04.04.2025 à 02:03
L'équipe de CQFD
Dans ce numéro, un grand dossier « ruralité ». Avec des sociologues et des reportages, on analyse le regard porté sur les habitants des campagnes. Et on se demande : quelles sont leurs galères et leurs aspirations spécifiques, forcément très diverses ? Et puis, comment faire vivre l'idée de gauche en milieu rural ? Hors dossier, on tient le piquet de grève chez un sous-traitant d'Audi en Belgique, avant de se questionner sur la guerre en Ukraine et de plonger dans l'histoire (et l'héritage) (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Sommaire, Camille JacquelotDans ce numéro, un grand dossier « ruralité ». Avec des sociologues et des reportages, on analyse le regard porté sur les habitants des campagnes. Et on se demande : quelles sont leurs galères et leurs aspirations spécifiques, forcément très diverses ? Et puis, comment faire vivre l'idée de gauche en milieu rural ? Hors dossier, on tient le piquet de grève chez un sous-traitant d'Audi en Belgique, avant de se questionner sur la guerre en Ukraine et de plonger dans l'histoire (et l'héritage) du féminisme yougoslave.
Quelques articles seront mis en ligne au cours du mois. Les autres seront archivés sur notre site progressivement, après la parution du prochain numéro. Ce qui vous laisse tout le temps d'aller saluer votre marchand de journaux ou de vous abonner...
En couverture : « Qui veut la peau des ruraux ? » par Camille Jacquelot.
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– Qui veut la peau des ruraux ? – Depuis trop longtemps, les voix rurales sont confisquées par le bavardage de la classe bourgeoise ou altérées par les mégaphones de l'extrême droite. Dans ces dix pages de reportage, témoignage et interview, nous interrogeons celles et ceux qui s'attachent à analyser la ruralité de près plutôt qu'à la juger à coup de clichés.
– « La campagne est “parlée” depuis un prisme urbain et bourgeois » – Entre les blablas des bourgeois·es, des politiques et des médias, on a souvent du mal à comprendre la campagne et celles et ceux qui l'habitent. C'est quoi en vrai la ruralité ? On en a discuté avec Yaëlle Ansellem-Mainguy, Nicolas Renahy et Benoît Coquart, tous trois sociologues, qui l'analysent depuis un long moment.
– Vallée d'Aspe : enterrer les vieilles rancunes ? – Dans les Pyrénées béarnaises, les habitant·es de la vallée d'Aspe s'écharpent depuis une trentaine d'années autour d'enjeux écolos. Mais depuis peu, une autre menace rôde : dans ce coin encore un peu épargné par le tourisme, les citadin·es sont de plus en plus nombreux·ses à rafler les maisons disponibles, faisant flamber les prix de l'immobilier. Reportage.
– Débrouilles rurales : « Slalomer entre les contraintes » – Dans les campagnes, certain·es se débrouillent loin des radars. Bricoleur·es hors pair et modestes économes, qui privilégient bien souvent l'entraide à l'emploi, ce sont ces « invisibles » des classes populaires rurales qu'a rencontré·es la sociologue Fanny Hugues. Modes de vie exemplaires ou signe de temps difficiles ?
– Haro sur Castelnau – À Castelnau-le-Lez, ville voisine de Montpellier, la population et l'urbanisation ont explosé ces dernières années, poussées par un maire dopé aux constructions immobilières. Autour de Montpellier c'est 600 hectares qui sont menacés. Reportage en pays bétonné.
– Le syndrome du sauveur urbain – Dans les médias comme dans les politiques publiques, la campagne est souvent dépeinte comme un territoire en déclin, sauvé par des urbains en quête de sens. Ce récit invisibilise les initiatives locales et alimente un sentiment de dépossession.
– Irréductibles gauchos – Dans les campagnes, plus le RN progresse dans les urnes, plus la gauche étouffe. Elle n'a pourtant pas dit son dernier mot. Les militants tentent de reconstruire des espaces de politisation et de briser le mur entre les sociabilités parallèles.
– Pas fachos les fâchés ? – Dans « Des électeurs ordinaires », le sociologue Félicien Faury a enquêté auprès d'une trentaine d'électeurs du Rassemblement national dans une commune de la région Provence-Alpes-Côte-d'Azur, bastion du mouvement lepéniste. Qu'est-ce qui motive ce vote ?
– La Conf' sauve l'honneur – Alors que les partis et syndicats de travailleurs ont déserté les campagnes et que la droite s'y engouffre, la Confédération paysanne persévère. Levier antifasciste ?
– Les butch sortent du cafoutch – La culture queer, on ne la découvre pas souvent à la campagne. Y grandir, c'est rester au placard. Y revenir, c'est souvent un pari : réussir à ne pas s'isoler, ni des siens, ni des voisins. Enquête en pays drômois.
– Rap des champs – Au fond de leurs campagnes, certains rappent depuis leur adolescence dans les années 2010. Ils se reconnaissent bizarrement mieux dans la culture hip-hop de la télé que dans celle du village et ses traditions. Mais comment rapper les champs quand le rap est un « art du béton » ? Reportage depuis des patelins camarguais.
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– Pour un « désarmement mondial synchronisé » – À l'heure où tout s'emballe à l'Est, où des alliances aussi maléfiques que le duo Donald Trump et Vladimir Poutine se nouent, et où nos dirigeants prônent le réarmement, on a voulu prendre le temps d'y réfléchir. Avec Gilbert Achcar, spécialiste en relations internationales et prof à l'Université de Londres, on a parlé des moyens de soutenir l'Ukraine tout en rejetant une guerre généralisée.
– En Belgique, l'info trace les limites – En Belgique francophone, un « cordon sanitaire médiatique » a été mis en place au début des années 1990 afin de contrer la menace de l'extrême droite. Résultat aujourd'hui : peu institutionnalisée, sa portée reste faible.
– Audi voleur ! – Depuis sept mois, des ouvriers sous-traitants de chez Audi à Forest (Bruxelles) ont établi un campement devant l'entrée de l'usine automobile. Face aux licenciements de masse, au non-respect des procédures et au silence médiatique, ils occupent le terrain, entretiennent le feu et ne lâchent rien.
– Une civilisation mourante – Derrière Elon Musk et Donald Trump se dresse quelque chose de plus massif. Ces acteurs de l'histoire montent sur la scène d'un empire en décomposition, tout comme l'avaient fait Néron et Caligula à Rome. Ils font irruption en tant qu'agents de forces qui les dépassent ; en l'occurrence, pas seulement un empire en berne, mais le déclin d'une civilisation industrielle basée sur les énergies fossiles.
– Féminisme : la mémoire yougoslave ou l'art de lutter – En Bosnie-Herzégovine, les organisations féministes entretiennent la mémoire de leurs aïeules yougoslaves : partisanes ayant participé à la libération du joug des nazis et artistes féministes avant‑gardistes. Elles espèrent réhabiliter un passé que l'État tente d'invisibiliser.
– Se défendre en féministe – Le 8 mars, on marche, on chante, on crie. On s'expose. Et parfois, ça part en vrille. Des automobilistes mabouls, des mains aux culs, des flics qui chargent, des groupes de fafs qui s'infiltrent, des supporters qui attaquent à coup de barres de fer… Il est temps de réfléchir à une question qui concerne le mouvement féministe depuis ses débuts : comment se défendre ?
– Lu dans... | En Inde, les musulmans ont peur pendant le Ramadan – Dans le média en ligne Middle East Eye, Nabiya Khan signe un article rapportant la montée de la violence sur la population musulmane en Inde, particulièrement au moment du Ramadan.
– Sur la Sellette : un box vide – En comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané.
– Échec scolaire | À l'école comme à la guerre – Loïc est prof d'histoire et de français contractuel dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses galères au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie où devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ?
– Capture d'écran | Admise en fac, sponso par Amazon – Les bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations pétées. Ce mois-ci, notre reporter téméraire fait un pas de côté. Bienvenue aux USA, où la vie de campus, réservée aux plus riches, devient de plus en plus élitiste grâce à TikTok et Instagram.
– Aïe Tech | Hargne anti-tech, mon amour – Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Vingt-cinquième épisode.
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– Antirépression : garde à vue, mode d'emploi – La journaliste et dessinatrice Ana Pich signe un ouvrage coup de poing sur l'un des outils répressifs les plus opaques et brutaux de la République : la garde à vue. Dans ce « petit guide pratique », elle ne se contente pas de dénoncer, elle prépare et arme celles et ceux qui pourraient s'y retrouver broyé·es.
– Bobines rouges – Vous manquez d'inspi pour le slogan de la prochaine manif ? Et si on vous disait qu'il existe une cinémathèque gratuite, en ligne, qui rassemble des centaines de films militants, amateurs et professionnels, depuis le premier Front populaire jusqu'à aujourd'hui… Tapez Ciné-Archives, choisissez un film et commencez à prendre des notes !
– Marseille l'arménienne – Dans La Maison de Tamam, Jean-Luc Sahagian convoque ses fantômes – des perdants jamais soumis – et ils sont étrangement vivaces. On découvre un coin secret, habité, déserté, convoité, où s'incarne une ville chargée d'histoires.
– La révolution est une course de fond – Jorge Valadas est l'un de ces aïeux radicaux qui inspirent immédiatement la sympathie quand on le rencontre. Ce militant d'origine portugaise a traversé bien des épisodes, soufflant sur les braises des espoirs révolutionnaires avec générosité. Il se raconte, pudiquement, dans le très beau livre Itinéraire du refus.
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– L'édito – La vie en sinistrose ?
– Ça brûle ! – Vendez-nous !
– L'animal du mois – Vache, brebis trans-espèce
– Abonnement - (par ici)
04.04.2025 à 01:17
Étienne Jallot
Entre les blablas des bourgeois·es, des politiques et des médias, on a souvent du mal à comprendre la campagne et celles et ceux qui l'habitent. C'est quoi en vrai la ruralité ? On en a discuté avec Yaëlle Ansellem-Mainguy, Nicolas Renahy et Benoît Coquart, tous trois sociologues, qui l'analysent depuis un long moment... La campagne on l'adore ! Surtout quand on n'y vit pas. C'est sympa pour les vacances à la montagne ou chez nos ami·es néoruraux qui ont quitté la capitale parce qu'ils « (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Mortimer, Le dossierEntre les blablas des bourgeois·es, des politiques et des médias, on a souvent du mal à comprendre la campagne et celles et ceux qui l'habitent. C'est quoi en vrai la ruralité ? On en a discuté avec Yaëlle Ansellem-Mainguy, Nicolas Renahy et Benoît Coquart, tous trois sociologues, qui l'analysent depuis un long moment...
La campagne on l'adore ! Surtout quand on n'y vit pas. C'est sympa pour les vacances à la montagne ou chez nos ami·es néoruraux qui ont quitté la capitale parce qu'ils « étouffaient haaaan ». Mais qui comprend vraiment ce qu'il se joue dans les bourgs, les hameaux et les patelins ? Et qui écoute ce que celles et ceux qui y vivent ont à en dire ? Histoire de chasser les clichés, on en a discuté avec trois sociologues qui se frottent à la ruralité dans toute sa diversité depuis bien longtemps.
D'abord, Nicolas Renahy, auteur de Les Gars du coin (2005, La Découverte) où il a étudié de près la jeunesse rurale dans un village ouvrier près de Dijon. Ensuite, Yaëlle Ansellem-Mainguy, autrice de Les Filles du coin (2021, Presse de Sciences Po) qui a enquêté auprès de jeunes filles de milieux populaires de la France rurale. Enfin, Benoit Coquard, auteur de Ceux qui restent (2019, La Découverte), une enquête auprès des jeunes hommes et femmes de la région Grand-Est.
L'occasion de mieux comprendre ce qui structure ce monde : des jobs difficiles, des réseaux d'interconnaissances qui protègent certain·es quand ils en oppressent d'autres, une représentation politique qui s'éloigne et des services publics qui ferment. De quoi motiver la révolte ? Faut voir. Une chose est sûre, les voix rurales ont trop longtemps été confisquées par le bavardage de la classe bourgeoise, ou altérées par les mégaphones de l'extrême droite. Alors on a décidé de mieux tendre l'oreille, pour saisir ce qui se trame vraiment derrière le vacarme. Entretien.
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On en entend souvent parler de la campagne mais la comprend-on pour autant ? Pour les sociologues, c'est quoi au juste la ruralité ?
Benoit Coquard « Je dirais qu'il y a deux idées à retenir. D'abord, il y a beaucoup de disparités en milieu rural. Rien qu'à l'échelle de la France, certaines campagnes présentent une diversité sociale similaire à celles des petites et moyennes villes, tandis que d'autres ont du patrimoine et des niveaux de revenus très élevés. Mais, s'il y a des configurations différentes dans chaque ruralité, on peut tout de même dégager certaines tendances. Globalement, plus on s'éloigne des grands centres urbains, moins les populations sont diplômées. Elles ont des métiers manuels ou travaillent dans les services. Les cadres et les professions intellectuelles supérieures aux salaires élevés sont moins présents. »
Yaëlle Ansellem-Mainguy « Quand on parle du rural on pense tout de suite aux agriculteur·ices – c'est d'ailleurs sur elles et eux que se concentrent la focale médiatique –, alors qu'iels composent seulement 6 % des actifs. La campagne est en réalité surtout composée d'ouvrier·es, d'employé·es ou de personnes sans emploi. Selon les espaces, on peut aussi retrouver une surreprésentation de retraité·es et de personnes au chômage. »
Nicolas Renahy « Pour les sociologues aussi, le rural a longtemps été l'agricole. Cela s'explique par le fait qu'à l'après-guerre, dans les années 1950, la moitié de la population active travaillait encore dans le secteur agricole. Puis, avec le temps, on s'est davantage mis à parler d'“isolement”. Ce glissement de définition fait suite à la refonte des politiques publiques dans les années 1980, qui a entraîné les fermetures de postes, de commerces, de services publics qu'on connaît. »
« Les discours sur la ruralité s'accompagnent souvent d'un mépris de classe à propos des populations qui l'habitent »
Pourquoi avons-nous une vision très souvent erronée de la réalité rurale ?
B. C. « Car les discours sur la ruralité ne sont pas tenus par les gens qui y habitent. Ce sont les populations au plus haut capital culturel, proches des institutions, qui produisent l'image de ce monde social. C'est d'ailleurs une constante sociologique. Quand il étudiait la petite paysannerie du Béarn dans les années 1970, Bourdieu parlait de “classe-objet” pour parler de cette manière “d'être parlée” par d'autres – les politiques, les journalistes, ou les populations diplômées des grandes villes parties vivre en campagne. Plus récemment, durant le Covid, on a pu voir des écrivains et des écrivaines s'épancher sur leur rapport à leur maison secondaire, leur désir de déconnexion... Ces personnes produisent des discours sur la vie rurale tandis que les gens du coin, ouvriers ou employés, dont les familles sont parfois là depuis 100 ans, ne maîtrisent pas le langage légitime pour en parler. La campagne est donc “parlée” depuis un prisme urbain, néorural et bourgeois. On entend dire qu'il faudrait ouvrir des “tiers-lieux”, faire plus de démocratie participative ou mieux connecter la campagne aux grandes villes par le TGV. Alors que les classes populaires rurales souhaiteraient surtout être mieux payées pour mettre de l'essence dans leur voiture... »
N. R. « Les discours sur la ruralité vont souvent s'accompagner d'un mépris de classe à propos des populations qui l'habitent. Ce sont des “bouseux” que l'on considère comme inférieurs, éloignés de tout, “sans culture”. Et qu'importe s'ils ont des pratiques culturelles et que nombreux sont ceux à être engagés dans des associations, de pêche ou de foot par exemple. Les classes supérieures ne considèrent pas ça comme de la culture légitime. »
Y. A.-M. « C'est encore pire pour les femmes ! On ne considère pas les jeunes filles que j'ai rencontrées dans le cadre de mes recherches comme “engagées”. Alors que sans elles, leur mère, et même leurs grands-mères, pour assurer la logistique de certains évènements locaux, aucune fête de village ne pourrait exister ! Pendant ce temps, les politiques organisent des évènements sur “le désengagement des jeunes”. Si les formes d'engagement déjà existantes sont à ce point niées, c'est qu'elles ne répondent pas à la définition légitime de l'engagement selon les classes bourgeoises. D'autant que ces jeunes ne crient pas sous tous les toits qu'ils et elles sont “engagé·es” ici ou là ni ne cherchent à le valoriser sur une ligne de CV, contrairement à leurs homologues des classes supérieures. »
« Dans un contexte économique contraint, on s'entraide beaucoup, on est dépendant·es les un·es des autres »
Tout cela doit produire beaucoup de ressentiment. Ce qui explique pourquoi les ruraux sont parfois perçus comme repliés sur eux-mêmes et leur cercle de sociabilité. Un moyen de se défendre ?
Y. A.-M. « Il existe une forte solidarité entre les jeunes et les générations. Cela est souvent dû au fait de grandir ensemble et d'avoir des héritages familiaux en commun. Dans un contexte économique contraint, on s'entraide beaucoup. On est dépendant·es les un·es des autres pour se déplacer par exemple. Mais cette solidarité va être mise à mal au moment où iels seront en concurrence sur le marché de l'emploi. Celles et ceux qui ont du réseau vont plus facilement accéder à un travail que d'autres. Je le vois sur mes terrains : certaines jeunes filles sont embauchées sans même avoir fait un seul CV, quand d'autres patinent... Cela dépend de sa place dans la hiérarchie sociale du coin. Il y a les familles notables, respectables et respectées, puissantes localement, souvent insérées dans l'emploi et qui ont du capital économique. Et les autres, qui n'ont pas accès aux mêmes réseaux et qui risquent plus facilement d'être marginalisé·es. »
« La place des femmes dépend très souvent de leur mari. Si elles rompent, elles perdent tout »
N. R. « C'est ce que les sociologues appellent le “capital d'autochtonie”, c'est-à-dire cette ressource qu'on acquiert en fréquentant longtemps un territoire et qui permet d'acquérir une reconnaissance, mais aussi des avantages, des petites positions de pouvoirs... Toutefois, dans les territoires ruraux, ce capital est avant tout masculin. Les femmes peuvent s'investir sur la scène locale, s'impliquer dans des associations, mais ce sont toujours les hommes qui jouiront en premier d'une “bonne réputation”, et qui en récolteront les bénéfices. La place des femmes dépend très souvent de leur mari. Si elles rompent, elles perdent tout. »
B. C. « La “bonne réputation” permet aussi d'avoir une existence plus confortable qu'à la ville où, en tant que membres des classes populaires, ils seraient davantage stigmatisés. Mais effectivement, la promotion de certains sur la scène locale se fait par l'exclusion des autres. Le contrôle social va fortement peser sur les femmes, mais aussi sur les personnes racisées qu'on juge, invisibilise et met à l'écart. S'afficher avec une personne racisée peut même aller jusqu'à ébranler la respectabilité. Et ce sont ceux qui sont considérés comme les plus respectables qui vont distribuer les bons et mauvais points... »
« Le repli défensif s'incarne dans un “déjà nous” limité au groupe d'amis fidèles plutôt qu'à la classe sociale »
Si, comme vous l'expliquez, il y a beaucoup de concurrence entre les personnes, cela doit miner la lutte politique et la conscience de classe ?
N. R. « Oui, mais pas seulement. Depuis les années 1990, la campagne est touchée de plein fouet par des crises multiples. Évidemment, il y a eu la désindustrialisation et la crise de l'emploi. Mais aussi l'émergence des intercommunalités qui a progressivement enlevé du pouvoir et des ressources économiques aux communes. Cela induit une crise de la représentation : plus aucun politique ne fait la navette entre la campagne et la ville. Qui parle de nous ? Qui nous représente en connaissance de cause ? Le repli défensif s'incarne alors dans un “déjà nous” limité au groupe d'amis fidèles plutôt qu'à la classe sociale. »
B. C. « Il faut être vigilant et ne pas calquer nos espérances de changements politiques sur les campagnes. On dit parfois que c'est le lieu pour réinventer des imaginaires, où faire du “communalisme” par exemple. C'est oublier que les classes populaires adhèrent massivement aux modèles de réussite capitaliste. Les services publics et lieux de rencontre ayant disparu, les aspirations à la petite propriété individuelle se généralisent largement. On va se réunir dans son jardin : avec le trampoline pour les enfants, la piscine, la terrasse pour l'apéro... Certains néoruraux, pas nécessairement issus des classes supérieures, rejoignent aussi les campagnes parce que la vie y est moins chère et qu'ils espèrent accéder à la propriété. Dès lors, difficile de construire une conscience de classe quand les motivations vont plutôt vers une forme de conformisme au mode de vie individualiste. »
« La réforme des retraites a été un véritable moment de mobilisation des campagnes »
Y. A.-M. « Effectivement, et il y a aussi une adhésion importante au modèle de l'auto-entrepreneur, loin d'être une figure de rébellion. Par ailleurs, les espaces de contestation sont très limités. Il y a peu de manifestations organisées en campagne par exemple. J'entends parfois “on n'a pas de manif chez nous, donc je ne m'implique pas”. Tout ça a évidemment à voir avec la transformation du monde du travail. Quand l'emploi est éclaté entre l'intérim – les agences tournent toujours à plein régime dans les villages – et les temps partiels, surtout chez les femmes, les syndicats sont moins présents et l'espace se réduit pour qu'émerge une contestation... Pour autant, la réforme des retraites a été un véritable moment de mobilisation des campagnes. On a pu le voir au nombre de manifestations dans les villes moyennes ! Dans un des villages où j'ai enquêté, la CGT avait même affrété un bus pour emmener manifester des jeunes en ville. Pour beaucoup, l'expérience de la foule n'a pas franchement été agréable, mais iels ont adoré l'ambiance du bus. Tout ça participe à créer du collectif et pousse vers la mobilisation. »
Si on pense au mouvement des Gilets jaunes, il y a tout de même de quoi être optimiste pour la suite ?
B. C. « Oui, il y a évidemment eu une fenêtre de tir. Mais on oublie parfois de parler de ce qui a limité ce mouvement. Notamment les enjeux de réputation et de respectabilité. À l'époque tout le monde se rejoignait sur les revendications. Il fallait que ça pète, et contre les riches. Mais progressivement, les Gilets jaunes ont été stigmatisés dans les médias, et ça s'est répercuté sur la scène locale. Un Gilet jaune m'a déjà dit “moi, je perds tous mes amis, on est en train de me traiter de cassos, donc j'arrête”. Ceux pour qui l'enjeu de respectabilité était le plus important ont alors quitté le mouvement, même s'ils continuaient à le soutenir discrètement en amenant de quoi manger le soir sur les points de blocage, par exemple. Mais ils ne devaient pas être vus des autres. Sur les ronds-points, il ne restait finalement plus que les personnes déjà marginalisées, déjà stigmatisées avant. D'autant que d'autres figures respectables, comme le prof ou le délégué syndical, n'ont pas vraiment été là pour appuyer et légitimer le mouvement. Pour les milieux populaires, c'est très difficile d'échapper au contrôle social, contrairement aux catégories plus cultivées qui n'ont pas de mal à faire de la politique sur le mode contre culturel. »
Y. A.-M. « Concernant le vote, les jeunes que j'ai rencontrés ne s'y retrouvent pas vraiment. Iels me disaient : “Ça sert à rien, ça ne change rien.” Par contre, on entend de plus en plus : “je ne suis pas raciste mais on peut pas tout donner à tout le monde” ; ou encore : “la France est endettée”. On transpose à sa propre situation, quand par exemple on a une micro-entreprise qui galère : “Moi aussi, je dois rembourser la dette”. Ce discours est évidemment capté par le Rassemblement national (RN), vers lequel la jeunesse rurale se tourne de plus en plus, même si elle n'adhère pas à l'ensemble du discours des valeurs. Et l'omniprésence de Jordan Bardella sur les réseaux sociaux a des effets évidents : on se positionne de plus en plus par rapport à ses idées. »
« Les partis de gauche débarquent avec leur capital culturel deux semaines avant les élections. Personne ne les connaît, personne ne les comprend »
Malgré tous ces vents contraires et alors que les milieux populaires ruraux votent majoritairement RN, comment imaginer des alliances de classe à même de faire bouger les choses ?
N. R. « Il y a peu, alors que j'étais à une manifestation à Dijon, j'ai rencontré un ancien ami originaire d'un village d'à côté. On a beaucoup parlé et j'ai compris que son engagement venait de son éducation dans les années 1970 : son père était soixante-huitard. Ces années-là avaient produit une telle ouverture culturelle que les enfants en portaient l'héritage. Parce qu'il y avait eu des rencontres et des alliances de classe entre les milieux populaires et les milieux “plus éduqués”. Mais comme on le disait juste avant, le repli sur soi dû à l'abandon progressif des campagnes par les représentants politiques empêche ces rencontres. Quand j'étais jeune, le maire du bourg était au Parti socialiste mais il ne venait pas de Paris. C'était une ancienne figure de la Résistance, il était intégré dans le réseau d'interconnaissances et respecté localement. Aujourd'hui, les partis de gauche débarquent avec leur capital culturel deux semaines avant les élections. Personne ne les connaît, personne ne les comprend. Il faut des représentants de milieux populaires ruraux, capables de porter les voix des campagnes, et notamment des personnes invisibilisées issues de l'immigration, très nombreuses dans certains coins. Ce serait un point d'appui énorme pour porter les mobilisations. »
B. C. « Malgré tout ce qu'on a dit avant, la force du contrôle social, la vision racialiste du monde, le penchant pour le vote RN, je suis assez certain que tout cela va à nouveau péter. Mais les classes populaires ont besoin de s'allier entre elles. Cela se fait sur des revendications communes. Alors qu'est-ce qui réunit ? Les revendications sur les taxes, l'essence, le niveau de vie... Malgré tout ce qui oppose parfois. Évidemment, il n'y aura pas fraternisation du jour au lendemain, mais il faudra qu'un “nous” advienne à un moment de l'histoire. »
Dans Des électeurs ordinaires (Seuil, 2024), le sociologue Félicien Faury a enquêté auprès d'une trentaine d'électeurs du Rassemblement national (RN) dans une commune de Provence-Alpes-Côte-d'Azur, bastion du mouvement lepéniste actuel (dans la région : 30 députés d'extrême droite). Qu'est-ce qui motive ce vote ? Le chômage et la désindustrialisation comme on l'entend souvent ? À l'inverse du Nord-Est désindustrialisé, l'électorat y est moins frappé par la pauvreté, et est surtout composé de membres des classes populaires « stabilisées » ou de petites classes moyennes. Un vote anti-système alors ?
À les écouter, c'est surtout qu'ils souhaitent conserver un mode de vie injustement fragilisé par une mauvaise gestion des ressources publiques. Celle-ci favoriserait, l'immigré ou « l'arabe » qui viendrait voler « de façon indirecte les travailleurs français par le biais des prélèvements ». Chose d'autant plus intolérable que leur place dans l'ordre national est perçue « non comme un droit mais une faveur » de la part de l'État français. Parfois obligées de vivre proches des franges précaires et racialisées, ces petites classes moyennes rêveraient pourtant qu'un mur les en sépare : leur « problème n'est pas la ségrégation mais en quelque sorte son insuffisance » explique l'auteur. Le vote RN exprime alors un désir frustré de maintenir sa place dans la hiérarchie économique et raciale. Un pavé dans la mare des gauchistes quand certains persistent à minorer la dimension raciste du vote RN. De quoi réfléchir à de nouvelles stratégies face aux fâchés quand même fachos ?
04.04.2025 à 00:51
L'équipe de CQFD
C'est qui au juste les ruraux ? Et c'est quoi leurs galères et leurs aspirations ? Depuis trop longtemps, les voix rurales sont confisquées par le bavardage de la classe bourgeoise, ou altérées par les mégaphones de l'extrême droite. Dans ces dix pages de reportage, témoignage et interview, nous interrogeons celles et ceux qui s'attachent à analyser la ruralité de près plutôt qu'à la juger à coup de clichés. Oooooh la campagne, ça nous gagne ! Un petit tour avec la bagnole collective pour (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Le dossier, ÉliasC'est qui au juste les ruraux ? Et c'est quoi leurs galères et leurs aspirations ? Depuis trop longtemps, les voix rurales sont confisquées par le bavardage de la classe bourgeoise, ou altérées par les mégaphones de l'extrême droite. Dans ces dix pages de reportage, témoignage et interview, nous interrogeons celles et ceux qui s'attachent à analyser la ruralité de près plutôt qu'à la juger à coup de clichés.
Oooooh la campagne, ça nous gagne ! Un petit tour avec la bagnole collective pour aller buller devant les libellules du Lubéron, le temps d'un week-end, avant de retourner respirer l'air marin (mais pollué) de notre ville chérie ? Plus audacieux : fuir une semaine dans les Cévennes pour se la jouer old school, ramasser des châtaignes en sandales et se bourrer le bide de légumes multicolores, pendant que le monde brûle ? Complètement zinzin : disparaître pendant des mois pour se planquer dans des carlouch' en espérant échapper à l'apocalypse ?
Plus sérieusement, oser écrire un dossier sur la campagne quand on n'y vit pas au quotidien relève du mauvais gag : comment ne pas l'essentialiser et tomber dans l'écueil du regard tantôt idéalisé, tantôt méprisant, que portent les urbains que nous sommes, sur ce qu'on apprend à nommer « la ruralité » ? Parce qu'ici, la plupart de la rédac a dû quitter sa terre au grand air pour venir tenter sa chance en ville… Et, finalement, échouer dans la grotte du local, un brin nostalgique de nos belles années où on traversait à toute berzingue sur nos VTT pourris les champs de maïs OGMisés, les centres-villes déserts et les zones commerciales claquées. Toute une époque ! Y a rien à faire, même de loin, ça reste en nous… Alors, on a voulu en parler mais en essayant de rester humbles, en interrogeant celles et ceux qui s'attachent à l'analyser de près plutôt qu'à la juger à coups de clichés.
C'est qui au juste les ruraux ? C'est quoi leurs galères et leurs aspirations (pp. II & III) ? Augmentation des loyers, gentrification, étalement urbain, néo-ruralité… Que ce soit à deux pas des grandes villes, comme à Castelnau-le-Lez (Hérault) où l'on bétonne frénétiquement (p. VI), ou au fin fond des Pyrénées béarnaises où débarquent les Bordelais (p. IV), les ruraux sont souvent menacés dans leur mode de vie. Et bien naïf celui qui croit que les urbains pourront les sauver (p. VII) ! Car les ruraux se débrouillent parfaitement bien sans eux en bricolant leur petit monde quand le grand vacille (p. V). Certains résistent comme elles et ils peuvent pour remobiliser à gauche (p. VIII) et persistent à y vivre autrement que sous le régime de l'hétéropatriarcat (p. IX). Et si on n'y est pas toujours très bien et un peu paumé, y'a plus qu'à poser son flow sur les bouses fumantes, les noms de bleds éclatés et les vieux réacs qui cancanent sur les bancs (p. X) !
Alors, qu'on l'ose : à nos bleds tout pourris qui rient comme ils souffrent, qui meurent comme ils vibrent, gardez la tête haute ! Contre les bourgeois nian-nian, les maires corrompus, les néobranchouilles, les promoteurs véreux, le grand capital et les fachos nostalgiques, villageois·es de tous les pays, unissez-vous !
04.04.2025 à 00:34
Gaëlle Desnos
À l'heure où tout s'emballe à l'Est, où des alliances aussi maléfiques que le duo Donald Trump et Vladimir Poutine se nouent, et où nos dirigeants prônent le réarmement, on a voulu prendre le temps d'y réfléchir. Avec Gilbert Achcar, spécialiste en relations internationales et prof à l'Université de Londres, on a parlé des moyens de soutenir l'Ukraine tout en rejetant une guerre généralisée. Les États-Unis, sous la présidence de Trump, menacent de se retirer du Vieux continent. La Russie (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Alex LessÀ l'heure où tout s'emballe à l'Est, où des alliances aussi maléfiques que le duo Donald Trump et Vladimir Poutine se nouent, et où nos dirigeants prônent le réarmement, on a voulu prendre le temps d'y réfléchir. Avec Gilbert Achcar, spécialiste en relations internationales et prof à l'Université de Londres, on a parlé des moyens de soutenir l'Ukraine tout en rejetant une guerre généralisée.
Les États-Unis, sous la présidence de Trump, menacent de se retirer du Vieux continent. La Russie ne tarit pas d'ambitions impérialistes. La guerre en Ukraine dure depuis plus de trois ans. Et les Européens sont sous pression. Comment analysez-vous la situation ?
« Effectivement c'est un grand chambardement. L'invasion russe de l'Ukraine en 2022 avait initialement redonné vigueur à l'OTAN. Mais on peut aujourd'hui interpréter ce regain comme le chant du cygne d'une organisation déclinante depuis déjà une dizaine d'années. Cela souligne toutefois cruellement la dépendance vis-à-vis des États-Unis dans ce conflit. Et celle-ci concerne autant les Européens que les Ukrainiens.
Côté Russie, depuis trois ans, cet immense pays aux moyens militaires considérables hérités de l'Union soviétique – seul domaine où l'URSS rivalisait vraiment avec l'Occident – n'a toujours pas réussi à s'emparer de tous les territoires annexés en Ukraine. Ce n'est pas une défaite puisque les troupes russes continuent d'avancer à pas de tortue, mais ce n'est clairement pas une victoire.
« Il serait absurde d'envisager sérieusement une invasion russe de l'Europe »
Quant à la menace russe qui pèserait sur l'Europe, rappelons seulement que l'Union européenne (UE) dispose d'une population plus de trois fois plus nombreuse, d'une économie plus de dix fois supérieure et que ses dépenses militaires, en incluant le Royaume-Uni, sont trois fois plus importantes que celle de la Russie – cela malgré le fait que celle-ci soit directement engagée dans une guerre de grande envergure et donc au maximum de ses capacités, contrairement à l'Europe. Dans ces conditions, il serait absurde d'envisager sérieusement une invasion russe de l'Europe. »
Pourtant, à entendre Emmanuel Macron, il existerait une « menace existentielle russe ».
« L'idée avancée par Emmanuel Macron relève davantage d'une manœuvre politique visant à positionner la France comme leader stratégique et protecteur exclusif de l'Europe. Ce positionnement flatte son rôle présidentiel tout en bénéficiant directement à l'industrie militaire française. Mais cette rhétorique est dangereuse car elle nous rapproche précisément des périls qu'elle prétend prévenir. »
Mais il est vrai que la Russie de Poutine, autoritaire, multiplie les ingérences : cyberattaques, tentatives d'influences dans les élections des États européens... Et de l'autre côté de l'Europe, les pays baltes, eux, craignent pour leurs frontières.
« Moscou mène une guerre psychologique et une campagne de désinformation. Mais la meilleure option serait une riposte équivalente : une campagne de rétablissement des faits, à l'adresse de la population russe. En tant que puissance impérialiste, la Russie a certainement des ambitions vis-à-vis des pays baltes. Mais Poutine s'est brûlé les doigts en Ukraine. Même en cas de désengagement américain, il sait qu'il ne dispose pas des moyens suffisants pour affronter l'Europe sur le terrain. »
Un autre argument avancé pour justifier le réarmement européen consiste à affirmer que cela réduirait notre dépendance vis-à-vis des États-Unis.
« C'est vrai. Et vu comme cela, ça paraît positif. D'autant que l'administration étatsunienne prend un virage politique de plus en plus inquiétant et qu'elle multiplie les ingérences en soutenant ouvertement les extrêmes droites européennes.
Mais l'argument est hypocrite. D'abord parce que ceux qui parlent le plus de relocaliser la production en Europe sont les pays possédant déjà une industrie d'armement avancée, comme la France. Pour eux, c'est une aubaine ! Ensuite, les investissements annoncés ne vont pas remplacer les armes américaines par des équipements européens. En réalité, se passer de composants venant des États-Unis ne se fait pas en un claquement de doigts. Ces fonds vont donc surtout servir à augmenter la production !
Enfin, le terme de “réarmement” est en lui-même problématique. Il suggère faussement que l'Europe serait désarmée, ce qui est loin d'être le cas : chaque pays consacre déjà en moyenne 2 % de son PIB à la défense – la Pologne et les pays baltes, bien davantage encore.
Une approche véritablement progressiste consisterait plutôt à œuvrer pour un désarmement mondial synchronisé, comme l'ont préconisé une cinquantaine de prix Nobel de sciences de la nature1, afin d'investir dans la lutte contre le réchauffement climatique et la pauvreté. »
« Plus qu'une invasion, c'est la possibilité d'une confrontation nucléaire qui m'inquiète »
L'Europe est-elle en train de franchir une ligne rouge qui pourrait entraîner une confrontation plus directe avec la Russie ?
« L'escalade rhétorique et la course à l'armement augmentent les tensions et le risque d'incidents à telle ou telle frontière. Une erreur de trajectoire d'un missile ou une violation accidentelle d'un espace aérien pourrait vite dégénérer.
Mais, plus qu'une invasion, c'est la possibilité d'une confrontation nucléaire qui m'inquiète. Face à ses difficultés en Ukraine, Poutine a déjà menacé plusieurs fois d'utiliser son arsenal nucléaire. Il sait que son pays est la première puissance nucléaire du monde. En face, la puissance nucléaire européenne se résume aux arsenaux de la France et de la Grande-Bretagne. Pas de quoi rivaliser. Poutine pourrait utiliser des armes nucléaires tactiques (aux impacts plus limités), estimant qu'aucun de ses adversaires n'osera une riposte stratégique (capable de détruire des surfaces immenses). Dans le cadre de la dissuasion nucléaire, c'est surtout la Russie qui dissuade ! »
Vous avez appelé à un référendum dans les territoires ukrainiens annexés afin que les populations décident par elles-mêmes de leur destin. Pouvez-vous en dire plus ?
« Le droit international interdit l'acquisition de territoires par la force, ce que la Russie a pourtant fait en Crimée en 2014 et dans l'est de l'Ukraine en 2022. Mais sur le terrain, la situation est complexe. Dans ces régions, des russophones et des Russes manifestent parfois un sentiment d'appartenance plus fort envers la Russie qu'envers l'Ukraine. En Crimée par exemple, on n'a pas vu de résistance populaire notoire lors de l'entrée des forces russes. Pour éviter davantage d'effusion de sang, je suis donc pour un référendum d'autodétermination, organisé sous l'égide des Nations unies, avec des garanties et sur la base du registre électoral des populations présentes avant l'invasion.
Concrètement, il faudrait que les troupes russes se retirent dans leurs bases durant toute la durée du processus et soient remplacées par celles de l'ONU. Il ne serait pas réaliste d'exiger leur retour préalable aux frontières antérieures à 2022 ou 2014 : un tel scénario serait inacceptable pour la Russie et empêcherait un règlement politique du conflit au long terme. Enfin, le déploiement d'observateurs internationaux garantirait la transparence du scrutin. C'est, à mon sens, le seul moyen pour éviter les rancœurs productrices d'irrédentisme au long cours. Cette approche est démocratique et conforme au droit international. »
Comment conserver une ligne critique vis-à-vis de l'OTAN tout en maintenant une solidarité active envers les Ukrainiens victimes des bombardements ?
« Je pense qu'il faut dans un premier temps reconnaître la légitimité des Ukrainiens à défendre leur pays et les soutenir. Reconnaître et soutenir leur droit à s'armer. Ne pas s'opposer à la livraison d'armes défensives. Et j'insiste sur le terme “défensif” : il s'agit de toutes les armes “anti” – antimissiles, antichars, antiaériennes. Enfin, s'engager dans une pression internationale pour l'organisation d'un référendum sur l'autodétermination des régions de l'Est ukrainien et de la Crimée.
J'ajoute qu'il serait temps d'arrêter d'ignorer l'éléphant au milieu de la pièce : la Chine. Celle-ci a très tôt manifesté son soutien à la souveraineté et à l'intégrité territoriale de l'Ukraine. Mais Washington a préféré ignorer cette main tendue et d'emblée accuser la Chine d'être de mèche avec la Russie. Aujourd'hui, les négociations sont menées en Arabie Saoudite entre la Russie, les États-Unis et l'Ukraine. Volodymyr Zelensky est isolé, soumis à des pressions qui le poussent à accepter des conditions de paix bien pires que celles que j'ai évoquées. Or la Chine, qui n'a pas intérêt à voir ce conflit se prolonger en tant que grand importateur d'hydrocarbures, pourrait être un allié de taille pour inciter les acteurs à revenir à la table des Nations unies. »
1 Voir l'appel de la campagne « Dividende de la Paix » publié en 2021 sur le site demilitarize.org.
04.04.2025 à 00:13
L'équipe de CQFD
Oui, les temps sont rudes et le fascisme gagne du terrain en galopant comme une hyène. Mais fleurissent aussi de nouveaux motifs d'espoir, nom d'un Bakounine ! Les yeux et l'esprit fixés sur les soubresauts flippants de l'actualité mondiale – coucou Trump, Poutine, Netanyahou, Retailleau ou Erdogan –, il nous arrive de contracter une sinistrose de la pire espèce, celle qui entérine la défaite et bouche les horizons. À tel point qu'au local, on se prend à vouloir faire comme les autruches (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / ÉditoOui, les temps sont rudes et le fascisme gagne du terrain en galopant comme une hyène. Mais fleurissent aussi de nouveaux motifs d'espoir, nom d'un Bakounine !
Les yeux et l'esprit fixés sur les soubresauts flippants de l'actualité mondiale – coucou Trump, Poutine, Netanyahou, Retailleau ou Erdogan –, il nous arrive de contracter une sinistrose de la pire espèce, celle qui entérine la défaite et bouche les horizons. À tel point qu'au local, on se prend à vouloir faire comme les autruches en temps de crise : creuser un trou, y plonger nos têtes de piafs, et ne plus deviser qu'avec les taupes et les vers de terre, autrement moins anxiogènes que les chancres humains sus-cités. Mais voilà : si l'on fait ça, alors autant abandonner l'idée de sortir ce journal et opter pour l'hibernation éternelle. Adieu veaux, vaches, révolution.
Alors oui, les temps sont rudes et le fascisme gagne du terrain en galopant comme une hyène. Mais à l'Est fleurissent aussi de récents motifs d'espoir, nom d'un Bakounine. En Turquie, l'arrestation du maire d'Istanbul et principal opposant au régime de Recep Tayyip Erdogan, Ekrem İmamoğlu, a précipité dans les rues des millions de manifestant·es, bravant courageusement la répression et scandant « N'ayez pas peur, le peuple est avec vous ». En Serbie déferlent depuis des mois des marées humaines de jeunes protestataires sur l'autoritaire président Aleksandar Vučić et son régime corrompu, qui vacille.
Mais c'est peut-être d'Israël, où le génocide contre les Palestiniens continue dans un silence assourdissant, que surgissent les nouvelles les plus encourageantes. Depuis quelques semaines, les manifestations contre le régime du sanguinaire Benyamin Netanyahou entraînent des dizaines de milliers de personnes dans les rues de Tel Aviv, avec notamment pour slogans : « Plus de sang versé ! » ou « Stopper la guerre maintenant ! ». Des écoles embrayent le pas de la grève, tandis que de plus en plus de hauts fonctionnaires prennent position contre leur Premier ministre en roue libre.
Axer la focale, sans naïveté mais avec détermination, sur les poings et dignités qui se lèvent
Face aux drames en cours, ce n'est pas grand-chose, mais c'est à ça qu'il faut s'accrocher. Et axer la focale, sans naïveté mais avec détermination, sur les poings et dignités qui se lèvent là où justement c'est le plus difficile. Les combattantes iraniennes du mouvement « Femmes, vie, liberté ! ». Les Kurdes faisant face aux agressions de l'État turc tout en proposant de nouveaux modèles démocratiques. Et toutes celles et ceux qui, dans le nivellement par le bas actuel, ne baissent pas la tête, et font courageusement barrage. Des grains de sable dans la machine ? Peut‑être. Mais quand ils l'enrayeront définitivement, bim, klang, boum, on sera au premier rang.