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06.08.2025 à 11:00

Avignon 2025 : « Les Incrédules », un opéra de notre temps

Un mur gris planté là isole l’avant-scène. Une jeune femme blonde aux cheveux mi-longs tirés vers l’arrière, loin de son grand front, s’avance. Elle est vêtue d’une chemise fushia parsemée de motifs floraux blancs, ouverte sur un T-shirt noir, et d’un pantalon de pierrot en satin. Elle adresse au public quelques phrases dont on va perdre le souvenir lorsque, juste après avoir dit qu’elle est une chercheuse scientifique, que son domaine est la biologie (et qu’on redouterait presque un théâtre-documentaire !), elle lance : «  Quand ma mère est morte...  », interrompt sa phrase, baisse la tête, rive ses yeux au sol, et ne bouge plus.  ©Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon   Un temps pour apprivoiser la composition des genres Cependant une autre femme est venue près d’elle, vêtue à l’identique et parlant à l’unisson. Pour l’instant on ne sait pas que cette autre est le double chantant de cette actrice, une voix magnifique d’opéra.  Et puis il y a, côté jardin, ce « truc » étrange : un portant à roulettes où se trouvent suspendues une douzaine de tiges immobiles. Un grand type est venu s’accroupir derrière cette machine, s’est saisi d’une de ces tiges – un balancier. Au bas de la courbe décrite, ce tube à section carré vient heurter (« pincer », à la manière de la touche de clavecin ou du doigt de harpiste) une corde : on a là, manifestement, une sorte de guimbarde géante d'une douzaine de notes, dont les sons sériels et ponctués diminuent à mesure que ces pendules réduisent leur course. Il y a aussi, à la base de cet instrument, une caisse en bois qui tient à la fois de la boîte à cadavre et de la caisse de résonance – fonctions qu’on n’avait pas su voisines à ce point. Il y a encore l’orchestre dans sa fosse (pour ainsi dire), qui produit son beau vacarme sonore. Et enfin il y a les protagonistes du spectacle, qui viennent se placer les uns tout près des autres, côté cour, la main posée sur leur front baissé, mimant ensemble des corps traversés de spasmes douloureux.  ©Jean-Louis Fernandez   L’art lyrique recréé Tout cela pour un prologue théâtral et musical qui ménage au spectateur le temps d’accueillir et apprivoiser, d’emblée, un mélange des genres : du théâtre et de l’opéra qui vont lui offrir un cocktails d’émotions esthétiques d’une richesse étonnante.  S’il y a donc là de beaux tambours et d’émouvantes trompettes, c’est sans les uns ni les autres que Samuel Achache et ses comédiens-musiciens-compositeurs-dramaturges-chanteurs ont bien l’air de suivre une piste fort intéressante : un renouvellement inouï du spectacle lyrique. À telle enseigne que, loin d’inviter les meilleurs artistes, comme par un parcours de carrière obligé, à monter chacun leur tour qui un Carmen , qui une Trilogie , on pourrait souhaiter que Les Incrédules les mettent au défi d’apprivoiser quelquefois, aussi bien que cette bande d’artistes (Samuel Achache, Sarah Le Picard, Florent Hubert et Antonin-Tri Hoang), et dans des formes aussi libres, aussi inventives, le démon de la vie créatrice.  ©Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon   Un peu profond ruisseau calomnié la mort  (Mallarmé) Notre héroïne reçoit chez elle, par téléphone, l’annonce du décès de sa mère. Le mur gris s’est retiré. C’est le premier d’une série de tableaux successifs. Dans son appartement, la jeune femme se tient dédoublée, mais aussi habitée, dans sa solitude, par la présence d’un quatuor timbré comme il faut : violon, violoncelle, saxophone et accordéon. Sans oublier, au fond de son trou, cet orchestre irruptif, sa forte présence illustrative, et même narrative quand il épouse les solos, duos, trios, chœurs des protagonistes. La Maman a donc été victime d’un arrêt cardiaque pendant qu’elle nageait, à la piscine de son quartier. Or, cette même Maman arrive dans l’appartement, dédoublée elle aussi, en parole et en voix.  Quiconque a vécu la mort de son plus proche parent (ou bien sait qu’il devra un jour faire face à cette échéance), pour peu qu’il lâche prise un moment (et n’est-ce pas pour lâcher prise qu’on vient au théâtre?), pourra être bouleversé par la reprise poétique de cet événement. Celle-ci se distribue sous les trois dimensions du dialogue (avec les gens, avec la défunte-revenante…), du chant (avec la détente du temps que la musique génère, avec ses boucles un moment répétées, avec ses couleurs qui répondent aux timbres variés, parfois improbables, de l’orchestre…), aussi dans la dimension de l’espace (la situation, le geste, les tons, les lumières, et puis l’incompréhension, l’inquiétude et d’autres sentiments indistincts mais idoines, dont l’expression est troublante, et encore le comique, ou l’absurde, qui se heurtent au caractère réel d’un impossible). ©Jean-Louis Fernandez   Les effets bouleversants d’un contrepoint éblouissant Les tableaux (scéniques), les morceaux (de musique et de chant) et les moments (dramatiques) si bien tissés, commandent au spectateur, cloué sur son fauteuil au milieu du public, une véritable attention, et même mieux que cela : une « attentivité », pour ainsi dire, contemplative et singulière. La musique nous traverse, elle nous habite. Tempo et couleurs musicales relancent sans arrêt le ton métaphysique. L’agencement scénique signifie quelque énigme qu’on tourne dans tous les sens (par exemple le message que délivre un tapis troué). L’action dramatique nous étonne et cultive notre désir d’en apprendre davantage (par exemple l’autopsie burlesque du cadavre-vivant révèle qu’un osselet se trouvait dans son cœur). Les formes, toujours renouvelées, dans toutes leurs dimensions sensibles, ne nous laissent aucun répit. De sens froid, tout cela paraît franchement insensé. Alors pourquoi, spectateurs, sommes-nous si captivés ? C’est que ce bouquet de formes esthétiques à géométrie variable parle, parle, parle, et qu’il parle pour nous : il parle du deuil. Quelqu'un (et même quelque chose) en parle enfin, et en parle bien : c'est une œuvre - événement rare. On serait fasciné à moins. Ces artistes jouent avec ce qui nous regarde et dont nous fuyons la question : notre condition. Et, comme l’héroïne, nous sommes là, devant l’immense énigme, nous autres, les incrédules . Gens de peu de foi. Désarmés ou mieux armés que les croyants ? Qui peut le dire ?  ©Jean-Louis Fernandez   Un dénouement « incrédible », pour incrédules Plus insensé encore, ce dernier et long tableau, qui, semble-t-il, va chercher loin dans le travail du deuil les réminiscences enchevêtrées de l’héroïne : le mariage de sa mère, l’église qui en formerait l’écrin, le mur de cette église où le salpêtre dessine le visage du Christ (mais comme les nuages dans le ciel dessinent des chevaux ailés, sans autre message), la grossesse, l’accouchement. On s’y perd et ce n’est pas grave. Il paraît que les auteurs ont travaillé, au début, le thème du miracle. Il surgit là, parmi les autres, comme un bout d’esquisse se laisse voir encore sur la toile, dans les réserves de l’œuvre achevée. Et la mère se couche enfin sur le sable. Le deuil est fini. Reste ce spectacle tel quel, et ce public, tel que nous sommes, avec ces tableaux qui, à la manière de variations inépuisables, composent et entrelacent, encore et toujours, les traits dramaturgiques, la musique de chambre, la musique d’orchestre, la guimbarde à balanciers, les voix lyriques, une scénographie, pour tenter d’attraper au filet le sens toujours fuyant du destin commun : la maternité, la mort.   Les Incrédules,  avec l'Orchestre de l'Opéra national de Nancy-Lorraine, Jeanne Mendoche, Majdouline Zerari, René Ramos Premier, Margot Alexandre, Sarah Le Picard, Marie Lambert, Pierre Fourcade, Antonin-Tri Hoang, Sébastien Innocenti, Thibault Perriard. Direction musicale : Nicolas Chesneau. Livret et dramaturgie : Samuel Achache et Sarah Le Picard, en collaboration avec Margot Alexandre, Thibault Pierrard et Julien Vella. Composition : Florent Hubert et Antonin-Tri Hoang.  
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12.07.2025 à 11:00

Le trumpisme, au-delà des caricatures

La victoire de Donald Trump a pu surprendre certains observateurs : ses outrances, la fin chaotique de son mandat avec l’assaut sur le Capitole, ou encore la caricature qu’il donne de lui-même peuvent nous conduire à sous-estimer et méconnaître ce qu’il incarne. Dans un livre documenté et précis, Maya Kandel montre que Trump et ses épigones sont parvenus à s’adapter aux différentes élections pour conquérir toujours plus d’électeurs. Une fois au pouvoir, c’est un paradigme complet qui balaie les fondamentaux politiques, culturels et géopolitiques des États-Unis. Au-delà de l’homme et son « idéologie », il incarne une mutation profonde des républicains, des États-Unis et du rapport au monde qu’entretient Washington. Les États-Unis sont l’un des pays les plus influents dans le monde, il est donc indispensable de comprendre Washington pour aborder la plupart des thèmes étudiés en HGGSP.   Nonfiction.fr : Historienne, vous avez consacré un livre à la politique étrangère des États-Unis et le monde depuis l’indépendance . Ce livre était sorti en 2018, peu après l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. Comment est né ce projet et quelles ont été les conséquences de la victoire de Trump en novembre 2024 ? Maya Kandel : Mon livre précédent s’intéressait au lien entre politique intérieure et politique extérieure américaine, fil conducteur de mes recherches sur les États-Unis depuis ma thèse. Ce nouveau projet est né dès la première élection de Trump en réalité, et mon nouveau livre commence là où se termine le précédent. Quand Trump a remporté les primaires de son parti, puis l’élection présidentielle en novembre 2016, il est en effet devenu évident que le consensus soutenant l’action internationale des États-Unis depuis sept décennies était désormais remis en question par l’un des deux grands partis américains. La transformation de la droite sous l’influence du trumpisme dépasse évidemment la politique étrangère. L’aspect le plus frappant et lourd de conséquences à long terme a commencé dès 2016, avec le ralliement à Trump d’un centre de réflexion californien jusque-là marginal, l’Institut Claremont. Il est devenu le fournisseur officiel d’idées de la première administration Trump, et a joué un rôle central dans la constitution du mouvement national-conservateur, l’armature intellectuelle du trumpisme et de ses cadres, embryonnaire sous Trump 1, beaucoup plus aboutie sous Trump 2. J’ai décidé de suivre de près ces intellectuels et leurs efforts pour élaborer une « théorisation à rebours » des intuitions et propositions de Trump pour coller à ce nouveau socle électoral prometteur pour le parti républicain. Mon autre hypothèse de travail était que l’assaut sur le Capitole du 6 janvier 2021 constituait non pas le chant du cygne du trumpisme, mais un nouveau palier d’évolution du mouvement. J’ai poursuivi mes travaux et publications sur la transformation de la droite américaine pendant l’administration Biden. Début 2024, j’ai rencontré Eric Rochant qui m’a proposé d’écrire un livre sur le trumpisme, pour une nouvelle collection qu’il devait diriger chez Gallimard – une proposition qui m’a enthousiasmée. Le « pitch » était simple: écrire « comme une note pour les services », partir des faits pour proposer une analyse de ce phénomène politique. Le trumpisme est au départ un phénomène proprement américain, et il me semblait intéressant de rappeler, notamment pour un public français, les conditions structurelles qui expliquent l’élection de Trump en 2016 ; mais aussi de raconter le personnage Donald Trump, que beaucoup ont découvert en 2015, mais que les Américains connaissaient depuis des décennies. La difficulté a été de rédiger sans connaître le résultat de l’élection 2024, même si pour moi le trumpisme est aujourd’hui plus grand que Trump, et restait un phénomène intéressant même en cas de défaite. J’avais l’essentiel de la matière, les conditions structurelles d’émergence du trumpisme, les idéologues du mouvement, le bilan du premier mandat, le ralliement de la Silicon Valley – sauf bien sûr les multiples rebondissements des derniers mois, le retrait de Joe Biden, le choix de JD Vance, la tentative d’assassinat contre Trump, l’investiture de Kamala Harris… En réalité, j’ai commencé par rédiger une introduction où Trump remportait l’élection 2024, nouvelle hypothèse. Ensuite la principale difficulté a été dans les derniers mois de rester sur les tendances lourdes – le ralliement de la droite tech plutôt que la seule personne d’Elon Musk par exemple – et ne pas faire trop d’ajouts dans les dernières phases de révision du manuscrit même si c’était très tentant. Le cahier des charges de la collection était de faire un livre court (250 000 signes). Il me semblait également utile d’aller vite, afin de partager des clés de lecture et d’analyse pour aider à comprendre et analyser non seulement Trump et le trumpisme, mais plus largement cette deuxième administration Trump, et en quoi elle ne ressemblerait pas à la première. Beaucoup d’observateurs ont vu en 2008, lors de l’élection de Barack Obama, l’avènement d’un nouveau monde. Pour vous, c’est davantage la victoire de 2017 qui referme une période ouverte dans les années 1960 avec le mouvement des droits civiques. Comment Donald Trump est-il parvenu à ériger le parti républicain en incarnation du changement ? C’est ce qu’on peut dire aujourd’hui avec la réélection de Trump en 2024. La coalition d’électeurs de Trump ressemble d’ailleurs en miroir à celle qui avait porté Obama à la victoire en 2008, et il y a d’anciens électeurs d’Obama dans ce nouveau socle électoral du parti républicain. Au-delà, il convient de nuancer, car la marge de victoire de Trump en 2024 était relativement faible, contrairement à ce qu’il répète depuis, et bien qu’il ait pour la première fois remporté le vote populaire. Au Congrès également, les marges du parti républicain sont parmi les plus faibles de l’histoire politique récente. Le fait majeur de la politique américaine depuis 2000 reste la division du pays en deux camps de force quasi-égale, de plus en plus polarisés. Les midterms 2026 pourraient à nouveau donner l’avantage aux démocrates, au moins à la Chambre. Il reste que Trump a déjà profondément transformé la politique américaine, et ce, dès son premier mandat, puisque ses principales inflexions ont été poursuivies par Joe Biden et reprise par la candidate Kamala Harris : qu’il s’agisse de la remise en cause du libre-échange, de la restriction de l’immigration, ou de la priorité à la Chine en politique étrangère. Sa réélection confirme qu’il s’agit désormais de tendances lourdes d’évolution. La grande force de Trump et du trumpisme est de parvenir à incarner le changement alors même qu’il revient au pouvoir après un premier mandat (et une ellipse de quatre ans). On ne peut le comprendre sans comprendre l’ampleur de l’insatisfaction et du rejet des deux partis aux États-Unis. À cet égard il faut rappeler que Trump fait d’abord campagne en 2016 contre les élites de son propre parti, tout comme Bernie Sanders côté démocrate. On ne peut sous-estimer l’ampleur de l’insatisfaction aux États-Unis aujourd’hui, insatisfaction qui s’exprime par ce sentiment « anti-système » que Trump parvient à merveille à incarner. D’abord parce qu’il a en effet rejeté certains postulats de son propre parti, sur le commerce, l’immigration et la politique étrangère. La conviction que seul Trump, « agent du chaos », peut changer les choses n’ont pas complètement absurde. Mais l’attrait du trumpisme va au-delà. Le trait dominant des partisans de Trump est d’opérer un virage réactionnaire face aux mutations extrêmement rapides du dernier demi-siècle, sur les plans économiques, culturels ou sociaux. C’est aussi une forme de rage populiste face à l’injustice d’un système économique qui demeure le plus inégalitaire des démocraties occidentales. Or, à défaut de propositions politiques construites, seul le trumpisme propose un exutoire à cette rage impuissante. La grande force de Trump est d’être parvenu à gagner des électeurs entre 2016 et 2020, puis entre 2020 et 2024. Au-delà de cette progression quantitative, un électeur trumpiste sur trois est non-blanc et le candidat républicain est majoritaire dans les catégories populaires. Comment expliquez-vous ce résultat pour le moins surprenant ? On pourrait dire à grands traits des électeurs de Trump qu’ils se divisent en deux catégories : ceux qui votent par adhésion à tout ce qu’il dit, et ceux qui adhèrent malgré ce qu’il dit. Pour les premiers, Trump a gagné non pas en dépit de ses déboires judiciaires, mais grâce à eux : ils ont renforcé son image anti-système, de même que les ralliements de Robert Kennedy Jr., Tulsi Gabbard ou Elon Musk. La réécriture du vote 2020 et de l’assaut sur le Capitole a été placée au centre de la troisième campagne de Trump et du message de tout l’écosystème médiatique qui l’entourait. Steve Bannon, l’une des voix les plus influentes de ce milieu MAGA, a joué sur ce plan un rôle décisif. Les insultes et outrances de Trump occupent un rôle majeur dans sa stratégie électorale, tout comme les mensonges et la désinformation, pour renforcer ce récit anti-système. La vulgarité et les transgressions permanentes complètent l’ensemble, précisément parce qu’ils font réagir les « élites » (qu’elles soient politiques, médiatiques, hollywodiennes ou intellectuelles) honnies par les nouveaux idéologues de la droite américaine, pourtant issus le plus souvent des mêmes universités de l’Ivy League – Harvard, Yale, Stanford… Pour ceux qui vivent dans l’univers parallèle du trumpisme, qui ont fait sécession de la réalité depuis le 6 janvier 2021, voire avant pour les adeptes de QAnon, les procès contre Trump n’ont fait que conforter son image de martyr persécuté par une justice aux ordres des démocrates, image encore renforcée après l’attentat du 13 juillet. Chez les autres, à défaut d’avoir convaincu, l’ampleur de la désinformation a alimenté la confusion des esprits. Mais surtout, beaucoup ont voté, comme en 2016 et en 2020, sur les préoccupations économiques, sur l’inflation notamment, parce qu’ils se souvenaient que leur situation économique était meilleure pendant le premier mandat Trump, ou qu’ils restent influencés par le personnage que Trump a peaufiné dans la série de téléréalité The Apprentice . Il a créé ce personnage de self-made man à succès, alors qu’il n’est ni l’un ni l’autre : il a hérité de son père l’Organisation Trump et quelques dizaines de millions de dollars ; et a connu plus de faillites que la moyenne. Pour le comprendre, il faut aussi se souvenir que Trump est un véritable expert des médias, dont il a saisi intuitivement, souvent avec un temps d’avance, toutes les évolutions depuis les années 1980. Trump est un personnage qui a fait de son narcissisme la source de sa célébrité et de sa fortune. Le trumpisme est autant une stratégie politique que médiatique. Trump a aussi bénéficié pour sa troisième campagne d’une équipe très professionnelle, dirigée par Susie Wiles, qui a fait un marketing politique extrêmement précis pour élargir sa base électorale, notamment en direction des hommes jeunes (18-29 ans), pas seulement blancs, en ciblant les podcasts masculinistes ou grand public : pari réussi, puisque pour la première fois, Trump a remporté la majorité de leurs suffrages. Sur le plan international, le trumpisme apparaît comme une remise en question de l’ordre construit par Washington à partir de 1945. Quel système international souhaite forger Donald Trump ? La redéfinition du rapport au monde est au cœur du trumpisme dès l’origine : «  America First  » est avant tout un nationalisme qui lie redéfinition de l’identité nationale et du rapport au monde du pays. Trump a redéfini le parti républicain en rejetant les trois piliers du parti de Reagan et en proposant une nouvelle trilogie : protectionnisme plutôt que libre-échange, désengagement plutôt qu’interventionnisme, et fermeture à l’immigration. La politique étrangère de Trump s’appuie sur une nouvelle vision de l’ordre international, et part du postulat que l’ordre international « libéral » construit par les États-Unis après la Seconde guerre mondiale est désormais contre-productif pour les États-Unis. C’est le point de départ et l’ancrage fondamental de la politique étrangère trumpiste. Il y a bien une ambition de redéfinir la politique étrangère afin de limiter l’exposition économique et stratégique des États-Unis. Cette vision qui invoque la «  realpolitik  » et son corollaire, l’idée de sphères d’influence des grandes puissances, éclaire les déclarations de Trump dès la période de transition sur le Canada, le Groenland et le canal de Panama. C’est une vision de plus en plus étroite des intérêts américains et de la sécurité nationale, reconstruite sur l’« hémisphère occidental » ( Western Hemisphere ), soit les Amériques auxquelles s’ajoute le Groenland, stratégique pour ses ressources et pour des questions d’accès maritime, conséquences du changement climatique. Le reniement confirmé de huit décennies de politique étrangère américaine fait des États-Unis une puissance révisionniste à l’image de la Chine et de la Russie. C’était déjà l’ambition de Trump 1 mais il n’avait ni l’expérience ni les cadres pour la mettre en œuvre. Avec sa domination du parti républicain, il a tranché le débat interne qui divisait le parti depuis la fin des années Bush entre « interventionnistes » et « isolationnistes ». Ce débat portait plus précisément sur le rôle des États-Unis vis-à-vis de l’ordre international : doivent-ils s’en préoccuper et en faire le cœur de leur politique étrangère ? Ou au contraire redéfinir les intérêts nationaux de manière restrictive ? America First choisit la seconde option. Pour autant Trump reste le facteur perturbateur de toute vision ou construction doctrinale. Un seul mot le définit, « deal », écho de son éthos de businessman. Sa seule grande stratégie semble être la quête de la poignée de main et du bon spectacle, car le trumpisme, même devenu une révolution politique, reste un show médiatique. Au-delà de la stratégie de Trump et de ses épigones, ses victoires ne peuvent se comprendre sans le contexte créé par la crise économique, les guerres déclenchées par l’administration Bush et les espoirs déçus des deux mandats d’Obama. Cette nouvelle victoire de Donald Trump n’est-elle pas l’occasion pour le parti démocrate de se redéfinir ? Le parti démocrate reste divisé sur l’analyse de Trump et du trumpisme. On a vu ressurgir en 2024 les mêmes questionnements récurrents sur sa victoire. L’aile gauche du parti blâme le centre sur l’économie, les centristes blâment les progressistes pour la défaite sur les guerres culturelles. De fait, le succès de Trump est indissociable de la déception de nombreux électeurs démocrates vis-à-vis de leur parti. Déjà, les deux mandats d’Obama, dont la victoire avait soulevé un immense espoir aux États-Unis – Hope était un mot clé de sa première campagne –, ont immensément déçu ses électeurs. Le choix de sauver les grandes institutions financières plutôt que d’aider les Américains les plus modestes après la récession de 2007-2008, l’accentuation de la guerre en Afghanistan, puis l’intervention en Libye, tout cela a alimenté les ressentiments qui ont porté Trump. Le mandat de Biden, l’impression de faiblesse donnée par ses deux dernières années, l’hubris dont il a fait preuve en voulant se représenter, avant de laisser la place, trop tardivement, à sa vice-présidente Kamala Harris, tout cela a également pesé dans la désaffection des électeurs. La connivence de nombreux élus et de l’équipe de Biden quant à l’état réel du président va laisser des traces, jusqu’en 2028. Mais surtout, les démocrates peinent toujours à développer des propositions et un récit suffisamment porteurs pour contrer le trumpisme, d’autant plus que le nouveau parti républicain a adopté des positions défendues de longue date par certains secteurs démocrates, en particulier l’hostilité au libre-échange et aux « guerres sans fin ». Lors de la convention républicaine de 2024, JD Vance a fait un discours contre Wall Street et les multinationales qu’on aurait pu entendre de la voix de Bernie Sanders ou Elizabeth Warren, deux voix parmi les plus progressistes côté démocrate. L’élu démocrate de Californie Ro Khanna, l’une des étoiles montantes du parti, expliquait récemment à Politico que le parti démocrate était devenu « le parti de la guerre ». Plus récemment on a vu la victoire aux primaires démocrates pour la mairie de New York de Zohran Ramdani, qui a centré sa campagne sur le coût de la vie et la critique du soutien à Israël. Le réalignement politique se poursuit aux États-Unis. La réélection de Trump, sa mainmise encore renforcée sur le parti républicain forcent une transformation du parti démocrate, au-delà de la défense d’un statu quo de plus en plus contesté. Les attentes sont fortes, comme le montre le succès de la « tournée contre l’oligarchie » de Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez, dans tous les Etats, y compris républicains. Mais les élites du parti et notamment les anciens de l’administration Biden semblent avoir du mal à se remettre en question. Vous avez intitulé l’un de vos chapitres : « Trump, le troll ultime à la Maison-Blanche ». Dans un contexte de flambée du complotisme, il incarne la stratégie de Steve Bannon pour qui le récit compte plus que la vérité. Dans quelle mesure atteint-on ici le sommet de la désinformation ? Le mensonge et la désinformation ont toujours été pour Trump une seconde nature. Je rappelle également dans le livre le rôle-clé de Steve Bannon dans la première campagne, sa théorisation du rapport aux médias avec ce précepte qui vient de Andrew Breitbart, le fondateur de Breitbart News , selon lequel « la politique découle de la culture ». Et l’idée de se servir des médias et de leur quête d’audience, selon le précepte qu’il n’y a pas de « mauvaise publicité ». Mais c’est avant tout l’expertise et le talent de Trump, qui décrivait déjà dans son premier livre The Art of the Deal la manière dont il utilisait les journalistes, avec cette idée que « peu importe la réalité, seule la perception compte ». Il a souvent parlé de l’utilité de la provocation, qu’il pratiquait bien avant les trolls sur internet. C’est véritablement la clé du trumpisme, son ADN. Il affirme que ce qui compte, ce n’est pas la réalité, mais la narration qu’on en fait. C’est ce qu’il applique dans tous les domaines : immigration, économie, politique étrangère. Et cela fonctionne, parce que le public a perdu confiance dans les institutions traditionnelles, les médias, l’expertise. La pandémie de Covid a joué un rôle accélérateur de ces tendances. Trump occupe ce vide par un récit simple, émotionnel, viral — et très souvent faux. La campagne 2024 a été exemplaire à cet égard. Le trumpisme incarne autant un pouvoir narratif que politique. Une présidence devenue une émission permanente de télé-réalité, où le conflit, le suspense, le clash remplacent l’action publique. Il y a quelque chose de l’empire romain dans la machine médiatique MAGA, qui évoque cette réplique du film Gladiator  : «  are you not entertained ? » Cette expertise médiatique de Trump, son talent en la matière, sont parfaitement adaptés à l’époque. Toute la vie de Trump peut se lire aussi en lien aux évolutions du paysage médiatique depuis cinq décennies : de la presse people aux grandes émissions télévisées, puis aux talk shows radiophoniques et aux chaînes câblées, jusqu’à internet, aux réseaux sociaux et dans la dernière campagne au poids des podcasts. Il y a une relation symbiotique entre Trump et les médias, mutuellement bénéfique jusqu’à son premier mandat : il se vantait d’avoir eu un immense avantage sur ses concurrents en 2016 en termes de publicité gratuite, les médias couvrant chaque outrance, chaque nouveau scandale ; de leur côté, les médias ont aussi profité de ce candidat hors-normes, les abonnements aux journaux, l’audience des chaînes ont explosé. Mais la relation a désormais profondément changé. Dans son deuxième mandat, Trump semble décidé à achever les « médias traditionnels » : par des procès ou la simple menace de poursuites, il remet en question le modèle économique de la presse, après avoir contribué à l’accélération de la défiance des citoyens avec ses accusations de «  fake news  » et autres « journalistes ennemis du peuple ». On assiste désormais à une véritable remise en cause de la liberté d’expression aux États-Unis. Il faut voir là aussi sa volonté de revanche sur son exclusion des grandes plateformes après le 6 janvier 2021. L’enjeu est toujours le même, qu’il a perfectionné tout au long de sa vie : contrôler le message, dominer l’espace informationnel. Avec la machine médiatique MAGA qu’il a mise en place à la Maison Blanche, et la domination par la droite de l’écosystème médiatique américain, il est tout près d’atteindre ce but désormais. Il n’a plus besoin des médias traditionnels, qui ont été l’instrument de sa réussite dès l’origine, et en particulier de sa carrière politique. Si vous montrez que le trumpisme existe bel et bien et qu’on ne peut ni le réduire intellectuellement ni le caricaturer, celui-ci semble pourtant ne pouvoir survivre sans Trump. Parmi ses proches, certains réfléchissent-ils déjà à l’après-Trump ? Il y a des idéologues du trumpisme qui réfléchissent à l’après-Trump depuis sa première élection. J’essaie de montrer dans mon livre que le trumpisme est à la fois un show, un spectacle pour les masses, où la figure de Trump est essentielle. Mais il existe aussi une théorisation pour les élites. Sur le plan idéologique, l’élaboration la plus aboutie a été proposée par le mouvement national-conservateur, qui a progressivement rassemblé l’ensemble de la droite américaine et agrégé de nouveaux apports aux intuitions de Trump. Certains d’entre eux ont espéré en 2022-2023 pouvoir proposer un trumpisme sans Trump en la personne de Ron DeSantis, gouverneur républicain de Floride et candidat aux primaires républicaines en 2023. Cela n’a pas marché, parce qu’il a été un très mauvais candidat, mais aussi parce que Trump demeure le seul, pour l’instant du moins, capable d’incarner le sentiment anti-système moteur du trumpisme, l’esprit complotiste du temps, la rébellion contre les pouvoirs en place. Le choix de Vance comme vice-président a semblé adouber un héritier, le dauphin du leader. Son accession à la vice-présidence marque l’avènement de cette contre-élite républicaine MAGA. La biographie de Vance est d’ailleurs un concentré de ce que le trumpisme dit des États-Unis : il grandit à Middletown dans l’Ohio, au cœur de la Rust Belt, la « ceinture de rouille » des États frappés par la désindustrialisation à partir des années 1980. Sa mère a de sévères problèmes d’addiction, et il est élevé surtout par sa grand-mère, sans figure paternelle fixe. Il s’engage chez les Marines en avril 2003. De l’Irak, il dira plus tard que c’était une « guerre stupide », reprenant à cette occasion l’expression d’Obama. Vance est versatile, mais c’est bien un intellectuel, contrairement à Trump. Mais il n’est pas le seul à prétendre à la succession, et rien ne dit qu’il sera à même d’assurer le show trumpien, même s’il apprend vite. Donc même s’il existe désormais un corpus idéologique du trumpisme, une part reste irréductible à la théorisation, celle qui se rattache à l’homme lui-même, son charisme si adapté à notre ère médiatique, son côté indestructible puisqu’aucun scandale n’a pu l’atteindre, et son absence totale de surmoi, son côté complètement désinhibé. Mais quelle que soit la personne qui succèdera à Trump, la redéfinition idéologique du parti républicain devrait perdurer, puisqu’elle correspond justement à un socle électoral victorieux, et que certaines de ses caractéristiques sont partagées par les deux partis, sur le commerce, la restriction de l’immigration, la priorité à la compétition technologique avec la Chine, ou la réévaluation des alliances. Il lèguera aussi une machine médiatique redoutable. La vraie question est la dérive en cours vers une démocratie illibérale sur le modèle hongrois, les attaques contre les médias, les universités, l’expertise et le savoir en général. Ce côté obscurantiste du parti républicain n’est pas partagé par tous au sein du parti, même si l’emprise de Trump fait pour l’instant taire les voix dissidentes.
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11.07.2025 à 11:00

Les déserts, une approche géographique

Comment définir les déserts et quelles sont leurs limites ? Comment proposer une étude de ces espaces trop souvent perçus comme vides de populations, de ressources et d’interactions ? La géographe Ninon Blond vient combler une lacune aux éditions Autrement. Loin d’une description d'espaces en marge, elle montre les dynamiques géographiques à l’œuvre dans les déserts et insiste sur les nombreux défis qui les traversent, voire les structurent. L’entretien a été mené par Clara Loïzzo, qui a recensé l’atlas , et Anthony Guyon Nonfiction.fr : À l’occasion de la sortie de votre Atlas des déserts , vous avez expliqué que les objets spatiaux ont été moins étudiés aux éditions Autrement, avant que deux volumes ne soient récemment consacrés aux forêts et aux glaciers. Comment est né votre projet et pourquoi avoir accepté ce défi ? Ninon Blond : C’est Anne Lacambre, responsable éditoriale chez Autrement, qui m’a sollicitée lors de l’édition consacrée aux déserts du Festival International de Géographie, à Saint-Dié des Vosges. Je terminais une intervention collective sur les déserts d’hier à aujourd’hui, et Anne est venue discuter à l’issue de la conférence. De fil en aiguille, nous en sommes venues au constat, que nous déplorions toutes les deux, de l’absence des déserts dans la collection. Anne m’a alors proposé de combler ce manque et j’ai accepté avec beaucoup de joie. Comme beaucoup d’(anciennes) étudiantes et d’(anciens) étudiants, je suis une grande fan des Atlas Autrement. Je trouve que ce sont de beaux objets, généralement très bien conçus, avec de belles illustrations, qui en font à la fois des ouvrages scientifiques riches et des « beaux livres ». L’ Atlas des montagnes , par exemple, est le premier livre de géographie que j’ai acheté pour le plaisir, et pas pour préparer un examen ou un concours (même s’il m’a ensuite été utile dans la préparation de l’agrégation). Ce que j’aime aussi, c’est que l’entrée par les cartes rend le propos accessible et permet donc de toucher un public large, des amateurs et amatrices de géographie aux collègues du secondaire et du supérieur, en passant par les étudiantes et étudiants. Au-delà du format, et même avant celui-ci, il y a le sujet. J’ai commencé à travailler sur – et dans – les déserts en M1, dans le désert de Wadi Ramm en Jordanie, et depuis, je n’ai jamais vraiment quitté ces milieux, puisque mes différentes expériences m’ont menée en Tunisie, au Maroc, en Éthiopie, au Soudan, en Égypte, en Oman et bientôt en Arabie Saoudite. L’Atlas comporte d’ailleurs de petits clins d’œil à ces espaces auxquels je me suis attachée. Les déserts me fascinent par les conditions extrêmes qu’ils opposent à la vie humaine et non-humaine, par les adaptations qu’ils suscitent chez certaines espèces, animales comme végétales, par les évolutions qu’ils ont connues et par le regard que les sociétés portent sur ces milieux. Qu’ils soient répulsifs ou fascinants, je crois qu’ils ne laissent personne de marbre. Ce sont donc tous ces éléments qui m’ont convaincue de relever le défi. Et quel défi ! Parce que tout le monde sait, peu ou prou, ce qu’est un désert, ou en a une image, même un peu vague. C’est un terme qui est entré dans le langage courant, en particulier pour désigner des espaces vides ou peu peuplés – désertés –, évoquer les crises environnementales (via la désertification) voire sociales, dans un sens second, figuré (déserts médicaux ou alimentaires). Ainsi, on peut parler de désert assez facilement, mais quand il s’agit d’en donner une définition, on se heurte à beaucoup de questionnements, d’hésitations, de flou. Définir les déserts s’avère une tâche complexe : doit-on y placer les déserts froids, quelles sont leurs limites et quels espaces sont concernés par ce terme ? Comment définissez-vous les déserts ? Quels seuils et gradients retenez-vous ? Ça a été un des premiers questionnements, et pas des moindres. Pour y répondre, il a fallu retourner aux fondements des travaux sur les déserts, notamment ceux de Théodore Monod, de Jean Demangeot et Edmond Bernus, de Pierre Rognon, ou de Monique Mainguet, pour ce qui est des travaux francophones. Ça a d’ailleurs été l’occasion de constater que les écrits sur les déserts sont peu renouvelés, comme si ces milieux, où l’activité biologique se déroule a minima , n’évoluaient que peu et qu’il n’était pas nécessaire d’actualiser les synthèses faites il y a plus de vingt ans (pour les plus récentes). Un deuxième constat a été celui de la prééminence du Sahara dans les écrits francophones, l’histoire coloniale de la France en Afrique du Nord et notamment au Maghreb, expliquant certainement ce tropisme. Autant dire que ça a fini de me convaincre de l’importance de rassembler les recherches récentes sur les déserts dans un ouvrage que j’ai voulu le plus représentatif possible de la diversité de ces milieux. Pour commencer à dégager des axes structurants pour le livre, il a fallu identifier des critères, afin d’établir quels espaces entraient dans la catégorie des déserts et quels espaces en étaient exclus, tout en dépassant les définitions « en creux », comme celle de Dubief qui désigne les climats désertiques comme une dégradation des climats humides voisins – laissant aussi penser que les déserts n’existeraient pas vraiment en eux-mêmes, mais par référence à d’autres espaces. Étymologiquement, « désert » renvoie à l’absence de vie humaine ( desertum ) et de cultures ( desertus ), qui s’explique dans les deux cas par le manque d’eau disponible pour la vie biologique. La définition qui repose sur une quantité de précipitations n’a pas été retenue, car elle ne permet pas seule de justifier cette indisponibilité. Il faut aussi prendre en compte l’évapotranspiration et l’état potentiellement solide de l’eau (glace, neige, pergélisol). Ce déséquilibre entre précipitations et évaporations (il sort plus d’eau qu’il n’en entre dans le système) définit l’aridité. De là, la présence des déserts polaires et des déserts froids était nécessaire et évidente. Les différents indices pris en compte permettent d’établir des degrés d’aridité (semi-aride, aride, hyperaride). Mais ces classifications académiques, si elles sont commodes dans les manuels et sur les cartes, ne doivent pas faire oublier que sur le terrain, les limites ne sont pas aussi nettes, et qu’on observe bien souvent un continuum entre les paysages, rendant difficile une quantification précise des surfaces désertiques. Selon les ouvrages, on considère qu’entre 20 et 40 % de la surface terrestre sont recouverts de déserts, le chiffre de 30 % ou 1/3 étant assez couramment admis. C’est donc bien la diversité des déserts qui ressort de votre travail. En vous appuyant sur des critères climatiques, hydrographiques et morphologiques, pouvez-vous nous proposer une typologie des déserts ? L’atlas propose un essai de typologie. L’exercice n’a pas été simple, mais il s’agissait de tenter une synthèse des caractères des déserts en prenant appui sur des classifications déjà établies dans d’autres ouvrages. Il n’y a en effet pas qu’un seul type de désert, et il semblait important, pour pouvoir dépasser l’image d’Épinal de l’oasis au milieu des dunes, de dresser un tableau de cette grande diversité. Dans cette optique, nous avons choisi avec Aurélie Boissière la cartographe, de donner la priorité dans cette double page à la carte, qui occupe les ¾ de l’espace. Les critères choisis sont l’origine des déserts, le degré d’aridité, la caractéristique thermique (chaud ou froid) et la présence d’humidité atmosphérique. En effet, si on creuse un peu la question de l’aridité, on s’aperçoit qu’elle peut avoir des origines différentes, amenant à l’identification de quatre types. Les déserts de hautes pressions sont dus à leur position de part et d’autre de l’Équateur, dans une bande où la circulation atmosphérique assèche l’air. C’est par exemple le Sahara et les déserts d’Arabie dans la diagonale érémienne. Les déserts continentaux, comme le Karakoum et le Kyzylkoum, le Takla-Makan ou le Gobi, doivent leur aridité à leur grand éloignement des masses océaniques. Les déserts côtiers résultent de l’assèchement de l’air ambiant à cause d’un courant froid le long des côtes qui est aussi responsable de la formation de brouillards en altitude, faisant des déserts côtiers des déserts brumeux, comme le désert d’Atacama ou du Namib. Enfin, les déserts d’abri sont la conséquence d’une ombre pluviométrique due à un obstacle orographique qui bloque les précipitations. On les retrouve en Patagonie ou dans le Monte à l’abri de la Cordillère des Andes ou dans le nord-ouest états-unien, sous le vent de la Sierra Nevada. Le degré d’aridité est un autre élément important, en ce qu’il façonne des paysages très différents, du climat subhumide avec une végétation arborée et buissonnante de type savane ou taïga au climat hyperaride où ne subsistent qu’une végétation adaptée, xérophyte, une faune réduite à sa portion congrue et des étendues de sable, de roche ou de glace nues. Ces caractéristiques peuvent se doubler de températures parfois extrêmes : les déserts chauds arides et hyperarides (Sahara, déserts arabiques) connaissent des températures très élevées (records à plus de 70°C) bien que le gel puisse survenir ; les déserts continentaux froids (déserts centrasiatiques et sud-américains) sont le lieu d’amplitudes thermiques très fortes avec des étés chauds (moyennes atteignant 30°C) et des hivers particulièrement rigoureux (minima moyens pouvant atteindre –30°C) ; les déserts polaires (arctique et antarctique) connaissent des froids extrêmes (avec un record de –98°C en Antarctique), un albédo très prononcé et des précipitations majoritairement solides qui viennent renforcer l’aridité due à la zonalité. Le critère hydrographique va de pair avec l’aridité : faibles précipitations et forte évaporation expliquent l’importance de l’endoréisme (les écoulements de surface n’atteignent pas la mer) voire de l’aréisme (absence d’écoulement de surface), bien que les espaces désertiques soient traversés par quelques grands fleuves qui ont d’ailleurs été centraux dans leur développement (Nil, Niger, Tigre et Euphrate, Amou-Daria et Syr-Daria, Huang-He). Quant au critère morphologique, il s’associe à l’aridité et à l’hydrographie : l’activité mécanique prédomine dans les déserts, comme l’activité biochimique y est assez faible. L’eau joue ainsi à toutes les échelles, de millimétrique à métrique voire kilométrique, les écoulements d’eau ou le passage des glaces façonnant les paysages. Le vent est beaucoup moins morphogène, mais il est particulièrement visible dans les milieux désertiques, en particulier sableux et certains édifices étudiés sur terre, comme les barkhanes (dunes paraboliques) servent d’analogue à des formes observées sur Mars. Votre deuxième partie montre que les déserts ne sont pas des espaces en marge, vides de ressource et déconnectés des différents réseaux, mais qu'ils disposent de ressources énergétiques et économiques. Les déserts ne sont donc pas des espaces en marge ? En intégrant le critère de la vie, et donc de l’habitabilité, l’aridité met en avant l’importance des biomes désertiques pour les sociétés : même si on les voit souvent comme des périphéries vides, répulsives et en marge du territoire « utile », les déserts sont en réalité peuplés, aménagés, parcourus et exploités. Il ne s’agit évidemment pas de les mettre sur le même plan que des centres-villes hyperdenses, connectés et nœuds de la mondialisation, mais plutôt de rappeler que les déserts s’insèrent dans ces échanges globaux depuis des périodes anciennes, qu’il s’agisse des caravanes sahariennes d’or ou de sel ou Moyen-Âge, de la route de la soie ou des routes incas. Aujourd’hui, le faible peuplement de ces espaces les rend disponibles pour l’exploration et l’exploitation des matières premières (hydrocarbures, minerais, terres rares et même eau), voire pour l’émergence de nouvelles ressources comme le tourisme. Ces économies désertiques ont pu constituer de vraies bascules pour certains États, comme les pays pétroliers du Golfe qui depuis le milieu du XX e siècle ont fondé leur développement, leur modèle économique et social sur la rente pétrolière. Ils ont ainsi pu asseoir une domination à l’échelle internationale, via l’OPEP par exemple, faisant un peu « la pluie et le beau temps » sur le marché mondial d’une ressource aujourd’hui indispensable. Les bénéfices importants de cette exploitation ont été investis dans le développement économique, par exemple en Arabie Saoudite pour la construction de routes, d’aéroports, d’usines de dessalement de l’eau voire de logements ou de services de santé. En quelques décennies, la Péninsule arabique est ainsi passée d’une périphérie reculée peuplée de nomades décrits par les explorateurs et voyageurs du XIX e siècles comme vivant en marge de la civilisation, à un des principaux centres de la richesse, de la puissance et des échanges mondiaux. Les enjeux liés aux ressources font ainsi de ces espaces inhospitaliers le centre de l’attention et de conflits d’appropriation, comme on a pu le voir avec l’Arctique : la fonte des glaces liée au dérèglement climatique a vu l’ouverture de nouvelles routes maritimes (passages du Nord-Ouest et du Nord-Est) qui recèlent de potentiels gisements d’hydrocarbures, d’autant plus stratégiques dans un contexte d’épuisement programmé des réserves actuellement exploitées. La course à la revendication des plateaux continentaux fait aussi de ces déserts des enjeux centraux. Au fond, vous montrez bien que les déserts sont confrontés, comme la majorité des espaces, à des problèmes spatiaux, comme les risques, l’appropriation des territoires et les conflits d’usage parmi d’autres. Peut-on dire que les déserts représentent un miroir des enjeux contemporains ? Eh oui, les déserts sont des territoires comme les autres ! Leurs relativement faibles densités n’empêchent pas des intérêts très forts, d’autant plus qu’ils représentent des réserves de ressources, économiques comme symboliques. Les déserts sont ainsi pleinement ancrés dans les enjeux contemporains. L’exploitation des hydrocarbures est en ce sens au centre du dérèglement climatique en cours du fait de l’augmentation des gaz à effet de serre additionnel libérés par leur combustion. La Péninsule arabique abrite ainsi les principaux fournisseurs d’hydrocarbures, mais figure aussi parmi les 10 plus gros émetteurs de gaz à effet de serre par habitant en 2023 (Qatar 2 e , Koweït 3 e , Bahreïn 4 e , EAU 6 e , Oman 9 e et Arabie Saoudite 10 e ). L’appropriation des ressources provoque aussi régulièrement des tensions voire des conflits ouverts entre habitants locaux, exploitants artisanaux, grandes entreprises extractivistes ou États, par exemple pour l’or au Sahara. Comme dans d’autres espaces touchés par les sécheresses (qui sont des évènements ponctuels qu’il ne faut pas confondre avec l’aridité qui est un phénomène climatique), l’eau est au cœur des problématiques désertiques, qu’il en manque, qu’il y en ait trop, que la qualité en soit mauvaise ou que son appropriation fasse débat. On peut évoquer des cas emblématiques comme le partage des eaux du Nil ou la mer d’Aral, où une ressource autrefois abondante a conduit à sa surexploitation pour l’agriculture irriguée et à la quasi disparition, aujourd’hui, de cette zone humide, des écosystèmes associés et de ses bénéfices climatiques. De 69 000 km² en 1960, elle ne représente plus que 7 000 km² en 2018, provoquant un abaissement des précipitations locales et la salinisation des eaux et des sols, responsable de nombreuses pathologies (cancers, troubles rénaux, mortalité infantile) et de la création d’un désert anthropique, l’Aralkoum. Du fait d’une population moins nombreuse, on a tendance à considérer les déserts comme des territoires où la vulnérabilité et l’exposition aux risques sont moindres. Cependant, la présence d’activités polluantes, comme l’extraction de terres rares en Chine, les essais nucléaires au Sahara ou l’agriculture engendrent la dégradation des eaux, des sols et de l’air. Les populations locales en sont alors parfois réduites à abandonner une activité agricole déjà fragilisée ( ghouts d’El Oued en Algérie envahis d’eaux polluées, puits contaminés autour de la mine de terres rares de Bayan Obo) ou voient leur état de santé se dégrader : la pollution atmosphérique liée à la sédentarisation autour d’Ulaanbaatar (Mongolie) serait responsable de 10 % des décès dans la capitale. Qu’en est-il de la désertification que les Nations Unies définissent comme la dégradation persistante des écosystèmes des zones arides par le changement climatique et principalement les activités humaines ? Quels sont les espaces les plus concernés ? Selon le GIEC, le dérèglement climatique en cours pourrait causer l’augmentation de la surface des écosystèmes secs de 23 % à l’horizon 2100, 80 % de cette augmentation ayant lieu dans des pays en développement, où les conséquences sur les populations pourraient être dramatiques et causer le basculement dans la détresse de sociétés déjà fragilisées. Ce sont des phénomènes qu’on a déjà pu observer par le passé, lors des sécheresses des années 1970-1980 dans la Corne de l’Afrique et qu’on a constatés à nouveau au début des années 2020 : quelques années de sècheresses exceptionnelles fragilisent les troupeaux et détruisent les récoltes, les mécanismes d’adaptation qui assurent traditionnellement la résilience des systèmes, comme la migration saisonnière des pasteurs, sont entravés par les conflits (guerres au Soudan et en Éthiopie, tensions entre Éthiopie et Érythrée, tensions dans la région des Grands Lacs, milices shebabs en Somalie) qui empêchent aussi l’acheminement de l’aide alimentaire, certains programmes humanitaires se désengageant par ailleurs du terrain africain au profit d’autres crises plus médiatisées comme l’Ukraine. Il faut donc garder en tête que ces drames humanitaires , qu’on attribue parfois un peu vite au climat, sont largement d’origine anthropique et découlent de choix politiques, de priorisation de l’aide et de l’inaction (parfois volontaire) des gouvernements. Ce qui est sûr, toutefois, c’est qu’à l’heure actuelle le GIEC prévoit que les risques de sécheresse vont croître, à des degrés divers selon les scénarios, du fait de l’augmentation des températures (qui accroit l’évapotranspiration) et du dérèglement du système des précipitations. Le Sahara devrait connaître un risque de sécheresse moindre à l’horizon 2100 par rapport à la période 1850-1900, mais à l’inverse, la région amazonienne, l’Amérique centrale, le Canada ou le bassin méditerranéen pourraient voir ce risque augmenter de plus de 200 % pour un scénario à +4°C. L’aridité pourrait ainsi s’étendre sur ses marges, en particulier dans l’ouest états-unien, sur les marges méditerranéennes du Sahara ou aux abords des déserts continentaux asiatiques, les espaces semi-arides devenant arides et les arides hyperarides. L’habitabilité des déserts, en particulier de leurs marges, serait alors particulièrement remise en question : les villes de Jacobadad (Pakistan) ou Ras al-Khaimah (EAU) sont actuellement déjà reconnues comme inhabitables par le GIEC. Les déserts portent enfin une image véhiculée par les populations qui y vivent, ou non, par la peinture et le cinéma. C’est à la fois un objet de fascination, comme aimeraient le faire croire les brochures touristiques, de peur, voire d’introspection, à l’image du Petit Prince . En tant que chercheuse, comment travaillez-vous avec ces représentations souvent fantasmées ? C’est une dimension que je trouve fascinante, parce que je trouve les déserts très propices à nombre de représentations et de projections de la part des sociétés, et ce, quel que soit leur rapport à ces espaces. Bref, impossible de ne pas y être sensible ! On peut travailler sur ces représentations en fonction du degré d’appropriation de ces espaces. Pour certaines personnes, le rapport au désert est presque physique, incorporé, et il y a comme une continuité entre le corps (animal voire humain) et le milieu. C’est ce qu’évoque Anne-Marie Frérot en Mauritanie, où la région de l’Adrar est entièrement décrite avec un vocabulaire renvoyant au corps d’un chameau baraqué (couché). C’est aussi ce que montre Béatrice Collignon à travers le calendrier inuit, entièrement organisé en fonction des phénomènes naturels propres au milieu polaire (naissance des phoques ou des caribous, englacement des baies et de la mer). Pour les Aborigènes d’Australie, l’identité passe par le lien avec l’environnement via le rêve, la géographie des Martu étant aussi représentative de leur histoire. Pour les populations qui habitent les déserts, le paysage est donc un facteur d’identité voire d’identification, parfois sous l’angle de la revendication territoriale et politique (Aborigènes d’Australie, Touaregs au Sahara, Sahraouis au Sahara Occidental). Ces représentations paysagères ont tendance à être déformées pour celles et ceux qui ne fréquentent qu’occasionnellement les déserts. Ainsi au Sahara, l’erg, espace de l’immensité sableuse et des dunes majestueuses (dans lequel le narrateur rencontre d’ailleurs le Petit Prince) est surreprésenté dans les guides touristiques comme dans les perceptions (il forme près de 80 % des références lexicales étudiées par Michel Roux) alors qu’il ne représente que 15 % des surfaces désertiques. A l’inverse, le reg caillouteux est absent des réponses de l’enquête alors qu’il forme 70 % du milieu saharien. Cela peut s’expliquer par la dimension esthétique des paysages sableux et dunaires, par leur immensité écrasante propice, en effet, à l’introspection (ce n’est pas pour rien que de nombreux ermites des monothéismes ont « pris le désert » pour se rapprocher de leur dieu). Cette image a été – et continue d’être – véhiculée par les explorateurs et les aventuriers (comme Nicolas Vanier dans le Grand Nord canadien, la Sibérie ou l’Arctique), les documentaires, les musées, les expositions et les livres de photographies, les films, voire les évènements sportifs comme le Dakar, qui mettent l’accent sur les conditions extrêmes vaincues par un petit nombre de personnages hors norme – en particulier des hommes, le désert permettant de mobiliser un vocabulaire viriliste de domination d’une nature vierge dont les exploratrices (Isabelle Eberhardt, Aurélie Picard, Odette du Puigaudeau, Marion Senones) ont été largement exclues. A l’inverse, le reg, la surface caillouteuse, n’est perçu que comme un « obstacle sans grandeur » à la progression mécanique qui ne permet ni l’aventure ni le dépassement de soi.
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08.07.2025 à 10:00

Les Temps modernes par les cartes

Les Temps modernes ont été étudiés par les plus grands historiens de Fernand Braudel à Pierre Goubert. C’est une société en mouvement, un État en construction et une circulation constante – des hommes/femmes, idées, marchandises – qui caractérisent cette période. Une telle richesse rend toute synthèse compliquée. Les historiens Boris Lesueur et Stéphane Guerre proposent un Atlas d’utilité publique pour saisir les enjeux de cette période en France, dont la compréhension passe aussi par son rapport à l’Europe et au monde.   Nonfiction.fr : Votre Atlas assume le parti pris d ’ insister sur les transformations à l’œuvre durant les Temps modernes. Cela peut apparaître comme une évidence pour une étude qui s’étend sur trois si è cles. D ’ o ù vient l ’ image de Temps modernes immobiles ? Boris Lesueur : Chaque nouvelle génération d’historiens entend déconstruire le discours majoritaire. Quid de la révolution militaire qui n’en est pas une finalement – trois siècles cela ne fait pas sens –, de la révolution scientifique qui ne concernerait que la physique et laisserait toutes les autres sciences de côté, de la révolution industrielle – plutôt que de considérer les progrès techniques cumulatifs – ? Une autre critique de fond tient aussi à une remise en cause d’une vision occidentale de l’histoire et de son exceptionnalité. Ainsi, l’expression de « Grandes découvertes » en ce qui concerne l’histoire maritime est largement débattue ; Vasco de Gama à Calicut en 1498 : un non-événement dans l’océan Indien ! C’est la thèse de Sanjay Subrahmanyan ou encore de Romain Bertrand, auteur de la belle expression « l’histoire à parts égales » invitant à décentrer le regard de l’Europe. Un dernier élément à considérer est le questionnement légitime sur les fondements historiques de la périodisation. En effet, sur quoi reposent en réalité les quatre périodes canoniques ? L’introduction de périodes intermédiaires – on connaît l’Antiquité tardive – mais on mesure moins les effets de l’emploi de celle de « Renaissance » puisque les historiens de l’Art, à la suite de Michelet ou de Burckhardt ont beau jeu de rechercher ses origines loin en amont, aux XIV e -XV e siècles. Et puis, il faut dire aussi que les spécialisations universitaires tendent à phagocyter cette époque, dite moderne. Combien de médiévistes en viennent à enjamber les siècles et à insister sur les continuités, dans une perspective achronique ? À l’autre extrémité, les spécialistes de la Révolution considèrent souvent comme une évidence téléologique que tout conduit à 1789. En vérité, il faut certainement remonter à la période révolutionnaire elle-même pour voir la naissance de ce préjugé de temps immobile, de ce renvoi dans un passé honni et indistinct, pour davantage insister sur la rupture et l’émergence d’une société nouvelle. Parler d’Ancien Régime, de Société d’Ordres, d’Absolutisme, ou plus fort encore, de Féodalité... comme le font les députés de l’Assemblée nationale, c’est une volonté de faire table rase ; autant d’expressions contemporaines des lendemains de la prise de la Bastille. En 1513, Machiavel place l ’État au centre de sa réflexion. Au fil des décennies, la définition de l’État évolue : d ’ un bien patrimonial appartenant au roi, il devient une entité à part enti è re dont le souverain est le premier serviteur. Au-delà de la personnification, comment se construit l’État moderne ? Peut-être que pour répondre à cette question, il faut avant tout proposer une définition de l’État moderne. « Un État dont la base matérielle repose sur une fiscalité publique acceptée par la société politique [...] et dont tous les sujets sont concernés » selon Jean-Philippe Genêt, un historien médiéviste, – on n’en sort pas ! John Brewer, un historien britannique, a largement développé l’idée de « fiscal military state » pour expliquer l’émergence du Royaume-Uni en tant que puissance au XVIII e siècle : c’est la taxation généralisée qui est à la base de l’affirmation de l’État. On peut considérer que l’équation s’établit peu à peu entre l’impôt, l’armée et la nation : c’est par ses collecteurs d’impôt – la taille en particulier – que l’autorité du roi pèse de plus en plus au quotidien. Et il y a simultanément l’impôt du sang dont s’acquitte la noblesse d’une part, et la population plus généralement par l’obligation du service de la milice qui existe sous différentes formes, avant d’être systématisée par Louvois et Colbert pour la Marine avec le service des classes (toute la population maritime est enregistrée et doit servir sur les vaisseaux du roi). Le roi, lointain, se fait pourtant connaître au quotidien par ses lois (édits, règlements, ordonnances...) qui concernent tous les sujets ; pour à la fois l’état civil, la langue, le recensement, l’ordonnance de Villers-Cotterêts est fondamentale car elle unifie le royaume. Le souverain intervient aussi sur la religion, la monnaie, le gouvernement des villes, etc. La justice est par essence royale. Elle procède à une codification progressive des lois – il existe ainsi un Code Louis qui précède largement le code napoléonien –, alors que se met en place une pyramide judiciaire depuis les bailliages, les présidiaux, les parlements et le conseil du roi en tant qu’organe d’appel suprême... Et puis, il faut évoquer les serviteurs de la monarchie. La noblesse d’abord, mais une noblesse sans cesse renouvelée par l’incorporation permanente des élites socio-économiques. Il faut ici évoquer les offices, ces charges vendues par le roi pour exercer en son nom la justice ou pour percevoir les impôts. Il existe en outre une alliance objective entre les élites et le pouvoir, au point de parler de monarchie négociée, car de nombreux possédants, tels les financiers, sont largement intéressés aux affaires de la monarchie. Autres aspects également à considérer, ce sont les liens clientélaires mis au service de l’autorité du roi. Laurent Bourquin a parlé de la « noblesse seconde », ces lignages qui dans les provinces sont des intermédiaires privilégiés entre le pouvoir central et les autorités locales. De grandes familles aristocratiques contrôlent des provinces entières, à l’instar des Condé en Bourgogne. Ce sont aussi « les bonnes villes », un soutien traditionnel de la monarchie. Jusqu’à un certain point, l’Église est aussi un pilier, au point de parler de monarchie ecclésiale (par le concordat de Bologne de 1516, le roi nomme aux principaux bénéfices dans le royaume), alors que la tradition gallicane qui correspond à une volonté d’indépendance du clergé en France est instrumentalisée à l’occasion par la monarchie, qui de toute façon utilise le clergé pour faire lire en chaire ses déclarations. Pourtant, ce n’est qu’un aspect de la question car peu à peu se met en place aussi la monarchie administrative. Au niveau supérieur, c’est la mise en place d’administrations spécialisées, les finances, la guerre, la marine, la maison du roi... avec toute une population de commis qui annonce les fonctionnaires ultérieurs. Le roi envoie enfin des commissaires dont le type le plus établi est l’intendant, de justice, police et finance, ayant accès à tous les niveaux de pouvoir dans les provinces et quadrillant à partir de la deuxième moitié du XVII e siècle tout le royaume. Pas d’anachronisme toutefois ; les uns et les autres sont peu nombreux et il faut mieux considérer que les différents niveaux par lesquels le roi fait sentir une autorité de mieux en mieux respectée s’additionnent ou se surajoutent. On touche enfin à un dernier aspect, peut-être le plus difficile à saisir, l’existence d’un sentiment de fidélité monarchique, qui n’est pas encore un sentiment national, même si par bien des aspects il s’en rapproche, pour le roi sacré à Reims, le roi de guerre aussi selon l’expression de Joël Cornette qui sait aussi être roi de justice et de paix ! Les Français forment une communauté unie autour d’un roi, d’institutions, de l’histoire, d’une culture... Vous rappelez en outre, à partir de Montaigne, qu ’ au XVI e si è cle un paysan breton n ’ entend parler du roi qu ’ une fois par an. Comment la monarchie administre-t-elle l ’ ensemble des territoires du royaume, notamment les plus lointains ? Poser la question du comment conduit d’abord à constater un paradoxe : un appareil d’État extrêmement léger – l’on parle de 70 000 détenteurs d’offices sous Louis XIV –, avec un souverain pourtant de plus en plus obéi. Les adages du type « le roi est empereur en son royaume » hérités du Moyen Âge ont une vérité indéniable. Surtout, il importe de revenir sur l’étymologie d’absolu : « absolutus », cela signifie « délié » ; en fait non soumis aux autres pouvoirs temporels ou spirituels. Certes, le roi respecte les lois humaines et divines, les juristes invoquent les lois fondamentales du royaume, encore qu’elles ne soient jamais clairement énoncées. L’on retiendra la primogéniture masculine, l’inaliénabilité du domaine royal, la religion catholique... De même, il respecte les coutumes ou les libertés des provinces par exemple. Longtemps, il doit ménager les Grands qui estiment avoir le droit d’accéder au Conseil du roi et de participer au gouvernement du royaume ; de moins en moins cela dit – le règne de Louis XIV est ainsi le terme d’une évolution. Les historiens se perdent parfois à rechercher l’origine de l’absolutisme : l’autorité du souverain impressionne les ambassadeurs étrangers dès François Ier – « la volonté du roi est tout désormais » – qui semble préfigurer la maxime de Louis XIV inscrite sur le plafond de la galerie des Glaces à Versailles – « le roi gouverne par lui-même ». Loin de la figure bénévolente du roi « père de ses peuples », l’État royal sait sévir avec brutalité. La liste des révoltes paysannes écrasées, ou plus exactement réprimées avec une précision terroriste (exécution des meneurs, l’armée envoyée logée chez l’habitant, murailles rasées...) est symptomatique, alors que leur principale motivation est souvent un refus de la pression fiscale. Ce sont aussi les exécutions publiques au nom de la raison d’État, des personnages appartenant aux plus grandes lignées. Or, si une tendance s’observe, c’est bien un essoufflement des révoltes avec le temps, jusqu’à parler de contagion de l’obéissance dans le royaume. C’est flagrant si l’on observe les révoltes armées des « malcontents » qui quittant la cour, hissaient l’étendard de la contestation dans une province où ils étaient implantés. La Fronde (1648-1652) en est l’épisode ultime et Condé le dernier représentant d’un devoir de révolte de la haute aristocratie. S’installe au contraire dans les mentalités une obligation de servir l’État. Il n’est pas inintéressant de constater que dans les grandes crises que traversent la monarchie, il se trouve toujours des individus qui placent l’intérêt supérieur du royaume au-dessus de tout. Ce sont par exemple les « politiques » au moment des guerres de Religion qui font le choix de la continuité de l’État en favorisant l’accès au trône d’Henri de Navarre, le futur Henri IV. La technostructure de l’État monarchique pour s’appuyer sur les hiérarchies traditionnelles dessine une carte administrative de plus en précise : judiciaire, avec des ressorts délimités ; fiscale et administrative avec les généralités qui correspondent souvent au domaine de compétence d’un intendant ; avec des subdivisions, militaire encore avec les « routes » organisées sous la forme d’étapes pour les déplacements des troupes et des « gouvernements », avec des gouverneurs qui en particulier dans les provinces frontalières exercent une réelle autorité. À ce chapitre, la ceinture de fortification qui protège le royaume contribue à la distinction avec l’étranger : c’est le « pré carré » de Vauban, où s’exerce la loi du roi. Finalement, le roi gouverne son royaume, car ses sujets lui obéissent ! L ’ idée de mouvement et de transformation se ressent également dans une société qui fonctionne selon des logiques réticulaires, que l ’ on observe avec la diffusion des informations. S ’ il faut sept jours pour que les Marseillais apprennent la mort d ’ Henri IV, vous présentez l ’ importance des sociabilités au village et sur les marchés pour s ’ informer. Il semble ici que le processus s ’ acc él è re aux XVII e -XVIII e si è cles ? La circulation de l’information est un riche champ d’étude car elle remet en cause de nombreuses idées reçues, notamment autour du « village immobile », de mœurs intangibles et d’un univers mental figé. Bien au contraire, les individus sont avides de nouvelles. L’exemple de la Normandie montre que tous les villages sont situés à moins de 5 km d’un marché ou 13 km d’un bourg marché. Le prix des récoltes est discuté, la météorologie mais aussi les événements politiques ou religieux du temps. Car, les individus se déplacent : à courte distance, mais aussi vers les villes, parfois lointaines. Certains sont des médiateurs culturels (mode, consommation, voire des idées nouvelles). Prenons un exemple, celui du sire de Gouberville, un gentilhomme du Cotentin au XVI e siècle : il connaît le grec et latin ; il est peut-être tenté par la Réforme ; plus prosaïquement il s’essaie à la distillation. Or, dans son journal, on le voit sans cesse être en contact avec les paysans de Mesnil-au-Val qui ne cessent de venir le voir jusque dans sa chambre. Il y a toute une réflexion à avoir sur l’oralité, qui passe par des lieux privilégiés de rencontre mais aussi des moments, comme la veillée. Des études sur le chants traditionnels bretons – ce sont les travaux d’Éva Guillorel – montrent que les événements, les décisions de justice, les faits divers simplement, sont abondamment repris et portés à la connaissance de tous. Une des caractéristiques de la période, c’est bien sûr la diffusion de l’imprimé ; l’on pense à la gazette de Théophraste Renaudot. Les écrits peuvent avoir un net contenu politique, comme durant la Fronde avec les Mazarinades, des libelles parfois d’une grande violence liée à l’actualité. Une publication janséniste clandestine, les Nouvelles ecclésiastiques , fait enrager la police du roi au XVIII e siècle qui n’en trouve pas les auteurs. Ce sont aussi les « canards » qui relatent les faits les plus extraordinaires survenus en Europe : on est là dans la littérature de colportage. Je voudrais citer une publication très originale aussi : Les Relations des jésuites . Cet ordre missionnaire publie très régulièrement des nouvelles, notamment du Canada, décrivant les mœurs des Amérindiens à destination d’un large public. Il y a donc de nombreux moyens de se tenir informé du vaste monde depuis son petit village ! Par ailleurs, l’information vient du haut également : ce sont les cérémonies de l’information étudiées par Michèle Fogel, à partir des crieurs publics aux carrefours ou des Te Deum ordonnés par l’État pour les grands événements publics. Grandes décisions royales, naissances, victoires, autant d’occasions de célébrer la parole publique. Le mécénat royal participe aussi d’une volonté de magnificence pour impressionner. Plus pragmatiques, les grands ministres s’entourent de plumes stipendiées : Voltaire lui-même fut historiographe du roi ! Plus qu’une accélération, c’est d’une transformation dont il s’agit. Les émotions populaires, y compris violentes, ont toujours existé, que l’on réagisse à la cherté, aux impôts, à une inquiétude religieuse. Mais les archives deviennent beaucoup plus nombreuses au fur et à mesure du temps et nous permettent de mieux les saisir ; celles de la Bastille permettent à partir du XVII e siècle de recenser les mauvais propos, les paroles séditieuses – c’est ce qu’a étudié Arlette Farge. Un deuxième élément est celui des progrès de l’alphabétisation de la population qui est un mouvement de fond. Troisième élément aussi, les progrès routiers et le désenclavement généralisé du royaume ; 30 000 kilomètres de routes sont empierrés ou pavés au XVIII e siècle. Oui, la société tout entière est en mouvement. Et encore oui, pour la curiosité des habitants de l’ancienne France jamais démentie. La France ne se limite pas aux enjeux européens puisque les sociétés s ’ ouvrent vers les mers et océans. Quels sont les acteurs et actrices de cette vocation maritime ? La géographie commande la destinée maritime de la France qui est ouverte sur trois mers. Il ne faut donc pas négliger les activités de pêche côtière mais aussi hauturière – les basques chassent la baleine au Labrador dès le XVI e siècle et les pêcheurs de la Manche les bancs de Terre Neuve à la même époque. Sur l’estran, les activités de cueillette ou de ramassage sont très actives en tout temps. Les activités de cabotage sont très anciennes – rappelons simplement le commerce du sel ou du vin pratiqué sur la côte atlantique. En Méditerranée, on parle de « caravanes » qui visent à se procurer de l’huile d’olive, du blé, de l’alun... C’est pris très au sérieux par la royauté qui négocie avec la Sublime Porte, les Ottomans, des escales privilégiées appelées les Échelles du Levant. Mais la question posée relevait davantage de l’ouverture atlantique, voire mondiale. Longtemps les Français ont fait figure d’outsiders. Les Normands, comprendre les milieux portuaires de la province, fréquentent très tôt les côtes américaines, le Brésil par exemple. C’est le cas aussi de Saint-Malo où François I er finance Jacques Cartier qui remonte le Saint-Laurent. Mais l’expansion coloniale est chose sérieuse et ne peut se passer du soutien de l’État qui, entre guerres d’Italie et guerres de Religion, a longtemps d’autres préoccupations. Il faut vraiment attendre le XVII e siècle pour le voir changer d’attitude. La motivation, pour faire simple, relève du « mercantilisme » – le terme est très discutable d’ailleurs. Longtemps, il se contente d’accorder des privilèges, des monopoles aussi (sur la fourrure, la traite des esclaves...). La royalisation du domaine colonial date du début du règne de Louis XIV. La politique suivie est ambiguë puisqu’il y a des efforts peu suivis pour transplanter des populations venues d’Europe outre-mer : c’est le Canada, la Louisiane sous la Régence, la Guyane enfin après 1763.Ce sont surtout les ressources commerciales qui intéressent, en particulier le sucre cultivé aux Antilles, avec le phénoménal succès de Saint-Domingue qui repose sur le travail de 500 000 esclaves à la fin de l’Ancien Régime. L’Asie restera davantage le domaine de la Compagnie des Indes, même si là encore le commerce libre finit par l’emporter : de cette aventure subsiste le port de Lorient. L’État a un rôle d’incitation déterminant. D’abord basiquement, en soutenant cette expansion par sa marine, voire son armée. En édictant ensuite une législation favorable et protectrice des intérêts des négociants français : c’est ce que l’on appelle l’exclusif commercial. Il s’établit une relation d’intérêts mutuels bien comprise avec les milieux négociants des villes portuaires, mais qui doit être élargie ; Louis XIV a voulu donner l’exemple en investissant dans la Compagnie des Indes et il se trouve de grands financiers qui participent à cette aventure – c’est le cas de Crozat en Louisiane. Et plus largement aussi les élites : ce sont les actionnaires des compagnies commerciales, des armements de navires ; on pourrait être surpris du nombre de familles ayant investi aux Antilles par exemple. Pour tout dire, la formule de « premier empire colonial » de la France a une pertinence incontestable. On garde l ’ image d ’ une Europe française avec la diffusion des lettres et des sciences qui atteint son acmé sur le plan politique avec Louis XIV. Vous nuancez cette image avec un roi contesté d è s son vivant ou la sous-estimation du mod è le anglais. À partir de quand est é corn ée l ’ image d ’ une France hériti è re d ’ Ath è nes, Rome et Florence portée par Voltaire ? Je pense que l’on se situe là en partie dans l’illusion rétrospective. Il y a toutefois des facteurs objectifs à considérer. Le premier est politique. La France est l’État le plus peuplé d’Europe et sa construction unitaire en fait de toute façon un acteur incontournable en Europe, redouté même. Elle impressionne : le geste de François I er de faire visiter Chambord, Paris, Fontainebleau à Charles Quint, son ennemi, a une signification politique. De la même manière, plus tard, Versailles n’a pas d’équivalent par sa taille. Les souverains sont magnificents ! Même, la construction de l’État est un modèle pour les souverains Stuart en Angleterre, pour l’Espagne aussi. Mais cette puissance a des effets négatifs car la France inquiète : c’est en particulier la condamnation de l’agressivité du Mars Gallicus ou de l’expansion sans limite, qui vaut à l’Europe entière ou presque de se coaliser contre elle lors de la guerre de Succession d’Espagne. La diplomatie est parfois plus habile que comprise ; l’alliance avec les Turcs en particulier, ou encore, l’entrée aux côtés des puissances protestantes dans la guerre de Trente Ans, choquent. Que dire du retournement des alliances sous Louis XV qui la rapproche de la maison d’Autriche combattue depuis plusieurs siècles ? L’Europe est par ailleurs divisée par la question religieuse ; avec hésitation la France se range dans le camp catholique. La Saint-Barthélemy en 1572 a un retentissement énorme ; plus tard, les persécutions contre les protestants depuis les dragonnades jusqu’à l’édit de Fontainebleau contribuent à forger une image repoussoir, tandis que les huguenots réfugiés en Hollande ne contribuent pas peu à forger l’image d’un roi-tyran – le pasteur réfugié à Amsterdam Pierre Jurieu en est l’archétype. Il faut prendre garde aussi à ne pas minorer la vitalité artistique et intellectuelle qui concerne en fait toute l’Europe – ce qui impose au premier chef de sortir d’un certain roman national. Car la France elle-même est ouverte à de nombreuses influences. La redécouverte de l’Antiquité qui est à la base de l’humanisme, la renaissance artistique italienne et l’école italienne en général – c’est un cas traité dans l’ouvrage –, mais aussi du Siècle d’or espagnol, ou Hollandais. Une autre approche certainement plus juste serait de raisonner à l’échelle de l’Europe entière. La République des Lettres d’Érasme préfigure la République des Sciences du XVIII e siècle. Les Lumières également sont un phénomène à l’échelle du continent, voire atlantique, et la fameuse Encyclopédie devait être d’abord la traduction de la Cyclopaedia de Chambers parue à Londres en 1728 ! Et il ne faudrait pas non plus passer à côté de la pluralité des influences. D’abord, celle de Rome et de l’Église qui à la faveur de la réforme catholique transforme en profondeur les modèles de dévotion. Ensuite, l’Angleterre, au point que l’on puisse parler d’anglomanie. Les voyageurs français qui se rendent en Angleterre au XVIII e siècle en retiennent la tolérance religieuse, l’absence de censure, le rôle du parlement. Il est vrai toutefois qu’ils occultent délibérément ce qui n’arrange pas leurs thèses. Et puis l’Angleterre à ce moment-là est victorieuse, elle domine déjà les mers. Sa propre population est persuadée de mieux vivre que les paysans français « en sabots ». Il n’empêche ; pour les élites européennes, le raffinement de la cour de France, le luxe, la vie mondaine sont fascinants. Il y a une civilisation française qui est enviée, parfois imitée, dont témoigne la diffusion de la langue française. Historiennes et historiens ont longtemps insisté sur l ’ importance de la guerre d ’ indépendance. Ces derni è res années, la guerre de Sept Ans a gagné en visibilit é grâce au livre d ’ Edmond Dziembowski 1 et à son entrée dans les programmes d ’ HGGSP. Pourquoi est-elle considérée comme la premi è re guerre mondiale ? L’histoire militaire – c’est plus chic aujourd’hui de parler de military studies – a souffert un temps d’une certaine désaffection qui n’a plus cours aujourd’hui : faisons nôtre cette formule « l’État fait la guerre et la guerre fait l’État ». Il y un profond renouvellement historiographique sur ces questions, à élargir à l’histoire maritime d’ailleurs. Pourtant, ce n’est pas neuf. De grandes collections érudites existent : pour la guerre de Sept Ans je pense en particulier à l’ouvrage monumental de Richard Waddington en 7 volumes publiés vers 1900. Un volume par année, autant de chapitres que de théâtres d’opération. Œuvre utile bien sûr, mais qui n’échappe pas à l’obsolescence de la forme. La guerre en question est désormais largement réinterrogée autour de l’étude de l’opinion publique, des finances, de la réforme de l’État... C’est peut-être ces nouveaux regards qui, en définitive, renouvellent son intérêt. Car cette expression de « première guerre mondiale », est très présente et depuis longtemps dans la littérature anglo-saxonne. Winston Churchill lui-même l’utilise. Il s’agit de souligner une communauté de destins des peuples de langue anglaise à travers le monde. Les expériences des guerres du XX e siècle invitent également à regarder le passé et à constater des similitudes troublantes. Cette guerre est mieux connue outre-Manche qu’en France. L’année 1759 est célébrée à juste titre comme étant celle de tous les triomphes pour le Royaume-Uni (Québec, baie de Quiberon, Guadeloupe...). Il existe objectivement beaucoup moins de raisons pour que l’on s’en souvienne en France ! Le retour d’intérêt pour la guerre de Sept Ans interroge de toute façon. Disons qu’elle se prête bien à une analyse géopolitique d’un conflit, Clausewitz par exemple l’étudie dans Vom Krieg : les programmes d’HGGSP allient la réflexion de ce dernier sur la guerre limitée à une vision plus globale du conflit, puisque l’on se bat effectivement en Amérique, en Europe, en Asie, sur terre et sur mer, même si le général prussien ne portait pas son regard aussi loin. J’aurais personnellement des réticences de fond à exprimer. Pitt en Angleterre n’est pas un stratège, il prend des décisions pour chaque campagne, par opportunisme, sans plan d’ensemble. En outre, des affrontements en dehors de l’Europe, il y en a en vérité depuis le XVI e siècle. Et puis les conséquences sont moindres que ce que l’on pouvait craindre. La France de Choiseul voulait conserver les îles à sucre, rentables, et abandonna sans trop de regrets les arpents de neige de l’Amérique du Nord. La guerre d’Indépendance américaine a au contraire une tout autre signification. Jacques Godechot et Robert Palmer en forgeant en 1968 l’expression de « révolutions atlantiques » pour la liberté et l’égalité ont bien souligné l’importance de l’événement pour l’histoire du monde. La Déclaration d’Indépendance de 1776 figure parmi les sources d’inspiration évidentes de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. La naissance des États-Unis, ce n’est pas rien ! Pour la France enfin, on pourrait affirmer que le destin de la monarchie se noue lorsque Louis XVI se décide à intervenir dans le conflit au prix d’un endettement qui s’avèrera fatal. Notes : 1 - La guerre de Sept Ans , Paris, Perrin, 2015
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07.07.2025 à 13:00

La gauche en mal d'idée : entretien avec Michel Wieviorka

La gauche va mal. On peut en trouver des raisons tenant à la conjoncture ou encore au personnel politique, mais on peut aussi se demander si le mal n’est pas plus profond. L’idée de gauche peut-elle encore faire sens ? , interroge Michel Wieviorka. Dans ce livre, il rappelle que c'était le cas par le passé, peut-être jusqu’au tout début des années 2000, et il invite à se pencher sur les évolutions de la société qui ont progressivement rendu cette idée plus difficile à porter.   Nonfiction : L’idée de gauche a pu faire sens par le passé, expliquez-vous, tout d’abord en s’affirmant républicaine, puis en reprenant à son compte les aspirations du mouvement ouvrier, ou encore, quoiqu’à de bien plus rares occasions, en s’identifiant à une conception patriotique et ouverte de la nation. Cela supposait, dites-vous, que celle-ci puisse « faire corps avec la société ». Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par là ? Michel Wieviorka : La politique, en démocratie représentative, doit entretenir une relation réelle et la plus forte possible avec la société, ses attentes, ses demandes, ses peurs, ses difficultés aussi. Elle a aussi nécessairement une certaine autonomie. L’idée de faire corps avec la société renvoie au risque, aujourd’hui bien visible, de dissociation complète, qu’il s’agisse de la politique intérieure, ou de la géopolitique. La gauche a pu faire corps avec la société quand il s’agissait de répondre au formidable élan populaire pour imposer la République et ses valeurs – liberté, égalité, fraternité. Ou d’assurer le traitement des aspirations les plus hautes du prolétariat ouvrier. Ou même d’incarner la patrie, sinon la nation. Cette période semble désormais bien lointaine et ces différents registres ne semblent plus permettre de nouer un rapport de sens avec la société : l’idée de république est galvaudée, le mouvement ouvrier n’est plus que le fantôme de lui-même, et l’idée de nation a été préemptée par l’extrême-droite. Hélas, aujourd’hui, la gauche politique concrète, celle des partis, est bien loin de porter tout sens, elle s’est assez largement déconnectée de ce qui pourrait être porteur de sens, et ce qui l’est réellement n’a pas pour l'instant en tous cas une puissance et un degré d’intégration sociale et culturelle suffisants pour imposer à la représentation politique un réel traitement. Il y a autre chose qu’une certaine autonomie : une perte de sens. Quelle part attribuez-vous, dans la situation actuelle, à un défaut d’élaboration de ces registres ou au constat de leur obsolescence irrémédiable, liée à l’évolution de la société ? Faut-il y renoncer complètement, ou conservent-ils au contraire un intérêt suffisant pour qu’on tente de leur redonner un sens adapté au contexte et aux évolutions de la société ? L’idée de République a surtout triomphé, tout le monde ou presque est républicain ! Il n’y a pas plus républicaine que Marine Le Pen ! Presque tout le monde parle de défendre la République et ce qui va avec, la laïcité, l’égalité des femmes et des hommes. Il est vrai que lorsque le discours envisage l’immigration, les minorités visibles ou les Juifs, c’est beaucoup moins net, à l’extrême-droite comme ou à gauche de la gauche. Toujours est-il qu’il existe des versions différentes de la République, et qu’elles peuvent s’affronter. Mais personne ne s’étonne de voir les héritiers des anti-dreyfusards, voire de Maurras, se réclamer de la République au point de nommer leur parti « Les Républicains ». Il reste néanmoins bien des combats à mener pour promouvoir à gauche la République, surtout à condition de la lester en la démocratisant, en refusant la droitisation qui pousse aussi à l’illibéralisme et à l’autoritarisme, et à la restriction des droits humains. Le mouvement ouvrier a donné naissance au syndicalisme, qui lui continue d’exister, mais sans cette capacité à mettre en cause les plus hautes valeurs pour prétendre diriger toute la vie collective. Les syndicats n’en demeurent pas moins des acteurs importants, institutionnels, capables de peser politiquement. La gauche concrète doit en tenir compte, mais le prolétariat ouvrier n’est plus le sel de la terre. D’autres figures, des nouveaux mouvements sociaux et culturels commencent à se donner à voir, depuis quelques dizaines d’années, en mettant en jeu les principales orientations de la vie collective. Il peut s'agir de contestations mettant en cause le rapport des humains à la nature, le réchauffement climatique, la diversité animale et végétale ; de mobilisations à forte charge éthique, touchant à la vie et à la mort, au grand âge, aux discriminations en tout genre. Il peut également s’agir de mouvements identitaires, avec leur face positive, qui soulignent leur apport économique, intellectuel ou culturel à la collectivité, et leur face sombre, refermée, communautariste. Les deux existent, et c’est pourquoi le débat mérite d’être développé en d’autres termes que ceux qui opposent de façon simpliste à l’excès « wokistes et antiwokistes ». La nation ? Elle est aujourd’hui surtout le discours d’autres acteurs que de gauche, mais aussi de segments de la gauche qui sont sensibles à l’idée de souveraineté nationale, voire de souverainisme. Mais il est arrivé que ce soit une idée de gauche, surtout quand la patrie était en danger. Le problème est qu’elle a été associée, y compris à gauche, au colonialisme, et qu’elle semble faire obstacle à la construction européenne. Comment concilier la nation et l’Europe ? On peine aujourd’hui à imaginer quels autres registres pourraient être mobilisés. La société n’est pas inactive, écrivez-vous, mais on aurait bien du mal à identifier des contre-projets qui seraient portés par des acteurs visant une réelle transformation sociale, à visée suffisamment universaliste, que la gauche pourrait alors faire siens. Comment l’analysez-vous ? Que faudrait-il faire si l’on ne veut pas se satisfaire de cette situation ? Permettez-moi une comparaison historique. À partir des années 1820 ou 1830, vous pouvez constater en France une réelle ébullition sociale et culturelle. Un peu partout, l’idée de République commence à animer la vie locale, ce sera la république au village si bien analysée par Maurice Agulhon. Un peu plus tard dans l’ensemble, des activistes veulent construire des syndicats, d’autres des mutuelles, ou des coopératives. Certains veulent préparer ou faire des grèves, et quelques-uns casser les machines. D’autres encore rêvent de lendemains qui chantent et développent des utopies. Tout ceci se cristallisera vers la fin du XIX e siècle, avec, pour l’essentiel, l’instauration de la Troisième République, la naissance de la CGT, les premières bourses du travail, puis, un peu plus tard — et d’abord à la Chambre des députés —, les débuts d’organisation d’une gauche politique qui ne soit pas seulement groupusculaire. Il aura fallu plusieurs dizaines d’années. Eh bien nous sommes en 1830 ! Il y a dans toute la France un tissu associatif vibrant, une multitude d’initiatives locales, un bouillonnement, qui ne trouve que bien peu son traitement politique ; l’idée démocratique, qui pourrait revitaliser l’idée républicaine, redevient l’objet de réflexions, de discussions et de propositions, les unes institutionnelles (changer la constitution, introduire la proportionnelle), les autres s’intéressant à d’autres formes de démocratie que représentatives : citoyennes, participatives, délibératives, directe. Des mobilisations à caractère éthique ou écologique interpellent les pouvoirs. Mais tout ceci n’exerce pas d’influence forte sur le fonctionnement de la gauche concrète, qui oscille entre radicalité sans lendemain et manœuvres misérables au sein de ce qui subsiste des structures héritées du passé. On dit souvent que faute d’avoir travaillé, la gauche manque d’idées : il faut renverser cette formule, ce sont les idées qui manquent de gauche .
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01.07.2025 à 10:00

Scarifications : quand l'adolescence se grave dans la chair

Dans le paysage éditorial consacré à l'adolescence, certains ouvrages osent aborder les territoires les plus difficiles. Scarifications : l'adolescent, les parents et les soignants face à l'insupportable , publié aux éditions Érès en octobre 2024, appartient à cette catégorie d'écrits nécessaires qui éclairent des zones d'ombre de la psyché adolescente. Adrien Cascarino, psychologue clinicien et docteur de l'université Paris Cité, nous propose bien plus qu'un simple manuel technique. Fort de son expérience auprès d'adolescents hospitalisés en psychiatrie et de ses recherches ethnographiques, l'auteur livre une analyse fine et nuancée d'un phénomène qui touche aujourd'hui environ un adolescent sur six selon les dernières études. L'originalité du livre réside dans son approche plurielle. Loin de se cantonner à une perspective uniquement clinique, Cascarino croise les regards psychanalytiques et sociologiques pour saisir la complexité des scarifications adolescentes. Cette démarche réflexive, issue de sa thèse de doctorat, permet de dépasser les explications simplistes pour comprendre ce qui se joue réellement dans l'acte de se scarifier. Le livre révèle avec beaucoup d’acuité les réactions des adultes souvent démunis face à ces pratiques. L'auteur rapporte des situations saisissantes : un psychiatre qui ressent les entailles de ses patients « dans sa propre chair », une infirmière qui recoud sans anesthésie pour dissuader une adolescente de recommencer. Ces témoignages illustrent combien les scarifications génèrent chez les professionnels et les parents des affects intenses qui peuvent paradoxalement nuire à l'accompagnement. C’est dans l'analyse de ces dynamiques relationnelles que cet ouvrage démontre sa grande originalité. Il montre comment l'insupportable ressenti par les adultes peut les conduire à des réactions contre-productives, alimentant parfois un cercle vicieux. Son approche ne verse jamais dans le jugement mais propose une compréhension empathique de toutes les parties prenantes. L'un des mérites principaux de l'ouvrage est de ne pas s'arrêter au constat. L'auteur propose des pistes concrètes pour améliorer l'accompagnement des adolescents qui se scarifient. Ses recommandations s'adressent tant aux parents démunis qu'aux professionnels de la santé mentale. Il suggère notamment des modifications institutionnelles susceptibles de diminuer la prévalence de ces pratiques sans tomber dans l'écueil de la répression. Scarifications constitue un outil précieux pour tous ceux qui accompagnent des adolescents : parents, enseignants, éducateurs, soignants. Au-delà de son utilité pratique, il nous invite à repenser notre rapport à la souffrance adolescente et aux moyens de l'appréhender sans céder à nos propres angoisses.   Nonfiction : Vous décrivez les scarifications comme un phénomène touchant environ un adolescent sur six. Comment expliquez-vous cette prévalence et qu'est-ce qui distingue votre approche des explications habituelles ? Adrien Cascarino : Quand j’étais en train d’écrire ma thèse, de nombreuses personnes m’ont dit qu’elles s’étaient scarifiées quand elles étaient plus jeunes. Lors d’une interview suite à la sortie de mon livre, mon interlocuteur m’a raconté qu’il avait parlé de mon sujet à ses enfants car il était très surpris de l’ampleur du phénomène et sa fille lui aurait alors dit « mais Papa, tout le monde se scarifie, moi-même je l’ai fait, je ne t’en ai juste pas parlé ». Il y a ainsi beaucoup d’adolescents qui se sont scarifiés une fois dans leur vie mais qui ont arrêté d’eux-mêmes assez rapidement, sans nécessairement avoir vu un psychologue et un psychiatre. Cette prévalence élevée peut s’expliquer par trois principaux facteurs, qui sont loin d’être exclusifs : une augmentation des moyens de « détection » des scarifications, le signe d’une plus grande souffrance psychique chez les adolescents (ce qui explique en partie une augmentation de ces pratiques post-confinement), ou encore un moyen de reprendre le contrôle d’un corps qui est perçu comme faisant l’objet de trop de tentatives de contrôle de la part du monde extérieur. En effet, les raisons pour lesquelles les adolescents se scarifient sont extrêmement variées et évoluent avec le temps. Un ou une adolescente peut très bien se scarifier au début « pour voir » ou pour reproduire une pratique vue ou entendue ailleurs ou bien pour se faire du mal et se punir d’avoir raté quelque chose, puis continuer pour les sensations physiques provoquées par la montée d’endorphine, ou encore par défiance envers ses parents qui lui ont « absolument interdit » de recommencer. Les enjeux de contrôle du corps, d’appel à l’aide, de « preuve » de la souffrance, de punition, de plaisir, d’expérimentation et d’apaisement des angoisses reviennent souvent, mais pas chez tout le monde et pas tout le temps. En ce qui me concerne, après avoir moi-même côtoyé plusieurs personnes qui se scarifiaient en tant qu’adolescent, puis ensuite en tant que psychologue clinicien, je suis parti d’un triple constat. Premièrement, les discours psychiatriques et psychologiques sur les scarifications ne correspondent pas à ce qu’en disent les adolescents eux-mêmes. Deuxièmement, il existe une littérature sociologique très critique envers les théories psychologiques sur les scarifications et qui dénonce une mauvaise prise en charge des personnes qui se scarifient. Troisièmement, les personnes confrontées aux adolescents qui se scarifient (principalement parents et soignants) déclarent souvent se sentir mises à mal avec ces derniers et rapportent des réactions et des ressentis disproportionnés par rapport au risque morbide de ces pratiques. Plutôt que de produire un énième ouvrage pour expliquer pourquoi les adolescents se scarifient, j’ai voulu réfléchir à ce qui se joue sur le plan psychique entre un adolescent qui se scarifie et un adulte censé prendre soin de lui, en espérant que cette réflexion permette une meilleure prise en charge des adolescents.   Votre ouvrage révèle les réactions parfois violentes des adultes face aux scarifications – comme cette infirmière qui recoud sans anesthésie pour « dissuader ». Comment expliquez-vous ces réactions contre-productives et quel impact ont-elles sur les adolescents ? Les soignants que j’ai pu interroger se sentent souvent remis en cause professionnellement par les scarifications, surtout lorsque ces derniers sont hospitalisés dans « leur » service. Pendant les entretiens, certains soignants m’ont raconté avec détails des scarifications qu’ils avaient vus il y a plus de dix ans et dont ils se souviennent encore, et des parents m’ont dit avoir été « anéantis » par les entailles de leur enfant. Travailler avec des adolescents qui se scarifient nécessite de se confronter à des visions sanglantes sans y être toujours préparé, de devoir souvent soigner des plaies, de se remettre en question, et surtout de supporter une certaine impuissance à empêcher toute blessure. Sans possibilité de prendre du recul, les soignants risquent au mieux de se désengager de la relation et au pire d’essayer d’empêcher l’adolescent de se scarifier à n’importe quel prix. La pratique des scarifications, surtout lorsqu’elle se répète et qu’elle est accompagnée d’un discours où l’adolescent déclare qu’il n’y a que cette pratique qui diminue ses angoisses, renvoie les soignants à un sentiment d’échec et d’insuffisance qui peut être difficile à supporter, comme l’explicitait une infirmière : «  Y a que ça qui te soulage, bon... mais et moi alors, je te soulage pas, je t'aide pas... je suis là pourtant, je suis là, je t'accompagne, on est tous là, on est tous là pour toi mais nous, non, on est insuffisants ». Les réactions « agressives » des soignants se produisent alors souvent lorsque ces derniers se sentent isolés, par exemple la nuit, lorsque les équipes de soignants sont plus réduites ou lorsque l’institution ou les parents les rendent responsables de la poursuite des scarifications des adolescents. Ces réactions parfois violentes entraînent parfois la diminution ou même l’arrêt des scarifications mais elles majorent l’isolement et la souffrance psychique de l’adolescent.   Vous croisez psychanalyse et sociologie dans votre analyse. En quoi cette approche pluridisciplinaire éclaire-t-elle différemment le sens des scarifications pour les adolescents ? Depuis quelques années, plusieurs sociologues ont commencé à s’intéresser aux pratiques de scarifications, avec une approche et une théorisation bien différente de celle des psychologues et des psychiatres. Une des raisons de cette différence est très simple : ils ne parlent pas exactement aux mêmes personnes. En effet, une partie des personnes qui se scarifient ne vont jamais voir de psychologues ou de psychiatres, et quand elles le font, leur discours n’est évidemment pas le même, puisqu’elles modifient ce dernier en fonction de ce qu’elles perçoivent de leur interlocuteur. Pour donner un exemple, plusieurs adolescents ont pu ainsi me dire qu’ils aimaient beaucoup voir couler leur sang, ou même faire des dessins avec, mais qu’ils évitaient d’en parler car des personnes leur avait dit auparavant qu’ils étaient « cinglés » ou s’étaient mises à crier en leur disant de se taire. L’intérêt de cette approche pluridisciplinaire est ainsi d’aborder la relation clinique entre les adolescents et les soignants en la replaçant dans un contexte social qui n’est pas neutre et qui influence nécessairement le positionnement des soignants et la façon dont les scarifications sont interprétées. Il ne s’agit pas pour autant de « déconstruire » les discours psychologiques ou de « dépathologiser » les scarifications, d’autant plus que ces pratiques restent souvent le signe d’une souffrance psychique. L’objectif est plutôt de ne pas focaliser le regard uniquement sur l’adolescent et son fonctionnement psychique mais de prendre du recul et d’inclure dans le champ de vision l’ensemble des interlocuteurs qui tentent de prendre soin de lui, et qui, avec leurs propres représentations et réactions, influencent aussi la poursuite ou l’arrêt de cette pratique.   Dans votre pratique clinique auprès d'adolescents hospitalisés, quels sont les signes qui vous alertent et indiquent qu'un accompagnement classique ne suffit pas ? Comment adapter la prise en charge ? Au niveau relationnel, travailler avec des adolescents qui se scarifient exige de s’interroger continuellement sur ce que signifie « prendre soin ». Cela nécessite de renoncer à un idéal de toute puissance et de maitrise du corps de l’adolescent, et de supporter de faillir à la représentation idéalisée d’un soignant ou d’un parent qui empêcherait toute blessure. Cette capacité à endurer la culpabilité et l’impuissance participe en effet d’un phénomène de désidéalisation réciproque particulièrement précieux pour le processus de séparation-individuation central pour le devenir de l’adolescent. Au niveau organisationnel, il est nécessaire d’assurer la mise en place d’espaces de parole pour les soignants et parents confrontés à des adolescents qui se scarifient. Concrètement, sans organisation du travail défendant ces espaces délibératifs, la qualité du travail de soin est compromise, entrainant des effets délétères sur les patients mais aussi sur les soignants qui engagent leur subjectivité dans leur travail. Ces espaces de discussion permettent surtout de passer d’une remise en cause personnelle et angoissante (« suis-je un bon soignant ? ») à une réflexion professionnelle et étayante (« qu’est ce qu’un bon soignant ? »).   Vous proposez des modifications institutionnelles pour diminuer la prévalence des scarifications. Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de ces changements et leur impact observé ? L’existence de discussions collectives entre les soignants et aussi entre les parents d’adolescents permet de remettre au travail les représentations d’un soignant / parent idéal et diminue en conséquence l’agressivité dirigée vers les patients dont les pratiques mettent ces représentations en défaut. Concrètement, plutôt que de se fustiger de reproches ou de chercher à empêcher à tout prix l’adolescent de se scarifier, ces espaces permettent aux soignants et parents de se demander pourquoi est ce que ces pratiques ont été si insupportables pour eux à ce moment-là. Précisément, les scarifications posent deux questions très compliquées : à qui appartient le corps de l’adolescent (et donc qu’est-ce qu’il a le droit d’en faire) ? Et comment prendre soin de quelqu’un qui vous dit que s’entailler la peau est la seule chose qui l’apaise ? Ce que je montre dans ce livre est que les scarifications se répètent souvent lorsque des réponses sont trop vite trouvées à ces deux questions. Par exemple, lorsque les soignants affirment à l’adolescent qu’ils savent mieux ce qui est bon pour lui et qu’il doit les écouter et arrêter de se scarifier. Mais aussi à l’inverse lorsque des parents déclarent que leur enfant peut faire ce qu’il veut et que ça ne les regarde pas. Aider un adolescent qui se scarifie, c’est d’abord accepter de se poser ces questions sans trouver de réponses évidentes et aussi supporter d’écouter ce que l’adolescent a à raconter de ses scarifications.
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29.06.2025 à 14:00

Les héritières de l’art abstrait : Sonia Delaunay et les autres

Ces Chemins d'histoire reviennent sur quelques figures de l'art abstrait : Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg et quelques autres. Formant un groupe soudé, bien que parfois rivales, ces veuves et héritières d'artistes défendent la postérité des disparus et répondent aux incessantes sollicitaions des musées, des galeristes et des collectionneurs. On cherchera à donner à ces gardiennes résiliantes de la mémoire la place qui leur est due, en précisant le rôle primordial qu'elles ont tenu ans la reconnaissance de l'abstraction.   Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg *  Chemins d'histoire  est un podcast d'actualité historiographique animé par Luc Daireaux. Cet épisode est le 213 e .     L’invitée : Julie Verlaine  est professeure d’histoire contemporaine à l’université de Tours. Elle est l'autrice de  Les Héritières de l’art abstrait . Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg et les autres  (Payot, 2025).
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27.06.2025 à 21:00

L'histoire selon Marc Bloch : entretien avec Christophe Pébarthe

L’entrée au Panthéon de Marc Bloch est prévue pour dans un an. C'est l’occasion de célébrer, outre son passé de résistant ou encore de témoin de la débâcle de 1940, une œuvre d’historien hors norme. Christophe Pébarthe, maître de conférences en histoire grecque à l'université Bordeaux Montaigne, vient de lui consacrer un livre, rappelant l’originalité et l’importance de son oeuvre. Il commente notamment l'inachevé Apologie pour l’histoire , où Bloch définit ce qu’est l’histoire pour lui. Christophe Pébarthe précise également le contexte dans lequel Bloch a élaboré ses conceptions, tout en faisant le lien avec le reste de son œuvre.   Nonfiction : Vous consacrez un premier chapitre à rappeler le choc qu’a représenté La Révolution française pour la manière de concevoir l’histoire et à présenter les différentes réponses que les générations suivantes d’historiens ont élaborées. Vous montrez que la sociologie de Durkheim a permis ici une percée, dans laquelle Bloch s’est engouffré. De quelle nature fut cette percée ? Christophe Pébarthe : La révolution intellectuelle qu’a accompagnée l’émergence de la sociologie durkheimienne est fondamentale pour comprendre l’histoire que pratique Marc Bloch. C’est la raison pour laquelle j’insiste sur son importance, tout en la replaçant dans un cadre plus général : l’ébranlement causé par la Révolution française. Comme François Hartog l’a bien montré, un nouveau régime d’historicité se met alors en place, isolant le présent du passé, définitivement achevé, qu’il faut expliquer en tant que tel et pour lui-même. La Révolution française donne aussi à voir un nouvel acteur dont le nom peut varier : peuple, nation, masse, etc. Il s’agit désormais de rendre raison d’une réalité que les événements révolutionnaires ont découverte, celle d’un collectif irréductible aux membres qui le composent. Ce ne sont plus des acteurs individualisés qui agissent mais le grand nombre. Ce nouveau sujet de l’histoire en devient ainsi, du même coup, son objet. C’est dans ce contexte qu’au cours de la seconde moitié du XIX e siècle une nouvelle science s’élabore en France, la sociologie. Inventé par Auguste Comte, ce terme devient bientôt l’étendard d’une révolution scientifique portée par Émile Durkheim. Prolongeant l’intuition comtienne de l’existence d’un niveau de réalité nouveau, il proclame que les faits sociaux doivent être étudiés comme des choses. Autrement dit, ils ne peuvent être compris par la psychologie réduite à l’étude de l’intériorité des individus. Bien sûr, les êtres humains pensent leurs actions et leurs pensées peuvent informer leurs actes. Mais les outils intellectuels qu’ils utilisent sont forgés par le monde social qui les accueille. Marc Bloch prolonge ce geste révolutionnaire dans ses travaux historiques. En étudiant les rumeurs lors de la Première Guerre mondiale, le supposé pouvoir guérisseur des rois de France et d’Angleterre ou bien encore les légendes concernant le roi Salomon, il décrit les structures mentales des individus. Il peut alors rendre raison de leurs erreurs, de leurs croyances et de leurs actions, en se plaçant à un niveau de réalité qui recouvre le monde social étudié. Dans La Société féodale , il explique ainsi la disparition de celle-ci, par un décalage entre des mentalités différentes, principalement celle des féodaux d’une part et celle des bourgeois d’autre part. C’est la raison pour laquelle il a affirmé : « les faits historiques sont par essence des faits psychologiques ». Cette formule ne doit pas être comprise à l’aune de ce que nous nommons aujourd’hui « psychologie ». Pour Bloch, il s’agit de psychologie sociale , c’est-à-dire de ce que des humains comprennent ensemble, et non de réactions individuelles. Elles témoignent ainsi de la réalité historique d’un groupe social, non d’une nature humaine intangible, ni d’une mentalité globale. Avec cette affirmation, il signifiait par là la primauté de la dimension sociale dans le geste historien. Vous vous attachez dans un deuxième chapitre à restituer les différends qui ont pu exister entre Lucien Febvre et Marc Bloch, que l’on associe généralement comme les deux fondateurs des Annales et donc supposément sur la même ligne, à travers notamment les comptes rendus qu’ils ont pu faire de leurs livres respectifs ou les échanges qu’ils ont pu avoir à leur propos. La disparition de Bloch a permis, montrez-vous, à la conception de Febvre de l’emporter. Qu'est-ce qui a été perdu dans cette passation manquée ? L’existence de ces deux conceptions est le plus souvent occultée. À cet égard, le travail de Florence Hulak a été précurseur. Cette occultation doit beaucoup à la création des Annales en 1929 par les deux historiens. Il existe un récit historiographique selon lequel une nouvelle manière d’envisager et de faire de histoire se mettrait en place alors, remplaçant l’histoire dite méthodique qui avait sacralisé la méthode historique. Febvre et Bloch en seraient les héros auxquels, après la Seconde Guerre mondiale, Braudel aurait succédé. Dans ce livre, je critique cette structure narrative, faite de dates charnières, d’écoles, annonçant à l’avance que tout sera dépassé. C’est ni plus ni moins une condamnation au relativisme, réduisant la connaissance historique au dernier ouvrage en date. Non, Marc Bloch n’est pas dépassé ! Au contraire, ses travaux témoignent de la possibilité d’un geste historien nourri par la sociologie de Durkheim, en donnant une consistance au monde social qu’il faut étudier comme une chose. Le premier bénéfice consiste dans la mise à distance de « l’histoire-géo » et du fondement que cette dernière donne aux réalités humaines, la terre. Febvre l’exprime clairement dans la critique qu’il fit de La Société féodale de Bloch : avoir écrit une histoire sociologique, qui ne sent pas assez la terre. Cette histoire autre implique également d’inscrire la réflexivité au cœur de la démarche historienne. Quoi qu’il dise, l’historien est pris dans son monde social, même quand il se plonge dans un passé lointain. Au lieu de prétendre flotter sans attaches sociales lorsqu’il fait son travail, il doit comprendre ce qui le détermine, c’est-à-dire ce qui détermine son questionnement, l’origine des concepts qu’il utilise. Il ne s’agit pas de s’affranchir de ces déterminations mais d’en saisir les effets. Nul geste critique ne permet de s’extraire du monde social. Mais la compréhension de ce qui nous y attache est une condition de la réflexivité indispensable à la production d’un savoir scientifique. Elle doit être entendue de manière collective et implique a minima la confrontation avec les pairs. À cette première historicisation, il faut en ajouter une seconde, celle qui affecte le monde social étudié. Une époque ne se résume pas à un outillage mental plus ou moins maîtrisé par ses contemporains. Elle est traversée au contraire d’oppositions, de débats y compris sur le sens des mots. Là où l’histoire-problème est réduite à affirmer que la question précède le document, l’histoire blochienne invite à restituer la nature problématique des mondes sociaux pour leurs agents dans la documentation elle-même. Selon moi, elle consiste dans une histoire des problématisations, une formule et un concept que j’emprunte à Michel Foucault. C’est alors à une réflexion sur la nature de la vérité du monde social que Bloch invite. Une telle conception pourrait utilement modifier l’histoire enseignée, dans la perspective d’une formation démocratique et plus généralement de l’institution d’une société démocratique au sens plein du terme. Je renvoie ici au livre co-écrit avec Barbara Stiegler Démocratie ! Manifeste (Le Bord de l’Eau, 2023). Vous n’évoquez pas du tout la postérité de Bloch. N’a-t-il pas d’héritiers chez les historiens contemporains ? Même si ce n’est pas le sujet du livre… C’est volontairement que j’ai évité de poser cette question. D’abord parce que je ne voulais pas m’instituer arbitre des élégances et donner l’impression d’enrôler les uns et d’exclure les autres, au moment où, en outre, panthéonisation oblige, la tentation est forte de se réclamer de Bloch ! L’enjeu pour moi consiste dans une invitation à réfléchir sur l’histoire qui est faite et sur l’histoire qui est enseignée dans le contexte d’une instrumentalisation grandissante du savoir historien visant à donner une légitimité aux discours d’extrême-droite. Ensuite, pour définir ce qu’est l’histoire à la façon de Marc Bloch, j’ai délibérément choisi de m’en tenir à Apologie de l’histoire , pour envisager ce qu’impliquerait de prolonger le geste historien qu’il décrit. Je voulais sortir de la structure narrative d’une certaine historiographie pour laquelle il est à jamais dépassé . Il ne s’agit pas pour moi de mettre en évidence ce qui resterait de Bloch mais au contraire d’inviter à faire de l’histoire avec lui, c’est-à-dire avec sa conception pleine et entière, informée de la sociologie durkheimienne. Le problème vient aussi, montrez-vous, de la façon de concevoir le social et l’idée de « fonds commun » que Bloch mettait en avant. Pourriez-vous préciser ? J’ai toujours été frappé par cette affirmation de Bloch dans Apologie de l’histoire : « Il faut bien, cependant, qu'il existe, dans l'humaine nature et dans les sociétés humaines, un fonds permanent. Sans quoi les noms mêmes d'homme et de société ne voudraient rien dire ». Je lui consacre un long commentaire car cette idée est fondamentale. Qu’il le veuille ou non, tout historien fait son métier à partir d’une anthropologie et d’une ontologie du social pour le dire en des termes philosophiques. Il mobilise une certaine idée de ce qu’est un être humain, en toutes circonstances, et toute société humaine, indépendamment de la période considérée. Or, cette conception préalable est politique . Pour les libéraux et les néolibéraux, « there’s no such thing as society » selon la formule de Margaret Thatcher. Il n’y a pas d’autre réalité que l’ homo œconomicus . Pour les nationalistes, l’individu se fond dans la nation au point de n’être qu’un exemplaire d’une identité nationale. Seule l’approche sociologique donne une consistance au monde social et ne réduit pas l’individu à un modèle unique. Elle nourrit le socialisme originel, celui qui refuse de s’en tenir à la responsabilité individuelle pour expliquer la société et qui est à l’origine des grandes lois sociales (par exemple la loi sur les accidents du travail de 1898). Autrement dit, une histoire non réflexive, a fortiori prétendue neutre, comporte une dimension politique qu’elle impose dans sa saisie des mondes sociaux étudiés. Tout le mérite de Bloch est de nous inviter à la préciser, au lieu de la nier, et de faire le choix de la conception sociologique de Durkheim. À cette condition, l’histoire contribue grandement à la compréhension des mondes sociaux, passés et présents. Et elle aide à concevoir un avenir qui ne soit pas une réplique de l’avant. Elle doit pour ce faire s’affirmer comme une science sociale.
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23.06.2025 à 11:00

Les mémoires du franquisme

Dans son dernier ouvrage, l’historienne Sophie Baby, maîtresse de conférences HDR à l’université Bourgogne Europe et membre honoraire de l’Institut universitaire de France, poursuit sa réflexion sur l’héritage et les mémoires du franquisme. Elle interroge ainsi, dans Juger Franco ? la manière dont le dictateur, encore objet d’hommages au début du XXI e siècle, laisse derrière lui un souvenir brouillé. Sa réflexion s’articule autour du triptyque « impunité, réconciliation, mémoire », chacun de ces termes étant analysé avec soin, depuis le temps même de la guerre civile de 1936-1939 jusqu’à aujourd’hui pour tenter de comprendre comment, grâce à la société civile et aux réseaux transnationaux, l’Espagne a basculé d’un rapport au passé fondé sur un oubli réconciliateur au devoir de mémoire et à la lutte contre l’impunité. L’ouvrage est ainsi en lien avec les programmes de Première de spécialité (Axe 2 du Thème 1 : « Avancées et reculs des démocraties » et peut également être mobilisé en Terminale (Thème 3, « Histoire et mémoires »).   Nonfiction.fr : La transition démocratique espagnole, qui suit la mort de Franco en 1975 et permet une rapide entrée de l’Espagne de Juan Carlos dans les institutions internationales, et dans la CEE dès 1986, est présentée comme un modèle du genre. Comment expliquer qu’après quatre décennies de dictature franquiste, les Espagnols se retrouvent si rapidement autour d’un modèle démocratique qui semble faire consensus ? Sophie Baby : La transition espagnole a été scrutée par les acteurs politiques et scientifiques de l’époque comme un modèle de transition d’un régime autoritaire à un régime démocratique, qui inaugurait la « troisième vague de démocratisation » (Samuel Huntington) de la fin du XX e siècle et plus généralement, « l’âge des transitions » (Pascal Chabot). En effet, en sept ans, la démocratie espagnole s’était installée durablement, sans que le pays ne sombre dans le chaos révolutionnaire qu’avait connu son voisin portugais après la Révolution des œillets d’avril 1974. Néanmoins, le modèle façonné d’une transition négociée par le haut entre élites du régime antérieur et de l’opposition, consensuelle, modérée, pacifique et réconciliatrice, ne résiste plus aujourd’hui à l’analyse historique. Les négociations ne furent pas binaires, mais triangulaires ; les manifestations furent intenses et la mobilisation citoyenne décisive dans le processus de changement ; le consensus était bien plus une praxis politique imposée que choisie ; la modération était le fruit de décennies de propagande franquiste et d’une instrumentalisation politique au présent de la peur ; tandis que l’imaginaire pacifique de la transition ne résiste pas à l’analyse des faits. Mon ouvrage précédent, Le mythe de la transition pacifique , publié en 2018, pour lequel nous avions déjà réalisé un entretien , a bien montré à quel point la violence politique en actes avait profondément marqué le rythme et l’ampleur des réformes, réactivant les mémoires des violences du passé de la guerre et de la répression franquiste, dont on craignait la résurgence. Plus généralement, « le régime de 1978 » est aujourd’hui remis en cause par nombre d’acteurs et actrices politiques, sans que cela n’ôte en rien à la transition son caractère de mythe fondateur de la démocratie espagnole. Pourtant, les lois d’amnistie nient alors, jusqu’à très récemment, les exactions du régime franquiste, et par voie de conséquence les mémoires des victimes de Franco, tant pendant la guerre civile qu’après : Franco ne sera jamais jugé. Pouvez-vous expliquer la raison d’être de ces lois et comment les mémoires des crimes parviennent malgré tout à s’exprimer et à se transmettre ? Le livre repose sur un étonnement comparatif : non seulement Franco, ce dictateur parvenu au pouvoir avec l’aide des avions d’Hitler et des troupes de Mussolini, n’a pas été jugé et ne le sera jamais, mais sa figure et son héritage continuent à être honorés publiquement en Espagne. Jusqu’en 2019, sa dépouille reposait devant l’autel de la plus grande basilique du pays, Valle de los Caídos , érigée dans les années 1950 à la gloire des martyrs de la « Croisade » contre les « Rouges ». Comment une telle impunité du franquisme et de ses crimes était-elle encore possible dans ce pays voisin, si proche du nôtre, pleinement intégré à l’Union européenne depuis près de 40 ans ? Une des clefs explicatives réside dans la loi d’amnistie du 15 octobre 1977 : première loi adoptée à l’unanimité par le premier parlement élu démocratiquement depuis la guerre civile, elle accordait l’amnistie à tous les prisonniers politiques du régime franquiste, même si, de fait, presque tous avaient déjà quitté les geôles du régime par une succession de décrets de grâces et d’amnistie émis depuis la mort du dictateur le 20 novembre 1975. Mais elle accordait aussi, par anticipation, l’amnistie à tous les agents du régime engagés dans la répression de l’opposition antifranquiste : elle garantissait ainsi leur impunité. De fait, jusqu’à aujourd’hui, cette loi n’a de cesse d’être invoquée par la jurisprudence espagnole comme obstacle à toute traduction en justice des crimes commis par le régime franquiste. La réciprocité de l’amnistie peut surprendre le lecteur contemporain. Pourtant, l’amnistie mutuelle était couramment pensée depuis le XIX e siècle comme l’instrument libéral de la résolution des conflits civils, comme l’outil juridique qui permettait de mettre fin à la dispute pour laisser place à la politeia , à l’ordre ordinaire de la vie politique dans la cité. J’explore dans le livre la généalogie de la revendication d’amnistie, qui remonte au temps même de la guerre civile, puis ne cesse de traverser les mobilisations antifranquistes jusqu’à s’imposer comme un motif choral unificateur dans les années 1960. Elle est la traduction d’une perception croissante de la guerre civile comme une tragédie fratricide, où les responsabilités étaient partagées, où tous avaient souffert, rendant vaine toute exigence de responsabilité pénale individuelle. Les crimes de la répression étaient ainsi noyés dans ceux d’une temporalité meurtrière vaste et indéfinie. L’amnistie de 1977 venait sceller la fin de la guerre civile, près de 40 ans après l’annonce officielle de la « Victoire » le 1 er avril 1939 : le parlement pouvait désormais s’atteler à la rédaction d’une Constitution, approuvée un an plus tard par référendum, le 6 décembre 1978. L’amnistie, aujourd’hui taxée de loi d’impunité, était alors considérée comme l’instrument majeur de la réconciliation. Par ailleurs l’amnistie induit, sur le plan judiciaire, l’effacement du délit. Elle a donc été accusée d’avoir favorisé l’oubli : de fait, aucune politique de mémoire n’a été entreprise par les gouvernements successifs, y compris socialistes, avant la première décennie des années 2000. Ce silence public et la peur encore omniprésente n’encouragèrent pas le déploiement des récits du passé, notamment au sein des familles où le silence, qui avait été un gage de survie pendant des décennies, persista. Les mécanismes de la transmission familiale sont complexes et très divers en fonction des sentiments d’appartenance aux communautés de vainqueurs, de vaincus, des deux ou d’aucune. Pour autant, les historiennes et les historiens se sont emparés à bras le corps de cet encombrant passé pour défaire les mythes portés par la propagande franquiste, de même que les manifestations culturelles et artistiques. Très vite, et notamment dans le contexte de la Guerre froide, les grandes puissances occidentales réintègrent Franco dans le concert des nations : rétablissement rapide des relations diplomatiques, adhésion à l’ONU dès 1955... Franco parvient même à obtenir des indemnités à la suite des règlements de la Seconde Guerre mondiale. Comment expliquer cette attitude de la part des démocraties occidentales ? Franco a habilement su utiliser la posture du vainqueur sur le plan international, même et surtout peut-être, quand tout le désignait comme appartenant au camp des vaincus. En effet si l’Espagne n’était pas entrée en guerre, passant simplement du statut de neutralité à celui de non-belligérant entre 1940 et 1943, aucune puissance n’était dupe : Franco s’était bien rangé du côté de l’Axe, en témoignaient ses rencontres avec Hitler (à Hendaye, en octobre 1940) et Mussolini, les accords secrets signés alors l’engageant à entrer en guerre le moment venu, le soutien logistique apporté aux troupes fascistes et nazies, ainsi que l’envoi de la Division Azul combattre sur le front russe sous uniforme allemand. C’est pourquoi les Alliés s’inquiétèrent à la Libération de la possibilité que la péninsule serve de refuge aux criminels nazis en fuite ainsi qu’aux biens et avoirs financiers spoliés par les nazis. Ils exigèrent donc de Madrid qu’elle paie sa part des réparations de guerre, notamment en restituant les avoirs confisqués et en procédant à la liquidation des entreprises allemandes. La diplomatie espagnole sut coopérer avec circonspection, satisfaisant a minima les Alliés tout en multipliant les obstacles pour retarder les procédures. À la clôture des réparations, en 1960, l’État franquiste s’était finalement enrichi de 11,2 millions de dollars, soit un tiers des réparations obtenues par l’Agence interalliée des réparations, ponctionnés sur les ventes aux enchères des avoirs allemands. À la sortie de la guerre, le régime franquiste était pourtant clairement identifié comme un régime totalitaire, fasciste, illégitime et criminel : sa survie constituait un affront aux démocraties victorieuses, qui le mirent au ban de la communauté internationale pour violer l’esprit et le droit qui y présidaient. La résolution de décembre 1946 exclut ainsi avec fermeté l’Espagne de l’Organisation des Nations unies. En revanche, aucune action ne fut jamais sérieusement envisagée de la part des Alliés pour renverser le dictateur, pas plus qu’aucun criminel du régime ne fut mis sur le banc des accusés lors des procès internationaux de l’après-guerre. Franco sut tirer parti de l’entrelacement des conflits des années 1940, en particulier de la guerre froide naissante qui faisait du communisme l’ennemi du « monde libre ». Il déploya la théorie des deux guerres, qui affirmait que l’Espagne était bien restée neutre dans la guerre qui opposait l’Axe aux Alliés, mais qu’en revanche elle s’était précocement engagée dans la guerre contre le communisme, dès 1936 puis en 1941, par l’envoi de la Division Azul contre l’Union soviétique de Staline. Cette nouvelle forme de légitimation, assortie de concessions octroyées aux Alliés, notamment par le polissage du vernis fasciste du régime, garantit sa survie. D’autant que les États-Unis, tout comme le Royaume-Uni, préféraient au moindre risque de révolution communiste une péninsule ibérique stable, prompte à redevenir un partenaire commercial privilégié. Dès 1950, les ambassadeurs étaient autorisés à rejoindre Madrid, avant que les accords hispano-américains de 1953 ne fassent officiellement de l’Espagne un pion stratégique dans l’échiquier occidental, préfigurant son admission à l’ONU en 1955. Ne reste alors que la société civile pour tenter d’alerter sur les crimes passés et présents. Comment cette société civile cherche-t-elle à lutter contre l’impunité dont bénéficie Franco ? Quelles sources sont disponibles pour comprendre le rôle des acteurs non étatiques ? J’ai cherché dans le ce livre à suivre les fils de la soif de justice des vaincus, ne pouvant me résoudre à admettre que, par-delà la revendication partagée d’amnistie, il n’y avait eu aucune manifestation d’une volonté de justice, voire de vengeance de la part des vaincus de la guerre civile. Le défi résidait précisément dans la recherche de traces de ces événements, là où le récit hégémonique de la réconciliation étouffait toute voix dissonante, toute proposition alternative étant accusée de menacer la paix civile si difficilement acquise. J’ai donc exploré les archives des groupes de l’opposition antifranquiste, des associations d’anciens combattants, de déportés, de prisonniers, notamment dans l’exil (en France essentiellement), la presse clandestine, en quête des traces de projets alternatifs pour l’après-franquisme qui énonceraient d’autres modalités de gestion du passé criminel que l’amnistie réconciliatrice. Et bien sûr, j’en ai trouvé. J’analyse en particulier dans le livre un ensemble de trois corpus documentaires des années 1940 et 1950, émanant de trois groupes d’opposition très divers, qui énoncent des modalités précises d’épuration, de restitution des biens confisqués, de réparations, voire de châtiment des criminels, même si très vite, la responsabilité individuelle, notamment pénale, tend à être dissoute au profit de la responsabilité civile de l’État, annonçant ainsi les modalités de la réconciliation future. Par ailleurs, je suis partie en quête des actions de dénonciation des crimes du passé et du présent, en particulier sous la forme des commissions d’enquête, où la place du droit et des juristes est primordiale. C’est à cheval entre l’Amérique latine et l’Europe que se déploient ces réseaux de solidarité, pris dans les entrelacs de la guerre froide, qui ont donné lieu à une série presque ininterrompue de commissions dénonçant sans relâche les violations des libertés publiques et des droits humains par le régime franquiste, participant ainsi à lutter contre l’entreprise de blanchiment d’un régime qui ambitionnait de rejoindre le Marché commun. J’ai ainsi découvert, avec surprise, que dans les années 1970, des Tribunaux internationaux avaient été envisagés sur le modèle du Tribunal Russell, qui avait symboliquement condamné les États-Unis en 1967 pour des crimes de génocide envers le peuple vietnamien. Autant d’initiatives oubliées des récits dans lesquels domine le régime-écran de la réconciliation unanimement partagée. Vous accordez une place particulière à la situation basque. Le Pays basque est en effet un symbole de la guerre civile, notamment via l’intervention de l’aviation nazie à Guernica, dont la mémoire reste vive aujourd’hui. Puis, après 1975, l’indépendantisme basque, autour de l’ETA, semble être un frein à la reconnaissance des victimes du franquisme. En quoi le Pays basque est-il un territoire à part dans l’histoire de l’Espagne du XX e siècle ? J’ai en effet mené une enquête de terrain sur Guernica, sur la longue durée. Guernica est ainsi une figure qui émaille tout le livre, comme l’un des fils rouges de la réflexion, jusqu’au chapitre qui lui est entièrement consacré. Si Guernica est une figure iconique, à bien des égards singulière, son histoire permet de saisir avec acuité bien des enjeux mémoriels que l’on retrouve ailleurs, à cheval entre une mondialisation précoce et un ancrage territorial exacerbé : la volonté de démasquer la falsification de l’histoire (puisque le régime diffusa le récit d’une destruction provoquée par les « Rouges ») par le recours à l’expertise historienne internationale ; la recherche détournée de responsabilités, ici par la création d’une commission sur le bombardement qui mène campagne pendant deux décennies pour obtenir des réparations de la part du gouvernement de la RFA – et non de Madrid ; la dilution inverse des responsabilités, par le biais de la promotion du paradigme de la paix qui transforme Guernica de ville martyre en icône universelle et mondialisée de paix. En outre, Guernica reflète les dynamiques propres au Pays basque – elle occupe même une place symbolique particulière dans son histoire, abritant l’Arbre (un chêne) autour duquel se réunissaient les représentants des provinces basques. Là, l’entrelacement des conflits s’est prolongé jusqu’à la décennie 2010 : le cycle terroriste et antiterroriste basque a considérablement complexifié le rapport au passé criminel franquiste. D’un côté, l’ETA a constitué un frein à la reconnaissance des victimes du franquisme par le brouillage induit par l’autoidentification des etarras à des résistants antifranquistes, jetant par là-même la suspicion sur l’ensemble de la communauté antifranquiste. De l’autre, le gouvernement démocratique précocement engagé sur le terrain de la lutte antiterroriste a mis en œuvre des dispositifs de reconnaissance et de réparations des victimes devenus des standards internationaux, auxquels se réfèrent désormais les victimes du franquisme. Le Pays basque est donc sans aucun doute un territoire à part, mais où se sont déployées lors de ce dernier siècle des dynamiques qui ont pesé lourdement sur la gestion mémorielle des violences du passé. Vous mettez en avant, dans l’ouvrage, le rôle des réseaux transnationaux, notamment tissés par les exilés espagnols. Parmi ceux-ci, les réseaux latino-américains semblent être les plus actifs, et sont finalement déterminants pour entamer des procédures judiciaires après la mort de Franco. Par quels processus se tissent ces réseaux et quel rôle joue l’Amérique latine dans la judiciarisation du régime franquiste ? La démarche méthodologique que j’ai suivie dans ce livre repose sur deux axes principaux, qui en font, je crois, l’originalité : la longue durée et le regard transnational. Il m’a paru en effet essentiel de sortir tant de l’imaginaire de l’exceptionnalité espagnole que de la marginalité dans laquelle l’Espagne est réduite dans les histoires générales de l’Europe pour la réinsérer dans l’histoire de la confrontation des sociétés occidentales aux violences de masse qui ont saturé le XX e siècle. J’ai donc sciemment cherché à déceler les réseaux transnationaux agissant dans les processus de criminalisation – comme de décriminalisation – du franquisme, qui se sont déployés dans un espace transnational, conçu comme un réservoir de ressources et un espace de légitimation. Or, cet espace est fondamentalement transatlantique, à cheval entre l’Europe et le continent américain, où le Cône sud tient une place déterminante dans la fin du siècle. Les connexions pluriséculaires sont en effet réactivées au cours du XX e siècle, par le biais de migrations et d’exils croisés au gré des aléas politiques : l’Amérique latine fut une des terres d’accueil de l’exil de la guerre civile (le Mexique notamment), avant que l’Espagne n’accueille à son tour les réfugiés des dictatures latino-américaines, en particulier du Chili, d’Argentine, d’Uruguay, à l’heure où l’Espagne effectuait sa transition à la démocratie. Ces réseaux, aux résonances très concrètes, ont contribué à modeler de façon réciproque les dispositifs de sortie de conflit et de gestion des passés : un temps modèle de réconciliation, scruté comme tel par les pays latino-américains en sortie de dictature, l’Espagne fut ensuite érigée en championne de la justice universelle quand des magistrats espagnols entreprirent les procès en compétence universelle des dictateurs chilien et argentin, qui aboutirent à l’arrestation du général Pinochet à Londres en 1998 sur ordre du juge Baltasar Garzón. Le paradoxe devint criant : comment l’Espagne pouvait-elle inculper Pinochet et rester aveugle face aux crimes du franquisme ? L’Espagne devint ainsi un « modèle d’impunité », dont les ressorts étaient analysés au prisme des expériences argentines et chiliennes. Le tournant de l’an 2000 s’amorçait, vers l’entrée de l’Espagne dans l’ère de la mémoire. Finalement, vous écrivez qu’on « passe d’un paradigme réconciliateur fondé sur l’oubli des crimes du passé à un autre, arqué sur le devoir de mémoire et la lutte contre l’impunité », notamment à travers les différentes mesures prises depuis quelques années. Comment ce changement de modèle s’effectue-t-il et peut-on dire aujourd’hui que cette nouvelle approche fait consensus en Espagne ? C’est là tout l’objet du livre : comprendre cette inversion fondamentale de paradigme mémoriel, qui s’opère au tournant du XXI e siècle, d’un modèle fondé sur la réconciliation, l’amnistie et l’oubli à un modèle fondé sur la mémoire et la lutte contre l’impunité. Le slogan « justice, vérité, réparation » imprègne désormais toutes les manifestations en faveur de la « récupération de la mémoire historique », ce mouvement pluriel né en l’an 2000 suite à la fondation de l’association du même nom par Emilio Silva, initiateur de la première exhumation scientifique médiatisée d’une fosse commune de la guerre civile, à l’origine d’une quête inédite de recherche des corps encore enfouis dans des fosses abandonnées. L’Espagne entra alors dans l’ère de la mémoire, qui s’était déjà emparée du reste du monde occidental à la faveur d’une conjonction de facteurs que j’explore dans le livre, et qui résultent des dynamiques aperçues dans le temps long. Deux référents traversent les mouvements de la société civile qui n’ont eu de cesse de s’exprimer. Le premier, européen, repose sur la mémoire de la Résistance et de l’antifascisme, qui imprégnait depuis les années 1940 les associations d’anciens combattants, de déportés et de prisonniers, les conduisant à réclamer réparations, indemnisations, reconnaissance. Le second, latino-américain, voire argentin, repose sur les dispositifs de la justice dite transitionnelle, qui s’était formalisée dans la décennie 1990, plaçant en son cœur le droit des victimes et la lutte contre l’impunité, sous le prisme de la défense des droit humains et du droit international. L’Espagne entra ainsi dans le catalogue des violations des droits humains, catégorie performative sur les perceptions de l’histoire : les fusillés étaient devenus des disparus, victimes du crime de disparition forcée ; les sacas , les paseos étaient devenus des crimes contre l’humanité, tout comme la torture ; la répression était désormais un plan d’extermination, voire un génocide. Autant de crimes imprescriptibles et non amnistiables, qui devaient pouvoir être poursuivis, selon les préceptes du droit international. Mais face à la persistance des obstacles juridiques en Espagne, ce « mur de l’impunité » encore infranchissable, les collectifs mobilisés se sont tournés vers la justice argentine, qui a ouvert en 2010 une procédure au nom de la compétence universelle, dans un processus remarquable de transfert inversé. C’est cette double dynamique qui guide aujourd’hui la politique de mémoire menée par le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, par l’intermédiaire de son secrétaire d’État à la mémoire démocratique, Fernando Martínez López, à l’origine de la Loi sur la mémoire démocratique adoptée en 2022. Cette politique est fortement controversée par l’ensemble de la droite qui, poussée par le parti d’extrême droite, Vox, avec lequel elle a noué des alliances régionales, a concrétisé son hostilité farouche par le retrait de lois régionales de la mémoire démocratique (en Aragon, à Valence), qu’elle souhaite remplacer par des lois dites de « concorde », qui surfent sur la mémoire consensuée de la transition réconciliatrice. La commémoration des 50 ans de la mort de Franco illustre ces fortes tensions, la droite conservatrice s’opposant avec véhémence au programme proposé par le gouvernement tout au long de l’année 2025, intitulé « España en Libertad. 50 años ».
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19.06.2025 à 11:00

Entretien avec Sébastien Broca : la critique et les Big Tech

Sébastien Broca , professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris 8, montre dans Pris dans la toile (Seuil, 2025) comment les Big Tech ont surmonté et, le plus souvent, réussi à retourner en leur faveur les critiques qui leur ont été adressées au cours des dernières décennies. Cela, dans quatre grands domaines : la liberté d’expression et ses limites ; la position dominante et ses abus ; les atteintes à la vie privée, la surveillance et la manipulation des comportements ; et enfin, l’exploitation du travail ainsi que des ressources naturelles — autant de thèmes que l’auteur explore dans les quatre parties successives de son ouvrage. Ce livre a fait l’objet d’une recension sur Nonfiction. Nonfiction : Quelles sont les critiques adressées aux Big Tech ? Sébastien Broca : Une entreprise technologique comme Microsoft a été l’objet dès les années 1990 de critiques sérieuses. Les militants du logiciel libre dénonçaient l’enclosure du code informatique, dont Windows et la suite Office étaient devenus les emblèmes. Le ministère de la Justice des États-Unis avait pour sa part initié en 1998 une action en justice au nom de l’antitrust et l’entreprise échappa de peu au démantèlement, grâce à un accord à l’amiable conclu en 2001 peu après l’élection de George W. Bush Jr. Au fil des années 2000, avec la montée en puissance de Google, Facebook et Amazon, les critiques adressées à la Tech se sont diversifiées. La question de la protection des données personnelles a par exemple commencé à prendre une place accrue. Les révélations d’Edward Snowden en 2013, qui documentaient la collaboration entre les entreprises technologiques et la NSA (National Security Agency), en constituèrent un premier point d’orgue. Mais c’est surtout dans la deuxième moitié des années 2010 que les critiques se sont multipliées, à mesure que la centralité des Big Tech au sein du capitalisme contemporain s’est affirmée. On a alors accusé ces entreprises d’exercer un contrôle excessif sur la liberté d’expression en ligne, de mettre en péril la vie privée de leurs utilisateurs, d’avoir construit des monopoles hostiles à l’innovation, mais aussi d’exploiter des travailleurs précaires (modérateurs de contenus, micro-travailleurs de l’IA, etc.) ou encore d’avoir une empreinte environnementale croissante, notamment au niveau énergétique. Ce qui est assez frappant lorsqu’on retrace cette histoire est que, même si l’image de ces entreprises a parfois été écornée par les critiques, leur pouvoir en est sorti indemne. Il s’est même encore renforcé depuis le « techlash » de la fin des années 2010. Pour essayer d’expliquer ce paradoxe, je fais l’hypothèse, dans l’ouvrage, que les Big Tech ont réussi à construire une forme de symbiose avec certains des mouvements ou des alternatives numériques qui semblaient les menacer. Ces entreprises ont intégré les logiciels libres et open source, y compris en leur octroyant quelques financements, comme le montre par exemple la relation historique entre Google et Mozilla. Elles ont aussi réussi à faire en sorte que les traductions réglementaires, y compris en Europe, des critiques qui leur ont été adressées demeurent pour elles relativement indolores : le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) en est un exemple, puisqu’il ne les a pas empêchées de continuer à tirer d’énormes bénéfices économiques de l’exploitation des données personnelles. Même en matière d’antitrust, les amendes spectaculaires infligées à Google ou Facebook/Meta sont davantage apparues comme un coût de fonctionnement, plutôt qu'une incitation à changer radicalement leurs pratiques. Certains de ces épisodes ont donné lieu à d’importantes batailles juridiques. Avec quelles conséquences ? Je me suis aussi intéressé de près aux luttes juridiques menées par les partisans des libertés numériques et à la manière dont celles-ci ont parfois pu servir les intérêts des Big Tech. Un exemple que je trouve assez révélateur est celui de l’« affaire Bernstein ». Daniel J. Bernstein était un doctorant en mathématiques de Berkeley, qui souhaitait publier un système de chiffrement qu’il avait mis au point. À l’époque, en 1995, cela était impossible aux États-Unis, parce que les algorithmes de chiffrement ne pouvaient être diffusés sans une autorisation du Département d’État. D. Bernstein décida alors d’attaquer en justice l’État américain avec le soutien de l’Electronic Frontier Foundation, la principale organisation de défense des libertés numériques. Son argument était qu’en publiant le résultat de ses travaux en matière de chiffrement, il ne faisait qu’exercer son droit à la liberté d’expression, protégé contre l’interférence de l’État par le Premier amendement. En première instance, la justice californienne lui donna raison, en affirmant qu’un système de chiffrement représentait un discours expressif et que le code informatique était une langue, au même titre que l’allemand ou le français. Sur la base de cette première décision, l’EFF et l’industrie informatique construisirent une véritable mythologie, que capture l’expression « code is speech ». Cela revenait à affirmer que le développement informatique ne pouvait faire l’objet d’aucune restriction par l’État, sous peine de violer le Premier amendement. Or, cette idée s’est ensuite avérée être une redoutable arme anti-régulation pour les Big Tech. Des entreprises comme Google et Facebook ont pu affirmer que leurs logiciels, leurs traitements algorithmiques et leurs interfaces étaient des formes d’expression protégées, qui relevaient de leur liberté d’expression et ne pouvaient pas par conséquent être réglementées pour les astreindre, par exemple, à des obligations de neutralité ou de non-discrimination. On passe ainsi en quelques années d’une invocation du Premier amendement par des hackers libertaires à une instrumentalisation du Premier amendement par de grands acteurs capitalistes. Tout aboutit ici à des règles de droit, ce qui n’est pas forcément pour déplaire aux Big Tech ? Je ne dirais pas que tout aboutit à des règles de droit. En revanche, de nombreux texte de loi – qui ont progressivement fait émerger un droit du numérique relativement spécifique – doivent à mon sens être considérés comme des conditions de possibilité pour l’émergence des Big Tech. J’ai le sentiment qu’on tend trop souvent à l’oublier, en faisant comme si ces entreprises étaient apparues dans une sorte de vide juridique, ou comme si les réglementations en vigueur n’avaient de toute façon aucune importance pour elles. Lorsqu’on retrace leur ascension avec un peu de recul historique, les choses se révèlent en effet un peu plus compliquées. Si les grands réseaux sociaux commerciaux comme Facebook ou Twitter n’avaient pas bénéficié, à leur apparition au milieu des années 2000, d’un régime de quasi-irresponsabilité sur les propos mis en ligne par leurs utilisateurs, leur développement s’en serait sans doute trouvé notoirement entravé… Vous retracez des étapes notables dans les domaines listés ci-dessus sur la manière dont la critique a été enrôlée par les Big Tech. Quels pourraient être les prochaines étapes ou les principaux enjeux dans ces différents domaines ? Les enjeux actuels et les difficultés à surmonter sont considérables dans tous les domaines. S’agissant de l’espace public en ligne, la domination d’un petit nombre de plateformes ayant la capacité d’orienter le débat public en fonction de leurs parti-pris idéologiques et/ou de leurs intérêts économiques représente un problème démocratique majeur. L’enjeu est à mon sens de desserrer ce pouvoir, ce qui nécessiterait a minima des mesures réglementaires plus strictes, par exemple en imposant aux plateformes une obligation d’interopérabilité (qui permettrait d’en sortir sans coût exorbitant) ou en interdisant la récolte de certaines données. Si l’on veut vraiment améliorer la situation, il faut prendre le problème à la racine, en attaquant les modèles économiques dominants fondés sur la captation et la marchandisation de l’attention des utilisateurs grâce à l’exploitation de leurs données. Les questions du débat en ligne et de la vie privée sont de ce point de vue imbriquées. Par ailleurs, on pourrait dire que l’intelligence artificielle concentre aujourd’hui la majorité des problèmes. C’est à la fois le symbole du pouvoir des Big Tech, de l’empreinte environnementale galopante du numérique, de ses effets de précarisation sur un certain nombre de professions et de nouveaux défis géopolitiques. La frénésie d’investissements, publics et privés, à laquelle donne lieu l’IA générative depuis deux ans nous conduit dans une nouvelle phase technologique, qui rend les menaces de centralisation oligopolistique du monde numérique plus fortes que jamais. Si – ce dont je ne suis pas certain – les usages du Web en viennent à se concentrer autour de quelques grands outils généralistes d’IA génératives et que les utilisateurs délaissent de ce fait les autres sites, une poignée d’entreprise contrôlera l’accès à l’information de populations entières. Tout le monde, ou presque, a quelque chose à y perdre : les « producteurs de contenus » (journalistes, artistes, etc.), les industries dont ceux-ci font la prospérité, les États qui ne possèdent pas de géants du numérique et – pourrait-on ajouter – les citoyens et la démocratie. Il y a là de quoi donner à une large coalition d’acteurs des raisons de se mobiliser et cela va au-delà de la question de la « souveraineté numérique ». Il s’agit d’atténuer les dépendances technologiques, économiques et politiques liées au pouvoir des Big Tech américaines mais, plus encore, il s’agit de savoir quel monde numérique nous voulons. La trajectoire actuelle, ce sont des technologies qui, malgré certains bénéfices, font reculer à la fois les libertés, la justice sociale et la lutte contre le réchauffement climatique. Existe-t-il aujourd’hui, malgré cela, des éléments qui pourraient faire consensus et armer une critique plus autonome face aux Big Tech ? Quels seraient les principaux acquis de la critique selon vous ? On pourrait dire que l’un des principaux acquis de la critique est qu’une personne avertie et motivée peut encore se passer des services des Big Tech aujourd’hui : utiliser un système d’exploitation libre plutôt que Windows ou Mac OS sur son PC, refuser de s’inscrire sur les grands réseaux sociaux commerciaux ou leur préférer des alternatives comme Mastodon, privilégier un autre moteur de recherche que celui de Google, ne rien acheter par l’intermédiaire d’Amazon, aller chercher une réponse directement sur Wikipédia plutôt qu’en interrogeant ChatGPT, etc. Le fait que ces refus d’utilisation et ces usages alternatifs continuent d’exister a, je crois, une importance, ne serait-ce que pour démontrer qu’il est possible d’envisager nos vies numériques autrement. Il faut néanmoins immédiatement ajouter deux bémols. Le premier est que ces usages alternatifs demeurent réservés à une minorité et qu’ils supposent au quotidien une démarche militante, qui n’est évidemment pas donnée à tout le monde. Le second est que le pouvoir des Big Tech paraît aujourd’hui plus pervasif que jamais, notamment parce que ces entreprises contrôlent également de nombreuses infrastructures, comme les centres de données ou les câbles transocéaniques, ce qui a pour conséquence que l’on s’en passe en fait rarement complètement. Depuis dix ans, il y a également des acquis de la critique en matière de réglementation, bien que l’encadrement des Big Tech me semble toujours notoirement insuffisant comme je l’ai rappelé auparavant. Malgré leurs limites, des textes européens comme le RGPD, le DSA (Digital Services Act) ou le DMA (Digital Markets Act) apportent certains garde-fous en matière de protection des données personnelles, de protection des locuteurs vulnérables dans les espaces en ligne ou de lutte contre les abus de position dominante. La question qui se pose aujourd’hui est non seulement de faire appliquer ces règles, mais aussi d’aller plus loin, dans un contexte politique relativement défavorable. Mais même aux États-Unis, il y a un peu d’espoir. On le voit avec les procès en cours contre les pratiques monopolistiques de Google et de Meta, qui témoignent aussi de l’importance de l’institution judiciaire en tant que contre-pouvoir. Il y a enfin un troisième type d’acquis de la critique, qui concerne plutôt les savoirs et les représentations. Il me semble que le public est aujourd’hui mieux informé de la manière dont fonctionne notre monde numérique dominé par les Big Tech. Mes étudiants à l’université sont conscients de l’empreinte environnementale du numérique et savent que de nombreux services des Big Tech supposent en amont des activités productives précaires, mal rémunérées et souvent dangereuses, depuis le travail dans les mines jusqu’aux micro-tâches des « petites mains » de l’IA. Le niveau de connaissances de ces réalités a augmenté et c’est à mon sens un effet de la critique. S’il n’y avait pas eu des syndicats, des journalistes, des artistes et des universitaires pour dénoncer les conditions de travail des modérateurs de contenus, il y aurait aujourd’hui moins de gens au courant de leur existence. Toute la question est de savoir comment l’on transforme ces savoirs critiques en action politique efficace, en capacité à changer les usages des entreprises et des utilisateurs. C’est, je crois, la question qui est devant nous.
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18.06.2025 à 10:00

L’Ukraine, la littérature, la guerre… Entretien avec Maria Matios

Grande figure de la littérature contemporaine ukrainienne, ancienne députée de la Rada ukrainienne, Maria Matios compte parmi les écrivaines les plus influentes d’Ukraine. Après être entrée en littérature en tant que poétesse (elle a publié sept recueils à ce jour), elle s’est faite romancière, et ses œuvres en prose sont aujourd’hui traduites dans plus de quinze langues. Lauréate en 2005 du prix national Taras-Chevtchenko, elle a également remporté à trois reprises le Prix du livre de l’année en Ukraine, notamment pour le roman Presque jamais autrement (2007), traduit en français en 2024 aux éditions Bleu et Jaune. Presque jamais autrement est une saga familiale qui se déroule dans les Carpates ukrainiennes au début du XX e siècle. Le récit met en exergue les grandes passions des gens ordinaires, avec en arrière-plan le destin d’un territoire martyrisé par les dominations successives. Entretissant les fils narratifs, Maria Matios livre un récit évocateur et souvent cruel, où les frères se déchirent pour d’étroits morceaux de terre, où des femmes courageuses défient, sans toujours la contester, la loi d’hommes parfois vertueux, parfois lâches, et où la sorcellerie semble exercer un pouvoir réel. Inévitablement, en lisant ce roman qui dit les ravages de la Première Guerre mondiale, on songe à la situation actuelle… Maria Matios nous a accordé le 16 juin cet entretien, conçu et traduit en français par notre contributrice Nikol Dziub, qui est également la traductrice de Presque jamais autrement . Elle nous y parle de la littérature ukrainienne, de sa dimension humaniste, des pouvoirs particuliers de l’écriture au féminin, de la place de l’Ukraine en Europe, de la façon dont il lui semble que nous autres Européens percevons la guerre en cours, de l’avenir de notre civilisation…   Nonfiction.fr : Maria Matios, votre roman, Presque jamais autrement , qui a été récemment traduit en français (éditions Bleu et Jaune, 2024), a reçu de très bons retours en France, pour son histoire à la fois typique des Carpates et universellement humaine. On pourrait dire que votre plume est très européenne, qu’en pensez-vous ? Et dans quelle mesure, pour vous, la littérature ukrainienne est-elle une littérature européenne ? Maria Matios : Honnêtement, je n’aime pas trop ces définitions de la littérature nationale comme étant européenne, américaine ou asiatique. Pour moi, ce qui importe davantage, c’est la façon dont une œuvre reflète les principes et les postulats universels de l’humanisme, la manière dont elle s’empare des notions de bien et de mal, d’amour et de haine, de noblesse, de bassesse, etc. Bien sûr, lorsqu’une œuvre reflète certaines traditions nationales, une mentalité nationale, ou lorsque l’intrigue se déroule dans un contexte national particulier, elle apporte un plaisir éthique et esthétique, une sorte de saveur particulière, et contribue à rapprocher le lecteur de la région où se déroulent les événements. C’est alors qu’apparaît ou non cette « alchimie » entre l’auteur et le lecteur qui provoque un bouleversement dans la conscience de ce dernier. Prenons La Femme des sables de Kōbō Abe – comment qualifier un tel livre ? De toute évidence, il ne relève pas de la littérature européenne, mais cela a-t-il une importance pour la perception du roman par le lecteur ? Le thème central de l’œuvre est la quête d’une liberté personnelle absolue et, en fin de compte, le renoncement à celle-ci au profit de ce peu de liberté que le héros obtient au prix d’efforts incroyables – tout cela s’expliquant par le caractère du personnage, mais aussi par la mentalité nationale... Est-il important de savoir dans quelle niche nous classons ce roman ? L’essentiel, c’est qu’il s’agit d’une littérature véritable, qui suscite des émotions vives. La littérature sans émotions, c’est de l’eau distillée. Sans saveur. Pourquoi m’attarder autant sur cet aspect ? Parce que j’appartiens malheureusement à une littérature peu ou pas connue dans le monde. Et elle n’est pas méconnue parce qu’elle est mineure, non européenne ou autre. Je suis une représentante très typique de la littérature postcoloniale, une littérature opprimée pendant des siècles par un empire qui s’est approprié sans vergogne ses meilleurs représentants et les a fait passer pour siens, c’est-à-dire pour russes. Et qui a réprimé ou exclu délibérément de ses rangs ceux dont la créativité ne correspondait pas aux canons impériaux. Tel est le sort de toutes les littératures sans État. Et trois décennies d’existence indépendante de la littérature ukrainienne n’ont pas encore permis au monde de découvrir sa diversité et sa richesse. L’Ukraine est un grand pays européen. Cela ne semble plus faire aucun doute. Malheureusement, pour l’instant, l’Ukraine est davantage connue dans le monde à cause de sa lutte sans précédent pour sa souveraineté et sa liberté que grâce à ses œuvres littéraires remarquables, qui, je vous l’assure, sont nombreuses, que l’on parle de littérature classique ou de littérature contemporaine. Mais le monde doit encore découvrir ce vaste corpus. Cela dit, j’ai le sentiment que les « projecteurs » intellectuels du monde entier sont à présent à la recherche, en Ukraine, des œuvres littéraires qui feront la « une » de la littérature européenne. C’est en tout cas mon intuition – rien de plus ! Dans un autre livre consacré à la Bucovine, Bukova zemlia (réédité onze fois depuis 2019), vous avez fait un véritable travail de recherche archivistique mêlé à l’élaboration d’une fiction pour aboutir à une œuvre monumentale, qui traite de l’histoire européenne. Ne pensez-vous pas que l’idée même de l’Europe a besoin de récits de ce genre pour se construire ? Et que, en tant que femme auteure, votre voix est de celle dont l’Europe peut avoir besoin pour se raconter ? Ce roman-panorama, Bukova zemlia , qui m’a coûté 13 ans de travail, ne parle de rien d’autre que de cette européité de l’Ukraine que vous évoquiez. Il traite de l’Europe en Ukraine et de l’Ukraine en Europe pendant 225 ans. C’est exactement la période couverte par mon roman, de 1789 à 2014, c’est-à-dire depuis l’apparition des premières colonies allemandes en Bucovine jusqu’au début de l’invasion russe dans le Donbass. N’est-ce pas là un authentique récit de l’histoire de l’Europe, si les événements du roman, outre la Bucovine (aujourd’hui la région de Tchernivtsi en Ukraine), se déroulent à Berlin, Paris, Vienne, Bucarest, Budapest, Moscou et Kyïv ? Et les personnages principaux sont aussi bien des personnages historiques – ministres, diplomates, trois futurs « nobélisés » – que des dynasties entières de bergers, d’agriculteurs, de guerriers-rebelles, etc. Ce que j’ai voulu faire suivre au lecture, ce sont précisément ces chemins croisés de nombreux pays et États qui font tourner la roue de l’histoire mondiale, toujours impitoyable tant pour les individus que pour des territoires entiers. L’exemple de ma famille suffirait à lui seul à fournir la matière d’un roman sur cette européité à la fois ancienne et actuelle, et surtout bien réelle, de l’Ukraine. Jugez-en par vous-même. J’ai fait des recherches et je connais mes racines familiales jusqu’en 1790, c’est-à-dire jusqu’à la huitième génération. L’un de mes ancêtres était autrichien, soldat de l’armée impériale, et il est arrivé en Bucovine à la fin du XVIII e siècle. Mes arrière-grands-pères et mes grands-pères sont nés à l’époque de l’Autriche-Hongrie, lorsque la Bucovine faisait partie de cet empire. Mon père a un acte de naissance de l’État roumain. Ma mère est née le jour où le pouvoir soviétique est arrivé en Bucovine. Je suis née à l’époque de l’Union soviétique, et mon fils aussi. Ma petite-fille est une enfant de l’Ukraine indépendante. Qu’a-t-on là, sinon l’histoire de l’Europe à ses frontières, lorsque les terres à la jonction des États étaient redessinées et passaient de main en main, se retrouvant toujours sous la mainmise des plus forts, des plus agressifs ? En Bucovine, par exemple, rien que dans la première moitié du XX e siècle, le pouvoir a changé quatorze fois ! Et croyez-moi, étudier cette période et le destin des hommes à cette époque, c’est comme entrer dans un coffre-fort rempli d’or et de devises. Je pense donc que l’Europe, même si elle est unie en théorie, ne se connaît pas encore tout à fait, c’est pourquoi elle se montre si prudente et méfiante envers un pays qui, comme l’Ukraine, tente de revenir dans son giron après les épreuves difficiles qu’il a traversées à l’époque soviétique, et surtout aujourd’hui, en temps de guerre. Quant au fait que je sois une femme, une écrivaine... Les femmes sont, je crois, plus attentives aux détails, plus observatrices à certains égards, si l’on veut, et c’est pourquoi l’histoire racontée par une femme peut être non seulement instructive et extrêmement captivante, mais aussi utile. Tout comme l’Europe par elle-même est passionnante, même si à présent elle semble parfois en manque de sensations fortes qui soient réelles, et non fictives. Mais l’Europe est-elle vraiment prête à et désireuse de découvrir les bouleversements profonds que traverse sa voisine la plus proche, l’Ukraine, qui est également européenne non seulement par sa géographie, mais aussi par ses mentalités ? Oui, sur le plan des mentalités et de la civilisation, l’Ukraine est la sœur jumelle de la vieille Europe, et non de la Russie asiatique. Pour rester sur la question féminine, dans plusieurs de vos romans, vous placez au centre de l’action des femmes dont le caractère va toujours un peu à contre-courant du destin. Pensez-vous que l’une des particularités de l’histoire de la littérature ukrainienne est d’accorder une place particulière aux femmes dans toute leur diversité ? Et pensez-vous que le rôle très important qu’ont joué les femmes auteures dans l’avènement de la littérature en langue ukrainienne, en particulier au XIX e siècle, est symptomatique de l’esprit démocratique qui souffle dans cette littérature ? Oui, c’est juste. Dans la vingtaine de livres qui composent le plus gros de mon œuvre, mes personnages féminins vont souvent à contre-courant du destin, des circonstances, de la société, de la famille, surtout lorsque ces circonstances sont contraires à leur conception de la liberté individuelle et de l’honneur. Souvent, ce sont des combattantes, des guerrières, car elles sont animées par un esprit de liberté intérieure et spirituelle et de dignité personnelle hérité de leur mère, et elles ne se résignent jamais à l’oppression. L’amour de la liberté est l’une des principales caractéristiques morales des Ukrainiens en général. Ils ont le sens du devoir, tant social que personnel. C’est à ce carrefour entre le social et le personnel que se déroule souvent la bataille entre le cœur et l’esprit de mes héroïnes. En tout cas, ce sont sans aucun doute des personnalités saines d’esprit, quel que soit leur statut social. Et cet instinct très sain de la liberté et de la dignité imprègne véritablement toute l’œuvre de nos classiques féminines, que ce soit Lessia Oukraïnka, Olha Kobylianska ou Natalia Kobrynska, trois grands noms de la modernité littéraire à cheval sur le XIX e et le XX e siècles. Mais, là encore, le monde connaît peu ces figures et leurs œuvres, où des personnages féminins souvent émancipés, précurseurs du féminisme, engagés dans une lutte courageuse pour leurs droits et leur liberté individuelle, ont toujours occupé une place de choix. Ainsi, dans la défense du droit à la liberté d’être, de penser et de s’exprimer, la littérature ukrainienne n’a jamais été à la traîne. Pour en revenir à Presque jamais autrement , c’est aussi une histoire d’amour et de guerre, et l’on est tenté de faire le lien avec la situation actuelle. Pourriez-vous nous expliquer quels sont les enjeux que la guerre introduit dans votre écriture ? Comment, aussi, l’écriture en contexte de guerre a pu avoir une influence, ou non, sur vos dernières œuvres, en particulier votre dernier livre, On peut faire confiance aux femmes , où vous liez votre expérience d’écrivaine et de femme politique (rappelons aux lecteurs français que vous avez été députée à la Rada ukrainienne de 2012 à 2019) ? Et enfin quel est, d’après vous, le message qu’une écrivaine ukrainienne peut avoir envie de faire passer aux Ukrainiens et/ou au monde, en ces temps si troublés ? Les événements de la Première Guerre mondiale racontés dans Presque jamais autrement et ceux la guerre actuelle, qui n’en est en réalité pas à sa quatrième année, mais à sa onzième sur le sol ukrainien, ne diffèrent guère dans leur dimension humaine, dans leur façon d’affecter le destin des individus. Il ne s’agit pas de les comparer ou de les relier, mais de pénétrer plus profondément dans la nature de la dégradation et de la dégénérescence humaines, car toute guerre est une dégénérescence morale et une dégradation de celui qui attaque et envahit, détruisant l’ordre mondial dans son ensemble. Il y a cent ans comme aujourd’hui, on rencontre la même volonté de vivre, les mêmes syndromes post-traumatiques, les mêmes épreuves inhumaines, la trahison et la perfidie inchangées. Il est difficile de trouver des mots qui ne blessent pas le lecteur quand on connaît tout le « menu » de la guerre. Et il en va toujours de même. D’ailleurs, un soldat actuellement au front qui a lu Presque jamais autrement m’a dit que si l’époque n’avait pas été précisée, il aurait pensé qu’il s’agissait d’aujourd’hui. Vous savez, à l’époque, entre 2014 et 2021, en tant que députée d’abord, puis après encore, une fois mon mandat terminé, je me suis rendue à plusieurs reprises sur le front. J’ai participé à des missions humanitaires, j’ai fait du bénévolat, j’ai été cuisinière dans une unité militaire. Je sais ce que c’est que d’être bombardée par des lance-roquettes « Grad », j’ai ressenti une terreur animale à cause des explosions toutes proches. Mais c’était dans le Donbass. Aujourd’hui, je ressens la même peur, voire pire, dans la capitale d’un État européen. Vous comprenez, dans la capitale d’un grand État, berceau de la Rus’, dont l’histoire et même le nom sont aujourd’hui usurpés avec arrogance par la Russie de Poutine, dans la capitale où ont été baptisés les princes de Kyïv, où sont conservés les plus anciens monuments architecturaux et spirituels du pays, où la cathédrale Sainte-Sophie s’élève depuis un millénaire et demi. C’est dans cette capitale, dans la ville aux dômes dorés, que des alertes aériennes retentissent cinq ou sept heures d’affilée, que les drônes « shahed » explosent et que les missiles balistiques s’abattent sur les maternités, les écoles, les jardins d’enfants et les habitations civiles. L’une des dernières attaques contre Kyïv a endommagé l’antique cathédrale Sainte-Sophie dont je parlais il y a un instant. Depuis le 22 février, près de 2 000 alertes aériennes ont retenti rien qu’à Kyïv, faisant plus de 200 morts parmi les civils, dont près de 20 enfants. Comment vivre avec cela sans un désir ardent de vengeance ? Sans haine ? Sans rage ? Comment pourrais-je penser froidement, faire preuve de détachement, quand j’ai vu hier un soldat ukrainien montrer sa main sans index – il a été mutilé en captivité, ses bourreaux russes lui ont coupé le doigt avec ces mots : « Tu n’en auras plus besoin » ? C’est pourquoi je ne peux pas déterminer comment la guerre en cours influence ma créativité. Ce sont des choses indescriptibles. Je ne perçois plus la créativité comme avant. Ce n’est plus le fondement de ma vie. C’est devenu un passe-temps sur fond de barbarie. Je pense que, pour l’instant, il faut avant tout documenter et consigner de manière aussi précise et complète que possible les manifestations de cette barbarie inimaginable à l’égard de la population civile – ces crimes contre l’humanité, en fait. Et j’espère que, quand le temps sera venu, une grande œuvre verra le jour sur cette période tragique, sur ces événements et ces actes qui ne peuvent pas recevoir d’explication rationnelle. Et pourtant, je cherche quand même une explication au présent dans le passé. Car tout est lié. Dans le roman On peut faire confiance aux femmes , c’est presque avec un scalpel à la main, presque chirurgicalement que j’examine la fin de l’ère soviétique, cette période de cynisme moral et d’humiliation de la personnalité, d’étouffement idéologique, de chantage, de pénurie et de « rideau de fer ». Je suis moi-même issue de cette époque, je la connais donc parfaitement. Et je vois comment elle a influencé le destin futur du pays. J’essaie à travers mes mots de faire passer ce message, que le totalitarisme et l’autoritarisme ne peuvent pas être des repères pour l’avenir. La justification du totalitarisme et de la dictature (que ce soit celle d’un individu ou d’une idéologie) mène systématiquement au mépris éhonté du droit international et des droits souverains de nations entières – l’exemple de la Russie actuelle en est la preuve éclatante. C’est ce que j’ai voulu dire à travers ce roman. Alors, oui, nos problèmes ukrainiens peuvent sembler lointains pour la plupart des pays européens, qui n’ont plus connu la guerre sur leur territoire depuis trois générations. Le calme est toujours apaisant. Mais le calme est parfois très trompeur, car il peut être rompu en un instant, avant même que vous ayez le temps de faire votre valise et de mettre vos enfants en sécurité. C’est pourquoi je voudrais que les gens fassent preuve de plus d’empathie envers ceux qui en ont besoin. Car aujourd’hui, c’est nous, et demain, ce sera peut-être vous – vous qui, en ce moment, lisez cet entretien et haussez peut-être les épaules en vous disant : « Quelle femme étrange. Mais de quoi parle-t-elle ? »...
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