nonfiction :

Un entretien avec Jérôme Baschet à propos de son précédent livre, Basculements. Mondes émergents, possibles désirables (La Découverte, 2021).

24.05.2024 à 09:00

Comprendre la Seconde Guerre mondiale

La Seconde Guerre mondiale constitue par bien des aspects le point nodal du XX e siècle. Ce sont d’abord les aspects militaires, en raison des stratégies mises en œuvre et des grandes batailles qui jalonnent le conflit en Europe et en Asie. La volonté de détruire l’adversaire combinée aux moyens mis en œuvre sur terre, mer et dans les airs expliquent l’importance de l’économie et de la logistique. Le conflit bouleverse enfin par ses conséquences funestes sur les populations qui deviennent des cibles à anéantir et un moyen d’agir pour faire basculer le rapport de force. La Seconde Guerre mondiale est au cœur du programme de Terminale, notamment pour le front européen, puis le génocide des Juifs et des Tsiganes. De nombreux aspects du conflit sont aussi abordés dans le cadre du programme de HGGSP et peuvent servir d’inspiration pour le Grand Oral. Professeur d’histoire contemporaine à l’ENS Paris-Saclay, Olivier Wieviorka est le meilleur spécialiste francophone de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale et, en particulier, de celle de la résistance. Après une Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale (Perrin, 2023), il vient juste de publier, avec Cyriac Allard, Le Débarquement : son histoire par l'infographie (Seuil, 2024).   Nonfiction.fr : Vous signez, aux éditions Perrin, une synthèse particulièrement dense sur la Seconde Guerre mondiale. Comment est né ce projet et y avez-vous vu une suite logique à vos travaux sur le Débarquement ou la Résistance ? Olivier Wieviorka : En fait, le projet m’a été suggéré par mon éditeur. J’avais bien sûr pensé un jour écrire une histoire de la Seconde Guerre mondiale, mais j’hésitais à me lancer dans l’aventure. Nicolas Gras-Payen a su me convaincre en me disant : « il faut que tu mettes le toit ». Il suggérait qu’après avoir longtemps travaillé sur ce conflit, il était temps d’en proposer une synthèse. J’ai donc relevé ce défi. Robert Frank et Alya Aglan ont dirigé une synthèse collective qui s’étend de 1937 à 1947 pour aborder la Seconde Guerre mondiale. Quelles dates retenez-vous pour comprendre l’ensemble des fronts ? Les historiens aiment à se distinguer en proposant des chronologies hétérodoxes. Toutes les propositions se défendent, et l’on peut aussi bien affirmer que la Seconde Guerre mondiale débute en 1937 (guerre du Japon contre la Chine) qu’en 1931 (annexion de la Mandchourie) voire en 1919 (traité de Versailles). De même pour la fin, car on aurait pu aussi bien choisir 1948 (création de l'État d’Israël) que 1949 (formation de l’OTAN, division de l’Allemagne, victoire de Mao). Pour ma part, je pense que si l’on se penche sur ce conflit en soulignant son caractère mondial, il faut retenir la date de 1941, date à laquelle la planète s’embrase en raison de l’entrée en lice des États-Unis et de l’Union soviétique. Loin d’être une histoire militaire de la Seconde Guerre mondiale seulement, votre livre souligne tout le poids de l’économie et de la logistique — que nous, Européens, redécouvrons malheureusement avec la guerre en Ukraine. En quoi ces deux facteurs sont-ils prégnants dans ce conflit ? L’économie et la logistique ont joué un rôle décisif pendant la Seconde Guerre mondiale. À partir du moment où elle se métamorphose en conflit de longue durée, ces deux paramètres pèsent d’un poids essentiel. Il faut non seulement fournir aux soldats le matériel et les munitions nécessaires, mais les acheminer sur les théâtres d’opération, tout en veillant également à nourrir, vêtir et chauffer l’arrière. Or, ces paramètres n’ont pas toujours été pris en compte par les Allemands ou les Japonais. Cet aveuglement explique notamment les déboires rencontrés par la Wehrmacht en Russie. À l’inverse, les Américains veillent au grain, ce qui explique en grande partie leur victoire, malgré quelques ratés, en Normandie par exemple. Pour autant, vous ne versez pas dans le déterminisme. Vous soulignez à plusieurs reprises les aléas qui affectent les batailles mais également les nombreuses erreurs de perception entre adversaires. Pouvez-vous nous donner quelques exemples ? Les aléas abondent : les Allemands bénéficient d’un temps insolemment beau au printemps 1940, les Français ne repèrent pas la gigantesque colonne de 250 km qui se forme avant l’offensive du 10 mai et qu’ils auraient pu bombarder ; l'amiral François Darlan, inopinément présent à Alger en novembre 1942, négocie le ralliement de l’Empire aux Alliés, ce que ni Giraud ni de Gaulle n'auraient été en mesure de faire alors. Pour les erreurs de perception : les radaristes qui détectent la présence des avions japonais volant vers Pearl Harbor ne sont pas crus ; Hitler est persuadé que l’Union soviétique va s’effondrer au premier coup de boutoir, et son état-major croit que le débarquement en Normandie n’est qu’une opération de diversion jusqu’à la fin de juillet 1944 ! La mémoire du conflit revient en filigrane au cours de votre propos. Les mythes et légendes sont-ils constitutifs de notre souvenir de la Seconde Guerre mondiale ? Oui, légendes et mythes abondent, ce qui montre peut-être que la propagande a imposé sa loi bien après que les canons se sont tus. Beaucoup croient encore que le maréchal allemand Erwin Rommel est un stratège de premier ordre, que le Japon a capitulé en raison des deux raids atomiques sur Hiroshima et Nagasaki (alors que l’offensive de l’Armée rouge en Mandchourie a joué un rôle déterminant), que le général Hiver explique l’arrêt devant Moscou… Nous percevons donc ce conflit au travers de certaines légendes qui subsistent mais qui – fort heureusement – s’effondrent parfois :  plus personne ne croit qu’une Wehrmacht propre a coexisté aux côtés d’une SS barbare depuis que travaux et expositions ont révélé les crimes commis par l’armée régulière. Vous n’hésitez pas à formuler des hypothèses contre-factuelles sur l’efficacité de telle ou telle stratégie pour les belligérants. Savez-vous si vos travaux sont repris dans les écoles militaires ? Je l’ignore, mais je sais que mon livre sur le Débarquement est fortement recommandé à l’École de Guerre, ce dont je me réjouis. Militaires et historiens ont tout à gagner d’une fréquentation réciproque. El-Alamein, Kharkov, Koursk, Okinawa... La Seconde Guerre mondiale reste aussi marquante par ses grandes batailles. Quelle bataille représente selon vous un condensé de cette guerre ? Aucune bataille ne résume à elle seule la Seconde Guerre mondiale. On pourrait citer Koursk, qui met en scène un engagement mécanisé (la plus grande bataille de chars de l’histoire), mais tout aussi bien Stalingrad où les vertus individuelles ont largement primé sur une guerre mécanique régie par les chars et les avions. Chaque bataille emblématique a son contre-type, de sorte qu’il est vraiment difficile de résumer ce conflit dantesque par un type unique d’engagement.
Texte intégral (1281 mots)

La Seconde Guerre mondiale constitue par bien des aspects le point nodal du XXe siècle. Ce sont d’abord les aspects militaires, en raison des stratégies mises en œuvre et des grandes batailles qui jalonnent le conflit en Europe et en Asie. La volonté de détruire l’adversaire combinée aux moyens mis en œuvre sur terre, mer et dans les airs expliquent l’importance de l’économie et de la logistique. Le conflit bouleverse enfin par ses conséquences funestes sur les populations qui deviennent des cibles à anéantir et un moyen d’agir pour faire basculer le rapport de force.

La Seconde Guerre mondiale est au cœur du programme de Terminale, notamment pour le front européen, puis le génocide des Juifs et des Tsiganes. De nombreux aspects du conflit sont aussi abordés dans le cadre du programme de HGGSP et peuvent servir d’inspiration pour le Grand Oral.

Professeur d’histoire contemporaine à l’ENS Paris-Saclay, Olivier Wieviorka est le meilleur spécialiste francophone de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale et, en particulier, de celle de la résistance. Après une Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale (Perrin, 2023), il vient juste de publier, avec Cyriac Allard, Le Débarquement : son histoire par l'infographie (Seuil, 2024).

 

Nonfiction.fr : Vous signez, aux éditions Perrin, une synthèse particulièrement dense sur la Seconde Guerre mondiale. Comment est né ce projet et y avez-vous vu une suite logique à vos travaux sur le Débarquement ou la Résistance ?

Olivier Wieviorka : En fait, le projet m’a été suggéré par mon éditeur. J’avais bien sûr pensé un jour écrire une histoire de la Seconde Guerre mondiale, mais j’hésitais à me lancer dans l’aventure. Nicolas Gras-Payen a su me convaincre en me disant : « il faut que tu mettes le toit ». Il suggérait qu’après avoir longtemps travaillé sur ce conflit, il était temps d’en proposer une synthèse. J’ai donc relevé ce défi.

Robert Frank et Alya Aglan ont dirigé une synthèse collective qui s’étend de 1937 à 1947 pour aborder la Seconde Guerre mondiale. Quelles dates retenez-vous pour comprendre l’ensemble des fronts ?

Les historiens aiment à se distinguer en proposant des chronologies hétérodoxes. Toutes les propositions se défendent, et l’on peut aussi bien affirmer que la Seconde Guerre mondiale débute en 1937 (guerre du Japon contre la Chine) qu’en 1931 (annexion de la Mandchourie) voire en 1919 (traité de Versailles).

De même pour la fin, car on aurait pu aussi bien choisir 1948 (création de l'État d’Israël) que 1949 (formation de l’OTAN, division de l’Allemagne, victoire de Mao).

Pour ma part, je pense que si l’on se penche sur ce conflit en soulignant son caractère mondial, il faut retenir la date de 1941, date à laquelle la planète s’embrase en raison de l’entrée en lice des États-Unis et de l’Union soviétique.

Loin d’être une histoire militaire de la Seconde Guerre mondiale seulement, votre livre souligne tout le poids de l’économie et de la logistique — que nous, Européens, redécouvrons malheureusement avec la guerre en Ukraine. En quoi ces deux facteurs sont-ils prégnants dans ce conflit ?

L’économie et la logistique ont joué un rôle décisif pendant la Seconde Guerre mondiale. À partir du moment où elle se métamorphose en conflit de longue durée, ces deux paramètres pèsent d’un poids essentiel. Il faut non seulement fournir aux soldats le matériel et les munitions nécessaires, mais les acheminer sur les théâtres d’opération, tout en veillant également à nourrir, vêtir et chauffer l’arrière. Or, ces paramètres n’ont pas toujours été pris en compte par les Allemands ou les Japonais. Cet aveuglement explique notamment les déboires rencontrés par la Wehrmacht en Russie. À l’inverse, les Américains veillent au grain, ce qui explique en grande partie leur victoire, malgré quelques ratés, en Normandie par exemple.

Pour autant, vous ne versez pas dans le déterminisme. Vous soulignez à plusieurs reprises les aléas qui affectent les batailles mais également les nombreuses erreurs de perception entre adversaires. Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?

Les aléas abondent : les Allemands bénéficient d’un temps insolemment beau au printemps 1940, les Français ne repèrent pas la gigantesque colonne de 250 km qui se forme avant l’offensive du 10 mai et qu’ils auraient pu bombarder ; l'amiral François Darlan, inopinément présent à Alger en novembre 1942, négocie le ralliement de l’Empire aux Alliés, ce que ni Giraud ni de Gaulle n'auraient été en mesure de faire alors.

Pour les erreurs de perception : les radaristes qui détectent la présence des avions japonais volant vers Pearl Harbor ne sont pas crus ; Hitler est persuadé que l’Union soviétique va s’effondrer au premier coup de boutoir, et son état-major croit que le débarquement en Normandie n’est qu’une opération de diversion jusqu’à la fin de juillet 1944 !

La mémoire du conflit revient en filigrane au cours de votre propos. Les mythes et légendes sont-ils constitutifs de notre souvenir de la Seconde Guerre mondiale ?

Oui, légendes et mythes abondent, ce qui montre peut-être que la propagande a imposé sa loi bien après que les canons se sont tus. Beaucoup croient encore que le maréchal allemand Erwin Rommel est un stratège de premier ordre, que le Japon a capitulé en raison des deux raids atomiques sur Hiroshima et Nagasaki (alors que l’offensive de l’Armée rouge en Mandchourie a joué un rôle déterminant), que le général Hiver explique l’arrêt devant Moscou…

Nous percevons donc ce conflit au travers de certaines légendes qui subsistent mais qui – fort heureusement – s’effondrent parfois :  plus personne ne croit qu’une Wehrmacht propre a coexisté aux côtés d’une SS barbare depuis que travaux et expositions ont révélé les crimes commis par l’armée régulière.

Vous n’hésitez pas à formuler des hypothèses contre-factuelles sur l’efficacité de telle ou telle stratégie pour les belligérants. Savez-vous si vos travaux sont repris dans les écoles militaires ?

Je l’ignore, mais je sais que mon livre sur le Débarquement est fortement recommandé à l’École de Guerre, ce dont je me réjouis. Militaires et historiens ont tout à gagner d’une fréquentation réciproque.

El-Alamein, Kharkov, Koursk, Okinawa... La Seconde Guerre mondiale reste aussi marquante par ses grandes batailles. Quelle bataille représente selon vous un condensé de cette guerre ?

Aucune bataille ne résume à elle seule la Seconde Guerre mondiale. On pourrait citer Koursk, qui met en scène un engagement mécanisé (la plus grande bataille de chars de l’histoire), mais tout aussi bien Stalingrad où les vertus individuelles ont largement primé sur une guerre mécanique régie par les chars et les avions. Chaque bataille emblématique a son contre-type, de sorte qu’il est vraiment difficile de résumer ce conflit dantesque par un type unique d’engagement.

23.05.2024 à 15:00

Des électeurs du RN : entretien avec Félicien Faury

Le sociologue et politiste Félicien Faury est parti à la rencontre des électeurs du Rassemblement national dans le sud-est de la France, une région que l'on peut considérer comme le berceau historique de l'extrême droite. Il éclaire, comme on l'a rarement fait, les raisons qu'ont ces électeurs de voter pour ce parti. Parmi elles figure un racisme ancré dans les situations économiques et sociales qu'ils vivent et les échanges qu'ils peuvent avoir à leur sujet avec leurs proches, leurs collègues ou leurs voisins. Il a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son livre pour nos lecteurs.   Nonfiction : Pourriez-vous expliquer pour commencer ce que vous entendez par la notion de « concurrence sociale racialisée » , qui semble l’un des prismes par lesquels des électeurs du RN se représentent le monde social et leur propre situation ? Félicien Faury : Les électeurs interrogés durant mon enquête, dans le sud-est de la France, ne se sentent pas directement menacés sur le terrain de l’emploi (comme cela peut être le cas dans d'autres régions). Ils ont souvent un statut stable, dans des secteurs difficilement délocalisables. Cependant, les préoccupations économiques et sociales restent très présentes dans leurs discours. Mais elles vont jouer sur d’autres plans : les impôts et les charges que l’on paie, les aides sociales auxquelles on a ou non accès, la qualité de son environnement résidentiel, la dégradation des écoles publiques où l’on scolarise ses enfants, etc. Dans le contexte actuel, ces ressources communes (redistribution, services publics, territoires…) deviennent des ressources rares, ce qui génère des concurrences entre groupes sociaux pour y avoir accès. Ce que j’observe ensuite, c’est que certains de ces groupes sont « racialisés », c’est-à-dire assignés racialement, ramenés à leur origine ou à leur religion supposées. De ce fait, ces individus ou groupes (que l’on désigne par exemple sur mon terrain comme « arabes », « turcs », « musulmans »…) sont considérés comme moins légitimes que d’autres à bénéficier de ces ressources communes. Cela génère un profond sentiment d’injustice chez ces électeurs, qui nourrit le vote RN. Comment se déterminent-ils en faveur de celui-ci ? Faut-il être particulièrement mécontent de son sort pour cela ? Leur colère a-t-elle sinon d’autres motifs particuliers ? Les électeurs rencontrés sont en effet mécontents de leur sort actuel. Plus précisément, ils trouvent que leur situation sociale n’est pas à la hauteur de tous les efforts qu’ils ont fournis. Ils ont le sentiment d’avoir travaillé dur, d’avoir « suivi les règles », et pourtant d’être toujours dans une situation marquée par l’incertitude. Dans mon enquête, je repère notamment un fort ressentiment fiscal (la conviction de « donner beaucoup » pour ne « rien recevoir » en retour) et un fort ressentiment résidentiel (l’impression que son quartier, sa ville, se dégrade inexorablement). Quelles situations vécues mettent-ils spécialement en avant pour expliquer leur vote ou leur adhésion aux thèses de l’extrême droite ? « C’est pas normal » est une formule qui est souvent revenue dans les propos des électeurs rencontrés. Beaucoup des situations concrètes décrites dans le livre se ramènent à ce même schème de perception : l’impression que ce qui semblait autrefois « normal », familier, est désormais remis en cause. Pour prendre le cas de la situation résidentielle, l’impression de n’être désormais « plus chez soi » (ou « plus en France », comme je l’ai entendu de nombreuses fois) traduit ce sentiment que « son » monde vacille peu à peu. Il m’a ainsi semblé intéressant de souligner que le vote RN est un vote émis depuis la norme, mais une norme que l’on juge menacée, et qu’il s’agit donc de défendre. Le vote RN est donc certes protestataire, mais aussi conservateur, alimenté par cet attachement inquiet à un ordre existant dont on s’estime encore bénéficiaire. Vous évitez la plupart du temps, dans ce livre, de distinguer entre les situations pouvant objectivement tomber sous une interprétation de ce type et d’autres pour lesquelles celle-ci s’apparente à un pur fantasme. Peut-être pourriez-vous expliciter ce point ? C’est une question très importante. Pour le sociologue que je suis, il s’agit de rappeler tout un ensemble de fait objectifs, mais je n’avais pas non plus envie que tout mon livre se résume à du « fact checking » des discours des électeurs interrogés. J’accorde par ailleurs une grande importance à la posture dite compréhensive en sciences sociales, qui consiste à essayer de comprendre comment les individus perçoivent eux-mêmes leur monde social – et ainsi d’expliquer pourquoi ils font ce qu’ils font, et en l’occurrence votent ce qu’ils votent. Cette dialectique entre l’objectif et le subjectif permet de ne pas résumer les perceptions de ces électeurs à de purs fantasmes. Prenons un exemple. Un discours que j’ai souvent récolté durant mon enquête consistait à mettre en équivalence les « immigrés » et les « chômeurs ». D’un côté, il est vrai que, dans les territoires que j’ai étudiés, les quartiers où les immigrés et étrangers sont sur-représentés sont aussi les quartiers les plus durement frappés par le chômage et la pauvreté. Les électeurs du RN « n’inventent » donc pas cette corrélation. En revanche, ils vont l’expliquer par des causalités naturalisantes et individualisantes (avec tout un ensemble de stéréotypes sur la fainéantise ou la « mauvaise volonté » des immigrés), et non par des causes sociales, collectives, structurelles. En outre, leurs perceptions vont se fixer sur les seules situations de chômage, en invisibilisant tout le travail fourni par ailleurs par une main d’œuvre immigrée et étrangère. Je pense ici par exemple aux secteur du BTP et du service à la personne, ou au travail agricole saisonnier, autant de taches économiquement vitales dans le sud-est de la France. On a ici une manière dont fonctionne, je pense, le racisme : partir de situations objectivement réelles, mais en sélectionner uniquement certains traits, et les interpréter à partir de causes non-sociales. En cela, le racisme et la sociologie sont des discours concurrents dans la qualification du réel. Comment ces électeurs appréhendent-il la hiérarchie sociale et leur place dans celle-ci ? Ces électeurs se perçoivent dans une position sociale médiane fragilisée. Ils ne sont pas les plus pauvres, pas « les plus à plaindre », mais sans pour autant être parvenus à une situation leur permettant d’avoir « les reins solides », d’envisager l’avenir et celui de leurs enfants avec sérénité. Cela donne lieu à ce que le sociologue Olivier Schwartz a nommé une « conscience sociale triangulaire », avec ce sentiment d’être pris en tenaille entre une pression venue « d’en haut » et une pression venue « d’en bas ». Cela est tout particulièrement le cas sur le plan résidentiel : les électeurs rencontrés ont l’impression que « les quartiers » les « rattrapent », sans pouvoir déménager car de plus en plus d’espaces sont accaparés par des classes supérieures venues s’installer dans le Sud-Est, ce qui a pour effet de faire augmenter le prix de l’immobilier. Il est cependant frappant de constater à quel point cette conscience sociale triangulaire ne donne pas lieu à des politisations symétriques. La pression « du bas », notamment lorsqu’elle est incarnée par des minorités ethno-raciales, est considérée comme scandaleuse, évitable. En revanche, la pression du « haut » est regardée avec une certaine amertume, mais surtout avec fatalisme. Les inégalités creusées par les groupes fortement dotés économiquement suscitent avant tout de la résignation, et sont peu politisées. Qu’attendent-ils de l’Etat, de ses représentants ou des responsables politiques ? Et qu’attendraient-ils de celui-ci dans le cas où le RN accéderait au pouvoir ? Les électeurs rencontrés continuent d’avoir de fortes attentes vis-à-vis de l’État : une offre sécuritaire et répressive plus importante, mais aussi une moindre opacité du système fiscal, des services publics de meilleure qualité, etc. En revanche, je constate une forte défiance vis-à-vis des représentants politiques, notamment ceux exerçant des responsabilités gouvernementales. Il semble acquis que les élites politiques ne font pas partie de leur monde social – ce qui, du point de vue des profils sociologiques du personnel politique, n’est pas complètement faux… Le RN échappe parfois à cette défiance politique généralisée, mais pas toujours. Beaucoup d’électeurs ne sont pas dupes, et soulignent que « le RN, ça reste un parti politique », c’est-à-dire une institution en laquelle on ne peut avoir totalement confiance. Comment expliquez-vous la détestation de la gauche qui caractérise ces électeurs ? Comment dans ces conditions imaginer que celle-ci puisse à nouveau leur parler ? Dans le sud-est de la France – mais c’est également le cas à l’échelle nationale – beaucoup d’électeurs du RN se situent plutôt dans le camp de la droite et se sont progressivement radicalisés vers l’extrême droite. Pour eux, la gauche est souvent associée d’une part aux élites intellectuelles, culturelles et médiatiques, accusées d’être des « beaux parleurs », des « donneurs de leçons ». Elle est aussi souvent accusée de soutenir l’« assistanat », et tout particulièrement lorsque les bénéficiaires des aides sociales sont issus de l’immigration. Si l’on veut résumer à grands traits, pour ces électeurs du RN, la gauche représente ainsi le camp des « cultivés », des « immigrés » et des « assistés », c’est-à-dire des groupes considérés comme opposés à leurs intérêts dans les concurrences sociales racialisées que j’évoquais plus haut. Tous ces constats n’ont rien d’irréversible. Les classes moyennes et populaires blanches ne sont pas en soi prédisposées à voter pour le RN. La gauche doit proposer des mesures sociales ambitieuses qui les concerne directement – sur le pouvoir d’achat, les services publics, la sécurité dans l’avenir… Par ailleurs, je pense que la gauche doit s’interroger sur son recrutement social au sein de ses organisations partisanes, où l’on sait qu’il existe une importante sélectivité sociale, notamment en fonction du capital culturel. Il faut donc parler à la fois aux intérêts matériels et aux représentations politiques de ces électeurs.   Crédit photo : Gautier Poupeau (flickr)  
Texte intégral (1873 mots)

Le sociologue et politiste Félicien Faury est parti à la rencontre des électeurs du Rassemblement national dans le sud-est de la France, une région que l'on peut considérer comme le berceau historique de l'extrême droite. Il éclaire, comme on l'a rarement fait, les raisons qu'ont ces électeurs de voter pour ce parti. Parmi elles figure un racisme ancré dans les situations économiques et sociales qu'ils vivent et les échanges qu'ils peuvent avoir à leur sujet avec leurs proches, leurs collègues ou leurs voisins. Il a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son livre pour nos lecteurs.

 

Nonfiction : Pourriez-vous expliquer pour commencer ce que vous entendez par la notion de « concurrence sociale racialisée », qui semble l’un des prismes par lesquels des électeurs du RN se représentent le monde social et leur propre situation ?

Félicien Faury : Les électeurs interrogés durant mon enquête, dans le sud-est de la France, ne se sentent pas directement menacés sur le terrain de l’emploi (comme cela peut être le cas dans d'autres régions). Ils ont souvent un statut stable, dans des secteurs difficilement délocalisables. Cependant, les préoccupations économiques et sociales restent très présentes dans leurs discours. Mais elles vont jouer sur d’autres plans : les impôts et les charges que l’on paie, les aides sociales auxquelles on a ou non accès, la qualité de son environnement résidentiel, la dégradation des écoles publiques où l’on scolarise ses enfants, etc. Dans le contexte actuel, ces ressources communes (redistribution, services publics, territoires…) deviennent des ressources rares, ce qui génère des concurrences entre groupes sociaux pour y avoir accès. Ce que j’observe ensuite, c’est que certains de ces groupes sont « racialisés », c’est-à-dire assignés racialement, ramenés à leur origine ou à leur religion supposées. De ce fait, ces individus ou groupes (que l’on désigne par exemple sur mon terrain comme « arabes », « turcs », « musulmans »…) sont considérés comme moins légitimes que d’autres à bénéficier de ces ressources communes. Cela génère un profond sentiment d’injustice chez ces électeurs, qui nourrit le vote RN.

Comment se déterminent-ils en faveur de celui-ci ? Faut-il être particulièrement mécontent de son sort pour cela ? Leur colère a-t-elle sinon d’autres motifs particuliers ?

Les électeurs rencontrés sont en effet mécontents de leur sort actuel. Plus précisément, ils trouvent que leur situation sociale n’est pas à la hauteur de tous les efforts qu’ils ont fournis. Ils ont le sentiment d’avoir travaillé dur, d’avoir « suivi les règles », et pourtant d’être toujours dans une situation marquée par l’incertitude. Dans mon enquête, je repère notamment un fort ressentiment fiscal (la conviction de « donner beaucoup » pour ne « rien recevoir » en retour) et un fort ressentiment résidentiel (l’impression que son quartier, sa ville, se dégrade inexorablement).

Quelles situations vécues mettent-ils spécialement en avant pour expliquer leur vote ou leur adhésion aux thèses de l’extrême droite ?

« C’est pas normal » est une formule qui est souvent revenue dans les propos des électeurs rencontrés. Beaucoup des situations concrètes décrites dans le livre se ramènent à ce même schème de perception : l’impression que ce qui semblait autrefois « normal », familier, est désormais remis en cause. Pour prendre le cas de la situation résidentielle, l’impression de n’être désormais « plus chez soi » (ou « plus en France », comme je l’ai entendu de nombreuses fois) traduit ce sentiment que « son » monde vacille peu à peu.

Il m’a ainsi semblé intéressant de souligner que le vote RN est un vote émis depuis la norme, mais une norme que l’on juge menacée, et qu’il s’agit donc de défendre. Le vote RN est donc certes protestataire, mais aussi conservateur, alimenté par cet attachement inquiet à un ordre existant dont on s’estime encore bénéficiaire.

Vous évitez la plupart du temps, dans ce livre, de distinguer entre les situations pouvant objectivement tomber sous une interprétation de ce type et d’autres pour lesquelles celle-ci s’apparente à un pur fantasme. Peut-être pourriez-vous expliciter ce point ?

C’est une question très importante. Pour le sociologue que je suis, il s’agit de rappeler tout un ensemble de fait objectifs, mais je n’avais pas non plus envie que tout mon livre se résume à du « fact checking » des discours des électeurs interrogés. J’accorde par ailleurs une grande importance à la posture dite compréhensive en sciences sociales, qui consiste à essayer de comprendre comment les individus perçoivent eux-mêmes leur monde social – et ainsi d’expliquer pourquoi ils font ce qu’ils font, et en l’occurrence votent ce qu’ils votent.

Cette dialectique entre l’objectif et le subjectif permet de ne pas résumer les perceptions de ces électeurs à de purs fantasmes. Prenons un exemple. Un discours que j’ai souvent récolté durant mon enquête consistait à mettre en équivalence les « immigrés » et les « chômeurs ». D’un côté, il est vrai que, dans les territoires que j’ai étudiés, les quartiers où les immigrés et étrangers sont sur-représentés sont aussi les quartiers les plus durement frappés par le chômage et la pauvreté. Les électeurs du RN « n’inventent » donc pas cette corrélation. En revanche, ils vont l’expliquer par des causalités naturalisantes et individualisantes (avec tout un ensemble de stéréotypes sur la fainéantise ou la « mauvaise volonté » des immigrés), et non par des causes sociales, collectives, structurelles. En outre, leurs perceptions vont se fixer sur les seules situations de chômage, en invisibilisant tout le travail fourni par ailleurs par une main d’œuvre immigrée et étrangère. Je pense ici par exemple aux secteur du BTP et du service à la personne, ou au travail agricole saisonnier, autant de taches économiquement vitales dans le sud-est de la France. On a ici une manière dont fonctionne, je pense, le racisme : partir de situations objectivement réelles, mais en sélectionner uniquement certains traits, et les interpréter à partir de causes non-sociales. En cela, le racisme et la sociologie sont des discours concurrents dans la qualification du réel.

Comment ces électeurs appréhendent-il la hiérarchie sociale et leur place dans celle-ci ?

Ces électeurs se perçoivent dans une position sociale médiane fragilisée. Ils ne sont pas les plus pauvres, pas « les plus à plaindre », mais sans pour autant être parvenus à une situation leur permettant d’avoir « les reins solides », d’envisager l’avenir et celui de leurs enfants avec sérénité. Cela donne lieu à ce que le sociologue Olivier Schwartz a nommé une « conscience sociale triangulaire », avec ce sentiment d’être pris en tenaille entre une pression venue « d’en haut » et une pression venue « d’en bas ». Cela est tout particulièrement le cas sur le plan résidentiel : les électeurs rencontrés ont l’impression que « les quartiers » les « rattrapent », sans pouvoir déménager car de plus en plus d’espaces sont accaparés par des classes supérieures venues s’installer dans le Sud-Est, ce qui a pour effet de faire augmenter le prix de l’immobilier.

Il est cependant frappant de constater à quel point cette conscience sociale triangulaire ne donne pas lieu à des politisations symétriques. La pression « du bas », notamment lorsqu’elle est incarnée par des minorités ethno-raciales, est considérée comme scandaleuse, évitable. En revanche, la pression du « haut » est regardée avec une certaine amertume, mais surtout avec fatalisme. Les inégalités creusées par les groupes fortement dotés économiquement suscitent avant tout de la résignation, et sont peu politisées.

Qu’attendent-ils de l’Etat, de ses représentants ou des responsables politiques ? Et qu’attendraient-ils de celui-ci dans le cas où le RN accéderait au pouvoir ?

Les électeurs rencontrés continuent d’avoir de fortes attentes vis-à-vis de l’État : une offre sécuritaire et répressive plus importante, mais aussi une moindre opacité du système fiscal, des services publics de meilleure qualité, etc. En revanche, je constate une forte défiance vis-à-vis des représentants politiques, notamment ceux exerçant des responsabilités gouvernementales. Il semble acquis que les élites politiques ne font pas partie de leur monde social – ce qui, du point de vue des profils sociologiques du personnel politique, n’est pas complètement faux…

Le RN échappe parfois à cette défiance politique généralisée, mais pas toujours. Beaucoup d’électeurs ne sont pas dupes, et soulignent que « le RN, ça reste un parti politique », c’est-à-dire une institution en laquelle on ne peut avoir totalement confiance.

Comment expliquez-vous la détestation de la gauche qui caractérise ces électeurs ? Comment dans ces conditions imaginer que celle-ci puisse à nouveau leur parler ?

Dans le sud-est de la France – mais c’est également le cas à l’échelle nationale – beaucoup d’électeurs du RN se situent plutôt dans le camp de la droite et se sont progressivement radicalisés vers l’extrême droite. Pour eux, la gauche est souvent associée d’une part aux élites intellectuelles, culturelles et médiatiques, accusées d’être des « beaux parleurs », des « donneurs de leçons ». Elle est aussi souvent accusée de soutenir l’« assistanat », et tout particulièrement lorsque les bénéficiaires des aides sociales sont issus de l’immigration. Si l’on veut résumer à grands traits, pour ces électeurs du RN, la gauche représente ainsi le camp des « cultivés », des « immigrés » et des « assistés », c’est-à-dire des groupes considérés comme opposés à leurs intérêts dans les concurrences sociales racialisées que j’évoquais plus haut.

Tous ces constats n’ont rien d’irréversible. Les classes moyennes et populaires blanches ne sont pas en soi prédisposées à voter pour le RN. La gauche doit proposer des mesures sociales ambitieuses qui les concerne directement – sur le pouvoir d’achat, les services publics, la sécurité dans l’avenir… Par ailleurs, je pense que la gauche doit s’interroger sur son recrutement social au sein de ses organisations partisanes, où l’on sait qu’il existe une importante sélectivité sociale, notamment en fonction du capital culturel. Il faut donc parler à la fois aux intérêts matériels et aux représentations politiques de ces électeurs.

 

Crédit photo : Gautier Poupeau (flickr)

 

20.05.2024 à 10:00

Le génocide des Tutsi par l’infanticide génocidaire

Le génocide des Tutsi frappe par la proximité entre les bourreaux et les victimes avant et après le génocide. C’est ainsi que l’historienne Hélène Dumas parle de « génocide au village » pour montrer l’horreur qui se commet entre voisins. L’anthropologue Violaine Baraduc plonge encore plus loin dans l’intimité par le biais du concept d’infanticide génocidaire. Des mères hutu ont en effet tué leurs enfants nés d’une union avec un mari tutsi mais ces décisions suivent un chemin complexe que retrace, avec une grande finesse, la chercheuse à travers l’exemple de deux femmes. Le génocide des Tutsi est abordé en Terminale dans le programme d’HGGSP mais aussi en Histoire. Les meurtres au sein de la famille sont aussi un moyen de comprendre les procédures judiciaires et la complexité des enjeux mémoriels. Nonfiction.fr : Votre livre, issu de votre thèse, repose sur l’« infanticide génocidaire » que vous définissez comme l’assassinat par un parent hutu de son ou ses enfants tutsi. Comment avez-vous forgé cette expression alors que les identités hutu et tutsi ne correspondent pas à des « ethnies » et ont longtemps été assez poreuses ? Violaine Baraduc : J’emploie effectivement l’expression d’« infanticide génocidaire » pour désigner l’assassinat en 1994 par un parent hutu de ses enfants tutsi – ou perçus comme tels. Comme pour l’ensemble du projet génocidaire, le processus d’identification des victimes a reposé dans les familles sur des critères pouvant être qualifiés d’« objectifs », c’est-à-dire administratifs (l’« ethnie » mentionnée sur la carte d’identité) ou pratiques (l’« ethnie » reconnue par la communauté, notamment par la voie d’une culture généalogique). Mais cette authentification a également pris appui sur des critères subjectifs, d’attachement, comme l’illustre l’histoire de Béata Nyirankoko, dont la fille n’a jamais été menacée par le projet criminel de sa mère, alors qu’elle est issue du même lit que ses deux frères et qu’elle est née tutsi elle aussi. Une autre forme d’authentification témoigne bien de la labilité des identités au Rwanda. C’est celle qui s’est fondée sur des critères physiques, s’attachant à des phénotypes. Durant le génocide, de nombreuses personnes ont été exécutées aux barrières parce qu’elles répondaient à des phénotypes dits tutsi, où les tueurs pouvaient contrôler la forme et la taille du nez, la couleur et l’élasticité ou la douceur de la peau, mais aussi les mollets, les chevilles, les mains ou la silhouette. Si cette question du physique et des stéréotypes n’a pas pesé dans les deux cas étudiés ici, il semblerait qu’elle ait certaines fois compté, y compris lorsque les meurtres ont été intrafamiliaux. On m’a rapporté l’affaire d’un homme hutu qui a tué sa femme tutsi et qui a ensuite sélectionné parmi ses enfants celle qui lui ressemblait, avant d’assassiner les autres. Ce crime raconte le soupçon qui a pu peser sur certaines femmes tutsi dont le mari avait adhéré à l’idéologie du génocide. La propagande, qui s’est en partie appuyée sur la stigmatisation et l’hypersexualisation des femmes tutsi, présentait ces dernières comme l’une des deux armes employées par les Tutsi contre les Hutu, avec l’argent. Dans L’appel à la conscience des Bahutu publié par le journal extrémiste Kangura en décembre 1990, il est ainsi suggéré que les femmes tutsi pratiquent une forme de sexualité politique (espionnage) pouvant passer par le mariage. Au cœur de ce massacre familial cité en exemple, le soupçon du mari offre une version plus absurde encore de l’exploitation des femmes par l’ennemi tutsi. Accusant son épouse d’avoir eu leurs autres enfants avec des hommes Tutsi, il se serait figuré le travail reproductif des femmes tutsi comme une arme de reconquête du pays. Malgré ce dernier exemple, l’infanticide génocidaire est d’abord un crime féminin, commis par des femmes hutu mariées à des Tutsi, souvent sous la pression de leur famille de naissance. Car, dans la société patriarcale et patrilinéaire rwandaise, l’enfant héritait de « l’ethnie » de son père – une catégorie qui, bien qu’elle résulte sous cette forme d’une construction coloniale, avait malgré tout conduit à des pratiques administratives et politiques (comme celle des quotas), et à une inévitable intériorisation, en dépit du fait que ce marqueur identitaire n’était pas le seul, ne serait-ce que parce qu’il existait aussi les clans au Rwanda. Sur le plan judiciaire, dans le cadre des gacaca ou du tribunal international pour le Rwanda, ce type de crime est-il pris en compte et a-t-il été jugé différemment des autres meurtres génocidaires ? Le Tribunal international pour le Rwanda a concentré ses activités sur des personnalités politiques ou comptant parmi les planificateurs, les organisateurs ou les incitateurs du génocide. À ma connaissance, il ne s’est pas préoccupé des crimes commis dans la famille. Pour ce qui concerne les procès Gacaca dans leur forme embryonnaire, des débats ont eu lieu lors de la conférence internationale qui, en 1995, se sont intéressés à « la trahison de position de confiance » (une information relevée par mon collègue Rémi Korman). Celle-ci comprenait entre autres, le clergé, les époux et les parents. Pour autant, ces discussions n’ont pas été suivies d’effets et la catégorisation des crimes n’a pas accordé de place aux violences commises dans la famille. Il est donc revenu aux juges bénévoles des tribunaux Gacaca la lourde tâche de fixer la peine des suspect·es, à partir d’un outillage juridique ne tenant pas compte des spécificités de ces affaires. Les peines attribuées à Patricie Mukamana et Béata Nyirankoko témoignent de la difficulté de la tâche accomplie par les juges – autant du fait de leur lourdeur que de leur écart. La première a été condamnée à 15 ans d’incarcération, avec sa sœur et les deux grands fils de celle-ci. La deuxième purge quant à elle une peine de 30 ans, en théorie réservée aux accusé·es de la première catégorie, c’est-à-dire celle qui réunit les personnes inculpées pour les crimes les plus graves, détentrices en 1994 d’une autorité importante, organisatrices des massacres ou autrices de viols. Cette peine semble d’autant plus sévère que les fils de Béata ont survécu et qu’elle a avoué son crime pendant le procès, ce qui aurait dû contribuer à la faire diminuer. Selon la loi, les meurtres intrafamiliaux n’auraient théoriquement pas dû être jugés différemment des autres crimes. Néanmoins, il semblerait que l’infanticide génocidaire, s’il est entendu comme crime féminin, a donné lieu à une forme de moralisation particulière. C’est du moins ce dont témoigne le cas de Bosco Rugumire, un grand-père qui a tué ses petits-enfants en profitant de l’absence de sa fille, qu’il a ensuite laissée se faire accuser. Finalement reconnu coupable, l’homme a été condamné à quatre ans de prison, une peine donc bien inférieure à celles de Patricie et Béata. Il n’a pourtant pas davantage coopéré avec le tribunal. Ce qui conduit à cette question : Bosco Rugumire a-t-il été moins sévèrement condamné parce qu’il a tué ses petits-enfants et non ses enfants, ou bien parce qu’il était un homme et non une femme ? Vous rappelez que la place des femmes dans le processus génocidaire est longtemps restée en marge des recherches ou a été étudiée par des femmes, puis dans le cadre de travaux à majorité anglophones. Quelles places occupent les femmes dans le génocide ? Elles semblent peu nombreuses parmi les décideurs à l’exception de la ministre de la Famille Pauline Nyiramasuhuko qui avait déclaré : « avant de les tuer, vous devez les violer ! ». Durant la décennie qui a suivi le génocide, en dépit des divers travaux engagés pour réfléchir à la réponse judiciaire à lui apporter, deux problèmes se sont posés. D’abord, celui de la conceptualisation de la criminalité génocidaire et de la définition d’un périmètre permettant de dire où et quand elle commence et où et quand elle s’arrête. Ensuite, celui de la conceptualisation de la criminalité génocidaire féminine. Concernant le premier problème, je dirais qu’il a été compensé par le travail effectué pour la collecte d’informations, la collecte ayant été la première étape des procès conduits par les juridictions Gacaca . À ce moment-là, ce que j’appelle le « périmètre du génocide » a dû être affiné, permettant d’englober des crimes qui jusqu’alors n’avaient pas retenu l’attention des autorités – en particulier pour tout ce qui relevait de la complicité. C’est le moment où il n’a plus seulement été question de juger les crimes de sang, et où le crime de génocide a été étendu dans le temps et dans l’espace, de manière à faire apparaître l’ensemble des événements ayant conduit à la mort d’un individu et la somme de responsabilités qu’elle a engagée. Concernant le second problème, dans le précieux mémoire qu’elle a consacré en 2001 à cette question ( « I never poured blood » : Women accused of genocide in Rwanda ), la juriste canadienne Nicole Hogg a montré que lors des procès des génocidaires organisés par les tribunaux ordinaires entre 1996 et 2001, les femmes non seulement n’étaient pas jugées prioritairement, car leur participation était souvent estimée moins grave, mais en plus elles ont fait l’objet de décisions plus clémentes. Selon ses calculs, le taux d’acquittement des femmes était alors deux fois et demie plus importante que celui des hommes. Il est nécessaire de comprendre les difficultés rencontrées par les autorités politiques et judiciaires rwandaises pour répondre à la criminalité génocidaire féminine, car celle-ci a quelque part impliqué de réfléchir à toutes les formes prises par le projet génocidaire. Cette participation, très majoritairement, a été celle de femmes qui ont joué un rôle de « relais ». Ce sont des paysannes, qui ont secondé les hommes se chargeant des exécutions. Elles ont appelé les tueurs, leur ont livré des gens, ont délivré des informations sur l’identité d’une personne ou sur l’endroit où elle se cachait. Je dis que ces femmes ont commis le génocide « par la bouche ». La plupart des femmes ont participé aux massacres sans transgresser les assignations de genre. Elles ont donc apporté un soutien aux tueurs en rameutant, en dénonçant, en encourageant les assaillants, en pillant les biens et les récoltes des victimes. Bien des fois, elles ont fait corps avec les groupes d’assaillants, raillant les personnes conduites à la mort, dépouillant les cadavres. Sur certains grands sites de massacres, elles ont pu être recrutées pour ramasser et rassembler des pierres ensuite utilisées par les hommes pour attaquer les Tutsi. Lorsqu’elles ont tué, elles se sont souvent choisi des victimes à leur portée : des femmes et des enfants. Certaines femmes se sont tout de même fait remarquer en endossant un rôle plus important que celui attendu d’elles. Et d’autres femmes aussi, plus rares encore, ont rejoint une milice formelle ou informelle, ou, parce qu’elles avaient une position sociale avantageuse, ont eu un rôle d’organisatrice, de planificatrice ou d’incitatrice. Mais ces femmes, dont l’ancienne ministre de la Famille et de la Promotion féminine Pauline Nyiramasuhuko est devenue le symbole, ont des trajectoires exceptionnelles, qui ne sont pas représentatives pour moi de ce qu’est la criminalité génocidaire féminine. Selon vous, que peut apporter une étude du phénomène génocidaire réalisée à l’échelle de la famille ? L’une des spécificités du crime génocidaire étant l’attaque des liens de filiation, la famille est avant tout une échelle à partir de laquelle on peut réfléchir à la nature de la violence en jeu dans ce que j’ai choisi de qualifier d’« ordre génocidaire » – soit l’ensemble des facteurs, à différents niveaux, de l’État jusqu’aux plus bas échelons de la vie politique et sociale, qui rendent possible et même obligatoire l’extermination d’un groupe donné. La famille est un espace particulièrement intéressant pour observer le retournement des liens sociaux au moment du génocide, pour autant je ne dirais pas qu’il l’est à l’exclusion de tous les autres. Il présente deux avantages indéniables : être circonscrit et regrouper, compte tenu de l’organisation sociale rwandaise, des gens unis par les liens les plus forts. En un sens, la famille peut être vue comme le plus petit rouage d’un mécanisme plus grand, grâce auquel il devient plus facile d’isoler les facteurs du passage à l’acte – en dehors de ceux ayant déjà été clairement identifiés par les travaux des décennies passées s’étant plutôt concentrés sur le rôle de l’État (au premier rang desquels la propagande, l’organisation administrative ou la milicianisation de la population). Et en même temps, si la famille est le plus petit rouage, elle est aussi l’endroit où s’observe la forme de déliaison la plus « radicale », celle entre des époux, et celle entre parent et enfant. Travailler à l’échelle de la famille permet de poser de façon sensible et directe la question du choix dans le contexte génocidaire, comme celle des procédures d’identification et de reconnaissance déployées pour faire communauté autour de nouvelles valeurs. D’un point de vue méthodologique, travailler à cette échelle favorise une approche et des outils qualitatifs, qui exigent autant de rigueur que d’inventivité. C’est donc instructif à l’égard du matériau collecté ; cela l’est aussi à l’égard de l’expérience disciplinaire. Il faut dire que je n’aurais pas pu écrire cette étude comme je l’ai fait si j’avais dû me contenter des archives judiciaires. D’abord parce que compte tenu des faibles moyens dont disposaient les tribunaux et du déroulement des procès, les transcriptions des séances rapportent une très mince partie des échanges – ce dont j’ai pu me rendre compte en comparant la vidéo d’un des procès de Béata aux notes prises le même jour. Ensuite, parce que le procès de Béata a introduit un biais très important, en se focalisant sur la disparition de son mari plutôt que sur le crime pour lequel elle a finalement été condamnée, à savoir son projet d’infanticide. Votre travail est certes une vaste enquête mais vous accordez une place particulière à deux femmes, Patricie Mukamana et Béata Nyirankoko, au cœur de l’infanticide génocidaire. Comment ont été permises ces rencontres et se sont-elles facilement dévoilées ? J’ai pris connaissance des histoires de Patricie et Béata grâce à une enquête par questionnaire que j’ai réalisée en 2015. Ma toute première enquête a été conduite à la prison centrale de Kigali. Elle a reposé sur une ethnographie filmée, qui a donné lieu à la réalisation avec Alexandre Westphal d’un film documentaire intitulé À mots couverts (2014, 1h28). Durant trois ans, je me suis attachée à retracer les parcours criminels et judiciaires de huit femmes, dont les profils se distinguent assez nettement de la majorité des autres détenues condamnées pour génocide. Ces femmes, originaires de la capitale Kigali ou de la campagne environnante, étaient en moyenne plus éduquées, autrices de crimes plus graves et condamnées à de plus lourdes peines. Voulant me figurer les parcours de cette majorité invisible, j’ai réalisé le recensement de la population carcérale génocidaire féminine, avant de mettre sur pied deux enquêtes quantitatives. La première a reposé sur la passation d’entretiens de femmes tirées au sort. La seconde, elle, a été adressée aux détenues se présentant comme « avouantes », qui ont rempli ou le plus souvent fait remplir un questionnaire en kinyarwanda à l’intérieur du bloc (l’espace de vie des détenu·es). Environ un tiers des quelque 2200 femmes incarcérées à cette période ont répondu, et tandis que j’étais déjà sensibilisée à la question des violences intrafamiliales – et en particulier de l’infanticide génocidaire –, j’ai voulu rencontrer Béata et Patricie et démarrer une nouvelle enquête. J’ai fait la connaissance de Patricie le jour où, avec l’administration pénitentiaire, nous avons projeté À mots couverts aux membres du club d’incitation à l’aveu auquel elle appartenait. Pour la première fois, quelques mois plus tôt, elle avait admis être à l’origine de la mort de ses enfants, dont elle avait dit pendant vingt ans qu’elles étaient mortes du choléra. Le jour de la projection, Patricie s’était identifiée au principal personnage du film, une mère qui elle aussi a eu le projet de tuer son fils tutsi. Elle était bouleversée et a fait un aveu aussi saisissant qu’inattendu durant vingt minutes. Nous avons fait notre premier entretien dans les jours suivants. Patricie est une femme anéantie par ce qu’elle a fait et vécu. La limite de son témoignage est, je dirais, la limite de son souvenir. L’autre difficulté qui s’est posée dans nos échanges, en plus de ce qui avec le recul m’est apparu comme un manque d’empathie de ma part, c’est la relation qu’elle a entretenue avec sa sœur pendant et surtout après le génocide. Béata est tout à fait différente. Elle est souriante, vive, affable. Parmi tout ce qui la sépare de Patricie, il y a le fait que les deux fils qu’elle a essayé de tuer ont survécu, puis le fait qu’elle n’a jamais repris sa maternité après les avoir retrouvés. C’est grâce à son fils aîné, que j’ai rencontré et interrogé avec son accord, qu’il est devenu possible d’écrire cette histoire. Par la suite, l’examen des archives de son procès, qu’elle m’a également autorisée à consulter, nous a permis de reprendre ensemble son récit là où il butait – à cause de l’impossibilité pour elle au départ de dévoiler certaines choses. Il convient tout de même de noter que dans son cas, comme dans celui de Patricie, la recherche a pris appui sur le travail conduit par ailleurs en prison en faveur de l’aveu – par l’administration et/ou par des organisations religieuses. Le chapitre 4 « Trier ses enfants : enfants "tuables" et enfant "sauvable" » s’avère terrible car Béata Nyirankoko n’a pas envisagé immédiatement de tuer ses fils, elle a même tenté de les sauver. Vous décrivez un véritable processus à l’issue duquel elle assume de tuer ses fils. Pourquoi et comment en arrive-t-elle à cette décision ultime ? Tout comme Patricie, lorsque le génocide a commencé, Béata n’avait aucune intention de tuer ses enfants. L’étude de leur parcours à chacune permet d’éclairer les mécanismes de la déliaison, tels qu’ils ont plus largement existé pendant le génocide. Les causes de la progressive désolidarisation de Béata sont nombreuses, et elles agissent dans un temps plus long que pour Patricie, qui tue deux de ses quatre filles une dizaine de jours environ après que le génocide a démarré dans sa région. Pour Béata, il faudra deux mois pour qu’elle passe à l’acte. Elle se résout à commettre ce crime parce que, pour sa famille de naissance, le sacrifice de ses deux fils est la condition impérative à sa réaffiliation. Béata, qui avait en quelque sorte raté son mariage, devait mériter son retour dans la famille. Ses parents, soutenants au départ, s’étaient progressivement rangés à l’avis de leurs trois fils génocidaires, après avoir été rançonnés au moins à deux reprises pour racheter la vie des garçons. Au moment de son passage à l’acte, Béata et les siens fuyaient l’avancée du Front patriotique rwandais pour rejoindre le Zaïre (actuelle RDC), une guerre se déroulant concomitamment au génocide. Ce départ a renforcé l’animosité de ses frères à l’égard de ses fils, qui d’après elle au cours d’un récent entretien, se manifestait par de nombreuses brimades. Il convient tout de même de noter un « détail », qui a en fait toute son importance. Le jour où Béata entreprend de noyer ses fils de 5 et 12 ans, et avant de finalement les abandonner sur la route, elle est repérée par un groupe de miliciens qui lui demande pourquoi elle veut tuer ses enfants. Pensant qu’ils sont Hutu comme elle, ils la croient folle et la battent. À ce moment-là, il n’aurait fallu qu’un seul mot à Béata pour que ses fils soient exécutés. Mais elle a gardé le silence. Il me semble que ce geste dit son attachement à eux, et sa volonté qu’ils ne soient pas tués à tout prix. Revenons sur la forme de ces entretiens conduits en kinyarwanda, par le biais d’interprètes. Combien de temps avez-vous passé avec elles ? Comment, si c’est possible, vous êtes-vous préservée de tels récits ? J’ai rédigé les monographies à partir d’entretiens réalisés avec Patricie et Béata en prison, entre avril 2015 et janvier 2017. Les ayant revues à plusieurs reprises l’une et l’autre au moment de la finalisation du livre lors de mon dernier terrain d’enquête démarré fin 2023, j’ai corrigé certaines petites choses. Pour Patricie, l’essentiel du matériau sonore a été enregistré au cours de quatre entretiens, durant douze heures. L’aveu qu’elle a réalisé pendant une vingtaine de minutes à l’issue de la projection du film a aussi été un moment et un matériau essentiels pour comprendre son expérience. Ces rencontres ont été complétées par des entretiens avec sa sœur, ses deux neveux et sa fille aînée, qui au total représentent aussi douze heures d’enregistrement. Pour Béata, il y a eu deux entrevues, qui au total ont duré huit heures. Je me suis également entretenue avec des membres de sa famille durant vingt-sept heures environ : ses trois enfants, et ses deux beaux-frères, accompagnés de leurs femmes. Dans le cas de Béata, il a été très utile de discuter avec ses proches, parce qu’elle avait dans un premier temps adopté la même position que lors de son procès, soit une collaboration apparente, mais soumise à de nombreuses logiques et stratégies de résistance. En outre, la recherche des enfants de Béata m’a conduite à me rendre dans les différents espaces auxquels la famille est liée, dans trois régions distinctes, ce qui s’est avéré aussi très utile pour saisir les expériences de chacun. Malgré des compétences en kinyarwanda, mon niveau m’impose de travailler avec un interprète – du reste comme tous mes collègues. La présence de l’interprète constitue par ailleurs à mes yeux un moyen particulièrement précieux de faire se « rejouer du social », dans une société encore fortement imprégnée par l’histoire du génocide, malgré tous les efforts entrepris par l’État en faveur de la réconciliation. Je tire de précieuses connaissances et informations de la relation que je tisse avec lui ou avec elle, ainsi que des ressources ou stratégies qu’il ou elle mobilise pour interagir avec les sujets de la recherche. L’interprète, souvent, agit comme un révélateur, au sens photographique du terme. Et presque à chaque fois, je tire de cette relation autant d’idées que de force. C’est donc d’abord à cet endroit, et grâce à la relation qu’avec mon ou ma partenaire nous construisons, que j’essaie de trouver la bonne distance. À mon sens, et même s’il m’a fallu du temps pour le comprendre, la violence est d’abord celle de l’enquête, et elle affecte en premier lieu la personne dont les choix et les secrets sont disséqués, puis l’interprète, qui doit accueillir, transcrire et incarner les mots du récit en plus de mes questions. Vous avez des pages saisissantes sur la recomposition de la filiation et la désaffiliation au cœur du génocide, puis citez un proverbe en kinyarwanda : « Si pour le foyer l’homme constitue les piliers de la porte d’entrée, la femme, elle, en est le cœur ». Ces femmes ont choisi de détruire, dans un cadre certes où tout les enjoignait à commettre le pire, ce qu’elles avaient mis des années à construire. Ce sont bien deux femmes vulnérables que vous décrivez ici. Comment en êtes-vous arrivée à ce constat et vous ont-elles semblé avoir des regrets ? Tout le livre écrit l’histoire de ces choix, dont je dirais qu’ils sont contraints. La recherche montre comment ceux-ci ont résulté d’une série d’épreuves, qui ont agi comme autant d’étapes dans la commission du crime : celle de Patricie ayant été comme l’expression d’une « peur panique », alors que celle de Béata a été le fruit d’une préparation plus longue de la part de ses frères et ses parents. La première écriture des monographies m’a permis de retracer leurs parcours et de lister ces épreuves, mais pour autant, je n’avais pas réussi à thématiser les causes de leurs passages à l’acte. Ce sont des enquêtes qui ont été difficiles, en partie parce que je crois les avoir réalisées du point de vue des enfants, qui appartiennent à la même génération que moi. Une réécriture, guidée principalement par l’anthropologue Michel Naepels et le sociologue Wilfried Lignier, a été nécessaire pour que je parvienne à faire apparaître clairement la somme des contraintes auxquelles elles ont été soumises. À partir de là, il est devenu plus facile d’isoler les causes structurelles et conjoncturelles de ces infanticides, et de faire ressortir les logiques de désaffiliation et de réaffiliation au cœur de l’analyse. Certes déstabilisée par leurs manières d’être, je crois ne jamais avoir cherché à savoir si ces femmes avaient des regrets. À la fois parce que même si leurs crimes suscitaient chez moi une forme de colère et peut-être même de répugnance, j’ai tâché, sans toujours y parvenir, de ne pas faire peser de jugement moral sur elles et sur la recherche. Aussi, parce que compte tenu de leur existence, il est difficile de ne pas imaginer qu’elles sont pétries de regrets. Et je ne pense pas qu’à l’incarcération, dont Béata m’a dit récemment qu’elle lui avait finalement offert du repos. Patricie et Béata, avec leurs vies différentes, s’étaient construit quelque chose qui, en 1994, a totalement volé en éclat. Au moment où leur mari et leur belle-famille ont été exterminés, leur existence sociale n’a plus eu aucune valeur. C’est une idée que Patricie exprime très bien lorsqu’elle dit que, quand le génocide a commencé, elle avait « perdu son marché ». Après le génocide, en dépit d’une vie redémarrée, elles ont l’une comme l’autre dû surmonter des situations difficiles – certes, pas simplement du fait de leur geste, mais comment le considérer isolément du reste ? Béata a vu la presque totalité de sa famille mourir du choléra au Zaïre, elle est venue remplacer sa sœur dans son mariage, héritant de la responsabilité de ses neuf enfants, dont cinq sont morts dans le camp. Elle s’est retrouvée entièrement dépendante de son seul frère rentré vivant de l’exil, un génocidaire notable, rapidement incarcéré, ainsi que son nouveau concubin – le mari de sa sœur, dont elle venait d’avoir un enfant. Patricie, elle, a dû élever seule ses trois filles rescapées au milieu des voisins génocidaires et de leur famille, et retrouver une forme ordinaire de fonctionnement avec sa sœur, qui pendant le génocide l’a poussée à tuer ses enfants. L’une comme l’autre n’étaient plus les femmes de personne, elles n’avaient plus de famille sur lesquelles s’appuyer.
Texte intégral (5074 mots)

Le génocide des Tutsi frappe par la proximité entre les bourreaux et les victimes avant et après le génocide. C’est ainsi que l’historienne Hélène Dumas parle de « génocide au village » pour montrer l’horreur qui se commet entre voisins. L’anthropologue Violaine Baraduc plonge encore plus loin dans l’intimité par le biais du concept d’infanticide génocidaire. Des mères hutu ont en effet tué leurs enfants nés d’une union avec un mari tutsi mais ces décisions suivent un chemin complexe que retrace, avec une grande finesse, la chercheuse à travers l’exemple de deux femmes.

Le génocide des Tutsi est abordé en Terminale dans le programme d’HGGSP mais aussi en Histoire. Les meurtres au sein de la famille sont aussi un moyen de comprendre les procédures judiciaires et la complexité des enjeux mémoriels.

Nonfiction.fr : Votre livre, issu de votre thèse, repose sur l’« infanticide génocidaire » que vous définissez comme l’assassinat par un parent hutu de son ou ses enfants tutsi. Comment avez-vous forgé cette expression alors que les identités hutu et tutsi ne correspondent pas à des « ethnies » et ont longtemps été assez poreuses ?

Violaine Baraduc : J’emploie effectivement l’expression d’« infanticide génocidaire » pour désigner l’assassinat en 1994 par un parent hutu de ses enfants tutsi – ou perçus comme tels. Comme pour l’ensemble du projet génocidaire, le processus d’identification des victimes a reposé dans les familles sur des critères pouvant être qualifiés d’« objectifs », c’est-à-dire administratifs (l’« ethnie » mentionnée sur la carte d’identité) ou pratiques (l’« ethnie » reconnue par la communauté, notamment par la voie d’une culture généalogique). Mais cette authentification a également pris appui sur des critères subjectifs, d’attachement, comme l’illustre l’histoire de Béata Nyirankoko, dont la fille n’a jamais été menacée par le projet criminel de sa mère, alors qu’elle est issue du même lit que ses deux frères et qu’elle est née tutsi elle aussi.

Une autre forme d’authentification témoigne bien de la labilité des identités au Rwanda. C’est celle qui s’est fondée sur des critères physiques, s’attachant à des phénotypes. Durant le génocide, de nombreuses personnes ont été exécutées aux barrières parce qu’elles répondaient à des phénotypes dits tutsi, où les tueurs pouvaient contrôler la forme et la taille du nez, la couleur et l’élasticité ou la douceur de la peau, mais aussi les mollets, les chevilles, les mains ou la silhouette. Si cette question du physique et des stéréotypes n’a pas pesé dans les deux cas étudiés ici, il semblerait qu’elle ait certaines fois compté, y compris lorsque les meurtres ont été intrafamiliaux. On m’a rapporté l’affaire d’un homme hutu qui a tué sa femme tutsi et qui a ensuite sélectionné parmi ses enfants celle qui lui ressemblait, avant d’assassiner les autres. Ce crime raconte le soupçon qui a pu peser sur certaines femmes tutsi dont le mari avait adhéré à l’idéologie du génocide. La propagande, qui s’est en partie appuyée sur la stigmatisation et l’hypersexualisation des femmes tutsi, présentait ces dernières comme l’une des deux armes employées par les Tutsi contre les Hutu, avec l’argent. Dans L’appel à la conscience des Bahutu publié par le journal extrémiste Kangura en décembre 1990, il est ainsi suggéré que les femmes tutsi pratiquent une forme de sexualité politique (espionnage) pouvant passer par le mariage. Au cœur de ce massacre familial cité en exemple, le soupçon du mari offre une version plus absurde encore de l’exploitation des femmes par l’ennemi tutsi. Accusant son épouse d’avoir eu leurs autres enfants avec des hommes Tutsi, il se serait figuré le travail reproductif des femmes tutsi comme une arme de reconquête du pays.

Malgré ce dernier exemple, l’infanticide génocidaire est d’abord un crime féminin, commis par des femmes hutu mariées à des Tutsi, souvent sous la pression de leur famille de naissance. Car, dans la société patriarcale et patrilinéaire rwandaise, l’enfant héritait de « l’ethnie » de son père – une catégorie qui, bien qu’elle résulte sous cette forme d’une construction coloniale, avait malgré tout conduit à des pratiques administratives et politiques (comme celle des quotas), et à une inévitable intériorisation, en dépit du fait que ce marqueur identitaire n’était pas le seul, ne serait-ce que parce qu’il existait aussi les clans au Rwanda.

Sur le plan judiciaire, dans le cadre des gacaca ou du tribunal international pour le Rwanda, ce type de crime est-il pris en compte et a-t-il été jugé différemment des autres meurtres génocidaires ?

Le Tribunal international pour le Rwanda a concentré ses activités sur des personnalités politiques ou comptant parmi les planificateurs, les organisateurs ou les incitateurs du génocide. À ma connaissance, il ne s’est pas préoccupé des crimes commis dans la famille. Pour ce qui concerne les procès Gacaca dans leur forme embryonnaire, des débats ont eu lieu lors de la conférence internationale qui, en 1995, se sont intéressés à « la trahison de position de confiance » (une information relevée par mon collègue Rémi Korman). Celle-ci comprenait entre autres, le clergé, les époux et les parents. Pour autant, ces discussions n’ont pas été suivies d’effets et la catégorisation des crimes n’a pas accordé de place aux violences commises dans la famille. Il est donc revenu aux juges bénévoles des tribunaux Gacaca la lourde tâche de fixer la peine des suspect·es, à partir d’un outillage juridique ne tenant pas compte des spécificités de ces affaires.

Les peines attribuées à Patricie Mukamana et Béata Nyirankoko témoignent de la difficulté de la tâche accomplie par les juges – autant du fait de leur lourdeur que de leur écart. La première a été condamnée à 15 ans d’incarcération, avec sa sœur et les deux grands fils de celle-ci. La deuxième purge quant à elle une peine de 30 ans, en théorie réservée aux accusé·es de la première catégorie, c’est-à-dire celle qui réunit les personnes inculpées pour les crimes les plus graves, détentrices en 1994 d’une autorité importante, organisatrices des massacres ou autrices de viols. Cette peine semble d’autant plus sévère que les fils de Béata ont survécu et qu’elle a avoué son crime pendant le procès, ce qui aurait dû contribuer à la faire diminuer.

Selon la loi, les meurtres intrafamiliaux n’auraient théoriquement pas dû être jugés différemment des autres crimes. Néanmoins, il semblerait que l’infanticide génocidaire, s’il est entendu comme crime féminin, a donné lieu à une forme de moralisation particulière. C’est du moins ce dont témoigne le cas de Bosco Rugumire, un grand-père qui a tué ses petits-enfants en profitant de l’absence de sa fille, qu’il a ensuite laissée se faire accuser. Finalement reconnu coupable, l’homme a été condamné à quatre ans de prison, une peine donc bien inférieure à celles de Patricie et Béata. Il n’a pourtant pas davantage coopéré avec le tribunal. Ce qui conduit à cette question : Bosco Rugumire a-t-il été moins sévèrement condamné parce qu’il a tué ses petits-enfants et non ses enfants, ou bien parce qu’il était un homme et non une femme ?

Vous rappelez que la place des femmes dans le processus génocidaire est longtemps restée en marge des recherches ou a été étudiée par des femmes, puis dans le cadre de travaux à majorité anglophones. Quelles places occupent les femmes dans le génocide ? Elles semblent peu nombreuses parmi les décideurs à l’exception de la ministre de la Famille Pauline Nyiramasuhuko qui avait déclaré : « avant de les tuer, vous devez les violer ! ».

Durant la décennie qui a suivi le génocide, en dépit des divers travaux engagés pour réfléchir à la réponse judiciaire à lui apporter, deux problèmes se sont posés. D’abord, celui de la conceptualisation de la criminalité génocidaire et de la définition d’un périmètre permettant de dire où et quand elle commence et où et quand elle s’arrête. Ensuite, celui de la conceptualisation de la criminalité génocidaire féminine.

Concernant le premier problème, je dirais qu’il a été compensé par le travail effectué pour la collecte d’informations, la collecte ayant été la première étape des procès conduits par les juridictions Gacaca. À ce moment-là, ce que j’appelle le « périmètre du génocide » a dû être affiné, permettant d’englober des crimes qui jusqu’alors n’avaient pas retenu l’attention des autorités – en particulier pour tout ce qui relevait de la complicité. C’est le moment où il n’a plus seulement été question de juger les crimes de sang, et où le crime de génocide a été étendu dans le temps et dans l’espace, de manière à faire apparaître l’ensemble des événements ayant conduit à la mort d’un individu et la somme de responsabilités qu’elle a engagée.

Concernant le second problème, dans le précieux mémoire qu’elle a consacré en 2001 à cette question (« I never poured blood » : Women accused of genocide in Rwanda), la juriste canadienne Nicole Hogg a montré que lors des procès des génocidaires organisés par les tribunaux ordinaires entre 1996 et 2001, les femmes non seulement n’étaient pas jugées prioritairement, car leur participation était souvent estimée moins grave, mais en plus elles ont fait l’objet de décisions plus clémentes. Selon ses calculs, le taux d’acquittement des femmes était alors deux fois et demie plus importante que celui des hommes.

Il est nécessaire de comprendre les difficultés rencontrées par les autorités politiques et judiciaires rwandaises pour répondre à la criminalité génocidaire féminine, car celle-ci a quelque part impliqué de réfléchir à toutes les formes prises par le projet génocidaire. Cette participation, très majoritairement, a été celle de femmes qui ont joué un rôle de « relais ». Ce sont des paysannes, qui ont secondé les hommes se chargeant des exécutions. Elles ont appelé les tueurs, leur ont livré des gens, ont délivré des informations sur l’identité d’une personne ou sur l’endroit où elle se cachait. Je dis que ces femmes ont commis le génocide « par la bouche ».

La plupart des femmes ont participé aux massacres sans transgresser les assignations de genre. Elles ont donc apporté un soutien aux tueurs en rameutant, en dénonçant, en encourageant les assaillants, en pillant les biens et les récoltes des victimes. Bien des fois, elles ont fait corps avec les groupes d’assaillants, raillant les personnes conduites à la mort, dépouillant les cadavres. Sur certains grands sites de massacres, elles ont pu être recrutées pour ramasser et rassembler des pierres ensuite utilisées par les hommes pour attaquer les Tutsi. Lorsqu’elles ont tué, elles se sont souvent choisi des victimes à leur portée : des femmes et des enfants. Certaines femmes se sont tout de même fait remarquer en endossant un rôle plus important que celui attendu d’elles. Et d’autres femmes aussi, plus rares encore, ont rejoint une milice formelle ou informelle, ou, parce qu’elles avaient une position sociale avantageuse, ont eu un rôle d’organisatrice, de planificatrice ou d’incitatrice. Mais ces femmes, dont l’ancienne ministre de la Famille et de la Promotion féminine Pauline Nyiramasuhuko est devenue le symbole, ont des trajectoires exceptionnelles, qui ne sont pas représentatives pour moi de ce qu’est la criminalité génocidaire féminine.

Selon vous, que peut apporter une étude du phénomène génocidaire réalisée à l’échelle de la famille ?

L’une des spécificités du crime génocidaire étant l’attaque des liens de filiation, la famille est avant tout une échelle à partir de laquelle on peut réfléchir à la nature de la violence en jeu dans ce que j’ai choisi de qualifier d’« ordre génocidaire » – soit l’ensemble des facteurs, à différents niveaux, de l’État jusqu’aux plus bas échelons de la vie politique et sociale, qui rendent possible et même obligatoire l’extermination d’un groupe donné.

La famille est un espace particulièrement intéressant pour observer le retournement des liens sociaux au moment du génocide, pour autant je ne dirais pas qu’il l’est à l’exclusion de tous les autres. Il présente deux avantages indéniables : être circonscrit et regrouper, compte tenu de l’organisation sociale rwandaise, des gens unis par les liens les plus forts. En un sens, la famille peut être vue comme le plus petit rouage d’un mécanisme plus grand, grâce auquel il devient plus facile d’isoler les facteurs du passage à l’acte – en dehors de ceux ayant déjà été clairement identifiés par les travaux des décennies passées s’étant plutôt concentrés sur le rôle de l’État (au premier rang desquels la propagande, l’organisation administrative ou la milicianisation de la population). Et en même temps, si la famille est le plus petit rouage, elle est aussi l’endroit où s’observe la forme de déliaison la plus « radicale », celle entre des époux, et celle entre parent et enfant.

Travailler à l’échelle de la famille permet de poser de façon sensible et directe la question du choix dans le contexte génocidaire, comme celle des procédures d’identification et de reconnaissance déployées pour faire communauté autour de nouvelles valeurs. D’un point de vue méthodologique, travailler à cette échelle favorise une approche et des outils qualitatifs, qui exigent autant de rigueur que d’inventivité. C’est donc instructif à l’égard du matériau collecté ; cela l’est aussi à l’égard de l’expérience disciplinaire. Il faut dire que je n’aurais pas pu écrire cette étude comme je l’ai fait si j’avais dû me contenter des archives judiciaires. D’abord parce que compte tenu des faibles moyens dont disposaient les tribunaux et du déroulement des procès, les transcriptions des séances rapportent une très mince partie des échanges – ce dont j’ai pu me rendre compte en comparant la vidéo d’un des procès de Béata aux notes prises le même jour. Ensuite, parce que le procès de Béata a introduit un biais très important, en se focalisant sur la disparition de son mari plutôt que sur le crime pour lequel elle a finalement été condamnée, à savoir son projet d’infanticide.

Votre travail est certes une vaste enquête mais vous accordez une place particulière à deux femmes, Patricie Mukamana et Béata Nyirankoko, au cœur de l’infanticide génocidaire. Comment ont été permises ces rencontres et se sont-elles facilement dévoilées ?

J’ai pris connaissance des histoires de Patricie et Béata grâce à une enquête par questionnaire que j’ai réalisée en 2015. Ma toute première enquête a été conduite à la prison centrale de Kigali. Elle a reposé sur une ethnographie filmée, qui a donné lieu à la réalisation avec Alexandre Westphal d’un film documentaire intitulé À mots couverts (2014, 1h28). Durant trois ans, je me suis attachée à retracer les parcours criminels et judiciaires de huit femmes, dont les profils se distinguent assez nettement de la majorité des autres détenues condamnées pour génocide. Ces femmes, originaires de la capitale Kigali ou de la campagne environnante, étaient en moyenne plus éduquées, autrices de crimes plus graves et condamnées à de plus lourdes peines. Voulant me figurer les parcours de cette majorité invisible, j’ai réalisé le recensement de la population carcérale génocidaire féminine, avant de mettre sur pied deux enquêtes quantitatives. La première a reposé sur la passation d’entretiens de femmes tirées au sort. La seconde, elle, a été adressée aux détenues se présentant comme « avouantes », qui ont rempli ou le plus souvent fait remplir un questionnaire en kinyarwanda à l’intérieur du bloc (l’espace de vie des détenu·es). Environ un tiers des quelque 2200 femmes incarcérées à cette période ont répondu, et tandis que j’étais déjà sensibilisée à la question des violences intrafamiliales – et en particulier de l’infanticide génocidaire –, j’ai voulu rencontrer Béata et Patricie et démarrer une nouvelle enquête.

J’ai fait la connaissance de Patricie le jour où, avec l’administration pénitentiaire, nous avons projeté À mots couverts aux membres du club d’incitation à l’aveu auquel elle appartenait. Pour la première fois, quelques mois plus tôt, elle avait admis être à l’origine de la mort de ses enfants, dont elle avait dit pendant vingt ans qu’elles étaient mortes du choléra. Le jour de la projection, Patricie s’était identifiée au principal personnage du film, une mère qui elle aussi a eu le projet de tuer son fils tutsi. Elle était bouleversée et a fait un aveu aussi saisissant qu’inattendu durant vingt minutes. Nous avons fait notre premier entretien dans les jours suivants. Patricie est une femme anéantie par ce qu’elle a fait et vécu. La limite de son témoignage est, je dirais, la limite de son souvenir. L’autre difficulté qui s’est posée dans nos échanges, en plus de ce qui avec le recul m’est apparu comme un manque d’empathie de ma part, c’est la relation qu’elle a entretenue avec sa sœur pendant et surtout après le génocide.

Béata est tout à fait différente. Elle est souriante, vive, affable. Parmi tout ce qui la sépare de Patricie, il y a le fait que les deux fils qu’elle a essayé de tuer ont survécu, puis le fait qu’elle n’a jamais repris sa maternité après les avoir retrouvés. C’est grâce à son fils aîné, que j’ai rencontré et interrogé avec son accord, qu’il est devenu possible d’écrire cette histoire. Par la suite, l’examen des archives de son procès, qu’elle m’a également autorisée à consulter, nous a permis de reprendre ensemble son récit là où il butait – à cause de l’impossibilité pour elle au départ de dévoiler certaines choses. Il convient tout de même de noter que dans son cas, comme dans celui de Patricie, la recherche a pris appui sur le travail conduit par ailleurs en prison en faveur de l’aveu – par l’administration et/ou par des organisations religieuses.

Le chapitre 4 « Trier ses enfants : enfants "tuables" et enfant "sauvable" » s’avère terrible car Béata Nyirankoko n’a pas envisagé immédiatement de tuer ses fils, elle a même tenté de les sauver. Vous décrivez un véritable processus à l’issue duquel elle assume de tuer ses fils. Pourquoi et comment en arrive-t-elle à cette décision ultime ?

Tout comme Patricie, lorsque le génocide a commencé, Béata n’avait aucune intention de tuer ses enfants. L’étude de leur parcours à chacune permet d’éclairer les mécanismes de la déliaison, tels qu’ils ont plus largement existé pendant le génocide.

Les causes de la progressive désolidarisation de Béata sont nombreuses, et elles agissent dans un temps plus long que pour Patricie, qui tue deux de ses quatre filles une dizaine de jours environ après que le génocide a démarré dans sa région. Pour Béata, il faudra deux mois pour qu’elle passe à l’acte. Elle se résout à commettre ce crime parce que, pour sa famille de naissance, le sacrifice de ses deux fils est la condition impérative à sa réaffiliation. Béata, qui avait en quelque sorte raté son mariage, devait mériter son retour dans la famille. Ses parents, soutenants au départ, s’étaient progressivement rangés à l’avis de leurs trois fils génocidaires, après avoir été rançonnés au moins à deux reprises pour racheter la vie des garçons. Au moment de son passage à l’acte, Béata et les siens fuyaient l’avancée du Front patriotique rwandais pour rejoindre le Zaïre (actuelle RDC), une guerre se déroulant concomitamment au génocide. Ce départ a renforcé l’animosité de ses frères à l’égard de ses fils, qui d’après elle au cours d’un récent entretien, se manifestait par de nombreuses brimades. Il convient tout de même de noter un « détail », qui a en fait toute son importance. Le jour où Béata entreprend de noyer ses fils de 5 et 12 ans, et avant de finalement les abandonner sur la route, elle est repérée par un groupe de miliciens qui lui demande pourquoi elle veut tuer ses enfants. Pensant qu’ils sont Hutu comme elle, ils la croient folle et la battent. À ce moment-là, il n’aurait fallu qu’un seul mot à Béata pour que ses fils soient exécutés. Mais elle a gardé le silence. Il me semble que ce geste dit son attachement à eux, et sa volonté qu’ils ne soient pas tués à tout prix.

Revenons sur la forme de ces entretiens conduits en kinyarwanda, par le biais d’interprètes. Combien de temps avez-vous passé avec elles ? Comment, si c’est possible, vous êtes-vous préservée de tels récits ?

J’ai rédigé les monographies à partir d’entretiens réalisés avec Patricie et Béata en prison, entre avril 2015 et janvier 2017. Les ayant revues à plusieurs reprises l’une et l’autre au moment de la finalisation du livre lors de mon dernier terrain d’enquête démarré fin 2023, j’ai corrigé certaines petites choses. Pour Patricie, l’essentiel du matériau sonore a été enregistré au cours de quatre entretiens, durant douze heures. L’aveu qu’elle a réalisé pendant une vingtaine de minutes à l’issue de la projection du film a aussi été un moment et un matériau essentiels pour comprendre son expérience. Ces rencontres ont été complétées par des entretiens avec sa sœur, ses deux neveux et sa fille aînée, qui au total représentent aussi douze heures d’enregistrement. Pour Béata, il y a eu deux entrevues, qui au total ont duré huit heures. Je me suis également entretenue avec des membres de sa famille durant vingt-sept heures environ : ses trois enfants, et ses deux beaux-frères, accompagnés de leurs femmes. Dans le cas de Béata, il a été très utile de discuter avec ses proches, parce qu’elle avait dans un premier temps adopté la même position que lors de son procès, soit une collaboration apparente, mais soumise à de nombreuses logiques et stratégies de résistance. En outre, la recherche des enfants de Béata m’a conduite à me rendre dans les différents espaces auxquels la famille est liée, dans trois régions distinctes, ce qui s’est avéré aussi très utile pour saisir les expériences de chacun.

Malgré des compétences en kinyarwanda, mon niveau m’impose de travailler avec un interprète – du reste comme tous mes collègues. La présence de l’interprète constitue par ailleurs à mes yeux un moyen particulièrement précieux de faire se « rejouer du social », dans une société encore fortement imprégnée par l’histoire du génocide, malgré tous les efforts entrepris par l’État en faveur de la réconciliation. Je tire de précieuses connaissances et informations de la relation que je tisse avec lui ou avec elle, ainsi que des ressources ou stratégies qu’il ou elle mobilise pour interagir avec les sujets de la recherche. L’interprète, souvent, agit comme un révélateur, au sens photographique du terme. Et presque à chaque fois, je tire de cette relation autant d’idées que de force. C’est donc d’abord à cet endroit, et grâce à la relation qu’avec mon ou ma partenaire nous construisons, que j’essaie de trouver la bonne distance. À mon sens, et même s’il m’a fallu du temps pour le comprendre, la violence est d’abord celle de l’enquête, et elle affecte en premier lieu la personne dont les choix et les secrets sont disséqués, puis l’interprète, qui doit accueillir, transcrire et incarner les mots du récit en plus de mes questions.

Vous avez des pages saisissantes sur la recomposition de la filiation et la désaffiliation au cœur du génocide, puis citez un proverbe en kinyarwanda : « Si pour le foyer l’homme constitue les piliers de la porte d’entrée, la femme, elle, en est le cœur ». Ces femmes ont choisi de détruire, dans un cadre certes où tout les enjoignait à commettre le pire, ce qu’elles avaient mis des années à construire. Ce sont bien deux femmes vulnérables que vous décrivez ici. Comment en êtes-vous arrivée à ce constat et vous ont-elles semblé avoir des regrets ?

Tout le livre écrit l’histoire de ces choix, dont je dirais qu’ils sont contraints. La recherche montre comment ceux-ci ont résulté d’une série d’épreuves, qui ont agi comme autant d’étapes dans la commission du crime : celle de Patricie ayant été comme l’expression d’une « peur panique », alors que celle de Béata a été le fruit d’une préparation plus longue de la part de ses frères et ses parents. La première écriture des monographies m’a permis de retracer leurs parcours et de lister ces épreuves, mais pour autant, je n’avais pas réussi à thématiser les causes de leurs passages à l’acte. Ce sont des enquêtes qui ont été difficiles, en partie parce que je crois les avoir réalisées du point de vue des enfants, qui appartiennent à la même génération que moi. Une réécriture, guidée principalement par l’anthropologue Michel Naepels et le sociologue Wilfried Lignier, a été nécessaire pour que je parvienne à faire apparaître clairement la somme des contraintes auxquelles elles ont été soumises. À partir de là, il est devenu plus facile d’isoler les causes structurelles et conjoncturelles de ces infanticides, et de faire ressortir les logiques de désaffiliation et de réaffiliation au cœur de l’analyse.

Certes déstabilisée par leurs manières d’être, je crois ne jamais avoir cherché à savoir si ces femmes avaient des regrets. À la fois parce que même si leurs crimes suscitaient chez moi une forme de colère et peut-être même de répugnance, j’ai tâché, sans toujours y parvenir, de ne pas faire peser de jugement moral sur elles et sur la recherche. Aussi, parce que compte tenu de leur existence, il est difficile de ne pas imaginer qu’elles sont pétries de regrets. Et je ne pense pas qu’à l’incarcération, dont Béata m’a dit récemment qu’elle lui avait finalement offert du repos. Patricie et Béata, avec leurs vies différentes, s’étaient construit quelque chose qui, en 1994, a totalement volé en éclat. Au moment où leur mari et leur belle-famille ont été exterminés, leur existence sociale n’a plus eu aucune valeur. C’est une idée que Patricie exprime très bien lorsqu’elle dit que, quand le génocide a commencé, elle avait « perdu son marché ». Après le génocide, en dépit d’une vie redémarrée, elles ont l’une comme l’autre dû surmonter des situations difficiles – certes, pas simplement du fait de leur geste, mais comment le considérer isolément du reste ? Béata a vu la presque totalité de sa famille mourir du choléra au Zaïre, elle est venue remplacer sa sœur dans son mariage, héritant de la responsabilité de ses neuf enfants, dont cinq sont morts dans le camp. Elle s’est retrouvée entièrement dépendante de son seul frère rentré vivant de l’exil, un génocidaire notable, rapidement incarcéré, ainsi que son nouveau concubin – le mari de sa sœur, dont elle venait d’avoir un enfant. Patricie, elle, a dû élever seule ses trois filles rescapées au milieu des voisins génocidaires et de leur famille, et retrouver une forme ordinaire de fonctionnement avec sa sœur, qui pendant le génocide l’a poussée à tuer ses enfants. L’une comme l’autre n’étaient plus les femmes de personne, elles n’avaient plus de famille sur lesquelles s’appuyer.

18.05.2024 à 09:00

Pour un prix de la vie qui soit élevé : entretien avec Anton Brender

Forcer le capitalisme à prendre en compte les aspirations d'une large partie de la population passe par la fixation d'un prix élévé à la vie des hommes, explique dans ce nouveau livre l'économiste Anton Brender. Pour avoir tourné le dos à cette règle, nos sociétés démocratiques se sont placées sous la domination de forces obnubilées par le profit et/ou le pouvoir. Le prix d'une vie (passée, présente et future) ne peut se modeler sur le coût du travail le plus bas qu'il est possible de trouver, et il est urgent de sortir de cette logique si nous voulons retrouver un niveau de cohésion sociale qui rende possible les arbitrages nécessaires aux transitions en cours.   Nonfiction : Les démocraties ont obligé le capitalisme à faire preuve d’un respect minimum pour la vie de ceux qu’il emploie. Pourriez-vous expliquer, pour commencer, le lien que vous faites entre répondre à l’aspiration des hommes à vivre mieux, développer des infrastructures publiques, matérielles et sociales, et donner un prix toujours plus élevé à la vie de chacun ? Anton Brender : La démocratie a permis de faire de l’aspiration des hommes à vivre mieux une force politique et sociale. Cette force, en s’opposant au capitalisme, mû, lui, par la seule recherche du profit, a obligé ce dernier à donner un prix toujours plus élevé à la vie de ceux qu’il emploie : non seulement les salaires ont monté et la durée du travail s’est réduite, mais les normes d’hygiène et de sécurité se sont accrues et le droit du travail est devenu toujours plus protecteur. En même temps, la démocratie a mobilisé une partie des ressources produites par le capitalisme au profit des institutions non marchandes qu’elle gère – l’école, l’hôpital, la police, la justice… – avec le souci de donner un prix toujours plus élevé à la vie de chacun. Avec le triomphe de l’idéologie libérale, l’augmentation des inégalités et l’absence de perspective d’amélioration de leurs conditions de vie pour de très nombreuses personnes, on a assisté à la montée des idées de l’extrême droite, de la conflictualité et de la violence sociale. Pourriez-vous dire un mot des processus qui ont conduit à cette situation ? Depuis une quarantaine d’années effectivement, les sirènes « néo-libérales » ont conduit nos démocraties à baisser les bras : elles ont laissé le capitalisme toujours plus livré à lui-même. L’ouverture aux échanges avec les pays où le prix de la vie était bas a fait pression sur les salaires les plus faibles en même temps que le progrès technique – l’informatisation en particulier – faisait disparaître nombre d’emplois à rémunération intermédiaire. Face à la montée des inégalités qui en est résultée, non seulement les démocraties sont restées passives, mais elles ont renoncé à adopter une stratégie ambitieuse de développement des infrastructures sociales – et parfois aussi matérielles –  dont elles ont la charge. La qualité des services publics auxquels une grande partie de la population a accès s’est dégradée. Les inégalités de traitement à l’école, à l’hôpital, par la police ou par la justice sont ainsi venues redoubler les inégalités de revenus. D’où, chez beaucoup d’individus, un sentiment de mal-être et de déclassement qui mine la cohésion sociale et conduit à une montée des antagonismes, voire à un rejet de la démocratie. On découvre que l’adoption du capitalisme par des pays comme la Russie ou la Chine, dont on avait espéré qu’elle se traduise par une pacification des relations internationales, se solde au contraire par une montée des tensions à la fois économiques et politiques. Comment l’analyser ? Au niveau international, le laisser-faire a eu des effets tout aussi dévastateur qu’au niveau domestique. Contrairement à ce qui était souvent annoncé, l’introduction, en Russie comme en Chine, des ressorts du capitalisme n’a pas été un tremplin vers la démocratie. Les échanges internationaux ont permis à la Russie de valoriser ses matières premières. Les ressources qu’elle en a tirées ont donné au pouvoir central les moyens de remédier à l’explosion de la pauvreté qui avait suivi la fin de l’économie planifiée. L’autocratie qui s’est vite mise en place en a finalement été renforcée ! La Chine quant à elle a su s’appuyer sur le capitalisme pour insuffler un formidable dynamisme à son économie. Mais ce dynamisme a été « guidé » par le Parti communiste : à la différence de ce qui s’est passé en Russie, ce dernier n’a jamais abandonné le pouvoir… et rien aujourd’hui ne laisse penser qu’il soit près de le perdre ! Il y a plus toutefois. Non seulement l’ouverture des échanges internationaux et le triomphe de « l’économie de marché » n’ont pas conduit ces pays, hier « communistes », à la démocratie, mais ils n’ont pas non plus supprimé leur hostilité à l’égard des démocraties occidentales. En acceptant d’échanger avec des pays rivaux, ces dernières se sont rendues vulnérables. L’Europe a ainsi découvert les conséquences de sa dépendance au gaz russe. Et Donald Trump a, le premier, attiré l’attention sur les risques pris par les pays occidentaux qui continueraient de laisser les produits de l’électronique chinoise occuper une place toujours plus grande dans les équipements qu’on y installe ! Ces évolutions, auxquelles il faut encore ajouter le réchauffement climatique, appellent, montrez-vous, une réhabilitation de l’action publique mais aussi un changement de son mode de pilotage, pour prendre en compte le long terme. Car il va falloir que nous consacrions plus de ressources au long terme, écrivez-vous. Plus que jamais en effet nos démocraties doivent faire face à des urgences : la guerre en Ukraine les amène à augmenter leurs budgets de défense au moment même où l’on découvre à quel point la transition énergétique est coûteuse. Ces dépenses s’ajoutent maintenant à celles liées au besoin de remédier aux conséquences des négligences passées. Remettre en état nos infrastructures sociales demande des moyens, du temps et de l’énergie politique. Pour relever les défis qui se sont accumulés, l’action publique doit non seulement être réhabilitée mais aussi déployée dans le cadre d’une stratégie débattue et largement acceptée. Les arbitrages nécessaires et notamment la question du financement requièrent de donner toute sa place au débat. Or celui-ci est bien mal en point… Pour se procurer les ressources réelles nécessaires pour mener à bien les chantiers jugés prioritaires, l’Etat n’a guère le choix : il peut économiser ailleurs, en gérant mieux, ou lever plus d’impôts. Sinon, tant que les agents privés veulent dépenser moins qu’ils ne gagnent (comme c’est le cas aujourd’hui en Europe), il peut aussi emprunter. Avec en tête toutefois, qu’il lui faudra être en état de réduire sa dette, le jour où les agents privés voudront dépenser plus qu’ils ne gagnent ! Réhabiliter l’action publique, suppose aussi d’être capable de débattre et de se mettre d’accord sur la manière dont elle sera financée. J’avoue être, comme vous, un peu pessimiste sur notre capacité à le faire.   A lire sur Nonfiction L'entretien que nous avions réalisé avec l'auteur à l'occasion de la parution de son livre précédent, Capitalisme et progrès social (La Découverte, 2020)
Texte intégral (1368 mots)

Forcer le capitalisme à prendre en compte les aspirations d'une large partie de la population passe par la fixation d'un prix élévé à la vie des hommes, explique dans ce nouveau livre l'économiste Anton Brender. Pour avoir tourné le dos à cette règle, nos sociétés démocratiques se sont placées sous la domination de forces obnubilées par le profit et/ou le pouvoir. Le prix d'une vie (passée, présente et future) ne peut se modeler sur le coût du travail le plus bas qu'il est possible de trouver, et il est urgent de sortir de cette logique si nous voulons retrouver un niveau de cohésion sociale qui rende possible les arbitrages nécessaires aux transitions en cours.

 

Nonfiction : Les démocraties ont obligé le capitalisme à faire preuve d’un respect minimum pour la vie de ceux qu’il emploie. Pourriez-vous expliquer, pour commencer, le lien que vous faites entre répondre à l’aspiration des hommes à vivre mieux, développer des infrastructures publiques, matérielles et sociales, et donner un prix toujours plus élevé à la vie de chacun ?

Anton Brender : La démocratie a permis de faire de l’aspiration des hommes à vivre mieux une force politique et sociale. Cette force, en s’opposant au capitalisme, mû, lui, par la seule recherche du profit, a obligé ce dernier à donner un prix toujours plus élevé à la vie de ceux qu’il emploie : non seulement les salaires ont monté et la durée du travail s’est réduite, mais les normes d’hygiène et de sécurité se sont accrues et le droit du travail est devenu toujours plus protecteur. En même temps, la démocratie a mobilisé une partie des ressources produites par le capitalisme au profit des institutions non marchandes qu’elle gère – l’école, l’hôpital, la police, la justice… – avec le souci de donner un prix toujours plus élevé à la vie de chacun.

Avec le triomphe de l’idéologie libérale, l’augmentation des inégalités et l’absence de perspective d’amélioration de leurs conditions de vie pour de très nombreuses personnes, on a assisté à la montée des idées de l’extrême droite, de la conflictualité et de la violence sociale. Pourriez-vous dire un mot des processus qui ont conduit à cette situation ?

Depuis une quarantaine d’années effectivement, les sirènes « néo-libérales » ont conduit nos démocraties à baisser les bras : elles ont laissé le capitalisme toujours plus livré à lui-même. L’ouverture aux échanges avec les pays où le prix de la vie était bas a fait pression sur les salaires les plus faibles en même temps que le progrès technique – l’informatisation en particulier – faisait disparaître nombre d’emplois à rémunération intermédiaire. Face à la montée des inégalités qui en est résultée, non seulement les démocraties sont restées passives, mais elles ont renoncé à adopter une stratégie ambitieuse de développement des infrastructures sociales – et parfois aussi matérielles –  dont elles ont la charge. La qualité des services publics auxquels une grande partie de la population a accès s’est dégradée. Les inégalités de traitement à l’école, à l’hôpital, par la police ou par la justice sont ainsi venues redoubler les inégalités de revenus. D’où, chez beaucoup d’individus, un sentiment de mal-être et de déclassement qui mine la cohésion sociale et conduit à une montée des antagonismes, voire à un rejet de la démocratie.

On découvre que l’adoption du capitalisme par des pays comme la Russie ou la Chine, dont on avait espéré qu’elle se traduise par une pacification des relations internationales, se solde au contraire par une montée des tensions à la fois économiques et politiques. Comment l’analyser ?

Au niveau international, le laisser-faire a eu des effets tout aussi dévastateur qu’au niveau domestique. Contrairement à ce qui était souvent annoncé, l’introduction, en Russie comme en Chine, des ressorts du capitalisme n’a pas été un tremplin vers la démocratie. Les échanges internationaux ont permis à la Russie de valoriser ses matières premières. Les ressources qu’elle en a tirées ont donné au pouvoir central les moyens de remédier à l’explosion de la pauvreté qui avait suivi la fin de l’économie planifiée. L’autocratie qui s’est vite mise en place en a finalement été renforcée !

La Chine quant à elle a su s’appuyer sur le capitalisme pour insuffler un formidable dynamisme à son économie. Mais ce dynamisme a été « guidé » par le Parti communiste : à la différence de ce qui s’est passé en Russie, ce dernier n’a jamais abandonné le pouvoir… et rien aujourd’hui ne laisse penser qu’il soit près de le perdre !

Il y a plus toutefois. Non seulement l’ouverture des échanges internationaux et le triomphe de « l’économie de marché » n’ont pas conduit ces pays, hier « communistes », à la démocratie, mais ils n’ont pas non plus supprimé leur hostilité à l’égard des démocraties occidentales. En acceptant d’échanger avec des pays rivaux, ces dernières se sont rendues vulnérables. L’Europe a ainsi découvert les conséquences de sa dépendance au gaz russe. Et Donald Trump a, le premier, attiré l’attention sur les risques pris par les pays occidentaux qui continueraient de laisser les produits de l’électronique chinoise occuper une place toujours plus grande dans les équipements qu’on y installe !

Ces évolutions, auxquelles il faut encore ajouter le réchauffement climatique, appellent, montrez-vous, une réhabilitation de l’action publique mais aussi un changement de son mode de pilotage, pour prendre en compte le long terme. Car il va falloir que nous consacrions plus de ressources au long terme, écrivez-vous.

Plus que jamais en effet nos démocraties doivent faire face à des urgences : la guerre en Ukraine les amène à augmenter leurs budgets de défense au moment même où l’on découvre à quel point la transition énergétique est coûteuse. Ces dépenses s’ajoutent maintenant à celles liées au besoin de remédier aux conséquences des négligences passées. Remettre en état nos infrastructures sociales demande des moyens, du temps et de l’énergie politique. Pour relever les défis qui se sont accumulés, l’action publique doit non seulement être réhabilitée mais aussi déployée dans le cadre d’une stratégie débattue et largement acceptée.

Les arbitrages nécessaires et notamment la question du financement requièrent de donner toute sa place au débat. Or celui-ci est bien mal en point…

Pour se procurer les ressources réelles nécessaires pour mener à bien les chantiers jugés prioritaires, l’Etat n’a guère le choix : il peut économiser ailleurs, en gérant mieux, ou lever plus d’impôts. Sinon, tant que les agents privés veulent dépenser moins qu’ils ne gagnent (comme c’est le cas aujourd’hui en Europe), il peut aussi emprunter. Avec en tête toutefois, qu’il lui faudra être en état de réduire sa dette, le jour où les agents privés voudront dépenser plus qu’ils ne gagnent ! Réhabiliter l’action publique, suppose aussi d’être capable de débattre et de se mettre d’accord sur la manière dont elle sera financée. J’avoue être, comme vous, un peu pessimiste sur notre capacité à le faire.

 

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L'entretien que nous avions réalisé avec l'auteur à l'occasion de la parution de son livre précédent, Capitalisme et progrès social (La Découverte, 2020)

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