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07.04.2025 à 12:07

Pour la Palestine comme pour la Terre d'Andreas Malm

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Texte intégral (4987 mots)

Ce livre est sorti il y a un peu plus d'un mois – peu de temps au rythme de ma province reculée, en bas à droite de l'hexagone, beaucoup à celui du monde politico-médiatique de la capitale… Mais. Je l'avais reçu avant sa mise en vente, parce que je l'avais demandé en SP (service de presse, dans l'édition) à l'excellente maison La Fabrique. Cela pour deux raisons : primo, j'avais déjà écrit voici quelques années une recension d'un précédent ouvrage du même auteur (chez le même éditeur) : L'Anthropocène contre l'histoire [1], ouvrage que j'avais beaucoup apprécié ; secundo, je sortais juste d'une série de lectures sur la Palestine, dont j'avais également rendu compte en janvier dernier sur Antiopées et lundimatin [2]. Et puis… d'autres travaux, et la flemme, peut-être aussi une certaine tristesse (l'hiver, les guerres, Trump & Cie) m'ont un peu découragé, je l'avoue : j'ai dans mon bureau plusieurs bouquins, dont certains déjà lus, d'autres à peine entamés ou même pas encore ouverts, reçus en SP et dont je devrais rendre compte… Ça me donne mauvaise conscience, ce qui, avec un minimum de recul, paraît idiot – après tout, un livre, c'est fait pour durer longtemps, pourquoi faudrait-il toujours se précipiter pour en parler ? Bref, Pour la Palestine comme pour la Terre aurait probablement attendu encore quelque part au milieu de ma pile de livres en souffrance si Ivan Segré ne l'avait méchamment démoli dans un papier paru la semaine dernière sur lundimatin.

Merci à lui, donc – sans sa diatribe, je n'aurais pas lu ce livre de sitôt et, maintenant que je l'ai fait, je me rends compte que j'aurais eu tort. En effet, il est vraiment instructif pour qui s'intéresse tant soit peu à l'histoire de la Palestine – à l'histoire de sa conquête par l'impérialisme occidental, et plus précisément au début de celle-ci, menée par l'Empire britannique. L'Anthropocène contre l'histoire racontait comment les capitalistes anglais avaient choisi la vapeur – et donc le charbon – au détriment de l'énergie hydraulique (quasi gratuite) utilisée jusque-là, cela parce que la vapeur leur fournissait le moyen de concentrer et de discipliner la main d'œuvre dans des usines au cœur des zones industrielles, la soumettant à des normes horaires plus régulières et des cadences de travail toujours plus rapides, leur permettant en somme de maximiser les taux de profit. Et de décupler les quantités produites. Ce qui entraînait deux nouveaux problèmes : celui de l'approvisionnement nécessairement plus important en matières premières (pour faire vite, on dira : charbon et coton) et celui des débouchés des produits manufacturés. Dans les années 1830, écrit Andreas Malm (pages 33-34 de Pour la Palestine…) l'industrie cotonnière anglaise

avait tant distancé tous les autres secteurs industriels qu'elle connaissait une grave crise de surproduction : des montagnes de surplus de fil et de tissu sortaient des usines. La demande intérieure ne suffisait pas à les absorber totalement. La Grande-Bretagne cherchait donc désespérément de nouveaux marchés d'exportation ; et par bonheur, en 1838, l'Empire ottoman avait consenti à un accord de libre-échange fabuleusement avantageux, le traité de Balta-Liman. Il devait ouvrir les territoires sous le contrôle du sultan à des exportations britanniques à peu près illimitées. Le problème, c'est qu'une part croissante de ces territoires était en train de passer sous le contrôle de Méhémet Ali [pacha d'Égypte, officiellement vassal de l'Empire ottoman, mais en réalité souverain de son propre royaume et alors en guerre avec le sultan], qui poursuivait une politique économique opposée : la substitution aux importations. Ali construisait ses propres usines de coton en Égypte. À la fin des années 1830, l'industrie du coton égyptienne était devenue la plus importante hors de l'Europe et des Etats-Unis. Ali refusait aussi totalement le principe du libre-échange britannique : il avait mis en place des tarifs douaniers, des monopoles et d'autres mécanismes de protection autour de son industrie du coton et il la défendait si efficacement qu'elle avait pu faire des incursions sur des marchés jusque-là dominés par la Grande-Bretagne, jusqu'en Inde même.

L'Inde, justement… La politique d'entente avec l'Empire ottoman avait bien sûr pour but d'ouvrir des marchés (importation de matières premières, exportation de produits manufacturés, soit ce que l'on a appelé plus tard « l'échange inégal » entre les pays capitalistes « avancés » et le tiers monde), mais aussi de garantir sécurité et stabilité autour de la « route des Indes » (pour laquelle Bonaparte avait lancé son « expédition d'Égypte »). Or la présence d'un régime politique tel que celui de Méhémet Ali au beau milieu de cette fameuse route était tout simplement intolérable pour l'Empire britannique (dont on rappelle qu'il était alors la première puissance mondiale).

La Grande-Bretagne était furieuse. Et nul n'était plus furieux que Lord Palmerston, le ministre des Affaires étrangères et principal architecte de l'Empire britannique au milieu du XIXe siècle. « La meilleure chose que Méhémet puisse faire serait de détruire toutes ses manufactures et de jeter ses machines dans le Nil », s'exclamait-il. Pour lui comme pour le reste du gouvernement britannique, le rejet du traité de Balta-Liman était un casus belli. Le libre-échange devait être imposé à Ali et à tous les territoires arabes sous son contrôle. Sinon, l'industrie du coton britannique resterait étouffée, privée des débouchés nécessaires à la poursuite de son expansion, sans parler du risque supplémentaire que représentait le jeune concurrent égyptien. Lord Palmerston ne faisait pas mystère de ses principes de politique étrangère. C'était « la tâche du gouvernement que d'ouvrir de nouvelles voies pour le commerce de ce pays » ; son « grand objectif » en « tout point du monde » était d'ouvrir les territoires au commerce, ce qui le poussait à une confrontation générale avec Ali. La « question orientale » était devenue son obsession. « Je déteste Méhémet Ali, qui n'est pour moi qu'un barbare arrogant, écrit-il en 1839. Je considère sa civilisation d'Égypte dont on fait si grand cas comme la plus parfaite escroquerie. » Londres se fait alors plus belliqueux de mois en mois. « Sachez que l'Angleterre a le pouvoir de vous pulvériser », avertit le consul général à Alexandrie. « Nous devons frapper à la fois vite et bien », conseille Lord Ponsonby, ambassadeur britannique à Istanbul, « et toute la structure branlante de ce qu'on appelle ridiculement la Nationalité arabe va s'effondrer. » (p. 34-35)

C'est bien sûr Malm qui souligne pulvériser. Car nous connaissons la suite de l'histoire : la pulvérisation effective de la ville d'Acre. Située sur le rivage méditerranéen de la Palestine, cette ville fortifiée était réputée pour avoir résisté six mois au siège par l'armée napoléonienne en 1799, puis de nouveau six mois en 1831 avant de céder à Ibrahim Pacha – le fils de Méhémet Ali – qui conduisait les armées de son père lors de l'intervention anglaise. Or les Britanniques pouvaient compter sur une force navale dont le fer de lance était constitué par quatre navires à vapeur ultramodernes, dont la Gorgon, vaisseau amiral propulsé par un moteur de 350 chevaux, capable de transporter 380 tonnes de charbon, 1600 soldats et six canons. Cette armada, complétée par une quinzaine de navires à voiles, commença par bombarder Beyrouth, où l'on évoque le chiffre de 1000 personnes tuées, « avec des cadavres jonchant les rues ». La guerre se poursuivit par une course-poursuite – les troupes d'Ibrahim Pacha sur terre et celles de Napier, l'amiral britannique, sur l'eau, le long de la côte. De Londres, Palmerston ordonna alors l'assaut sur Acre, tous étant bien conscients que la décision aurait lieu là, puisque la forteresse était le pivot de la défense égyptienne sur la côte levantine. Le bombardement, par les seuls vapeurs, les voiliers ayant été retardés par le manque de vent, commença le 1er novembre 1840 – les navires virevoltant dans la baie, agiles grâce à leurs moteurs, et échappant ainsi facilement aux tirs des canons d'Acre. Le soir du 2 novembre, ils furent rejoints par le reste de la flotte qui put ainsi cerner le promontoire avancé dans la mer de la forteresse. Le 3 novembre, après deux heures et demie d'un pilonnage formidable par toutes les bouches à feu de la flotte…

Dans la ville d'Acre, « une masse de feu et de fumée s'éleva soudain comme un volcan dans le ciel, suivie immédiatement d'une pluie de matériaux de toutes sortes qui avaient été emportés par sa force. La fumée s'immobilisa quelques instants comme un immense dôme noir, obscurcissant tout », peut-on lire dans un des nombreux récits de cet événement. […] La grande poudrière d'Acre a été touchée par un obus. D'après le récit d'un capitaine britannique, le « dépôt a explosé à la suite d'un tir d'obus bien dirigé de la frégate à vapeur Gorgon ». On ne peut pas exclure qu'il s'agisse d'un tir accidentel mais les Britanniques connaissaient parfaitement la position du dépôt. Sur la base de renseignements récents, Lord Minto, le commandant en chef de la Royal Navy, avait informé le commandant sur le terrain qu'il y avait « beaucoup de poudre stockée très périlleusement à Acre » et l'avait désignée comme une cible adéquate dans une lettre signée le 7 octobre.

Quel que soit le degré exact d'intentionnalité, les résultats de la frappe du premier navire de combat à vapeur ne font aucun doute. La ville palestinienne d'Acre est transformée en un tas de gravats. « Deux régiments entiers – explique un rapport adressé à Lord Palmerston – ont été anéantis et dans un périmètre de 50 000 mètres carrés, toute créature vivante a cessé d'exister ; les pertes humaines sont comprises entre 1200 et 2000 personnes selon les estimations. » (p. 38-41)

Je passe sur les descriptions de ce que découvrirent les Britanniques lorsqu'ils débarquèrent, les derniers défenseurs ayant abandonné la ville. Cela ressemble étrangement à ce que nous pouvons lire ou voir quotidiennement sur Gaza depuis le 7 octobre 2023. Mais :

Quels que soient les remords éprouvés par les hommes débarqués à Acre, la joie ressentie à Whitehall [siège historique du gouvernement britannique, et aussi de l'Amirauté] ne connaît pas de limites. Lord Palmerston félicite la Royal Navy pour la prise de la ville qui permet d'assurer « l'application des traités commerciaux ». La voie est dégagée pour le libre-échange au Proche-Orient. Cette prouesse est le fait des vapeurs, loués partout pour leur efficacité : ils « changeaient constamment de position dans l'action et lançaient des boulets et des obus dès qu'ils identifiaient les positions de tir les plus efficaces », observe un rapport, notant qu'il est « assez remarquable qu'aucun des quatre navires à vapeur n'ait eu un seul de ses hommes tués ou blessés ». (p. 45-46)

Les Britanniques ne s'arrêtèrent pas là. Ils débarquèrent brièvement à Gaza afin de détruire les bases logistiques de ce qui restait de l'armée égyptienne, et aussitôt après la Gorgon mit le cap sur Alexandrie, Napier menaçant de lui infliger le même sort qu'à Acre si Méhémet Ali ne se pliait pas à l'intégralité des exigences britanniques. Celui-ci demanda à conserver au moins la Palestine. Mais selon Napier, cela n'était pas négociable, pas plus que l'application du traité de Balta-Liman en Égypte. Ali dut céder sur toute la ligne.

C'est ainsi que l'Égypte fut « subordonnée », comme l'écrit Andreas Malm. « La Grande-Bretagne [avait] détruit le proto-empire arabe au moyen de la vapeur. » Comme il le remarque justement, « la vapeur permettait aux amiraux et aux capitaines de brancher leur bateaux sur un courant venu du passé, une source d'énergie extérieure à l'espace et au temps du combat, dans lequel les navires pouvaient ainsi faire feu comme s'ils avaient des ailes » (p. 48). C'est moi qui souligne, frappé par le paradoxe que représente cette puissance nouvelle (ce « progrès ») nourrie de passé… Dès 1842, le journal anglais The Observer notait : « Dès à présent, la vapeur est tout près de réaliser l'idée de l'omniprésence militaire ; elle est partout et il n'est pas question de lui résister. »

Cependant, le rabaissement de l'Égypte au rang de subalterne ne fut pas la seule conséquence de la pulvérisation d'Acre – ou de la démonstration de toute-puissance de l'Empire britannique en 1840. En effet, c'est de cette même année, écrit Andreas Malm, que date la première proposition de colonisation de la Palestine par des Juifs.

Le 25 novembre […], Palmerston écrit à Ponsonby, l'ambassadeur à Istanbul. « C'est un grand triomphe pour nous tous [il fait référence à la chute d'Acre quelques semaines auparavant], tout particulièrement pour vous, qui avez toujours soutenu que le pouvoir de Méhémet s'effondrerait sous les coups d'une attaque européenne. » Et de poursuivre : « Je vous prie de faire tout votre possible pour ces Juifs ; vous n'avez pas idée de l'intérêt qu'ils suscitent ; ce serait extrêmement diplomatique [si vous pouviez faire en sorte] que le sultan leur donne toutes facilités pour retourner en Palestine et y acheter des terres ; et si on leur permettait de recourir à nos consuls et nos ambassadeurs pour porter leurs réclamations, autrement dit, de se placer pratiquement sous notre protection, ils reviendraient en nombre considérable et apporteraient avec eux une grande richesse. »

Cinquante-sept ans avant le premier congrès sioniste, soixante-dix-sept avant la déclaration Balfour, cent sept ans avant le plan de partage, l'architecte en chef d'un Empire britannique quasiment au sommet de sa puissance pose ici la formule de la colonisation en Palestine. (p. 53)

Andreas Malm rappelle ensuite qu'il existait déjà depuis les années 1830 un courant de « sionisme chrétien » en Grande-Bretagne, dont la moindre des représentantes n'était pas… Lady Palmerston, justement. Mais au-delà de ce que Malm appelle un « fantasme absolument gentil – un fantasme anglo-saxon blanc et chrétien dans lequel des Juifs réels […] ne jouent aucun rôle actif », Lord Palmerston, lui, poursuit la stratégie impérialiste d'ouverture des marchés partout dans le monde – et particulièrement en Orient.

[Il] demande à Ponsonby de convaincre le sultan « d'encourager les Juifs à retourner s'installer en Palestine car la richesse qu'ils apporteraient avec eux accroîtrait les ressources des territoires du sultan » ; en outre, « une colonie juive pourrait constituer un frein à tout mauvais dessein futur de Méhémet Ali ou de son successeur ». Tout au long de la « crise orientale », Palmerston ne cesse de développer cet argumentaire dans ses lettres à son ambassadeur : un « retour » des Juifs en Palestine, ce serait y implanter « un grand nombre de riches capitalistes » ; si le sultan les acceptait, il gagnerait l'amitié de « classes puissantes dans ce pays [le Royaume-Uni] » ; « le capital et l'industrie des Juifs accroîtraient considérablement ses revenus et augmenteraient formidablement la force de son empire ».

Nous avons ici sous les yeux, poursuit Andreas Malm, une sorte de scan cérébral du sionisme impérialiste. Parce que les Juifs seraient liés à la métropole, leur donner la Palestine contribuerait à libérer le développement capitaliste et à empêcher l'émergence de nouveaux rivaux récalcitrants dans la région. (p. 56-57)

Le Times lui-même avait publié le 17 août 1840 un article expliquant qu'une colonie juive en Palestine constituerait « un rempart contre les intrusions ultérieures de la tyrannie sans foi ni loi et de la dégénérescence sociale » – en bref, qu'elle serait « avantageusement employée dans les intérêts de la civilisation en Orient ». (p. 57) Où l'on voit que ce projet commençait à acquérir une certaine notoriété.

Andreas Malm passe ensuite en revue un certain nombre de déclaration « sionistes », émanant d'officiers ou d'autres membres de l'administration et, pour le dire vite, de la classe dominante anglaise, mais aussi d'Américains, y compris le premier Juif sioniste américain… Ces diverses prises de positions ont deux points en commun : 1) la terre de Palestine est désolée, à peine hantée par quelques Bédouins faméliques, et elle n'attend que des hommes industrieux et porteurs de capitaux pour (re)fleurir ; il semble que ce soit à ce moment-là qu'est né le slogan attribué plus tard au mouvement sioniste, « une terre sans hommes pour des hommes sans terre » ; 2) ces « hommes sans terre », en s'installant en Palestine, constitueront la pointe avancée de la civilisation dans une région arriérée, voire barbare.

En 1840 coïncident donc la pulvérisation d'Acre grâce à la vapeur et une première publicité du projet sioniste.

Il n'est peut-être pas inutile d'ajouter quelques mots sur la dialectique de l'esprit et de la matière, poursuit Andreas Malm. Une étrange spirale du réel et de l'imaginaire est à l'œuvre en 1840 : les Britanniques ont réellement transformé une ville palestinienne en un amas de ruines. Puis ils ont commencé à imaginer que toute la Palestine était un paysage de ruines – désolé, déserté, dépeuplé ; des constructions mentales tout à fait imaginaires, mais des représentations semble-t-il assez justes d'Acre après le 3 novembre. Au tour suivant de la spirale, le vidage idéel de la terre est devenu l'annonce du phénomène réel. « Terre sans peuple » est l'instruction pour une Nakba. Éternels pionniers, les Britanniques ont procédé à une élimination préfigurative du peuple palestinien. À ce moment de l'histoire, curieusement, les Juifs occupent encore une position assez symétrique à celle des Palestiniens : ils existent comme des personnages de l'intrigue, mais dans l'ordre de l'imaginaire pur. […] Avant d'être juif, le sionisme a été impérial.

Mais des Juifs réels finiront bien sûr par être enrôlés dans le projet sioniste et des Palestiniens réels seront physiquement éliminés de leur terre. Dans le contexte de cette longue durée, le génocide à Gaza n'apparaît pas si accidentel. Dans son rapport pour les Nations unies, Albanese a l'audace de s'inspirer de l'école des settler-colonial studies [études sur la colonisation de peuplement] pour l'expliquer. « Les actions d'Israël ont été guidées par une logique génocidaire qui est constitutive de son projet de colonisation de peuplement en Palestine, signe d'une tragédie annoncée », écrit-elle. L'extermination génocidaire est l'apogée du colonialisme de peuplement en Palestine, depuis 1948, « le déplacement et l'effacement de la présence indigène arabe sont une dimension inévitable de la formation d'Israël en tant qu'“État juif” ». Elle a raison, bien entendu. Mais le colonialisme de peuplement en Palestine n'a jamais volé de ses propres ailes et jamais il n'en aurait eu les moyens. Et la tragédie a été annoncée bien avant Yossef Weiz [3] et consorts. Les Palestiniens avaient déjà été figurativement effacés de la carte de la Palestine 183 ans avant ce génocide ; avec des coups d'arrêt et des accélérations, cet effacement n'a jamais cessé de se matérialiser et de s'intensifier depuis. Prenez les mots d'Isaac Herzog, président de l'État d'Israël, cités par Albanese comme un exemple parmi d'autres d'intentions génocidaires : Herzog a affirmé en octobre et novembre 2023 qu'Israël combat au nom de « tous les États et peuples civilisés », contre « une barbarie qui n'a pas sa place dans le monde moderne » – il va « extirper le mal pour le bien de toute la région et du monde ». Ces mots auraient pu sortir de la bouche des sionistes anglais de 1840. (p. 69-71)

Continuité stratégique du colonialisme de peuplement et de ses conséquences génocidaires, donc, depuis la pulvérisation d'Acre jusqu'à celle de Gaza. Mais pourquoi donc Malm titre-t-il son livre Pour la Palestine comme pour la Terre ? Cela est simple à comprendre : si la vassalisation de l'Égypte, et avec elle, celle du monde arabe, fut obtenue grâce à la supériorité technologique offerte à l'Empire britannique par la vapeur – et donc le charbon, ce qui justifie le sous-titre du livre : Les ravages de l'impérialisme fossile – elle fut ensuite maintenue et renforcée grâce à l'exploitation et au contrôle des ressources pétrolières, abondantes, comme on sait, au Proche-Orient. Or, avec le charbon, le pétrole est le principal responsable du réchauffement climatique. Si l'on admet, avec Malm, que l'État d'Israël est le poste avancé de l'impérialisme dans la région, responsable en quelque sorte du « maintien de l'ordre pétrolier », on voit tout de suite que les combats pour une Palestine libérée de l'apartheid et contre le réchauffement climatique sont un seul et même combat.

Ce texte n'est qu'une recension : je ne développe pas ici tous les arguments de Malm – j'avoue que j'ai été assez fasciné par son aspect historique (pulvérisation d'Acre, sionisme anglais des années 1830-1840) que j'avais ignoré jusque-là, mais je ne voudrais pas laisser penser que son auteur s'en tient à ce seul aspect – même s'il tient une place importante dans son livre.

Il me reste à dire quelques mots de l'article d'Ivan Segré – grâce auquel, encore une fois, j'ai ouvert le bouquin d'Andreas Malm. Beaucoup de choses m'y opposent, en premier lieu, l'espèce de délectation que semble trouver son auteur à, non seulement, tailler en pièces le texte qu'il a choisi pour cible (ce qui est dans ses habitudes, à le lire régulièrement dans Lundi matin), mais encore à déconsidérer son auteur (autre détestable habitude de Segré) – et c'est un euphémisme. Ainsi dès le titre, il nous parle de l'« égarement » antisioniste et du « cas » Andreas Malm. On est déjà dans un registre psychiatrique, confirmé au fil de l'article par l'utilisation des termes « délire » et « délirant » qualifiant l'auteur visé et son antisionisme en général. Il se trouve que je travaille en ce moment sur une histoire qui m'amène à relire quelques textes concernant la psychiatrie soviétique, laquelle fit grand usage de ce genre de qualifications afin de se débarrasser des dissidents en escamotant toute possibilité de débat politique quant au bien-fondé, ou non, de leurs critiques envers le régime de l'époque. Ce que fait Segré y ressemble beaucoup. Il répondra qu'il n'occupe pas de position de pouvoir, lui. Ce dont je me félicite.

Deuxième remarque : Segré engage une discussion quelque peu spécieuse sur la notion de génocide, mettant en doute la légitimité de son emploi dans le cas de Gaza – alors que Malm est loin d'être le premier à l'employer, comme on l'a vu plus haut. Il préfère, semble-t-il, le terme de « crime contre l'humanité ». Par contre, il accuse le Hamas d'avoir déclaré le 7 octobre « une guerre d'anéantissement » à la société israélienne. C'est peut-être inverser la réalité – on ne voit pas qu'Israël (ou la « société israélienne ») soit en voie d'anéantissement, alors que la Palestine et la société palestinienne, si. Et à propos d'anéantissement, la deuxième occurrence du terme survient dans une phrase qui impute à

un certain « antisionisme », disons celui qui circule de manière relativement consensuelle dans l'ensemble des forces dites « décoloniales », « anti-impérialistes » ou tout simplement de « gauche », soit, pour résumer en deux mots, la « gauche antisioniste » [la volonté] d'une décolonisation radicale, autrement dit une libération de la Palestine « du Jourdain à la mer », avec son corollaire : l'anéantissement du sionisme.

From the river to the sea. Le slogan fait polémique car les sionistes, précisément, l'assimilent au rejet des Juifs. Cependant, lorsque l'on parle d'« anéantissement du sionisme » et de son incarnation actuelle, l'État d'apartheid, on ne parle pas d'anéantissement des juifs.

Ce qui m'amène à ma troisième remarque. Segré cite ainsi Malm,

Je dois admettre une certaine naïveté ici : je ne m'étais pas attendu à une telle soif de sang palestinien (p. 18).

et commente :

L'image est parlante. Et dans le contexte d'un tel ouvrage, elle ne doit rien au hasard : la « soif de sang palestinien » évoque inévitablement l'accusation de « meurtre rituel » porté contre les Juifs.

Et c'est ainsi que votre fille est muette et Andreas Malm antisémite. Comme sont antisémites

l'ensemble des forces dites « décoloniales », « anti-impérialistes » ou tout simplement de « gauche », soit, pour résumer en deux mots, la « gauche antisioniste ».

Ritournelle déjà bien connue entonnée par Emmanuel Macron, le Parlement français, sans parler du chœur des médias mainstream. L'insinuation (car Segré n'accuse pas explicitement que Malm d'antisémitisme) est pourrie, c'est entendu, et inacceptable. D'autant plus que la citation est tronquée. En effet, Malm, dans ce passage n'accuse pas le seul État d'Israël (et, au passage, pas du tout « les juifs »). Lisez plutôt :

Je dois admettre une certaine naïveté ici : je ne m'étais pas attendu à une telle soif de sang palestinien. Bien sûr, le comportement de l'occupation ne m'a pas surpris. C'est ce qu'on s'est dit aussitôt au matin du 7 octobre : « Ils vont détruire Gaza. Ils vont tuer tout le monde. » Chacun savait comment l'État d'Israël se comporte et ce qu'il fallait en attendre. Ce que je n'avais pas imaginé pour ma part, c'est à quel point l'Occident allait s'engager dans les meurtres de masse (p. 18-19, c'est moi qui souligne).

Pour conclure, je ne remercierai pas une fois de plus Ivan Segré de m'avoir incité à lire Pour la Palestine et pour la Terre et par contre, si vous avez eu la patience de me suivre jusqu'ici, je vous recommanderai chaleureusement de le faire à votre tour (et merci à La Fabrique d'exister !).

Le 5 avril 2025, franz himmelbauer pour Antiopées.


[3] Yossef Weiz, né en 1890 à Boremel et mort en 1972 en Israël, est un dirigeant du mouvement sioniste et un haut responsable du Fonds national juif. Quittant l'Empire russe pour la Palestine en 1908, il est au sein du Fonds national juif un des principaux acteurs du reboisement et de l'acquisition de terres en Eretz Israël au cours des années 1930. Il devient président du FNJ en 1948. [Source : Wikipédia] À ce titre, il a occupé un poste stratégique dans l'expulsion des Palestiniens en 1948.

07.04.2025 à 12:02

Massacres à Gaza : l'indécence des médias français

dev

« Mardi 18 mars 2025, plus de 400 personnes, femmes, enfants et hommes gazaouis meurent »

- 7 avril / , ,
Texte intégral (3076 mots)

Le terme de massacre pour qualifier les bombardements à Gaza n'est quasiment jamais utilisé par les médias français, hormis à gauche. Les Gazaouis ne meurent que dans des « ruptures de trêve » ou des « reprises de bombardements », toujours justifiées par l'armée israélienne. Et le vrai risque, c'est la mise en danger des otages. Israéliens, bien entendu.

Mardi 18 mars 2025, plus de 400 personnes, femmes, enfants et hommes gazaouis meurent dans une attaque nocturne de l'armée israélienne à Gaza.

La mort de ces quelque 400 personnes, pour plus d'un tiers de femmes et d'enfants, fait à peine la Une des médias français. Pire, ce massacre – le terme lui-même n'est jamais utilisé, à une exception près – ne constitue pas le cœur de l'information. Les médias privilégient quasi unanimement l'angle de « la fin de la trêve » et « la mise en danger des otages » israéliens, plutôt que la mort de gazaouis devenue routine.

Ce 18 mars donc, Jérôme Cadet ouvre le journal de 13h de France Inter sur une nouvelle qu'il juge prioritaire : le constructeur chinois BYD annonce une recharge prochaine des véhicules électriques en cinq minutes, « aussi rapide qu'un plein d'essence ». Cette promesse s'accompagne de « peu de détails », subsistent de « nombreuses inconnues », peu importe : le sujet précède la situation à Gaza dans la hiérarchie de l'information de la radio la plus écoutée de France.

Le soir même, dans le journal de 19h d'« Inter », Hélène Fily nous fait patienter presque six minutes avant d'aborder les bombardements sur Gaza. Leur est préféré un long développement sur le coup de fil entre Trump et Poutine. Là encore, on n'apprend rien, mais le choix est fait de ne pas titrer sur Gaza.

Le lendemain, on sait désormais que l'armée israélienne a tué plus de 180 enfants, plus d'une centaine de femmes et de personnes âgées, mais le journal de la matinale de France Inter à 7h30 choisit d'ouvrir sur le « narcotrafic » en milieu rural dans le Périgord ; Gaza n'est abordé qu'en cinquième position. Au journal de 13h, Gaza ne sera même pas abordé : il faut laisser de la place pour évoquer Blanche-neige, le dernier Wald Disney. L'actualité à Gaza reparaitra-t-elle sur l'antenne du « service public » ? Oui, dans le journal de 19h, car un employé de l'ONU a été tué dans les frappes de l'armée israélienne, « 2 jours seulement après la rupture de la trêve ». Mais un doute s'installe très vite, car vient immédiatement le démenti israélien, relayé par les journalistes de la radio. Les auditeurs pourront même entendre à l'antenne l'ambassadeur d'Israël, Joshua Zarka, que – sans doute dans un souci d'équilibre – les « confrères de France Info » ont eu la courtoisie d'inviter, lui donnant l'occasion de dérouler son narratif et justifier les attaques « ciblées » de l'État hébreu, absolument nécessaires à la libération des otages.

Traditionnellement davantage porté sur l'actualité internationale, France Culture traite le sujet à peine différemment, avec une nuance notable entre les journaux de 12h30 et de 18h. « Israël rompt la trêve à Gaza » constitue le titre principal du journal de 12h30 du mardi 18 mars : « Deux mois, à peine, après l'instauration d'un “fragile” cessez-le-feu, Israël a décidé la nuit dernière de reprendre ses frappes meurtrières sur Gaza. L'attaque surprise a fait au moins 413 morts. » La première question de Thomas Cluzel au correspondant de Radio France à Jérusalem, Thibault Lefèvre, vient cependant tout de suite cadrer l'information – « comment le gouvernement israélien justifie-t-il sa décision ? » – et permet de replacer le narratif israélien.

Le soir-même, à 18h, il faut attendre huit minutes pour que Stanislas Vasak évoque la « rupture de la trêve ». Alors que les ruines et les corps palestiniens morts dans l'enclave sont encore chauds, le sujet vient en quatrième position après le port du voile dans les compétitions sportives, le « conclave » sur les retraites, et les migrants expulsés de la Gaité lyrique.

Le lendemain, même différence de traitement entre les journaux de la mi-journée et du soir. Si à 12h30 Thomas Cluzel évoque « les pires violences », un « déluge de feu » et des « frappes meurtrières », les auditeurs n'entendront pas la voix des Palestiniens, faute de correspondant sur place. Au lieu de ça, ils écouteront une fois encore Thibault Lefèvre tendre le micro à une voix israélienne. Le soir-même, Stanislas Vasak, fidèle à lui-même dans son refus de titrer sur Gaza, n'évoque que des « frappes meurtrières » et « le lancement d'opérations terrestres ciblées », sans évoquer le nombre de morts. Le problème pour Stanislas Vasak, c'est qu'« en choisissant de rompre la trêve avec le Hamas, Benyamin Netanyahu a suscité la colère de dizaines de milliers d'Israéliens. » La colère, et la peur aussi : Thibault Lefèvre a réussi à interviewer Maya, qui « porte sur son T-shirt les visages souriants de ses deux neveux Gali et Ziv, les jumeaux enlevés le 7 octobre dans le kibboutz de Kfar Aza ». Elle témoigne : « J'ai peur. Dès que j'ai vu que la guerre reprenait, je me suis immédiatement dit que leur vie [celle de Gali et Ziv] était en danger. » Les Palestiniens éprouvent peut-être aussi de la peur, mais est-il besoin de s'y attarder et de tenter de faire entendre leur voix ? Le service public ne le juge pas nécessaire.

C'est dans une catastrophe telle que ce massacre que la couverture médiatique apparait dans sa plus odieuse indécence. Non contents de n'accorder que peu de place dans la hiérarchie de l'information à la mort, en une seule nuit, de centaines de Palestiniens tués par l'armée israélienne, à la souffrance des familles et à la terreur des vivants, les médias cadrent l'information du point de vue de la société israélienne.

Dans les journaux de France Inter et France Culture, Thibault Lefèvre redouble les reportages en Israël, en interrogeant manifestants et familles d'otages. Le journal de 19h du 18 mars titre « La reprise des frappes israéliennes sur Gaza, la trêve est rompue ». C'est pourtant un mensonge : pour les Gazaouis, la trêve a été rompue de nombreuses fois, les bombardements israéliens ayant tué plus de 200 personnes depuis son entrée en vigueur, et Israël ayant bloqué toute entrée de nourriture et d'aide humanitaire à partir du 2 mars. Le correspondant à Jérusalem, qui ne peut se rendre à Gaza, opte donc pour la couverture des manifestations anti-Netanyahou, mais très vite un récit apparait : la mort des Gazaouis n'est pas un problème en soi (elle n'est pas traitée en tant que telle) mais le fond du problème est qu'elle met en danger la trentaine d'otages israéliens encore en vie retenus à Gaza. Dans le journal d'Hélène Fily, on pourra même entendre « Ilei David, dont le frère est otage depuis 529 jours maintenant, [qui] soutient la reprise des bombardements ». Il nous fait part de son dilemme :

« J'ai été saisi par une peur terrible, une très grande angoisse : on sait ce que les bombardements ont provoqué depuis le début de la guerre, et on sait que plusieurs dizaines d'otages ont été tué comme ça, de manière indirecte par les frappes de Tsahal. Et en même temps, j'ai l'espoir que cette pression militaire permette de faire revenir les otages ; c'est ce qu'a dit le président Trump, si les otages ne sont pas de retour, les « feux de l'Enfer vont se déchaîner ». On espère que ça va aider. J'éprouve de la peur, et de l'espoir. »

Ce soir-là, sur la 1re radio de France et 1re chaine du « service public », on pourra donc entendre en direct à la fois une négation des conséquences des bombardements, qui ne semblent concerner que les otages israéliens, et une justification d'un massacre de grande ampleur, sans aucun commentaire. Une honte.

Dans la presse

Dans la presse, seul le journal L'Humanité ose employer le terme « massacre ». Le 18 mars, à 13h42, le quotidien fondé par Jean Jaurès titre : Gaza : Benyamin Netanyahou et Donald Trump relancent le massacre, quitte à « enflammer la région ». Le lendemain, la Une du journal présente une photo pleine page d'un homme affolé, en sang, portant dans les bras un enfant encore en pyjama, avec ce titre : « Gaza, le supplice sans fin ».

Le choix n'est pas le même dans Le Figaro, qui tourne en boucle en ressassant toujours le même thème de la confrontation avec l'Algérie, ou dans La Croix, qui juge le « deal » entre Trump et Poutine plus photogénique.

Le Monde et Libération font le même choix, celui de titrer en Une sur la fin de la trêve. Ce sera « Gaza, la trêve anéantie » pour Libération et, plus sobre, « Netanyahou rompt la trêve avec le Hamas » pour Lehttps://fr.kiosko.net/fr/2025-03-19...Monde. Dans ce dernier, les quatre points de Une font la part belle au narratif israélien, reprenant les justifications et annonces de Netanyahou. Seule la photo d'illustration évoque la situation des Gazaouis. Dans l'article page 2, le chapô résume sobrement l'évènement : « Des frappes israéliennes ont fait de nombreuses victimes dans la nuit de lundi à mardi. L'armée a ordonné l'évacuation des zones frontalières ». Dans le corps de l'article, les estimations non actualisées sont relativisées, et données a minima : « L'armée israélienne a tué, au matin, plus de 330 Palestiniens, a annoncé le ministère de la santé local, qui ne fait pas de différence entre civils et combattants. » Qu'importe, qui compte ?

Le choix des mots, le choix du camp

Le traitement médiatique de ce massacre commis par l'armée israélienne illustre dramatiquement le « deux poids deux mesures » des médias français, ainsi que les conséquences de l'absence de correspondants à Gaza, ce dont semblent très bien s'accommoder les médias français. Alors que les bombes s'accumulent sur l'enclave et que les familles palestiniennes pleurent leurs morts, le seul angle possible pour les correspondants en Israël est d'interviewer manifestants israéliens, familles d'otages et représentants de l'État. Et de relayer communiqués et annonces de l'armée et du gouvernement d'extrême-droite au pouvoir dans la supposée seule démocratie du Moyen-Orient. Quitte à justifier et apporter sa caution aux massacres.

Depuis le 18 mars, Le Monde et la plupart des médias français n'ont jamais utilisé le terme de massacre pour la situation à Gaza. Ils ont pourtant su le faire pour Boutcha, en Ukraine, où le décompte des morts est pourtant « incertain » (ici et ) ; [le massacre de Boutcha se retrouve même déjà sur Lumni, le site de ressources de l'Éducation nationale]. Le Monde n'hésite pas à le faire non plus – à raison – pour les massacres commis par le régime syrien (et ici), les massacres au Burkina Faso, au Soudan...

Le Monde l'emploie encore sans hésitation pour qualifier les « massacres de l'attaque terroriste du 7 octobre » (par exemple ici, , ou encore dans cet entretien, où le terme, utilisé quatre fois, ne concerne que l'attaque du Hamas ; la « guerre » de représailles étant ce que subit Gaza, quand il ne s'agit pas d'un « châtiment infligé par Israël »). En clair, le terme n'est employé que lorsqu'il s'agit de qualifier les crimes commis par les ennemis identifiés par les médias français, qui sont ceux de l'Occident.

Depuis le 18 mars, l'armée israélienne tire sur les ambulances, les écoles, les hôpitaux de fortune, affame et surtout assoiffe la population de Gaza. Elle a continué de massacrer plus de 1 200 Gazaouis. Depuis le 7 octobre 2023, plus de 50 000 Palestiniens, dont plus de la moitié de femmes et d'enfants, sont officiellement morts à Gaza sous les balles, les bombes et les tirs de drones des militaires israéliens ; des milliers de corps sont en putréfaction sous les décombres, et plus de 100 000 Gazaouis sont blessés et estropiés.

Et cela va continuer, sans que les médias français ne veuillent y mettre les mots.

Leur indécence et leur complicité sont notre honte.

Yves Russell

Pour aller plus loin :

Dans la presse en anglais, trois grands médias se distinguent par leur couverture approfondie :

07.04.2025 à 11:35

Sur la nécessité de déserter – 2

dev

A propos de Non mi sono fatto niente, de Maurizio Gibo Gibertini

- 7 avril / , , , ,
Texte intégral (2045 mots)

L'un des grands plaisirs que nous offre ce récit d'un ancien et malicieux ludion des batailles sociales en Italie, c'est de démentir le récit officiel des années dites « de plomb », tel qu'il est repris à satiété par les médias et les politiques depuis des décennies, c'est bien celui-là. Créé par le Parti communiste italien et la Démocratie chrétienne, et devenu avec le temps une doxa intouchable, repris à satiété par les médias, il raconte la révolte pathologique de quelques cinglés dans une Italie démocratique en pleine modernisation. De cette image, il n'est pas de meilleur démenti, peut-être, que celle que nous offre Gibo d'un cortège de tête de jeunes prolétaires des Circoli giovanili des quartiers, ouvrant une marche de milliers d'autonomes ouvriers et étudiants, manches de pioches ou clé anglaise en main mais dont les chants et les slogans étaient bien loin des schèmes marxiste-léninistes ou syndicalistes-démocratiques dans lesquels on prétendait les enfermer :

« 12 décembre 1972. Nous sommes en tête à chanter "Hare Krishna Hare Krishna Krishna Krishna Hare Hare, Hare Rama Hare Rama Rama Rama Hare Hare" et à charger au cri de bataille des Zengakuren japonais, adapté pour l'occasion "Schiaccetrà (celèbre vin liquoreux des Cinq Terres) Banzai Banzai Banzai" »

L'insurrection de cette jeunesse, entre autonomie ouvrière et influence de la contre-culture étasunienne mêlée de fascination pour les civilisations asiatiques, à travers musiques et cinéma, avait pour moteur non pas principalement une idéologie, mais deux émotions essentielles qui resurgissent à chaque explosion de révolte contre l'ordre mortifère du monde : la colère et la joie. Nous en connûmes quelques éclats ces dernières décennies, notamment durant les manifs contre la loi travail, pendant le mouvement des Gilets Jaunes ou le dernier mouvement contre la réforme des retraites. Mais en ces années du long mai 68 italien, prolongé jusqu'à l'orée des années 80, c'était toute une fraction de la société qui était en rupture avec la forme de vie capitaliste en plein boom économique.

Ce que la doxa des années de plomb tente aussi d'effacer, c'est que la jeunesse qui fut le moteur du mouvement de désertion des lois du capital était très loin d'être composée uniquement d'étudiants d'origine bourgeoise mais qu'au contraire, la composante prolétarienne en était le cœur battant et agissant. Le 68 planétaire a été souvent présenté comme une révolte contre les pères, et si cela était parfois vrai en certaines régions du monde, ainsi qu'on l'a vu dans la chronique précédente à propos du livre de Jorge Valadas (même si cette révolte n'était pas dépourvue d'ambiguïté), dans le cas de Gibo et de ses semblables, ce qui frappe c'est la continuité entre le soulèvement des jeunes et l'insubordination latente d'une classe ouvrière qui a connu l'expérience de la résistance. Sergio, le père ouvrier, venu au tribunal avec d'autres parents discuter avec le juge d'instruction des exploits de son fils lycéen, entend quelqu'un dire derrière lui, dans l'escalier du palais de justice, « on a trouvé une clé » et il répond : « si elle est anglaise, elle est à moi » : la clé anglaise, arme préférée des ouvriers dans les manifs. Wanda, la mère, ne sera pas en reste, puisque lors d'une perquisition au domicile familial, elle cachera dans sa culotte le pistolet de son fils. Quoiqu'en désaccord profond avec leur rejeton sur les orientations trop violentes, à leurs yeux, du mouvement, leur solidarité envers lui et ses camarades ne se démentira jamais.

« Sergio est parti peu avant que je décide de passer à la lutte armée. Je ne suis pas sûr de ce qu'il aurait dit. De ce qu'il aurait fait, en revanche, oui. Il ne m'aurait pas laissé tomber. »

C'est toute l'histoire d'une progressive désertion d'une bonne part d'une génération qui se déroule sous nos yeux : la désertion de cette légalité dont la post-gauche fera dans les décennies suivantes son mantra. L'agitation des écoles, au lieu d'être ralentie par la stratégie de la tension et l'assassinat de Pinelli par le commissaire Calabresi, est portée à son incandescence :

« fondation d'un collectif à l'école, Ligue des Etudiants démocratiques, dont l'acronyme LSD 25 n'a pas besoin d'explication : pratiquement y participent tous ceux du lycée, anarchiste, anarchoïdes, libertaires et ceux des premiers voyages en Inde revenus avec de la bonne fumette. »

Mais la désertion de cette jeunesse se doublera quelques années plus tard, d'une autre, celle de l'alternative « ou avec l'Etat ou avec les Brigades Rouges ».

« Et puis, malgré tout, l'idée de tuer quelqu'un ne me convient pas du tout. C'est justement ça qui sera une des principales limites quand je choisirai la lutte armée. »

Tandis que le coup d'Etat de Pinochet qui démontre l'impossibilité d'une révolution par les voies électorales popularise le slogan « jamais plus sans fusil », les affrontements avec les fascistes, qui laissent bien des morts derrière eux, l'obligent à une première expérience de clandestinité. Et le voilà, réfugié chez des camarades, obligé de conduire leurs enfants au parc et de « faire la nounou pistolet en poche » : les souvenirs de Gibo abondent ainsi de détails loufoques qui montrent l'heureuse folie du temps, mêlée aux détails terribles de la répression.

« Les Cercles de jeunes prolétaires ont comme pratique centrale l'autoréduction : factures, concerts, cinéma, spectacles. Droit à la culture et devoir pour les artistes de contribuer à une générique ”caisses des luttes” .
(…) Désormais, j'en suis convaincu : l'antifascisme militant, aussi radical qu'il soit dans les pratiques, reste tout entier à l'intérieur de la dialectique démocratique. Il fait de nous la première ligne de la République née de la Résistance, de fait, il ne la met pas en discussion.
Les luttes ouvrières elles-mêmes, qui, dans leur autonomie, refus de la hiérarchie de fabrique, blocage des marchandises, etc, expriment une rupture nette de la logique capitaliste, sont ensuite ramenée à la défense constitutionnelle dans les moments de ”synthèse de masse” [les grand-messes syndicales] »

Puis arrivent les premières perplexités, suivies des désaccords décisifs face aux actions des BR :

« Arrivent les "procès" et les "sentences" [prononcées par les BR], et aussi les condamnations à mort [idem]… Pour moi, le mal absolu n'existe pas. Et puis leurs "négociations". La reconnaissance réciproque : "Vous devez admettre notre existence, vous devez traiter avec nous, vous ne pouvez nous ignorer." Nous qui ? Et à quel titre ? Qu'est-ce qu'elle a de différent, la société que ces hérauts de la lutte prolétarienne veulent construire, de la société actuelle ? On n'en a pas déjà assez des dérives du socialisme réel, des "tribunaux du peuple", des "sentences" ?

Mon communisme est "ici et maintenant", une expérience collective dynamique de ce que je veux et que nous voulons. Les armes, si nécessaires, mais fonctionnelles, pour défendre élargir les espaces construits et constituée. »

C'est ainsi que Gibo se retrouvera à faire partie des groupes clandestins issus du milieu autonome autour de la revue Rosso. Braquages pour alimenter la caisse de la cause, en évitant soigneusement de tuer ou blesser qui que ce soit, interventions contre le travail au noir et les heures supplémentaires non payées, et plus tard, durant les fabuleux festivals du Parc Lambro, chasse aux leaders d'héroïne.

Puis, quand l'atmosphère deviendra plus pesante et qu'avec elle viendra la conscience que l'insubordination ne touche pas la majorité de la société, Gibo et sa bien-aimée entreront dans une vaste parenthèse sud-américaine au cours de laquelle il lui faudra bien admettre que le féminisme qu'il soutient depuis le début implique une liberté féminine qui, à l'occasion, peut briser le cœur du mâle latin qu'il est resté…

Au retour en Italie, le vent a tourné, c'est la grande répression post-77, qui touche aussi bien les autonomes que les membres des organisations armées léninistes et militarisées qui n'ont pas hésité à tuer. Dans l'expérience de la prison, Gibo et ses camarades démontreront encore leur inventivité pour lancer des mouvements de désobéissances collectives. Comme ce jour où, après avoir banqueté dans la cour de la prison, et refusé de rentrer dans leurs cellules, et alors que les matons en tenue de combat les encerclent, ils parviennent à échapper au tabassage en mimant une fanfare de jazz. Ou quand, un autre jour, lors des fouilles au corps destinées à les humilier, ils renversent la situation en se tortillant en disant « oui, oui, vas-y, plus bas » au point de faire rougir les matons. Plus tard, bien sûr, viendra le temps des affrontements, à coup de cafetières explosives de leur côté et de tabassages de masse de celui des matons.

Et viendra aussi le temps du procés :

« Nous mesurons tout de suite qu'il y a une grande syntonie entre nous pour affronter le procès. La lutte armée – pas seulement "l'attaque au cœur de l'Etat" [des BR] qui ne nous a jamais appartenu, mais aussi les pratiques armées visant la pré-insurrection, a été définitivement vaincue. Sur la scène, il y a une nouvelle composition sociale, une gigantesque révolution médiatique, et l'ennemi sais gérer le changement, étendre sa domination, obtenir du consensus, mettre en jeu de nouveaux instruments de contrôle raffinés. Comment reconnaître la défaite sans que ce soit un acte de foi dans le destin progressiste du capitalisme ? Sans seconder l'injustice sociale ? Quelles peuvent être les limites d'une « négociation propre » pour contenir le déluge de siècles de prison qui nous attendent ?

Pas par hasard, éternellement placée à côté de la catégorie des irréductibles, en existe une autre pareille, celle du « dissocié ». Si le premier est biologiquement méchant, inébranlable maître de soi-même, dans son entêtement négatif ; le second est bon, il admet ses erreurs et demande à la société de lui pardonner, il est souvent timide et apeuré, prêt à résoudre sa situation en se contrefichant de celle des autres, il s'assure la liberté provisoire, il a des responsabilités mineures ou est au moins enveloppé par les subtiles trames que les premiers, les "méchants" ont tissé autour de lui.

Nous, nous croyons que le moment est venu de dire notre vérité là-dessus aussi. Nous refusons ces catégories qui ne nous appartiennent pas, comme ne nous appartient pas la logique de guerre et d'anéantissement, l'immobilité humaine et historique dans laquelle vous voulez nous enfermer. Nous revendiquons notre désir, ça oui, irréductible, notre désir de vivre, notre vitalité transgressive, notre être hors de la norme, et pour la transformation.

Des expériences que rapporte ce livre, avec une colère et une joie intactes, le jeune lecteur avisé saura, sans aucun doute, dégager du matériel critique pour un manuel du savoir-déserter.

Serge Quadruppani

07.04.2025 à 11:31

Sortir du cercle

dev

(place vide du pouvoir) Natanaële Chatelain

- 7 avril / , ,
Texte intégral (735 mots)

L'Europe meurt de ses fruits, pluies acides
de lendemains qui chantent.
Les nouveaux propriétaires en veulent encore !
La privatisation envahit les rêves –
mots creux dans les chaumières.
Il faut quitter ce marché du silence,
ce mensonge de famille, cette arrogance sans-gêne
et son dépôt de plomb dans la croûte terrestre.

Je deviens muette à force d'être tue,
dit une ombre dans la nuit. L'imposition d'un langage
vandalise l'intériorité, l'effroi fait partie de mes chairs…
je me fie à mon instinct – je sors du cercle.
Les données numériques valent plus que nos vies –
je sors du cercle.
Je sors de la superficialité, de ses sourires dociles
aux dents refaites.
Je sors du cercle familial, de ses priorités infanticides,
de sa distribution de rôles à perpétuité.
Ne rien banaliser est mon rempart contre la lâcheté.

La guerre et la paix se passent la balle. Au milieu,
un charnier brûlant est nettoyé tous les matins ;
la vie et la mort sont nettoyées.
Le Tribunal gère ses fidèles, masse molle
d'électeurs consentants.
Chacun prend ses habitudes dans ce village démocratique :
plus la peine de penser, il suffit de remplir sa fonction.
La terre enfle – elle enfle sous des tonnes d'ordures
recyclées pour le bien de la planète.
La Raison dans l'histoire suit son cours et emporte
le temps qu'il reste.

À présent, nous avons les mains coupées,
la langue coupée. Le cercle se referme –
je sors du cercle.
Exil volontaire, évasion de crise.
Les racines du ciel sont calcinées, les arbres
plantés dans un décor sans arbres. On débite du bois à la chaîne…
les mots se blessent en tombant.
Dans le miroir, les reflets du monde gras se mettent à cloquer.
Tout se mélange dans la tête – je sors du cercle.

Se protéger de rien. Seulement
être vivant dans les mots protège.
J'aiguise la pointe du stylet, je tiens
par cette fine forme de sens : une ombre dans la langue,
c'est toujours un résidu de métaphores.

Je guette la surprise sans la savoir, je l'appelle
sans connaître à l'avance son champ de forces.
J'attaque l'ostentatoire du pouvoir qui dérobe à la vue
la fosse commune.
J'attaque l'abstraction qui infecte le paysage :
bassines à ciel ouvert.
Quand l'eau n'est pas partagée – le commun s'effondre.

La terre se vide, les glaciers se vident. Eau rationnée,
nourriture rationnée pour maintenir l'opulence à flot,
ses crimes de guerre à flot, sa paix à flot.
La charité se répand. La charité tue !
Je n'en veux pas – je sors du cercle.
Je désire l'encre et le pain sec, la vitalité aiguë des signes,
les tensions du silence entre deux éclosions,
l'arbre et le temps pour recommencer l'orage au fond de la gorge…
un cri sûr de ses droits,
un cri sûr de son chant.
L'image se teinte d'un sous-bois,
le cercle se rompt – place vide du pouvoir.

natanaële chatelain
mars 2025

07.04.2025 à 11:12

La nuit sera longue - Zerocalcare

dev

Une bande dessinée pour comprendre l'affaire « Budapest » et libérer Gino [Bonnes feuilles]

- 7 avril / , ,
Texte intégral (1335 mots)

Les lectrices et lecteurs de lundimatin connaissent probablement déjà les enjeux qui entourent l'affaire "Budapest" et l'incarcération en France de Rexhino « Gino » Abazaj. Sinon, vous pouvez lire cet article, écouter ce qu'en dit Eric Vuillard, prix Goncourt ou encore lire la lettre de Maja devant ses juges hongrois. Mercredi 9 avril, la cour d'appel de Paris rendra son verdict quant à la demande d'extradition de Gino vers la Hongrie où il risque pas moins de 24 années de détention pour avoir secoué (selon la police) des néo-nazis hongrois. En attendant, nous publions cette semaine les bonnes feuilles de La nuit sera longue de la star de la Bande Dessinée Zerocalcare qui paraît ce vendredi 11 aux excellentes éditions Nada. Il s'agit du récit graphique et minutieux de toute cette affaire, restituée dans ses enjeux éminemment politiques et déterminant pour l'avenir.

Pour rendre la lecture de ces bonnes feuilles plus aisée selon les appareils, elles sont reproduites ci-dessous mais aussi accessibles via scribd.

La nuit sera longue - Zerocalcare (Extrait) by lundimatin

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