Howard Phillips Lovecraft, né en 1890 à Providence (Rhode Island), n’a pas trois ans lorsque son père est interné dans un asile psychiatrique où sans recouvrer jamais la raison, il mourra cinq ans plus tard, sans doute de la syphilis. Son grand-père maternel le recueille avec sa mère en 1893. Il le guérit de sa peur du noir, mais lui raconte des histoires de fantômes et l’encourage dans sa découverte de la littérature d’imagination, à commencer par les Mille et Une Nuits . Howard, âgé de cinq ans, adopte le nom d’Abdul Alhazred, qu’il donnera plus tard à l’Arabe fou auteur du Necronomicon .
Laurent Folliot explique dans une introduction aussi érudite que passionnante que ce titre, « venu en rêve à Lovecraft, aurait signifié selon lui, dans un grec approximatif, “une image de la loi des morts”, tandis que le titre arabe original, Al Azif, désigne le bourdonnement nocturne de certains insectes, superstitieusement interprété comme le hurlement des goules hantant ces cimetières où Alhazred allait fouiller en quête de survivances ténébreuses ».
Les autres lectures marquantes de son enfance sont Le Dit du vieux marin de Samuel Taylor Coleridge et les contes pour la jeunesse de Nathaniel Hawthorne inspirés des mythes grecs, puis l’œuvre d’Edgar Allan Poe, découverte à huit ans, alors qu’il s’initie à la chimie, et ne reste qu’un an à l’école où il vient d’entrer, victime de ce qu’il appellera plus tard une « quasi-dépression nerveuse ».
« Copernic du récit d’horreur »
Trouvant son origine dans les traumatismes de son enfance, sa vocation littéraire se déclare également très tôt, puisqu’il écrit son premier texte de fiction à six ans, et ses premiers vers, inspirés de l’ Odyssée , l’année suivante. Il porte à son point de perfection le « conte matérialiste d’épouvante », selon la formule de son premier admirateur français, Jacques Brégier.
Son univers inquiétant et son art de « réduire l’humanité à l’insignifiance en ouvrant les secrets de la Terre sur ceux de l’espace [et] en expliquant la terreur des superstitions ancestrales par une “réalité” cosmique plus épouvantable encore » sont à mettre en rapport avec les progrès de la science de l’époque. La théorie de la relativité comme celle de l’évolution ébranlent les vieilles conceptions religieuses et anthropocentrées du monde. Lovecraft explore les thèmes de la survivance et de la régression biologiques, notamment dans « La Peur qui rôde » (1922) et dans « Les Rats dans le mur » (1923).
Les créatures qu’il invente ne forment pas, contrairement aux dieux de la mythologie véritable, un ordre signifiant de l’univers : « elles suggèrent bien plutôt », explique l’introduction, « ce que celui-ci recèle de proliférant, d’irréductible à tout cadre symbolique, d’étranger à tout anthropomorphisme ». Leurs noms sont déjà une promesse de terreur : Cthulhu, Shub-Niggurath, Yog-Sothoth, Nyarlathotep… Assez tôt, on trouve dans ses textes des glossolalies, des langues impossibles : « Magna Mater ! Magna Mater ! … Atys… Dia ad aghaid ‘s ad aodann… agus bas dunach ort ! Dhonas ‘s dholas ort, argus leat-sa ! … Ungl… Ungl… rrrlh… chchch… » Telles sont les paroles de Delaporte à la fin d’un des récits.
Une œuvre paradoxale
Grand lecteur de Lord Dunsany (1878-1957) et d’Arthur Machen (1863-1947), deux écrivains britanniques issus du décadentisme, Lovecraft a inspiré des auteurs aussi divers que Borges, Joyce Carol Oates ou Houellebecq. Il a publié la plupart de ses récits dans Weird Tales ou Astounding Stories , des pulp magazines , ainsi nommés d’après la pâte à papier bon marché qui servait à leur production. Il est mort d’un cancer de l’intestin en 1937, sans avoir pu les recueillir en volume, ce que feront deux de ses admirateurs deux ans plus tard.
Son œuvre brouille les frontières entre littérature populaire et littérature sérieuse, comme Frankenstein, Sherlock Holmes ou les personnages de Tolkien. En témoignent ses nombreuses adaptations à l’écran et sous forme de romans graphiques ou de jeux vidéo, voire de mèmes Internet. Elle a bénéficié de l’essor des mass media auxquels il était lui-même hostile, fidèle en cela à sa culture élitiste. « Gigantesque machine à rêver », comme le dit Houellebecq, son œuvre est devenue une référence incontournable, bien au-delà de la littérature de genre à laquelle elle appartient d’abord. Elle est ainsi largement utilisée et mentionnée dans La Treizième Heure (2022), roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam qui explore notamment les questions de la transidentité et de l’hermaphrodisme.
Cette édition très savante propose une chronologie ainsi qu’un index et des notes portant sur les principaux personnages, lieux et ouvrages cités dans le volume. Elle met en évidence les qualités littéraires de Lovecraft et la singularité de sa vision – bref, son statut de véritable écrivain.
Texte intégral (898 mots)
Howard Phillips Lovecraft, né en 1890 à Providence (Rhode Island), n’a pas trois ans lorsque son père est interné dans un asile psychiatrique où sans recouvrer jamais la raison, il mourra cinq ans plus tard, sans doute de la syphilis. Son grand-père maternel le recueille avec sa mère en 1893. Il le guérit de sa peur du noir, mais lui raconte des histoires de fantômes et l’encourage dans sa découverte de la littérature d’imagination, à commencer par les Mille et Une Nuits. Howard, âgé de cinq ans, adopte le nom d’Abdul Alhazred, qu’il donnera plus tard à l’Arabe fou auteur du Necronomicon.
Laurent Folliot explique dans une introduction aussi érudite que passionnante que ce titre, « venu en rêve à Lovecraft, aurait signifié selon lui, dans un grec approximatif, “une image de la loi des morts”, tandis que le titre arabe original, Al Azif, désigne le bourdonnement nocturne de certains insectes, superstitieusement interprété comme le hurlement des goules hantant ces cimetières où Alhazred allait fouiller en quête de survivances ténébreuses ».
Les autres lectures marquantes de son enfance sont Le Dit du vieux marin de Samuel Taylor Coleridge et les contes pour la jeunesse de Nathaniel Hawthorne inspirés des mythes grecs, puis l’œuvre d’Edgar Allan Poe, découverte à huit ans, alors qu’il s’initie à la chimie, et ne reste qu’un an à l’école où il vient d’entrer, victime de ce qu’il appellera plus tard une « quasi-dépression nerveuse ».
« Copernic du récit d’horreur »
Trouvant son origine dans les traumatismes de son enfance, sa vocation littéraire se déclare également très tôt, puisqu’il écrit son premier texte de fiction à six ans, et ses premiers vers, inspirés de l’Odyssée, l’année suivante. Il porte à son point de perfection le « conte matérialiste d’épouvante », selon la formule de son premier admirateur français, Jacques Brégier.
Son univers inquiétant et son art de « réduire l’humanité à l’insignifiance en ouvrant les secrets de la Terre sur ceux de l’espace [et] en expliquant la terreur des superstitions ancestrales par une “réalité” cosmique plus épouvantable encore » sont à mettre en rapport avec les progrès de la science de l’époque. La théorie de la relativité comme celle de l’évolution ébranlent les vieilles conceptions religieuses et anthropocentrées du monde. Lovecraft explore les thèmes de la survivance et de la régression biologiques, notamment dans « La Peur qui rôde » (1922) et dans « Les Rats dans le mur » (1923).
Les créatures qu’il invente ne forment pas, contrairement aux dieux de la mythologie véritable, un ordre signifiant de l’univers : « elles suggèrent bien plutôt », explique l’introduction, « ce que celui-ci recèle de proliférant, d’irréductible à tout cadre symbolique, d’étranger à tout anthropomorphisme ». Leurs noms sont déjà une promesse de terreur : Cthulhu, Shub-Niggurath, Yog-Sothoth, Nyarlathotep… Assez tôt, on trouve dans ses textes des glossolalies, des langues impossibles : « Magna Mater ! Magna Mater ! … Atys… Dia ad aghaid ‘s adaodann… agus bas dunach ort ! Dhonas ‘s dholas ort, argus leat-sa ! … Ungl… Ungl… rrrlh… chchch… » Telles sont les paroles de Delaporte à la fin d’un des récits.
Une œuvre paradoxale
Grand lecteur de Lord Dunsany (1878-1957) et d’Arthur Machen (1863-1947), deux écrivains britanniques issus du décadentisme, Lovecraft a inspiré des auteurs aussi divers que Borges, Joyce Carol Oates ou Houellebecq. Il a publié la plupart de ses récits dans Weird Tales ou Astounding Stories, des pulp magazines, ainsi nommés d’après la pâte à papier bon marché qui servait à leur production. Il est mort d’un cancer de l’intestin en 1937, sans avoir pu les recueillir en volume, ce que feront deux de ses admirateurs deux ans plus tard.
Son œuvre brouille les frontières entre littérature populaire et littérature sérieuse, comme Frankenstein, Sherlock Holmes ou les personnages de Tolkien. En témoignent ses nombreuses adaptations à l’écran et sous forme de romans graphiques ou de jeux vidéo, voire de mèmes Internet. Elle a bénéficié de l’essor des mass media auxquels il était lui-même hostile, fidèle en cela à sa culture élitiste. « Gigantesque machine à rêver », comme le dit Houellebecq, son œuvre est devenue une référence incontournable, bien au-delà de la littérature de genre à laquelle elle appartient d’abord. Elle est ainsi largement utilisée et mentionnée dans La Treizième Heure (2022), roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam qui explore notamment les questions de la transidentité et de l’hermaphrodisme.
Cette édition très savante propose une chronologie ainsi qu’un index et des notes portant sur les principaux personnages, lieux et ouvrages cités dans le volume. Elle met en évidence les qualités littéraires de Lovecraft et la singularité de sa vision – bref, son statut de véritable écrivain.
Au 10, rue Dombasle, dans le 15 e arrondissement de Paris, une plaque indique que Walter Benjamin (1892-1940), « philosophe et écrivain allemand, traducteur de Proust et de Baudelaire », y vécut de 1938 à 1940. Derrière les murs de cet immeuble de style art nouveau, trouvèrent refuge non seulement le grand philosophe auteur de « Sur le concept d’histoire », mais aussi – couvés et protégés par une concierge lectrice de l’ Humanité en union libre avec un antifasciste italien – la philosophe Hannah Arendt, son second mari Henrich Blücher, l’essayiste Arthur Koestler dénonciateur brillant du stalinisme et d’autres, qui formèrent ce qu’Arendt appela sa « tribu » de « parias ». Pas loin vivaient Erich Cohn-Bendit, un des principaux avocats des communistes persécutés en Allemagne, et son épouse Herta, parents de Gaby (né en 1936 à Montrouge) et de Dany.
Dans son ouvrage, Marina Touillez, journaliste et spécialiste de la Shoah, fait œuvre d’historienne. Elle « apporte des éléments très nouveau à la biographie d’Hannah Arendt » sur les années de son exil français avant son départ aux États-Unis, selon la spécialiste de la philosophe Martine Leibovici, et corrige des erreurs paresseusement répétées d’ouvrages en ouvrages. Pour ceux qui ne sont pas historiens, elle fait surtout œuvre de mémoire au nécessaire sens du terme : elle nous plonge dans une époque qui fait honte à notre pays, gauche comprise, et appelle au souvenir d’années paradigmatiques (voir matricielles) pour penser l’inquiétante période que nous vivons, entre montée des racismes, dont l’antisémitisme, des autoritarismes dans le monde et dans notre pays, en même temps que des lâchetés – du centre et de la gauche notamment – face à ces ascensions pourtant résistibles.
L’année 1938 où la petite bande serrée autour d’Arendt et Benjamin emménage 10 rue Dombasle apparaît comme celle de la perte définitive des illusions. Alors que ces juifs allemands et communistes – déjà dans l’opposition au stalinisme – ont cru que le pays des dreyfusards les défendrait, la France va les abandonner puis les livrer aux nazis : en 1938, le gouvernement d’alliance entre la droite et des radicaux, « en même temps » de droite et de gauche, prend des décrets-lois, les classe « indésirables » et commence à les regrouper dans des camps avec les réfugiés républicains espagnols, tandis que la Conférence internationale d’Evian sur l’accueil des réfugiés juifs – convoquée par les États-Unis pour imaginer une répartition – adopte à l’unanimité une résolution finale qui décide… de ne rien faire.
Autour de cette année pivot, le livre nous plonge, comme un roman, dans le quotidien de la petite bande, à la fois individus exceptionnels et réfugiés comme les autres. L'écriture simple et belle, le luxe de détails, la tristement réelle dramaturgie comme la force de l’amitié entre les personnages font tourner les pages sans s'arrêter, et remercier finalement l’épaisseur de l’ouvrage. Avant 1938, on découvre l’engagement dans l’opposition allemande en exil qui s’illusionne sur la fragilité des nazis au pouvoir, le sionisme et le judaïsme en France, divisé entre « Israélites » installés et réfugiés méprisés. Après 1938, la souricière se referme sur les amis d'Arendt, d’arrestations en survie dans les camps, de course pour les visas vers les États-Unis en lutte pour simplement manger.
D’un côté, on voit un pays se trahir et préparer son adhésion au pétainisme : on désespère page après page de voir enfin apparaître le nom d’un français ou d’une organisation politique s’engageant réellement à leurs côtés, comme on se désespère de ce « bloc central » droite/centre qui – validant les thèses de l’agitation d’extrême-droite, espérant amadouer l’Allemagne nazi, adoptant déjà l’inepte thèse de l’appel d’air – rend la vie de plus en plus impossible aux réfugiés. De l’autre, on voit « la famille » autour d’Arendt érigeant l’amitié comme seule vertu et praxis politique, permettant de résister quand tous les repères s’effondrent, la France des lumières et l’URSS patrie du socialisme.
S’il faut lire cet ouvrage, c’est que, comme le dit Marina Touillez dans cet entretien, ce n’est « pas forcément parce que l’histoire se répète, mais plutôt parce que nous serions toujours dans la même séquence historique ». Il est urgent d’en sortir par un sursaut d’émancipation et d’amitié révolutionnaire.
Nonfiction : Vous avez mis plusieurs années à écrire ce livre. D’où vous vient cette passion pour Hannah Arendt ?
Marina Touillez : Je n’avais pas et je n’ai toujours pas à proprement parler de passion pour Hannah Arendt elle-même. Au départ, je voulais seulement en savoir plus sur ceux qui ont été pourchassés en tant qu’« indésirables » par l’administration française dans les années trente. Je me souvenais vaguement que cela concernait Hannah Arendt, alors j’ai voulu creuser les raisons de son internement à Gurs, puis son itinéraire en France. Cela m’intéressait d’en apprendre plus sur le parcours de réfugiée de cette personnalité aujourd’hui tellement à la mode. Comme je ne trouvais pas de texte détaillé sur ces années-là, j’ai commencé à enquêter seule et, dès les premiers éléments recueillis, j’ai compris que j’étais en présence d’une grande histoire. C’est l’histoire de cette femme et de ses amis fantasques et géniaux emportés dans « les sombres temps » qui m’a passionnée, au point d’y consacrer autant de temps, d’énergie et de pages.
Dans le titre de votre ouvrage, deux mots sautent aux yeux : « parias » et « tribu » (dont le deuxième est placé entre guillemets). Pouvez-vous expliciter le choix de ces deux mots ? Pourquoi ne pas utiliser celui d’« indésirables », terme pratiqué par les autorités françaises pour désigner cette « catégorie » d’étrangers ?
Le mot « parias » rend sans doute mieux compte du ressenti des réfugiés antinazis en exil, du rejet d’une partie de la population française qu’ils ont dû essuyer et des abandons successifs qu’ils ont connus et que je décris dans le livre : par les dirigeants de la communauté juive française, par la communauté internationale au moment de la Conférence d’Évian, par l’URSS, par la France, etc. Il renvoie aussi au terme employé par Günther Anders dans La Catacombe de Molussie pour désigner de manière métaphorique les opposants à Hitler. Et, bien sûr, il fait référence à la catégorie de « paria conscient » que Hannah Arendt oppose à celle du « parvenu » pour désigner le positionnement des Juifs dans les sociétés (allemande et française) qui pratiquent l’assimilation. Dans les années trente en France, elle juge durement les « parvenus » français, c’est-à-dire les Juifs assimilés, qu’on appelait « Israélites » à l’époque. Elle leur reproche d’être prêts à tout au nom de l’assimilation, y compris à abandonner les Juifs réfugiés.
Elle, Hannah Arendt, pensait qu’il fallait, en tant que Juif, faire le constat de l’échec de l’assimilation, assumer sa condition de « paria » et travailler à la constitution d’une solidarité juive internationale. Plus généralement, elle a valorisé dans tous les domaines de sa vie une façon de demeurer « bohême » et même « infréquentable ». Elle disait : « le non-conformisme est la condition sine qua non de l'accomplissement intellectuel . » En cela, le terme « paria » ne dit pas seulement la violence de l’expérience de l’exil en France pour les réfugiés allemands dans les années trente, il est également porteur d’une promesse.
Le mot « tribu » est le terme que Hannah Arendt elle-même employait pour désigner ces fabuleux amis qu’elle a rencontrés en France et qui ont formé une famille salvatrice. Dans une de ses lettres que je cite dans le livre, elle utilise aussi le mot « Mespoche » qui est un mot yiddish signifiant « famille, clan ».
Au début de votre livre, un personnage semble jouer un rôle déterminant dans le parcours d’Hannah Arendt : Rahel Varnhagen. Pourquoi ?
Hannah Arendt n’a jamais rencontré Rahel Varnhagen, et pourtant cette personnalité l’a fortement influencée de ses vingt ans à ses trente ans. Rahel Varnhagen était une figure importante de la vie intellectuelle au XIX e siècle en Allemagne. Elle tenait des salons littéraires fréquentés par les intellectuels les plus célèbres de son temps : Schlegel, Hegel, Heine, les frères Humboldt, etc. Après que sa meilleure amie, Anne Mendelssohn-Weil, lui a offert sa correspondance et ses journaux intimes, Hannah Arendt s’est passionnée pour cette femme brillante et a décidé d’écrire sa biographie dans le cadre de son habilitation.
Hannah Arendt entame ce travail au moment où les Nazis enchaînent les victoires électorales en Allemagne. Cette atmosphère politique ainsi que l’étude de la vie de Rahel Varnahagen va amener la jeune femme à conclure que l’assimilation pour les Juifs en Allemagne est un piège et un jeu de dupe. Rahel Varnhagen était née en 1771 dans une famille juive de commerçants berlinois. Elle avait épousé le diplomate Karl August Varnhagen von Ense en 1814 et s’était convertie au christianisme. En observant les échecs et les souffrances de Rahel Varnhagen dans son parcours pour s’assimiler, Hannah Arendt a fini par adopter le constat sioniste de l’époque pour lequel la société allemande, malgré la révolution culturelle des Lumières ( Aufklärung ), était demeurée profondément antisémite, et que dans ce cadre-là, l’assimilation des Juifs était vouée à l’échec. Cette conviction et l’arrivée des Nazis au pouvoir vont finalement faire basculer la jeune femme dans la politique au pire moment. En 1933, après l’incendie du Reichstag, elle entre en Résistance contre Hitler. Mais elle sera dénoncée et arrêtée.
Pourquoi les intellectuels allemands peinent-ils à prendre la mesure de l’arrivée d’Hitler au pouvoir et de sa capacité à s’y maintenir ?
Dans les années trente, l’Allemagne est un pays à l’avant-garde dans tous les domaines : technique, scientifique, artistique. Berlin est à la fois une ville très moderne et un bastion de la gauche.Les intellectuels progressistes allemands, souvent berlinois, ont une foi inébranlable en l’humanisme allemand. Ils voient Hitler et les nazis comme des bouffons et pensent, d’une part, qu’ils seront incapables de se hisser au pouvoir et de le garder, et d’autre part, que la population allemande ne le permettra jamais. Ils sous-estiment l’habileté politique des nazis et surestiment la résistance que la population va leur opposer.
Pourquoi Hannah Arendt fait-elle finalement le choix de la France pour son exil, alors qu’elle n’y émigre pas directement ?
Hannah Arendt arrive à Genève début août 1933 et ne s’exilera finalement à Paris que quelques mois plus tard, au début du mois d’octobre. Dans le livre, je raconte comment une amie de sa mère peut lui procurer un toit et un emploi à Genève. Mais lorsqu’elle comprend que son exil va se prolonger, les nazis étant bien accrochés au pouvoir en Allemagne, elle choisit, comme la plupart des réfugiés allemands, de se diriger vers la France, et même vers Paris. On entend dire en effet que l’aide aux réfugiés en France est large et bien organisée. Pour elle, qui veut continuer à combattre Hitler en tant que Juive, c’est la réputation de la France, pays ami des Juifs, qui l’attire ; c'est le pays des dreyfusards qui ont fait parler d’eux dans toute l’Europe à peine trente ans auparavant.
« Heureux comme un Juif en France » disait-on parfois en yiddish ou en allemand. Alors, la réalité de l’accueil français va être un véritable choc pour Hannah Arendt et ses compagnons.
Est-ce le « statut » de parias qui conduit à cette inclinaison fraternelle, qui parcourt le livre de bout en bout ? Pour vous, en quoi l’amitié est-elle politique ?
Toute sa vie, Hannah Arendt a cherché à s’entourer d’amis. Elle avait « le génie de l’amitié », a dit son ami Hans Jonas, qu’elle avait rencontré à 17 ans pendant leurs études à Marbourg. Mais il est vrai qu’à Paris, il semble que les liens tissés avec les autres membres de la « tribu », tous orphelins de patrie et de famille politique, aient été particulièrement forts. Plus tard, elle a théorisé cette « chaleur des peuples parias », une fraternité exceptionnelle que ne peuvent connaître que ceux qui sont complètement rejetés du monde.
Dans le monde occidental actuel, caractérisé par un individualisme exacerbé et l’atomisation de la société, l’expérience d’une solitude profonde, d’un isolement dévastateur, s’est généralisée. Une souffrance si aigüe qu’elle explique, semble-t-il, la tentation des peuples pour les totalitarismes. Aujourd’hui, la propagation des pratiques numériques a encore renforcé l’enfermement de chacun sur lui-même et la difficulté à nouer de véritables amitiés. Dans ce contexte, et alors que l’esprit de division règne, il me semble, oui, que l’amitié et l’entraide sont puissamment politiques. C’est aussi l’une des choses que nous enseigne l’histoire de Hannah Arendt et de ses amis à Paris, et c’est pourquoi j’ai voulu la raconter.
Hannah Arendt fut internée dans le camp de Gurs et peu de temps après, dans son itinéraire, elle sera tentée par le suicide. Pourtant, elle dira de ces huit années passées en France que cette période de sa vie représente plutôt pour elle des jours heureux. Comment expliquer cette perception paradoxale ?
À partir de quelques mots échappés dans certaines lettres, bien après son départ de France, nous comprenons effectivement que Hannah Arendt a effleuré le désespoir pendant son internement (et non peu de temps après) et qu'elle a songé au suicide. Mais effectivement, en 1975, peu de temps avant sa mort, elle dira dans son discours de réception du prix Sonning à Copenhague : « j'ai été en partie formée par huit longues années assez heureuses passées en France . » 1
À mon sens, deux éléments peuvent éclairer ces mots : « années assez heureuses ». D’une part, le temps passé en France a été paradoxal au sens où elle y a connu à la fois des moments de profonds désarrois, mais également de grands bonheurs. Elle adorait Paris, elle y a vécu sans doute les plus grandes heures de sa jeunesse auprès de ses magnifiques amis et dans l’effervescence de sa passion pour Heinrich Blücher.
Par ailleurs, cette formule illustre à mon avis la pudeur de Hannah Arendt, qui avait le pathos en horreur et ne s’étendait jamais sur ses souffrances, surtout pas dans un discours public. La nouvelle de la Shoah qui lui est parvenu en 1943 a sans doute également influé sur la perception même de ce qu’elle avait vécu dans ces années-là. Je pense qu’en qualifiant ses années en France d’« assez heureuses », elle a en tête l’horreur indicible vécue par la majorité des Juifs européens pendant la Shoah, et qui lui a été épargnée. Il lui aurait sans doute paru indécent de s’étendre sur les souffrances de son exil français alors qu’une grande partie de son peuple a connu les camps d’extermination au même moment. La persécution qu’elle a subie en France a été relativisée par l’existence d’Auschwitz.
En mai 1941, Hannah Arendt arrive à New York grâce au réseau Varian Fry, et vous dites qu’elle éprouve de la culpabilité d’être sauvée. Comment comprenez-vous ce sentiment ?
Il semble qu’il y ait eu au moins deux moments de culpabilité pour Hannah Arendt et Heinrich Blücher : en mai 1941, lorsqu’ils arrivent aux Etats-Unis, ils sont presque les seuls membres de la tribu à être sortis d’affaire. Benjamin est mort, on n’a plus de nouvelles de Fritz Fränkel, les Klenbort et les Cohn-Bendit sont coincés à Montauban. Anne Weil et sa sœur se cachent dans un pigeonnier. Ils n’ont pas grand-chose à manger et la France entière est devenue une souricière pour les réfugiés allemands. Hannah Arendt craint que sa mère, qu’elle a dû laisser derrière elle, ne parvienne jamais à les rejoindre. Le nombre de visas délivrés par Varian Fry était largement insuffisant et Heinrich Blücher écrit à Günther Anders : « nous sommes bien arrivés mais ne pouvons pas encore respirer librement parce que nous devons craindre de faire partie des derniers sauvés, d’avoir donc eu, d’une certaine façon, trop de chance . » 2
En 1944, à nouveau, lorsqu’ils mesurent l’ampleur du génocide des Juifs d’Europe, il semble que Hannah Arendt ait sombré dans la culpabilité d’être encore en vie ; un sentiment partagé par de nombreux rescapés.
Hannah Arendt est restée en grande fidélité intellectuelle avec Walter Benjamin, même après, et peut-être surtout après le suicide de ce dernier. Est-ce parce qu’il jouait un rôle particulier au sein de la tribu ?
Cela tient surtout aux liens très forts que Hannah Arendt et Walter Benjamin avaient noués à Paris. Hannah Arendt a dit plus tard qu’il était à Heinrich Blücher et elle leur « meilleur ami en France ». Ils étaient devenus très proches dans les semaines qui ont précédé la mort de Benjamin, comme je le détaille dans le chapitre 5. Dans le chaos de cet été 1940, Walter Benjamin a tenté plusieurs fois de retenir Hannah Arendt auprès de lui, et la dernière fois qu’ils se sont vus à Marseille, il envisageait encore d’attendre que Hannah et Heinrich aient obtenus leurs visas pour passer clandestinement la frontière avec eux. C’était risquer que ses propres autorisations se périment, et Hannah a réussi à l’en dissuader. Alors il lui a confié son manuscrit sur le concept d’histoire et il est parti. Hannah le connaissait assez pour savoir que son travail était tout pour lui, alors dès son arrivée à New York en 1941, elle a commencé à remuer ciel et terre pour que l’ensemble de son œuvre soit publiée et reconnue. Elle n’a jamais cessé de le faire jusqu’à la fin de sa vie.
Mais Walter Benjamin, il est vrai, bénéficiait également auprès des amis du 10, rue Dombasle d’une estime singulièrement forte. Ils lui reconnaissaient une intelligence exceptionnelle et ils le surnommaient le « Vieux », peut-être plus pour sa sagesse que pour ses cheveux blancs, car il n’était pas beaucoup plus âgé qu’eux. Arthur Koestler, son voisin direct au 7 e étage du 10 rue Dombasle, a écrit à propos de Walter Benjamin que c’était l’« une des personnes les plus originales et les plus spirituelles qu['il ait] connues . » 3
La « tribu » survit-elle après la guerre ?
Pas en tant que telle, c’est-à-dire en tant que groupe qui se réunissait fréquemment et vivait en grande proximité. Mais des liens forts entre beaucoup de ses membres ont perduré. Hannah Arendt et Heinrich Blücher ont constitué une seconde « tribu » à New York. Malgré certaines fâcheries passagères et des moments d’éloignement, Lotte et Chanan Klenbort en ont fait partie et sont restés proches des Blücher toutes leurs vies. Comme je le détaille dans le livre, Hannah et Heinrich ont tenu à prendre soin des enfants des Klenbort et des Cohn-Bendit. Un lien a tenu jusqu’à la fin.
En refermant le livre, on ne peut s’empêcher de faire la parallèle avec notre situation actuelle où l’extrême droite progresse et où le refus de l’étranger envahit le débat public. Est-ce que ces sujets vous ont aussi accompagné pendant l’écriture de votre livre ?
Bien sûr, pas seulement les sujets de la montée de l’antisémitisme et de la xénophobie, et de la tentation totalitaire qui se propage dans tout le monde occidental actuellement, mais aussi la faillite de la gauche : une faillite morale et électorale qui a peut-être ses racines dans les évènements que je décris. Pas forcément parce que l’histoire se répète, mais plutôt parce que nous serions toujours dans la même séquence historique.
Notes : 1 - Hannah ARENDT, Le grand jeu du monde , discours à l’occasion de la remise du prix Sonning, 1975, traduction de Michelle-Irène B. DE LAUNAY et André ENEGRÉN, revue Esprit , Juillet-août 1982, No. 67/68, Juillet-août 1982, p.22. 2 - Günther ANDERS, Hannah ARENDT , Correspondance, 1939-1975 , Op. Cit., p.21. 3 - Arthur KOESTLER, La lie de la terre , Op. Cit, p.297.
Texte intégral (3764 mots)
Au 10, rue Dombasle, dans le 15e arrondissement de Paris, une plaque indique que Walter Benjamin (1892-1940), « philosophe et écrivain allemand, traducteur de Proust et de Baudelaire », y vécut de 1938 à 1940. Derrière les murs de cet immeuble de style art nouveau, trouvèrent refuge non seulement le grand philosophe auteur de « Sur le concept d’histoire », mais aussi – couvés et protégés par une concierge lectrice de l’Humanité en union libre avec un antifasciste italien – la philosophe Hannah Arendt, son second mari Henrich Blücher, l’essayiste Arthur Koestler dénonciateur brillant du stalinisme et d’autres, qui formèrent ce qu’Arendt appela sa « tribu » de « parias ». Pas loin vivaient Erich Cohn-Bendit, un des principaux avocats des communistes persécutés en Allemagne, et son épouse Herta, parents de Gaby (né en 1936 à Montrouge) et de Dany.
Dans son ouvrage, Marina Touillez, journaliste et spécialiste de la Shoah, fait œuvre d’historienne. Elle « apporte des éléments très nouveau à la biographie d’Hannah Arendt » sur les années de son exil français avant son départ aux États-Unis, selon la spécialiste de la philosophe Martine Leibovici, et corrige des erreurs paresseusement répétées d’ouvrages en ouvrages. Pour ceux qui ne sont pas historiens, elle fait surtout œuvre de mémoire au nécessaire sens du terme : elle nous plonge dans une époque qui fait honte à notre pays, gauche comprise, et appelle au souvenir d’années paradigmatiques (voir matricielles) pour penser l’inquiétante période que nous vivons, entre montée des racismes, dont l’antisémitisme, des autoritarismes dans le monde et dans notre pays, en même temps que des lâchetés – du centre et de la gauche notamment – face à ces ascensions pourtant résistibles.
L’année 1938 où la petite bande serrée autour d’Arendt et Benjamin emménage 10 rue Dombasle apparaît comme celle de la perte définitive des illusions. Alors que ces juifs allemands et communistes – déjà dans l’opposition au stalinisme – ont cru que le pays des dreyfusards les défendrait, la France va les abandonner puis les livrer aux nazis : en 1938, le gouvernement d’alliance entre la droite et des radicaux, « en même temps » de droite et de gauche, prend des décrets-lois, les classe « indésirables » et commence à les regrouper dans des camps avec les réfugiés républicains espagnols, tandis que la Conférence internationale d’Evian sur l’accueil des réfugiés juifs – convoquée par les États-Unis pour imaginer une répartition – adopte à l’unanimité une résolution finale qui décide… de ne rien faire.
Autour de cette année pivot, le livre nous plonge, comme un roman, dans le quotidien de la petite bande, à la fois individus exceptionnels et réfugiés comme les autres. L'écriture simple et belle, le luxe de détails, la tristement réelle dramaturgie comme la force de l’amitié entre les personnages font tourner les pages sans s'arrêter, et remercier finalement l’épaisseur de l’ouvrage. Avant 1938, on découvre l’engagement dans l’opposition allemande en exil qui s’illusionne sur la fragilité des nazis au pouvoir, le sionisme et le judaïsme en France, divisé entre « Israélites » installés et réfugiés méprisés. Après 1938, la souricière se referme sur les amis d'Arendt, d’arrestations en survie dans les camps, de course pour les visas vers les États-Unis en lutte pour simplement manger.
D’un côté, on voit un pays se trahir et préparer son adhésion au pétainisme : on désespère page après page de voir enfin apparaître le nom d’un français ou d’une organisation politique s’engageant réellement à leurs côtés, comme on se désespère de ce « bloc central » droite/centre qui – validant les thèses de l’agitation d’extrême-droite, espérant amadouer l’Allemagne nazi, adoptant déjà l’inepte thèse de l’appel d’air – rend la vie de plus en plus impossible aux réfugiés. De l’autre, on voit « la famille » autour d’Arendt érigeant l’amitié comme seule vertu et praxis politique, permettant de résister quand tous les repères s’effondrent, la France des lumières et l’URSS patrie du socialisme.
S’il faut lire cet ouvrage, c’est que, comme le dit Marina Touillez dans cet entretien, ce n’est « pas forcément parce que l’histoire se répète, mais plutôt parce que nous serions toujours dans la même séquence historique ». Il est urgent d’en sortir par un sursaut d’émancipation et d’amitié révolutionnaire.
Nonfiction : Vous avez mis plusieurs années à écrire ce livre. D’où vous vient cette passion pour Hannah Arendt ?
Marina Touillez : Je n’avais pas et je n’ai toujours pas à proprement parler de passion pour Hannah Arendt elle-même. Au départ, je voulais seulement en savoir plus sur ceux qui ont été pourchassés en tant qu’« indésirables » par l’administration française dans les années trente. Je me souvenais vaguement que cela concernait Hannah Arendt, alors j’ai voulu creuser les raisons de son internement à Gurs, puis son itinéraire en France. Cela m’intéressait d’en apprendre plus sur le parcours de réfugiée de cette personnalité aujourd’hui tellement à la mode. Comme je ne trouvais pas de texte détaillé sur ces années-là, j’ai commencé à enquêter seule et, dès les premiers éléments recueillis, j’ai compris que j’étais en présence d’une grande histoire. C’est l’histoire de cette femme et de ses amis fantasques et géniaux emportés dans « les sombres temps » qui m’a passionnée, au point d’y consacrer autant de temps, d’énergie et de pages.
Dans le titre de votre ouvrage, deux mots sautent aux yeux : « parias » et « tribu » (dont le deuxième est placé entre guillemets). Pouvez-vous expliciter le choix de ces deux mots ? Pourquoi ne pas utiliser celui d’« indésirables », terme pratiqué par les autorités françaises pour désigner cette « catégorie » d’étrangers ?
Le mot « parias » rend sans doute mieux compte du ressenti des réfugiés antinazis en exil, du rejet d’une partie de la population française qu’ils ont dû essuyer et des abandons successifs qu’ils ont connus et que je décris dans le livre : par les dirigeants de la communauté juive française, par la communauté internationale au moment de la Conférence d’Évian, par l’URSS, par la France, etc. Il renvoie aussi au terme employé par Günther Anders dans La Catacombe de Molussie pour désigner de manière métaphorique les opposants à Hitler. Et, bien sûr, il fait référence à la catégorie de « paria conscient » que Hannah Arendt oppose à celle du « parvenu » pour désigner le positionnement des Juifs dans les sociétés (allemande et française) qui pratiquent l’assimilation. Dans les années trente en France, elle juge durement les « parvenus » français, c’est-à-dire les Juifs assimilés, qu’on appelait « Israélites » à l’époque. Elle leur reproche d’être prêts à tout au nom de l’assimilation, y compris à abandonner les Juifs réfugiés.
Elle, Hannah Arendt, pensait qu’il fallait, en tant que Juif, faire le constat de l’échec de l’assimilation, assumer sa condition de « paria » et travailler à la constitution d’une solidarité juive internationale. Plus généralement, elle a valorisé dans tous les domaines de sa vie une façon de demeurer « bohême » et même « infréquentable ». Elle disait : « le non-conformisme est la condition sine qua non de l'accomplissement intellectuel. » En cela, le terme « paria » ne dit pas seulement la violence de l’expérience de l’exil en France pour les réfugiés allemands dans les années trente, il est également porteur d’une promesse.
Le mot « tribu » est le terme que Hannah Arendt elle-même employait pour désigner ces fabuleux amis qu’elle a rencontrés en France et qui ont formé une famille salvatrice. Dans une de ses lettres que je cite dans le livre, elle utilise aussi le mot « Mespoche » qui est un mot yiddish signifiant « famille, clan ».
Au début de votre livre, un personnage semble jouer un rôle déterminant dans le parcours d’Hannah Arendt : Rahel Varnhagen. Pourquoi ?
Hannah Arendt n’a jamais rencontré Rahel Varnhagen, et pourtant cette personnalité l’a fortement influencée de ses vingt ans à ses trente ans. Rahel Varnhagen était une figure importante de la vie intellectuelle au XIXe siècle en Allemagne. Elle tenait des salons littéraires fréquentés par les intellectuels les plus célèbres de son temps : Schlegel, Hegel, Heine, les frères Humboldt, etc. Après que sa meilleure amie, Anne Mendelssohn-Weil, lui a offert sa correspondance et ses journaux intimes, Hannah Arendt s’est passionnée pour cette femme brillante et a décidé d’écrire sa biographie dans le cadre de son habilitation.
Hannah Arendt entame ce travail au moment où les Nazis enchaînent les victoires électorales en Allemagne. Cette atmosphère politique ainsi que l’étude de la vie de Rahel Varnahagen va amener la jeune femme à conclure que l’assimilation pour les Juifs en Allemagne est un piège et un jeu de dupe. Rahel Varnhagen était née en 1771 dans une famille juive de commerçants berlinois. Elle avait épousé le diplomate Karl August Varnhagen von Ense en 1814 et s’était convertie au christianisme. En observant les échecs et les souffrances de Rahel Varnhagen dans son parcours pour s’assimiler, Hannah Arendt a fini par adopter le constat sioniste de l’époque pour lequel la société allemande, malgré la révolution culturelle des Lumières (Aufklärung), était demeurée profondément antisémite, et que dans ce cadre-là, l’assimilation des Juifs était vouée à l’échec. Cette conviction et l’arrivée des Nazis au pouvoir vont finalement faire basculer la jeune femme dans la politique au pire moment. En 1933, après l’incendie du Reichstag, elle entre en Résistance contre Hitler. Mais elle sera dénoncée et arrêtée.
Pourquoi les intellectuels allemands peinent-ils à prendre la mesure de l’arrivée d’Hitler au pouvoir et de sa capacité à s’y maintenir ?
Dans les années trente, l’Allemagne est un pays à l’avant-garde dans tous les domaines : technique, scientifique, artistique. Berlin est à la fois une ville très moderne et un bastion de la gauche.Les intellectuels progressistes allemands, souvent berlinois, ont une foi inébranlable en l’humanisme allemand. Ils voient Hitler et les nazis comme des bouffons et pensent, d’une part, qu’ils seront incapables de se hisser au pouvoir et de le garder, et d’autre part, que la population allemande ne le permettra jamais. Ils sous-estiment l’habileté politique des nazis et surestiment la résistance que la population va leur opposer.
Pourquoi Hannah Arendt fait-elle finalement le choix de la France pour son exil, alors qu’elle n’y émigre pas directement ?
Hannah Arendt arrive à Genève début août 1933 et ne s’exilera finalement à Paris que quelques mois plus tard, au début du mois d’octobre. Dans le livre, je raconte comment une amie de sa mère peut lui procurer un toit et un emploi à Genève. Mais lorsqu’elle comprend que son exil va se prolonger, les nazis étant bien accrochés au pouvoir en Allemagne, elle choisit, comme la plupart des réfugiés allemands, de se diriger vers la France, et même vers Paris. On entend dire en effet que l’aide aux réfugiés en France est large et bien organisée. Pour elle, qui veut continuer à combattre Hitler en tant que Juive, c’est la réputation de la France, pays ami des Juifs, qui l’attire ; c'est le pays des dreyfusards qui ont fait parler d’eux dans toute l’Europe à peine trente ans auparavant.
« Heureux comme un Juif en France » disait-on parfois en yiddish ou en allemand. Alors, la réalité de l’accueil français va être un véritable choc pour Hannah Arendt et ses compagnons.
Est-ce le « statut » de parias qui conduit à cette inclinaison fraternelle, qui parcourt le livre de bout en bout ? Pour vous, en quoi l’amitié est-elle politique ?
Toute sa vie, Hannah Arendt a cherché à s’entourer d’amis. Elle avait « le génie de l’amitié », a dit son ami Hans Jonas, qu’elle avait rencontré à 17 ans pendant leurs études à Marbourg. Mais il est vrai qu’à Paris, il semble que les liens tissés avec les autres membres de la « tribu », tous orphelins de patrie et de famille politique, aient été particulièrement forts. Plus tard, elle a théorisé cette « chaleur des peuples parias », une fraternité exceptionnelle que ne peuvent connaître que ceux qui sont complètement rejetés du monde.
Dans le monde occidental actuel, caractérisé par un individualisme exacerbé et l’atomisation de la société, l’expérience d’une solitude profonde, d’un isolement dévastateur, s’est généralisée. Une souffrance si aigüe qu’elle explique, semble-t-il, la tentation des peuples pour les totalitarismes. Aujourd’hui, la propagation des pratiques numériques a encore renforcé l’enfermement de chacun sur lui-même et la difficulté à nouer de véritables amitiés. Dans ce contexte, et alors que l’esprit de division règne, il me semble, oui, que l’amitié et l’entraide sont puissamment politiques. C’est aussi l’une des choses que nous enseigne l’histoire de Hannah Arendt et de ses amis à Paris, et c’est pourquoi j’ai voulu la raconter.
Hannah Arendt fut internée dans le camp de Gurs et peu de temps après, dans son itinéraire, elle sera tentée par le suicide. Pourtant, elle dira de ces huit années passées en France que cette période de sa vie représente plutôt pour elle des jours heureux. Comment expliquer cette perception paradoxale ?
À partir de quelques mots échappés dans certaines lettres, bien après son départ de France, nous comprenons effectivement que Hannah Arendt a effleuré le désespoir pendant son internement (et non peu de temps après) et qu'elle a songé au suicide. Mais effectivement, en 1975, peu de temps avant sa mort, elle dira dans son discours de réception du prix Sonning à Copenhague : « j'ai été en partie formée par huit longues années assez heureuses passées en France. »1
À mon sens, deux éléments peuvent éclairer ces mots : « années assez heureuses ». D’une part, le temps passé en France a été paradoxal au sens où elle y a connu à la fois des moments de profonds désarrois, mais également de grands bonheurs. Elle adorait Paris, elle y a vécu sans doute les plus grandes heures de sa jeunesse auprès de ses magnifiques amis et dans l’effervescence de sa passion pour Heinrich Blücher.
Par ailleurs, cette formule illustre à mon avis la pudeur de Hannah Arendt, qui avait le pathos en horreur et ne s’étendait jamais sur ses souffrances, surtout pas dans un discours public. La nouvelle de la Shoah qui lui est parvenu en 1943 a sans doute également influé sur la perception même de ce qu’elle avait vécu dans ces années-là. Je pense qu’en qualifiant ses années en France d’« assez heureuses », elle a en tête l’horreur indicible vécue par la majorité des Juifs européens pendant la Shoah, et qui lui a été épargnée. Il lui aurait sans doute paru indécent de s’étendre sur les souffrances de son exil français alors qu’une grande partie de son peuple a connu les camps d’extermination au même moment. La persécution qu’elle a subie en France a été relativisée par l’existence d’Auschwitz.
En mai 1941, Hannah Arendt arrive à New York grâce au réseau Varian Fry, et vous dites qu’elle éprouve de la culpabilité d’être sauvée. Comment comprenez-vous ce sentiment ?
Il semble qu’il y ait eu au moins deux moments de culpabilité pour Hannah Arendt et Heinrich Blücher : en mai 1941, lorsqu’ils arrivent aux Etats-Unis, ils sont presque les seuls membres de la tribu à être sortis d’affaire. Benjamin est mort, on n’a plus de nouvelles de Fritz Fränkel, les Klenbort et les Cohn-Bendit sont coincés à Montauban. Anne Weil et sa sœur se cachent dans un pigeonnier. Ils n’ont pas grand-chose à manger et la France entière est devenue une souricière pour les réfugiés allemands. Hannah Arendt craint que sa mère, qu’elle a dû laisser derrière elle, ne parvienne jamais à les rejoindre. Le nombre de visas délivrés par Varian Fry était largement insuffisant et Heinrich Blücher écrit à Günther Anders : « nous sommes bien arrivés mais ne pouvons pas encore respirer librement parce que nous devons craindre de faire partie des derniers sauvés, d’avoir donc eu, d’une certaine façon, trop de chance. »2
En 1944, à nouveau, lorsqu’ils mesurent l’ampleur du génocide des Juifs d’Europe, il semble que Hannah Arendt ait sombré dans la culpabilité d’être encore en vie ; un sentiment partagé par de nombreux rescapés.
Hannah Arendt est restée en grande fidélité intellectuelle avec Walter Benjamin, même après, et peut-être surtout après le suicide de ce dernier. Est-ce parce qu’il jouait un rôle particulier au sein de la tribu ?
Cela tient surtout aux liens très forts que Hannah Arendt et Walter Benjamin avaient noués à Paris. Hannah Arendt a dit plus tard qu’il était à Heinrich Blücher et elle leur « meilleur ami en France ». Ils étaient devenus très proches dans les semaines qui ont précédé la mort de Benjamin, comme je le détaille dans le chapitre 5. Dans le chaos de cet été 1940, Walter Benjamin a tenté plusieurs fois de retenir Hannah Arendt auprès de lui, et la dernière fois qu’ils se sont vus à Marseille, il envisageait encore d’attendre que Hannah et Heinrich aient obtenus leurs visas pour passer clandestinement la frontière avec eux. C’était risquer que ses propres autorisations se périment, et Hannah a réussi à l’en dissuader. Alors il lui a confié son manuscrit sur le concept d’histoire et il est parti. Hannah le connaissait assez pour savoir que son travail était tout pour lui, alors dès son arrivée à New York en 1941, elle a commencé à remuer ciel et terre pour que l’ensemble de son œuvre soit publiée et reconnue. Elle n’a jamais cessé de le faire jusqu’à la fin de sa vie.
Mais Walter Benjamin, il est vrai, bénéficiait également auprès des amis du 10, rue Dombasle d’une estime singulièrement forte. Ils lui reconnaissaient une intelligence exceptionnelle et ils le surnommaient le « Vieux », peut-être plus pour sa sagesse que pour ses cheveux blancs, car il n’était pas beaucoup plus âgé qu’eux. Arthur Koestler, son voisin direct au 7e étage du 10 rue Dombasle, a écrit à propos de Walter Benjamin que c’était l’« une des personnes les plus originales et les plus spirituelles qu['il ait] connues. »3
La « tribu » survit-elle après la guerre ?
Pas en tant que telle, c’est-à-dire en tant que groupe qui se réunissait fréquemment et vivait en grande proximité. Mais des liens forts entre beaucoup de ses membres ont perduré. Hannah Arendt et Heinrich Blücher ont constitué une seconde « tribu » à New York. Malgré certaines fâcheries passagères et des moments d’éloignement, Lotte et Chanan Klenbort en ont fait partie et sont restés proches des Blücher toutes leurs vies. Comme je le détaille dans le livre, Hannah et Heinrich ont tenu à prendre soin des enfants des Klenbort et des Cohn-Bendit. Un lien a tenu jusqu’à la fin.
En refermant le livre, on ne peut s’empêcher de faire la parallèle avec notre situation actuelle où l’extrême droite progresse et où le refus de l’étranger envahit le débat public. Est-ce que ces sujets vous ont aussi accompagné pendant l’écriture de votre livre ?
Bien sûr, pas seulement les sujets de la montée de l’antisémitisme et de la xénophobie, et de la tentation totalitaire qui se propage dans tout le monde occidental actuellement, mais aussi la faillite de la gauche : une faillite morale et électorale qui a peut-être ses racines dans les évènements que je décris. Pas forcément parce que l’histoire se répète, mais plutôt parce que nous serions toujours dans la même séquence historique.
Notes : 1 - Hannah ARENDT, Le grand jeu du monde, discours à l’occasion de la remise du prix Sonning, 1975, traduction de Michelle-Irène B. DE LAUNAY et André ENEGRÉN, revue Esprit, Juillet-août 1982, No. 67/68, Juillet-août 1982, p.22. 2 - Günther ANDERS, Hannah ARENDT, Correspondance, 1939-1975, Op. Cit., p.21. 3 - Arthur KOESTLER, La lie de la terre, Op. Cit, p.297.
Le début des années 1990 constitue un tournant dans l’histoire de la bande dessinée, à la fois en matière de renouvellement de formats et de contenus mais aussi en matière de légitimité culturelle.
La maison d’édition L’Association, fondée à la même époque, est emblématique de ce moment auquel elle a contribué de manière déterminante, notamment en révélant plusieurs auteurs désormais majeurs : David B., Emmanuel Guibert, Jean-Christophe Menu, Lewis Trondheim, Marjane Satrapi ou encore Joann Sfar.
De l’histoire de cette maison d’édition alternative aux parcours et aux influences de ses principaux auteurs, ce livre dévoile l’originalité de l’organisation et du fonctionnement de l’Association, qui place les auteurs au cœur de sa ligne éditoriale. Analysant le discours et la politique éditoriale de la maison d’édition, il montre comment celle-ci est progressivement devenue un acteur de référence dans le domaine de la bande dessinée.
Le début de l'introduction et le sommaire sont disponibles sur le site de l'éditeur.
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Le début des années 1990 constitue un tournant dans l’histoire de la bande dessinée, à la fois en matière de renouvellement de formats et de contenus mais aussi en matière de légitimité culturelle.
La maison d’édition L’Association, fondée à la même époque, est emblématique de ce moment auquel elle a contribué de manière déterminante, notamment en révélant plusieurs auteurs désormais majeurs : David B., Emmanuel Guibert, Jean-Christophe Menu, Lewis Trondheim, Marjane Satrapi ou encore Joann Sfar.
De l’histoire de cette maison d’édition alternative aux parcours et aux influences de ses principaux auteurs, ce livre dévoile l’originalité de l’organisation et du fonctionnement de l’Association, qui place les auteurs au cœur de sa ligne éditoriale. Analysant le discours et la politique éditoriale de la maison d’édition, il montre comment celle-ci est progressivement devenue un acteur de référence dans le domaine de la bande dessinée.
Dans Albert Camus et la nature contre l’histoire , Alexis Lager et Rémi Larue explorent et mettent en lumière les dimensions écologiques de la pensée et de l’œuvre du prix Nobel de littérature pour l’année 1957, le rangeant parmi les « précurseurs de la décroissance ».
Nonfiction : De quelle manière les écrits de Serge Latouche sur les « écrivains ou journalistes », les « poètes, les peintres et les esthètes de toutes sortes » qui, par leurs œuvres, « ont contribué à stimuler la réflexion sur l’objection de croissance » illimitée ( Les précurseurs de la décroissance. Une anthologie, 2016), vous ont-ils inspirés dans la conception de votre livre, Rémi Larue et vous-même ?
Alexis Lager : Serge Latouche a été pour nous une référence constante. C’est lui le fondateur de la collection « les précurseur-ses de la décroissance » qui a accueilli notre volume. Les distinctions qu’il pose dans l’anthologie de cette collection entre grand ancien , éclaireur , et pionnier nous ont mis en garde contre le risque de l’anachronisme et contre la tentation de plaquer trop schématiquement une grille décroissante à la pensée de Camus. Un sens de la nuance très salutaire.
Concernant Camus, le terme de lanceur d’alerte nous a semblé préférable. L’œuvre foisonnante de Latouche, qui touche à l’économie, à l’anthropologie, à la religion, à la pédagogie, nous a permis de mieux mettre en évidence les lignes de convergence entre Camus et la décroissance : le sens des limites, la conscience de la finitude humaine et terrestre, la critique de la raison techniciste et instrumentale, la déconstruction du mythe du progrès, le caractère substantiel de notre présence au monde, la question de la pauvreté volontaire et du don. Cela est peu connu, mais Serge Latouche, a donné, en 2003, une interview dans un livre collectif autour de Camus. S’il admet que l’auteur de L’Homme révolté n’est pas une référence primordiale chez lui, il reconnaît que la lecture de « L’Exil d’Hélène » a contribué à nourrir la distinction qu’il effectue dans Le Défi de Minerve entre le raisonnable et le rationnel. Cette distinction recoupe pleinement l’analyse de Camus qui déclarait, fidèle en cela aux Grecs, ne pas « croire à la raison » rationaliste mais à l’intelligence de la mesure.
Albert Camus a fortement critiqué l'impact de la science et de la technique sur la nature et la sensibilité humaine. Cette critique a-t-elle motivé son intégration parmi les « précurseur-ses de la décroissance » ?
Oui, cette critique a évidemment motivé notre choix. Camus est conscient que la réduction de l’homme à la rationalité technique et scientifique peut entraîner un « rétrécissement » de sa sensibilité, de son rapport au monde et aussi de son humanité. C’est ce qu’il appelle le phénomène de l’abstraction, qui est pour lui profondément mortifère car il conduit à couper à la fois ce qui relie l’homme à la nature (l’expérience de la beauté est une part essentielle de l’humanisation pour Camus) mais également ce qui relie les hommes entre eux (en ne voyant dans l’autre qu’un chiffre, une donnée, un outil ou un ennemi).
À cette raison abstraite, Camus oppose une faculté humanisante : l’imagination. Pour lui, l’imagination n’est pas un repli dans l’irréel, l’onirisme, elle est une faculté créatrice, une puissance d’incarnation et d’empathie qui fait le lien vers la réalité et l’autre. Quand Camus fait dire à Rieux dans La Peste que ce qu’il manque aux autorités, « c’est l’imagination » car « les remèdes qu’ils imaginent sont à peine à la hauteur d’un rhume de cerveau », il est très proche de Günther Anders, un autre précurseur de la décroissance, qui déplorait la « cécité apocalyptique » de l’homme face à la bombe atomique, son incapacité à imaginer la catastrophe. Quand il prend la parole lors de la conférence d’Athènes en 1955, il se déclare « absolument opposé à toutes les formes de pensée qui voudraient revenir au rouet ou à la charrue à bras ». La science et la technique sont pour lui des composantes essentielles de l’humain. Elles peuvent être bénéfiques, à condition qu’elles soient maîtrisées, limitées.
Serait-il juste de dire que la critique du « culte de la production » dans L'homme révolté (1951) est un acte politique et intellectuel relevant de la pensée de la décroissance ?
Ce serait, sur le plan historique, un anachronisme puisque la pensée de la décroissance n’émerge véritablement que dans les années 1970, bien après la mort de Camus. Cela dit, sur le plan intellectuel, cette critique peut être considérée comme un geste pré-décroissant. Rétrospectivement en effet, on ne peut qu’être frappé par la proximité entre la position de Camus à l’égard du credo productiviste et celle des décroissants. Dans L’Homme révolté , Camus montre que capitalisme bourgeois et socialisme autoritaire, opposés sur le plan politique, se rejoignent en fait dans une conception religieuse du progrès conduisant à une accumulation et une production démesurées. L’écrivain partage avec la décroissance la volonté de déconstruire l’idéologie du progrès, conçue comme une croyance, un mythe, qui conduit à justifier l’aliénation humaine. Une telle proximité n’a rien de surprenante : Camus, à l’instar d’un Orwell ou d’un Giono, fait partie de ces grandes figures qui ont nourri le terreau intellectuel des écologistes radicaux.
La dialectique de la nature et de l’histoire occupe une place majeure dans l’œuvre et la pensée d’Albert Camus. Comment ce dernier a-t-il pensé cette tension ? A-t-il su éviter l’écueil de ce que d’aucuns appellent la « sortie de l’Histoire » ?
Oui, cette dialectique est au cœur de sa pensée. Dès 1937, il lit Le Déclin de l’Occident de Spengler et note dans ses Carnets : « Toute la question : l’antithèse de l’histoire et de la nature ». Camus retracera cette lutte dans L’Homme révolté . Pour lui, l’équilibre entre nature et histoire qui a éclairé la Grèce antique va être remis en cause. D’abord par le christianisme – qui, en imaginant la vie humaine comme un simple passage vers une éternité (le paradis) après la mort, va couper la présence de l’homme au monde – puis par les philosophies de l’histoire qu’il regroupe sous le terme d’« historisme » (il désigne par là Hegel, Marx et Sartre) qui vont réduire l’homme à sa seule dimension historique en niant l’idée antique de nature humaine ou de nature tout court.
Pour Camus, cette dynamique forcenée (où l’homme ne se réaliserait que dans l’histoire, dans ses luttes) conduit inévitablement à déshumaniser l’homme car elle ne l’envisage que comme une « créature » abstraite dont la fin de l’histoire marquerait la réalisation complète, l’avènement idéal. L’idéologie transhumaniste, que dénoncent les décroissants, est aujourd’hui un des avatars de cet historisme dénoncé par Camus. L’historisme ferme selon lui les yeux sur l’existence d’« une part » irréductible de l’humain dont chacun peut faire l’expérience dans ses rapports sociaux et amicaux ou dans le sentiment de proximité ontologique avec le vivant. Son refus du fatalisme historique frappe toutes les pensées contemporaines (progressisme, déclinisme, collapsologie) qui présupposent une fin à l’histoire. Pour Camus, l’homme tient son destin entre ses mains. Le progrès de la condition humaine n’est jamais assuré, tout comme son déclin.
La nature méditerranéenne que chante Albert Camus dans ses écrits est quelque peu onirique. Ne voyez-vous pas dans ses célébrations de la « mesure » des anciens Grecs un certain essentialisme de type romantique ?
Le rapport de Camus à la nature, et la célébration des paysages qu’il implique, est de type lyrique, poétique. S’il n’hésite pas à célébrer la beauté de l’Algérie et à témoigner d’une forme d’exaltation proche de l’expérience romantique, il a cependant toujours eu, à l’égard de la subjectivité romantique, des réticences. Il l’accuse de masquer l’absurdité du monde. Dans ses descriptions lyriques, l’émotion est un vecteur, non pour atteindre le moi, mais pour révéler la beauté énigmatique de l’absurdité du monde et éprouver sa dimension sacrée. L’absurdité du monde ne suppose pas chez lui l’absence d’un ordre naturel immanent. Comme il le dit dans L’Homme révolté : « l’art […] nous apprend que l'homme ne se résume pas seulement à l'histoire et qu'il trouve aussi une raison d'être dans l'ordre de la nature. Le grand Pan, pour lui, n'est pas mort. » L’artiste a pour Camus une capacité à éprouver cet ordre immanent du monde, ce processus de vie qui traverse tout, mais le sens de cet ordre lui échappe et l’absurdité demeure. Quand Camus célèbre la mesure du monde et parle de l’ordre de la nature, sa pensée témoigne d’un essentialisme qui lui vient des anciens Grecs, qui croyaient en l’existence de valeurs préexistantes à l’homme et à l’histoire.
La possibilité d’un « suicide atomique » hante les écrits journalistiques d’Albert Camus. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il a appelé de ses vœux à la création d'« utopies relatives » qui pourraient être des alternatives aux « utopies totales » que proposaient alors le libéralisme étasunien et le communisme soviétique. Qu’entendait-il par cette proposition ? Pensez-vous qu’il a sous-estimé l’impact des colonialismes français, britannique, russe et asiatique dans la banalisation des crimes contre l’humanité ?
Camus utilise la notion d’« utopie relative » dans « Ni victimes, ni bourreaux », une série d’articles écrite au début de la guerre froide. Face aux utopies totales que sont le libéralisme américain (rabaissant la sensibilité de l’homme au divertissement et à la consommation de masse) et au communisme soviétique (prêt à toutes les horreurs pour parvenir à une égalité rêvée), il pense une utopie relative qui refuserait les systèmes abstraits pour se concentrer sur les hommes présents et l’action concrète. Une pensée humble où chacun s’efforcerait à améliorer, depuis son échelle, la condition humaine. Cette idée préfigure l’« utopie concrète » de la décroissance invitant chacun à transformer son mode de vie pour réaliser au présent une société plus décente et plus soutenable.
Concernant la décolonisation, Camus a très tôt dénoncé les iniquités du système colonial mais n’a pas su percevoir assez vite la force du désir d’indépendance des peuples colonisés, le réduisant, pour ce qui concerne l’Algérie, à une manœuvre anti-occidentale des communistes dans leur stratégie de domination. À la différence d’Orwell, il n’a pas compris que seule l’indépendance de ces peuples permettrait à l’Europe de ne pas renier en profondeur ses valeurs universalistes et démocratiques. La solution fédérale qu’il propose pour l’Algérie témoigne du refus, déjà évoqué, du fatalisme historique, et d’une dimension utopique de sa pensée. Accepter le déracinement des Français d’Algérie, c’eut été, pour lui, ratifier l’existence de cet historisme contre lequel il n’a cessé de s’élever. Rendre justice aux colonisés était indispensable mais ne pouvait passer par la réalisation d’une autre injustice.
Albert Camus et la nature contre l’histoire se termine par deux extraits d’une conférence prononcée par l’auteur de La Peste à Athènes, « L’avenir de la civilisation européenne », en avril 1955. Aujourd’hui, dans le contexte de détresse écologique mondiale que nous connaissons, quel avenir voyez-vous pour la civilisation humaine ?
Il est très difficile de répondre à cette question. Comme le dit l’adage, nul ne sait de quoi l’avenir sera fait. Le monde dans lequel nous vivons, aussi bien sur le plan politique qu’écologique, n’invite pas à l’optimisme et l’idée même d’un avenir commun, solidaire, juste et fraternel paraît, quand on constate l’inaction climatique et les tensions géopolitiques, particulièrement compromis. Camus disait à son époque qu’il était « pessimiste quant à la destinée humaine » mais « optimiste quant à l’homme ». Je partage pleinement ce qu’il dit. Pour moi, ce sont des paroles de courage, non de renoncement. Ce n’est pas parce que l’épée de Damoclès climatique pèse de tout son poids sur le destin de l’humanité qu’il faut renoncer à agir. Face à un monde qui se défait – comme disait Camus –, il faut s’obstiner. Continuer à faire entendre sa révolte, à l’incarner au quotidien, ne pas céder au nihilisme ou au cynisme, se méfier des discours simplificateurs qui jouent sur la haine, tisser des solidarités, s’efforcer de construire, à son échelle, un avenir soutenable et décent, malgré les forces contraires. Voilà la seule attitude cohérente à mon sens, même si la partie est loin d’être gagnée. Les humains ont encore la possibilité de changer les choses. Ne pas croire dans cette capacité d’action, ce serait être fataliste. Et la pensée de Camus est précisément le contraire du fatalisme.
Texte intégral (2419 mots)
Dans Albert Camus et la nature contre l’histoire, Alexis Lager et Rémi Larue explorent et mettent en lumière les dimensions écologiques de la pensée et de l’œuvre du prix Nobel de littérature pour l’année 1957, le rangeant parmi les « précurseurs de la décroissance ».
Nonfiction : De quelle manière les écrits de Serge Latouche sur les « écrivains ou journalistes », les « poètes, les peintres et les esthètes de toutes sortes » qui, par leurs œuvres, « ont contribué à stimuler la réflexion sur l’objection de croissance » illimitée (Les précurseurs de la décroissance. Une anthologie, 2016), vous ont-ils inspirés dans la conception de votre livre, Rémi Larue et vous-même ?
Alexis Lager : Serge Latouche a été pour nous une référence constante. C’est lui le fondateur de la collection « les précurseur-ses de la décroissance » qui a accueilli notre volume. Les distinctions qu’il pose dans l’anthologie de cette collection entre grand ancien, éclaireur, et pionnier nous ont mis en garde contre le risque de l’anachronisme et contre la tentation de plaquer trop schématiquement une grille décroissante à la pensée de Camus. Un sens de la nuance très salutaire.
Concernant Camus, le terme de lanceur d’alerte nous a semblé préférable. L’œuvre foisonnante de Latouche, qui touche à l’économie, à l’anthropologie, à la religion, à la pédagogie, nous a permis de mieux mettre en évidence les lignes de convergence entre Camus et la décroissance : le sens des limites, la conscience de la finitude humaine et terrestre, la critique de la raison techniciste et instrumentale, la déconstruction du mythe du progrès, le caractère substantiel de notre présence au monde, la question de la pauvreté volontaire et du don. Cela est peu connu, mais Serge Latouche, a donné, en 2003, une interview dans un livre collectif autour de Camus. S’il admet que l’auteur de L’Homme révolté n’est pas une référence primordiale chez lui, il reconnaît que la lecture de « L’Exil d’Hélène » a contribué à nourrir la distinction qu’il effectue dans Le Défi de Minerve entre le raisonnable et le rationnel. Cette distinction recoupe pleinement l’analyse de Camus qui déclarait, fidèle en cela aux Grecs, ne pas « croire à la raison » rationaliste mais à l’intelligence de la mesure.
Albert Camus a fortement critiqué l'impact de la science et de la technique sur la nature et la sensibilité humaine. Cette critique a-t-elle motivé son intégration parmi les « précurseur-ses de la décroissance » ?
Oui, cette critique a évidemment motivé notre choix. Camus est conscient que la réduction de l’homme à la rationalité technique et scientifique peut entraîner un « rétrécissement » de sa sensibilité, de son rapport au monde et aussi de son humanité. C’est ce qu’il appelle le phénomène de l’abstraction, qui est pour lui profondément mortifère car il conduit à couper à la fois ce qui relie l’homme à la nature (l’expérience de la beauté est une part essentielle de l’humanisation pour Camus) mais également ce qui relie les hommes entre eux (en ne voyant dans l’autre qu’un chiffre, une donnée, un outil ou un ennemi).
À cette raison abstraite, Camus oppose une faculté humanisante : l’imagination. Pour lui, l’imagination n’est pas un repli dans l’irréel, l’onirisme, elle est une faculté créatrice, une puissance d’incarnation et d’empathie qui fait le lien vers la réalité et l’autre. Quand Camus fait dire à Rieux dans La Peste que ce qu’il manque aux autorités, « c’est l’imagination » car « les remèdes qu’ils imaginent sont à peine à la hauteur d’un rhume de cerveau », il est très proche de Günther Anders, un autre précurseur de la décroissance, qui déplorait la « cécité apocalyptique » de l’homme face à la bombe atomique, son incapacité à imaginer la catastrophe. Quand il prend la parole lors de la conférence d’Athènes en 1955, il se déclare « absolument opposé à toutes les formes de pensée qui voudraient revenir au rouet ou à la charrue à bras ». La science et la technique sont pour lui des composantes essentielles de l’humain. Elles peuvent être bénéfiques, à condition qu’elles soient maîtrisées, limitées.
Serait-il juste de dire que la critique du « culte de la production » dans L'homme révolté (1951) est un acte politique et intellectuel relevant de la pensée de la décroissance ?
Ce serait, sur le plan historique, un anachronisme puisque la pensée de la décroissance n’émerge véritablement que dans les années 1970, bien après la mort de Camus. Cela dit, sur le plan intellectuel, cette critique peut être considérée comme un geste pré-décroissant. Rétrospectivement en effet, on ne peut qu’être frappé par la proximité entre la position de Camus à l’égard du credo productiviste et celle des décroissants. Dans L’Homme révolté, Camus montre que capitalisme bourgeois et socialisme autoritaire, opposés sur le plan politique, se rejoignent en fait dans une conception religieuse du progrès conduisant à une accumulation et une production démesurées. L’écrivain partage avec la décroissance la volonté de déconstruire l’idéologie du progrès, conçue comme une croyance, un mythe, qui conduit à justifier l’aliénation humaine. Une telle proximité n’a rien de surprenante : Camus, à l’instar d’un Orwell ou d’un Giono, fait partie de ces grandes figures qui ont nourri le terreau intellectuel des écologistes radicaux.
La dialectique de la nature et de l’histoire occupe une place majeure dans l’œuvre et la pensée d’Albert Camus. Comment ce dernier a-t-il pensé cette tension ? A-t-il su éviter l’écueil de ce que d’aucuns appellent la « sortie de l’Histoire » ?
Oui, cette dialectique est au cœur de sa pensée. Dès 1937, il lit Le Déclin de l’Occident de Spengler et note dans ses Carnets : « Toute la question : l’antithèse de l’histoire et de la nature ». Camus retracera cette lutte dans L’Homme révolté. Pour lui, l’équilibre entre nature et histoire qui a éclairé la Grèce antique va être remis en cause. D’abord par le christianisme – qui, en imaginant la vie humaine comme un simple passage vers une éternité (le paradis) après la mort, va couper la présence de l’homme au monde – puis par les philosophies de l’histoire qu’il regroupe sous le terme d’« historisme » (il désigne par là Hegel, Marx et Sartre) qui vont réduire l’homme à sa seule dimension historique en niant l’idée antique de nature humaine ou de nature tout court.
Pour Camus, cette dynamique forcenée (où l’homme ne se réaliserait que dans l’histoire, dans ses luttes) conduit inévitablement à déshumaniser l’homme car elle ne l’envisage que comme une « créature » abstraite dont la fin de l’histoire marquerait la réalisation complète, l’avènement idéal. L’idéologie transhumaniste, que dénoncent les décroissants, est aujourd’hui un des avatars de cet historisme dénoncé par Camus. L’historisme ferme selon lui les yeux sur l’existence d’« une part » irréductible de l’humain dont chacun peut faire l’expérience dans ses rapports sociaux et amicaux ou dans le sentiment de proximité ontologique avec le vivant. Son refus du fatalisme historique frappe toutes les pensées contemporaines (progressisme, déclinisme, collapsologie) qui présupposent une fin à l’histoire. Pour Camus, l’homme tient son destin entre ses mains. Le progrès de la condition humaine n’est jamais assuré, tout comme son déclin.
La nature méditerranéenne que chante Albert Camus dans ses écrits est quelque peu onirique. Ne voyez-vous pas dans ses célébrations de la « mesure » des anciens Grecs un certain essentialisme de type romantique ?
Le rapport de Camus à la nature, et la célébration des paysages qu’il implique, est de type lyrique, poétique. S’il n’hésite pas à célébrer la beauté de l’Algérie et à témoigner d’une forme d’exaltation proche de l’expérience romantique, il a cependant toujours eu, à l’égard de la subjectivité romantique, des réticences. Il l’accuse de masquer l’absurdité du monde. Dans ses descriptions lyriques, l’émotion est un vecteur, non pour atteindre le moi, mais pour révéler la beauté énigmatique de l’absurdité du monde et éprouver sa dimension sacrée. L’absurdité du monde ne suppose pas chez lui l’absence d’un ordre naturel immanent. Comme il le dit dans L’Homme révolté : « l’art […] nous apprend que l'homme ne se résume pas seulement à l'histoire et qu'il trouve aussi une raison d'être dans l'ordre de la nature. Le grand Pan, pour lui, n'est pas mort. » L’artiste a pour Camus une capacité à éprouver cet ordre immanent du monde, ce processus de vie qui traverse tout, mais le sens de cet ordre lui échappe et l’absurdité demeure. Quand Camus célèbre la mesure du monde et parle de l’ordre de la nature, sa pensée témoigne d’un essentialisme qui lui vient des anciens Grecs, qui croyaient en l’existence de valeurs préexistantes à l’homme et à l’histoire.
La possibilité d’un « suicide atomique » hante les écrits journalistiques d’Albert Camus. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il a appelé de ses vœux à la création d'« utopies relatives » qui pourraient être des alternatives aux « utopies totales » que proposaient alors le libéralisme étasunien et le communisme soviétique. Qu’entendait-il par cette proposition ? Pensez-vous qu’il a sous-estimé l’impact des colonialismes français, britannique, russe et asiatique dans la banalisation des crimes contre l’humanité ?
Camus utilise la notion d’« utopie relative » dans « Ni victimes, ni bourreaux », une série d’articles écrite au début de la guerre froide. Face aux utopies totales que sont le libéralisme américain (rabaissant la sensibilité de l’homme au divertissement et à la consommation de masse) et au communisme soviétique (prêt à toutes les horreurs pour parvenir à une égalité rêvée), il pense une utopie relative qui refuserait les systèmes abstraits pour se concentrer sur les hommes présents et l’action concrète. Une pensée humble où chacun s’efforcerait à améliorer, depuis son échelle, la condition humaine. Cette idée préfigure l’« utopie concrète » de la décroissance invitant chacun à transformer son mode de vie pour réaliser au présent une société plus décente et plus soutenable.
Concernant la décolonisation, Camus a très tôt dénoncé les iniquités du système colonial mais n’a pas su percevoir assez vite la force du désir d’indépendance des peuples colonisés, le réduisant, pour ce qui concerne l’Algérie, à une manœuvre anti-occidentale des communistes dans leur stratégie de domination. À la différence d’Orwell, il n’a pas compris que seule l’indépendance de ces peuples permettrait à l’Europe de ne pas renier en profondeur ses valeurs universalistes et démocratiques. La solution fédérale qu’il propose pour l’Algérie témoigne du refus, déjà évoqué, du fatalisme historique, et d’une dimension utopique de sa pensée. Accepter le déracinement des Français d’Algérie, c’eut été, pour lui, ratifier l’existence de cet historisme contre lequel il n’a cessé de s’élever. Rendre justice aux colonisés était indispensable mais ne pouvait passer par la réalisation d’une autre injustice.
Albert Camus et la nature contre l’histoire se termine par deux extraits d’une conférence prononcée par l’auteur de La Peste à Athènes, « L’avenir de la civilisation européenne », en avril 1955. Aujourd’hui, dans le contexte de détresse écologique mondiale que nous connaissons, quel avenir voyez-vous pour la civilisation humaine ?
Il est très difficile de répondre à cette question. Comme le dit l’adage, nul ne sait de quoi l’avenir sera fait. Le monde dans lequel nous vivons, aussi bien sur le plan politique qu’écologique, n’invite pas à l’optimisme et l’idée même d’un avenir commun, solidaire, juste et fraternel paraît, quand on constate l’inaction climatique et les tensions géopolitiques, particulièrement compromis. Camus disait à son époque qu’il était « pessimiste quant à la destinée humaine » mais « optimiste quant à l’homme ». Je partage pleinement ce qu’il dit. Pour moi, ce sont des paroles de courage, non de renoncement. Ce n’est pas parce que l’épée de Damoclès climatique pèse de tout son poids sur le destin de l’humanité qu’il faut renoncer à agir. Face à un monde qui se défait – comme disait Camus –, il faut s’obstiner. Continuer à faire entendre sa révolte, à l’incarner au quotidien, ne pas céder au nihilisme ou au cynisme, se méfier des discours simplificateurs qui jouent sur la haine, tisser des solidarités, s’efforcer de construire, à son échelle, un avenir soutenable et décent, malgré les forces contraires. Voilà la seule attitude cohérente à mon sens, même si la partie est loin d’être gagnée. Les humains ont encore la possibilité de changer les choses. Ne pas croire dans cette capacité d’action, ce serait être fataliste. Et la pensée de Camus est précisément le contraire du fatalisme.
Apparu pour la première fois dans le vaste cycle romanesque de Richard Ford en 1986, son héros Frank Bascombe revient en vieil homme désabusé dans Le Paradis des fous, paru aux Éditions de l’Olivier dans une traduction de Josée Kamoun. De fait, les histoires que le doppelgänger décalé de l’écrivain raconte à la première personne, celles d’une vie gâchée, d’ailleurs déjà presque consumée, constituent les chapitres d’une seule et même grande œuvre.
Frank Bascombe se retrouve au centre d’une nouvelle fiction, revêtu des habits d’un ancien journaliste sportif, bricolant en tant qu’agent immobilier dans son bureau de Demeures Confidentiel à Haddam, dans le New Jersey, avec Mike Mahoney, son comparse, bonimenteur de premier ordre. Ils vendent des conseils à des clients qui auraient pu les trouver dans le New York Times , s’ils s’en étaient donné la peine. Il cause business sans enthousiasme avec ce complice asiatique qui monte des coups mirobolants, tout du moins en paroles. « Ces maisons, il les a retapées, les retape toujours à moindre frais, en sous-traitant avec des entreprises du bâtiment et en déléguant la maintenance à des compagnies dont il est propriétaire, pour sécuriser ensuite les biens immeubles en les transformant en gadgets financiers qu’il vend sous forme d’actions à la Bourse de Tokyo à des investisseurs acrobates (souvent des Tibétains). Après quoi il loue les maisons en question, parfois à leurs précédents propriétaires. »
Pour l’heure, Frank a 74 ans. Il a guéri de son cancer de la prostate, évoqué dans un roman précédent. Divorcé deux fois, il a récemment répandu les cendres de sa seconde épouse dans l’Ives Lake, au sein du sanctuaire boisé du Huron Mountain Club, à la demande de leur fille Clarissa.
Il roule sur les routes des États-Unis dont Ford décrit férocement les villes et les gens bizarres. Des évocations drolatiques et si libérées de toute contrainte qu’on pense à Laurence Sterne et son Tristram Shandy , au cours de ses improbables pérégrinations.
Bascombe souffre de la solitude, mais ne s’en plaint que modérément. Seul désormais, soupirant vaguement pour une fille qu’il connut autrefois à l’université, il considère avec un sens aigu de la dérision ce que furent tant sa vie que ses amours. Quand il était un jeune père, il a perdu son fils âgé de dix ans, le frère bien aimé de son aîné Paul.
Il comble périodiquement sa solitude en compagnie de Betty, une jolie masseuse américano-vietnamienne qui tarife ses caresses à 200 dollars de l’heure. Ce n’est pas une prostituée à proprement parler ; elle masse honnêtement et courtoisement des hommes pour payer ses études, puis un jour, se marier. Elle a du style, elle fait ça vêtue d’un peignoir rose, ne va pas jusqu’à la conclusion biologique de son art. Elle le fait néanmoins rêver à autre chose de plus affectueux, plus spontané. Mais Betty nourrit un projet précis, et Bascombe n’en fait pas partie.
Il abandonne cette « relation » lorsque, depuis sa voiture, il aperçoit un client quitter Betty avec laquelle il a rendez-vous, tout de suite après. Il lui envoie tout de même dans une enveloppe, ses 200 dollars.
Clarissa, la fille de Frank, est lesbienne et toiletteuse pour chiens ; jamais avare de critiques acerbes à l’égard de son père. Mais celui-ci est avant tout investi d’une tâche tragique. Paul, son fils âgé de 47 ans, atteint de la maladie de Charcot, achève un traitement expérimental et compassionnel à la Clinique Mayo, où il va le chercher pour l’emmener à bord d’un Windbreaker, archaïque camping-car, loué pour trois jours, afin de visiter, pendant la semaine de la Saint-Valentin, un certain nombre de villes sur le chemin qui les conduira au mont Rushmore, dans le Dakota du Sud, où se trouvent les sculptures géantes de quatre présidents américains. Il fait un froid épouvantable, les routes sont gelées, les hôtels combles. Ils doivent accepter des motels minables. Les villes américaines sont laides et consternantes, leurs habitants boivent de la bière, se ruent sur les machines à sous, bouffent des montagnes de saloperies qui les rendent obèses. Gros culs, grosses cuisses, gros bides. C’est la norme.
Paul qui n’ignore pas qu’il va mourir, n’inspire pas de tendresse débordante à son père, qui l’observe impitoyablement. Il est gros, à moitié chauve, couvert de verrues, les lèvres distordues et baveuses, une main et les jambes animées de mouvements incontrôlables. Frank fait son devoir. Le pousse sur son fauteuil roulant par moins 20° C jusque dans des centres commerciaux hideux, que Paul trouve kitsch. Leurs dialogues erratiques se veulent parfois spirituels, mais sont en vérité, tragiques. La mort qui vient est la basse continue de leurs échanges, traversés de blagues cruelles et désespérées, ou complètement loupées.
Sur les routes encombrées de congères, ils errent le long de galeries qui proposent, pêle-mêle, des fosses septiques, des sex-toys, des drapeaux américains, de la junk food, des armes. Paul par provocation, achète ce qu’il trouve de plus moche. Des protestataires brandissent des pancartes en braillant : « La Saint Valentin n’aura pas ma peau, Cupidon piège à cons . »
C’est désespérant, mais on se prend à rire, tant l’équipée est grotesque. Frank Bascombe ne parle pas d’amour paternel ; il accomplit des gestes isolés, des actions nécessaires en cette circonstance, et se dit que c’est certainement ça l’amour. Ce que l’on peut faire en accomplissant des « gestes isolés ».
À la fin de ce récit chaotique, Bascombe en vient à l’épilogue. Son fils est mort. Pas de la maladie de Charcot, mais de l’épidémie du Covid. Isolé. Il est par conséquent mort seul, à l’hôpital. Sans Clarissa et sans Frank, victimes du confinement.
« Le jour viendra, Clarissa et moi en avons décidé, où nous transporterons ensemble la moitié des cendres de Paul au cimetière de Haddam pour les enterrer à côté de sa mère et de son frère. Pas de cornemuses, selon ses volontés épitaphe restant à déterminer ; faire-part succinct dans le Haddam Packet . L’autre partie de lui, nous l’emporterons jusqu’au Huron Mountain Club (Clarissa a hérité le statut de membre, elle ne m’en avait rien dit) et, avec plus de cérémonie que je n’en ai élaboré pour sa mère, il y a un an, une vraie célébration de la vie peut-être, nous remettrons l’autre moitié de lui aux eaux dansantes et morainiques d’Ives Lake. »
Un mot sur la difficulté de traduire la fausse oralité sophistiquée de certains aspects de l’anglais de Richard Ford. Ce n’est pas une mince affaire : rien à voir avec l’argot français. Traduit en français, ça ne « sonne » pas de la même façon. Ce n’est pas naturel. Il n’existe peut-être pas, dans certains cas, d’équivalence. Cela crisse un peu. Mais, souvent, miracle, ça passe. On y croit. Nabokov vilipendait sans fin ses traducteurs. Il n’arrivait pas à décider s’il fallait privilégier le sens ou la musique. Pour en revenir à l’anglais, traduisez, par exemple, les bouleversantes mélopées de Big Bill Broonzy en français, et vous perdrez tout.
Texte intégral (1332 mots)
Apparu pour la première fois dans le vaste cycle romanesque de Richard Ford en 1986, son héros Frank Bascombe revient en vieil homme désabusé dans Le Paradis des fous, paru aux Éditions de l’Olivier dans une traduction de Josée Kamoun. De fait, les histoires que le doppelgänger décalé de l’écrivain raconte à la première personne, celles d’une vie gâchée, d’ailleurs déjà presque consumée, constituent les chapitres d’une seule et même grande œuvre.
Frank Bascombe se retrouve au centre d’une nouvelle fiction, revêtu des habits d’un ancien journaliste sportif, bricolant en tant qu’agent immobilier dans son bureau de Demeures Confidentiel à Haddam, dans le New Jersey, avec Mike Mahoney, son comparse, bonimenteur de premier ordre. Ils vendent des conseils à des clients qui auraient pu les trouver dans le New York Times, s’ils s’en étaient donné la peine. Il cause business sans enthousiasme avec ce complice asiatique qui monte des coups mirobolants, tout du moins en paroles. « Ces maisons, il les a retapées, les retape toujours à moindre frais, en sous-traitant avec des entreprises du bâtiment et en déléguant la maintenance à des compagnies dont il est propriétaire, pour sécuriser ensuite les biens immeubles en les transformant en gadgets financiers qu’il vend sous forme d’actions à la Bourse de Tokyo à des investisseurs acrobates (souvent des Tibétains). Après quoi il loue les maisons en question, parfois à leurs précédents propriétaires. »
Pour l’heure, Frank a 74 ans. Il a guéri de son cancer de la prostate, évoqué dans un roman précédent. Divorcé deux fois, il a récemment répandu les cendres de sa seconde épouse dans l’Ives Lake, au sein du sanctuaire boisé du Huron Mountain Club, à la demande de leur fille Clarissa.
Il roule sur les routes des États-Unis dont Ford décrit férocement les villes et les gens bizarres. Des évocations drolatiques et si libérées de toute contrainte qu’on pense à Laurence Sterne et son Tristram Shandy, au cours de ses improbables pérégrinations.
Bascombe souffre de la solitude, mais ne s’en plaint que modérément. Seul désormais, soupirant vaguement pour une fille qu’il connut autrefois à l’université, il considère avec un sens aigu de la dérision ce que furent tant sa vie que ses amours. Quand il était un jeune père, il a perdu son fils âgé de dix ans, le frère bien aimé de son aîné Paul.
Il comble périodiquement sa solitude en compagnie de Betty, une jolie masseuse américano-vietnamienne qui tarife ses caresses à 200 dollars de l’heure. Ce n’est pas une prostituée à proprement parler ; elle masse honnêtement et courtoisement des hommes pour payer ses études, puis un jour, se marier. Elle a du style, elle fait ça vêtue d’un peignoir rose, ne va pas jusqu’à la conclusion biologique de son art. Elle le fait néanmoins rêver à autre chose de plus affectueux, plus spontané. Mais Betty nourrit un projet précis, et Bascombe n’en fait pas partie.
Il abandonne cette « relation » lorsque, depuis sa voiture, il aperçoit un client quitter Betty avec laquelle il a rendez-vous, tout de suite après. Il lui envoie tout de même dans une enveloppe, ses 200 dollars.
Clarissa, la fille de Frank, est lesbienne et toiletteuse pour chiens ; jamais avare de critiques acerbes à l’égard de son père. Mais celui-ci est avant tout investi d’une tâche tragique. Paul, son fils âgé de 47 ans, atteint de la maladie de Charcot, achève un traitement expérimental et compassionnel à la Clinique Mayo, où il va le chercher pour l’emmener à bord d’un Windbreaker, archaïque camping-car, loué pour trois jours, afin de visiter, pendant la semaine de la Saint-Valentin, un certain nombre de villes sur le chemin qui les conduira au mont Rushmore, dans le Dakota du Sud, où se trouvent les sculptures géantes de quatre présidents américains. Il fait un froid épouvantable, les routes sont gelées, les hôtels combles. Ils doivent accepter des motels minables. Les villes américaines sont laides et consternantes, leurs habitants boivent de la bière, se ruent sur les machines à sous, bouffent des montagnes de saloperies qui les rendent obèses. Gros culs, grosses cuisses, gros bides. C’est la norme.
Paul qui n’ignore pas qu’il va mourir, n’inspire pas de tendresse débordante à son père, qui l’observe impitoyablement. Il est gros, à moitié chauve, couvert de verrues, les lèvres distordues et baveuses, une main et les jambes animées de mouvements incontrôlables. Frank fait son devoir. Le pousse sur son fauteuil roulant par moins 20° C jusque dans des centres commerciaux hideux, que Paul trouve kitsch. Leurs dialogues erratiques se veulent parfois spirituels, mais sont en vérité, tragiques. La mort qui vient est la basse continue de leurs échanges, traversés de blagues cruelles et désespérées, ou complètement loupées.
Sur les routes encombrées de congères, ils errent le long de galeries qui proposent, pêle-mêle, des fosses septiques, des sex-toys, des drapeaux américains, de la junk food, des armes. Paul par provocation, achète ce qu’il trouve de plus moche. Des protestataires brandissent des pancartes en braillant : « La Saint Valentin n’aura pas ma peau, Cupidon piège à cons. »
C’est désespérant, mais on se prend à rire, tant l’équipée est grotesque. Frank Bascombe ne parle pas d’amour paternel ; il accomplit des gestes isolés, des actions nécessaires en cette circonstance, et se dit que c’est certainement ça l’amour. Ce que l’on peut faire en accomplissant des « gestes isolés ».
À la fin de ce récit chaotique, Bascombe en vient à l’épilogue. Son fils est mort. Pas de la maladie de Charcot, mais de l’épidémie du Covid. Isolé. Il est par conséquent mort seul, à l’hôpital. Sans Clarissa et sans Frank, victimes du confinement.
« Le jour viendra, Clarissa et moi en avons décidé, où nous transporterons ensemble la moitié des cendres de Paul au cimetière de Haddam pour les enterrer à côté de sa mère et de son frère. Pas de cornemuses, selon ses volontés épitaphe restant à déterminer ; faire-part succinct dans le Haddam Packet. L’autre partie de lui, nous l’emporterons jusqu’au Huron Mountain Club (Clarissa a hérité le statut de membre, elle ne m’en avait rien dit) et, avec plus de cérémonie que je n’en ai élaboré pour sa mère, il y a un an, une vraie célébration de la vie peut-être, nous remettrons l’autre moitié de lui aux eaux dansantes et morainiques d’Ives Lake. »
Un mot sur la difficulté de traduire la fausse oralité sophistiquée de certains aspects de l’anglais de Richard Ford. Ce n’est pas une mince affaire : rien à voir avec l’argot français. Traduit en français, ça ne « sonne » pas de la même façon. Ce n’est pas naturel. Il n’existe peut-être pas, dans certains cas, d’équivalence. Cela crisse un peu. Mais, souvent, miracle, ça passe. On y croit. Nabokov vilipendait sans fin ses traducteurs. Il n’arrivait pas à décider s’il fallait privilégier le sens ou la musique. Pour en revenir à l’anglais, traduisez, par exemple, les bouleversantes mélopées de Big Bill Broonzy en français, et vous perdrez tout.
Plus de quatre siècles après son décès, il est probable que tout le monde admettra bien volontiers que Descartes est le plus grand philosophe français de tous les temps. Ce « cavalier français qui partit d’un si bon pas », comme le disait Charles Péguy, a ouvert une voie que les Modernes n’ont plus jamais cessé d’explorer, de Hegel à Husserl en passant par ceux-là mêmes qui se sont opposés à lui et qui ont dû commencer par prendre position par rapport à lui.
Hegel, justement déclarait à son sujet que « c'est avec [Descartes] que nous entrons proprement dans une philosophie autonome, qui sait qu'elle vient de la raison en toute autonomie, et que la conscience de soi est un moment essentiel du vrai. Ici nous pouvons dire que nous sommes chez nous, et pouvons enfin, tel le marin après un long périple sur une mer déchaînée, crier : terre ! Descartes est un de ces hommes qui ont tout repris par le commencement, et c'est avec lui que débute la culture, le penser des temps modernes. [...] C'est donc seulement maintenant que nous entrons dans la philosophie proprement dite depuis l'école néoplatonicienne et ce qui s'y rattache. C'est un recommencement de la philosophie ». Et encore : « [Descartes] est ainsi un héros qui a repris les choses entièrement par le commencement, et a constitué à nouveau le sol de la philosophie, sur lequel elle est enfin retournée après que mille années se soient écoulées ».
Lire et relire Descartes, jusqu’à en connaître presque par cœur des passages entiers, en soulignant et en annotant, au fil des ans, presque l’intégralité de l’œuvre, dans des éditions usées jusqu’à la corde qui partent littéralement en lambeaux, est donc, comme le disait Georges Canguilhem, « un rite et presque un devoir, même d'abord au sens scolaire [...] le devoir de s'essayer à discourir de Descartes, quand on prétend philosopher quelque peu ».
En ce sens, l’apparition d’une nouvelle édition des œuvres complètes de Descartes est toujours un événement, même pour ceux qui disposent déjà dans leur bibliothèque de l’édition en trois tomes qu’en avait proposé naguère Ferdinand Alquié dans les années 1960 chez Garnier, ou de celle, plus ancienne, en douze tomes, élaborée par Charles Adam et Paul Tannery pour le compte de Vrin. Depuis quelques années, les éditions Gallimard ont entrepris de publier des volumes séparés des œuvres de Descartes dans la collection « Tel », laissant présager la refonte du volume de « Pléiade » consacré au philosophe français, sous la direction d’André Bridoux dans les années 1930. C’est désormais chose faite avec la publication ces jours-ci, en deux tomes au lieu d’un, des Œuvres de Descartes dans la prestigieuse collection de Gallimard, placée sous la direction de Denis Kambouchner.
Les œuvres sélectionnées ne réservent pas une grande surprise, dans la mesure où le choix s’imposait. Les deux volumes sont organisés autour des quatre grands ouvrages de Descartes. Le Discours de la méthode (1637) est suivi des essais scientifiques auxquels il devait servir de préface, mais dont seuls des extraits sont ici procurés. A sa suite sont placées les Méditations métaphysiques (1641-1642), avec sept séries de Réponses aux Objections recueillies auprès de « personnes très doctes », parmi lesquels figurent Hobbes, Gassendi et Antoine Arnauld. Toujours suivant l'ordre chronologique, viennent ensuite les Principes de la philosophie (1644), et le traité des Passions de l’âme , publié à l’automne de 1649, quelques semaines avant la mort de l’auteur.
Deux autres ouvrages sont donnés à lire : la Lettre à Voétius (1643) et les Notes sur un certain placard (1648), retraduites du latin pour cette édition, qui s’inscrivent dans le contexte des querelles qu’a suscitées le développement de la « nouvelle philosophie ».
Figurent enfin au sommaire de ces volumes des écrits posthumes aussi importants que célèbres, tels que les Règles pour la direction de l’esprit , Le Monde , L’Homme, la Recherche de la vérité, la Description du corps humain , ainsi qu’un large choix de correspondance, indispensable complément des œuvres et source de précieux aperçus sur la vie sociale de Descartes. On se réjouit également de retrouver dans cette édition L’Entretien avec Burman, que pour des raisons assez mystérieuses Ferdinand Alquié avait décidé d’écarter en son temps.
Conformément aux principes de la collection, l’appareil critique qui accompagne chaque texte est très étoffé et remarquablement précis. Le travail d’édition a été confié aux soins de la plupart des spécialistes actuels de Descartes en France (Michelle et Jean-Marie Beyssade, Frédéric de Buzon, Annie Bitbol-Hespéries, Jean-Luc Marion, Laurence Renault, Vincent Carraud, Jean-Robert Armogathe, etc.), dont il faut saluer l’excellence.
Texte intégral (892 mots)
Plus de quatre siècles après son décès, il est probable que tout le monde admettra bien volontiers que Descartes est le plus grand philosophe français de tous les temps. Ce « cavalier français qui partit d’un si bon pas », comme le disait Charles Péguy, a ouvert une voie que les Modernes n’ont plus jamais cessé d’explorer, de Hegel à Husserl en passant par ceux-là mêmes qui se sont opposés à lui et qui ont dû commencer par prendre position par rapport à lui.
Hegel, justement déclarait à son sujet que « c'est avec [Descartes] que nous entrons proprement dans une philosophie autonome, qui sait qu'elle vient de la raison en toute autonomie, et que la conscience de soi est un moment essentiel du vrai. Ici nous pouvons dire que nous sommes chez nous, et pouvons enfin, tel le marin après un long périple sur une mer déchaînée, crier : terre ! Descartes est un de ces hommes qui ont tout repris par le commencement, et c'est avec lui que débute la culture, le penser des temps modernes. [...] C'est donc seulement maintenant que nous entrons dans la philosophie proprement dite depuis l'école néoplatonicienne et ce qui s'y rattache. C'est un recommencement de la philosophie ». Et encore : « [Descartes] est ainsi un héros qui a repris les choses entièrement par le commencement, et a constitué à nouveau le sol de la philosophie, sur lequel elle est enfin retournée après que mille années se soient écoulées ».
Lire et relire Descartes, jusqu’à en connaître presque par cœur des passages entiers, en soulignant et en annotant, au fil des ans, presque l’intégralité de l’œuvre, dans des éditions usées jusqu’à la corde qui partent littéralement en lambeaux, est donc, comme le disait Georges Canguilhem, « un rite et presque un devoir, même d'abord au sens scolaire [...] le devoir de s'essayer à discourir de Descartes, quand on prétend philosopher quelque peu ».
En ce sens, l’apparition d’une nouvelle édition des œuvres complètes de Descartes est toujours un événement, même pour ceux qui disposent déjà dans leur bibliothèque de l’édition en trois tomes qu’en avait proposé naguère Ferdinand Alquié dans les années 1960 chez Garnier, ou de celle, plus ancienne, en douze tomes, élaborée par Charles Adam et Paul Tannery pour le compte de Vrin. Depuis quelques années, les éditions Gallimard ont entrepris de publier des volumes séparés des œuvres de Descartes dans la collection « Tel », laissant présager la refonte du volume de « Pléiade » consacré au philosophe français, sous la direction d’André Bridoux dans les années 1930. C’est désormais chose faite avec la publication ces jours-ci, en deux tomes au lieu d’un, des Œuvres de Descartes dans la prestigieuse collection de Gallimard, placée sous la direction de Denis Kambouchner.
Les œuvres sélectionnées ne réservent pas une grande surprise, dans la mesure où le choix s’imposait. Les deux volumes sont organisés autour des quatre grands ouvrages de Descartes. Le Discours de la méthode (1637) est suivi des essais scientifiques auxquels il devait servir de préface, mais dont seuls des extraits sont ici procurés. A sa suite sont placées les Méditations métaphysiques (1641-1642), avec sept séries de Réponses aux Objections recueillies auprès de « personnes très doctes », parmi lesquels figurent Hobbes, Gassendi et Antoine Arnauld. Toujours suivant l'ordre chronologique, viennent ensuite les Principes de la philosophie (1644), et le traité des Passions de l’âme, publié à l’automne de 1649, quelques semaines avant la mort de l’auteur.
Deux autres ouvrages sont donnés à lire : la Lettre à Voétius (1643) et les Notes sur un certain placard (1648), retraduites du latin pour cette édition, qui s’inscrivent dans le contexte des querelles qu’a suscitées le développement de la « nouvelle philosophie ».
Figurent enfin au sommaire de ces volumes des écrits posthumes aussi importants que célèbres, tels que les Règles pour la direction de l’esprit, Le Monde, L’Homme, la Recherche de la vérité, la Description du corps humain, ainsi qu’un large choix de correspondance, indispensable complément des œuvres et source de précieux aperçus sur la vie sociale de Descartes. On se réjouit également de retrouver dans cette édition L’Entretien avec Burman, que pour des raisons assez mystérieuses Ferdinand Alquié avait décidé d’écarter en son temps.
Conformément aux principes de la collection, l’appareil critique qui accompagne chaque texte est très étoffé et remarquablement précis. Le travail d’édition a été confié aux soins de la plupart des spécialistes actuels de Descartes en France (Michelle et Jean-Marie Beyssade, Frédéric de Buzon, Annie Bitbol-Hespéries, Jean-Luc Marion, Laurence Renault, Vincent Carraud, Jean-Robert Armogathe, etc.), dont il faut saluer l’excellence.
Dans cette douzième édition du Grand Atlas, Frank Tétart propose plusieurs clés de lecture pour l’année 2024 et des perspectives pour l’année 2025. L’année 2024 a été marquée par un grand nombre d’élections majeures de l’Inde aux États-Unis, en passant par la France. Bien que la menace climatique, l’architecture des villes ou encore les questions démographiques soient décisives pour notre avenir collectif, les guerres demeurent bien les sujets les plus traités dans les médias, au premier rang desquelles l’Ukraine et Gaza, en raison de leur résonnance mondiale. C’est donc à l’espace israélo-palestinien que l’Atlas consacre un dossier spécial, tout en présentant les lignes de force de cette année et en proposant des pistes prospectives.
Nonfiction.fr : L’an dernier, vous aviez intitulé l’année 2023 : « l’entrée dans l’ère des mégamenaces ». L’opposition entre le monde démocratique et le monde autoritaire, « l’enfer climatique », les poussés nationalistes ou encore le risque d’épidémie ont marqué cette année. Votre dernier Atlas sur l’année 2024 confirme votre propos. Quel titre donneriez-vous à l’année 2024 ?
Frank Tétart : L’année 2024 est celle de l’incertitude. Son principal enjeu est l’élection américaine où s’affrontent deux visions du monde, celle de Kamala Harris et du président sortant, interventionnistes et atlantistes, préoccupés de restaurer le leadership américain face à la Chine d’abord et la Russie, et celle de Donald Trump, isolationniste ou presque, et obsédé par la compétition avec la Chine et sa volonté de rendre sa grandeur à l’Amérique, c’est-à-dire à une Amérique blanche ! Sa possible réélection inquiète le monde, qui craint un désengagement en Ukraine et en Europe au moment où la Russie devient plus offensive, et un désintérêt pour Taiwan et globalement l’Asie, confrontée à la poussée expansionniste de la Chine de la mer de Chine méridionale jusqu’aux îles du Pacifique, mais aussi aux essais nucléaires et de missiles de la Corée du Nord.
Ces incertitudes adviennent alors que le monde, devenu de fait multipolaire, n’est pas apte à stabiliser les relations internationales et les conflictualités qui participent à son désordre. Le monde semble de ce fait à la dérive, sans gouvernail, sans horizon net. D’abord, une ligne de faille se construit entre, d'un côté, un Occident regroupant les démocraties libérales, et d'un autre côté, des régimes autoritaires (Russie, Chine…) qui, incapables d’incarner un véritable modèle, tentent de pénétrer et d'entraîner le Sud Global dans leur camp. Cela a, par exemple, contribué à la remise en cause de la présence française en Afrique de l’Ouest au profit de la Russie, qui infiltre les terrains conflictuels avec ses milices anciennement Wagner.
Ensuite, c’est le « deux poids, deux mesures » qui semble prévaloir, notamment car les règles internationales et le droit humanitaire sont de plus en plus fréquemment bafoués. Cela est manifeste dans le conflit ukrainien, mais également dans la guerre que mène Israël à Gaza et au Liban. Si la remise en cause du droit international est peu étonnante de la part d’un régime autoritaire comme la Russie, elle est particulièrement choquante venant d’une démocratie comme Israël. Et ce qui semble plus stupéfiant, c’est que cela ne suscite pas de véritable opposition de la part de la première des démocraties : les États-Unis. D’ailleurs, dans ce pays, la démocratie est également fragilisée depuis l’assaut du Capitole en janvier 2021. L’admiration de Donald Trump pour les dictateurs et le pouvoir est une autre source d’incertitude, celle de la dérive vers la « tyrannie » décrite par Alexis de Tocqueville au XIX e siècle.
Vous faites le choix de consacrer un dossier à l’espace israélo-palestinien, mais en repartant de 1896, et en suivant l'analyse jusqu'au 7 octobre 2023. Il semble que ce choix vienne notamment du traitement du conflit sur les réseaux sociaux que vous qualifiez de « caisse de résonance et de polarisation du monde, où se jouent les nouvelles guerres de l’information et des récits » 1 . Dans quelle mesure cette construction des récits nuit-elle au savoir scientifique ?
Les guerres en Ukraine et à Gaza ont montré la volonté des belligérants de diffuser un « récit » convaincant de « leur » guerre, et ainsi de façonner les perceptions du conflit dans l’opinion publique nationale et internationale. Mais les réseaux sociaux dénaturent la vérité et sont devenus, de fait, de véritables outils de propagande, tant et si bien que peu importe si ce qui est dit est vrai : les propos sont « vendus » sur les réseaux comme des faits, comme une position dominante devant laquelle il faut prendre parti, pour ou contre, contribuant à une polarisation accentuée, où la voie médiane n’est plus possible. C’est soit noir, soit blanc, et les nuances de gris sont absentes. Or c’est justement cela que permettent le savoir et la recherche scientifiques : apporter des nuances, des précisions qui font émerger la gamme de gris présente dans tout conflit. Dans le cas de la guerre à Gaza, la conséquence majeure de la diffusion de ces récits réducteurs et opposés est la libération de la parole antisémite sur les réseaux sociaux et la croissance de l’antisémitisme dans le monde.
Cette polarisation croissante touche aussi la vie politique et met en péril la démocratie, en particulier en période électorale, comme en témoignent les élections présidentielles aux États-Unis. Des démocraties sont déjà fragilisées, y compris en Europe, par la montée corrosive des partis populistes et nationalistes.
Si les médias se concentrent sur les conflits à Gaza et en Ukraine, vous consacrez une double-page à l’Indopacifique [ sur la connexion entre les trois théâtres, voir notre entretien avec Thomas Gomart ]. Bien que ce théâtre oppose surtout la Chine aux États-Unis, la France y a également des intérêts. Lesquels ?
La France est la troisième nation de l’Indopacifique après les États-Unis et l’Australie. Elle y dispose d’un vaste domaine maritime qui s’étend depuis les îles éparses à l’Ouest de Madagascar à l’atoll de Clipperton au large du Mexique et représente 9 des 11 millions de km 2 de sa zone économique exclusive (ZEE). La France s’appuie militairement sur ses forces prépositionnées, présentées comme forces de souveraineté, en Polynésie, en Nouvelle-Calédonie ou à la Réunion, pour légitimer ses responsabilités éminentes dans cette partie du monde en matière de sécurité de la navigation, de préservation et de gestion des ressources marines. Toutefois, la France reste un partenaire secondaire dans la région : en témoigne la rupture par Canberra du contrat du siècle en 2021, visant à la fourniture de sous-marins. Sa souveraineté est aussi fragilisée en Nouvelle-Calédonie, où une crise politique a éclaté en mai 2024, provoquant affrontements entre mouvements indépendantistes et loyalistes. Il paraît donc urgent d’adapter sa posture aux changements en cours.
Dans tous les cas, on observe - et la guerre en Ukraine l’a bien montré - la volonté de constituer un nouvel ordre international multipolaire, que le géohistorien Vincent Capdepuy qualifie de « Sud global ». Que nous apprend cette expression, qui demeure floue ?
Si l’expression Sud Global ( Global South ) apparaît aux États-Unis dans les années 1990 pour désigner les pays en développement qui dépendent des pays industrialisés du Nord, et pour remplacer le terme de Tiers-monde, c’est la guerre en Ukraine qui la fait émerger dans le débat français. En effet, lors des votes aux Nations Unies, le positionnement de certains États en développement vis-à-vis de la Russie étonnent, mais expriment au fond le rejet du « deux poids, deux mesures » des Américains et leurs alliés occidentaux.
Par conséquent, le Sud Global exprime d’abord le non-alignement sur l’Occident dont les pays émergents sont le fer de lance, dans leur affirmation de puissance sur la scène internationale. C’est la raison pour laquelle la Chine comme l'Inde se revendiquent leaders de ce Sud Global. Les 12 et 13 janvier 2023, l’Inde a d’ailleurs organisé un sommet virtuel des pays en développement intitulé « The Voice of Global South », tandis que « la Chine se présente plus que jamais comme un pays en développement et comme le défenseur de l’ensemble des pays en développement face à un Occident dont l’influence et les règles seraient illégitimes », selon l’analyse de la sinologue Alice Ekman . En d’autres termes, Pékin se veut le modèle du monde non-occidental, un exemple de modernisation pour ce Sud Global, anciennement ou actuellement opprimé par l’Occident. La Russie a aussi revendiqué ce leadership en organisant le sommet des BRICS+ en octobre dernier, dans l'intention de prouver au monde qu’elle n’était pas isolée sur la scène internationale.
On le constate, le Sud global n’existe au fond que parce qu’on en parle et qu’on s’exprime en son nom. La notion reste finalement très floue : aussi floue que l’Occident, comme le rappelle Vincent Capdepuy.
Vous consacrez également une double-page au droit à l’avortement, remis en cause par la Cour suprême aux États-Unis, et une autre aux fémicides. Au-delà d’importantes différences régionales, que nous apprennent les cartes sur la situation des femmes dans le monde ?
Ce que nous révèlent les cartes, c’est que la fréquence de ces différents types de fémicides, terme utilisé par l’OMS pour qualifier tout meurtre de femmes indépendamment de la capacité à prouver l’intention sexiste de son auteur, varie selon les régions du monde. Les crimes d'honneur, essentiellement commis au Moyen-Orient et en Asie du Sud où le droit protège leurs auteurs, sanctionnent une femme accusée d'avoir transgressé la morale sexuelle : soit parce qu'elle a eu une relation hors mariage, une relation adultère ou une grossesse sans être mariée, soit parce qu'elle a été victime d'un viol, voire d'inceste – actes dont elle est jugée responsable.
En Inde, au Pakistan et au Bangladesh, les meurtres de femmes sont commis lorsque la dot apportée par la famille de la mariée est jugée insuffisante. En Inde, où vivent plus d'un milliard d'habitants, on estime dans une fourchette très large que 7 600 à 25 000 meurtres liés à la dot seraient commis chaque année, souvent par le feu – sans compter les femmes défigurées ou grièvement handicapées par des jets d'acide. Une autre estimation de 2001 avance le chiffre de 107 000 décès par brûlures, dont on suppose que seule une petite partie représente des décès accidentels. Plus spécifiques au contexte nord-américain, les serial killers et les fusillades dans les écoles sont souvent commis par leurs auteurs pour se « venger des femmes », même si celles-ci ne sont pas forcément les seules victimes.
On constate aussi que les fémicides commis à la suite de violences sexuelles existent partout dans le monde. Au Mexique et au Guatemala, dans la décennie 2000, ils ont causé la mort de plusieurs centaines de femmes, notamment dans la ville de Ciudad Juárez, à la frontière des États-Unis. En Europe, la mortalité liée aux violences perpétrées au sein du couple concerne, contrairement aux idées reçues, moins les pays du Sud (Espagne, Italie, Grèce…) que ceux d’Europe de l’Ouest (Allemagne, Royaume-Uni, France) ou du Nord (Finlande). En France, en 2023, ce sont 94 femmes qui ont perdu la vie sous les coups de leur partenaire ou ex-partenaire, contre 125 en moyenne sur la période 2017-2022. Cela reste supérieur à l’Espagne, qui a mis en place des politiques de prévention et de répression particulièrement efficaces au cours des dernières décennies.
Votre partie prospective est toujours aussi intéressante car, au-delà de relever les vastes dangers qui pèsent sur nos sociétés, vous présentez avec précision les solutions qui existent et l’urgence qu’il y a à les mettre en œuvre. Il y a un paradoxe entre le fait que les solutions soient à portée de main, sans forcément imposer de contraintes insurmontables, et le manque de volonté politique à les mettre en œuvre. Confirmez-vous ce constat ?
En effet, le constat est d’abord que le temps politique n’est pas celui de l’urgence climatique. Le calendrier électoral ralentit la prise de décision sur les enjeux climatiques, car il y a parallèlement des défis économiques et sociaux à relever et ceux qui se présentent aux élections cherchent à répondre aux préoccupations de leurs concitoyens plutôt qu’à des enjeux qui leur semblent éloignés. C’est une erreur sur le moyen et long terme, alors que l’on voit des événements climatiques plus fréquents et destructeurs rattraper les échéances électorales.
Cela a deux conséquences. Premièrement, c’est la Chine qui tire la croissance mondiale de la production d’électricité d’origine renouvelable, tout simplement parce que la prise de décision dans un régime autoritaire n’a pas de répercussions électorales. Deuxièmement, il va falloir accroître l’efficacité énergétique et s’adapter au changement climatique pour survivre, comme le fait au quotidien le vivant, mais cela ne sera possible que si l’on n’attend pas que la dégradation devienne irréversible.
Vous signez également, avec Émilie Aubry, l’atlas du Dessous des Cartes consacré cette année à « La puissance et la mer ». Comment en êtes-vous venu à cette analyse du monde par les cartes et, comme géopoliticien, quels sont les atouts des atlas ?
J’ai eu l’opportunité de commencer ma carrière professionnelle auprès de Jean-Christophe Victor et j’ai donc en quelque sorte suivi l’« école du Dessous des Cartes » pendant près de 14 ans. Déjà passionné par les cartes par ce qu’elles révèlent de la diversité du monde, avec sa part de mystère, et l’envie de voyages qu’elles suscitent, j’ai véritablement commencé à concevoir des cartes comme un outil pédagogique dynamique d’analyse, en préparant les émissions du Dessous des Cartes. En tant que représentation, les cartes permettent d’entrevoir les logiques des acteurs sur un territoire et leurs visions qui s’y réfèrent. En les croisant, on peut bien évidemment comprendre ce qui est source de conflits. Si l’on ajoute ensuite les ressources, le relief, le climat, on saisit ce qui façonne les territoires et les hommes qui y vivent.
Les atlas sont donc aujourd’hui, selon moi, plus que des livres, mais de véritables outils de compréhension et de décryptage du monde, dans sa complexité, ses tensions, ses conflits. Ils soulignent aussi que nous vivons tous sur une même planète, et que nous avons donc plus intérêt à coopérer quà s’opposer pour favoriser notre avenir commun.
Notes : 1 - p. 7
Texte intégral (2746 mots)
Dans cette douzième édition du Grand Atlas, Frank Tétart propose plusieurs clés de lecture pour l’année 2024 et des perspectives pour l’année 2025. L’année 2024 a été marquée par un grand nombre d’élections majeures de l’Inde aux États-Unis, en passant par la France. Bien que la menace climatique, l’architecture des villes ou encore les questions démographiques soient décisives pour notre avenir collectif, les guerres demeurent bien les sujets les plus traités dans les médias, au premier rang desquelles l’Ukraine et Gaza, en raison de leur résonnance mondiale. C’est donc à l’espace israélo-palestinien que l’Atlas consacre un dossier spécial, tout en présentant les lignes de force de cette année et en proposant des pistes prospectives.
Nonfiction.fr : L’an dernier, vous aviez intitulé l’année 2023 : « l’entrée dans l’ère des mégamenaces ». L’opposition entre le monde démocratique et le monde autoritaire, « l’enfer climatique », les poussés nationalistes ou encore le risque d’épidémie ont marqué cette année. Votre dernier Atlas sur l’année 2024 confirme votre propos. Quel titre donneriez-vous à l’année 2024 ?
Frank Tétart : L’année 2024 est celle de l’incertitude. Son principal enjeu est l’élection américaine où s’affrontent deux visions du monde, celle de Kamala Harris et du président sortant, interventionnistes et atlantistes, préoccupés de restaurer le leadership américain face à la Chine d’abord et la Russie, et celle de Donald Trump, isolationniste ou presque, et obsédé par la compétition avec la Chine et sa volonté de rendre sa grandeur à l’Amérique, c’est-à-dire à une Amérique blanche ! Sa possible réélection inquiète le monde, qui craint un désengagement en Ukraine et en Europe au moment où la Russie devient plus offensive, et un désintérêt pour Taiwan et globalement l’Asie, confrontée à la poussée expansionniste de la Chine de la mer de Chine méridionale jusqu’aux îles du Pacifique, mais aussi aux essais nucléaires et de missiles de la Corée du Nord.
Ces incertitudes adviennent alors que le monde, devenu de fait multipolaire, n’est pas apte à stabiliser les relations internationales et les conflictualités qui participent à son désordre. Le monde semble de ce fait à la dérive, sans gouvernail, sans horizon net. D’abord, une ligne de faille se construit entre, d'un côté, un Occident regroupant les démocraties libérales, et d'un autre côté, des régimes autoritaires (Russie, Chine…) qui, incapables d’incarner un véritable modèle, tentent de pénétrer et d'entraîner le Sud Global dans leur camp. Cela a, par exemple, contribué à la remise en cause de la présence française en Afrique de l’Ouest au profit de la Russie, qui infiltre les terrains conflictuels avec ses milices anciennement Wagner.
Ensuite, c’est le « deux poids, deux mesures » qui semble prévaloir, notamment car les règles internationales et le droit humanitaire sont de plus en plus fréquemment bafoués. Cela est manifeste dans le conflit ukrainien, mais également dans la guerre que mène Israël à Gaza et au Liban. Si la remise en cause du droit international est peu étonnante de la part d’un régime autoritaire comme la Russie, elle est particulièrement choquante venant d’une démocratie comme Israël. Et ce qui semble plus stupéfiant, c’est que cela ne suscite pas de véritable opposition de la part de la première des démocraties : les États-Unis. D’ailleurs, dans ce pays, la démocratie est également fragilisée depuis l’assaut du Capitole en janvier 2021. L’admiration de Donald Trump pour les dictateurs et le pouvoir est une autre source d’incertitude, celle de la dérive vers la « tyrannie » décrite par Alexis de Tocqueville au XIXe siècle.
Vous faites le choix de consacrer un dossier à l’espace israélo-palestinien, mais en repartant de 1896, et en suivant l'analyse jusqu'au 7 octobre 2023. Il semble que ce choix vienne notamment du traitement du conflit sur les réseaux sociaux que vous qualifiez de « caisse de résonance et de polarisation du monde, où se jouent les nouvelles guerres de l’information et des récits »1. Dans quelle mesure cette construction des récits nuit-elle au savoir scientifique ?
Les guerres en Ukraine et à Gaza ont montré la volonté des belligérants de diffuser un « récit » convaincant de « leur » guerre, et ainsi de façonner les perceptions du conflit dans l’opinion publique nationale et internationale. Mais les réseaux sociaux dénaturent la vérité et sont devenus, de fait, de véritables outils de propagande, tant et si bien que peu importe si ce qui est dit est vrai : les propos sont « vendus » sur les réseaux comme des faits, comme une position dominante devant laquelle il faut prendre parti, pour ou contre, contribuant à une polarisation accentuée, où la voie médiane n’est plus possible. C’est soit noir, soit blanc, et les nuances de gris sont absentes. Or c’est justement cela que permettent le savoir et la recherche scientifiques : apporter des nuances, des précisions qui font émerger la gamme de gris présente dans tout conflit. Dans le cas de la guerre à Gaza, la conséquence majeure de la diffusion de ces récits réducteurs et opposés est la libération de la parole antisémite sur les réseaux sociaux et la croissance de l’antisémitisme dans le monde.
Cette polarisation croissante touche aussi la vie politique et met en péril la démocratie, en particulier en période électorale, comme en témoignent les élections présidentielles aux États-Unis. Des démocraties sont déjà fragilisées, y compris en Europe, par la montée corrosive des partis populistes et nationalistes.
Si les médias se concentrent sur les conflits à Gaza et en Ukraine, vous consacrez une double-page à l’Indopacifique [sur la connexion entre les trois théâtres, voir notre entretien avec Thomas Gomart]. Bien que ce théâtre oppose surtout la Chine aux États-Unis, la France y a également des intérêts. Lesquels ?
La France est la troisième nation de l’Indopacifique après les États-Unis et l’Australie. Elle y dispose d’un vaste domaine maritime qui s’étend depuis les îles éparses à l’Ouest de Madagascar à l’atoll de Clipperton au large du Mexique et représente 9 des 11 millions de km2 de sazone économique exclusive (ZEE).La France s’appuie militairement sur ses forces prépositionnées, présentées comme forces de souveraineté, en Polynésie, en Nouvelle-Calédonie ou à la Réunion, pour légitimer ses responsabilités éminentes dans cette partie du monde en matière de sécurité de la navigation, de préservation et de gestion des ressources marines. Toutefois, la France reste un partenaire secondaire dans la région : en témoigne la rupture par Canberra du contrat du siècle en 2021, visant à la fourniture de sous-marins. Sa souveraineté est aussi fragilisée en Nouvelle-Calédonie, où une crise politique a éclaté en mai 2024, provoquant affrontements entre mouvements indépendantistes et loyalistes. Il paraît donc urgent d’adapter sa posture aux changements en cours.
Dans tous les cas, on observe - et la guerre en Ukraine l’a bien montré - la volonté de constituer un nouvel ordre international multipolaire, que le géohistorien Vincent Capdepuy qualifie de « Sud global ». Que nous apprend cette expression, qui demeure floue ?
Si l’expression Sud Global (Global South) apparaît aux États-Unis dans les années 1990 pour désigner les pays en développement qui dépendent des pays industrialisés du Nord, et pour remplacer le terme de Tiers-monde, c’est la guerre en Ukraine qui la fait émerger dans le débat français. En effet, lors des votes aux Nations Unies, le positionnement de certains États en développement vis-à-vis de la Russie étonnent, mais expriment au fond le rejet du « deux poids, deux mesures » des Américains et leurs alliés occidentaux.
Par conséquent, le Sud Global exprime d’abord le non-alignement sur l’Occident dont les pays émergents sont le fer de lance, dans leur affirmation de puissance sur la scène internationale. C’est la raison pour laquelle la Chine comme l'Inde se revendiquent leaders de ce Sud Global. Les 12 et 13 janvier 2023, l’Inde a d’ailleurs organisé un sommet virtuel des pays en développement intitulé « The Voice of Global South », tandis que « la Chine se présente plus que jamais comme un pays en développement et comme le défenseur de l’ensemble des pays en développement face à un Occident dont l’influence et les règles seraient illégitimes », selon l’analyse de la sinologue Alice Ekman. En d’autres termes, Pékin se veut le modèle du monde non-occidental, un exemple de modernisation pour ce Sud Global, anciennement ou actuellement opprimé par l’Occident. La Russie a aussi revendiqué ce leadership en organisant le sommet des BRICS+ en octobre dernier, dans l'intention de prouver au monde qu’elle n’était pas isolée sur la scène internationale.
On le constate, le Sud global n’existe au fond que parce qu’on en parle et qu’on s’exprime en son nom. La notion reste finalement très floue : aussi floue que l’Occident, comme le rappelle Vincent Capdepuy.
Vous consacrez également une double-page au droit à l’avortement, remis en cause par la Cour suprême aux États-Unis, et une autre aux fémicides. Au-delà d’importantes différences régionales, que nous apprennent les cartes sur la situation des femmes dans le monde ?
Ce que nous révèlent les cartes, c’est que la fréquence de ces différents types de fémicides, terme utilisé par l’OMS pour qualifier tout meurtre de femmes indépendamment de la capacité à prouver l’intention sexiste de son auteur, varie selon les régions du monde. Les crimes d'honneur, essentiellement commis au Moyen-Orient et en Asie du Sud où le droit protège leurs auteurs, sanctionnent une femme accusée d'avoir transgressé la morale sexuelle : soit parce qu'elle a eu une relation hors mariage, une relation adultère ou une grossesse sans être mariée, soit parce qu'elle a été victime d'un viol, voire d'inceste – actes dont elle est jugée responsable.
En Inde, au Pakistan et au Bangladesh, les meurtres de femmes sont commis lorsque la dot apportée par la famille de la mariée est jugée insuffisante. En Inde, où vivent plus d'un milliard d'habitants, on estime dans une fourchette très large que 7 600 à 25 000 meurtres liés à la dot seraient commis chaque année, souvent par le feu – sans compter les femmes défigurées ou grièvement handicapées par des jets d'acide. Une autre estimation de 2001 avance le chiffre de 107 000 décès par brûlures, dont on suppose que seule une petite partie représente des décès accidentels. Plus spécifiques au contexte nord-américain, les serial killers et les fusillades dans les écoles sont souvent commis par leurs auteurs pour se « venger des femmes », même si celles-ci ne sont pas forcément les seules victimes.
On constate aussi que les fémicides commis à la suite de violences sexuelles existent partout dans le monde. Au Mexique et au Guatemala, dans la décennie 2000, ils ont causé la mort de plusieurs centaines de femmes, notamment dans la ville de Ciudad Juárez, à la frontière des États-Unis. En Europe, la mortalité liée aux violences perpétrées au sein du couple concerne, contrairement aux idées reçues, moins les pays du Sud (Espagne, Italie, Grèce…) que ceux d’Europe de l’Ouest (Allemagne, Royaume-Uni, France) ou du Nord (Finlande). En France, en 2023, ce sont 94 femmes qui ont perdu la vie sous les coups de leur partenaire ou ex-partenaire, contre 125 en moyenne sur la période 2017-2022. Cela reste supérieur à l’Espagne, qui a mis en place des politiques de prévention et de répression particulièrement efficaces au cours des dernières décennies.
Votre partie prospective est toujours aussi intéressante car, au-delà de relever les vastes dangers qui pèsent sur nos sociétés, vous présentez avec précision les solutions qui existent et l’urgence qu’il y a à les mettre en œuvre. Il y a un paradoxe entre le fait que les solutions soient à portée de main, sans forcément imposer de contraintes insurmontables, et le manque de volonté politique à les mettre en œuvre. Confirmez-vous ce constat ?
En effet, le constat est d’abord que le temps politique n’est pas celui de l’urgence climatique. Le calendrier électoral ralentit la prise de décision sur les enjeux climatiques, car il y a parallèlement des défis économiques et sociaux à relever et ceux qui se présentent aux élections cherchent à répondre aux préoccupations de leurs concitoyens plutôt qu’à des enjeux qui leur semblent éloignés. C’est une erreur sur le moyen et long terme, alors que l’on voit des événements climatiques plus fréquents et destructeurs rattraper les échéances électorales.
Cela a deux conséquences. Premièrement, c’est la Chine qui tire la croissance mondiale de la production d’électricité d’origine renouvelable, tout simplement parce que la prise de décision dans un régime autoritaire n’a pas de répercussions électorales. Deuxièmement, il va falloir accroître l’efficacité énergétique et s’adapter au changement climatique pour survivre, comme le fait au quotidien le vivant, mais cela ne sera possible que si l’on n’attend pas que la dégradation devienne irréversible.
Vous signez également, avec Émilie Aubry, l’atlas du Dessous des Cartes consacré cette année à « La puissance et la mer ». Comment en êtes-vous venu à cette analyse du monde par les cartes et, comme géopoliticien, quels sont les atouts des atlas ?
J’ai eu l’opportunité de commencer ma carrière professionnelle auprès de Jean-Christophe Victor et j’ai donc en quelque sorte suivi l’« école du Dessous des Cartes » pendant près de 14 ans. Déjà passionné par les cartes par ce qu’elles révèlent de la diversité du monde, avec sa part de mystère, et l’envie de voyages qu’elles suscitent, j’ai véritablement commencé à concevoir des cartes comme un outil pédagogique dynamique d’analyse, en préparant les émissions du Dessous des Cartes. En tant que représentation, les cartes permettent d’entrevoir les logiques des acteurs sur un territoire et leurs visions qui s’y réfèrent. En les croisant, on peut bien évidemment comprendre ce qui est source de conflits. Si l’on ajoute ensuite les ressources, le relief, le climat, on saisit ce qui façonne les territoires et les hommes qui y vivent.
Les atlas sont donc aujourd’hui, selon moi, plus que des livres, mais de véritables outils de compréhension et de décryptage du monde, dans sa complexité, ses tensions, ses conflits. Ils soulignent aussi que nous vivons tous sur une même planète, et que nous avons donc plus intérêt à coopérer quà s’opposer pour favoriser notre avenir commun.
Norbert Alter est l'auteur de plusieurs grands livres de sociologie des organisations. Au terme d'une longue carrière, il cherche une fois encore à faire passer les messages essentiels auxquels ses recherches l'ont conduit. Il emprunte cette fois pour cela une forme plus légère, et peut-être plus difficilement assimilable par le management, dont il n'hésite pas à dénoncer les turpitudes.
Il a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son nouveau livre à nos lecteurs.
Nonfiction : Vous avez publié en avril un ouvrage qui retrace la vie d’un consultant en organisation, plutôt atypique, qui, au fur et à mesure qu’il prend conscience de l’absurdité de ce que l’on attend de lui, tente d’infléchir les missions auxquelles il participe dans le sens d’une meilleure prise en compte du travail effectivement réalisé par les salariés des entreprises pour lesquelles il intervient. Ce récit emprunte beaucoup à votre propre parcours. Pourriez-vous dire un mot, pour commencer, du choix que vous avez fait de ce type de récit ?
Norbert Alter : Depuis quarante ans, le management ne cesse de détruire la richesse de l'engagement spontané, de la compétence collective que lui donnent les salariés. Rien ne parvient à transformer son comportement, à le rendre constructif et rationnel. Cette situation absurde et scandaleuse m'a toujours fasciné. D'innombrables experts, consultants et universitaires, colloques, films, ouvrages et conférences ne cessent pourtant de dénoncer les méfaits d'une conception du travail productrice d'inefficacité, de souffrance, de désengagement. Les dysfonctionnements du management, et sa crise actuelle, ont donc peu de choses à voir avec un manque de connaissance. Leur pérennité repose au contraire sur l'étonnante capacité de la sphère dirigeante à comprendre un problème sans mobiliser cette compréhension pour agir autrement. J'ai donc décidé d'écrire sur cette situation absurde et énigmatique.
Mais je ne pouvais me satisfaire d'un énième ouvrage sérieux. Il n'aurait fait qu'alimenter le phénomène que je viens de décrire. Il aurait été absorbé et digéré par la novlangue managériale qui consiste à déformer ce qui est vu, vécu et expliqué pour préserver un ordre social qu'elle juge moral et efficace. Cette déformation repose principalement sur le principe d'euphémisation : « les choses ne vont pas si mal, il faut juste améliorer à la marge ». J'ai donc décidé de heurter frontalement l'autoritarisme soft de la novlangue en mobilisant un langage impertinent, subjectif, provocateur, argotique et ordinaire. J'ai construit mon analyse en créant le personnage de Frédéric, consultant d'un grand groupe de conseil anglo-saxon, qui raconte avec franchise et sans retenue ses quarante années de pratique professionnelle. À la manière de Buster Keaton ou de Groucho Marx, il crée une complicité avec le public en dévoilant l'absurdité et les méfaits du consulting et du management. Cette perspective « décalée » sertit l'ouvrage dans l'humour et bien sûr l'humour noir.
On y retrouve la remise en cause de cette idée, contre laquelle vous n’avez cessé de mettre en garde dans vos écrits académiques, que les activités des salariés ne peuvent être prescrites dans le détail sans perdre le bénéfice de leur engagement au travail. Pourriez-vous en dire un mot ?
Le monde réel du travail peut conduire les salariés à s'engager dans leur activité avec plaisir, avec la certitude de participer à une œuvre sensée. Le monde prescrit du travail interdit ces sentiments. Il réduit les activités professionnelles à la réalisation de tâches, à la mise en œuvre de mécanismes de coordination et à l'atteinte d'objectifs. Cette distinction, que Frédéric ne cesse d'expérimenter et d'analyser, va donc au-delà de la distinction maintenant classique que les ergonomes et les psychologues font entre travail réel et travail prescrit. Les sociologues mettent en évidence que les organisations supposent, pour fonctionner efficacement, l'existence de réseaux informels, d'échanges entre collègues. Ces échanges obéissent à une logique du don et du contre don, de luttes d'influence plus fortes que les statuts qui définissent le pouvoir des puissants et les organigrammes. Les anthropologues élucident le mystère de l'engagement en soulignant qu'on ne s'engage pas seulement pour atteindre un objectif mais pour éprouver le délicieux sentiment d'exister collectivement, au travail comme ailleurs. Les chercheurs en gestion ne cessent, non plus, de rappeler que la capacité à atteindre des objectifs non fixés, est masquée par les KPI [ Key Performance Indicators , ou indicateurs clés de performance] qui ne savent identifier que ce qu'ils prescrivent.
Le monde du travail nourrit ainsi des pratiques informelles, dont émane la compétence collective : la capacité à associer les compétences individuelles en les intégrant dans des liens sociaux qui les enchâssent en un tout indissociable. Ce tout « supérieur à la somme des parties » représente un véritable trésor pour le fonctionnement des entreprises : il fait circuler et partager des connaissances, des relations, des expériences et des représentations qu’aucune politique de mobilisation ne parvient à réaliser. Plus encore, il donne à chacun la certitude de réaliser une activité sensée et d'être reconnu, par les pairs, comme contributeur à l'œuvre collective. Il sécrète le plaisir tiré de la capacité à rendre les règles intelligentes et du sentiment d'appartenir à un tout qui dépasse les intérêts individuels.
Tout ceci devrait inverser la question fondatrice du management : « comment mobiliser les salariés ? » (car les salariés ne sont pas mobilisés). Il faudrait la reformuler en modifiant le postulat sous-jacent : « comment tirer parti de la mobilisation spontanée des salariés ? ». Mais tout indique que ce postulat survit aux mille et une démonstrations des sciences sociales.
Ainsi, depuis une quarantaine d'années, le management se gave de politiques de rationalisation plus ou moins créatives (organisation en X, Y ou Z, inversées ou transversales, réticulaires ou adaptatives). Toutes considèrent que les pratiques informelles nuisent au bon fonctionnement de l'entreprise, pour une raison tautologique : elles ne correspondent pas aux comportements attendus par ceux qui définissent les objectifs et les procédures. Elles ne se donnent jamais les moyens techniques de mesurer la valeur de la compétence collective pour la considérer positivement. Elles oublient que l'engagement spontané des salariés est un don fait à l'entreprise qui devrait le recevoir en le célébrant plutôt que de le prendre sans manifester sa gratitude. Elles extirpent donc, années après années, ce qui fait le sel du monde du travail : y œuvrer de manière solidaire et sensée.
Frédéric, le personnage de mon livre, vend ainsi la méthode PSC (Programmer, Standardiser, Coordonner) à ses clients. Cette méthode n'existe pas sur le marché. Je l'ai inventée en reprenant le principe fondamental de l'organisation scientifique du travail : la fluidité industrielle. Selon ce principe tous les éléments nécessaires à la réalisation d'un bien ou d'un service (matériaux, technologies, individus, méthodes) doivent être associés de manière parfaite pour se dérouler, s'écouler, sans rupture de charge, bavardage ou aléas. C'est l'idée même de « process », qui caractérise les industries du même nom (chimie, énergie, agro-alimentaire) dans lesquelles tout circule sans intervention humaine. Ou plutôt, sans que les interventions humaines soient elles-mêmes étroitement processées. L'activité de Frédéric consiste ainsi à programmer les tâches pour éviter les arrangements, à les standardiser pour éviter les erreurs, à les coordonner pour éliminer les palabres inutiles. Il constate qu'il réduit le monde du travail réel des salariés à des principes abstraits qui obéissent plus à une logique techniciste et esthétique (la « beauté » de ses principes et de ses slides) qu'à un impératif de management empiriquement fondé. Il en distingue également les effets, qui au cours de sa carrière, prennent des noms différents mais qui signifient tous la même idée : se désengager pour ne pas souffrir de la disparition de la source de plaisir et de mobilisation qui se nichait dans l'imperfection des organisations d'hier. Moins s'adonner à sa mission pour moins souffrir de l'ingratitude d'un management qui ne gère que ce qu'il sait mesurer.
Il existe à ce propos un contresens passionnant à analyser. Les spécialistes en opinions toutes faites, qui se parent de compétences pseudo-académiques, rapportent ce désengagement à la culture des millenials (ou génération Y) : opportunistes, investis hors travail, s'en tenant au contrat, etc. Ces spécialistes oublient que ces comportements en question résultent très souvent d'un apprentissage transgénérationnel : les parents des millenials ont découvert, dans les années 90, que l'entreprise n'était pas une famille, qu'elle savait licencier, oublier ce qui avait été sacrifié pour le bien commun. Les parents ont transmis cette expérience à leurs enfants. L'entreprise se trouve ainsi confrontée à des salariés, jeunes ou anciens, dont la loyauté n'excède plus celle de l'employeur.
Tout ou presque, dans ces interventions, tourne autour du changement et de la conception qu’en ont les directions et les consultants qu’elles emploient, et en particulier de la soi-disant « résistance au changement » que ceux-ci imputent aux collaborateurs. Le changement permanent est aussi nourri par l'idée que l’organisation nécessite en permanence, ou en tout cas très régulièrement, d’être réformée, toujours par le haut, pour être plus efficace, répondre à un nouveau contexte, etc. Faut-il plutôt y voir, comme vous l’expliquez, un effet de la démotivation induite par les transformations incessantes qui leur sont imposées ?
Les entreprises se trouvent aujourd'hui dans une situation de mouvement, c'est à dire de changement permanent, d'absence d'état organisationnel durablement stable. Les « réorgs » succèdent ainsi aux « réorgs ». Cette dynamique incontrôlée produit un paradoxe qui structure la vie en entreprise : on n'y a jamais autant investit en PSC (en activité organisatrice) et les salariés ne se sont jamais autant plaints du manque d'organisation. À elle seule, cette situation permet d'en finir avec la croyance en la « résistance au changement naturelle » des salariés. La majorité d'entre eux, depuis une trentaine d'années, ont adopté et adapté des changements répétés concernant tâches, organisation, relations aux clients, relations à la hiérarchie, système d'évaluation, indicateurs de gestion, système d'information, etc. Il existe aujourd'hui une lassitude de ce mouvement, une volonté de pouvoir faire le point, de stabiliser ses projets, son rapport à l'entreprise, à l'emploi, à soi et aux autres. Mais ceci ne peut être confondu avec l'incapacité à s'investir dans de nouvelles donnes.
À l'inverse, la résistance au changement caractérise souvent la culture des décideurs : faute d'écouter le terrain, ils ne parviennent pas à tirer parti de ses richesses. Ils défendent une conception étriquée du monde du travail. Ils pensent pouvoir diriger alors qu'ils ne peuvent que décider. Comprendre cette situation suppose de revenir sur le PSC. Mais, plus ils développent ces pratiques, plus ils découvrent, simultanément, qu'ils ne peuvent se passer de la bonne volonté des salariés. Le PSC ne propose en effet rien pour traiter les situations d'urgence, de risque, de complexité, d'aléas et d'incertitude qui caractérisent le fonctionnement des organisations contemporaines. Il faut alors mobiliser la compétence collective et l'engagement spontané. Mais comment décréter et organiser cela ? Comment sortir de l'oxymore et du paradoxe ?
Le « machin » propose une solution, qui fait l'objet d'un marché du conseil aussi considérable que celui du PSC : gérer les états d'âme, motiver, mobiliser, faire équipe, être solidaires et créatifs et autres « salades ». On substitue ainsi le team building à l'esprit d'équipe, les séminaires de créativité à l'esprit d'innovation ordinaire, les dispositifs de bonheur au plaisir d'être ensemble, les évènements aux fêtes professionnelles, les séminaires de « production » de sens aux activités sensées. Chaque salarié connait l'existence de ces fadaises. Chacun a conscience de leur caractère absurde : on ne peut ni décréter ni organiser des états d'âme.
Ainsi, le cabinet conseil de Frédéric éradique d'une main les liens sociaux et les sollicite de l'autre main. Plus exactement, il détruit leur spontanéité, leur caractère parfois transgressif et incontrôlable pour en créer de nouveaux, aseptisés, contenus dans un espace et un moment prévus à leur expression. Il les externalise, les sort du contexte de travail quotidien pour les fondre dans des dispositifs sans âme, dans le meilleur des cas ludiques et dans le pire humiliants et désespérants.
Plutôt que de « regonfler leurs poumons », ces actions confortent les salariés dans la certitude de ne pas être acceptés comme de réels contributeurs, comme des êtres autonomes, capables d'esprit d'entreprendre et d'esprit critique. Très généralement celles-ci sont d'ailleurs mobilisées pour les « accompagner », pour « accompagner le changement » qu'ils doivent s'« approprier ». Mais, comprenons-nous bien, en novlangue managériale accompagner signifie conduire (à l'objectif visé selon un temporalité prévue), pas aider. Et s'approprier signifie faire sienne les idées de la direction, pas les adapter aux besoins locaux.
Ces actions ne peuvent donc aucunement réengager, remobiliser les salariés. Au contraire, elles les conduisent à prendre une distance au rôle qui leur garantit de savoir faire bonne figure, et même rire, sans nécessairement éprouver les sentiments qu'ils manifestent.
On entre ainsi dans la logique du « machin », cette maladie du management qui se caractérise par son hypertrophie. J'utilise le terme dépréciatif de machin pour décrire le caractère paradoxal et absurde de la succession du cycle permanent PSC/gestion des états d'âme. Le machin consiste à remplacer des solutions (le monde du travail réel) par des problèmes (l'idéal de fluidité).
Le livre est aussi une histoire des modes en matière de consulting, qui, toutes, éludent largement la question de l’efficacité de leurs approches ou de leurs méthodes. Si ce n’est pas efficace, pourquoi les entreprises y consacrent-elles autant d’argent ?
L'efficacité et l'efficience des investissements en matière de conseil en organisation ne se mesurent pas, ou très mal, pour une raison simple : on ne dispose pas de méthodes d'évaluation permettant d'évaluer le ROI ( Return On Investment ). Ceci vaut d'ailleurs pour l'ensemble des investissements immatériels (recherche, informatique, marketing, formation et conseil). Plus encore, on ne dispose généralement que d'une connaissance approximative des coûts représentés par ces actions, qui produisent de nombreux « coûts cachés » et qui mobilisent souvent des ressources informelles. La raison économique, en matière de conseil, ne peut ainsi se réduire à une évaluation étroitement comptable. Cette situation confère une extraordinaire liberté à Frédéric, ses homologues et ses clients.
Il constate ainsi que le changement d'organisation est devenu une norme, une obligation coutumière faite aux dirigeants : comment être considéré comme un patron sans réorganiser le département dont on prend la responsabilité ? Plus encore, il découvre que les croyances (pour faire simple, une affirmation que l'on ne peut vérifier immédiatement) fondent n'importe quelle décision en matière de management : on ne peut en effet jamais connaitre à l'avance les effets du choix d'une organisation en M plutôt qu'une organisation en Z. Le plus souvent, la préférence résulte d'une mode managériale, vendue comme une solution certaine par les consultants.
Cette situation, en tant que telle, est compréhensible et acceptable : en situation d'incertitude il est nécessaire de mobiliser des croyances pour agir. Si on attendait de disposer de toutes les informations pour s'engager dans une décision, l'attentisme prévaudrait partout et pour tous. Et puis, surtout, peu importe le choix initial (organisation M ou Z) : ce qui fait le succès et l'efficacité d'une organisation a en effet peu de chose à voir avec sa forme et la nature intrinsèque de ses dispositifs, mais à la façon dont les salariés parviennent à adapter cette organisation à leurs besoins, à se l'approprier. Certaines structures en silos fonctionnent ainsi parfaitement alors que des structures matricielles 3.0 dysfonctionnent totalement.
Autrement dit, l'action managériale devrait se situer principalement en aval de la décision. A ce moment-là, et seulement à ce moment, il est possible de se défaire des croyances en les remplaçant par les expériences du terrain, en les sollicitant et en les fertilisant. Le malheur, dans la logique du machin, fait que l'on préfère « accompagner » les salariés en leur imposant un usage et un seul de l'organisation M ou Z. On se prive ainsi de leur expérience, on se prive de toute possibilité d'apprentissage, on développe un management dogmatique (imposant autoritairement des croyances).
Frédéric expose rarement ces observations aux dirigeants qui achètent ses prestations. Il doit faire du chiffre. Ses propositions ne seraient pourtant ni inefficaces, ni insensées. Mais elles n'obéiraient pas aux croyances qui fondent le marché de dupes réciproques entre consultant et client.
Vous avez insisté sur l’importance des réseaux informels et des liens sociaux qui à la fois constituent une ressource essentielle pour les salariés dans le cadre de leurs activités et un objectif en soi dans le cadre de la vie en société. Pouvez-vous y revenir ?
Je reprends dans ce livre quelques éléments de mes travaux antérieurs concernant la question de la coopération. Depuis longtemps, je mobilise les travaux de Mauss et de Malinowski, qui ont élaboré la théorie du don et du contre-don (un système d'échange qui oblige celui qui reçoit à donner à son tour). Cette idée, longtemps réservée à l’analyse des civilisations traditionnelles, indique que ces sociétés, sans monnaie, sans esprit économique, reposaient sur la circulation des biens, des liens et des êtres. Je la mobilise pour comprendre les échanges entre collègues et entre salariés et employeur dans une firme capitaliste. Elle conduit à éclaircir la notion de compétence collective. Entre collègues, tout circule : des informations, du temps de travail, des réputations, du soutien, du partage d'émotions, des légendes, des êtres, des rivalités et des querelles de face, de la reconnaissance ou du mépris. La circulation des biens et des liens forme un tout indissociable, à mille lieues des pratiques du machin qui dissocie radicalement ces deux mondes.
L'économie de ces échanges repose sur le principe de « réciprocité élargie » (A donne à B, qui donne à M, M, qui, un jour, donne à A). Ce qui signifie que A ne sachant pas quand, sous quelle forme et avec quelle valeur quelqu’un lui donnerait quelque chose, a donné à un tout. Comme on donne dans une entreprise, à la mission, au métier, au réseau, bien plus qu’à l'autre. Pourquoi ? Parce qu’on éprouve dans cette circonstance le « sentiment fugitif que la société prend » (Mauss), qu'on en fait intimement partie, que les autres ne sont qu'un prolongement de nous-mêmes. Cela procure l'extraordinaire sentiment d'exister, d'être en accord avec soi-même et les autres, d'être reconnu comme tel, profondément singulier et semblable.
La recherche de ce sentiment nourrit l'engagement des salariés d'une entreprise, mais tout autant, l'engagement dans une cause politique, écologique, morale, civilisationnelle ou humanitaire. Toute la difficulté de nos sociétés modernes tient à la captation de ces engagements collectifs par des oligarchies, des élites, qui les réduisent à des moyens de l'action, qui s'intéressent prioritairement à leurs résultats, qui n'évaluent que leur pertinence et leur efficacité « objective ». En oubliant que l'on s'engage autant pour s'engager que pour atteindre des objectifs, elles tendent à stériliser ces comportements : on ne discute pas du travail uniquement pour faire avancer les affaires, mais aussi pour le plaisir d'échanger. On ne milite pas uniquement pour faire avancer une idée du monde mais aussi pour parler du monde, en confiance, pour faire société autant que pour changer cette dernière.
Qu’il faille voir l’entreprise comme un système social a pu sembler, pendant un temps, un acquis de la recherche, en particulier de la sociologie des organisations. On n’en entend plus guère parler aujourd’hui. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
La notion de système social a longtemps prévalu en sociologie des organisations mais aussi dans les différentes sociologies de l'action (par exemple, en France, dans la pensée d’Alain Touraine). L'idée maîtresse de ces perspectives consistait à mettre en évidence l'interdépendance des éléments constitutifs d'un système social. On considérait donc comme impensable de modifier une organisation, une partie de la société ou les coutumes d'une population donnée sans modifier l'ensemble de ses éléments. Aujourd'hui les analyses sociologiques se sont largement verticalisées, elles donnent plus de place à la « domination », à l'opposition et aux inégalités. Elles en arrivent parfois à nommer « systémique », par exemple à propos de la violence exercée par le groupe social, ce qui participe plutôt du systématique, de la manière d'exercer cette violence. Comme si le terme se trouvait embarqué dans une conception uniquement critique des rapports sociaux.
La notion de système est épistémologiquement juste. Elle est également opérationnelle : elle permet de comprendre la complexité d'une situation. Mais elle a certainement trop masqué la verticalité et l'inégalité des rapports sociaux. Heureusement, les analyses de terrain restent suffisamment étrangères à la dimension clanique de ces débats pour penser à la fois le système et la verticalité des relations sociales, la culture et la domination, le tout et les intérêts spécifiques.
A lire également sur Nonfiction : la recension d'un autre livre de Norbert Alter, Donner et prendre. La coopération en entreprise , tirée de nos archives.
Texte intégral (3807 mots)
Norbert Alter est l'auteur de plusieurs grands livres de sociologie des organisations. Au terme d'une longue carrière, il cherche une fois encore à faire passer les messages essentiels auxquels ses recherches l'ont conduit. Il emprunte cette fois pour cela une forme plus légère, et peut-être plus difficilement assimilable par le management, dont il n'hésite pas à dénoncer les turpitudes.
Il a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son nouveau livre à nos lecteurs.
Nonfiction : Vous avez publié en avril un ouvrage qui retrace la vie d’un consultant en organisation, plutôt atypique, qui, au fur et à mesure qu’il prend conscience de l’absurdité de ce que l’on attend de lui, tente d’infléchir les missions auxquelles il participe dans le sens d’une meilleure prise en compte du travail effectivement réalisé par les salariés des entreprises pour lesquelles il intervient. Ce récit emprunte beaucoup à votre propre parcours. Pourriez-vous dire un mot, pour commencer, du choix que vous avez fait de ce type de récit ?
Norbert Alter : Depuis quarante ans, le management ne cesse de détruire la richesse de l'engagement spontané, de la compétence collective que lui donnent les salariés. Rien ne parvient à transformer son comportement, à le rendre constructif et rationnel. Cette situation absurde et scandaleuse m'a toujours fasciné. D'innombrables experts, consultants et universitaires, colloques, films, ouvrages et conférences ne cessent pourtant de dénoncer les méfaits d'une conception du travail productrice d'inefficacité, de souffrance, de désengagement. Les dysfonctionnements du management, et sa crise actuelle, ont donc peu de choses à voir avec un manque de connaissance. Leur pérennité repose au contraire sur l'étonnante capacité de la sphère dirigeante à comprendre un problème sans mobiliser cette compréhension pour agir autrement. J'ai donc décidé d'écrire sur cette situation absurde et énigmatique.
Mais je ne pouvais me satisfaire d'un énième ouvrage sérieux. Il n'aurait fait qu'alimenter le phénomène que je viens de décrire. Il aurait été absorbé et digéré par la novlangue managériale qui consiste à déformer ce qui est vu, vécu et expliqué pour préserver un ordre social qu'elle juge moral et efficace. Cette déformation repose principalement sur le principe d'euphémisation : « les choses ne vont pas si mal, il faut juste améliorer à la marge ». J'ai donc décidé de heurter frontalement l'autoritarisme soft de la novlangue en mobilisant un langage impertinent, subjectif, provocateur, argotique et ordinaire. J'ai construit mon analyse en créant le personnage de Frédéric, consultant d'un grand groupe de conseil anglo-saxon, qui raconte avec franchise et sans retenue ses quarante années de pratique professionnelle. À la manière de Buster Keaton ou de Groucho Marx, il crée une complicité avec le public en dévoilant l'absurdité et les méfaits du consulting et du management. Cette perspective « décalée » sertit l'ouvrage dans l'humour et bien sûr l'humour noir.
On y retrouve la remise en cause de cette idée, contre laquelle vous n’avez cessé de mettre en garde dans vos écrits académiques, que les activités des salariés ne peuvent être prescrites dans le détail sans perdre le bénéfice de leur engagement au travail. Pourriez-vous en dire un mot ?
Le monde réel du travail peut conduire les salariés à s'engager dans leur activitéavec plaisir, avec la certitude de participer à une œuvre sensée. Le monde prescrit du travail interdit ces sentiments. Il réduit les activités professionnelles à la réalisation de tâches, à la mise en œuvre de mécanismes de coordination et à l'atteinte d'objectifs. Cette distinction, que Frédéric ne cesse d'expérimenter et d'analyser, va donc au-delà de la distinction maintenant classique que les ergonomes et les psychologues font entre travail réel et travail prescrit. Les sociologues mettent en évidence que les organisations supposent, pour fonctionner efficacement, l'existence de réseaux informels, d'échanges entre collègues. Ces échanges obéissent à une logique du don et du contre don, de luttes d'influence plus fortes que les statuts qui définissent le pouvoir des puissants et les organigrammes. Les anthropologues élucident le mystère de l'engagement en soulignant qu'on ne s'engage pas seulement pour atteindre un objectif mais pour éprouver le délicieux sentiment d'exister collectivement, au travail comme ailleurs. Les chercheurs en gestion ne cessent, non plus, de rappeler que la capacité à atteindre des objectifs non fixés, est masquée par les KPI [Key Performance Indicators, ou indicateurs clés de performance] qui ne savent identifier que ce qu'ils prescrivent.
Le monde du travail nourrit ainsi des pratiques informelles, dont émane la compétence collective : la capacité à associer les compétences individuelles en les intégrant dans des liens sociaux qui les enchâssent en un tout indissociable. Ce tout « supérieur à la somme des parties » représente un véritable trésor pour le fonctionnement des entreprises : il fait circuler et partager des connaissances, des relations, des expériences et des représentations qu’aucune politique de mobilisation ne parvient à réaliser. Plus encore, il donne à chacun la certitude de réaliser une activité sensée et d'être reconnu, par les pairs, comme contributeur à l'œuvre collective. Il sécrète le plaisir tiré de la capacité à rendre les règles intelligentes et du sentiment d'appartenir à un tout qui dépasse les intérêts individuels.
Tout cecidevrait inverser la question fondatrice du management : « comment mobiliser les salariés ? » (car les salariés ne sont pas mobilisés). Il faudrait la reformuler en modifiant le postulat sous-jacent : « comment tirer parti de la mobilisation spontanée des salariés ? ». Mais tout indique que ce postulat survit aux mille et une démonstrations des sciences sociales.
Ainsi, depuis une quarantaine d'années, le management se gave de politiques de rationalisation plus ou moins créatives (organisation en X, Y ou Z, inversées ou transversales, réticulaires ou adaptatives). Toutes considèrent que les pratiques informelles nuisent au bon fonctionnement de l'entreprise, pour une raison tautologique : elles ne correspondent pas aux comportements attendus par ceux qui définissent les objectifs et les procédures. Elles ne se donnent jamais les moyens techniques de mesurer la valeur de la compétence collective pour la considérer positivement. Elles oublient que l'engagement spontané des salariés est un don fait à l'entreprise qui devrait le recevoir en le célébrant plutôt que de le prendre sans manifester sa gratitude. Elles extirpent donc, années après années, ce qui fait le sel du monde du travail : y œuvrer de manière solidaire et sensée.
Frédéric, le personnage de mon livre, vend ainsi la méthode PSC (Programmer, Standardiser, Coordonner) à ses clients. Cette méthode n'existe pas sur le marché. Je l'ai inventée en reprenant le principe fondamental de l'organisation scientifique du travail : la fluidité industrielle. Selon ce principe tous les éléments nécessaires à la réalisation d'un bien ou d'un service (matériaux, technologies, individus, méthodes) doivent être associés de manière parfaite pour se dérouler, s'écouler, sans rupture de charge, bavardage ou aléas. C'est l'idée même de « process », qui caractérise les industries du même nom (chimie, énergie, agro-alimentaire) dans lesquelles tout circule sans intervention humaine. Ou plutôt, sans que les interventions humaines soient elles-mêmes étroitement processées. L'activité de Frédéric consiste ainsi à programmer les tâches pour éviter les arrangements, à les standardiser pour éviter les erreurs, à les coordonner pour éliminer les palabres inutiles. Il constate qu'il réduit le monde du travail réel des salariés à des principes abstraits qui obéissent plus à une logique techniciste et esthétique (la « beauté » de ses principes et de ses slides) qu'à un impératif de management empiriquement fondé. Il en distingue également les effets, qui au cours de sa carrière, prennent des noms différents mais qui signifient tous la même idée : se désengager pour ne pas souffrir de la disparition de la source de plaisir et de mobilisation qui se nichait dans l'imperfection des organisations d'hier. Moins s'adonner à sa mission pour moins souffrir de l'ingratitude d'un management qui ne gère que ce qu'il sait mesurer.
Il existe à ce propos un contresens passionnant à analyser. Les spécialistes en opinions toutes faites, qui se parent de compétences pseudo-académiques, rapportent ce désengagement à la culture des millenials (ou génération Y) : opportunistes, investis hors travail, s'en tenant au contrat, etc. Ces spécialistes oublient que ces comportements en question résultent très souvent d'un apprentissage transgénérationnel : les parents des millenials ont découvert, dans les années 90, que l'entreprise n'était pas une famille, qu'elle savait licencier, oublier ce qui avait été sacrifié pour le bien commun. Les parents ont transmis cette expérience à leurs enfants. L'entreprise se trouve ainsi confrontée à des salariés, jeunes ou anciens, dont la loyauté n'excède plus celle de l'employeur.
Tout ou presque, dans ces interventions, tourne autour du changement et de la conception qu’en ont les directions et les consultants qu’elles emploient, et en particulier de la soi-disant « résistance au changement » que ceux-ci imputent aux collaborateurs. Le changement permanent est aussi nourri par l'idée que l’organisation nécessite en permanence, ou en tout cas très régulièrement, d’être réformée, toujours par le haut, pour être plus efficace, répondre à un nouveau contexte, etc. Faut-il plutôt y voir, comme vous l’expliquez, un effet de la démotivation induite par les transformations incessantes qui leur sont imposées ?
Les entreprises se trouvent aujourd'hui dans une situation de mouvement, c'est à dire de changement permanent, d'absence d'état organisationnel durablement stable. Les « réorgs » succèdent ainsi aux « réorgs ». Cette dynamique incontrôlée produit un paradoxe qui structure la vie en entreprise : on n'y a jamais autant investit en PSC (en activité organisatrice) et les salariés ne se sont jamais autant plaints du manque d'organisation. À elle seule, cette situation permet d'en finir avec la croyance en la « résistance au changement naturelle » des salariés. La majorité d'entre eux, depuis une trentaine d'années, ont adopté et adapté des changements répétés concernant tâches, organisation, relations aux clients, relations à la hiérarchie, système d'évaluation, indicateurs de gestion, système d'information, etc. Il existe aujourd'hui une lassitude de ce mouvement, une volonté de pouvoir faire le point, de stabiliser ses projets, son rapport à l'entreprise, à l'emploi, à soi et aux autres. Mais ceci ne peut être confondu avec l'incapacité à s'investir dans de nouvelles donnes.
À l'inverse, la résistance au changement caractérise souvent la culture des décideurs : faute d'écouter le terrain, ils ne parviennent pas à tirer parti de ses richesses. Ils défendent une conception étriquée du monde du travail. Ils pensent pouvoir diriger alors qu'ils ne peuvent que décider. Comprendre cette situation suppose de revenir sur le PSC. Mais, plus ils développent ces pratiques, plus ils découvrent, simultanément, qu'ils ne peuvent se passer de la bonne volonté des salariés. Le PSC ne propose en effet rien pour traiter les situations d'urgence, de risque, de complexité, d'aléas et d'incertitude qui caractérisent le fonctionnement des organisations contemporaines. Il faut alors mobiliser la compétence collective et l'engagement spontané. Mais comment décréter et organiser cela ? Comment sortir de l'oxymore et du paradoxe ?
Le « machin » propose une solution, qui fait l'objet d'un marché du conseil aussi considérable que celui du PSC : gérer les états d'âme, motiver, mobiliser, faire équipe, être solidaires et créatifs et autres « salades ». On substitue ainsi le team building à l'esprit d'équipe, les séminaires de créativité à l'esprit d'innovation ordinaire, les dispositifs de bonheur au plaisir d'être ensemble, les évènements aux fêtes professionnelles, les séminaires de « production » de sens aux activités sensées. Chaque salarié connait l'existence de ces fadaises. Chacun a conscience de leur caractère absurde : on ne peut ni décréter ni organiser des états d'âme.
Ainsi, le cabinet conseil de Frédéric éradique d'une main les liens sociaux et les sollicite de l'autre main. Plus exactement, il détruit leur spontanéité, leur caractère parfois transgressif et incontrôlable pour en créer de nouveaux, aseptisés, contenus dans un espace et un moment prévus à leur expression. Il les externalise, les sort du contexte de travail quotidien pour les fondre dans des dispositifs sans âme, dans le meilleur des cas ludiques et dans le pire humiliants et désespérants.
Plutôt que de « regonfler leurs poumons », ces actions confortent les salariés dans la certitude de ne pas être acceptés comme de réels contributeurs, comme des êtres autonomes, capables d'esprit d'entreprendre et d'esprit critique. Très généralement celles-ci sont d'ailleurs mobilisées pour les « accompagner », pour « accompagner le changement » qu'ils doivent s'« approprier ». Mais, comprenons-nous bien, en novlangue managériale accompagner signifie conduire (à l'objectif visé selon un temporalité prévue), pas aider. Et s'approprier signifie faire sienne les idées de la direction, pas les adapter aux besoins locaux.
Ces actions ne peuvent donc aucunement réengager, remobiliser les salariés. Au contraire, elles les conduisent à prendre une distance au rôle qui leur garantit de savoir faire bonne figure, et même rire, sans nécessairement éprouver les sentiments qu'ils manifestent.
On entre ainsi dans la logique du « machin », cette maladie du management qui se caractérise par son hypertrophie. J'utilise le terme dépréciatif de machin pour décrire le caractère paradoxal et absurde de la succession du cycle permanent PSC/gestion des états d'âme. Le machin consiste à remplacer des solutions (le monde du travail réel) par des problèmes (l'idéal de fluidité).
Le livre est aussi une histoire des modes en matière de consulting, qui, toutes, éludent largement la question de l’efficacité de leurs approches ou de leurs méthodes. Si ce n’est pas efficace, pourquoi les entreprises y consacrent-elles autant d’argent ?
L'efficacité et l'efficience des investissements en matière de conseil en organisation ne se mesurent pas, ou très mal, pour une raison simple : on ne dispose pas de méthodes d'évaluation permettant d'évaluer le ROI (Return On Investment). Ceci vaut d'ailleurs pour l'ensemble des investissements immatériels (recherche, informatique, marketing, formation et conseil). Plus encore, on ne dispose généralement que d'une connaissance approximative des coûts représentés par ces actions, qui produisent de nombreux « coûts cachés » et qui mobilisent souvent des ressources informelles. La raison économique, en matière de conseil, ne peut ainsi se réduire à une évaluation étroitement comptable. Cette situation confère une extraordinaire liberté à Frédéric, ses homologues et ses clients.
Il constate ainsi que le changement d'organisation est devenu une norme, une obligation coutumière faite aux dirigeants : comment être considéré comme un patron sans réorganiser le département dont on prend la responsabilité ? Plus encore, il découvre que les croyances (pour faire simple, une affirmation que l'on ne peut vérifier immédiatement) fondent n'importe quelle décision en matière de management : on ne peut en effet jamais connaitre à l'avance les effets du choix d'une organisation en M plutôt qu'une organisation en Z. Le plus souvent, la préférence résulte d'une mode managériale, vendue comme une solution certaine par les consultants.
Cette situation, en tant que telle, est compréhensible et acceptable : en situation d'incertitude il est nécessaire de mobiliser des croyances pour agir. Si on attendait de disposer de toutes les informations pour s'engager dans une décision, l'attentisme prévaudrait partout et pour tous. Et puis, surtout, peu importe le choix initial (organisation M ou Z) : ce qui fait le succès et l'efficacité d'une organisation a en effet peu de chose à voir avec sa forme et la nature intrinsèque de ses dispositifs, mais à la façon dont les salariés parviennent à adapter cette organisation à leurs besoins, à se l'approprier. Certaines structures en silos fonctionnent ainsi parfaitement alors que des structures matricielles 3.0 dysfonctionnent totalement.
Autrement dit, l'action managériale devrait se situer principalement en aval de la décision. A ce moment-là, et seulement à ce moment, il est possible de se défaire des croyances en les remplaçant par les expériences du terrain, en les sollicitant et en les fertilisant. Le malheur, dans la logique du machin, fait que l'on préfère « accompagner » les salariés en leur imposant un usage et un seul de l'organisation M ou Z. On se prive ainsi de leur expérience, on se prive de toute possibilité d'apprentissage, on développe un management dogmatique (imposant autoritairement des croyances).
Frédéric expose rarement ces observations aux dirigeants qui achètent ses prestations. Il doit faire du chiffre. Ses propositions ne seraient pourtant ni inefficaces, ni insensées. Mais elles n'obéiraient pas aux croyances qui fondent le marché de dupes réciproques entre consultant et client.
Vous avez insisté sur l’importance des réseaux informels et des liens sociaux qui à la fois constituent une ressource essentielle pour les salariés dans le cadre de leurs activités et un objectif en soi dans le cadre de la vie en société. Pouvez-vous y revenir ?
Je reprends dans ce livre quelques éléments de mes travaux antérieurs concernant la question de la coopération. Depuis longtemps, je mobilise les travaux de Mauss et de Malinowski, qui ont élaboré la théorie du don et du contre-don (un système d'échange qui oblige celui qui reçoit à donner à son tour). Cette idée, longtemps réservée à l’analyse des civilisations traditionnelles, indique que ces sociétés, sans monnaie, sans esprit économique, reposaient sur la circulation des biens, des liens et des êtres. Je la mobilise pour comprendre les échanges entre collègues et entre salariés et employeur dans une firme capitaliste. Elle conduit à éclaircir la notion de compétence collective. Entre collègues, tout circule : des informations, du temps de travail, des réputations, du soutien, du partage d'émotions, des légendes, des êtres, des rivalités et des querelles de face, de la reconnaissance ou du mépris. La circulation des biens et des liens forme un tout indissociable, à mille lieues des pratiques du machin qui dissocie radicalement ces deux mondes.
L'économie de ces échanges repose sur le principe de « réciprocité élargie » (A donne à B, qui donne à M, M, qui, un jour, donne à A). Ce qui signifie que A ne sachant pas quand, sous quelle forme et avec quelle valeur quelqu’un lui donnerait quelque chose, a donné à un tout. Comme on donne dans une entreprise, à la mission, au métier, au réseau, bien plus qu’à l'autre. Pourquoi ? Parce qu’on éprouve dans cette circonstance le « sentiment fugitif que la société prend » (Mauss), qu'on en fait intimement partie, que les autres ne sont qu'un prolongement de nous-mêmes. Cela procure l'extraordinaire sentiment d'exister, d'être en accord avec soi-même et les autres, d'être reconnu comme tel, profondément singulier et semblable.
La recherche de ce sentiment nourrit l'engagement des salariés d'une entreprise, mais tout autant, l'engagement dans une cause politique, écologique, morale, civilisationnelle ou humanitaire. Toute la difficulté de nos sociétés modernes tient à la captation de ces engagements collectifs par des oligarchies, des élites, qui les réduisent à des moyens de l'action, qui s'intéressent prioritairement à leurs résultats, qui n'évaluent que leur pertinence et leur efficacité « objective ». En oubliant que l'on s'engage autant pour s'engager que pour atteindre des objectifs, elles tendent à stériliser ces comportements : on ne discute pas du travail uniquement pour faire avancer les affaires, mais aussi pour le plaisir d'échanger. On ne milite pas uniquement pour faire avancer une idée du monde mais aussi pour parler du monde, en confiance, pour faire société autant que pour changer cette dernière.
Qu’il faille voir l’entreprise comme un système social a pu sembler, pendant un temps, un acquis de la recherche, en particulier de la sociologie des organisations. On n’en entend plus guère parler aujourd’hui. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
La notion de système social a longtemps prévalu en sociologie des organisations mais aussi dans les différentes sociologies de l'action (par exemple, en France, dans la pensée d’Alain Touraine). L'idée maîtresse de ces perspectives consistait à mettre en évidence l'interdépendance des éléments constitutifs d'un système social. On considérait donc comme impensable de modifier une organisation, une partie de la société ou les coutumes d'une population donnée sans modifier l'ensemble de ses éléments. Aujourd'hui les analyses sociologiques se sont largement verticalisées, elles donnent plus de place à la « domination », à l'opposition et aux inégalités. Elles en arrivent parfois à nommer « systémique », par exemple à propos de la violence exercée par le groupe social, ce qui participe plutôt du systématique, de la manière d'exercer cette violence. Comme si le terme se trouvait embarqué dans une conception uniquement critique des rapports sociaux.
La notion de système est épistémologiquement juste. Elle est également opérationnelle : elle permet de comprendre la complexité d'une situation. Mais elle a certainement trop masqué la verticalité et l'inégalité des rapports sociaux. Heureusement, les analyses de terrain restent suffisamment étrangères à la dimension clanique de ces débats pour penser à la fois le système et la verticalité des relations sociales, la culture et la domination, le tout et les intérêts spécifiques.
Dans Une étrange victoire : l’extrême droite contre la politique , le philosophe Michaël Foessel et le sociologue Étienne Ollion analysent les facteurs qui ont permis à l'extrême droite de s'installer dans le paysage politique français, au point d'apparaître comme un choix de gouvernement probable, sans que l'on sache combien de temps il pourra encore être contrecarré.
Étienne Ollion a aimablement accepté de répondre à nos questions pour présenter leur livre aux lecteurs de Nonfiction.
Nonfiction : Le Rassemblement national s’est installé dans le paysage politique français comme une option désormais probable, sur la base initiale de son rejet de l’immigration, qui lui a valu le soutien d’électeurs de plus en plus nombreux, mais sans rien dire ou presque des mesures qu’il mettrait en œuvre s’il parvenait au pouvoir. Comment l’expliquer ?
Étienne Ollion : Le RN, d’abord identifié à ses positions opposées à l’immigration, a opéré une mue au niveau de son programme. Au cours des dernières années, il a ainsi investi de nouveaux domaines. Il a aussi pris des positions parfois éloignées de celles qu’il pouvait tenir historiquement. C’est le cas de sa défense récente de l’IVG et du mariage des personnes de même sexe – ce qu’on regroupe habituellement sous le terme de libéralisme culturel, duquel il semble s’être rapproché. C’est aussi le cas, dans un domaine tout autre, de sa position face à l’Europe. Il y a à peine 10 ans, ce parti défendait une sortie de la monnaie unique et la sortie de l’Union. Le Frexit ne fait désormais plus partie de son programme.
Le parti a donc changé de position sur des sujets essentiels, cela lui a permis d’élargir sa base électorale, en se posant comme parti de gouvernement et en rassurant une partie de l’électorat. Sur chacun de ces sujets, le RN s’est en effet rapproché de l’opinion dominante. Au risque de perdre une certaine identité, diront certains membres historiques du parti, et une certaine lisibilité, ce qui en général est problématique. Mais il semble que cette stratégie l'ait au contraire plutôt servi que desservi puisqu’il a ainsi pu se défaire de son image de parti d’extrême droite.
Parallèlement, le champ politique a lui aussi connu des évolutions importantes, qui ont favorisé cette percée du plafond de verre électoral de la part du Rassemblement national. Aucun parti ne peut en effet se dédiaboliser seul. Outre un déplacement vers ses positions sur l’immigration, de la part de la droite et du centre, des éléments structurants du débat politique ont été largement remis en cause. C’est par exemple le cas du clivage gauche-droite, largement critiqué depuis quelques années, et dont l’effacement a permis au Rassemblement national de récuser d’autant plus facilement l’étiquette de parti d’extrême droite dont il cherche ardemment à se défaire.
Peut-on malgré cela essayer de se faire une idée des politiques qu’il adopterait s’il arrivait au pouvoir ? L’histoire, les comparaisons internationales peuvent-elles nous aider sur ce plan ? Sinon, comment procéder ?
Il faut être prudent, car l’avenir politique est toujours incertain. L’extrême droite parviendra-t-elle au pouvoir ? Seule ou en coalition ? Dans quel contexte économique ou géopolitique ? Les paramètres sont nombreux. Ceci étant dit, si on écoute les candidats ou qu’on lit son programme, on peut avoir des éléments de réponse. Le premier est que sur une série de points fondamentaux, le parti maintient ses positions. C’est particulièrement le cas de la préférence nationale, qui est toujours au cœur de son projet, quand bien même elle serait incompatible avec la constitution. Une autre, c’est justement la critique de l’État de droit dans sa forme actuelle, avec par exemple la dénonciation régulière d’un « gouvernement des juges ». Ses représentants l’ont encore fait quand le Conseil Constitutionnel a invalidé certains aspects de la loi Immigration au motif de l’inconstitutionnalité de cette mesure. Ces deux aspects, qui pointent vers le nativisme et l’autoritarisme, montrent qu’il conserve des traits qui définissent les partis d’extrême droite.
Ensuite, on peut regarder ailleurs ce que l’extrême droite fait quand elle arrive au pouvoir. Car la grande défense de ce parti, c’est de se présenter comme n’ayant jamais gouverné. Défenseurs de la tradition nationale, ils annoncent en même temps n’être les héritiers de personne. On pourrait parler de gouvernements d’extrême droite du passé, des années sombres à plus récemment, car il y en a eu en Europe. Mais regardons plutôt de l’autre côté des Alpes, comment Georgia Meloni s’est installée au pouvoir.
À la tête d’une coalition de partis de droite et d’extrême droite, elle dirige le pays depuis l’automne 2022. Les premiers mois ont pu laisser croire à certains observateurs étrangers qu’elle gouvernerait sur un programme différent de celui de sa campagne. Mais une analyse approfondie et l’évolution des positions, comme la récente criminalisation de la Gestation Pour Autrui, même réalisée à l’étranger, ou la révision constitutionnelle pour assurer un bien plus grand pouvoir au chef de l’exécutif, invitent à reconsidérer cette hypothèse qu’on trouve dans l’air du temps, et selon laquelle les institutions démocratiques modèrent les velléités des partis radicaux. Il n’en est rien.
Justement, une idée assez répandue est que le RN se verrait, s'il parvenait au pouvoir et quoi qu’il veuille faire, contraint par nos institutions qui l’empêcheraient de faire n’importe quoi. Que faut-il en penser ? Et finalement, avons-nous de bonnes raisons de craindre son arrivée au pouvoir ?
Il existe en effet une croyance très répandue, selon laquelle l’arrivée de partis d’extrême droite au pouvoir aurait peu d’effets. Elle a deux versants. L’un, plutôt évoqué à gauche, est que la situation est déjà catastrophique du point de vue des libertés. Rien à craindre de pire, donc, si le fascisme est déjà là. L’autre, c’est celle de l’immunité des régimes démocratiques à l’autoritarisme. Les institutions démocratiques seraient solides, voire elles canaliseraient les éléments radicaux qui voudraient la perturber. Dans le livre, nous discutons ces deux hypothèses à travers une série de comparaisons historiques et contemporaines, pour en montrer à chaque fois les points aveugles. Une chose est toutefois sûre : du fait de l’organisation des pouvoirs en France, tout parti qui accède aux responsabilités détient des leviers plus puissants que dans d’autres démocraties.
Comment le RN parvient-il à occuper l’espace politique et médiatique sans programme, ni base idéologique clairement assumée ? Comment ses relais dans les médias, parviennent-ils à convaincre ses électeurs qu’ils partagent les mêmes expériences, si c’est le cas ?
Pour comprendre comment l’extrême droite s’est imposée aussi vite, il faut évidemment chercher auprès de ses relais, et en premier lieu des médias. Ici, une distinction est utile. Il y a d’un côté ceux qui ont un agenda politique assez proche, les quelques chaînes et titres qui lui donnent la parole. Ceux-là jouent un rôle dans la promotion de ses idées au quotidien, et nous analysons la rhétorique qui s’y déploie.
Mais si on veut comprendre la percée de l’extrême droite en France, il faut aller au-delà de ces espaces encore confinés pour regarder comment, parfois sans intention, d’autres espaces médiatiques ont participé de ces transformations. On s’intéresse en particulier à la manière dont est organisé le débat public contemporain. Prenez par exemple la manière de traiter la politique. En quelques décennies, elle a évolué. On la raconte désormais bien plus souvent qu’avant sous l’angle des luttes internes, des batailles entre personnes ou partis, on en dévoile les coulisses. Si ce récit de la politique politicienne a toujours existé, on montre qu’il a pris une place bien plus importante dans la rubrique « politique » des principaux journaux.
Or si cette manière de raconter est instructive, qu’elle fait pénétrer le lecteur dans les cuisines de la politique, elle se fait aussi, forcément, au détriment d’autres manières de raconter la politique. Par exemple, on parle forcément moins des évolutions programmatiques des partis suivis, des implications des politiques qu'ils envisagent, de la faisabilité de leurs propositions. On ne peut pas faire ce travail d’analyse, qui pourtant est essentiel pour mieux connaître des partis, qui, comme on l’a dit, ont souvent changé de pied au cours des dernières années. Parfois même en pensant leur porter l’estocade, comme quand ils dévoilent des « tensions internes au parti », les journalistes ne posent pas les questions qui forceraient une clarification.
La manière d’appréhender la politique a longtemps fait référence à des principes, qui traduisaient de réelles oppositions et structuraient les débats. Aujourd’hui, le discours politique, tous partis confondus, se réfère plus volontiers à des valeurs. Quelle différence faites-vous entre ces deux notions et en quoi cette substitution est-elle problématique ?
La distinction entre principes et valeurs vient de la philosophie politique moderne. Dans ce cadre, les valeurs sont définies comme ce qui résulte du domaine des évaluations, elles sont donc propres à une société, voire à une personne puisque tout être vivant évalue ce qui est bon et ce qui est mauvais pour lui. Les valeurs sont, et elles sont indiscutables : chacun a le droit d’avoir ses valeurs. Mais cette existence de valeurs différentes ne permet pas de faire une politique, voire elle peut donner lieu à des conflits violents. La politique moderne a cherché à canaliser cette possible guerre des valeurs à l’œuvre dans des sociétés démocratiques en mettant en œuvre des principes, c’est-à-dire des règles minimales et partagées pour permettre la vie en commun. Dire que la politique se fait avec des valeurs, c’est dire que le statut de certains thèmes centraux a évolué, en passant d’un principe avant tout juridique à une valeur – qui demande une adhésion subjective. Prenez la République : d’un régime qui organise le pouvoir au nom du peuple (via celui-ci ou ses représentants), elle est souvent présentée, et surtout par la nouvelle extrême droite, comme une valeur, c’est-à-dire un mode de vie auquel on demande aux individus d’adhérer positivement, faute de quoi ils seront déconsidérés. D’un cadre organisateur et égalitaire, elle est devenue une manière de séparer les individus entre ceux qui « y croient » et ceux qui n’y croient pas. On pourrait faire la même analyse d’autres sujets importants, comme la laïcité. Et si le Rassemblement national n’est pas le seul à avoir promu ce « devenir-valeur » de la République, il y contribue largement. Ce faisant, il ne fait pas tant de la politique au sens d’une discussion programmatique, mais de l’infrapolitique, il fait de la politique sous les radars, au nom d’une certaine morale identitaire de l’appartenance. C’est cette infrapolitique qu’on a cherché à analyser dans le livre.
Texte intégral (2023 mots)
Dans Une étrange victoire : l’extrême droite contre la politique, le philosophe Michaël Foessel et le sociologue Étienne Ollion analysent les facteurs qui ont permis à l'extrême droite de s'installer dans le paysage politique français, au point d'apparaître comme un choix de gouvernement probable, sans que l'on sache combien de temps il pourra encore être contrecarré.
Étienne Ollion a aimablement accepté de répondre à nos questions pour présenter leur livre aux lecteurs de Nonfiction.
Nonfiction : Le Rassemblement national s’est installé dans le paysage politique français comme une option désormais probable, sur la base initiale de son rejet de l’immigration, qui lui a valu le soutien d’électeurs de plus en plus nombreux, mais sans rien dire ou presque des mesures qu’il mettrait en œuvre s’il parvenait au pouvoir. Comment l’expliquer ?
ÉtienneOllion : Le RN, d’abord identifié à ses positions opposées à l’immigration, a opéré une mue au niveau de son programme. Au cours des dernières années, il a ainsi investi de nouveaux domaines. Il a aussi pris des positions parfois éloignées de celles qu’il pouvait tenir historiquement. C’est le cas de sa défense récente de l’IVG et du mariage des personnes de même sexe – ce qu’on regroupe habituellement sous le terme de libéralisme culturel, duquel il semble s’être rapproché. C’est aussi le cas, dans un domaine tout autre, de sa position face à l’Europe. Il y a à peine 10 ans, ce parti défendait une sortie de la monnaie unique et la sortie de l’Union. Le Frexit ne fait désormais plus partie de son programme.
Le parti a donc changé de position sur des sujets essentiels, cela lui a permis d’élargir sa base électorale, en se posant comme parti de gouvernement et en rassurant une partie de l’électorat. Sur chacun de ces sujets, le RN s’est en effet rapproché de l’opinion dominante. Au risque de perdre une certaine identité, diront certains membres historiques du parti, et une certaine lisibilité, ce qui en général est problématique. Mais il semble que cette stratégie l'ait au contraire plutôt servi que desservi puisqu’il a ainsi pu se défaire de son image de parti d’extrême droite.
Parallèlement, le champ politique a lui aussi connu des évolutions importantes, qui ont favorisé cette percée du plafond de verre électoral de la part du Rassemblement national. Aucun parti ne peut en effet se dédiaboliser seul. Outre un déplacement vers ses positions sur l’immigration, de la part de la droite et du centre, des éléments structurants du débat politique ont été largement remis en cause. C’est par exemple le cas du clivage gauche-droite, largement critiqué depuis quelques années, et dont l’effacement a permis au Rassemblement national de récuser d’autant plus facilement l’étiquette de parti d’extrême droite dont il cherche ardemment à se défaire.
Peut-on malgré cela essayer de se faire une idée des politiques qu’il adopterait s’il arrivait au pouvoir ? L’histoire, les comparaisons internationales peuvent-elles nous aider sur ce plan ? Sinon, comment procéder ?
Il faut être prudent, car l’avenir politique est toujours incertain. L’extrême droite parviendra-t-elle au pouvoir ? Seule ou en coalition ? Dans quel contexte économique ou géopolitique ? Les paramètres sont nombreux. Ceci étant dit, si on écoute les candidats ou qu’on lit son programme, on peut avoir des éléments de réponse. Le premier est que sur une série de points fondamentaux, le parti maintient ses positions. C’est particulièrement le cas de la préférence nationale, qui est toujours au cœur de son projet, quand bien même elle serait incompatible avec la constitution. Une autre, c’est justement la critique de l’État de droit dans sa forme actuelle, avec par exemple la dénonciation régulière d’un « gouvernement des juges ». Ses représentants l’ont encore fait quand le Conseil Constitutionnel a invalidé certains aspects de la loi Immigration au motif de l’inconstitutionnalité de cette mesure. Ces deux aspects, qui pointent vers le nativisme et l’autoritarisme, montrent qu’il conserve des traits qui définissent les partis d’extrême droite.
Ensuite, on peut regarder ailleurs ce que l’extrême droite fait quand elle arrive au pouvoir. Car la grande défense de ce parti, c’est de se présenter comme n’ayant jamais gouverné. Défenseurs de la tradition nationale, ils annoncent en même temps n’être les héritiers de personne. On pourrait parler de gouvernements d’extrême droite du passé, des années sombres à plus récemment, car il y en a eu en Europe. Mais regardons plutôt de l’autre côté des Alpes, comment Georgia Meloni s’est installée au pouvoir.
À la tête d’une coalition de partis de droite et d’extrême droite, elle dirige le pays depuis l’automne 2022. Les premiers mois ont pu laisser croire à certains observateurs étrangers qu’elle gouvernerait sur un programme différent de celui de sa campagne. Mais une analyse approfondie et l’évolution des positions, comme la récente criminalisation de la Gestation Pour Autrui, même réalisée à l’étranger, ou la révision constitutionnelle pour assurer un bien plus grand pouvoir au chef de l’exécutif, invitent à reconsidérer cette hypothèse qu’on trouve dans l’air du temps, et selon laquelle les institutions démocratiques modèrent les velléités des partis radicaux. Il n’en est rien.
Justement, une idée assez répandue est que le RN se verrait, s'il parvenait au pouvoir et quoi qu’il veuille faire, contraint par nos institutions qui l’empêcheraient de faire n’importe quoi. Que faut-il en penser ? Et finalement, avons-nous de bonnes raisons de craindre son arrivée au pouvoir ?
Il existe en effet une croyance très répandue, selon laquelle l’arrivée de partis d’extrême droite au pouvoir aurait peu d’effets. Elle a deux versants. L’un, plutôt évoqué à gauche, est que la situation est déjà catastrophique du point de vue des libertés. Rien à craindre de pire, donc, si le fascisme est déjà là. L’autre, c’est celle de l’immunité des régimes démocratiques à l’autoritarisme. Les institutions démocratiques seraient solides, voire elles canaliseraient les éléments radicaux qui voudraient la perturber. Dans le livre, nous discutons ces deux hypothèses à travers une série de comparaisons historiques et contemporaines, pour en montrer à chaque fois les points aveugles. Une chose est toutefois sûre : du fait de l’organisation des pouvoirs en France, tout parti qui accède aux responsabilités détient des leviers plus puissants que dans d’autres démocraties.
Comment le RN parvient-il à occuper l’espace politique et médiatique sans programme, ni base idéologique clairement assumée ? Comment ses relais dans les médias, parviennent-ils à convaincre ses électeurs qu’ils partagent les mêmes expériences, si c’est le cas ?
Pour comprendre comment l’extrême droite s’est imposée aussi vite, il faut évidemment chercher auprès de ses relais, et en premier lieu des médias. Ici, une distinction est utile. Il y a d’un côté ceux qui ont un agenda politique assez proche, les quelques chaînes et titres qui lui donnent la parole. Ceux-là jouent un rôle dans la promotion de ses idées au quotidien, et nous analysons la rhétorique qui s’y déploie.
Mais si on veut comprendre la percée de l’extrême droite en France, il faut aller au-delà de ces espaces encore confinés pour regarder comment, parfois sans intention, d’autres espaces médiatiques ont participé de ces transformations. On s’intéresse en particulier à la manière dont est organisé le débat public contemporain. Prenez par exemple la manière de traiter la politique. En quelques décennies, elle a évolué. On la raconte désormais bien plus souvent qu’avant sous l’angle des luttes internes, des batailles entre personnes ou partis, on en dévoile les coulisses. Si ce récit de la politique politicienne a toujours existé, on montre qu’il a pris une place bien plus importante dans la rubrique « politique » des principaux journaux.
Or si cette manière de raconter est instructive, qu’elle fait pénétrer le lecteur dans les cuisines de la politique, elle se fait aussi, forcément, au détriment d’autres manières de raconter la politique. Par exemple, on parle forcément moins des évolutions programmatiques des partis suivis, des implications des politiques qu'ils envisagent, de la faisabilité de leurs propositions. On ne peut pas faire ce travail d’analyse, qui pourtant est essentiel pour mieux connaître des partis, qui, comme on l’a dit, ont souvent changé de pied au cours des dernières années. Parfois même en pensant leur porter l’estocade, comme quand ils dévoilent des « tensions internes au parti », les journalistes ne posent pas les questions qui forceraient une clarification.
La manière d’appréhender la politique a longtemps fait référence à des principes, qui traduisaient de réelles oppositions et structuraient les débats. Aujourd’hui, le discours politique, tous partis confondus, se réfère plus volontiers à des valeurs. Quelle différence faites-vous entre ces deux notions et en quoi cette substitution est-elle problématique ?
La distinction entre principes et valeurs vient de la philosophie politique moderne. Dans ce cadre, les valeurs sont définies comme ce qui résulte du domaine des évaluations, elles sont donc propres à une société, voire à une personne puisque tout être vivant évalue ce qui est bon et ce qui est mauvais pour lui. Les valeurs sont, et elles sont indiscutables : chacun a le droit d’avoir ses valeurs. Mais cette existence de valeurs différentes ne permet pas de faire une politique, voire elle peut donner lieu à des conflits violents. La politique moderne a cherché à canaliser cette possible guerre des valeurs à l’œuvre dans des sociétés démocratiques en mettant en œuvre des principes, c’est-à-dire des règles minimales et partagées pour permettre la vie en commun. Dire que la politique se fait avec des valeurs, c’est dire que le statut de certains thèmes centraux a évolué, en passant d’un principe avant tout juridique à une valeur – qui demande une adhésion subjective. Prenez la République : d’un régime qui organise le pouvoir au nom du peuple (via celui-ci ou ses représentants), elle est souvent présentée, et surtout par la nouvelle extrême droite, comme une valeur, c’est-à-dire un mode de vie auquel on demande aux individus d’adhérer positivement, faute de quoi ils seront déconsidérés. D’un cadre organisateur et égalitaire, elle est devenue une manière de séparer les individus entre ceux qui « y croient » et ceux qui n’y croient pas. On pourrait faire la même analyse d’autres sujets importants, comme la laïcité. Et si le Rassemblement national n’est pas le seul à avoir promu ce « devenir-valeur » de la République, il y contribue largement. Ce faisant, il ne fait pas tant de la politique au sens d’une discussion programmatique, mais de l’infrapolitique, il fait de la politique sous les radars, au nom d’une certaine morale identitaire de l’appartenance. C’est cette infrapolitique qu’on a cherché à analyser dans le livre.