17.04.2025 à 23:30
Gautier Félix
Alors que les partis et syndicats de travailleurs ont déserté les campagnes et que la droite s'y engouffre, la Confédération paysanne persévère. Levier antifasciste ? La lutte du Larzac et les bouillonnantes années 1970 – avec la naissance de l'écologie politique – ont historiquement donné aux « Paysans-Travailleurs », puis à la Confédération paysanne, un double ancrage dans les luttes sociales et écolos. Mais avec la concentration de l'activité économique dans les grands pôles urbains, la (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Robin Szczygiel, Le dossierAlors que les partis et syndicats de travailleurs ont déserté les campagnes et que la droite s'y engouffre, la Confédération paysanne persévère. Levier antifasciste ?
La lutte du Larzac et les bouillonnantes années 1970 – avec la naissance de l'écologie politique – ont historiquement donné aux « Paysans-Travailleurs », puis à la Confédération paysanne, un double ancrage dans les luttes sociales et écolos. Mais avec la concentration de l'activité économique dans les grands pôles urbains, la gauche a peu à peu oublié la campagne. La Conf' se retrouve souvent bien seule à porter ses combats pour un changement de modèle agricole. L'une de ses revendications : l'installation d'un million de paysan·nes1 supplémentaires réparti·es en petites fermes, les plus autonomes possibles, ancrées sur le territoire, plutôt qu'une agriculture industrielle. Mais sans réel soutien, ces alternatives restent fragiles. « Il y avait beaucoup d'espoir avec l'obligation de 20 % d'agriculture bio dans les cantines inscrites dans la loi Egalim2, mais ce point n'a jamais été honoré. » nous rappelle Romain Balandier, éleveur dans les Vosges et confédéré.
Des gros réacs des agris ? La réalité est parfois plus complexe sur le terrain.
À l'extrême droite toute, la Coordination rurale (CR) a réalisé une percée inquiétante aux élections professionnelles agricoles du 15 au 31 janvier dernier. Elle rafle 29,85 % des suffrages, ébranlant au passage l'hégémonie de la FNSEA (46,70 %). La Confédération paysanne, quant à elle, est restée stable à 20,49 %.
Des gros réacs des agris ? La réalité est parfois plus complexe sur le terrain. « Derrière les grandes gueules médiatiques, tous les militants de la CR ne se revendiquent pas fachos. » explique Élise Guellier, éleveuse de chèvres et nouvellement élue représentante de la Conf' à la Chambre d'agriculture du Loir-et-Cher où la CR a remporté les élections. « Leur victoire chez nous a brisé l'hégémonie de la FNSEA. Ça a ouvert un débat sur la démocratie et le partage du pouvoir au sein d'institutions agricoles qui n'en ont pas vraiment la culture. Or même minoritaire, la Conf' a une voix à faire entendre ! »
Se battre pour de nouveaux modèles pourrait également permettre de rassembler plus de force. « Le projet de Sécurité sociale de l'alimentation, qui permettrait de sécuriser un budget alimentaire pour chacune grâce à une cotisation sociale prélevée à tous, est une des propositions politiques les plus fortes depuis longtemps. »3 s'enthousiasme Romain Balandier. Des expérimentations ont lieu dans différents départements, unifiant les problématiques de production agricole et d'accès à une alimentation de qualité. Une perspective mobilisatrice qui pourrait peser dans le rapport de force.
1 On en comptait 1,6 millions en 1982 contre 500 000 aujourd'hui. 200 fermes disparaissent chaque semaine.
2 Les trois lois, dites Egalim I, Egalim II et Egalim III, votées entre 2018 et 2023 étaient censées garantir le revenu du monde agricole. En 2024, suite à un audit flash, la Cour des comptes pointe des irrégularités dans le respect de la loi.
3 Lire « Du bio pour les précaires ! », CQFD n°229 (avril 2024).
17.04.2025 à 23:30
Gaëlle Desnos
Dans les campagnes, plus le RN progresse dans les urnes, plus la gauche étouffe. Elle n'a pourtant pas dit son dernier mot. Les militants tentent de reconstruire des espaces de politisation et de briser le mur entre les sociabilités parallèles. Le 9 juin 2024, 97 % des communes françaises de moins de 2 000 habitants plaçaient le Rassemblement national (RN) en tête des votes aux Européennes. Ambiance… Dans les bourgs, le peuple de gauche en sueur : combien de voisins sont allés glisser le (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Triton, Le dossierDans les campagnes, plus le RN progresse dans les urnes, plus la gauche étouffe. Elle n'a pourtant pas dit son dernier mot. Les militants tentent de reconstruire des espaces de politisation et de briser le mur entre les sociabilités parallèles.
Le 9 juin 2024, 97 % des communes françaises de moins de 2 000 habitants plaçaient le Rassemblement national (RN) en tête des votes aux Européennes. Ambiance… Dans les bourgs, le peuple de gauche en sueur : combien de voisins sont allés glisser le bulletin du malheur dans l'urne cette fois-ci ? Si les législatives anticipées ont quelque peu amorti le choc les semaines qui ont suivi, la gueule de bois persiste et avec elle, la très dérangeante sensation de vivre parmi les rhinocéros. Pourtant, la montée du RN, les hommes et les femmes de gauche des zones rurales ne la découvrent pas. Ils sont même aux premières loges et en savent bien davantage que ce que peuvent raconter les lointains médias nationaux. Reportage.
Dans leur commune de 2 000 habitants, à une vingtaine de bornes de Rennes, Yves et Christine ont récolté le doux sobriquet de « soixante-huitards ». Un petit surnom pas bien méchant, mais qui plante le décor. « Je ne sais pas ce que ça veut dire dans la tête des gens d'ici, mais c'est vrai qu'on a dû passer pour de sacrés zozos : des trotskos, un peu anars, prof de philo, syndicalistes, militants politiques et associatifs. Avec ça, on s'est même présentés aux municipales en 2001 ! C'était une liste indépendante, à quatre, avec nos anciens voisins communistes. » raconte Yves. Aujourd'hui, dans la petite rue à l'écart du bourg où habite le couple, nul doute que peu de voisins partagent leurs opinions politiques. N'empêche, ils ne sont pas hostiles. Ils passent de temps en temps pour discuter le bout de gras. Après le décès de Christine en 2020, ils sont allés fleurir sa tombe. Des choses qui se font, entre voisins.
« Les manifs, les grèves, la gauche, pour les gens du coin, c'est devenu un truc folklo »
« La politique, elle est assez secondaire en fait. » explique Jonathan, journaliste et joueur au club de foot de la commune. « À l'apéro, aux entraînements ou aux matchs, tu parles des résultats du Stade rennais, tu tapes dans un ballon, tu chambres tes collègues, tu parles de la dernière soirée et de celle qui vient. » L'actualité, les hommes et les femmes politiques, les partis, les programmes, les nouvelles réformes, c'est loin. « Moi je passe pour un hurluberlu auprès des gars du foot. Parce que je vis à Paris et que j'écris des bouquins. On me vanne souvent, genre “ça va toi, tu ne dois pas être trop fatigué”, sous-entendu : je suis une feignasse. Ou on m'appelle “la vedette” parce que je suis passé à la télé. » Jonathan laisse couler, et leur rend bien. Mais il sait que dans le club, la part du vote à droite, voire à l'extrême droite, grignote celle des abstentionnistes.
« Je pense que des programmes comme ceux de la France insoumise (FI) pourraient faire la transition vers une autre organisation de la société. Mais est-ce que c'est vécu comme crédible par les gens d'ici ? Je ne crois pas. » déplore Yves. Selon lui, le resserrement de l'histoire vers un libéralisme toujours plus ultra et les trahisons successives des partis de gauche rendent la tâche difficile sur le terrain. « Je comprends qu'on n'aime pas les militants de ce bord-là, avec leurs certitudes et leurs prétentions à représenter l'humanité tout entière. C'est comme si à eux seuls, ils détenaient le vrai et le bien. Les gens se disent : “ce sont les nouveaux curés ou quoi ?” En plus, leurs organisations trahissent ! Donc ça énerve tout le monde. » Dans son livre Ceux qui restent, le sociologue Benoît Coquard1 tire le même constat : « [Au moment des Gilets jaunes] la critique des organisations politiques et plus encore des syndicats a été si virulente qu'il aurait été vraiment inconscient de se présenter comme un militant encarté sur les points de blocage. »
« Faire exister un “contexte intellectuel et culturel”, c'est entre autres le rôle des partis ! »
« Les manifs, les grèves, la gauche, pour les gens du coin, c'est devenu un truc folklo. C'est pour ceux qui ont que ça à faire, qui ont les moyens. » raconte Jonathan. Parfois, il tente quelques incursions politiques. Comme cette fois où ses copains du foot se sont mis à parler d'immigration : « Je l'ai joué provoc' en disant : “et ce n'est qu'un début”. J'ai parlé du réchauffement climatique, du fait que des zones entières du monde seraient inhabitables et que les populations se déplaceraient. » Pour illustrer, il mentionne l'élévation du niveau de la mer qui fait peser un risque de submersion sur une ville comme Saint-Malo, à 50 kilomètres de là. « Au final, j'ai surtout eu l'impression d'étaler ma science. » Car ce qui domine chez les gens du coin, c'est le fait « de ne pas y pouvoir grand-chose », que ces décisions-là sont prises « à Paris ». « Pendant ce temps, le RN rafle la mise. Un de mes amis, salarié dans la boulangerie de ses parents, a voté RN parce qu'il a entendu Marine Le Pen parler de la hausse du prix de l'électricité. Il a vu passer les factures de ses parents et il s'est dit “ça, c'est un truc qui me touche”. »
Yves analyse : « Ici, je vois les gens bosser comme des fous : ils cumulent parfois plusieurs boulots, font du bénévolat, se filent des coups de main, construisent ou agrandissent leur baraque. Il y a sans doute cette idée que si chacun travaillait autant, la société tournerait. Et qu'au contraire, les politiques de gauche favorisent les “assistés”. Mais cet argument, cher au RN, fait l'impasse sur les licenciements de masse, les délocalisations, etc. » Il cite en exemple la bataille menée dans une entreprise de granit du coin : face à l'augmentation des importations de granit chinois, la boîte a fini par couler en 2005, laissant sur le carreau une bonne centaine de salariés. Selon Yves, comprendre ces mécanismes nécessite que la classe ouvrière possède une organisation dans laquelle elle fait vivre ses propres idées. « Répandre des analyses qui irriguent le corps social, faire exister un “contexte intellectuel et culturel”, c'est entre autres le rôle des partis ! » Mais après tant d'années de contraction de nos espaces militants, difficile de faire repartir la machine. « La FI tente de réunir les débris de cette vieille galaxie, mais elle part avec les casseroles du passé. Et elle est ambiguë : c'est surtout un parti électoral qui nous demande de voter pour lui tous les cinq ans. Pour qu'un parti politique soit vivant, il faut qu'il soit implanté localement et que les gens puissent décider. Or la démocratie interne, à la FI, c'est pas ça. »
Pourtant, d'après Vincent, AESH, habitant de la commune et candidat suppléant FI aux législatives de 2022, « les gens ont une soif de débat politique ». « En porte-à-porte, une fois écumées les étiquettes politiques, on finit toujours par trouver un terrain commun pour discuter. » S'il reconnaît qu'il y a plus de tolérance ce type de débats pendant les périodes électorales, il rappelle que c'est aussi un grand moment de matraquage médiatique. « Et pourtant, dès que tu te présentes en chair et en os, le récit médiatique ne tient plus. J'ai vu des gens vraiment enferrés dans leurs idées, et vraiment bouger après un échange. » Vincent raconte même que beaucoup lui ont exprimé du respect pour être « venu jusqu'ici après le boulot ».
Pour Yves, une des solutions serait de « créer des lieux d'échange qui puissent maintenir une implantation et une puissance de diffusion au niveau local ». Il cite notamment l'épicerie-bar associatif d'un village proche. « Certes, de loin, ça fait repère de gauchos, mais en fait c'est plus divers. » Vincent confirme : « Il y a même des frictions en interne à cause de ça. Certaines personnes, comme moi, étaient accrochées à l'aspect politique du lieu, quand d'autres s'en tenaient au projet commercial, à l'épicerie qui dépanne le dimanche. » Comment faire se rencontrer toutes ces vies parallèles ? Yves a quelques idées : « Il y a deux biais puissants qui mériteraient d'être investis : côté politique, la FI ne peut être ignorée de nos luttes, côté syndicat, la Confédération paysanne n'a pas dit son dernier mot. Et puis, il y a une organisation à inventer. Par en bas. Et là, les Gilets jaunes nous ont montré que les campagnes en avaient encore sous le sabot ! »
1 Lire le grand entretien p. II-III de ce dossier : « La campagne est “parlée” depuis un prisme urbain et bourgeois ».
17.04.2025 à 23:16
Émilien Bernard
Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Vingt-troisième opus consacré aux vendeurs d'apocalypse venus de la Silicon Valley et à leurs aspirations démiurgiques de mômes mal dégrossis. Souviens-toi, les siècles derniers : prosternez-vous les gueux, car l'Apocalypse est proche. Voilà ce que le pouvoir royal féodal assénait aux simples mortels. Depuis le clergé divin a déménagé, direction la Silicon Valley et le soleil californien, youpi. Les oracles, eux, n'ont (…)
- CQFD n°237 (janvier 2025) / Aldo Seignourel, Aïe TechMois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Vingt-troisième opus consacré aux vendeurs d'apocalypse venus de la Silicon Valley et à leurs aspirations démiurgiques de mômes mal dégrossis.
Souviens-toi, les siècles derniers : prosternez-vous les gueux, car l'Apocalypse est proche. Voilà ce que le pouvoir royal féodal assénait aux simples mortels. Depuis le clergé divin a déménagé, direction la Silicon Valley et le soleil californien, youpi. Les oracles, eux, n'ont pas changé : bouh, c'est bientôt la fin du monde. En cause, l'intelligence artificielle qui serait sur le point d'atteindre un point de non-retour, où la machine asservirait l'homme. Or ceux-là mêmes qui crient à la catastrophe sont aux manettes, techno-prophètes d'un monde où ils donnent le ton par écrans interposés. C'est ce que nous rappelle un fort convaincant bouquin intitulé Les Prophètes de l'IA – pourquoi la Silicon Valley nous vend l'apocalypse (Lux, 2024), signé Thomas Prévost. « L'industrie de la tech toute entière bascule dans un discours techno-religieux », assène-t-il. On ne vend plus le futur mais la fin des temps. »
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Rien de neuf sous le soleil de plomb ? Pas faux. « Ce n'est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique », grinçait déjà Jacques Ellul dans Les Nouveaux Possédés (1973). Ce qui est frappant, par contre, c'est la vitesse avec laquelle quelques magnats frappadingues se sont érigés en demi-dieux, dispensant d'un côté la damnation (« on va tous crever ») de l'autre la rédemption (« on va vous sauver »).
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Au premier rang, bien sûr, Elon fucking Musk, devenu récemment, youpi youpi, l'homme le plus riche de l'histoire de l'humanité, avec plus de 400 milliards au portefeuille. Sa solution perso à la fin du monde, grosso modo ? Devenir un Avenger, conquérir Mars et être immortel. Un gamin, quoi. Le hic ? Il est prêt à tout pour ça, d'où l'alliance avec Trump. Sous la plume de Thibaut Prévost : il fait partie de cette caste d'« hommes enfants » qui en grandissant ont « fini par enfiler des masques de Dark Vador ». Autre exemple, Jeff Bezos, boss stéroïdé d'Amazon qui rêve de « colonies récréatives » spatiales ou s'égayeraient « mille Mozart et mille Einstein, ce qui ferait une civilisation extraordinaire. » Ravagé. Un dernier pour la route ? Peter Thiel, boss de Palantir Technologies et réac' ultra-puissant dans ce microcosme de tarés. Selon Prévost, il lui arrive d'« expliquer à des journalistes qu'il aspire à l'immortalité des elfes de la Terre du Milieu ». Comme le dit Naomi Klein dans Le Double (Actes Sud, 2024), consacré à l'imaginaire conspirationniste : « Tout cela serait ridicule si ce n'était pas si sérieux. » Car dans cette IApocalypse qu'ils invoquent, ne pas s'y tromper, l'arche du salut est réservée à leurs semblables, les puissants mômes alpha. Vivement qu'ils crament sur Mars.
17.04.2025 à 23:08
Constance Vilanova
Les bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations claquées. Ce mois-ci, notre reporter téméraire fait un pas de côté. Elle plonge dans le petit écran anglais, où un programme de téléréalité met en scène des racistes jouant aux réfugié·es. « Ce que je ferais, c'est installer des mines et faire sauter tout bateau qui s'approche à moins de 50 mètres, sans exception. » Du haut des falaises de (…)
- CQFD n°239 (mars 2025) / Céleste Maurel, Capture d'écranLes bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations claquées. Ce mois-ci, notre reporter téméraire fait un pas de côté. Elle plonge dans le petit écran anglais, où un programme de téléréalité met en scène des racistes jouant aux réfugié·es.
« Ce que je ferais, c'est installer des mines et faire sauter tout bateau qui s'approche à moins de 50 mètres, sans exception. » Du haut des falaises de Douvres, face à la Manche, un Britannique se pavane, du haut de son racisme décomplexé. Il fait partie du casting de la nouvelle téléréalité diffusée depuis début février sur Channel 4, « Go Back to Where You Came From » (« Retourne d'où tu viens »). Sur TikTok et Instagram, jackpot : les images de ce programme nauséabond déferlent.
Le concept ? Six citoyen·nes britanniques – dont la moitié pue la xénophobie – sont envoyé·es en Somalie et en Syrie. Leur mission ? Regagner le Royaume-Uni en empruntant les mêmes routes que celles foulées par les réfugié·es. Le résultat ? Des épisodes ultra-scriptés, où les remarques racistes fusent depuis des 4x4 blindés dans lesquels les candidats débarquent.
L'idée serait de transformer la survie de millions de déplacé·es en un divertissement « pédagogique », afin de toucher un public peu réceptif aux questions migratoires
Dans les rues dévastées de Raqqa, Chloe affiche une moue renfrognée : « Ils devraient rester ici pour nettoyer. » En second plan, des gamin·es fouillent dans les poubelles. Parallèlement, l'autre équipe de clowns partie en Somalie observe, comme dans un safari, les habitant·es de Mogadiscio. Jess est en panique. Nathan, lui, parle d'« un trou à rat ».
Un des producteurs s'explique dans The Guardian : l'émission serait destinée à « informer en toute discrétion » via un programme à la fois « divertissant » et apte à « aborder des problématiques complexes ». L'idée serait de transformer la survie de millions de déplacé·es en un divertissement « pédagogique », afin de toucher un public peu réceptif aux questions migratoires – parce que, paraît-il, les classes populaires sont « forcément racistes ». Vous le sentez le mépris de classe ?
La téléréalité, c'est un art que je maîtrise (plus cette info vous fait marrer, plus vous gagnez des points en snobisme), et non, ce registre audiovisuel n'est pas plébiscité par le prolétariat, bien au contraire. J'en suis la preuve vivante (je m'appelle Constance). Channel 4 déploie ici des arguments aussi creux que son émission tout en capitalisant sur une crise humanitaire monstrueuse. Rappelons que la même chaîne a diffusé en 2019 « The British Tribe Next Door » (« La tribu britannique d'à côté ») dans laquelle une famille anglaise est installée, dans une réplique parfaite de leur maison pavillonnaire, au sein d'une communauté tribale en Namibie.
Fiona Murphy, professeure spécialisée dans les migrations à l'université de Dublin, analyse pour The Conversation : « À la fin, les participants reviennent d'où ils viennent. Vers la sécurité, le confort, des maisons épargnées par la guerre ou l'exil. Ou, comme l'a dit l'un d'eux, vers le pub. Mais pour ceux qui cherchent refuge, le voyage se prolonge – à travers les camps frontaliers, les centres de détention, les portes d'entrée, le froid glacial et la bureaucratie du système d'asile – pendant que le monde regarde, puis éteint la télévision. » Alors… À quand un Fort Boyard pour personnes exilées ?
17.04.2025 à 23:00
Constance Vilanova
Les bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations pétées. Ce mois-ci, notre reporter téméraire nous emmène aux USA, où la vie de campus, réservée aux plus riches, devient de plus en plus élitiste grâce à TikTok et Instagram. Ado, j'ai eu l'honneur de recevoir de mon père un sésame précieux : un accès à MTV. La chaîne payante m'ouvrait une fenêtre sur la culture ricaine, aussi capitaliste que (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Céleste Maurel, Capture d'écranLes bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations pétées. Ce mois-ci, notre reporter téméraire nous emmène aux USA, où la vie de campus, réservée aux plus riches, devient de plus en plus élitiste grâce à TikTok et Instagram.
Ado, j'ai eu l'honneur de recevoir de mon père un sésame précieux : un accès à MTV. La chaîne payante m'ouvrait une fenêtre sur la culture ricaine, aussi capitaliste que kitsch. L'émission culte ? « Mon Incroyable Anniversaire » : pour leur seize ans, des ados voyaient leurs parents claquer des centaines de milliers de dollars pour une fête de dingo, avec concert privé de rap RnB et 4x4 rose bonbon personnalisé.
Aujourd'hui, plus besoin de MTV pour que les riches mettent en scène sous caméras chaque étape de leur vie : les réseaux sociaux prennent le relai. Au pays de Donald, gender reveals (fumigènes rose ou bleu pour révéler le sexe d'un fœtus), baby showers calibrées à la couleur du glaçage des cupcakes, enterrements de vie de jeune fille sponsorisés par Shein… Et depuis quelque temps : la bed party.
Le concept ? Célébrer son admission à l'université en décorant son lit avec les couleurs de sa future fac, des ballons, des sacs, des sweats, des goodies… Et sur TikTok, toutes les vidéos se ressemblent : caméra frontale sur l'ado qui mime la surprise, cris de joie, plan fixe sur le lit.
Aux États-Unis, la fac peut coûter jusqu'à 100 000 dollars. La bed party creuse la fracture.
Selon le New York Times, certaines agences événementielles facturent ces bed parties à partir de 1 000 dollars, déco non comprise. Une tradition née pendant la pandémie, où l'interaction sociale se vivait par écran interposé… mais devenue, depuis, un nouveau totem de validation sociale. Le tout dans une surenchère consumériste, les décors, en plastique, jetés après la fête viennent d'Amazon.
Aux États-Unis, la fac peut coûter jusqu'à 100 000 dollars. La bed party creuse la fracture. Ce nouveau rituel 2.0 permet d'afficher sur les réseaux son succès académique, mais aussi son statut social et donc sa richesse.
Et ce n'est pas la seule mise en scène coûteuse qui pèse sur les étudiantes pour exister sur les campus. Depuis 2021 sur TikTok, des millions d'Américain·es suivent comme une téléréalité les « rush », cette gigantesque course aux sororités. C'est un marathon de plusieurs jours où les candidates enchaînent entretiens et défis. Officiellement, ces clubs aux noms en lettres grecques – Alpha Phi, Zeta Tau Alpha – favorisent l'entraide… Officieusement, ils coûtent une blinde et s'adressent aux jeunes femmes, riches et blanches qui doivent par ailleurs se faire l'effigie d'une certaine moralité, avec interdiction de poser sur des photos avec de l'alcool et des mecs. Il faut compter jusqu'à 10 000 dollars le semestre versés directement à la sororité. Sans parler des tenues à acheter pour chaque phase du rush : une robe blanche pour la journée d'ouverture, des talons couleur chair, une pochette qui va avec. Tout est codé, tout est posté. La sélection se fait à l'œil, au sourire et au statut.
Les réseaux sociaux n'ont pas créé ces inégalités, mais ils leur ont offert un ring. Des universités américaines ne se contentent plus de vendre des diplômes, elles vendent un lifestyle à six chiffres.
17.04.2025 à 23:00
Thelma Susbielle
La journaliste et dessinatrice Ana Pich signe un ouvrage coup de poing sur l'un des outils répressifs les plus opaques et brutaux de la République : la garde à vue. Dans ce « petit guide pratique », elle ne se contente pas de dénoncer, elle prépare et arme celles et ceux qui pourraient s'y retrouver broyé·es. « La cellule de garde à vue c'est l'horreur ! C'est pour te briser psychologiquement ! Comme le mitard ! » Dans ce huis clos où la police fait la loi, mieux vaut connaître ses droits. (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Bouquin, Ana PichLa journaliste et dessinatrice Ana Pich signe un ouvrage coup de poing sur l'un des outils répressifs les plus opaques et brutaux de la République : la garde à vue. Dans ce « petit guide pratique », elle ne se contente pas de dénoncer, elle prépare et arme celles et ceux qui pourraient s'y retrouver broyé·es.
« La cellule de garde à vue c'est l'horreur ! C'est pour te briser psychologiquement ! Comme le mitard ! » Dans ce huis clos où la police fait la loi, mieux vaut connaître ses droits. C'est tout l'objet du nouveau livre d'Ana Pich, Garde à vue1 (éditions Massot, 2025), qui s'attaque à l'un des rouages les plus impitoyables du système répressif français : la garde à vue. Un « petit guide pratique » qui ne se contente pas d'informer, mais cherche à organiser la résistance.
Avec des dessins percutants et des témoignages édifiants, l'autrice met en lumière une réalité crue : l'enfermement arbitraire, la violence physique et psychologique, les conditions de détention souvent dégueulasses (insalubrité, promiscuité, privations en tout genre). Le tout dans un cadre où la police cumule les rôles de flic, juge et bourreau. Car c'est bien là le problème : la garde à vue est un territoire d'exception où la séparation des pouvoirs s'évapore, où la pression pour extorquer des aveux devient une mécanique bien huilée. Comme le rappelle l'avocat pénaliste Raphaël Kempf : « Si la garde à vue n'est pas de la torture, elle en partage les objectifs : la production forcée d'un discours sur soi et sur des tiers. »
Les mots frappent, mais le dessin d'Ana Pich cogne encore plus fort. Réalisées en monochrome à l'encre noire, ses illustrations ne caricaturent ni les personnes ni les conditions de détention : elles les arrachent à l'oubli. Avec un trait dynamique et acéré, elle croque l'immonde réalité qui se cache derrière les portes des commissariats. Des visages épuisés, des postures brisées, des cellules crasseuses où le temps se dilue dans l'odeur de pisse en compagnie des puces de lit.
Comment garder le cap face à la pression ? Que dire (ou ne pas dire) ?
Derrière les chiffres – 336 718 gardes à vue en 2001, 900 000 en 2009, une augmentation de plus de 167 % en moins de dix ans – se cachent des visages, et une évidence : tous ne subissent pas la même violence. Racisé·es, précaires, sans diplôme, sans réseau, les plus vulnérables sont les premier·es à déguster. Les témoignages collectés par Ana Pich en audience ou auprès d'ancien·nes gardé·es à vue en disent long sur la brutalité sociale à l'œuvre. Et les réformes successives ne font que maquiller un système qui broie toujours plus. La dernière en date, entrée en vigueur en juillet 2024, impose la présence d'un·e avocat·e dès le début des auditions, sauf si la personne y renonce explicitement. Un progrès en trompe-l'œil : encore faut-il connaître ses droits et avoir les moyens de les faire respecter.
Pédagogique et accessible, ce guide propose des conseils concrets, rappelle ce que la loi impose (et que la police oublie souvent d'appliquer), et fournit des clés pour survivre à cette épreuve. Comment garder le cap face à la pression ? Que dire (ou ne pas dire) ? Comment s'organiser collectivement pour se protéger ? Ana Pich fournit le parfait petit manuel d'autodéfense juridique et politique, nécessaire en ces temps où la répression n'a jamais été aussi banalisée.
1 Sous-titré : « Petit guide pratique pour celles et ceux qui luttent pour leurs droits »