LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias
Souscrire à ce flux
Journal en ligne gratuit paraissant chaque lundi matin.

LUNDI SOIR LUNDI MATIN VIDÉOS AUDIOS

▸ les 10 dernières parutions

24.07.2025 à 11:26

Rien n'est inoffensif

dev

Texte intégral (769 mots)

Ça suffit l'exhibition du soi, de ses malheurs peureux,
de ses frustrations crevardes qui veulent la peau de tout.
Ça suffit
le tourisme tout-terrain sur une terre climatisée.
Ça suffit le monde du tout-visible –
la restauration se targue de montrer les couleurs d'origine,
mais où est passé le temps ?
Qui dit non à la mode ?
Qui accède à la vie qui n'est pas une mode ?

Si consommer est devenu le calmant,
c'est que le mal est dans le remède.
Le produit paraît inoffensif, mais il s'accumule,
pénètre chaque cellule du paysage et le paysage s'atrophie…
Ça pique aux yeux, ça pique à la gorge –
pendant que la haine arrose ses plates-bandes,
les abeilles passent à l'acide.
Pouls faible des bêtes dans nos imaginaires limités aux écrans.
Qui parle ? À qui ? Dans quelle langue ?

La bétonisation tue, le goudron colle aux plaies.
Canicule durable… Destruction durable…
Le péage de l'adaptation s'affiche en lettres capitales :
PDV, Pas De Vague. A bon entendeur, salut !
Chacun surjoue la normalité et ça bouffe les forces.
Tu te retrouves à tendre les mains vers le vide qu'on te tend.
Ta vie devient un poids, alors si quelqu'un gère ça pour toi…
Tu ne sais pas quoi faire de ta vie – la dictature s'installe.

Nous voilà pris au piège de nos renoncements.
La lâcheté est une lucarne familière –
on voit mourir de loin. Miséricorde !
La gestion s'occupe du reste…
Ça brûle aux poumons, ça brûle aux paupières –
les balles perdues visent les enfants.
Qui sent l'humiliation ? Qui a honte ?

Je dis
la nature n'est pas une ressource,
la nature n'est pas un moyen pour arriver à ses fins.
Je dis fugue
ce langage farouche du corps.
Je dis aggraver nos différences,
choisir l'autre comme interlocuteur
sans jamais le réduire à un objet du discours.

Être des passants inassignables.
Je dis,
le pire c'est de s'apercevoir trop tard
que tous nos désirs sont identiques, qu'en eux
la multiplicité s'est tue – monocultures à perte de vue.
c'est ta langue qu'on discrédite – poème exacerbé,
chemin lucide irrécupérable – c'est toi qu'on assassine.
Tu perçois le temps comme micro-événements,
non comme linéarité. C'est ton courage !
Tu tentes une autre lecture des choses et des visages.
Tu décloisonnes le sensible, tu décloisonnes la souffrance.
Tu te jettes au cou du vivant et tu restes là, inséparable,
bigarré – c'est ta revendication insolente, juste et insolente.
C'est précisément ça qui dérange, que vise la répression,
c'est ce désir de se débarrasser du dogme de la pureté
et de l'impureté… de toute la morale qui en découle
avec, la sophistication des camps derrière,
la domestication des corps...

Je ne me résigne pas.
Je dis
position de la chair [1].

Juillet 2025
Natanaële Chatelain


[1] Titre d'un poème d'Antonin Artaud

PDF

24.07.2025 à 11:26

Loading rooms - Justine Lextrait

dev

« Nous sommes x dans ma chambre. » 31 octobre 2025

- été 2025 / ,
Lire + (475 mots)

« Nous sommes x dans ma chambre. » C'est ainsi que Justine Lextrait nous introduit dans chacun des 200 fragments qui composent Loading rooms. Alors que les images pornographiques saturent nos imaginaires autant que la bande passante mondiale, c'est à partir d'une expérimentation littéraire du camsex que l'autrice nous entraîne dans l'envers du décor — de l'autre côté de l'écran, donc, mais aussi hors de la sexualité standardisée, à travers le bricolage foutraque et désordonné d'autres formes de sensualité.

Derrière une porte, entre quatre murs, la chambre, cet espace consacré de l'intime, du dedans, du privé, voit ses attributs un à un défaits. La caméra devient cet oeilleton à travers lequel se catalyse et se ramasse le réel. Dans la chambre, tout est possible. Le « je » se dissout à force de proliférer, les gestes se brouillent autant que les sujets. Que nous reste-t-il d'intime dans un monde où l'intimité elle-même a été encodée ? De quoi faudrait-il encore être privé ?

Loading rooms assume une forme instable et saccadée. La chambre devient tour à tour scène, loge ou champ de foire, on y discute d'argent et de sentiments, de sexe, de météo, d'une paire de bottes et de tout le reste. L'écriture est cruelle, drôle, distordue mais toujours limpide.

Ce dont la chambre se charge, c'est de l'expérience intérieure et collective. Quand la réalité n'est plus que le miroir douteux du virtuel, reste un écart où la présence et l'absence vacillent. Loading Rooms est un corps-à-corps entre les mots, les imaginaires et l'époque.

Justine Lextrait écrit, étudie, dessine, édite des textes, découpe des trucs, déménage. Sa date de naissance est le 3 juillet 1996. Loading rooms est son premier livre.

31 octobre 2025
160 pages | 16 euros | 978-2-494355-09-5
Diffusion Hobo | Distribution Makassar

Extrait

Vous pouvez télécharger cet extrait en format PDF en cliquant ici.

Ou bien le consulter en ligne ci-dessous :

Loading Rooms - Justine Lextrait (Extrait) by lundimatin

PDF

24.07.2025 à 11:26

Dix sports pour trouver L'ouverture - Fred Bozzi

dev

Ping-pong, Rugby, Perche, Danse, Tennis, Boxe, Football, Marche, Volley-ball, Décathlon 3 octobre 2025

- été 2025 / ,
Lire + (456 mots)

La critique du sport est connue, elle est prêt-à-penser : Le football a vendu son âme populaire à des milliardaires. Les danseuses classiques sont soumises à une discipline bourgeoise. Le Tour de France est un laboratoire à ciel ouvert du dopage trans-humaniste. Le virilisme des rugbymans est proportionnel au nombre des neurones perdus dans la mêlée.
Faudrait-il alors renoncer au sport ? Abandonner le tonus aux libéraux comme aux fascistes ?

Ce livre ne prétend pas parler de sport mais depuis la pratique sportive. Au ras du terrain, à même la technique et les muscles, il renverse nos préjugés les plus feignants et affûte notre regard sur les corps et les gestes en jeu.

Y sera démontré que :
Le saut à la perche est une technique qui s'oppose à la conquête spatiale.
Un terrain de rugby est le lieu d'une écologie anarchiste.
La marche en plein air suspend autour de soi l'emprise du Capital.
Les épreuves d'un décathlon arrachent les corps à la propagande de l'économie.
Le ping-pong ouvre des dimensions du réel propices à faire dégénérer les IA.
La boxe incarne la vertu politique du silence dans un monde saturé de mensonges.
Le volley-ball conteste en acte les théories du management.
La danse, dans sa grâce, révèle une puissance destituante.

Dix exercices, ou plutôt onze : l'auteur nous rappelle magistralement que penser est un sport. De combat, de souplesse ou d'équipe, il s'agit toujours de trouver l'ouverture.

Fred Bozzi est pongiste et philosophe.

3 octobre 2025
256p | 18 euros | 978-2-494355-06-4
Diffusion Hobo / Distribution Makassar

Extrait - Rugby

Vous pouvez télécharger cet extrait en format PDF en cliquant ici.

Ou bien le consulter en ligne ci-dessous :

Dix sports pour trouver l'ouverture - Fred Bozzi by lundimatin

PDF

24.07.2025 à 11:25

La société réticulaire - Ian Alan Paul

dev

Texte intégral (674 mots)

Aurions-nous imaginé, il y a quelques décennies, que l'essentiel de nos interactions fseraient médiatisées par un petit appareil, logé au fond de notre poche ? Que l'IA optimiserait des bombardements meurtriers et rédigerait nos déclarations d'amour ? Que tout ce qui était directement vécu s'évanouirait dans sa propre numérisation ?

La « société réticulaire » décrit le stade d'avancement actuel de la société capitaliste qui, après avoir été dominée par les marchandises puis par le « spectacle », est désormais soumise à la circulation de l'information en ligne et sur les réseaux. L'accumulation essentielle du Capital n'est plus celle des produits de consommation, ni celle de leurs images, mais l'accumulation de la circulation elle-même. Les pixels qui codent les images qui n'ont plus besoin d'être vues pour avoir une efficace, politique, militaire ou économique. Cette nouvelle gouvernementalité transforme de fond en comble
notre rapport à l'existence. Quelle est donc la nouvelle nature de ce pouvoir circulatoire ? Ian Alan Paul, en un style incisif, souligne les contradictions inhérentes à la vie contemporaine, où règne la « séparation connectée », où agissent de concours « la séparation numérique et l'intégration au réseau », où la vie trouve une plus grande réalité à sa propre « désunion en ligne ». L'auteur développe les conséquences « bio-réticulaires » et « nécro-réticulaires » de la connectivité permanente, et propose enfin des voies de sortie éthiques et politiques, par de nouvelles formes d'insurrection, par l'autonomie et le détournement.

Avec La Société réticulaire, Ian Alan Paul remet La Société du spectacle de Debord à l'heure en actant que c'est désormais par la circulation de l'information et notre relation viscérale au numérique que le capitalisme redéfinit les formes de la vie, de la mort et du politique. Restent heureusement et toujours la désertion, le sabotage et la révolte.

Ian Alan Paul est docteur, artiste et théoricien états-unien, il enseigne la théorie des médias à Barcelone. Réalisateur de films et de nombreuses installations numériques, il a publié plusieurs articles traduits dans lundimatin [1] ainsi qu'un premier livre Moving images
(Transcript, US, 2020).
Postace : Frédéric Neyrat

17 octobre 2025
180 pages | 16 euros | 978-2-494355-08-8
Diffusion Hobo / Distribution Makassar

Extraits

Vous pouvez télécharger cet extrait en format PDF en cliquant ici.

Ou bien le consulter en ligne ci-dessous :

La Societe Reticulaire - Ian Alan Paul [Extrait] by lundimatin


PDF

22.07.2025 à 11:38

Mayotte : journal de bord

dev

Texte intégral (3352 mots)

Ce texte prolonge ceux parus les 20 janvier, 5 février et 13 mai dernier. De nouveaux épisodes de vies, et ce quotidien qui se frotte âprement à l'âme quand on vit au plus près des habitants.

M'Bae

L'homme de 70 ans, voisin de quartier et ami, vit maintenant dans la rue. Le matin tôt il va à la mer pour se laver, la journée il reste à l'ombre ou déambule, et les jours passent ainsi. Il installe son carton pour la nuit sur les marches devant un magasin ; si à Mayotte il n'a pas à craindre le froid, il allume un encens pour chasser les moustiques – le chikungunya est très présent. Je lui apporte de quoi se restaurer, et lui gère son peu d'argent pour chiquer et fumer. Il guette mon arrivée en soirée. Nous discutons un long moment et je regagne ma petite chambre dans la ruelle bruyante. Sa situation est pour l'instant insoluble, je ne peux que financer en partie un hypothétique retour aux Comores en kwassa-kwassa. La mer est tourmentée pour des semaines, la saison n'est pas du tout propice pour ces traversées maritimes risquées dans tous les cas. Il répète : « Réparer le mal tous les jours, garde ton cœur, ne pense pas trop, ne fâche pas. Merci mon ange ». Il me parle des gris-gris ici à Mayotte, pratiques qui m'ont déjà été contées. Il est vrai qu'en terme d'énergie, on sent bien que quelque chose est changé depuis quelques mois, en particulier à Mamoudzou. La violence, une jeunesse grandissante laissée pour compte, la corruption à tous les niveaux et dans tous les secteurs, les dévastations de Chido toujours présentes, tous ceux qui partent, tous ceux qui arrivent, tous ceux qui espèrent partir, tous ceux qui espèrent arriver, cela en fait des vies de fortune et d'infortune... sur une île française dans le Canal du Mozambique, espace stratégique d'influences internationales dont les enjeux réels me sont toujours inextricables.

Des collégiens

Hakim, arrivé depuis peu des Comores, petit lecteur et petit scripteur il y a encore quelques mois, est invité à « la journée de l'excellence » organisée par le collège, une journée de festivités avec récompenses pour les jeunes méritants. Je n'aime pas le terme « excellence », mais pour celles et ceux qui ont relevé les défis de leur histoire, c'est un moment important et l'ensemble de la communauté éducative est engagée pour cet événement. Si son rêve est d'être pompier, pour Hakim comme pour des milliers de jeunes, les années à venir seront conditionnées par l'obtention de papiers, au moins des titres de séjour. Sa volonté farouche et sa détermination à comprendre dans un premier temps le système scolaire - comme savoir demander de l'aide et jouer de finesse dans les relations - ne suffiront pas à déjouer les choix politiques et les réalités plus crues pour les non français.

Pour Naël, pris en charge et épaulé à sa demande pour se donner une autre voie que celle de la rue, de ses violences et « business » en tous genres, le parcours est éminemment plus difficile. Disons que les habitudes et réflexes de défense sont toujours là, alors il clôt l'année avec une exclusion scolaire et comme il n'a pas toujours pas de papiers, sa présence est compromise pour la rentrée prochaine. Il n'a pas su mettre à distance les conflits entre villages que des bandes rivales de jeunes enflamment tant à l'extérieur qu'au sein même de l'établissement de 2000 élèves – les différentes cours sont organisées autour de clans que le personnel éducatif surveille à chaque récréation. Les filles sont là pour « chauffer » les garçons et à chaque première agitation ce sont tous les gamins qui arrivent et encerclent en huant les protagonistes de la bagarre - les gendarmes sont présents toute la journée devant l'enceinte barbelée du collège.

Chamsidine, un gamin inscrit en classe de 5e au vu de son âge, n'a jamais été scolarisé antérieurement. L'apprentissage de l'écriture en passe par celui du coloriage ; les progrès sont visibles dans le respect des traits de dessin mais l'alphabet n'est pas mémorisé. Il prononce avec joie quelques mots en français et vient avec enthousiasme dans la classe mais mes compétences s'arrêtent là ; il n'y aura pas pour lui un autre parcours éducatif possible.

Et puis il y a Omar. élève de quatrième. Il s'est présenté un matin de juin devant la porte : « Madame, moi aussi je veux venir en cours dans ta classe, je ne sais pas lire ». Nous disposons seulement de quatre heures en tête à tête. Effectivement, il ne connaît pas toutes les lettres de l'alphabet mais il les recopie déjà avec son style. Comme il s'exprime avec une certaine aisance, il découvre presque spontanément la lecture, le lien entre les syllabes et les mots. Cela le rend heureux, ses yeux brillent et son sourire immense est cadeau ; il suffisait de cet espace privilégié et de toute l'attention réciproque nécessaire. Nous faisons une pause et il me parle avec plaisir de ses chèvres, m'explique les mises-bas et le nourrissage des petits, mais il n'assiste pas encore à la mise à mort, trop jeune lui dit son père.

Prières et chants

Claude, réfugié politique congolais, taximan, m'a invitée un dimanche matin à l'inauguration d'un lieu de prière du renouveau pentecôtiste. Sans être croyant, l'on peut se douter de l'importance de la journée, l'invitation est un honneur. La zone est presque désaffectée, beaucoup de poussières, des tas d'ordures, un point d'eau, un terrain vague où s'improvise une partie de foot, des conteneurs transformés en habitation et entre deux bâtiments de fortune l'entrée de la paroisse décorée pour l'occasion. Il y a une centaine de personnes endimanchées, mon arrivée est remarquée : je me découvre la seule blanche. J'ai droit aux remerciements publics et un repas partagé à la table d'honneur. J'assiste donc à la cérémonie, deux personnes m'interprètent les prières et chants en swahili - langue bantoue, en congolais et rwandais. Des chorales d'enfants et d'adultes, beaucoup de ferveur, d'émotions et de cris. « Nous, on n'a pas de psychologues ou autres personnes pour nous écouter, alors on vient dire notre souffrance dans ce lieu collectif, on prie ensemble et ça, ça nous fait du bien. Quand on repart, on se sent mieux ». La communauté est globalement bien acceptée par les comoriens voisins. Je réalise à quel point Mayotte est envisagée comme terre de passage, mais malheureusement des désillusions et complications permanentes pour les réfugiés qui se retrouvent, pour certains, des années sur cette île sans réel espoir d'un départ. Les récits de leurs vies sont désarmants. Avec l'abrogation pour 2030 du titre de séjour territorialisé la situation devrait s'éclaircir – actuellement, tout immigré pourtant en situation régulière à Mayotte ne peut se rendre librement ailleurs en France.

« J'aurais bientôt une bonne nouvelle, enfin je l'espère, tu seras heureuse. On se reverra en métropole, c'est promis », me confie Claude. Peut-être que d'ici à la fin de l'année il aura pu quitter Mayotte où la vie lui est bien difficile. « Depuis janvier, je me suis déjà fait voler trois smartphones », et de me montrer un dépôt de plainte. Les agressions et vols sont quotidiens et menacé par une machette, on ne fait pas de résistance. « Tu imagines revenir un jour vivre chez toi au Congo ? » je lui demande naïvement, tout en sachant les tensions et guérillas locales. « Mais en fait tu ne sais pas ce qu'il se passe là-bas ! Peut-être dans une ou deux générations, et encore... » me répond-il avec une pointe de tension. « Tu sais, là-bas, ils nous tuent et... ce sont des barbares ». A deux jours de mon départ, nous nous retrouvons dans sa voiture pour partager café et gâteaux. Claude se pose et témoigne toute sa reconnaissance, il se souvient de chaque moment de soutien, tout simplement s'être intéressée à sa vie, avoir cherché avec lui des solutions et préservé l'espoir. Je suis très touchée, non pas parce qu'il me renvoie, mais par la façon dont il me parle simplement, avec une pudeur tranquille, son émotion est palpable. « J'ai tes cadeaux pour mes petites. Peut-être un jour je les reverrai ». Je me souviens d'une dame qui disait « si seulement chacun faisait sa part... », alors je peux dire que j'ai fait un peu la mienne, mais il est difficile de se satisfaire ainsi.

Des départs et des vies installées

Nassibia a donc fait le choix de quitter Mayotte avec sa cadette qui a la nationalité française ; nous nous sommes dit au revoir. Sa fille aînée qui n'a pas de papiers reste donc ici, chez une tante, enfin, c'est comme ça au début... Elles sont parties pour un long périple, vers la métropole, pourront-elles atteindre leur destination ? la somme requise pour ce voyage est de milliers d'euros. « Je n'ai pas le choix. Tu comprends, je n'en peux plus ici. Partir, c'est notre seule chance. J'ai parlé longuement à ma grande. La vie c'est dur, c'est comme ça qu'elle va apprendre à s'en sortir ». Je ne juge pas, évidemment, mais tout de même. C'est ainsi pour nombre de jeunes à Mayotte, comme pour Houssam que je présentais dans un article précédent. Sa carte de séjour n'est plus valide depuis deux semaines, alors maintenant il ne sort quasiment plus de la maison qu'il occupe contre services ; la PAF rôde et les drones aussi.

L'anjouanais voisin qui tient un boui-boui est tous les soirs installé devant son smartphone à enregistrer et émettre une vidéo pour la résistance aux Comores face à la politique actuelle. Il aime discuter et demander conseil. « Nous les Anjouanais on n'a jamais été d'accord avec les Grands Comoriens, on ne s'entend pas. On a besoin de la France, nous aussi on voulait rester français quand il y a eu le vote. On ne sait rien faire, on n'a pas d'ingénieurs, mais on aimerait apprendre, être formés. Il y a beaucoup de cascades chez nous, beaucoup d'eau, beaucoup de fruits, la vie pourrait être bonne... mais on a besoin de vous ». En tant qu'anjouanais, il est parfois agressé pour sa position, mais il assume ; il est le personnage incontournable du quartier, un peu le « chef ».

Il n'y a pas un jour sans chats

Des miaulements forts et graves depuis deux jours, une trombine furtive de chaton apparaît sous un container, impossible de l'approcher. Un autre chaton gît à quelques mètres dans la poussière, le corps déjà gonflé par la chaleur cuisante. Le troisième jour je tente une approche avec un bout de poulet récupéré dans une barquette jetée au sol. Je reste un long moment accroupie près de cette masse métallique dégueulant de produits venus de Chine, il fait bientôt nuit mais nous serons plus tranquilles pour faire connaissance, s'il le souhaite. Il s'aventure enfin, va vers le menu repas, hésite. Il préfère m'approcher, fait des allers retours, ne mange pas vraiment. Elle cherche autre chose car c'est en fait une petite minette noire et blanche. Il faudra encore attendre le lendemain pour qu'elle vienne me sentir. Elle est très maigre, a tout au plus quatre mois. Et puis soudainement la voilà à demander des caresses. Elle tremble et miaule, son corps chétif épouse la moindre surface de contact avec mes doigts. Et là je comprends que le toucher lui est vital, bien plus qu'un repas, la nourriture du toucher, elle se sent ainsi vivante. Depuis combien de temps est-elle seule ? La voilà qui grimpe sur mes jambes, avec hésitation mais tout de même, et se blottit contre mon ventre, elle pourrait rentrer dedans qu'elle le ferait. Nous nous rencontrerons deux jours ainsi ; lui parler et la rassurer. Le container a été retiré. Il n'y a plus de petit chat, reste le cadavre en putréfaction.

Et puis il y a l'histoire de ce jeune chat sauvage qu'il a fallu achever pour lui épargner une longue agonie : la colonne vertébrale brisée par la gueule d'un chien de dakou (délinquant à Mayotte) il gisait sans bouger, miaulant sans fin. Des jeunes sportifs m'ont demandé de prendre la décision, puis ils ont eu le courage de porter l'acte que je ne pouvais assumer. Une petite sépulture de terre et branches séchées. Plus loin, des chatons non sevrés sont dans les mains d'enfants qui les déposeront de-ci de-là dans des coins de rue. L'autre matin sur une plage, une grande tortue verte elle aussi agonisante, attaquée par des chiens errants après avoir pondu sur les hauteurs ; elle n'a pas eu le temps de rejoindre la mer au petit matin. Prise en charge par des soigneurs, elle n'a pu survivre aux plaies profondes.

Pêle-mêle

Dernier nourrissage des makis ; je quitte Mayotte. C'est la saison chaude et sèche qui s'installe avec les alizés, la végétation roussit jour après jour. Je siffle et les entends sautant de branches en branches s'approcher de notre lieu habituel, à une heure presque habituelle - c'est la leçon du renard du Petit Prince. Je n'ai que des dattes mais ils s'en délectent et s'en gavent surtout. Je les ai observés grignoter quelques feuilles, une bien maigre nourriture. Je me lave les mains après le nourrissage, comme à l'accoutumé, et là, la femelle dominante se précipite et lèche la terre humide, c'est bien la première fois qu'elle se comporte ainsi : les makis sont donc assoiffés ! Je mets de l'eau dans la boite à datte et ils la vident en quelques secondes. Nous restons ensemble un moment, ils me regardent toujours curieux et attentifs. Malgré ces nourrissages, ils demeurent sauvages et grimpent à la moindre approche d'un promeneur. Je les quitte inquiète.

Depuis quelques semaines j'observe quotidiennement les activités de trois nids de fourmis au pied du bureau de la salle de classe. Des balades sur le pan de mur toute la journée, un quatrième nid se prépare, cela commence à faire beaucoup. Je décide de les contraindre au départ, espérant qu'elles investissent un autre lieu. Quelques gouttes d'eau délicatement à l'entrée des trous. Et là, c'est impressionnant : en deux secondes des lignes noires tracent sur le mur, elles transportent les œufs, les fourmis reines sont dans la file. Je renouvelle l'opération, attends un long moment et ne voyant plus d'activité, bouche les entrées. Bien mal m'en a pris, le lendemain matin, les fourmis ont investi l'ordinateur... je souris de mon manque de projection. Les nids débouchés, elles les réinvestissent illico.

Une fin de journée à Mamoudzou en trois moments :

Une fuite d'eau importante chez le voisin absent, ça coule dans la rue. Je préviens ma propriétaire mais elle ne veut rien faire car elle est en froid avec lui, « Mais c'est de l'eau perdue, on manque d'eau à Mayotte... », « Tu ne te mêles pas de ça ! », répond-elle avec colère. Désemparée, je file à la pointe Mahabou, un parc un peu préservé où vivent quelques makis sauvages. La veille, un groupe d'une vingtaine d'adultes et enfants était venu y faire une fête. Et c'était à craindre : le sol est jonché de leurs déchets, partout éparpillés par le vent, la mer en contre-bas. Je ne comprends pas.

De retour à la ville dans l'obscurité, je croise dans une rue une fillette qui supplie sa mère en pleurant « je veux plus y aller ! », elle hurle, une vraie détresse. Elles descendent au sous-sol d'une maison et la petite de crier encore, des coups portés. Je file à la police municipale à moins de 100 mètres : « On les connaît, on est déjà intervenu, la mère tape la petite. On ira voir plus tard ». Je reste sans voix.

Pour m'épargner des bruits du quartier en fin de soirée, je pars m'installer sur les marches de la mairie et lis quelques pages. Mais depuis peu je suis intranquille, envie de partir de Mayotte, sans doute la fatigue physique et psychique. Un petit homme qui vit dehors s'approche et me tourne autour, en cercles de plus en plus étroits. Il commence à me poser des questions, je parle calmement mais la tension monte. « Tu es un fantôme, tu n'existes pas. Sale blanche ! Dégage la France ! » et de me cracher au visage en me menaçant de son poing ; je pars les jambes en guimauve. Le lendemain, cet homme vient me voir et me présente ses excuses : il avait fumé... il n'empêche, ses paroles en disaient long. Nous nous saluons maintenant tous les jours mais je reste prudente. « Du goudron sur du goudron, ça c'est Colas, la terre ne respire pas », il me parle aussi de la jeunesse qu'il faut aider, des problèmes de drogue. Il m'emmène voir un bout de terrain entre deux maisons au bord de route, peut-être 10 mètres carrés de terre recouverte de déchets et broussailles. C'est là qu'il veut construire un abri en tôle pour son frère et lui, « ma maison ». Il est content de ce projet. Je ne pense plus.

PDF

22.07.2025 à 11:23

Les assassins de la rue d'Aubagne courent toujours

dev

L'effondrement en procès (Suite... et pas fin)

- été 2025 / , ,
Texte intégral (4210 mots)

Sept ans après l'effondrement des immeubles de la rue d'Aubagne à Marseille et la mort de huit habitants sous les décombres, les « responsables » ont été jugés et condamnés. Victor Collet [1] s'est rendu au délibéré. Récit d'audience.
Pour davantage de contexte lire : Que faire des monstres de la rue d'Aubagne.

2018 à Marseille, trois immeubles de la rue d'Aubagne s'effondraient sur ses habitants. Huit d'entre eux périrent sous les décombres et des milliers de locataires durent quitter leurs logements « à risque

Sortir. Fuir cette pièce devenue étouffante.

Irrespirable.
Le souffle court.
La porte claque à peine.

Trouver de l'air. On tourne et on retourne. 100 pas furieux sur gravier blanc immaculé au soleil brûlant de midi.
Zénith marseillais.
Le bruit des cigales résonne comme jamais, et si étrangement au milieu de l'immense et déserte caserne du Muy.

Les journalistes en rang d'oignon se tiennent à l'ombre de la tôle ondulée qui sert d'entrée au prétoire.
500 personnes peut-être sont restées bloquées à l'intérieur.
Écoutent encore solennellement, maugréent, contiennent leur souffle, peut-être leurs cris.
Ressentent la même honte, ou plus simplement, font face à une certaine sidération face au verdict.

Trop pour respirer en tout cas.
Au milieu de protagonistes trop nombreux pour un silence devenu trop pesant.
Il faut dire que la salle impressionne.
« Exceptionnelle », annonçait-on partout depuis sept mois.
« Hors norme », comme ce procès des immeubles effondrés de la rue d'Aubagne.

Et ces journalistes toujours aussi nombreux à chaque feuilleton des suites sans fin de l'effondrement.
Épilogue tragique au drame.
Six ans qu'ils l'attendaient, qu'ils se ruent sur Marseille au nouvel épisode.
Un peu comme les touristes qui leur ont emboîtés le pas.
Chacun à sa manière vante la nouvelle Fame de Marseille.
Exotique pour un peu, l'insalubrité, tant qu'on passe juste à côté.

Ce matin, la porte de l'appartement ne fermait pas. Plus. A nouveau.
Fissure bien visible juste au-dessus de la porte d'entrée.
Il y a des coïncidences qui ne trompent pas.
Mauvais présage auraient dit certains.

Mais, après une heure et demi à peine d'écoute, de relaxes des uns en « preuves insuffisantes à démontrer » l'état de « vulnérabilité » de certains habitants ou la volonté absolue d'exploitation pourtant éhontée de l'indignité de certains logements, les yeux se sont brouillés. A nouveau.
Comme à chaque fois.

L'immonde silhouette, de dos, allait se révéler pour ce qui était annoncé.
Un de ces fameux monstres de la rue d'Aubagne, parmi tant d'autres.
Il en fallait bien quelques uns pour exonérer le reste, les autres.
Tout un tas de responsables.
Taire un système.
On l'avait même écrit. Pari risqué... Pas tant que ça.
Et le verdict a dépassé toutes les attentes.

Dresser les corps, redresser les torts. Faire jurisprudence, tançait même encore quelques secondes plus tôt le juge Gand... Celui de l'affaire Servier, tombeur du « roi des taudis » quelques mois plus tôt, ce flic aux centaines de logements indignes qui recrutait ses proies dans les Centres de rétention de Marseille... ça démarrait fort.

Après « un réquisitoire implacable » sept mois plus tôt contre « toute la chaîne de responsabilité de l'effondrement » [2] et des peines exemplaires requises, on allait voir ce qu'on allait voir.

« Cas le plus grave », reconnu coupable d'à peu près tout les chefs d'accusation et même un peu plus, l'homme aux triples casquettes (avocat du syndic, copropriétaire et vice-président du conseil régional), « de soumission de personnes vulnérables », « de logement indigne », « d'emprise manifeste sur les réunions en sa qualité d'avocat du syndic », de « stratégie élaborée et concertée avec les cabinets et consultants techniques visant à retarder et à éviter les travaux structurels nécessaires à la sécurisation de l'immeuble » avec « pour seul motif de faire des économies », « indifférence déplorable », « attitude coupable » et « mépris assumé » pour le sort des « locataires, leur santé et leur sécurité ».

Indécence orchestrée, indignité machiavéliquement utilisée, collusion entre puissants. D'énumération de chefs d'accusation en déclaration sans faille de culpabilités, pour le monstre, ça sentait le roussis :

« le tribunal souhaite sanctionner la gravité de ces agissements qui ont entraîné le décès de plusieurs personnes » afin de l'empêcher de « réitérer les faits » pour l'avenir.

Et puis il a fallu un seul mot...

« ab initio »... Au bénéfice du prévenu.

« Le tribunal prononce l'aménagement de cette peine » . Sans même demander... On aménage sans lui. Pour lui. C'est fort. Bracelet électronique sur villa.

« Ce soir, personne ne dormira aux Baumettes », avait chuchoté presque à l'instant, dans un coin de la nuque déjà bien raidie, un ancien directeur des services, fin connaisseur des dossiers.

Chacun chez soi. ab initio... Au bénéfice du prévenu.

Les yeux, tout à coup, se brouillent. Tristesse, colère, vide sidéral, ébullition, on ne sait plus vraiment. Le cerveau, mécaniquement, appose des analogies, une comparaison. Face au vide, à l'incompréhension, comme pour rapatrier l'entendement. Remettre en ordre ou un équivalent à ce qui, d'un coup d'un seul, vient de partir dans tous les sens. Ne fait plus sens... Quand l'image de la villa suréquipée de caméras, de chiens de garde, accueille au crépuscule l'homme méthodiquement organisé en vue de l'effondrement, maillot de bain fluorescent sur ventripotence adipeuse...

L'analogie arrive plus qu'on ne la convoque... Ré-ordonner le monde, son monde, agencer, retrouver de la proximité quand ce qui se passe sous les yeux devient si lointain, abscons. Et l'analogie, en l'occurence, vogue vers d'autres scènes de prétoires, d'autres audiences qui finissent souvent si mal. Pour d'autres.

Le souvenir rapatrie tout à coup l'image de cette jeune femme, 18 ans à peine, sans chez elle, à la rue, délogée qui sait... retrouvée une canette de soda à la main, zonant sans but, visiblement paumée, au milieu des débris d'un des magasins éventrés de la rue Saint-Fé [3], un soir de pillage, quelques jours après la mort filmée en direct du jeune Nahel de Nanterre...

17 ans, c'est jeune pour mourir.

18 ans, c'est jeune pour dormir à la rue vous me direz aussi.

Autre histoire, autre audience.

« Qu'est-ce que vous faisiez là ? ». « 6 mois ferme », « mandat de dépot », direct aux Baumettes. « ça vous fera du bien vous verrez. Vous aurez le temps de réfléchir ».
Attentionné le malfrat... le magistrat.

C'était un autre lundi (ou mardi) en plein soleil d'un début de mois de juillet. On n'avait pas attendu six ans mais seulement deux petits jours pour juger cette fois. Mais il y avait des ressemblances. De la proximité.

ab initio... Nourrie, logée, blanchie à l'ombre de l'Etat.

Au milieu des punaises de lit et des cafards.

Cafard.

Cachard.

Une sensation de nausée s'empare de l'âme. C'est le problème du proche qui déraille, de l'analogie qui s'invite dans les synapses et atteint le haut du cervelet embué de bons sentiments sans cesse refoulés et qui reviennent malgré les dénégations : naïveté, justice, réparation...

L'analogie aggrave l'état, le syndrome.

Au contact de la jeune femme à la canette, ou de la chaussure dépareillée qui l'avait précédée à la barre, entre les vitrines et les hommes (ou la jeune femme), la silhouette maudite, la culpabilité pour les 8 de la rue d'Aubagne empêche tout à coup de respirer.

Affairistes méthodiquement organisés, sciemment préparés, orchestrateurs du « laisser-effondrer ». Des assassins, criait la foule.
Et ils apparaissent pour ce qu'ils sont : plus monstrueux que jamais.
Ou, peut-être pire qu'eux, celui qui vient d'énoncer la sentence.

Théâtre de pantomime auquel tout le monde joue et rejoue sans cesse et qui s'effondre avec le verdict des bâtiments effondrés. Jusqu'au bout.

« ab initio »... Au bénéfice de... Des bénéfices, des affaires. Une affaire. Dans le sac. L'ordre est respecté. Intact.

« Coupable, plus que coupable, re-coupable »... Tout le monde savait. Sauf l'instruction visiblement [4].

Mais on ne fait pas dans la dentelle avec les monstres de la rue d'Aubagne.
« Des peines dissuasives » claironnait l'accusation 7 mois plus tôt.
« Inverser le rapport du faible et du fort » même [5]. Parole de procureur.

« A la maison, la villa, piscine sur gras de bide adipeux », scande le juge.

Un mélange de satisfecit, de châtiment contenu, de reconnaissance... 4 ans, 2+2, du sursis et du ferme. A effectuer chez soi. Collusion reconnue, connivence tacite bien tenue. Parfaitement en évidence, toute honte bue...

Juste là, sous les yeux de 500 personnes qui scrutent les acteurs se parler à eux-mêmes. D'un côté à l'autre de la barre...

La peine... On l'aménage. Celle de ceux qui aménagent, qui n'ont jamais rien foutu. Qui l'ont fait sciemment. « Mise en danger de mort immédiate », « stratégie délibérée », c'est dit cette fois.

Sans parler des décideurs, Marseille Habitat : relaxe, « insuffisance de la preuve ».
Et de toutes celles et ceux qui ont sciemment orchestré, voulu, laissé-effondrer : du sursis, attention la prochaine fois, pour les 8 autres.
Rodomontades et puis s'en va. Sale besogne oubliée. Gaudin n'en parlons pas.
La mairie ? Même pas effleurée.
Une situation de vulnérabilité et d'exploitation volontaire de l'indignité si difficile à montrer [6].
Des défauts structurels si complexes à prouver [7].

Et, pourtant, tout le monde sait.

Et puis les peines. Celles qu'on ne ménage pas. Des proches, des survivants, de ceux, de celles qui ont connu, tenté, appelé, alerté... qui auraient pu finir pareil ou qui, pour cette raison ou tant d'autres, se sont reconnus ou continueront de se reconnaître en elles... tous les effondrés.

C'est un peu trop pour un lundi matin... même au soleil.

Plus du tout renversé, ce monde. Ni la mairie. Qu'elle paraît loin cette affiche, six ans plus tôt, l'image du triste sire Jean Claude Gaudin à l'envers au milieu de ces lettrages formant un tout : la mairie renversée.

Au milieu du tumulte de la rue … d'Aubagne et des alentours.

Une réalité. La mairie ne siégeait pas. Plus ce mois-là.
Un appel au réel. L'empêcher de tourner à l'endroit. La renverser.
Une imagination ou un imaginaire. Une vision de la mairie renversée.

Ce matin, le concret a repris trop de poids.
Le curieux « renversement de l'échelle des responsabilités » n'y changera rien [8].
Les derniers venus dans le dossier, les copropriétaires, ont remplacé la mairie, ses adjoints, ses experts, sur l'autel des condamnations dites « les plus lourdes ».
Mais la collusion des prétoires étriqués a tué une énième fois la rue d'Aubagne.
Flingué son souvenir.
Craché sur ses traumas.

On ne sait plus vraiment ce qu'on était venu chercher là.
On a toujours honte, une même colère sourde, à découvrir ce qu'on y a trouvé.

Mais le sentiment, avec la rue d'Aubagne, n'est jamais si personnel que ça.
Collectif de bout en bout ce foutu trauma.
Au milieu des fissures et du chacun chez soi.

Car, après les relaxes, passé le monstre du 65, devait en venir un autre.
Tout le monde l'attendait celui-là encore.
Tout en bas de la chaîne de commandement, expert en vacances pendant l'effondrement,
l'architecte qui avait décidé de faire réintégrer quinze jours avant l'effondrement le bâtiment en pleine décomposition.
Déjà fui par certains de ses occupants.
Un certain Richard Carta.

Non pas qu'on ait été, au grand jamais, pour l'enfermement.
Mais laisser crever les gens...
Et la jeune fille de 18 ans.
Et les parents de Julien.
Et les enfants d'Ouloume.
Et tous les autres...

Et puis rien.

Deux ans, sursis simple.

Ruas, le maire-adjoint [9], et Carta, l'expert ès effondrement [10].
Des peccadilles pour gros cabinets Liautard ou Bertoz, le nez dedans jusqu'au cou, retardant l'un l'autre les travaux au 65 et au 67. Relaxe pour le bailleur social qui les attendait patiemment pour rénover, laissant pourrir le 63.
Tout simplement.

Allez voir ailleurs.
8 morts sciemment tués.
Une canette de soda.

Rien.

C'était peut-être trop tôt pour en finir.
Pour tout le monde finalement.
Les prévenus… le parquet … et les parties civiles...

La plupart, tous ou presque, ont fait appel [11].
« Tout rejuger » disent même certains [12].
Un verdict qui ne satisfait personne.

Assassins, victimes, le dilemme reste entier.
La rue d'Aubagne aura droit à son nouvel épisode.

Et il en faudra bien d'autres, des appels, pour se libérer des traumas.
En finir avec une histoire.
Ou faire ressortir tous les monstres restés bien au chaud au placard.

Ni oubli ni pardon

Victor Collet


[1] Il est notamment l'auteur de Du taudis au airbnb- Petite histoire des luttes urbaines à Marseille (2018-2023) aux Éditions Agone dont nous avions publié les bonnes feuilles ici

[2] Titrait le journal La Provence le 16 décembre 2024, peu avant le terme du procès des effondrements du 63 et du 65 de la rue d'Aubagne, ses 8 morts ensevelis sous les décombres, et 16 prévenus (dont 8 copropriétaires finalement cités par les parties civiles pour « homicide volontaire et soumission de personnes vulnérables à des conditions d'hébergement indigne ») Le procès s'est tenu à Marseille pendant plus d'un mois, entre le 7 novembre et le 18 décembre 2024, dans cette salle exceptionnelle de la Caserne du Muy, cf. Bruno Le Dantec, « Où vont dormir les marchands de sommeil ? », CQFD, 237, janvier 2025.

[3] La rue Saint-Ferréol, artère centrale, de la préfecture au centre Bourse, est le symbole des grandes enseignes de marque (qui font ailleurs défaut au centre-ville) et connaît (une première fois les 1er et 8 décembre 2018 après le drame de la rue d'Aubagne) et surtout les vendredi et samedi suivant la mort de Nahel (le 30 juin et 1er juillet 2023) une vague sans précédent de pillages de plusieurs centaines de magasins en quelques nuits cf. La gangrène et l'oubli.

[4] L'instruction n'a même pas pris le soin de poursuivre la plupart des co-propriétaires privés du numéro 65, finalement cités à comparaître après un recours des avocats des parties civiles (familles, proches, habitants, survivants) six mois avant le démarrage du procès. Par un étrange retournement de situation, alors que tout le monde attendait la responsabilité de la ville, de Marseille habitat propriétaire du 63, et de l'expert Richard Carta ayant laissé le 65 en l'état, ce sont finalement certains des co-propriétaires (Ardily et Cachard notamment) qui écopent des peines les plus lourdes lors du délibéré du jugement.

[5] Bruno Le Dantec, « Où vont dormir les marchands de sommeil ? », article cité.

[6] L'exploitation de et la situation de vulnérabilité des occupants définissent le fameux « marchand de sommeil », et de l'indignité du logement. Mais la situation de « vulnérabilité » peut être entendue de manière très libre (voire ne pas être si déterminante dès lors que l'exploitation d'un logement insalubre est relevée, prouvée) ou extrêmement restrictive et rendre la preuve de l'indignité extrêmement difficile à apporter. Chez certains co-propriétaires, c'est une appréciation ultra restrictive qui ressort du verdict, aboutissant à la relaxe de certains pour avoir par exemple simplement été à une ou deux réunions de copropriété (sans jamais faire aucun travaux) ou parce que l'expertise de Richard Carta était de « nature rassurante ». De même, dans le cas de Julien, le juge n'a pas retenu son état de « vulnérabilité » et donc la culpabilité des propriétaires. Isolé, majeur de 30 ans, celui-ci aurait néanmoins selon le juge disposé... de sa famille, notamment de sa mère, vivant pourtant en Normandie.

[7] L'incroyable relaxe de Marseille Habitat, propriétaire du numéro 63 pourtant en lambeau, volontairement laissé à l'abandon voire désossé depuis des années pour éviter les squatteurs franchit encore un pallier : seule l'année 2017 et quelques menus travaux dans la cour répertoriés sont censés prouver la relative préoccupation municipale pour les lieux. Comme si le reste de l'histoire, depuis 2010, était en partie oubliée entretemps. Quant aux rocambolesques preuves concernant la situation plus en contrebas du bâtiment par rapport au 65 justifiant que les écoulements ou les sols inondés n'aient pu fragiliser les assises du 65 situé au-dessus... Les experts ont expertisé.

[8] Le Monde, 7 juillet 2025.

[9] Maire-adjoint à la prévention des risques sous Jean-Claude Gaudin, principal mis en cause de la ville à côté de la société d'économie mixte Marseille Habitat, détentrice du numéro 63, Julien Ruas est réputé pour avoir dépensé seulement 15% de l'enveloppe de 6,5 millions attribuée en 2014 à la lutte contre l'insalubrité à Marseille. Rappelons-le, la ville comptabilise près de 10% des logements insalubres en France pour seulement 1% de sa population. Le procureur avait requis contre Julien Ruas 3 ans de prison ferme, assortis de 45 000 euros d'amende et l'interdiction d'exercer dans la protection des personnes, cf. Bruno Le Dantec, « Où vont dormir les marchands de sommeil ? », article cité.

[10] Le parquet requiert en décembre 2024 3 ans de prison dont un avec sursis pour l'expert judiciaire ayant fait réintégrer le 65 rue d'Aubagne après une petite heure de visite, un rapport rendu dans la soirée et un départ en vacances le lendemain, qu'e l'annonce de l'effondrement ne stoppera évidemment pas.

[11] Après Xavier Cachard, déçu du bracelet électronique et de sa villa, le maire-adjoint Julien Ruas et ses deux ans de sursis simple font appel, suivi par la famille Ardilly et les 2+2 ans aussi (sursis/ferme, ab initio, à la maison). Le parquet y allant à son tour après la relaxe en grand de Marseille Habitat et de la peine plutôt sucrée sweat de Richard Carta, des relaxes des co-propriétaires Coellier et Bonetto, ces derniers reconvertis depuis dans le Airbnb, comme Xavier Cachard. Quant aux parties civiles, elles font appel mais il se réduit pour elles à la partie indemnitaire, sans pouvoir demander à rejuger le fond des affaires.

[12] « Rue d'Aubagne, les appels se croisent pour tout rejuger », La Marseillaise, 19 juillet 2025.

PDF
7 / 10
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  ARTS
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
Fiabilité 3/5
Slate
Ulyces
 
Fiabilité 1/5
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
🌓