18.11.2024 à 16:20
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Nourritures temporelles [Qu'est-ce que la cybernétique ? 4/∞]
- 18 novembre / Avec une grosse photo en haut, Cybernétique, 2Le pensum cyberbasique étant dernière nous, nous allons pouvoir entamer l'ascension des penchants néolibéraux les plus usuels. Contre toute attente, la poursuite de cette exploration va se faire sur le terrain métaphysique et religieux, autant de supports pour la propagande qui charpente le feedback (rétroaction), lequel siège au cœur de la cyber-systémique, mais aussi des notions d'« objectifs » et de « projets » qui font à présent partie de notre quotidien. De façon à montrer sur quoi reposent ces deux notions, cet article va s'intéresser aux liens existant entre le feedback, l'économie, le temps et la matière, ainsi qu'à quelques-unes de leurs traductions propagandistes courantes. Objectif et projet nous mènerons sur des voies tout aussi inattendues, à caractère notamment sexuel, qui feront l'objet de l'article à suivre sous une quinzaine.
En écrivant sur la cybernétique du quotidien, je me retrouve en lutte contre moi-même. Je voyage dans un savoir éclaté (par la division de plus en plus abyssale du travail scientifique), un savoir pléthorique, et terriblement redondant au bout du compte. Or ce savoir affecte. Tout éclaté et abstrait qu'il soit, il nous est resservi à l'envie de façon quotidienne, sous des formes absolument simplistes, quasi irreconnaissables, par une somme impressionnante d'experts, de journalistes, de personnels politique et entrepreneurial.
Ramasser ce que l'on a compris sous forme d'idées forces, c'est aussi faire œuvre politique… la tentation médiatique n'est pas loin. Car si écrire un billet d'humeur ou commenter un évènement met le lecteur face à une pensée subjective reconnaissable, d'égal à égal, faire des analyses théoriques, c'est prendre appui sur une sorte d'objectivité théorisée par les canons de la recherche scientifique, puis dégager des traits parmi une infinité de possibles, et, leur faire dire des vérités… Exactement ce que font les experts et les politiques en allant dégager leurs traits des sciences (sociales, économiques, etc.) qui leur conviennent. Tout ceci pour dire qu'ici mes vérités ne prétendent pas faire théorie, elles relèvent d'une synthèse subjective qui résulte d'un questionnement de longue date sur les fondements conceptuels du management. Si ses conclusions ne sont pas riantes, elles me semblent utiles à partager.
S'il fallait synthétiser la chose d'une formule, je dirais que la propagande contemporaine n'est pas strictement équivalente à celle du colonialisme, en ceci qu'elle n'établit pas formellement d'échelle de valeur raciale, mais qu'elle s'en rapproche, en ceci qu'elle procède de la domestication. On pourrait dire qu'il s'agit de “Domostication“, soit une entreprise visant à faire intérioriser l'équivalent de la domotique au niveau subjectif. En nos intérieurs donc, privés. Cette idée n'est pas en elle-même originale, mais les puissants mécanismes cyber-managériaux qui la sous-tendent, ainsi que leurs incidences politiques sont, semble-t-il, rarement décrits.
Il va sans dire que la propagande vise à mettre un voile de plus en plus épais sur les discriminations effectives. Les personnes sans domicile que Trump prévoit de mettre dans des camps en savent quelque chose (ici nous avons toujours quelques trains de retard, mais la chasse qui a été faite à ces mêmes personnes pour les éloigner de la Capitale, lors des JO, procède du même “esprit“.)
Après la seconde guerre mondiale, la laisse économique – qui se resserrait pas à pas avec la mise à bas de la paysannerie, forme d'autonomie alimentaire –, fut compensée par les promesses du confort matériel (automobile, machine à laver, etc.), et tandis que la mondialisation économique rendait la vie du plus grand nombre de plus en plus difficile, avec l'advenue du néolibéralisme (années 1980), le confort matériel fit sa mue sous le vocable universel de « sécurité » (alimentaire, sociale, intérieure, individuelle, civile, etc.). Cette forme, non plus matérielle mais abstraite, de privatisation d'un confort Total (alimentaire, sécuritaire etc.) en est venue, pas à pas, à devenir une sorte de droit individuel légitime, qui évidemment est sans cesse forcé.
Dans le même temps, le matériel en lui-même s'est en bonne part transformé en abstractions numérisées à fort potentiel de contrôle. Ils ont pas à pas pris la forme d'une laisse électronique avec le Tout en Un que campe le téléphone portable (prouesses énergétique lors d'un jogging, connaissances encyclopédiques et publicitaires, relations, achats, films, musique, etc.). Cet objet constitue une privatisation individualisée – une intériorisation des services –, tout en étant un formidable vecteur de mise sous contrainte d'une forme '“adolescence“ infinie que les forces économiques et politiques excitent et réprimandent à l'envie – Macron peut par exemple promouvoir l'ordinateur à l'école et vilipender les parents qui laissent les enfants trop longtemps devant les écrans –, des claques récurrentes, et progressives, à mesure que les parts du gâteaux réservées à ceux du bas de la cordée se font de plus en plus petites.
Et voilà que nous nous retrouvons aux prises avec des décharges d'adrénaline puissantes contre une panne de serveur, une attente interminable au téléphone pour obtenir quelque service, contre le retard d'un bus, etc. À mesure que les privatisations croissent et que les promesses de l'État providence diminuent, ces salves intérieures se font de plus en plus nombreuses. Habitués que nous sommes, et de longue date, à un certain confort et à l'efficience technique, nous réagissons, malgré nous, à l'égal d'un bourgeois avec une domestique : tout devrait fonctionner selon les canons de ce que cette servante nous doit, puisqu'on la paye. Or à présent, ce qui se doit d'être fonctionnel, c'est la Vie même, dans toute son amplitude… elle aussi possède donc, nécessairement, ses domestiques.
L'État le martèle sans y toucher, le fait systémique est Total (tout est systèmes). Cette “vérité“ concerne le Vivant, mais aussi les abstractions conceptuelles, comme l'indique l'ISO : « Une entité peut être une entité concrète ou une entité abstraite […] entités de domaines tels que les systèmes naturels ou les systèmes conceptuels. » [1] À l'exception de l'objet de notre ressentiment, les objets abstraits (ceux de la recherche par exemple) deviennent donc… des objets ! Les abstractions conceptuelles (la Vie par exemple) en viennent à être aussi animées que nous : elles nous parlent à la première personne, et respirent, tandis que leurs serviteurs pédalent.
En toute logique stricte, systémique, nous sommes nous aussi de potentiels colis transportables.
Bourgeois/domestique, voilà, en quelque sorte, la nouvelle classe, celle des salariés, qui subissent les mêmes processus managériaux et informatiques. Leur statut social en devient analysable, moins selon la nature des métiers, que selon des quantités : de revenus, de pénibilité physique et/ou mentale, de liberté en regard du contrôle techno-managérial. Ce que nous avons en partage c'est notre « servitude volontaire », son visage fantomatique est celui de l'argent transformable en choses. Entre cette liquidité rigidifiée et nous, il y a l'État et ses alliés économiques. Or on peut bien pester tant que l'on veut contre leurs manquements, ce sont eux qui tiennent les rênes de la laisse économique, celle qui nous oblige, au quotidien. En dernier ressort, les discussions qui cherchent à sortir de ce nœud en viennent inévitablement à buter sur l'envers sombre des libéralités promises par l'argent : les puissances de feu que le père fouettard a en réserve et qu'il nous oppose lorsque nous prétendons lui imposer nos propres vues, des acmés de colère qu'il gère d'une main de fer en les reléguant au rang des crises d'acné juvénile, qu'il se paye même, parfois, le luxe d'ignorer.
Cette entrée en matière étant quelque peu lapidaire, reste à en dégager des formes concrètes de façon un brin étayée.
Suite à la crise des années 1970, l'industrie (production physique d'objets) a été prolongée, puis en bonne part remplacée, par un vaste secteur des services (production abstraite). De leur côté, les abstractions mathématisées de l'informatique, de la cybernétique et de la systémique n'ont cessé de progresser et d'être parties prenantes de la production capitaliste. Dans ce contexte, où des abstractions sont aux sommet de la machine économique, la propagande relève d'un Mich Mach de phrases toutes faites et d'images. Nous en verrons beaucoup dans cet article, et c'est bien normal puisque notre époque est celle des primats du visuel, et, du « pré-vu » (l'objectif est une opération mentale de pré-vision, on y revient ).
Mieux cerner les fondements opérationnels de la propagande néolibérale suppose de commencer par d'inévitables dimensions économiques, et donc par des abstractions qui peuvent être notoirement cyber-systémiques. Elles vont s'éclairer pas à pas au cours de cet article.
« Comment faire pour que les prix de marché soient bien des feedbacks négatifs, faisant tendre les marchés vers leur équilibre, plutôt que des feedbacks positifs, désorganisant toujours davantage la correspondance des plans individuels par une dynamique entropique ? Hayek répond à ces deux exigences par la notion de règles de juste conduite [qui] sont des régularités de comportement des acteurs, indispensables à la cohérence d'ensemble de l'ordre marchand et à la réussite des plans individuels et séparés » [2].
Nous voici retombés dans l'éternel même pensum cybernétique [3] par le fait de Friedrich Hayek, grand inspirateur du néolibéralisme contemporain mis en ordre de marche par Pinochet et Thatcher. Hayek se posait de grandes questions existentielles sur la liberté, celle du marché en regard des comportement désordonnés des consommateurs, ce qui l'a conduit à s'intéresser de près à la psychologie cognitive, notamment dans son ouvrage L'ordre sensoriel (1952), où il discute « de ce qu'il entend par la définition de l'esprit [et] développe son explication de la nature de la relation entre les événements mentaux et physiques, en s'appuyant sur le travail de Bertalanffy. » [4]
Nous sommes ici sur la voie du Corps Un (mentalphysique, et, ses relations). Systémique, ce Corps parle le langage qui est commun à tout le Vivant, aux phénomènes météorologiques et autres systèmes naturels, et aussi, aux machines. C'est le langage de la communication (relations entre organes, entre systèmes), langage qui peut être biologique, textuel, électrique, numérique, etc. Ce langage est capable de réguler un système grâce à l'homéostasie (notion biologique), autrement nommée feedback négatif.
Bertalanffy, qui inspira Hayek, est ce biologiste qui est à l'origine de la systémique contemporaine et qui, redisons le au passage, fut membre du parti national-socialiste (N.S.D.A.P) en Autriche, dès 1938. Il se plaisait à dire que « L'organisme n'apparaît plus, comme auparavant dans la théorie de l'“État cellulaire“, comme une république de parties ayant les mêmes droits et indépendantes les unes des autres, mais bien plutôt comme une structure hiérarchisée, dominée à chaque niveau par le principe du Führer [Führerprinzip] » [5] Le corps systémique (l'« organisme ») équivaut un système politique, l'État et ses organes. Un système est avant tout un modèle, c'est un concept opérationnel pour le corps, les machines, les animaux, le système solaire, etc., etc., etc., et donc pour la Vie, dont l'eau est la servante.
Pour en revenir à Hayek – à l'économie vue depuis son approche cyber-systémique –, il a assisté à l'un des colloques fondateur de la cybernétique de second ordre (juin 1960) « organisé par le physicien von Foerster, désormais “chef de file“ de ce courant. La cybernétique de “second ordre“ s'occupait des relations entre les éléments, tout comme le faisait la première, mais elle s'intéressait aussi, à la différence de celle-ci, aux éléments eux-mêmes, à l'organisation interne (de la boîte noire) et à l'autonomie de l'objet : c'est donc une cybernétique “réflexive“ […] de là le préfixe auto. Ainsi Hayek s'intéressa-t-il à la “théorie des phénomènes complexes“, à ses promoteurs et à ses concepts. L'idée même de complexité, sans remonter jusqu'à Héraclite, est apparue avec le développement de la cybernétique. » [6]
En fait, pour Hayek, toute la complexité semble pouvoir résider en ceci : si le marché est considéré comme un idéal lorsqu'il s'agit de la liberté d'entreprendre, le hic réside dans le fait que l'exercice des libertés individuelles ne garantit pas l'équilibre du système. Il y manque donc un dispositif de contrôle. Ce qu'Hayek résout ainsi : « Cet ajustement mutuel des plans individuels est provoqué par un processus que nous avons appris à appeler rétroaction négative… » [7]
De façon à combiner la liberté d'entreprendre nécessaire à la concurrence sur le Marché, avec les intérêts individuels potentiellement désordonnés, il convient de miser sur l'individu systémique (régulé par l'homéostasie/feedback négatif). Dans ces lignes, on nommera cet individu « auto ».
Moralité, on est fondé à conclure que les cycles (A) et (B) qui nous sont désormais familiers [8] et sont omniprésents en management, le sont à la mesure de leur importance pour l'économie néolibérale, celle qui s'est imposée dans nos contrées avec le « New Public management » (« Nouvelle gestion publique » en français) inspiré par Margaret Thatcher [9] et qui a essaimé en Europe au cours des années 1980. Son artisan le plus déterminé, en France, fut Nicolas Sarkozy, qui a notamment mis en place la Révision Générale des Politiques publiques (RGPP) inspirée du New Public Management. Il a fait bien des émules depuis. Et puisqu'il est question de notre beau pays, voici l'occasion de faire remarquer que les rigueurs des approches cyber-managériales y ont été décuplées dans la fonction publique, dans un premier temps dans celle qui a été privatisée (France Télécom, puis la Poste, etc.), vint plus tard l'hôpital… bientôt le Fret SNCF. L'État fort, hyper centralisé, a combiné la rigueur de ses modèles bureaucratiques avec ceux du privé. Cette démultiplication du rationalisme, délétère, a été porté à la connaissance du public de façon inaugurale, par les médias, avec les suicides en série qui ont eu lieu chez France Télécom.
Mais revenons sur les boucles de rétroaction cyber-systémiques : « En 1909, l'économiste français Albert Aftalion (1874-1956) expliquait les fluctuations cycliques des systèmes économiques par le modèle de la boucle de rétroaction d'un four à régulation manuelle. Dans l'analyse mathématique de la dynamique économique, le concept de boucle fermée est apparu pour la première fois au début des années 1930, employé par des pionniers de l'économétrie, tels que Ragnar Frisch et Michal Kalecki. Plus généralement, les méthodes d'ingénierie des systèmes ont été introduites dans la théorie économique à la fin des années 1940. Ce processus a culminé dans le livre d'Arnold Tustin de 1953, The Mechanism of Economic Systems. » [10] Par ailleurs, Marx proposa lui aussi une théorie des cycles économique et des crises, fondée sur la contradiction entre baisse des salaires (pour faire des profits) et surproduction engendrée par la perte de pouvoir d'achat. L'économiste autrichien de renommée internationale, Joseph Schumpeter, semble s'être inspiré de Marx et publia notamment, en 1939, Le cycle des affaires [11], dans lequel les cycles économiques s'expliquent par l'innovation [12].
Malgré les difficultés rencontrées par les experts pour définir un cycle économique aussi indiscutable que le cycle des saisons, le capitalisme repose bel et bien sur les nécessités d'un cycle infini, presque “naturel“, d'augmentation de la productivité.
On ne saurait quitter les dimensions économiques sans dire quelques mots sur leur valeur maîtresse. « L'argent peut être considéré dans des termes marxistes comme la représentation de la valeur (de l'importance) du travail productif (de la création humaine), aussi bien que comme le moyen par lequel il est mesuré (temps de travail) et coordonné socialement (marché, lois, droits) ; mais il s'agit d'une représentation qui fait exister la chose même qu'elle représente puisque, après tout, dans une économie de marché, les gens travaillent pour avoir de l'argent. On pourrait alors soutenir que la valeur est la manière dont nos propres actions s'inscrivent dans l'imagination […]. Cela se produit toujours au moyen d'un truchement concret, quel qu'il soit, qui peut être pratiquement tout et n'importe quoi : performances oratoires, vaisselle somptueuse, pyramides égyptiennes – et ces objets, à leur tour (à moins qu'ils ne soient des substances hautement génériques comme l'argent qui représente une pure potentialité), tendent à incorporer dans leur propre structure une espèce de modèle schématique des formes d'actions créatives qui les font exister, mais deviennent aussi des objets de désir qui finissent par motiver les acteurs à accomplir ces actions mêmes. Tout comme le désir d'argent pousse quelqu'un à travailler… » [13]
Argent, temps, objets … et avec le modèle systémique, hautement générique, s'ouvrent toutes les potentialités d'incarnation des abstractions (concepts, idées, désirs, formules mathématiques, etc.) dans des formes matérialisées, potentiellement vivantes, qui sont souvent un brin messianiques, parfois fort pragmatiques, parfois poétiques…
… Au musée Carnavalet, institution de la Ville de Paris, dans la vitrine des monnaies gauloises, un dessin d'enfant représente le cosmos agrémenté de planètes. L'une d'entre elles, trouée au centre, figure une sorte d' :) : « J'ai voulu mettre une monnaie dans l'espace car elle est ronde comme une planète et tout à sa place dans la galaxie. » (Baptiste, 8 ans).
La symbolique du cercle renvoie à l'économie comme nous venons de le voir (cycles, boucles de rétroaction, pièces de monnaie), et dans la vie courante, le cercle est présent de façon massive avec les pictos des téléphones portables, avec le feedback (rétroaction) qui s'affiche au boulot et sur nos ordinateurs, et, plus récemment, du fait du Développement Durable, le cercle renvoie massivement, dans l'imagerie, à la Terre.
« Le cercle est une figure qui exerce une réelle fascination sur l'imagination humaine. Ce fait ne peut être réduit à une simple dimension subjective ; il reflète tout autant une dimension objective, constituant ainsi l'un des archétypes les plus universels. C'est à travers la révélation de sa forme que Parménide a fondé la métaphysique occidentale, en s'appuyant sur l'intuition d'une identité de l'être et du connaître. De fait, le symbole du cercle semble avoir partout joué le rôle d'un support de méditation pour les rapports de l'apparaître, du connaître et de l'être. C'est ainsi que les grandes oppositions catégoriales, à commencer par celles liées à l'espace et au temps, ont été mises en ordre sur des schèmes circulaires (rose des vents, calendriers, zodiaque, etc.) » [14]
Il apparaît donc que le cercle aurait une dimension symbolique universelle, à la fois subjective et objective, car à la différence des formes géométriques telles que le carré ou le triangle, par le soleil ou la lune notamment, le cercle existe dans la nature (objets qui peuvent être observés), raison également pour laquelle le cercle est couramment vénéré. Dans les traditions religieuses d'Orient comme d'Occident, il symbolise l'unité du cosmos, l'intelligence infinie du divin, et l'esprit humain, en contemplation ou en méditation devant la révélation. Shiva-Nataraja (dieu Indou) par exemple, est représenté dansant dans un cercle de flammes ; de leur côté, les moines bouddhistes sri-lankais peints bien avant notre ère, ou encore les visages du Christ et des saints chrétiens, sont représentés sur fond de cercles d'or ou d'auréoles.
Symbole du fini et de l'infini, le cercle est symbole d'espace et de temps, il est également le support aux représentations de la matière. Espace/temps et Matière sont deux concepts parmi les plus fondamentaux de la métaphysique occidentale, ils relèvent à présent des sciences de la physique, tout comme de celles du management…
Cette image aborde bien des dimensions tant métaphysiques que physiques : « Forme parfaite par excellence, le cercle ne connait ni commencement ni fin. Il évoque tout à la fois la sérénité et le mouvement, le temps et l'espace, le ciel et la terre. Plus récemment, le cercle s'est imposé comme le symbole de notre planète, de sa richesse et de la fragilité de ses équilibres fondamentaux. »
Des valeurs d'excellence, et de mouvement dans la sérénité ; le temps, et l'espace avec son objet maître, la Terre ; l'éternité du « ni commencement ni fin », qui est foncièrement chrétienne comme l'indique le Littré : « Durée qui n'a ni commencement ni fin. Dieu est de toute éternité » [15] ; l'anneau, qui symbolise l'alliance et l'union par le mariage, ce qui donne, traduit en langage managérial : « Alliance, symbole d'union entre deux individus, ou entre un homme et une communauté ». Qui est cet homme unique qui fait lien avec la communauté ? Ce qui est certain, c'est qu'après l'union vient l'heure de la procréation. L'image correspondante (en bas) suggère que l'« on peut voir dans le symbole deux bras dont la réunion entoure et protège », or ce symbole montre tout aussi bien quelque chose d'un sexe féminin. Nous sommes invités dans la matrice : « au centre de cette enveloppe protectrice un fruit précieux, l'homme ». Revoici donc l'Homme générique et précieux, celui-là même dont « la préservation est notre raisons d'être ».
L'entreprise considérée est très communément, à la fois liturgique et naturalisante. Elle décrète le règne du mouvement éternel de l'excellence, et se place en surplomb de l'espèce en se déclarant Matrice absolue, pure de toute souillure. Vierge Marie contemporaine vouées à la préservation et aux soins, qui offre au paternalisme une forme Une, indiscutablement noble et …innocente… …Ah, et si on pouvait la prendre pour la « Pachamama » !
S'affichant comme nourricières, presque divines, les formes circulaires sont systémiques : elles sont des composés de concepts abstraits et sont capables d'auto-réplication (machine de Turing) ou de démultiplications.
Trinité du Développement Durable : Les Trois Piliers du Développement, en nœuds borroméens
Temps cyclique et Matière mêlés, tout comme la vierge, ce Tout en Un serait capable d'auto-conception : l'autopoïèse systémique. Ce Tout en Un se génère et se régénère par mutation.
« La cybernétique de “second ordre“ s'occupait des relations entre les éléments [et de] l'autonomie de l'objet. »
Dans la propagande, les corps qui guident ou prient les formes sont des organes autonomes et innocents, des mains.
« Ce n'est pas parce qu'il a des mains que l'homme est le plus intelligent des êtres, mais parce qu'il est le plus intelligent qu'il a des mains. En effet, l'être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d'outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C'est donc à l'être capable d'acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l'outil de loin le plus utile, la main. […] Car les autres animaux n'ont chacun qu'un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour un autre, mais ils sont forcés, pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir et pour faire n'importe quoi d'autre, et ne doivent jamais déposer l'armure qu'ils ont autour de leur corps ni changer l'arme qu'ils ont reçue en partage. L'homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible d'en changer et même d'avoir l'arme qu'il veut et quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu'elle est capable de tout saisir et de tout tenir. »
Aristote [16]
Organes parlants :
La main laisse parfois entrevoir ses attributs sociaux…
Le processus concret suivi par ces managers est évidemment référencé, et, systémique.
Les échelles de valeurs qui régissent les systèmes sont “renversantes“ : un organe autonome peut être un système à part entière ou un sous-système, voire un sous-sous-système etc. Agencements qui s'échellent du haut vers le bas, et réciproquement : du corps à ses sous organes ou de chaque organe au corps ; d'un ville, aux villes, au pays, à tous les pays, au monde, ou inversement.
Les économies d'échelles procèdent par regroupement en Un : fusion/acquisition. Elles s'“organicisent“ en sous-systèmes : sous-traitance, délocalisations.
« L'image donne à voir les rapports de proportion entre le corps humain et le monde, Dieu ayant utilisé les mêmes nombres pour créer l'un et l'autre. Les inscriptions détaillent les correspondances entre la rotondité de la tête et la sphère céleste, entre les sept ouvertures du visage et les sept planètes, entre les quatre éléments et les cinq sens. Les liaisons scripturaires inscrivent ce corps dans un réseau de lignes géométriques qui rendent visible son inclusion dans l'ordre plus vaste du macrocosme. » [17]
Plus près de nous, le surréaliste Benjamin Péret fit des travaux ethnologiques au Brésil : « Le phénomène de la transe est au centre du dispositif afro-brésilien. C'est donc par l'intermédiaire des corps dansant, au moyen de la grâce, que les humains peuvent accéder à une réalité supérieure, aux épousailles lyriques et mystiques avec le cosmos. Péret identifie dans cette religion du corps les prémices de l'abolition des dualités – et des hiérarchies – à laquelle il s'est attaché depuis son entrée en surréalisme. Le principe de fusion de l'esprit et du corps, du concret et de l'abstrait [il les retrouvera] dans la conception de l'“amour sublime“ qui “offre une voie de transmutation aboutissant à l'accord de la chair et de l'esprit, tendant à les fondre en une unité supérieure où l'une ne puisse pas être distinguée de l'autre.“ [18] Cette “unité supérieure“ rejoint le concept de surréalité, la “réalité absolue“ où les contradictions sont appelée à être résolue dialectiquement, que l'on retrouve dans les danses médiumniques.
Les éléments contradictoires ne sont pas condamnés à se perdre ou à disparaître, mais à créer entre eux un mouvement, à tisser une harmonie hors des emboitements logiques. Cette conception unitaire de l'existence – le “point suprême“ que Breton assigna comme but à l'activité surréaliste –, on la voit à l'œuvre au sein des croyances afro-brésilienne. Le monde physique et l'univers abstrait y sont parallèles et inséparables. L'extase réalise la communion entre le surnaturel et le naturel. » [19]
Symbole du fini et de l'infini, le cercle symbolise la notion métaphysique qui est sans doute la plus abstraite de toute, le temps. En tant que pure mouvement, c'est lui qui donne toute son efficience à la boucle de rétroaction. D'autres cercles temporels l'ont bien sur précédée, le calendrier maya, ou le cercle de feu au centre duquel danse Shiva, or revisité par la métaphysique scientifique, Shiva « règle la marche de l'univers », sa danse « est l'écoulement du temps », c'est ce que nous indique le physicien quantique Carlo Rovelli [20]. Par ailleurs, nos horloges et nos montres sont circulaires, et si la notion de « roue du temps » appartient au bouddhisme tibétain, les « roues de Deming » (feedback) sont tout aussi temporelles.
Les cycles temporels symbolisent l'économie en mouvement, comme nous l'avons vu, mais, bien plus classiquement, ils symbolisent le cycle naturel, qui est en lien avec les saisons et le renouvellement de la nature (nourricière), avec les mouvements du soleil qui se lève et se couche de façon cyclique, à 'l'infini', ou, ceux de la lune. Cette régénérescence temporelle a constitué pendant fort longtemps la base de la mesure du temps humain (à compter du moment où des humains se sont mis à établir des mesures). Les conceptions contemporaines occidentales d'un doux cycle des saisons, de son éternité régénérative, rattachent fréquemment ce cycle temporel aux polythéismes, et, de fait, l'Antiquité et son panthéon de dieux et de déesses fort bigarrés en était coutumière. Chaque cité possédait son propre calendrier sacré, lunaire ou solaire. Mais ceux-ci était tout à la fois sacrés, et, politiques. « Des magistrats étaient chargés de régler les concordances entre les calendrier des différentes cités. » [21] et à Athènes, le calendrier religieux était « tantôt rythmé suivant les phases effectives de la lune, tantôt modifié de façon autoritaire par l'archonte (dirigeant politique) » [22]. Macron, en maître des horloges, a donc bien des ascendants.
Les représentations temporelles cycliques sont évidemment culturelles : « C'est ainsi qu'ont été enseignées presque partout les doctrines de la métempsychose ou de la réincarnation et de l'éternel retour. Ces conceptions ont régné en Asie, en Amérique précolombienne et ont pénétré jusqu'en Grèce, où elles ont pu coexister, notamment chez les Pythagoriciens, avec des recherches astronomiques. » [23]
L'éternel retour est communément figuré par un serpent qui se mord la queue. Nommé Ouroboros en Grèce, cette même figuration est attestée en Égypte, en Chine, au Moyen Orient, en Amérique du Sud, en Afrique de l'Ouest etc. Ses significations sont variées mais renvoient notamment au mouvement, ou encore à la capacité d'autofécondation (autopoïèse), et à l'union de principes opposés (comme dans le Yin et le Yang). Mais dans la tradition Indoue, il renvoie à la réincarnation répétitive du même, qui est une calamité.
L'historien et anthropologue Jean-Pierre Vernant explique le cycle et sa portée mythique avec la figure de Prométhée, ce dieu qui, selon nos légendes, apporta le feu aux humains et inaugura ainsi leur devenir technique. « Prométhée est un être ambigu, sa place dans le monde divin n'est pas claire. L'histoire de son foie qui est dévoré tous les jours et qui repousse pareil à lui-même pendant la nuit montre qu'il y a au moins trois types de temps et de vitalité. Il y a le temps des dieux, l'éternité où rien ne se passe, tout est déjà là, rien ne disparaît. Il y a le temps des hommes, qui est un temps linéaire, toujours dans le même sens, on naît, on grandit, on est adulte, on vieillit et on meurt. Tous les êtres vivants y sont soumis. Comme le dit Platon, c'est un temps qui va en ligne droite. Il y a enfin un troisième temps auquel fait penser le foie de Prométhée, celui-ci est circulaire ou en zigzag. Il indique une existence semblable à la lune, par exemple, qui grandit, périt puis renait, et cela indéfiniment. Ce temps prométhéen est semblable aux mouvements des astres, c'est-à-dire à ces mouvements circulaires qui s'inscrivent dans le temps, qui permettent de mesurer le temps par eux.[…] Le personnage de Prométhée lui aussi est étiré, comme son foie, entre le temps linéaire des humains et l'être éternel des dieux. […] Il représente la charnière entre l'époque très lointaine où, dans le cosmos, il n'y avait pas encore de temps, où les dieux et les hommes étaient mélangés, où la non-mort, l'immortalité régnait, et l'époque des mortels, dorénavant séparés des dieux, soumis à la mort et au temps qui passe. Le foie de Prométhée est à l'image des astres, semblable à ce qui donne rythme et mesure à l'éternité divine et joue ainsi un rôle de médiation entre le monde divin et le monde humain. » [24]
En mêlant intemporel et mortalité, le temps cyclique prométhéen s'inscrit dans le calendrier sacré (naturel et éternel divin), lequel renvoie métaphoriquement à celui du développement potentiellement infini de la technique. De façon plus tardive et avec une figure maternelle, c'est ce qu'allégorise ce passage du Roman de la rose (XIIIᵉ siècle) [25].
Nature, qui pensait aux choses
Qui sont dessous le ciel encloses,
Dedans sa forge se rendait
Où tous ses soins mettait
Une à une à forger les pièces
Pour continuer les espèces,
Car les pièces tant les font vivre
Que Mort contre elles ne peut rien.
S'agissant de réalités plus terre à terre, avec Clistène d'Athènes (VIᵉ siècle av. J.-C.), advint une réforme politique d'importance. De façon à lutter contre l'emprise des aristocrates, le territoire fut recomposé en démos fondés sur le droit du sol, les modalités de prise de décisions politiques évoluèrent, de même que le calendrier (« prytanie » : un dixième de l'année). « L'organisation du temps se calque sur celle de l'espace : avoir la prytanie, c'est, pour une tribu, à la fois occuper telle position dans le cours de l'année politique et déléguer cinquante des siens au foyer commun qui est le cœur de la polis. » [26]
Temps et espace se rapprochent, l'organisation et la mesure du temps ont des portées politiques, conceptuelles et concrètes, et, en Grèce, des conceptions de ce que nous nommons le « temps historique » vont pas à pas émerger. Elles vont notamment se traduire dans les premiers récits factuels de l'Histoire, ceux d'Hérodote. Les nouvelles perceptions et pratiques vont avoir des incidences sur la tenue des procès, sur l'éducation, etc., et mettront le temps indéfini du mythe quelque peu à distance. [27]
Tout comme Clistène d'Athènes et ses pairs, les révolutionnaires de 1789 ont reconfiguré le calendrier : « La raison veut que nous suivions la nature, plutôt que de nous traîner servilement sur les traces erronées de nos prédécesseurs. » [28] Ce qui est visé, c'est notamment la notion de « semaine » de sept jours, qui est d'origine Biblique. Elle va disparaître au profit d'un comptage sur dix jours. La semaine était jusque-là liée à la promesse de l'advenue d'un Messie, figure qui se forgea, à partir de l'exil du peuple juif à Babylone, en rencontrant « l'idée zoroastrienne d'un temps fini, assujetti à l'esprit qui détruit, et d'un temps infini régi par l'esprit qui unit, lequel succéderait au premier par la volonté du dieu suprême. De la fusion des idées messianiques juives et des idées iraniennes, qui attribuaient donc une durée limitée à l'empire du mal, devait naître l'espoir du triomphe de la Lumière sur les Ténèbres. L'humanité était donc appelée à passer du règne des Ténèbres à celui de la Lumière quand la fin des temps (de l'empire du mal) adviendrait. Le christianisme primitif, qui reçut ce double héritage, contribua certainement à renforcer la conception linéaire du temps, selon laquelle des événements fondateurs d'un temps nouveau peuvent survenir, par opposition à la conception cyclique, qui fait du temps un perpétuel recommencement des mêmes événements. » [29]
Mais, puisqu'il s'agit de conceptions humaines, aucune des deux principales représentations du temps (cyclique et linéaire) ne sont univoques, voici donc une approche inverse à celle qui vient d'être décrite, en situation de crise politique à Rome : « dans le cas d'une conception linéaire, le temps s'oriente de façon irréversible vers l'avenir, que ce soit dans le sens du progrès ou du déclin [30] ; le retour en arrière, la répétition du passé sont exclus. Ainsi la décadence ne peut que s'aggraver pour aboutir finalement à la dissolution de la cité. En revanche, selon la conception cyclique, l'histoire est constituée de cycles qui se succèdent à l'infini. Ce schéma implique nécessairement et successivement la destruction et la renaissance. Cette vision offre la possibilité d'un nouveau commencement qui correspond au début d'un nouveau cycle historique, après que le déclin atteint son point extrême. [Mais que ce soit le temps cyclique ou linéaire], il s'agit de visions également déterministes [31], dans le sens où elles reposent sur un schéma préétabli qui doit être accompli indépendamment de l'action humaine. » [32]
On peut conclure de cette rapide incursion dans la notion de temps que, s'appuyant sur des considérations mythiques, métaphysiques ou religieuses, ses conceptions sont différenciées selon les cultures et les époques, tout en ayant fréquemment des traits communs émanant de perceptions liées aux mouvements des astres, au cycle des saisons, à la naissance et à la mort. Par ailleurs, le temps est devenu un moyen de mesure, et, de longue date en occident, il a eu des visées et des incidences politiques. Le temps contemporain revêt deux formes : linéaire et cyclique.
Comme nous l'avons vu dans Cyberbasiques, la flèche du temps linéaire, dans son acception scientifique actuelle, pointe vers le chaos à l'horizon de plusieurs milliard d'années (entropie). La culture managériale néolibérale, quant à elle, use de la flèche du temps en l'articulant au progrès, lequel est rendu opérationnel grâce l'usage d'une double temporalité : Le progrès linéaire est continu (amélioration continue), et le moteur temporel de ce miracle provient du temps prométhéen contemporain : le temps cyclique rétroactif.
Cette double temporalité linéaire et cyclique fait notamment écho à celle de Saint-Simon (1760-1825), économiste et militaire français, philosophe de l'industrialisme et fondateur d'une école de pensée, le Saint-simonisme. Dans son traité de Philosophie positive, en empruntant le terme à la biologie, il pose qu'il faut « organiser », et, il dégage trois étapes historiques de l'histoire sociale : le système gréco-romain, le système féodalo-militaire, le système scientifique et industriel, qui est en germe à son époque et « pour lequel il milite » [33]. Le temps linéaire, celui du progrès de l'Histoire grâce aux sciences, il le place sous l'égide d'un gouvernement par l'élite (scientifique, industrielle etc.), et lui adjoint le temps cyclique (rétroactif). Il va en effet concevoir un Nouveau christianisme, que l'on peut qualifier de laïc, qui concerne les questions morales et religieuses du système politique qu'il appelle de ses vœux (scientifico-industriel) : par révolution temporelle, Saint-Simon inscrit cette religion dans une origine gréco-romaine, c'est-à-dire dans la fraternité Paulinienne, l'amour fraternel. Mais voilà que cette notion de retour à l'origine, qui correspond au terme « révolution » en tant que « revolvere » en latin, fut également adoubée par les nazis. Le temps est une abstraction à la croisée du métaphysique et du politique, les idéologies s'y recyclent et y mutent à l'envie.
La double temporalité néolibérale est, en apparence, d'essence moins religieuse que celle de Saint-Simon. Adossée aux nouveaux moyens de production bio-informationnels, elle fait écho à ce propos de David Engels : « En temps de crise, le déterminisme rend les malheurs présents plus supportables en prônant leur inévitabilité. [34] ». C'est ce déterminisme redoublé dans un tout en Un temporel (linéaire et cyclique), qu'il va maintenant s'agir d'explorer.
Notre perception commune du temps est notoirement chronologique, c'est le temps de l'Histoire, un temps irréversible : aucun événement ayant eu lieu ne pourra se reproduire à l'instant de sa première advenue, ainsi un mort ne reviendra pas à la vie. Et ce temps est tourné vers le futur, c'est ce qui lui donne sa connotation d'espérance telle qu'elle est ancrée dans la pensée occidentale, que ce soit avec la parousie (retour du Christ), avec le progrès (Lumières), avec l'évolution (biologie).
Ce qui s'invente avec le Progrès est l'idée que l'on vit non seulement un temps linéaire mais que celui-ci pointe vers le mieux. [35]
Tout comme la religion chrétienne, la tradition scientifique nous a enseigné pendant longtemps que le temps est linéaire : une cause engendre des effets. Il s'agit d'une articulation temporelle : 1/ causse -> 2/ effets. Ainsi le travail scientifique consiste à dégager des vérités en observant des objets ou des phénomènes, à faire la preuve de leur agencement selon les lois de la nature, et, donc, selon la temporalité linéaire des causes qui engendrent des effets, lesquels doivent être mesurables et reproductibles en laboratoire. L'espérance dans le progrès, d'une recherche à l'autre, est ce qui, en quelque sorte, a pris le pas sur l'espérance en un au-delà de l'existence terrestre. Les promesses apaisantes de résurrection ou de retour du Christ sur Terre s'atténuant, l'espérance se déplace vers une progressivité raisonnable et rationalisable, un appel à un futur meilleur et atteignable. On peut remarquer que c'est à peu près l'état d'esprit qui a régné, notamment en Europe, durant et au-delà des trente glorieuses.
Le temps linéaire est extrêmement bien charpenté et notre perception du temps reste façonnée par d'innombrables linéarités, à commencer par celle de la conscience de notre mort, des douleurs ressenties lors de celle nos proches, pour lesquelles la médecine n'offre que des secours temporaires. Ce temps est également celui des horloges, premier instrument de contrôle à avoir été installé dans les usines naissantes, à l'heure actuelle il est mondialisé et normalisée par l'ISO : les jours de la semaine sont numérotés de 1 à 7. Par ailleurs la recherche cause -> effets est pleinement opérationnelle dans bien des sciences, etc. Le temps cyclique lui-même nous apparaît comme principalement linéaire : le renouvellement des saisons et de la nature s'inscrivent à présent dans la temporalité de l'Histoire, tout est à la fois mortel et en évolution, à commencer par la nature qui n'en peut plus et s'inscrit ainsi dans les perspectives chaotiques de la flèche du temps thermodynamique (entropie). Car n'en déplaise à la religion et au progrès, la linéarité n'est pas que promesse de réjouissances, comme nous l'avons vu avec l'exemple de Rome, en cas de crise « la décadence ne peut que s'aggraver, pour aboutir finalement à la dissolution de la cité ».
Soutenue par les réalités critiques du réchauffement climatique, avec une approche rationalisée par le temps linéaire entropique, la « décadence » se retrouve dans les analyses de la colapsologie (Pablo Servigne). Cette notion de décadence étaye également bien des analyses généralement de droite (et au-delà), le gouvernement par la peur y trouve de quoi alimenter ses politiques. Parmi une infinité d'exemple possibles, on peut citer sa mise en oeuvre intime lors de la période du Covid, avec par exemple les messages reçus sur nos téléphones à l'issue de l'allocution présidentielle « Nous sommes en guerre », messages qui préfiguraient ceux d'« Alerte extrêmement grave » reçus – sous couvert de procédure exceptionnelle de type antiterroriste – par les habitants des bords de Seine ayant à prévoir des difficultés pour rejoindre leur domicile lors des Jeux Olympiques ; des opérations de police s'intitulent « Place nette XXL » [36] et convoquent de très sombres souvenirs, etc.
Les contradictions du temps linéaire, qui peut aussi bien être de progrès que de catastrophes, favorisent les injonctions “à bien se tenir“, c'est ce que la chrétienté stipulait déjà : l'horizon temporel est possiblement heureux (parousie ) ou chaotique (apocalypse). Mais, si nous sommes principalement façonnés et gouvernés par la temporalité linéaire des horloges et du progrès, si la recherche scientifique est financée car elle relève de cette même linéarité, le temps cyclique, notamment économique et cyber-systémique, offre des recours symbolique et opérationnel précieux contre les contradictions du temps linéaire, et plus encore, contre le déterminisme des catastrophes annoncées. Le temps cyclique, ce serait presque « la bonne nouvelle ».
II est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures, par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits.
Descartes [37]
Déjà, pour Aristote, « le temps permet de prévoir par inférence des événements futurs à partir du passé. » [38] Il ne manque pas grand-chose à ces mots pour que le temps contemporain s'exprime selon le canon cyclique de la nature elle-même, l'équivalent de l'amélioration continue. Et, de fait, le temps même de la science peut être pensé en tant que cyclique, il correspond à un renouvellement constant des vérités qui sont découvertes. C'est du reste ce qui justifie sa pertinence en regard des religions : une vérité scientifique n'est jamais définitive. Elle part des connaissances qui la précèdent pour les améliorer.
L'acquisition d'une certitude palpable selon laquelle le monde des hommes est rond, grâce aux Découvertes, provoquera de façon incommensurable l'idéation totale de l'Humanité (et de son Histoire qui tendra désormais à être cyclique comme la Terre.) [39]
On doit à John Stuart Mill (1806 – 1873) – philosophe, logicien et économiste britannique, penseur libéral parmi les plus influents du XIXᵉ, et partisan de l'utilitarisme – d'avoir formalisé le concept d'idéation : « processus créatif de production, développement, et communication de nouvelles idées ; le terme idée signifie ici un élément de base de la pensée, ou plutôt de la vie psychique en général, qui peut être aussi bien sensoriel ou concret qu'abstrait. » [40] L'image mentale, la pré-vision, procèdent de l'idéation.
Mais revenons aux sciences, à celles de la physique qui ont en charge de définir les évolutions de la notion scientifique de temps. La physique a rebattu les cartes temporelles au cours de la première moitié du XXᵉ siècle : « Pour nous, les battements du pendule mesurent le temps qui s'écoule. Pour le physicien, le temps Newtonien, régulier et immuable, a cédé la place à l'espace-temps de la relativité d'Einstein. Cependant la relativité générale n'est pas compatible avec la physique quantique. Pour comprendre comment était l'Univers à ses débuts, il faut faire appel à des hypothèses encore plus audacieuses : la théorie des cordes et la gravité quantique à boucles, qui pourraient se passer de la notion de temps. Ces théories prédisent des violations de la théorie d'Einstein. » [41]
(Passons sur les viols conceptuels !) Les recherches quantiques cherchent à se passer de la notion de temps. Et selon le physicien quantique Carlo Rovelli [42], le temps relèverait de l'émotion.
« L'“espace“ n'est rien d'autre que la condition permettant de concevoir de multiples aspects simultanément, par annulation du temps. » [43]
Y'aurait-il, dans cette idéation, la raison d'être d'un futur physique sans temps ?
Malgré les évolutions conceptuelles abstraites presque inatteignables par l'esprit, et malgré ses doutes théoriques, la recherche quantique est efficace : des objets sont produits. Et c'est bien dans leur monde que nous vivons, celui des catastrophes annoncées (linéaires), et des remèdes circulaires imposés aux forceps.
« L'univers comme un tout tend à se délabrer » [44]. Placés au sommet des possibles, ces propos catastrophistes du cybernéticien Norbert Wiener concernent l'entropie linéaire, laquelle l'a conduit à formaliser, en tant que progrès nécessaire à réaliser, une optimisation de l'organisation soutenue par les procédés cybernétiques du feedback négatif (homéostasie) [45]. Cette rétroaction cyclique, omniprésente dans la symbolique utilisée en entreprise, sur nos ordinateurs, etc. [46], est hautement compatible avec le concept d'éternité biblique que nous avons déjà rencontré dans la propagande managériale : « Le cercle ne connait ni commencement ni fin » ; elle est plus compatible encore avec le cyclique de l'éternel retour, qui est très largement publicisé par la métaphysique managériale avec des symboles inspirés du taoïsme et de l'hindouisme.
Comme nous l'avons vu, au plan de l'imaginaire l'éternel retour souffre, tout comme le temps linéaire, de possibles contradictions. Ce cycle, qui est donc celui du renouvellement permanent du cycle lunaire ou solaire, et du cycle de la nature, ou la capacité d'autofécondation (autopoïèse), ou encore l'union de principes opposés (Yin et Yang), nous en avons déjà vu des exemples imagés. Mais ce cycle peut également être la calamité de l'éternel retour du même. Nous verrons, qu'en fait, cette calamité n'en est manifestement pas une.
Parfois qualifiées de « non-linéaires », les boucles de rétroaction cybernétiques (feedback) sont bien temporelles.
Leur “esprit“ est proche de celui du « Taijitu » (symbole taoïste du yin et du yang).
« Le Taijitu représente les cycles qui animent l'univers fondés sur la dualité yin et yang, c'est-à-dire sur la matière. Le symbole du Taijitu traduit bien la présence d'une énergie qui fait tourner le monde, le tao. En même temps, le Taijitu symbolise l'unité des phénomènes ainsi que la stabilité du temps. Plus qu'un enchaînement, le temps serait alors l'expression d'une symétrie entre la cause et la conséquence. » [48]
Cette approche occidentale du Taijitu installe l'énergie en principe premier faisant « tourner le monde ». Énergie qui était également le principe primordial de la thermodynamique au temps de la métaphore de L'homme machine, lorsque la première loi de la thermodynamique « rien ne se perd, tout se transforme » était reine. La conception contemporaine du Vivant bio-systémique est également rattachée à la thermodynamique, tout y est circulations et échanges d'énergie ou travail, de matière, d'information, tout y est système. C'est « l'unité des phénomènes » du Taijitu. Mais, et ce n'est pas négligeable, le “moteur“ de ces échanges, de ces communications, est fait de rétroactions réciproques, lesquelles produisent l'évolution [49]. Ce sont « les cycles qui animent l'univers », ou encore, la danse de Shiva chère au physicien quantique Carlo Rovelli.
Ces images ont été choisies parmi une somme très importante de possibles, ce sont des classiques de la propagande managériale et du bien-être (développement personnel). On remarque, au passage, que la temporalité linéaire des horloges y est fort bien représentée.
Et pour en revenir au Taijitu, la « symétrie entre la cause et la conséquence » ne relève pas, elle non plus, que de lui.
« Depuis René Descartes (et même déjà depuis Aristote), la recherche scientifique est fondée sur le postulat de la causalité : les phénomènes du monde peuvent être expliqués par un enchaînement de causalités. Si un phénomène apparaît d'abord comme trop complexe, il suffit de le décomposer en plusieurs enchaînements de causalités. Cette démarche est ce que l'on peut appeler une démarche analytique. » [50] Ce peut tout aussi bien être ce que l'on qualifie d'approche par processus déterministe : « chaque événement, en vertu du principe de causalité [51], est déterminé par les événements passés conformément aux lois de la nature » [52]. Avec la rétroaction, cette approche évolue et prend la forme opérationnelle suivante : l'effet rétroagit sur la cause.
Dit en langage de radiateur : la rétroaction négative signifie qu'un système va utiliser son output comme input à des fins de correction. La rétroaction lie l'effet à sa cause de façon 'continue' avec plus ou moins de retard. Ou, plus pragmatique : « La rétroaction négative crée une boucle causale circulaire dans laquelle une action A provoque un effet B, qui à son tour provoque une nouvelle action A' qui a été calculée pour réduire l'erreur de l'effet B' suivant, et ainsi de suite. » [53]
La temporalité s'efface presque dans ce processus continu où c'est la causalité elle-même qui est agissante (on dit habituellement d'un système qu'il est dynamique, plutôt qu'agissant).
Ce qu'il reste de temporalité dans un système relève presque de l'inconscient réflexe, c'est une continuité de la correction : ça ne cesse de s'améliorer ou de se donner des baffes en cas d'erreur ( :-( :-) ).
La circularité causale/temporelle, c'est donc la liaison, par le feedback, entre la temporalité cyclique et l'effet agissant sur la cause : l'effet rétroagit sur la cause de façon itérative, une sorte de symétrie temporelle entre la cause et la conséquence. Il s'agit d'un seul et même processus, autrement nommé « causalité circulaire ».
Edgar Morin reprend les différentes formes de causalité utilisées en diverses sciences et annonce l'émergence de la « causalité complexe ». Il évoque, au passage, la causalité circulaire comme causalité, à la fois, auto-générée et générative : « La causalité circulaire, c'est-à-dire rétroactive et récursive, constitue la transformation permanente d'états généralement improbables en états localement et temporairement probables » [54]. (Il ne croit pas si bien dire !) Et cette circularité, naturalisée notamment par l'économie et le management, n'est rien moins qu'une promesse formelle d'anticipation et d'accélération des phénomènes. Ainsi, avec la temporalité cybernétique, la critique commune adressée à notre époque, qui serait un « présent perpétuel » [55], est très simplement et logiquement réfutable puisqu'il n'y a pas de présent effectif : si vous faites un pas en avant de la jambe droite, elle est déjà dans le futur de votre jambe gauche qui la rejoindra au pas suivant (le temps est mouvement, comme nous l'enseignent les lois de la physique).
Le temps linéaire 1/ causse -> 2/ a souvent été critiqué en tant que trop déterministe : les phénomènes sont nécessairement produits par des événements passés, conformément aux lois de la nature. L'agir cyclique cybernétique peut, lui, être qualifié d'hyper déterministe, c'est un futur pré-vu, calculé à l'aune du déjà connu. Il s'agit d'une 'marche en avant' prise au pied de la lettre [56]. En effet, dans la circularité (feedbacks entre le pré-vu et le déjà connu), le passé est récurent. Un passé sans pourquoi, car il est d'essence informationnelle. La mémoire est avant tout prospective : vous êtes en train d'écouter, pour le seul plaisir de la chose, un vieux CD datant du temps de votre adolescence… et voilà que grâce à votre mémoire les premières mesures du morceau à suivre vous reviennent à l'esprit : vous avez été capable de les anticiper … S'il s'agit d'une activité plus sérieuse, ayant des enjeux (nécessairement pré-vus), notre mémoire est supposée passer en revue les expériences passées ayant des ressemblances avec celle à venir ; fort rationnellement notre mémoire va faire des comparaisons statistiques, des calculs de probabilités de réussite ou d'échec, avant de choisir l'option la plus raisonnable. Cet “idéal“ est conçu pour optimiser la prise de décision, notamment, et en particulier, celles des consommateurs “autos“ chers à Hayek !
Les théories neurocognitives contemporaines développée par Stanislas Dehaene (Président du conseil scientifique de l'Éducation Nationale) nous l'explique : « le cerveau humain et animal contient des mécanismes d'inférence statistique approchant les équations normatives de l'inférence bayésienne, théorie mathématique simple [qui] rend compte d'une grande variété d'observations psychologiques et physiologiques. » [57]
Le psychologique est donc bien identique au corporel selon des lois mathématiques. C'est le Corps Un qui “fonctionne“, en toute logique, selon des lois mathématiques, lesquelles consistent ici « à modéliser toute forme de croyance par un degré de crédibilité valant entre 0 et 1 » ! Et Dehaene de conclure : « Lorsque notre cerveau reçoit des entrées ambiguës, il semble en reconstruire l'interprétation la plus probable. Cette inférence est hiérarchique et donne accès à des connaissances abstraites. La prise de décision pourrait résulter d'une combinaison de ce calcul bayésien des probabilités avec une estimation des conséquences de nos choix. » [58]
Hayek et ses adeptes doivent être contents, car on retrouve là bien des fondements de la théorie économique du « choix rationnel » ( j'y reviendrai dans un prochain article.)
L'agir rétro-actif est formalisable et/ou matérialisable. Il est composé de matières diverses (énergie, information, image, etc.), données produisant des résultats qui peuvent être des objets, des phénomènes météorologiques, la guérison, la maladie, un texte, mais aussi un nouveau concept, un nouvel algorithme, etc.
En auto-référencement permanent, la reproduction itérative du Même (Mème) se fait par autocontrôle obsessionnel. Agir égocentré et réactionnaire (puisque validant ou invalidant sans cesse ses données passées), l'auto est… rétro-actionnaire !
La temporalité de l'autocontrôle récurent est obsessionnelle, c'est l'accélération constante des nécessités de satisfaire toujours un peu plus les exigences de la norme, comme le formule si bien l'ISO.
Nous ne sommes pas de purs esprits. L'urgence est donc, et toujours un peu plus, de parvenir à rester autonome économiquement.
D'une phrase
En s'adjoignant le cycle prométhéen moderne, le progrès n'est plus seulement, linéairement, de l'ordre de l'espérance. Réduit à une quête déterminée de progrès continu, le futur est dicté depuis un extérieur établi. La temporalité cyclique correspond en effet à une optimisation ad libitum de données, et, d'objectifs finalisés, les objectifs de l'économie. Elle qui naturalise, idéalise et fait idéaliser, les processus concrets de toute nature : biologiques, conceptuels, naturels, émotionnels, etc.
D'où ces toutes premières propositions du collectif banderoles :)
SUS AUX RÉTRO-ACTIONNAIRES !
LE TEMPS, C'EST PAS DE L'ARGENT !
À suivre : L'objectif comme projet
Amitiés
Natalie
[1] Ibidem
[2] Barry Smith, L'esprit connexionniste : une étude de la psychologie de Hayek, Intellectica, Revue de l'Association pour la Recherche Cognitive (1999).
[3] Des explications sur chacune des notions absconses de cette citation sont données dans Cyberbasiques.
[4] Hannah Bensussan, Entre spontanéité et contrôle : ce qu'Hayek se refusait de penser, Cahier d'économie politique n°82 (2023)
[5] Bertalanffy cité par David Pouvreau, Une histoire de la ”systémologie générale” de Ludwig von Bertalanffy - Généalogie, genèse, actualisation et postérité d'un projet herméneutique, Histoire, Philosophie et Sociologie des sciences. École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) (2013).
[6] Adel Bouraoui, Hayek, l'« ordre spontané » et la complexité, Revue Économique, vol. 60 (2009), consultable sur CAIRN
[7] Hayek (1968), cité in Hannah Bensussan, op. cit.
[8] Voir le Management comme système
[9] « Les premières pratiques de la nouvelle gestion publique sont apparues au Royaume-Uni sous la direction du Premier ministre Margaret Thatcher, qui a joué le rôle fonctionnel d''entrepreneur politique' et le rôle officiel de Premier ministre. Thatcher a fait évoluer la politique de gestion publique dans des domaines tels que les méthodes d'organisation, la fonction publique, les relations de travail, la planification des dépenses, la gestion financière, l'audit, l'évaluation et la passation des marchés. » en.wikipedia.org
[10] Otto Mayr, The origins of feedback control, Scientific American Magazine (1970)
[11] Business Cycles : a Theoretical, Historical and Statistical Analysis of the Capitalist Process
[12] « Quand plusieurs branches se contractent simultanément, il s'ensuit une récession. Schumpeter appelle ce dégraissage de capital et de travail “destruction créatrice“ – “créative“ non seulement dans le sens qu'elle est stimulée par l'innovation, mais aussi parce que la destruction crée les conditions pour de nouveaux investissements et pour l'innovation : dans une crise, les capitaux trouvent les moyens de production et la force de travail disponible sur le marché a des prix bradés. Ainsi, tel un incendie faisant place nette, la récession ouvre la voie à une nouvelle poussée de croissance. [Pour Marx] dans et au travers de ces crises cycliques, une crise séculaire pointe, une crise de la reproduction du rapport capital-travail lui-même […] La loi générale de l'accumulation du capital indique qu'avec le temps, de plus en plus de travailleurs et de capitaux se verront incapables de se réinsérer dans le procès de reproduction. » Endnotes, Histoire de la séparation. Éditions Sans soleil (2024)
[13] David Graeber, Possibilités. Essai sur la hiérarchie, la rebellion, le désir, Rivages poche (2007)
[14] CERCLE, symbolisme, Encyclopædia Universalis. www.universalis.fr
[15] Éternité, Littré, dictionnaire du XIXᵉ www.littre.org
[16] Aristote, L'intelligence et la main, Les parties des animaux.
[17] Notice. Exposition La Fabrique des images, Musée du Quai Branly, Paris (2010 - 2011)
[18] Benjamin Péret, Le noyau de la comète, préface à L'anthologie de l'amour sublime, (1956)
[19] Préface à, Benjamin Péret, Brésil noir, Main Forte (2023)
[20] Voir Carlo Rovelli, L'ordre du temps, Champs Flammarion (2022)
[21] Marie-Claire Amouretti et Françoise Ruzé, Le monde grec antique, Hachette supérieur (2018).
[22] Pierre Emmanuel Vidal-Naquet, Pierre Lévêque, Pierre Limouzin, Clisthène l'Athénien. Essai sur la représentation de l'espace et du temps dans la pensée politique grecque de la fin du VIe siècle à la mort de Platon, Annales littéraires de l'Université de Besançon (1973), consultable sur Persée.
[23] Hervé Barreau, Aperçu sur l'histoire de la notion de temps, Le temps, Que sais-je ? Presses Universitaires de France (2009)
[24] Jean-Pierre Vernant, L'univers, les dieux, les hommes. Récits grecs des origines. Seuil (1999)
[25] Guillaume de Lorris (entre 1230 et 1235), puis Jean de Meung (entre 1275 et 1280).
[26] Vidal-Naquet et Alt., op. cit.
[27] Voir par exemple ; Nicolas Siron, Le temps qui passe. Présence et représentations du temps dans les tribunaux athéniens, Dialogues d'histoire ancienne, vol. 48 (2022), consultable sur Persée
[29] Barreau, op. cit.
[30] Note de l'auteur : « Pour une mise au point sur ces deux aspects de la représentation linéaire, voir D. Engels Von Platon bis Fukuyama : biologistische und zyklische Konzepte in der Geschichtsphilosophie der Antike und des Abendlandes, Latomus (2015) »
[31] « Le déterminisme est une théorie philosophique selon laquelle chaque événement, en vertu du principe de causalité, est déterminé par les événements passés conformément aux lois de la nature […] Peu d'idées ont suscité autant de débats à la fois scientifiques et philosophiques. Le déterminisme a été conçu comme un idéal vers lequel devait tendre la science, Claude Bernard en a fait le fondement de la démarche expérimentale, tandis que Durkheim et Freud l'ont introduit dans les sciences humaines et sociales. Par la suite, la mécanique quantique et les théories du chaos naissantes ont été perçues, à tort ou à raison, comme remettant en question la pertinence de la vision déterministe de la nature. »
Déterminisme, fr.wikipedia.org
[32] Georges Vassiliades, Temps cyclique et temps linéaire à la fin de la République. Vita Latina, N°197-198 (2018). Consultable sur Persée
[33] Pierre Musso, Y-a-t-il une direction de l'histoire humaine ? Avec philosophie, France Culture (28/05/2024)
[34] David Engels, Déterminisme historique et perceptions de la déchéance sous la république tardive et le principat, Latomus (2009), cité par Vassiliades op. cit.
[35] Guillaume Carnino, L'idée que la science est en dehors du monde et qu'elle n'a rien à voir avec les intérêts est une fiction. La revue du COMPTOIR n°4 (2023)
[36] Lancement des opérations « place nette » XXL (2024), www.police-nationale.interieur.gouv.fr
[37] Les Principes de la philosophie (1644)
[38] Corinne Nicolas-Cabane, Véronique Kremmer, Richard Faure, Comment les Grecs de l'Antiquité concevaient-ils le temps ? Exposition transdisciplinaire. ANR MIDISHUC, Nice (2020)
[39] Augustin Garcia Calvo, Histoire contre tradition. Tradition contre Histoire. Éditions la Tempête (2019)
[40] Idéation, fr.wikipedia.org
[41] Le temps existe-t-il ? Série de conférences à la cité des sciences
[42] Rovelli, op. cit
[43] Garcia Calvo, op. cit.
[44] Wiener, Cybernetics : or control and communication in the animal and the machine (1948)
[45] Voir Cyberbasiques
[46] Voir le Management comme système
[47] Voir Cyberbasiques
[48] Adrien Chœur, Le temps est-il cyclique ou linéaire ? www.jepense.org
[49] Ce paragraphe renvoie à des explications données et à des noms cités dans Cyberbasiques
[50] Systémique, fr.wikipedia.org
[51] « Le principe de causalité s'énonce ainsi : « Tout phénomène a une cause ». Comme l'écrit Spinoza : « D'une cause déterminée résulte nécessairement un effet ; et, inversement, si aucune cause déterminée n'est donnée, il est impossible qu'un effet se produise » Kant, pour sa part, affirme : « Loi de la causalité : Tous les changements arrivent suivant la loi de liaison de la cause et de l'effet ». Cette vision est remise en cause par des phénomènes sans 'cause' apparente dans le domaine quantique : désintégration d'un noyau instable, apparition de paires particule-antiparticule, fluctuations quantiques. » Causalité fr.wikipedia.org
[52] Déterminisme, op. cit.
[53] Peter M. Asaro, Cybernetics. www.peterasaro.org
[54] Causalité, Op. cit.
[55] Voir par exemple Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits. La Découverte (2018).
[56] Remerciements à Laurent Vannini qui m'a indiqué cette lecture de l'expression 'marche en avant', comme pouvant renvoyant au temps d'avant.
[57] Stanislas Dehaene, Psychologie cognitive expérimentale
[58] Ibidem
18.11.2024 à 13:08
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L'Internationale Destructionniste, 2024
- 18 novembre / Avec une grosse photo en haut, Littérature, Cybernétique, 2Alors que leur nouveau film Breached : A Chronicle of Cargo Theft commence à être projeté, Andrew Culp et Thomas Dekeyser de l'“Internationale Destructionniste” se sont entretenus avec Ian Alan Paul pour discuter de leur critique de la technologie et de la politique, de leur approche du documentaire contemporain, et de leur façon d'embrasser la négativité comme concept opérant. [1]
Pendant un temps, la critique de la technologie par le CLODO a été assimilée à celle des Luddites. Il y a certainement une affinité ; cependant, la critique des Luddites était une opposition ouvriériste aux fausses promesses de loisir. Comme Marx l'écrira plus tard, les capitalistes introduisent des technologies toujours plus performantes pour obtenir un superprofit à court terme et discipliner le travail — si la vie de quelqu'un est rendue plus facile, c'est celle du manager qui utilise le mot “efficacité” comme un euphémisme pour l'accroissement du nombre de travailleur
euses qu'il surveille et commande.La critique du CLODO était plus prophétique. Au début des années 1980, iels voyaient déjà la trajectoire que prenait l'informatique. D'un côté, l'ordinateur ne s'écarterait pas du nexus de son émergence, le dispositif prototypique du complexe militaro-industriel de l'après-guerre. Son utilisation initiale était liée aux relevés de bombardements, aux calculs d'artillerie antiaérienne et à la conception de la bombe atomique. En tant que groupe d'action directe, le CLODO ciblait les entreprises informatiques liées au secteur militaire, à l'État sécuritaire, à la police et aux industries de grande envergure. D'un autre côté, le CLODO avait un sens remarquablement prémonitoire de ce que les développements futurs de l'informatique allaient impliquer, à savoir qu'elle deviendrait essentielle pour réguler tous les aspects de la vie sociale par une logique proche de celle de la police. “Informa-flic”, comme iels l'ont écrit dans un graffiti, forgeant un terme pour désigner la surveillance informationnelle.
Les premières salves de cette campagne policière se trouvent dans la biographie piquante de Tom Vague sur la Faction Armée Rouge, Televisionaries. On y apprend qu'en 1971, lorsque Herold Horst prit la direction du Bundeskriminalamt (l'équivalent allemand du FBI en Allemagne de l'Ouest), il put mettre en œuvre les “Principes Organisationnels du Traitement Électronique des Données dans le Maintien de l'Ordre Public” qu'il avait élaborés quelques années plus tôt. La version officielle est que Herold dirigea une chasse à l'homme systématique qui aboutit à la liquidation de la Faction Armée Rouge. Mais, selon Vague, Herold devint “si obsédé par son ordinateur qu'il emménagea dans le complexe pour être avec lui en permanence”. Le résultat de cette obsession fut une base de données contenant près de cinq millions de noms, 3100 organisations, et plus de deux millions d'empreintes digitales et de photographies dès 1979. En bref, les expériences qui ont servi à développer la surveillance informationnelle moderne ont commencé avec la chasse aux militant
es politiques.Thomas Dekeyser : Cette histoire particulière de l'informatique a soulevé une série de questions sur notre propre fascination, en tant que chercheurs et cinéastes, pour le CLODO. Les documentaristes considèrent souvent qu'il est de leur devoir de mettre en lumière des affaires oubliées, d'établir des liens jusqu'alors négligés. Mais cet objectif semble étrangement proche de celui des “informa-flics” que le CLODO cherchait à condamner. C'est pourquoi nous consacrons une large partie de notre film à nous interroger : étendions-nous les pratiques d'identification, de cartographie et de corrélation que la police avait initiées dans les années 1980, lorsqu'elle dressait des profils du CLODO et s'installait dans des véhicules près de ce qu'elle pensait être les prochaines cibles nocturnes du CLODO ? Nous avons estimé qu'il était de notre devoir d'au moins essayer de résister à l'envie de “combler les lacunes de l'histoire” et, au contraire, de les élargir par l'usage stratégique du secret et de la mystification.
Au-delà de la sphère de la recherche ou du cinéma, la question du “mal d'archive” — le terme judicieux de Derrida pour désigner l'attrait de l'archivage — est, selon nous, une problématique que la politique technologique doit prendre plus au sérieux. Comme vous le notez, Ian, même les actions les plus radicales finissent souvent par alimenter l'archive numérique, associant des images à un appel à la participation et une liste de revendications claires. Nous trouvons une alternative dans la trajectoire du CLODO, que nous décrivons dans le film comme une instance de l'“an-archival” : la dérision ludique au cœur de leurs trois communiqués, leur refus des “stratégies de recrutement” et leur auto-annihilation après trois ans d'activité. À l'instar du Groupe Volcan (Vulkangruppe) qui, en 2024, a incendié les sources d'électricité de la Gigafactory de Tesla à Berlin, le CLODO esquisse les contours d'une politique technologique qui ne se laisse plus séduire par l'idée d'alimenter le réseau avec de nouvelles ressources, préférant plutôt l'affamer. Iels savent bien que parler avec des mots, des images et des idées familières se convertit trop facilement en une solidification, voire une expansion, de notre présent technologique.
Dans d'autres sections du film, une caméra anonyme erre de nuit entre certaines cibles du CLODO à Toulouse, dérivant à travers les contours technogéographiques de la ville. Tout semble imposant, sécurisé et contrôlé, mais paraît également totalement exposé et vulnérable aux conspirations obscures que le film laisse entendre comme se cachant un peu partout autour. En le regardant, on ne peut s'empêcher de se demander si les explosions passées du CLODO vont de nouveau éclater sur nos écrans dans le présent.
Dans ces choix formels, la possibilité d'une attaque semble émerger de l'intérieur pour finalement se retourner contre les technologies qui administrent la société. L'informatique n'est pas présentée comme une industrie parmi d'autres nécessitant une régulation ou une réforme, mais plutôt comme l'infrastructure actuelle de la domination sociale, ainsi qu'un réservoir de potentiel destructeur prêt à être déclenché. Pourriez-vous en dire plus sur ce diagramme que le film trace entre l'informatique et sa destruction ?
Il serait cependant erroné de lire le CLODO comme reflétant simplement le goût pour la destruction qu'il trouve dans l'informatique. Sa relation n'est pas celle d'une dialectique où lae militant
e copie le modèle, la définition et les structures de ce qu'il cherche à démanteler. Le CLODO a pris les étincelles de destruction inhérentes à l'informatique et les a poussées à leur conclusion extrême. Les industries de l'informatique ont bien fait attention de garder tout ce qui soutient ou alimente l'État et le capital — les formes de propriété, les relations de travail, les marges de profit — en dehors de leur champ de tir. Entre les mains du groupe militant, la destruction s'est détachée des freins qui la contiennent, devenant presque toute-englobante en cours de route. Le CLODO semblait aspirer à saper, à toutes les étapes, les formes organisationnelles, les programmes rigides, et le désir de reconnaissance et de recrutement qui caractérisent autant les industries de l'informatique que les techno-réformistes cherchant à les transformer. Un coup d'œil à leurs communiqués ludiques et à leur “auto-interview” en témoigne amplement. Au final, le CLODO est allé jusqu'à s'abolir lui-même, après trois ans, pour ne plus jamais être entendu. À l'inverse d'un maintien d'une négation dialectique, le CLODO a cherché à attaquer la logique même de la relation, y compris la relation constitutive à lui-même. C'est cette intransigeance qui nous attire en partie vers le CLODO, et c'est pourquoi nous pensons qu'il possède une dimension cosmique. L'abolitionnisme du CLODO se manifeste dans la modalité d'une entropie cosmique qui engloutit des mondes entiers, accélérant ses chemins de destruction.AC : Vous touchez tous deux à ce qui distingue le CLODO de tant d'autres — aussi bien de leurs ennemis, le complexe militaro-informatique-industriel, que de leurs camarades de la gauche militante anti-impérialiste — à savoir, leur métaphysique (ou, pour le dire plus simplement : leur “vision du monde”). Ils avaient pressenti que l'informatique pèserait encore plus lourdement sur notre conscience collective que tout le reste. Autrement dit, au-delà du rôle que les ordinateurs jouent dans le réchauffement mortel de la planète, la plus grande tragédie de l'omniprésence de l'informatique est la manière dont elle colonise l'esprit.
L'une des histoires qui nous aide à cadrer le film est celle de la “recherche opérationnelle”. C'est le nom que l'armée a donné à sa “science” de la prise de décision, qui a contribué à transformer la guerre en un processus industriel. Le management a pris le modèle de l'usine et l'a appliqué à l'art de tuer. La quantification régnait en maître. La logistique est devenue la clé pour remporter des batailles, et la microéconomie a permis de faire fonctionner la guerre comme une entreprise. La grande ironie : ce coup de maître en gestion fut un succès idéologique, mais conduisit souvent à des échecs sur le champ de bataille.
Prenons l'exemple d'un film officiel du ministère américain de la guerre sorti en 1944, intitulé “The Case of the Tremendous Trifle”. Il s'agit d'un récit fictif de la planification des bombardements stratégiques américains de 1943 sur l'industrie allemande des roulements à billes. Ce récit affirme que des éléments insignifiants, comme les roulements à billes, sont des points d'étranglement stratégiques ignorés par celleux qui ne prêtent pas attention aux rouages techniques de la nouvelle approche industrielle de la guerre. Raisonnant comme des ingénieurs électriciens examinant un schéma de circuit, les planificateurs de guerre engagèrent des ressources précieuses dans un raid risqué qui leur coûtèrent des avions et des vies humaines. Le film présente cela comme un succès. Mais en réalité, les roulements à billes étaient si insignifiants à produire que l'Allemagne en avait déjà amassé bien plus qu'elle n'en aurait jamais besoin. L'approche scientifique prétendument efficace de la guerre s'est avérée être un exercice futile de morts inutiles.
Pourquoi est-ce que j'en parle ? Parce que cela démontre comment la conséquence psychique de l'informatique est un mode de pensée techno-stratégique myope. Notre culture a été dévorée par l'imaginaire de solutions techniques aux problèmes sociaux, issue d'une croyance quasi mystique dans la puissance du calcul — une surestimation de l'importance de concepts tels que l'efficacité, la simulation, la prise de décision automatique, l'analyse basée sur les données, et plus généralement, les méthodes économétriques. La foi en cela est si forte que la vie sociale semble désormais dirigée par ces “visionnaires” qui suscitent l'enthousiasme pour des capacités computationnelles qui n'existent pas encore, et qui n'existeront peut-être jamais. Cela révèle quelque chose de grave : même si tous les semi-conducteurs du monde brûlaient demain dans une gigantesque tempête solaire, la manière dominante de penser ne changerait pas d'un iota.
Une bien trop grande partie de la gauche a été complice de cela. De nombreux
ses camarades avaient à la fois partiellement raison et totalement tort. La Faction Armée Rouge et d'autres groupes militants ont correctement identifié l'informatique industrielle comme un maillon de la grande chaîne capitaliste de l'informatique. Mais, même en bombardant ces dispositifs, la plupart d'entre elleux s'enfonçaient davantage dans l'analyse techno-stratégique de la géopolitique mondiale de leurs ennemis.Ce qui est le plus stimulant chez le CLODO, c'est leur rejet de cette pensée techno-stratégique. Contrairement à la guerilla, iels n'ont pas exprimé leurs actions dans le langage paramilitaire des campagnes stratégiques. En s'exprimant principalement à travers des graffitis, iels ont agi de manière décisive contre l'informatique plutôt que de débattre de ses mérites. Et dans les rares écrits qu'iels ont publiés, iels n'ont pas tant condamné les ordinateurs en eux-mêmes que le monde de l'ordinateur. Leur message : nous ne vaincrons pas l'autoritarisme des ordinateurs avec des dispositifs plus intelligents ou une gestion plus éclairée (par exemple, par un contrôle socialiste ou communiste) ; la seule issue est de trouver et de sortir de l'esprit computationnel.
Généralement, les militant
es se crispent quand nous disons cela. Ils ne peuvent tolérer une résistance “locale” et demandent qu'elle devienne “globale”. Mais comment cela pourrait-il même se faire ici ? Selon nous, le CLODO n'a réussi que parce qu'iels connaissaient suffisamment bien la ville pour penser et agir comme des cambrioleur euses. Se fondre dans des foules amicales est ce qui les a empêché es d'être identifié es ou arrêté es. Il existe des moyens pour d'autres d'agir en solidarité ou même de s'inspirer de leur exemple, mais uniquement si cela est abordé du point de vue des cellules clandestines ou des réseaux autonomes. L'absence de centre est ce qui rend ces approches les plus efficaces : sans leadership, les forces de répression doivent s'attaquer à tout le réseau, un e par un e.Le nom “Internationale Destructionniste” ne nous est venu qu'après une immersion profonde dans le projet du CLODO. Nous nous sommes posés une question similaire à celle que vous soulevez à propos des noms : quelle est “l'existence” d'une entité qui ne peut exister que dans des conditions particulières ? Ce que nous avons découvert, c'est qu'il existe de rares subjectivités qui apparaissent dans la chaleur d'un moment, mais qui ne subsistent pas dans le monde froid et brutal de la vie quotidienne.
Il existe une longue tradition de tourner en dérision des petites éruptions comme celles provoquées par le CLODO. Les léninistes accusent les insurgés de spontanéité aventuriste infantile, tandis que les techno-solutionnistes rejettent d'emblée tout ce qui résiste à la “reproduction à grande échelle”. Mais nous sommes convaincus que le véritable changement n'est pas impulsé par les politiciens et les bureaucrates. Ce n'est pas l'infrastructure organisationnelle, mais les événements interventionnistes qui sont la différence qui créé une différence.
Nous n'avons guère de patience pour le défilé nauséabond de reportages qui se présentent sous le nom de “documentaire”. Leur seul ruse est la pitié libérale : dresser le profil de la victime parfaite dont l'histoire d'injustice mérite l'indignation du
de la téléspectateur ice. Iels prétendent être mu es par l'empathie. Mais ce n'est pas ce qui se passe réellement. C'est un élan voyeuriste et pornographique d'appropriation de ce qui peut être vu.Les forces révolutionnaires qui renverseront le patriarcat, subvertiront le capitalisme et démantèleront la domination raciale n'ont pas besoin de notre pitié. Elles sont puissantes, dangereuses et intrinsèquement menaçantes. Ce serait une grave erreur de les dépeindre comme faibles ou pathétiques. C'est pourquoi nous refusons de raconter des histoires où les systèmes de pouvoir sont le moteur principal. Nous plaçons notre sort entre les mains de ces forces de destruction.
Pour être un peu didactique, ce sont les forces de destruction elles-mêmes qui composent l'“Internationale Destructionniste”. C'est une internationale sans charte, dont les membres de base sont rarement des adhérent
es officiel les. Thomas, Dana, d'autres et moi-même formons une fraction mineure de l'internationale, constituant un comité de cinéma temporaire, un organe littéraire ou autre - continuant nos contributions tant que nous estimons qu'il y a du travail à faire.Dans le film, nous posons la question : qu'est-ce qui rend le conteneur si sacré, et sa violation si scandaleuse ? Pourquoi les Américain
es ont-ils une fascination pour les bandits de grands chemin, les cow-boys braqueurs de trains, tout en méprisant leurs héritiers contemporains ? Pour examiner ces questions, nous voyageons à travers les paysages de la logistique, de l'infrastructure et de la surveillance, à la fois violents et fragiles, guidés par un travailleur voisin racontant ses rencontres avec les pilleur euses et l'attirance dangereuse que suscitent leurs actes.Les premierà nous contacter.
es spectateur ices à voir le film étaient celleux qui avaient été les plus directement affecté es par les vols de marchandises : ces acheteur euses en ligne dont les colis ne sont jamais arrivés. Nous avions trouvé leurs adresses sur les boîtes déchirées d'Amazon et UPS en filmant sur les voies ferrées, et les avons dirigés vers la “Hotline Internationale Destructionniste pour le vol de marchandises” où iels ont reçu un lien privé vers le film. Nous ignorons ce qu'iels ont pensé du film, ou même s'iels l'ont regardé en entier. Les lecteur ices de cette interview pourraient être un public plus approprié. À celleux qui sentent que cela pourrait être le cas, et qui aimeraient peut-être organiser une projection, nous vous encourageonsCet entretien a d'abord été publié par nos amis américains de IllWill, traduction par MLAV.LAND.
[1] Sur la cybernétique, le CLODO [Comité Liquidant Ou Détournant les Ordinateurs] et le film Machines en flammes, vous pouvez lire cet article de 2022.
18.11.2024 à 12:34
dev
« Le dégoût du monde tel qu'il est construit jusque dans ses murs est la chose la plus partagée à Tolbiac, avec l'ennui et les singeries. »
- 18 novembre / Avec une grosse photo en haut, Positions, Mouvement, 4Il y a quelques semaines, nous publiions QLF : nouveau parti pris étudiant, une proposition stratégique pour réinvestir politiquement les universités à distance de la morosité et de l'ennui qui caractérisent les organisations « de gauche ». Au programme : banquets, feux d'artifices et chasses au trésor. Nous recevons et publions cette réponse en forme de prolongement théorico-tactique depuis le campus de Tolbiac.
La QLFite se répand vite dans les facs parisiennes et ailleurs. Après les ronds-points étudiants de rentrée et l'appel QLF international en plein regain de ferveur pro-palestinienne, l'article « le nouveau parti pris étudiant » a bien tourné : voici une brève réponse aux senteurs de tabac à rouler depuis la fosse de Tolbiac, aka Le Volcan, au mouvement qui vient au sein et par-delà les universités.
Tolbiac compte 12000 étudiants au total sur les 45000 que compte Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Le centre dispose d'UNE entrée (rue Baudricourt) et d'UNE sortie (rue de Tolbiac). Les salles de TD et CM, la fosse, les deux CROUS (un au rez-de-chaussée et un au neuvième étage), la BU, les amphis d'été et la rue tout devant sont des espaces de passage privilégiés par les étudiants. Les tables en pierre dans un coin de la fosse et le large trottoir à la sortie de la fac peuvent parfaitement devenir des zones QLF, des espaces de rencontre basés sur la gratuité, la fête, l'entraide.
À la fac, acquérir une large audience est facile pour les organisations molles ou rouges. Leur influence quotidienne est forgée à la sueur de leur base militante d'automates fatigués. Alliez la monopolisation des canaux de communication intra-universitaires, les accointances très légales (financières) avec l'admin mais aussi les distributions « solidaires » et autres revendications quotidiennes : leur discours creux est rendu persuasif par la charité, à peine condescendante, que les réformistes affichent envers les étudiants. L'intervention QLF dans la fosse de Tolbiac clarifie en actes cet état de fait fumeux par la négation intransigeante, concrète et joyeuse des rapports marchands et bureaucratiques qui aliènent les étudiants. Cultiver son bonheur indépendamment de la morosité de la « vie étudiante », libérer la puissance contenue dans la spontanéité affective des plus jeunes étudiants, c'est rendre possible l'auto-organisation de formes-de-vie séparées du règne du capital dont l'université n'est que vassale. Parce que c'est de rond-point étudiant en soirée gratuite, de crêpe chocolatée en banderole renforcée que résonne la grinta du mouvement QLF : faire le communisme moins que le dire.
La phrase « La constitution de la classe hors du capital n'est pas le dépassement du parti, mais la condition de sa fondation. » peut se traduire à la fac par : « La constitution des étudiants contre l'université n'est pas le dépassement de leur subjectivité mais la condition de son affirmation. »
Les gens à Tolbiac sont jeunes et plutôt politisés car le campus concentre les L1 et L2 de beaucoup de licences dites « littéraires ». L'avantage stratégique majeur est que ces étudiants sont pour la plupart curieux politiquement et, évidemment, récemment extraits du lycée. Enrayer l'emprise sociale des BDE, « assos » de licence et réformistes sur les étudiants implique d'esquisser à la fac une forme de sociabilité séparée des rapports marchands dans la continuité existentielle de ce qui est possible au lycée. C'est là le pari massificateur le plus réaliste. Par exemple : lycéen, on a tous séché les cours avec sa bande de potes ou traîné dans les alentours de « son » établissement ; à la fac, la justesse de l'intervention séditieuse correspond à sa capacité à réaliser la spontanéité affective des étudiants, à capter la survivance de débris d'indiscipline là où c'est possible. La fosse est le lieu privilégié de ce type d'interactions authentiques et de tissage d'une solidarité. Tous les recoins sont bons pour s'amuser, extraire momentanément puis durablement les étudiants des flux qui les aliènent et la tristesse du quotidien, ouvrir une brèche désirable et esquisser les autonomies.
Le dégoût du monde tel qu'il est construit jusque dans ses murs est la chose la plus partagée à Tolbiac, avec l'ennui et les singeries. De la clope fumée avec l'inconnu dans la fosse au brouhaha entre amis du fond de l'amphi, du retard en cours après le taff aux leçons révisées pendant l'AG, des cookies quotidiennement volés au CROUS jusqu'à la profusion de tags contestataires dans les escaliers : le dégoût du présent a la clarté de l'évidence pour les plus jeunes étudiants de la fac. Ce dégoût leur est aussi familier que l'hypocrisie crasse d'un manager, le mépris débridé d'une proprio ou l'arrogance assumée d'un contrôleur RATP. Et même pour la plupart d'entre eux, plutôt matériellement privilégiés, les étudiants sont frustrés ou dépressifs parce qu'encore nombreux à être précaires, soumis à la peine du travail. Ce fait, ajouté au temps accordé par leur emploi du temps universitaire, fait d'eux une force de travail peu ou pas vraiment intégrée au salariat formel et, par conséquent, une main d'œuvre distraite et peu expérimentée, remplaçable et maltraitable à souhait par le capital, ce qui la prédestine à la mutinerie.
Les étudiants de Tolbiac sont bavards, bruyants, peu disciplinés et cyniques quand ils ne sont pas déjà indifférents à l'académie. Cette fac a été construite pour eux, sur-mesure pour la profanation quotidienne du Saint-Savoir que représente, pour la Sorbonne millénaire, les rires entre ses murs d'enfants de prolos ou l'offense audacieuse de la bonne morale libérale quand ces post-adolescents turbulents ne se laissent pas faire. Contrairement à ce que ne comprendront jamais les trotskistes et autres arrière-gardistes, les jeunes générations agglomérées à Tolbiac n'ont pas besoin qu'on leur explique la lutte des classes ou le changement climatique : ils ont grandi avec des images de la catastrophe et sont les premiers témoins de l'exploitation de leurs aînés. Comment voulez-vous qu'à Tolbiac ces jeunes-là n'aient pas la subversion plein le corps et le commun dans le cœur ? Toutes les fois où la classe a de bonnes raisons de rendre coup pour coup, c'est à Tolbiac que la réponse se fait la plus rapide et la plus forte. Parce que c'est chaque jour, de soupir en soulèvement, que les étudiants sentent, pour certains jusque dans leur chair, la reprise de l'offensive prolétarienne.
Cela a valu audit Centre Pierre-Mendès-France la qualification ironique par Georges Haddad (ancien dirlo de la fac) de « volcan qui est prêt à entrer en éruption à tout moment ». Il avait avancé dans le documentaire « Tolbiac Poésie militante - Histoire de la vie militante de l'amphi N », produit par Paris 1 moins d'un an avant la Commune de Tolbiac : « Il y a une vibration particulière à Tolbiac. Il y a une sorte de force sismique. On sent cette vibration. » N'organisons pas le souffle du volcan : devenons le bouillonnement-surgissement de son feu intérieur. Deux occupations déterminées en deux mois et à plusieurs centaines d'humains pendant les retraites, ça ne s'invente pas !
Il était inconcevable que Tolbiac puisse concentrer entre ses murs autant de « perturbateurs » sans en changer la forme de ses dispositifs : les grilles acculant la fosse n'ont été installées que dans les années 1990, le contrôle systématique à l'entrée des sacs et cartes Paris 1 a été généralisé par l'état d'urgence après les attentats de 2015 et le verrouillage systématique des campus universitaires par la police en cas de « débordement » a été rendu possible par la politique de lock-down et l'institutionnalisation du distanciel après l'occupation de la Sorbonne en 2022 (comme si, dans l'après-COVID, c'était la sédition qui est contagieuse à l'université). Par conséquent, sauf en la haute tension caractéristique d'un conflit (planifié ou non) appelant la déstabilisation directe du cadre universitaire, il ne faut pas négliger de penser que s'approprier l'université, contre son optimisation-pacification continue depuis l'après-68, veut aussi dire se localiser, situer sa présence au monde dans le quartier qui entoure la fac. Parce qu'étendre la reprise de la fac aux réformistes et vigiles à la redécouverte quotidienne de l'usage du territoire, aux côtés de tous ceux qui galèrent ou sont dégoûtés par le présent, c'est souligner la continuité existentielle de la lutte à mener. Non pas dans une dichotomie intérieur-extérieur mais à travers la fac, dans tous les aspects de la vie.
Prendre au sérieux les conditions d'une telle lutte existentielle – sans quoi nous serions semblables en tous points à n'importe quel groupuscule d'ultragauche – nous engage, par exemple, à investir le large trottoir rue de Tolbiac avec des évènements goleri et de la bonne zik mais aussi à se lier avec les bandes de jeunes et habitants du quartier des Olympiades de l'autre côté de la rue et (ce qui a déjà été fait) s'organiser avec les lycéens de Claude Monet. Pour transposer (saisir) l'antagonisme en dehors de la fac, il suffit de traverser la rue en comprenant que le règne du capital, avec les flux de « personnels et étudiants », ne fait que traverser l'université. Les étudiants de Tolbiac passent par la station Olympiades de la ligne 14, fréquentent pour certains la bibliothèque municipale en face ou se posent au bar-café d'à côté, consomment au Franprix sur la dalle et sont férus des sandwichs vietnamiens qui se vendent comme des petits pains dans tout le quartier, quand ce ne sont pas, plus malheureusement, les menus à emporter du McDonald's du coin qui sont convoités : si la marchandise ou l'académisme amènent les étudiants en dehors de la fac, alors pourquoi pas nous ?
Par ailleurs, l'arrivée de la Sorbonne millénaire à Porte de la Chapelle doit à cet égard nous pousser à réinventer (encore) nos formes-de-vie dans un quartier que la mairie de Paris et ses investisseurs imaginent à la pointe du front de gentrification d'un 18e encore populaire. Que dire de ce nouveau campus pour L1 et L2 « littéraires » avec « espaces de coworking » aux poufs sous les caméras, la Gare du Nord, Paris 4, Paris 8 et Condorcet à portée de Velib' ainsi que les lieux de passage des futurs exclus par la « métropole du Grand Paris » et l'Adidas Arena juste en face ? Ce cocktail nord-parisien explosif n'est sûrement pas sans présager de hautes luttes pour la défense de la répulsivité d'un quartier aux yeux du capital, après septembre 2025 et le deuil de Tolbiac.
Tenir une sensibilité irréconciliée avec le pouvoir en tant « qu'étudiants » implique de s'approprier l'espace pour réaliser immédiatement les désirs animant le plus grand nombre : « prendre au mot » les promesses de la publicité et en pirater les trésors, détourner de leur fonction idéologique des éléments de la « culture populaire » comme le foot, le rap, les mèmes, le tag, l'argot, le ciné… Tout (ou presque) devient possible avec la forme-rond-point QLF, sorte de commune éphémère et nomade, véritable générateur d'affects et liens incontrôlables par le pouvoir, parce qu'autonomes des rapports marchands et ciment de la politique, du mouvement QLF qui vient au sein et par-delà les universités. Si la forme-rond-point QLF est directement inspirée de celle esquissée par les Gilets jaunes, il est primordial que nous comprenions que c'est par la grogne sur les réseaux sociaux, l'affichage du gilet jaune sous le pare-brise avant l'occupation virale de l'espace puis des blocages, les « opérations péages gratuits » face au silence de Macron que s'est façonné le devenir-révolutionnaire du mouvement. Le haut potentiel agrégatif et sensible de l'investissement des ronds-points et la solidarité tissée par la chaleur humaine induite par leur occupation quotidienne, partout n'a été que la condition existentielle nécessaire du surgissement insurrectionnel des GJ dans l'Ouest parisien, après que Macron ait envoyé les gendarmes mobiles expulser leurs innombrables communes établies sur les routes.
« Devenir révolutionnaire, c'est s'assigner un bonheur difficile, mais immédiat. »
Les étudiants sont socialement de la dynamite, l'éclatement de la Sorbonne millénaire en de multiples campus est contemporaine (coordonnée) avec la fragmentation-précarisation du prolétariat dans les pays capitalistes les plus avancés : défaire quotidiennement l'isolement géographique et existentiel des étudiants, c'est se redonner une puissance, la force de relever la tête du long égarement depuis le dernier souffle des « années 68 » à l'aune de l'année 2025. Qu'est-ce qui est le plus massificateur, en termes de capacité agrégative et sensible contre le capital, entre un tractage jargonneux en noir sur blanc qui laisse le tout-venant indifférent ou une enceinte avec du bon son qui distrait et rassemble durablement des centaines de passants à Châtelet ?
QLF TBK
LEXIQUE QLF :
18.11.2024 à 12:05
dev
« Votre lutte nous inspire, nous éclaire, et surtout nous oblige »
- 18 novembre / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, 2Le 11 novembre dernier, Rodrigue Petitot meneur du RPPRAC [1], a rendu visite à Jean-Christophe Bouvier, préfet de Martinique. Si la discussion semble avoir tourné au malentendu, il était interpellé dès le lendemain et poursuivi pour violation de domicile, menaces, intimidation et violences sur des personnes dépositaires de l'autorité publique. Après une tentative avortée de le juger en comparution immédiate, il a été remis en liberté dans l'attente d'un procès en janvier. Un ami guadeloupéen nous a transmis cette longue lettre d'analyse et de soutien à M. Petitot ainsi qu'à toutes celles et ceux qui en Martinique résistent et s'organisent.
Salut Camarade, on ne se connaît pas encore, mais depuis la Guadeloupe où je suis avec un mélange de fierté, d'admiration, d'envie et de frustration (je ne peux pas me résoudre à ce que le peuple guadeloupéen que nous sommes soit aussi anesthésié et tarde trop à joindre une lutte qui ne pourra se gagner qu'ansamm ansamm) votre belle et juste révolution, je tenais à t'écrire ces quelques lignes. Afin de t'apporter tout mon soutien, si cela peut t'aider à supporter cette épreuve. C'est donc simplement comme cela a toujours été le cas dans la lutte des opprimés, un de ces gestes de solidarité et d'amitié sincère sans lesquels les luttes ne peuvent pas aboutir. En 1967, lors d'une glorieuse grève à Saint-Nazaire, les enfants de des métallurgistes des chantiers navaux sont accueillis par les mineurs de Decazeville, qui avaient eux mêmes envoyé leurs enfants à Saint Nazaire pour tenir une longue grève quelques années plus tôt, afin de soulager leurs parents de la charge parentale, et qu'ils puissent se concentrer tout entier sur la mobilisation. Nous avons besoin aujourd'hui d'une solidarité analogue, voire idéalement plus nouée encore que celle-là, plus forte et plus à même de résister à la violence nouvelle qui s'abat sur tout le globe contre ceux qui luttent et refusent de se laisser marcher dessus. Solidarités qui avaient été patiemment tissées par l'éducation populaire, les soirs de réunions syndicales, les combats menés en commun, les moments de fête aussi ; de vraies fêtes qui célèbrent les luttes et le plaisir d'être grands ensemble. Ces liens que des décennies d'agression capitalistes et patronales ont violemment incendié. Si tu as le temps de lire cette lettre, considère-là comme celle d'un camarade inconnu comme il y en a, sois-en certain, d'innombrables ici et ailleurs qui s'accordent avec toi et avec toutes les Martiniquaises et les Martiniquais qui luttent pour leur dignité dans cette période que j'imagine, pour toi en particulier être très, très difficile.
Et comment en serait-il autrement ? Pour quelles raisons est-ce que les pouvoirs économiques békés, et leurs relais politiques préfectoraux et étatiques te laisseraient-ils tranquilles ? Tu dois bien évidemment le savoir puisque tu en as fait l'expérience ces derniers jours : ils essaieront de te briser, physiquement comme cela a déjà été le cas lors de ton arrestation, moralement comme cela sera le cas lorsqu'ils vont — sois-en sûr — trouver des moyens de s'attaquer à toi et à tes proches, pour te salir, d'humilier, te faire passer pour un criminel, ou plutôt un terroriste puisque chaque mobilisation sociale et tout désir politique d'émancipation est a priori présentée par les chiens de garde des médias dominants aux ordres du complexe néolibéral comme un attentat. Attentat à quoi ? À l'engrangement des profits ? À la destruction des sols, des terres, des ressources, du futur de nos enfants et de nos pays ? À la perpétuation d'injustices intolérables et de systèmes impérialistes qui prennent trop de temps à crever ? À la domination économique, politique, symbolique, linguistique, territoriale, de tout un peuple ? Ni BFMTV ni France Antilles ni Martinique la première ne peuvent avoir ni l'intérêt ni la possibilité de dire cela.
En tant que camarade je te le dis : nous ne pouvons pas gagner la bataille des médias dominants, l'espace politique est médiatique et vice-versa, et c'est une chasse gardée : moitié détenue par les milliardaires logiquement intéressés à la défense du statu quo de l'exploitation, moitié aux ordres des responsables politiques, et ne peuvent donc produire que du journalisme de préfecture ou de la désinformation plus ou moins grotesque, toujours dans l'intérêt de l'ordre social et politique dominant. Il faut donc être fort mentalement et affectivement. Parvenir à résister au concert des opprobres, des désinformations et des présentations biaisés qui inondent le champ médiatique. Brouhaha réactionnaire du rappel à l'ordre qui vise bien à imprimer de force dans nos esprits, par matraquage, répétition, chambre d'écho et boucles de reprise, la voix des maîtres. Il faut que tu ailles puiser, et ce que tu as d'ores et déjà fait montre que tu en es capable, des ressources de courage et de dignité et de générosité de coeur et de tête que rien dans le monde social dans lequel nous vivons ne nous pousse à acquérir, à cultiver, voire à seulement envisager être possible. Il n'y a pas j'en suis certain, un seul agent de l'émancipation qui n'ait pas été sali publiquement ou persécuté, c'est logiquement et mécaniquement impossible. Dans ces cas-là, tous les soutiens sont bons : famille, amis, collègues, camarades de luttes, même ceux que tu ne connais pas. Kimbè rèd, pa lagè ayen, sé coq doubout ki ka gannyé komba. Dans les inévitables moments de doute, sache que tu n'es pas seul, et qu'en Hexagone dans une usine Michelin, là sur un barrage au Mont-Dore, ailleurs dans une réserve autochtone à Standing Rock, et à tant d'autres endroits, des camarades comme toi se soulèvent aussi contre l'oppression. Ils et elles sont avec toi, ne l'oublie pas, nos luttes mutuelles sont une seule et même lutte, qui nous honore, nous oblige, nous relie, et nous élève. Face à cela, ce que les chiens de garde médiatique disent de toi et de la révolution du peuple martiniquais n'est pas très original : ouaf, ouaf, ouaf. Rien à voir avec la musique que tu entendras si tu tends l'oreille vers tous ces camarades qui luttent partout dans le monde, et qui te soutiennent, au son du Ka, de la conque à lambi, des tambours prolétaires, ou des chants de lutte qui illuminent nos cœurs. Ils vont te salir, c'est un passage obligé de tout engagement dans la lutte, ne te laisse pas parasiter par ces calomnies, c'est du tout réchauffé, du tristement déjà-vu : un simple ouaf, ouaf, ouaf qui se réverbère.
Je tiens tout de même du fond du cœur à te, à vous dire à tous et toutes merci. La séquence où tu te dresses face au préfet, tout vêtu d'un beau costume blanc mi-colon de l'AOF, mi-amiral de frégate (et c'est sans doute ce qu'il pense être ce monsieur, un capitaine tout puissant qui peut envoyer aux fers les matelots désobéissants qu'il considère comme appartenant à une humanité inférieure à son aristocratisme de droit divin), mi-personnage de sitcom de la croisière s'amuse (pendant que les matelots et les femmes de chambre et les serveurs et les mécanos triment en silence) pour exiger de lui qu'il t'accorde un entretien, et bien ce geste il est magnifique.
Il m'a redonné espoir à un moment où, je pense ne pas être le seul, l'accumulation des oppressions, des vexations, des génocides, des fascismes triomphants, me plonge dans un climat étouffant où nulle résistance ne semble plus possible. Où partout où je regarde il n'y a que profits faramineux sur le dos de la planète et des travailleurs.ses brisés, exactions, oppression politique des peuples, destruction des quelques îlots de solidarité et de mécanismes de défense contre le chacun-pour-soi, criminalisation des manifestants, arrestation des opposants, fascisme, fascisme, fascisme partout. Alors que nos luttes sont souvent d'arrière-garde, des manœuvres défensives ou des baroud d'honneur, à l'heure ou parce que la stratégie du choc et des cibles mouvantes nous laissent catatoniques et sidérés par la violence des agressions contre nos droits et notre dignité, et qu'il semble que nous avons perdu l'envie de MONTER A L'ASSAUT DU CIEL BORDEL !, merci pour ce geste. Geste qui rappelle comme disait Montaigne qu'aussi haut soit le trône que l'on occupe, on y est jamais assi que sur son cul. Derrière tous les autocrates, tous les policiers qui fanfaronnent derrière leurs 30 kg d'équipement, leurs armes létales et leur impunité systématique, derrière les monarques jupitériens qui humilient tout un peuple chaque jour un peu plus, il y a, mais nous l'avions oublié, des hommes qui ont peur. Qui se pissent dessus quand ils font face à des hommes et des femmes libres, déterminés à lutter pour la justice et la liberté.
Alors que toute révolte semble fatalement devoir ou bien se murer dans des actions symboliques inefficaces, ou bien affronter une répression féroce : flashball, LBD, grenades de désencerclement, lacrymo, crânes brisées par les tonfas de la BRI et de la BAC, répression judiciaire d'une violence inouïe, servie par des lois scélérates qui désormais criminalisent l'intention de participer à une manifestation en vue de commettre des dégradations, il faut que la peur change de camp. Juger l'intention, et prétendre percer à jour des projets non-encore réalisés, la France est en avance sur Minority Report il semblerait. L'État de droit, comme l'a récemment soutenu publiquement un ministre de l'intérieur fasciste et xénophobe nommé arbitrairement par un autocrate à la dérive à la suite d'un vol parlementaire jamais vu l'a opportunément rappelé : l'état de droit est déjà mort quand on dit publiquement qu'il n'est pas intangible.
La répression donc s'abat déjà sur vous, et il est rigoureusement inconcevable qu'elle ne s'abatte pas avec une violence d'autant plus féroce que le rapport de force dans la rue, sur les ronds-points, dans les cours, dans les immeubles, dans les maisons, dans les salles de réunion, sur les chantiers, dans les arrières-boutiques, sur les parkings, dans les discussions entre travailleurs, sera à votre avantage : sois fort, soyez forts, c'est à dire non seulement solidaires, tactiquement impitoyables, et convaincus que vous luttez pour la justice : pas de martyrs cependant, s'offrir en patûre à une justice muselée par les ministères et les consignes politiques n'amènera pas d'avantage tactique décisif, et ne pourra que décourager les camarades. Parce que nous, nous sommes humains et donc ne pouvons pas assister impassibles à la destruction d'une vie humaine par l'institution judiciaire, c'est pour cela que nous ne sommes pas comme eux et ne le serons jamais : la souffrance des autres humains ne peut pas nous laisser indifférents, JAMAIS ! elle nous révolte, nous insulte parce qu'elle nous touche nous en touchant les autres, elle nous requiert et nous oblige, son abolition nous appelle impérieusement. Et peut-être ne s'agit-il que de cela au fond : de la capacité à voir des enfants déchiquetés par des bombes, des anciens qui font les poubelles avec des retraites de misère, des pays ravagés par le chlordécone, des cultures et des dignités humaines piétinées au sol et de pouvoir ou non se dire que, au fond, tout va bien, ou que tout ne va pas si mal puisqu'on a acheté un appareil à panini en promo à Carrefour la veille.
En revanche, et c'est un conseil d'expérience : ce n'est jamais le même rendu de jugement que va prononcer le magistrat lorsque la salle d'audience est bondée par tous les manifestants, sympathisants, amis, famille, collègues, connaissances qui viennent faire pression pour que la justice soit rendue au nom du peuple, et non des intérêts privés et des exploiteurs : solidarité donc, ce qui veut dire qu'à tous les jugements, toutes les arrestations, il faut être le maximum possible. Et pas seulement pour produire un effet de nombre et de masse (tout de même un peu), mais pour rappeler ce qui est en jeu : à la personnalisation ou à l'hyperindividualisation de la peine et du jugement, il faut opposer le caractère politique donc collectif de ce que vous faîtes, et de ce pour quoi vous luttez : c'est de l'avenir de votre peuple, du peuple martiniquais qu'il est question, et pas d'untel ou untel qui va servir de victime expiatoire au glaive néo-colonial.
Sois fort donc, ne te laisse pas miner par le doute : parce que le doute va t'assaillir c'est certain, tu vas songer et ruminer, on te poussera à songer et ruminer et à remettre en cause ce pourquoi tu luttes : ici encore, rien d'autre que de la mécanique et du quantitatif : quand dans tous les journaux et médias dominants on va te présenter comme un criminel, un incendiaire, un agitateur, il n'est pas humainement possible de ne pas douter devant autant de fausses évidences matraquées jour et nuit. Cela a toujours été comme cela dans la lutte, et tous les camarades honnêtes, de nouvelle-Calédonie, de Guyane, d'Hexagone, du Chiapas, de Standing Rocks et d'ailleurs te diront la même chose : ce que tu fais est juste. Le combat pour l'émancipation est le seul qui vaille, et le seul qui donne sa valeur à la vie humaine. Tu ne te bats pas pour t'enrichir, ni pour des intérêts privés financiers (ce que tes adversaires font), ni pour imposer à autrui une domination sans partage qui t'arrangerait. Alors ce que tu fais est juste, et notre rôle à tous et toutes est de participer à notre mesure à ce combat pour la justice et l'émancipation, pour la dignité et la liberté.
J'admire vraiment ce que vous faîtes : lorsque vous avez quitté la table des négociations qui actait un accord, un protocole, un papier, bref un document de promesses abstraites non-contraignantes qui n'acte rien d'autre que la prise de conscience par nos adversaires de leur intérêt à lâcher aujourd'hui tactiquement du lest, de peur de perdre bien plus que ce qu'ils peuvent, sans trop d'effort abandonner, vous leur avez opposé l'autre objectif de cette lutte : bread and roses disaient les camarades du siècle dernier : oui, il faut se battre toujours pour le pain, pour pouvoir se loger décemment, pour pas prendre d'infections pulmonaires à cause de murs humides au travail, pour ne pas passer sa vie à obéir à une machine ou à un contremaître dans un entrepôt, pour avoir des tickets resto, avoir plus de pauses, pouvoir organiser son poste de travail, gagner des jours de congés en plus, avoir des paniers repas payés par les employeurs qui se payent sur la valeur ajoutée que nous produisons et qu'ils nous volent, augmenter les salaires, bien sûr. Bien sûr. Mais il y a toujours plus. Toujours un horizon qui polarise toutes ces victoires partielles dont nous avons cruellement besoin, pour éviter par exemple, que des salariées de 63 ans fassent des AVC sur leur lieu de travail (je te parle du Crédit Agricole des Abymes) parce qu'elle a été harcelée depuis 8 ans par sa hiérarchie : c'est ça qui nous différencie d'eux : comment est-ce qu'on peut décemment accepter un monde où une femme de 63 ans crève à son taf parce qu'elle est harcelée par un tortionnaire de manager ? Et où est-ce qu'il faut regarder pour faire comme si ce n'était pas un scandale absolu ? Et jusqu'à quand il faut regarder ses pompes en courbant la tête ? Bread and roses, et pas l'un ou l'autre, les deux toujours ensemble. Et cela les capitalistes le savent, et ils ont compris qu'on peut amputer un mouvement de lutte d'une bonne partie de ses éléments les moins combattifs et les plus précaires en accordant des miettes ici et là. Et il est tout aussi nécessaire de faire comprendre aux dirigeants qu'en Martinique et en Guadeloupe particulièrement, les miettes ne suffisent plus, n'ont jamais suffit et ne suffiront plus jamais.
J'ai pour ce pays que j'aime, bien que je n'y sois pas né (mais « son pays » je crois c'est celui où l'on sent au fond de soi que l'on est devenu un vrai humain au delà de l'enfance, et là où on est prêt à souffrir et lutter jusqu'au bout pour ceux avec lesquels on partage au quotidien sa vie, ses galères, ses espoirs et son amour, au fond) un amour profond, et de deux choses l'une : ou bien il est possible, en Guadeloupe, en Martinique, en Nouvelle Calédonie, en Guyane, en Polynésie de former et d'instituer des sociétés libres, ou bien je ne vois pas vraiment où cela sera possible : les conditions objectives sont là : nous sommes 400 000 environ, soit la population d'une agglomération moyenne d'Hexagone. Nos îles sont des villes potentielles, avec tout ce que cela peut augurer d'un municipalisme libertaire : à 400 000 il est plus facile de se mettre d'accord qu'à 70 millions, et l'insularité est notre chance politique. Tout à rebours des sujétions à l'État central, il faut que nous nous réapproprions tactiquement et politiquement la possibilité de décider ensemble de ce que nous voulons pour notre avenir et celui de nos enfants, en fonction de nos avantages tactiques, naturels, maritimes, agricoles, traditionnels, humains : poussent chez nous dans la terre polluée pour les 800 années à venir au chlordécone tout ou presque. En grec on dit poison et remède avec un même concept : pharmakon. Et ce qui distingue entre poison et remède c'est le simple dosage. Le taux de cancer de la prostate qui tue nos anciens en silence (dans le silence des non-lieux des tribunaux et l'indifférence massive au caractère politique du problème), dérègle le fonctionnement hormonal de nos enfants et leur impose des pubertés précoces, empoisonne la mer et la terre de nos îles est là pour rappeler qu'il ne sera pas simple de faire de ce poison un potentiel remède.
Mais c'est possible. La Guadeloupe et la Martinique forment des ingénieurs agronomes, ou plutôt il faut se réapproprier collectivement les moyens politiques de former des agriculteurs qui soient toutes et tous des ingénieurs agronomes pour faire de cette violence du chlordécone une occasion de réorienter la production. Il faut arracher les moyens financiers et politiques de former ici des chimistes, des ingénieurs, des agronomes et des écologues pour dépolluer les sols. Les dépolluer et les rendre à leur vocation vivrière première, aux antipodes de leur accaparement pour des cultures d'exportation : comment peut-on contester que les cultures d'exportation bananières et cannières ne soient pas le symbole d'une sujétion agro-industrialo-alimentaire au système des importations cadenassées par les groupes capitalistes békés ? Les traditions d'autosuffisance alimentaire de Guadeloupe et de Martinique, constituées et affinées dans la douleur et la famine bien sûr, doivent devenir le pilier de notre émancipation future, et se substituer au consumérisme asservissant qui sévit depuis 40 ans : pas de liberté le ventre vide, et surtout pas de désir d'émancipation politique et de liberté le ventre vide, la grande distribution l'a bien compris qui exerce ce gastro-pouvoir sur tout un peuple.
Ce que vous faîtes est grand, ce que vous faîtes est ardu, et peut-être n'aboutira pas immédiatement au résultat désiré. Qu'à cela ne tienne ! Quand je te vois ramener le préfet à ce qu'il est, à savoir un ensemble de tendons, de muscles, de chair, qui mange, pisse et chie comme n'importe quel autre être humain, quand je te vois toi et tes camarades désamorcer totalement l'effet escompté de son décorum de costume d'officier colonial britannique sorti d'un mauvais livre, je me dis que vous avez déjà gagné quelque chose : vous avez gagné, psychiquement et affectivement, la liberté de ne plus être médusé par l'autorité, de ne plus sentir comme une entrave insurmontable cette obéissance qui cogne dans nos têtes et dans nos ventres lorsqu'on relève la tête, cette entrave qu'on nous a inculqué dès le berceau.
Tu sais Bourdieu disait que la soumission et la domination symbolique c'est quelque chose que l'on a intériorisé depuis la prime socialisation, et que c'est bien à notre corps défendant qu'on sent notre coeur palpiter lorsqu'on défie l'autorité, que notre transpiration se fait plus abondante, que notre système hormonal s'affole pour nous contraindre chimiquement, de l'intérieur de notre corps dressé, à une obéissance bien moins coûteuse psychiquement que la révolte. Et oui, nous avons été des gamins obéissants avant d'être des adultes, oui on a pris des calottes de nos papas et de nos mamans, des coups de ceinture et des engueulades, oui on a subit les exclusions de cours, et puis la litanie de tous les châtiments que les figures d'autorité qui se sont succédés dans ce beau continuum autoritaire et carcéral qu'est la vie nous ont imposé. Mais s'émanciper c'est cela : Fanon, dont il faudrait que tout le monde chez nous au moins une fois dans sa vie lise peaux noires masques blancs et aussi l'an V de la révolution algérienne le disait déjà : c'est dans la lutte que l'on s'émancipe, que l'on se rééduque collectivement à n'être plus les esclaves, à notre corps défendant de ce système d'oppression. Qu'on se rééduque librement à ne plus l'aimer, cette obéissance aveugle et peureuse qu'on nous a fait aimer depuis qu'on est gosse. Il faut tuer en nous au plus profondément ce désir de servilité et d'obséquiosité, et bannir l'idée que ce sont les seules récompenses vraiment désirables dans notre vie. Pas de miettes. Pas de soumission.
Quelque chose pour moi de décisif est donc arrivé grâce à vous ce mois de novembre : des humains libres, des citoyens martiniquais ont tenu tête et corps à l'autorité incarnée dans tout ce décorum fantoche, mi-grotesque mi-grand guignol. Sérieusement ? Un préfet se pensant de droit divin un verre à cocktail à la main va sérieusement éconduire en 2024 des humains libres qui savent qu'il n'y a pas sur terre d'inférieur ni de supérieurs de nature comme on congédie des mendiants inopportuns ? Ces gens-là vivent en 1635, et pensent qu'ils ont un sang d'une autre couleur que le nôtre. Tout bleu à l'intérieur, tout vêtus de blancs à l'extérieur, ils ont la bureaucratie patriote et la vanité facile. Mais les baudruches préfectorales ça se dégonfle rapidement quand on les pique, et là le bougre a été piqué. Il a fait un saut dans le temps et a dû se rendre compte qu'il n'était pas l'envoyé de Dieu sur terre, et qu'il était juste un ensemble de tendons, de muscles, de chair, qui mange, pisse et chie comme n'importe quel autre être humain. Toujours assis sur son cul bonhomme, aussi haut que tu penses être ! Et c'est dommage qu'une cohorte de domestiques et de laquais te confortent dans cette pensée fallacieuse. Il t'a traité comme un laquais et tu lui as répondu en homme libre, et à voir la manière dont il s'est emporté, crois-moi il n'était pas préparé à cela, et là il a eu peur.
Et c'est ça l'émancipation : la peur change de camp, les maîtres se chient dessus, et se rendent compte dans un tressaillement d'effroi que derrière leur costume leur médaille et leur pouvoir, ils sont des corps qui chient, pas plus fort que des autres corps. Avec un sentiment de vertige, il a du se rendre compte que tout son pouvoir (mais c'est la nature de tout pouvoir que de ne pouvoir fonctionner qu'avec l'approbation extorquée de celui sur lequel il s'exerce, c'est un fondement bien versatile) ne tient que sur la domination psychique du peuple. Sur du vent en fait. Sur des contraintes psychiques et grâce à beaucoup de peur produite et entretenue, depuis décembre 1959 et mai 1967 et tant d'autres dates, beaucoup d'idéologie et d'abstractions, une bonne dose de complicité coupable, mais au fond, vraiment pas grand chose. Pascal déjà le disait : toute cette pompe, toute cette autorité, c'est de l'arbitraire pur qu'on a revêtu des habits dorés de la justice, mais le jour où le peuple s'en rend compte, et ben voilà, le roi est nu. Là, le préfet était tout nu, malgré son joli petit costume sorti du pressing. Tout nu dans sa corporéité, et laid, comme seuls sont laids les oppresseurs qui ont peur et qui commencent à comprendre que leur règne s'effrite.
Cela personne ne pourra vous l'enlever, et je te le redis : c'est pour ça que le vie vaut d'être vécue : « — Ô gentilshommes, la vie est courte ; — mais, employés lâchement, ses courts moments seraient encore trop longs, — quand même, à cheval sur l'aiguille d'une horloge, — la vie s'arrêterait au bout d'une heure. — Si nous vivons, nous vivons pour marcher sur la tête des rois ; — si nous mourons, il est beau de mourir, quand des princes meurent avec nous ! — et quant à notre conscience, toute prise d'armes est légitime — quand le but en est équitable ! » Shakespeare l'écrivait déjà, et bien sûr ! À quoi bon vivre si ce n'est pas pour marcher en chantant et en dansant sur la tête des rois ?
Pour quoi d'autre sinon ? Il y a plus de joie et de beauté dans ce que vous avez fait que dans tout ce qu'une vie de consumérisme stérile pourra jamais nous procurer : franchement, qu'est-ce que pourrons jamais nous apporter des grilles-pains bas de gamme, des voitures connectées et des écrans plasma de plus en terme de jouissance et de sentiment de respect de soi que cela ? Est-ce qu'au soir de notre vie on repensera à toutes ces bonnes promos qu'on a chiné dans le catalogue Hayot ou Despointes ? Non. Certainement pas. Ce qui restera ce sera les moments de lutte, les instants où notre liberté et de dignité on été plus que des mots. Ça c'est la joie, sentir que les entraves qu'on a accumulé au cours des ans et des résignations craquent sous la poussée de quelque chose de plus fort, de plus juste, de plus beau. Vouloir libère, et se libérer c'est avant tout vouloir en acte être libre. Bravo à vous et merci pour ce rappel. On a beau essayé de s'abrutir collectivement (et pour le coup, on est généreusement aidé à le faire), il y a des sentiments qui ne trompent pas, qui ne peuvent pas tromper et qui ne tromperont jamais même le plus aliénés des obséquieux aliénés : il n'y a rien de plus beau que la dignité humaine en acte, et rien qui vaille la peine de vivre sinon que de lutter pour la justice et la liberté. Cela vous l'avez montré, raccrochez-vous-y dans les moments difficiles, et soyez convaincus que si vous l'avez fait, d'autres peuvent le faire.
Alors c'est certain, ça prendra du temps. Beaucoup, beaucoup, beaucoup de temps et énormément d'efforts, d'éducation, de discussions, de critiques, d'emportements, d'échecs aussi. Comme il a fallu — encore une fois ce n'est qu'une question de mécanique — beaucoup, beaucoup de violence, de cruauté, de vexations, de viols, de spoliations, de coups de fouet, de châtiments, pour briser le corps et les esprits de peuples entiers réduits à l'esclavage afin de les démouner aussi radicalement, aussi inhumainement. Tu sais quand je relis Peaux noires masques blancs, ou je te le conseille également si tu ne l'as pas lu, le livre d'Albert Memmi sur le double portrait du colonisé et du colonisateur, je me dis que les luttes des anciens n'ont pas été menées à leur terme : trop d'obséquiosité, trop de respect ou d'amour du chef encore, trop de servitude volontaire, trop d'amour pour la consommation et l'ostentation, trop peu de conscience politique chez nous. Pour plein de raisons. Qu'il faut assez urgemment à mon avis mettre au clair pour se regarder en face et arrêter de se mentir collectivement. Pour arrêter de servir des maîtres au détriment de nous-mêmes et de nos enfants. Pour arrêter de troquer des miettes et des susucres contre notre dignité.
Et encore une fois, il ne faut pas culpabiliser, loin s'en faut : il ne peut pas en être autrement avec l'histoire que l'impérialisme, le colonialisme et l'esclavagisme ont imposé. Mais on peut, c'est cela la liberté, même depuis les tréfonds de l'oppression mentale et politique, se soulever. Et c'est parce que les dominants le savent qu'ils déploient autant d'efforts pour étouffer la moindre étincelle, le moindre brasier de dignité en nous : cette année tu sais on commémore les 70 ans du début officiel de la guerre d'Algérie. Décidément l'histoire officielle française est bien sélective : l'Emir Abdelkhader avait combattu l'impérialisme français presque un siècle auparavant, avant d'être maltraité et brisé, déporté par les autorités coloniales. Quelques temps avant que notre camarade Tein soit déporté à Mulhouse loin de sa terre ancestrale spoliée c'était — la gestion coloniale des autochtones est vraiment d'une continuité exemplaire — les Algériens révoltés qu'on déportait en Nouvelle-Calédonie. Et bien, j'ai écouté récemment dans une émission de radio les voix des Fellagahs qui racontent comment ils ont rejoint le maquis : ce sont des anciens maintenant et ils disent tous le Maquis, car oui, l'armée française à l'époque agissait très strictement en Algérie comme les Nazis même que les résistants et les troupes coloniales avaient vaincu en France en sacrifiant leurs vies : camps d'internement, largage de napalm que le général Aussaresses avait dans une note ordonné d'appeler « bidons spéciaux », tirs à vue sur des enfants depuis des avions, exactions, viols, tortures systématiques, exécutions de Larbi ben M'hidi déguisé en suicide. Et ben ces voix, elles viennent d'ailleurs et pourtant je n'ai pas pu m'empêcher de penser que ces gens là étaient de ma famille, et qu'avec une dignité qui vraiment m'a mis les larmes aux yeux, ce qu'ils disent me rend fier d'être humain. Et c'est pas tous les jours qu'on entend des voix qui rendent fiers d'être humain. Prends le temps de les écouter, si jamais tu as un coup de mou, c'est l'émission LSD de France culture de la semaine dernière, ça chauffe le coeur comme seul peut le faire un autre humain digne qui se bat pour le respect de sa valeur et pour la liberté de son peuple.
Je ne crois pas qu'il y ait de raisons de penser, en tout cas ce ne peut pas être une hypothèse tactique qui fonctionne, que les dirigeants capitalistes et néo-coloniaux français se comportent d'une autre manière que leurs aïeux à eux : la réalité du continuum colonial du maintien de l'ordre est établi scientifiquement, par Laurent Bonnelli, Muchielli et tant d'autres études précises et détaillées. La BAC qu'on vous envoie, c'est celle-là même que le préfet de sinistre mémoire Bolotte avait créé, lorsqu'après avoir orchestré les massacres de mai 1967 et désigné Jacques Nestor à un tireur embusqué pour qu'il l'abatte, il avait été nommé préfet en Seine saint-Denis, pour poursuivre son oeuvre de dressage des populations immigrées issues de la colonisation, cette fois-ci dans l'Hexagone. Face aux forces de l'ordre, il existe un certain nombre de techniques, de tactiques qui permettent de déjouer, en partie, leurs tentatives, leurs violences, les mutilations qu'elles n'hésiteront pas à vous infliger, en sachant pouvoir jouir de l'impunité totale qui caractérise leur exactions : ni Adama Traoré, ni Zihed et Bouna, ni Angelo, ni Steve, ni tous les autres Gilets jaunes n'obtiendront justice, puisque c'est la police qui les a tué, et que la justice d'un régime autoritaire et policier ne peut qu'avaliser les actes d'une police dont elle est strictement dépendante.
Protège-toi, Protégez-vous, pas de martyrs. Parce que le rapport de force technique est inégal : inégal et asymétrique ne voulant pas dire impossible à renverser, ou à exploiter stratégiquement : des tactiques existent, que des camarades d'ici ou d'ailleurs vous en avez déjà éprouvées certaines, qui pourraient fonctionner.
Camarade, la liste de ce que je souhaiterais t'écrire est trop longue pour une simple lettre, alors je te le redis : de Guadeloupe, un camarade que tu ne connais pas t'apporte tout son soutien moral et toute son amitié, et te remercie pour ce que tu et vous avez déjà fait, avec tous les camarades du RPPRAC, pour notre dignité : rien de plus beau que des femmes et des hommes qui luttent debout contre l'injustice, le mépris, l'autoritarisme, l'oppression et l'exploitation. Rien de plus à même d'allumer en chacun et chacune de nous, derrière les vomissures médiatiques des médias d'État réactionnaires et des gueules fascistes puantes au garde-à-vous, une étincelle de dignité que nous n'aurions jamais du laisser s'éteindre. Le passé immédiat n'est pas riche en victoires, c'est donc vers l'avenir qu'il faut nous tourner, et prendre collectivement notre revanche sur les défaites passées : la pression du totalitarisme sanitaire pendant le Covid, la violence judiciaire et la brutalité policière pendant les Gilets jaunes, la loi Travail, la réforme des retraites et BORDEL ! Et toutes ces luttes que nous n'avons pas su gagner. Pas encore. Simplement, pas encore. Mais bientôt parce que c'est une question de vie ou de mort.
Je pense qu'on passe à côté de l'essentiel si on ne comprend pas que nous sommes à un point de bascule décisif, littéralement une crise pendant laquelle ou bien l'organisme survit ou bien périt : de Gaza à Nouméa, de Fort-de-France au Chiapas, de Pointe-à-pitre jusqu'à Notre-Dame-des Landes, il faut inventer des solidarités nouvelles à même de faire face aux alliances objectives de tous les oppresseurs qui, eux, ne connaissent pas de frontières ni de limites. Steve Bannon conseille Trump et vient donner des leçons tactiques au FN, les groupes békés sont autant à l'aise chez eux à Jarry qu'à l'Elysée, Bolloré exploite les ressources de l'Afrique et pollue l'esprit des français : il faut que nous posions urgemment la question : comment faire pour résister à ce complexe capitalisto- autoritaire sans frontières, sans vergogne, sans honneur, sans respect pour l'humanité ?
Je te quitte avec ce poème de Brecht que j'aime beaucoup, qu'avec mes amis et camarades nous avions découvert pendant notre première lutte sérieuse, il y a déjà un petit bout de temps de cela. Et où nous avions commencé à comprendre que rien, strictement rien de beau, de libre, d'exaltant ou de désirable dans cette vie et ce monde ne nous sera octroyé gentiment de la part de nos maîtres. Où, grandes ornières de gens ensembles passés sous silence, nous avons compris qu'il faudra se battre, faire des sacrifices, prendre des coups, prendre des peines en correctionnelle, se faire gazer, se faire intimider chez soi par des RG, se faire insulter par des ministres corrompus, se faire traiter de preneurs d'otages, d'incendiaires, de quasi-criminels pour espérer pouvoir l'arracher, cette liberté qui seule vaut la peine. Je te l'offre avec toute mon amitié comme un viatique qui m'a soutenu pendant des moments difficiles, pendant des luttes que j'ai perdu, comme j'espère qu'il saura te soutenir et vous soutenir tous dans ces rudes mais beaux moments qui vous et nous attendent. Ne lâchez rien, continuez d'être aussi forts et dignes que vous l'avez été, votre lutte nous inspire, nous éclaire, et surtout nous oblige :
« Quand ceux qui luttent contre l'injustice Montrent leurs visages meurtris Grande est l'impatience de ceux Qui vivent en sécurité.
De quoi vous plaignez-vous ? demandent-ils Vous avez lutté contre l'injustice ! C'est elle qui a eu le dessus, Alors taisez-vous
Qui lutte doit savoir perdre ! Qui cherche querelle s'expose au danger ! Qui professe la violence N'a pas le droit d'accuser la violence !
Ah ! Mes amis Vous qui êtes à l'abri Pourquoi cette hostilité ? Sommes-nous Vos ennemis, nous qui sommes les ennemis de l'injustice ?
Quand ceux qui luttent contre l'injustice sont vaincus L'injustice passera-t-elle pour justice ? Nos défaites, voyez-vous, Ne prouvent rien, sinon
Que nous sommes trop peu nombreux À lutter contre l'infamie,
Et nous attendons de ceux qui regardent Qu'ils éprouvent au moins quelque honte »
Bien à toi,
Un camarade Guadeloupéen
[1] Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens.
18.11.2024 à 11:26
dev
« Nous archivons en masse et les jours se dissolvent. » Natanaële Chatelain
- 18 novembre / Littérature, Avec une grosse photo en haut, 4Comme elle est devenue rare la nuit de notre imagination,
rare l'évasion à tue-tête de la pensée.
Nous archivons en masse et les jours se dissolvent.
Le souvenir de ce qui a été détruit décline – point aveugle
au beau milieu du savoir. Au beau milieu du savoir
le temps décompté.
La nature est encore verte, mais le paysage
un fossé qui ne parvient plus à contenir les morts.
La vie muette nous regarde –
rétine irradiée où le monde se pose… cendre naufragère
sur le bitume brûlant.
L'hiver ne revient pas. La nuit avorte.
Nous vivons au rendement, par élimination :
une mémoire après l'autre.
Dans le hangar à bestiaux, l'œil du veau gonfle,
déborde ce qu'il voit
puis fixe l'infini dans l'étendue des camps.
Et voilà que le destin nous lâche, que les normes nous remplacent –
cataracte de notre humanité augmentée – les images
réduites à des stéréotypes auxquels nous adhérons avec fureur.
Nous bousillons nos forces à force de renoncements,
langue morte à nos portes, à nos lèvres.
L'ombre des corps tombe en poussière… l'âme flanche
contre la transparence des mots.
Difficile d'y voir clair dans ce monde aux enchères,
propre, muséal. Difficile d'y voir clair
dans ces empilements de soi dématérialisés – mur de l'oubli
où l'ego prend toute la place, avec
ses tics domestiques, son amour domestique.
Je regarde dans le passé, mais la flaque est trop petite
pour retrouver la nuit au fond.
L'histoire commémore ses morts jusqu'à désintégration.
La conscience – un nom ancien ridiculisé.
L'argent devient la mesure de nos rêves, la règle
qui règle nos échanges… on n'a même plus le courage
de dire ce que l'on pense.
Je regarde dans le présent et je vois l'agitation s'agiter
et je vois l'humain s'auto-suffire dans le miroir vide
d'une intelligence artificielle : objectivité, bonté glaciale,
pensée unique. Ici, l'altérité n'existe pas !
Mise à jour quotidienne de notre effacement… Résister,
c'est s'adapter ! Le tour est déjà joué.
Être reconnu – dans quel monde
si pour cela on achète le regard de l'autre ?
Face aux plans d'urgence, aux situations de crise,
j'exerce mon droit à la naïveté de penser
que le monde existe,
que la vie n'est pas une abstraction.
J'exerce ma seule force, ma miette de force
celle de déménager l'ordre des phrases, l'ordre des choses,
l'ordre des mots dans la phrase. L'anarchie
est une solitude qui n'a pas peur d'inventer son langage,
une connaissance climatique de bouleversements silencieux.
L'appel d'air est son ouvrage. Elle se mêle au vivant –
cendre naufragère sur le bitume brûlant.
Encore j'entre dans les mots.
Encore j'exerce mon droit à la naïveté de penser
que la parole n'est pas une promesse hors du temps –
elle fraye dans une fidélité à reconduire.
Je m'efforce d'en trouver la pente raide !
Et ce n'est pas une explication qui vient, mais
une incomplétude. Ce n'est pas la formulation d'un espoir,
mais une preuve de vie.
Tenir dans l'intranquillité d'une beauté vulnérable,
sans garant, sans rachat de l'âme.
Juste la matière insolente où je puise ma forme.
Non pas, je pense donc je suis, mais
j'y suis donc je pense.
À Paris, novembre 2024
Natanaële Chatelain