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18.05.2025 à 10:00

Karl Polanyi : entretien avec Nicolas Postel et Richard Sobel

On peut se demander si l’action de Donald Trump et de ses soutiens ne propulse pas désormais Karl Polanyi au rang des meilleurs analystes de la situation actuelle, lorsqu’il explique que les dysfonctionnements de l’économie de marché livrée à elle-même finissent par provoquer des catastrophes politiques, qui sont la marque d’un effondrement de la société, et que la seule manière d’en sortir est alors de réformer l’économie pour lui redonner son assise sociale. Nicolas Postel et Richard Sobel, professeurs d’économie à l’université de Lille et chercheurs au Clersé, lui ont consacré un petit ouvrage, qui, en cherchant à montrer l’actualité de sa pensée, suggère autant de pistes de recherche et d’intervention.   Nonfiction : Karl Polanyi définit le capitalisme comme un régime économique spécifique et problématique, et lui oppose d’autres moyens d’organiser la subsistance des membres de la société. Peut-être pourriez-vous commencer par expliquer en quoi, selon lui, ce régime est spécifique, et en quoi il est problématique ? Nicolas Postel, Richard Sobel : Pour Polanyi, toute société doit formuler une réponse à la question de la « subsistance » qui forme selon lui la question économique. Pas de société donc, sans économie. Karl Polanyi propose ainsi une définition de l’économie (dans Commerce et marché dans les premiers empires qu'il publie en 1957) comme « procès institutionnalisé d’interaction entre l’homme et son environnement qui se traduit par la fourniture continue des moyens matériels permettant la satisfaction des besoins ». C’est une définition essentielle qui repose sur trois points saillants. L’économie est institutionnalisée . Ceci signifie que la réponse que donne toute société à la question de la satisfaction des besoins est d’abord collective, sociale, politique. Il n’y a pas d’économie « avant » les institutions collectives ; l’économie n’est donc pas « compréhensible » par des métaphores du type de celle qu’affectionne pourtant l’économie dominante : celle d’un individu rationnel, asocial. Non, dit Polanyi. L’économie c’est toujours d’abord une réponse marquée par un prisme social et collectif. Il n’y a rien avant la société. L’homme est un animal social, et la question économique est d’emblée une question sociale et jamais individuelle.  Ensuite, cette question elle est aussi, remarque Polanyi, celle de l’insertion de la communauté humaine dans la nature, dans son « environnement ». La question écologique nous semble nouvelle, mais elle ne l’est pas : c’est la question économique par définition. Lorsque la communauté humaine apparait, il lui faut assurer les conditions de sa reproduction en harmonie avec l’environnement dans lequel elle vit et qui la définit. Elle ne peut donc évidemment pas s’en s’extraire. Enfin, cette question c’est celle des besoins , pas du désir illimité d’accumulation. « De quoi avons-nous besoin ? » reprenait récemment Bruno Latour. C’est la question économique, et nous l’avons oublié. Elle a été ensevelie sous deux siècles d’accumulation matérielle illimitée, aiguillonnée par la satisfaction des désirs, notamment mimétiques, qui en eux-mêmes sont sans limite.   Cette définition de Polanyi relativise l’expérience du capitalisme. Avant le capitalisme, différentes réponses sociales, cohérentes avec la ou les représentations sociales en vigueur, ont coexisté : économie domestique (autarcie), réciprocité (pour des sociétés de groupes symétriques en interaction), redistribution (un organe central, jugé légitime, récupère ce qui est produit et le redistribue selon des critères jugés eux aussi socialement légitimes) et commerce (aux « marges » de la société – le mot donnera « marché » – et de manière résiduelle, des groupes échangent des biens et services qui permettent de diversifier l’alimentation selon des tarifs négociés entre eux, de gré à gré). Ces formes économiques coexistent dans le temps très long, pendant des millénaires, et assurent la reproduction humaine, au long cours, et de manière résiliente : sans abimer la nature au point de menacer ce cycle reproductif. Ces formes anciennes existent encore aujourd’hui : dans nos sociétés tout n’est pas assuré par le marché, la famille assure une large part des fonctions de subsistance, l’Etat social assure une autre part de nos besoins collectifs, de nombreuses formes de solidarité ont perduré, et une part des ressources circulent dans des formes de commerce de proximité (que l’on pense au circuit court). Mais elles sont considérées comme des archaïsmes et des freins à la modernité marchande capitaliste qui au contraire prétend s’extraire des « carcans sociaux » et imposer à la société et à la nature un principe unique d’accumulation. Toujours plus ! Nos sociétés se sont engagées à partir de la fin du XVIII e siècle dans une course pour s’affranchir des « limites et freins naturels et sociaux » et faire émerger une société d’individus économiques connectés par des marchés, eux-mêmes régulés par la concurrence pure et parfaite. Ce mythe, celui du marché autorégulateur, prétend ainsi non seulement extraire l’économie de la société et des limites naturelles, mais plus encore asservir la société et la nature à un objectif économique d’accumulation. Si l’on veut saisir ce problème à partir d’un symptôme simple, remarquons notre difficulté à parler de l’humanité et de la biosphère autrement que comme des « ressources humaines » et des « ressources naturelles ». Ressources ? Pour quoi ? Pour qui ? Pour l’économie ! C’est-à-dire pour l’accumulation illimitée de richesse. Il y a là une inversion de causalité assez incroyable, quand on prend le temps d’y réfléchir : l’économie n’est plus au service de la société : c’est la société qui doit être mise au service de l’économie ! La particularité du capitalisme est qu’il transforme tout en marchandise, et cela vaut notamment pour la terre, le travail ou encore la monnaie, qui deviennent de ce fait appropriables par certains, tandis que le plus grand nombre en voit leur usage restreint. L’histoire du capitalisme peut alors être vue comme une progression de cette marchandisation. Là aussi, pourriez-vous en dire un mot ? Ce que dit Polanyi de la « marchandisation du monde » est plus précis que ce qui en est en général retenu. Polanyi analyse en effet les conditions de possibilité du capitalisme : pour qu’il « fonctionne » il faut traiter la « terre » (la biosphère), le travail (la vie humaine) et la monnaie (notre mesure commune) « comme si » ces piliers de la société étaient « produits en vue d’être vendus » (et étaient donc « des marchandises »). C’est important de réserver le concept de marchandise fictive à ces trois marchandises – et seulement à celles là – car Polanyi signale ici ce qui « doit » être traité comme marchandise (dans le capitalisme) et qui « n’est pas de l’ordre du marchand ». Bien des choses circulent sur le marché sans avoir été conçues pour être vendues : les connaissances, le droit, les organes... Mais le capitalisme peut se passer de ces formes extrêmes de marchandisations propres aux excès du néolibéralisme. En revanche, pour la terre, le travail et la monnaie, sans cette fiction, le capitalisme cesse de fonctionner ! Plus qu’une progression continue en revanche, il faut voir l’histoire du capitalisme sur ces 250 dernières années comme des à-coups qui procèdent par une plus ou moins grande « institutionnalisation » des trois marchandises fictives. Cela sous l’effet conjoint, et contradictoire, de la pression à la marchandisation qu’exerce le système économique et du « contre mouvement » qui résiste, dans l’agriculture, dans le monde du travail, sur le front des souverainetés monétaires. La diversité, historique et spatiale, des formes que prend le mode de production capitaliste, qui est extrêmement divers, est la résultante de ces deux mouvements contraires, de cette dialectique permanente. C'est, au fond, la compréhension de cette dialectique et l’attention qu’on porte à l’équilibre des forces qui est important. Lorsque la force du processus de marchandisation avance sans frein, c’est, assurément, la catastrophe qui survient. Après le fascisme et la Seconde Guerre mondiale, les sociétés occidentales ont connu une période de démarchandisation importante, même si celle-ci n’a été que partielle. Pourriez-vous en dire un mot ? Le fascisme pour Polanyi est le produit du libéralisme exacerbé de l’après Première Guerre mondiale, de l’effondrement des forces de résistance au marché. La société menacée de dissolution ne disparait jamais. L’économie ne peut pas « sortir du social », mais lorsque le mythe a produit ses effets les plus violents, les acteurs sont atomisés (on pourrait retrouver ici le concept d’anomie du Durkheim) : l’espace collectif de délibération disparait ; le principe sacro-saint d’efficacité marchande balaye tout, et renvoie chacun à la nécessité d’être compétitif et performant. Alors, la société se resserre et réagit sous des formes dysfonctionnelles, maladives et effrayantes. Le fascisme, le totalitarisme sont ainsi selon Polanyi : « la réalité d’une société de marché ». Plus de marché, plus de concurrence n’entraine pas plus de démocratie comme certains le prétendent, mais au contraire l’effondrement démocratique et le totalitarisme. On notera l’actualité de cette analyse. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Polanyi écrit son ouvrage ( The Great Transformation , 1944) pour indiquer que, instruites de l’épouvantable atrocité de la Seconde Guerre mondiale et de l’horreur nazie, les démocraties européennes vont opérer leur « grande transformation » et « démarchandiser » leur rapport au travail et à la monnaie. Il publie son livre la même année que les célèbres accords de Philadelphie (mai 1944) et de Bretton Woods (juillet 1944) qui instaurent un rapport « régulé politiquement » au travail et à la monnaie. Le droit du travail doit beaucoup à l’esprit de Philadelphie comme le souligne Alain Supiot, et le système monétaire international, qui s’invente à Bretton Woods , est un régime contrôlé politiquement par les démocraties occidentales, et notamment les USA. Polanyi voit donc juste, oui, il y a une grande transformation, et les quarante années de croissance forte après la Seconde Guerre mondiale, qui vont amener une amélioration rapide et inédite de la condition salariale au point de superposer dans la tête des occidentaux « hausse du PIB » et « hausse du bonheur », sont le fruit de cette démarchandisation. Une période, en Occident, de paix, de démocratie, de concorde relative malgré la permanence du double mouvement. Mais cette démarchandisation est – évidemment – partielle : rien sur la nature, et rien sur le contenu du travail. Le régime de croissance dit « fordiste » qui caractérise les Trente glorieuses est une période de prédation et de destruction accélérée de la nature. Toutes les populations du monde subissent alors et souffrent de l’accumulation de richesse en Occident. Ce sont nos « Trente glorieuses » mais trente années d’enfer pour les 4/5 e de l’humanité… Peu glorieux donc, en fait. Et nous en payons le prix climatique et écologique aujourd’hui. Et si les formes d’emplois sont démarchandisées (par le CDI, la protection sociale, les règles collectives salariales qui font du salaire autre chose qu’un prix concurrentiel), le travail ne l’est pas complètement puisqu’il demeure homogénéisé et traité comme une quantité dans le cadre du taylorisme – un régime particulièrement dur de mise au travail.  Le moment déclencheur de la crise du fordisme est la fin du système de changes fixes, avec la fin des accords de Bretton Woods, qui va permettre à la finance de reprendre la main, dans un régime fragilisé, par ailleurs, par d'autres évolutions. Les travailleurs (et étudiants) de mai 68 finissent par rejeter le taylorisme et ne veulent plus « perdre leur vie à la gagner », les pays producteurs de pétrole réclament leur du et dans le sillage de la décolonisation naissent les mouvements « tiers-mondistes » qui dénoncent cette logique d’accumulation occidentale, le Club de Rome signale qu’il faut décélérer (dès 1972). Si la finance reprend la main aussi facilement c’est aussi parce que les forces sociales du « double mouvement » contribuent, elles aussi, à dénoncer le maintien d’un rapport marchand au travail et à l’environnement durant cette période. L’assise sociale de ce compromis temporaire s’affaisse donc. Polanyi n’a pas connu la poussée néolibérale à partir des années 1980 et la remarchandisation qui la caractérise, ni a fortiori la multiplication des crises que l’on connaît depuis 2010, qui s’est alors accompagnée d’une très préoccupante montée de l’extrême droite. En quoi les concepts qu’il a forgés peuvent-ils nous aider à comprendre cette nouvelle phase ? Nous vivons, des temps polanyiens. La vague néolibérale et l’instauration d’une nouvelle phase du capitalisme à partir des années quatre-vingt nous a ramenés au bord de l’effondrement. Le néolibéralisme s’appuie sur les idées de Hayek, opposant de Polanyi dans les années vingt, et va se traduire par un violent retour de bâton en matière de droit du travail – c’est la fameuse flexibilisation, qui est un autre mot pour la marchandisation –, une pénétration extrêmement profonde de la logique libérale d’un pilotage de l’économie par les marchés financiers (la fameuse « notation » des politiques économiques par des agences privées veillant aux intérêts des actionnaires en est le signe ultime) et enfin l’extension d’une logique marchande au « vivant » (marché de droit à polluer, compensation carbone, politique de brevet appliqué aux semences, etc.). Le marché reprend alors complètement en main les trois marchandises fictives. On prête à Laurence Parisot, alors présidente du Medef cette formule : « La vie, la santé, l'amour sont précaires , pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? » ; on ne saurait mieux résumer la logique de remarchandisation. L’effondrement actuel, de la biodiversité, de la qualité du lien social, de nos régimes politiques est l’effet direct de cette remarchandisation, de l’affaiblissement terrible du double mouvement. Le mouvement syndical en France est ignoré par le pouvoir d’Etat et considéré comme un archaïsme malheureux comme l’a démontré la manière dont a été menée la récente « réforme » des retraites, par exemple. On a le sentiment que la logique marchande de concurrence se déploie sans frein, partout, et notamment là ou elle n’était pas présente, par exemple dans le service public. On ne doit pas alors être surpris que cela nourrisse les mouvements totalitaires d’extrême droite, notamment en Europe et aux Etats-Unis. C’est pour nous une clé de lecture essentielle et complètement oubliée. L’offre politique tend à se simplifier entre un choix pour le libéralisme – économique et politique – ou pour l’extrême droite. C’est tout à fait délétère, les seconds tours d’élection en France n'offrent le choix qu'entre l’extrême droite ou des politiques qui la nourrissent politiquement. Quelles solutions la pensée de Polanyi nous suggère-t-elle ? Quelles évolutions vous paraissent-elles devoir être intégrées à l’analyse, concernant en particulier la crise écologique, que Polanyi n’avait pas prévue, l’état stationnaire dans lequel le capitalisme semble s’être installé, ce qui n’était pas le cas précédemment, ou encore la nécessité d’une intervention de l’Etat qui fasse une plus grande part à l’autonomie des acteurs ?  Polanyi ne nous livre pas de solutions clés en main mais il montre un chemin, une manière de s’extraire de la prégnance de la logique concurrentielle. Penser avec Polanyi aujourd’hui c’est en effet saisir que le cœur de l’affaire est de défendre la démocratie contre l’établissement d’un principe de concurrence généralisée qui détruit la société et nourrit le totalitarisme. Il ne faut pas laisser le discours de la protection à l’extrême droite. La protection contre la logique concurrentielle, et non contre « l’étranger ». Cette défense de la démocratie elle ne peut plus s’arrêter à la frontière des entreprises considérées comme des zones de non citoyenneté dans lesquelles règne le pouvoir sans partage des actionnaires. Elle ne peut pas non plus se contenter d’être une sorte de délégation générale et systématique à un Etat central omniscient qui « parlerait » au nom du peuple. L’Etat, en Europe, vient tout à fait à l’appui des logiques concurrentielles marchandes et n’a que très peu intégré la nécessité de démarchandiser notre rapport au vivant. La transition écologique sera donc démocratique ou elle ne sera pas. Les solutions sont là, à portée de main. Les formes anciennes d’économie n’ont pas disparu. La moitié des richesses en occident sont socialisées, le secteur de l’ESS (économie sociale et solidaire) est vigoureux, la sphère domestique est un espace qui apparait aux acteurs comme une sphère désirable, à préserver. Les formes économiques anciennes de redistribution, réciprocité, économie domestique sont donc encore là. Mais on les invisibilise, on les considère comme néfastes, on veut les réduire en baissant les impôts, en coupant les aides au tiers secteur, en augmentant le temps de travail au détriment du temps domestique. Il faut au contraire s’en inspirer pour penser un développement humain qui ne passe plus par l’accumulation productive et l’extension marchande. Il faut compter autrement nos richesses : le PIB n’est plus du tout un indicateur corrélé positivement au bien-être, la performance financière d’une entreprise ne dit presque rien de sa performance concrète au plan social et environnemental (c’est même souvent l’inverse). Des formes nouvelles de comptabilité sont disponibles, et l’Etat pourrait s’en saisir lorsqu’il prétend mener une politique de l’offre… Des formes nouvelles de production plus efficaces au plan social et environnemental existent, et l’Etat pourrait les valoriser. Un consensus de plus en plus fort existe en Europe pour remettre la main sur l’arme monétaire et en faire un usage politique et collectif. Mais cette volonté de démarchandiser la monnaie est menée (notamment par la BCE) en sourdine, de manière discrète, honteuse et sans en faire un sujet politique, alors que le contraire serait tout à fait possible. Il faut que l’Etat reconnaisse la vertu des initiatives et des expérimentations locales, qu’il quitte une posture descendante. L’imaginaire des politiques publiques et de ceux qui les mènent, politiquement et administrativement, et encore très largement dominé par deux dogmes : le marché dit "la" vérité, et plus de marché, c’est plus de démocratie. La lecture de Polanyi est un formidable antidote au relatif abrutissement auquel mènent ces deux dogmes qui bloquent nos imaginaires collectifs. Avec Polanyi il nous faut goûter à nouveau au plaisir de la délibération démocratique, refonder les institutions sociales de contrôle de l’économie, et parvenir à nous entendre sur ce dont nous avons vraiment besoin. Remettre l’économie à sa place, celle d’un outil, et parvenir à nous réinterroger sur les fins. En finir, en ce sens, avec « l’économisme » pour mieux refaire de l’économie.

18.05.2025 à 07:00

Yaniv Ickovits : le Romain Gary israélien ?

Il n’y a pas de création littéraire sue generis. Nul doute que le romancier israélien Yaniv Iczkovits, auteur du roman virtuose La Vengeance de Fanny dont nous avions rendu compte , connaît son Romain Gary par cœur. Il a lu et compulsé La Vie devant soi et Adieu Gary Cooper , tout comme L’Angoisse du roi Salomon. Pour La Vie devant soi Gary était allé chercher la couleur locale, la silhouette de ses personnages lors d’une virée à Barbès. Iczkovits a lui autant arpenté les rues de Tel Aviv et de Haïfa que Modiano celles de Paris. L’autre affinité d’Iczkovitz avec Gary est son goût pour la provocation et une certaine forme d’humour, propre aux Juifs issus de l’immense Zone de résidence de l’Empire russe, dans laquelle ils furent astreints de vivre jusqu’à la révolution d’Octobre. Malgré les tours ultra-modernes de Tel Aviv, ses ingénieurs qui créent et revendent des sociétés de hightech , les Juifs en Israël ont conservé quelque chose du shtettl. Ils se disputent sans fin et s’opposent entre tradition religieuse et modernité. Sur le boulevard Rothschild à Tel Aviv, en moins de cinq cents mètres, vous croisez des Juifs à payes et tsitsits, des dragqueens en patins à roulettes, des hommes d’affaires pressés, des homosexuels en short et marcel, enlacés, mais aussi des gens en jean et tongs, tatoués partout où il y a de la place, qui promènent des chiens en laisse et ramassent leur caca pour le compte des plus riches qu’eux, et qui n’ont pas le temps. Tous s’ignorent et se tolèrent du bout des lèvres. L’histoire que nous conte Izczkovits n’est pas innocente, même si elle se présente d’abord presque naïve. Suis-je entrée dans un roman policier ? se demande-t-on dans les premières pages, car dans la salle de dissection de la Faculté de Médecine de Haïfa, on découvre deux cadavres de trop ; deux macchabés qui n’ont pas été identifiés. Avides, nous voulons savoir quel est le méchant qui a occis deux inconnus et a réussi à les introduire dans la morgue de l’Institut Technion. Iczkovtiz sait comme personne conduire le lecteur dans un labyrinthe de narrations au cours desquelles nous rencontrons nombre de personnages qui semblent n’avoir rien à faire les uns avec les autres. Détrompez-vous ! Mais si, mais si ! avec beaucoup de patience, le lecteur comprend que ce livre est un puzzle dont il doit assembler toutes les pièces afin que l’histoire soit parfaite. C’est un peu Le Palais des vases brisés du regretté et grand David Shahar. De fait, Iczkovitz est non seulement romancier, mais aussi philosophe, sociologue, ethnologue, analyste, anthropologue, biologiste, voire un peu mathématicien. Sa Weltanschaung est inspirée par l’approche systémique de Pao Alto, d’où le titre de ces histoires qui illustrent la conception et le destin de ses personnages. Les problèmes qu’ils rencontrent ne sont pas seulement le résultat de leurs conflits internes, mais sont étroitement liés à l’environnement et aux interactions sociales dans lesquels ils évoluent. Cette théorie, dite « systémique », n’est pas tout à fait manichéenne. Personne n’est complètement sain d’esprit, complètement bon, complètement méchant. Chacun interagit depuis son cinéma intérieur avec les cartes dont il a hérité au début de sa vie. Ainsi, nous allons rencontrer un poète arabe qui n’écrit pas réellement de la poésie, ainsi que nous nous la figurons. Il accueille dans sa maison délabrée, il s’agit plutôt d’un squat, des femmes des enfants sans toit au-dessus de leur tête, des adolescents en rupture de famille fortunée. Ce poète arabe, également laveur des vitres des immeubles géants de la ville hédoniste « qui ne dort jamais », entretient quelques liens secrets avec la Madame Rosa d’Emile Ajar. Il a le privilège d’observer les riches, les hommes d’affaires dans leurs luxueux bureaux, tandis qu’harnaché de cordes, il passe sa brosse sur leurs vitres. Mais eux ne le voient pas. Cependant, tout le monde n’est pas aveugle. L’épouse d’un de ces self-made man se pique de poésie. Elle est éprise de justice. Elle méprise son riche époux, et veut réparer le monde. Elle vit certes dans une somptueuse villa, mais c’est entre les bras du poète arabe qu’elle trouve l’extase érotique. Elle veut le sauver. Je ne vous dirai pas si l’un et l’autre seront sauvés. Quoi qu’il en soit, Iczkovitzs n’est pas candide. Les adolescents, progénitures de familles nageant dans le Pactole, comme bientôt Ralph Benatzky, le maître d’hôtel de l’opérette L’Auberge du cheval blanc, ne trouvent pas le bonheur dans la rivière d’or familiale. Ils fuguent. Ils cherchent évidemment la paix, dans le squat crasseux du poète arabe. On comprend que quoi qu’on fasse, qu’on soit bavard ou mutique, « il est impossible de ne pas communiquer », ainsi que l’affirme la théorie de Pao Alto. Roman profus, aussi drôle que tragique et, finalement, on l’a vu, très théorique. Le romancier veut persuader son lecteur qu’au terme des récits qui unifient son livre, on peut tout expliquer. Voire. 1 Notes : 1 - Je me permettrai une modeste observation à l’attention de la traductrice. Il existe plusieurs expressions plus gracieuses et précises que cette locution « du coup » qui a subitement envahi les médias, et qu’elle utilise invariablement. Elle pourrait de temps en temps écrire : « par conséquent », sans faire vieux jeu.

11.05.2025 à 11:00

Alima Hamel : le poème de la « décennie noire » algérienne

« Puis, le bruit de ta mort / Assassine la nuit / Le silence du sang jaune / Sœur / De l’enfant que tu nous laisses / Je serai la petite sœur / De l’obsession de ta mort / Je cueille la mienne / Jour après jour / Ta tombe n’est pas blanche / Je le regrette / Je n’y étais pas. » Une élégie. Un tombeau. La sœur tant aimée, autrefois éloignée de force, n’est plus. Quelques souvenirs subsistent, des fragments de mémoire. La douleur catalyse de la joie de la poésie. Elle s’appelait Dhour, la sœur aux yeux tendres, « sucrés ». Après sa disparition, une embuscade islamiste lui ôte la vie en Algérie (à Médéa) durant la guerre civile des années 1990, deux décennies de silence, et peut-être même d’oubli, mais l’histoire refait surface. Nulle échappatoire, il n’y a que les mots pour affronter la tragédie d’hier, ses prolongements aujourd’hui. Dans son long poème intitulé Médéa mountains , l’artiste Alima Hamel arrache les mots à la douleur, convoque l’intimité et la singularité de son histoire franco-algérienne pour dire l’universel : la résistance à la guerre et au labyrinthe de ses traumatismes, à l’oubli et à l’impunité. Replongeant dans les moments houleux de la « décennie noire », elle ressuscite l’histoire des terres silencieuses du sud algérien, de ses montagnes abruptes et inhospitalières, la simplicité du village natal de ses parents. Ses mots affutés découpent dans l’espace de l’inconcevable une mémoire pour la paix, l’espoir. Dans ses pages électrisantes, le livre plonge le lecteur au cœur de l’histoire des oubliés, une famille de prolétaires algériens installée en France après l’indépendance en 1962. Souad, Camélia, Fériel, Dhour et Alima, c’est l’épopée de cinq sœurs, quatre nées à Médéa, la dernière à Nantes. L’état civil nantais la prive du H initial du prénom « Halima », celui de sa grand-mère. N’ayant connu que la France, l’attachement de leurs parents conservateurs aux « traditions » va éparpiller leurs destins entre les deux rives de la Méditerranée. De ces cinq sœurs, seules Fériel et Alima échappent à ce « retour » forcé « aux origines ». Cette déchirure, c’est un certain souffle poétique qui la met en mouvement, la raconte. Dans les mots simples d’un été précaire de Médéa. On voit l’arrivée, les bagages déposés, la décision de la mère actée. Furtivement. Brutalement : « Alors que nous déposons nos valises dans le west ed-dar / et que nous plongeons dans les bras de nos tantes, / ma mère annonce que Souad et Camélia ne rentreront pas à Nantes. / Souad, Camélia, vous ne remettrez plus les pieds à Nantes. / Plus jamais. / Vous resterez à Médéa pour toujours. » La violence sonne le glas. Une condamnation au silence. En ce sens, la fresque familiale de la poétesse peut se lire comme un cri de sincérité, de libération des démons de la mémoire. D’abord chanteuse, la voix et la technicité de l’art musical d’Alima Hamel se reflète dans son écriture. Sans pathos, sans sensationnalisme, le corps dit sa fureur, arrache les mots à la sidération. L’attente fut longue, mais nécessaire. Après des années à parcourir les scènes de France et d’ailleurs, l’artiste revient à l’essentiel, à la nudité tragique des hauteurs de Médéa, à ses cimes brûlantes, à ses deuils, à ses années noires. Un retour à la maison désertée mêlant douceur et âpreté. Une enfance intranquille, écartelée entre deux terres, un besoin de compréhension et de lucidité, Alima Hamel effectue le retour de la maturité dans Médéa mountains et autres textes , retrouve son passé algérien, ses sœurs, les parfums de l’innocence et des fragments d’arabe parsemant son recueil. C’est une chanson, une langue sobre chante la grandeur des existences incomplètes, invisibles à jamais.

08.05.2025 à 12:00

L’Occident et la nature, une relation séculaire et complexe

Le XVIII e siècle apparaît comme un tournant dans la relation que l’Occident entretient avec la nature. Conscientes des limites de celle-ci, les sociétés décident de les repousser et en font un enjeu économique, mais aussi social et politique. Les historiens Steve Hagimont et Charles-François Mathis proposent un ouvrage collectif dans lequel une trentaine d’historiennes et historiens abordent cette dialectique particulière, qui est pensée depuis le siècle des Lumières. Dans le cadre du programme d’HGGSP, l’environnement est devenu l’une des questions fondamentales, avec la guerre. Les sujets pour le Grand Oral s’avèrent particulièrement nombreux par le biais d’hommes, de femmes, de lieux ou encore des actions liées aux enjeux environnementaux. Nonfiction.fr : Vous dirigez un ouvrage collectif consacré aux relations entre l’Occident et la nature depuis le XVIII e siècle. Qu’entendez-vous par « nature » sur ces trois siècles ? Steve Hagimont : Cette simple question nous plonge directement au cœur de la réflexion historienne. Depuis les travaux en géographie, par exemple avec Augustin Berque, en sociologie des sciences avec Bruno Latour, ou en anthropologie avec Philippe Descola, la nature apparaît comme une construction culturelle européenne dont les problèmes présents résultent partiellement. La nature, au sens de réalité extérieure aux humains qui appartiendraient, eux, à l’ordre du social, de la culture et de l’artificiel, permet d’ordonner le rapport au monde et accompagne son appropriation par les sociétés occidentales. Cette représentation de ce qui n’est pas humain implique d’isoler dans la diversité terrestre des choses qui seraient réductibles à des lois. De faire de ces choses des ressources au service des humains, réduites à des processus contrôlables et même améliorables grâce aux sciences et aux techniques. À mesure que l’on tente de saisir ce qui séparerait le naturel de l’artificiel, on approche la matérialité, le métabolisme même de nos sociétés. L’artificiel n’est qu’une transformation par le travail et les technologies des humains d’un ensemble d’éléments puisés sur Terre. L’extension sans limite de l’artificiel, à laquelle on a assisté depuis le XVIII e siècle dans le sillage de l’Europe de l’Ouest, qui a amélioré le « confort », a mobilisé, transformé, dispersé, détruit, toujours plus d’entités naturelles, concourant désormais à menacer nos existences. La vision dualiste séparant nature et culture a dominé d’autres visions qui se représentent le monde comme un tissu de relations, d’interactions et de rétroactions qui lient chaque entité terrestre et les humains parmi elles. Tout en partant de l’importance de cette construction culturelle de la nature pour saisir les problèmes présents, nous ne voulions pas réduire ces derniers à une simple question culturelle. D’abord parce que les sociétés occidentales présentent de nombreuses formes d’articulation avec les autres humains : peu en commun, au XIX e siècle, entre le couple de paysans vivant parmi ses quelques brebis et ses cochons, tentant de subsister de manière relativement autonome (et précaire) en prenant soin des capacités reproductives de la terre qu’il tenait, bornée par tels arbres et tel rocher, dépendant fortement du temps qu’il faisait, des animaux et des solidarités familiales et communautaires, et l’industriel mobilisant huiles de baleines boréales, huile végétale venue d’Indonésie, caoutchouc du Congo, cuivre du Chili, acier lorrain et charbon britannique pour produire telle ou telle partie de locomotive insérée sur un marché déjà international. Les deux mobilisent et dépendent de la « nature », mais leur empreinte, leur vulnérabilité, leurs réseaux, leur dépendance à la domination coloniale et leurs représentations sont étrangers. Comme ces personnages sont étrangers à nos propres existences présentes. Ensuite, parce que le concept même de nature a pu servir à porter le fer contre des intérêts modernisateurs et industriels. Enfin, parce qu’il ne suffit sans doute pas de changer de culture (d’autant qu’on n’opèrera pas de grande révolution culturelle dans le temps imparti pour éviter une trajectoire mortifère) pour empêcher la destruction de la diversité et des conditions de vie terrestre : une série de rapports de force, d’intérêts très matériels, de promesses et de réalisations politiques et sociales ont fait pencher la balance du côté de la domination et de la destruction de la richesse terrestre pour favoriser des modes de vie en apparence séparés de la nature, déliés de ses rythmes, « libres » mais finalement intenables. Si les dynamiques à l’œuvre à la fin du Moyen Âge, en Europe occidentale, contiennent « en puissance le désastre actuel » 1 , c’est bien au cours des XVIII e et XIX e siècles que s’accumule une série de changements aux conséquences terribles pour les sociétés occidentales et donc la nature. Dans quelle mesure ces changements marquent-ils l’entrée dans un nouveau régime climatique ? Steve Hagimont : Il y a pu y avoir un grand décalage entre ces changements, multiples, et le caractère « terrible » de leurs conséquences : c’est en partie une construction rétrospective qui nous permet de voir l’accumulation de tendances qui s’avèrent à présent, effectivement, terribles. Et pas seulement terribles pour les sociétés occidentales, mais bien pour l’ensemble du monde. Quels sont ces changements ? Nous n’en ferons pas le tour ici, mais on les retrouve de manière détaillée et nuancée dans les chapitres qui composent l’ouvrage. La compétition internationale. Dans le sillage de la colonisation, vient l’extension géographique des terrains de rivalités entre nations et la hausse de puissance investie dans les guerres – après la guerre de Sept Ans, les guerres révolutionnaires et impériales, puis la guerre de Crimée et la guerre de Sécession mobilisent des ressources considérables et soutiennent un effort de modernisation des puissances en concurrence qui amènent les États à soutenir la croissance des économies. L’avènement des énergies fossiles en économie, d’abord avec le charbon (et plus tôt avec la tourbe néerlandaise) dont l’introduction décisive a lieu au XVIII e siècle dans la métallurgie britannique en tant que source de chaleur et de réduction du minerai de fer, puis dans le deuxième tiers du XIX e siècle en tant qu’énergie mécanique grâce à la machine à vapeur. Avec l’usage du charbon (croissant, jusqu’à nos jours), la concentration atmosphérique de CO2 commence, tout doucement, de manière imperceptible, à augmenter, préparant un changement climatique qui ne sera mesurable qu’à partir de la fin du XX e siècle. La montée des nationalismes à la fin du XIX e siècle augmente encore les rivalités et accentue les prélèvements occidentaux sur la Terre : cela accompagne par exemple l’appropriation par l’Occident de l’essentiel des terres émergées lors de la relance coloniale qui suit la défaite française contre la Prusse en 1871. Le dépassement des pénuries :   Alors que la forêt semblait au bord de la disparition en Europe au début du XIX e siècle, le charbon, l’extension des zones d’approvisionnement et la mise en place, parfois par la force comme en France et en Allemagne, d’une sylviculture à vocation industrielle permettent de passer une frontière naturelle essentielle pour les sociétés anciennes très dépendantes du bois et de ses rythmes naturels. La forêt semble confirmer cette croyance selon laquelle la nature peut être rationnellement gérée pour fournir davantage de services, et que les sociétés occidentales peuvent être les garantes du bon usage de la nature mondiale. Le devoir de protection se lie ici intimement avec l’ambition de l’exploitation. Le pétrole et le gaz apportent, au XX e siècle, plusieurs transformations majeures : ce sont de nouvelles sources d’énergie mécanique, qui alimentent les automobiles et globalement les moteurs thermiques – forces de transformation majeure des territoires. Ils deviennent aussi la base d’une pétrochimie qui fournit à l’agriculture occidentale, encore largement organique, bien qu’alimentée en guanos, potasse et phosphates venus du reste du monde, un nouveau carburant grâce aux engrais azotés et aux pesticides. Au même moment, le béton fait son entrée dans le BTP. Il représente aujourd’hui 8% des émissions de gaz à effet de serre. Additionné à la puissance du pétrole dans les technologies de construction, il a considérablement facilité et accéléré l’expansion spatiale des villes et des grandes infrastructures. L’entrée dans la société de consommation, les mécanismes de redistribution sociale, et les promesses d’abondance matérielle sur lesquelles se fondent les différents régimes politiques après 1945, en Occident mais pas seulement, ancrent sans doute encore davantage les sociétés à une trajectoire de croissance de laquelle il est difficile de sortir. Les rivalités de la guerre froide se jouent aussi sur la croissance économique, permettant de comparer les différents régimes en compétition, tandis que l’effort militaire considérable, en dépit de la paix, en Europe, aux États-Unis et en URSS, brûle des quantités considérables de matières et de carburants (des essais nucléaires à la conquête spatiale). Pour finir cette fresque trop schématique, la globalisation commerciale et financière, favorisée par les accords commerciaux internationaux négociés dans le cadre du GATT (1947-1994) puis de l’OMC, conduit à une multiplication des échanges, à une mise en compétition de productions du monde entier, à une parcellisation des processus de production et à un déplacement de l’extraction de matières et des pollutions de l’Occident vers les pays dits émergents. La croissance occidentale continue de se nourrir des ressources du reste du monde mais se verdit relativement (en Europe), tandis que l’empreinte globale de l’humanité franchit des seuils vertigineux, avec un sentiment d’emballement que rien ne semble plus pouvoir arrêter, malgré la multiplication des luttes.   Néanmoins, lorsque ces changements s’opérèrent, des voix s’élevèrent. À court terme, ces voix furent vite oubliées, quand elles ne furent pas ignorées, ridiculisées ou rejetées comme rétrogrades, catastrophistes. Elles furent partiellement contredites pas le non-avènement des désastres annoncés : l’angoisse de la surpopulation et de l’épuisement des ressources revient par exemple à plusieurs reprises depuis la fin du XVIII e siècle en étant à chaque fois ou presque démentie par les faits, grâce aux innovations technologiques et, corrélativement, au déplacement constant des frontières des économies. Par la colonisation, par le prélèvement de nouvelles ressources (ainsi, en matière énergétique, au bois, au vent et à l’eau sont venus s’ajouter le charbon, puis le pétrole, puis le gaz, puis marginalement le nucléaire, et l’on peine désormais à trouver une énergie réellement nouvelle malgré les déjà vieilles promesses de la fusion ou de l’hydrogène), par l’appropriation de terres pour les impératifs productifs industriels (extension jusqu’à nos jours des terres consacrées aux plantations et à l’élevage), si besoin par des guerres – l’actualité montrant ce retour en force et sans fard d’un impérialisme soucieux de s’assurer de la disposition des océans, des terres et des ressources minérales et énergétiques qui s’y trouvent. Guillaume Blanc a montré le rôle de certains films dans la construction d’une représentation tronquée et caricaturale des natures africaines comme vierges, immaculées, mais menacées par les populations locales. Vous consacrez toute une partie de l’ouvrage aux représentations artistiques sur la nature. En tant qu’historien, avez-vous une œuvre qui vous a particulièrement marqué sur la place qu’elle accorde à la nature et la définition qu’elle en donne ? Charles-François Mathis : Question difficile ! En tant qu’historien, on ne peut que rappeler qu’il n’y a évidemment pas une œuvre artistique qui pourrait à elle seule expliquer des changements d’ampleur comme ceux que nous évoquons. Les grandes étapes dans le changement de notre rapport à la nature tel qu’il s’exprime artistiquement, sont connues. On peut évoquer d’abord le courant romantique évidemment et la légitimité croissante de la peinture de paysage. J’évoquerai ici d’un côté Chateaubriand, qui contribue énormément, après Rousseau, à déployer une sensibilité nouvelle aux espaces naturels – et dont, je l’avoue, le style me touche beaucoup ; et, de l’autre côté, l’école anglaise de paysagistes (Constable notamment) et, en France, les peintres de Barbizon – après tout, Théodore Rousseau est bien l’un de ceux qui ont le plus contribué à la protection de la forêt de Fontainebleau en 1861. Un numéro récent des Cahiers George Sand (n° 46, 2024) étudie les liens entre la pensée de cette écrivaine et l’écologie – il faut lire son article dans le Temps en 1872, où elle défend elle aussi la forêt de Fontainebleau : il est remarquable de perspicacité. On a ainsi, dans le dernier tiers du XIXe siècle, tout un ensemble de textes et d’œuvres qui exaltent la nature et donnent à voir une sensibilité particulière, une compréhension forte de processus écologiques, une inquiétude pour les effets délétères de l’industrialisation ou de l’urbanisation – c’est vrai chez Elisée Reclus, chez les impressionnistes, chez ceux qu’on pourrait appeler les premiers éco-socialistes comme William Morris ou Edward Carpenter, etc. Dans l’entre-deux-guerres, je suis personnellement séduit par une certaine littérature régionaliste ou du retour à la nature – la Trilogie de Pan de Giono est un exemple magnifique de ce que Lucien Febvre appelle en 1938 une « vague émotive » nouvelle dans le rapport au monde naturel, qu’on retrouve aussi chez D.H. Lawrence par exemple. S’impose ensuite progressivement une sorte de déréalisation de la nature, de plus en plus perçue de manière médiatisée par des populations majoritairement urbaines ; et en même temps, une vision plus planétaire. Les « levers de terre » pris depuis l’espace par les missions Apollo à la fin des années 1960 ont à ce titre un impact ambigu : ils sont bouleversants, encore aujourd’hui ; mais ils contribuent aussi à cette vision presque abstraite, comme Sebastian Grevsmühl le montre bien dans notre ouvrage. L’aboutissement de cela, en quelque sorte, me semble être la « dépression post-Pandora » qu’ont vécue certains spectateurs du film Avatar (2009) : la nature si parfaite dévoilée dans ce film rend le retour à la réalité décevant… Le Land Art ou l’ Environmental Art essayent à leur manière de répondre à cette séparation, qui s’inscrit pleinement dans ce qui fait l’un des fils directeurs du livre : le déracinement de nos sociétés, incapables de percevoir la nature autrement que comme un lieu de loisirs ou une ressource, au lieu d’y voir, fondamentalement, un lieu de vie avec lequel nous devons tisser des rapports quotidiens. En ce sens, et pour répondre à votre question, cette fois non en tant qu’historien mais comme lecteur, je pourrais conseiller Appleseed , un roman récent de Matt Bell, tout à fait remarquable dans la manière dont il fait jouer trois temporalités entrelacées : un passé légendaire où un nouveau rapport à la nature se met en place et où les graines du désastre sont plantées ; un présent dystopique du fait de désastres environnementaux, aggravés par le technosolutionnisme prévalent ; un futur terrible mais où l’espoir d’une terre fertile pourrait renaître, peut-être… Aux États-Unis, l’intérêt pour l’histoire environnementale se développe après la Seconde Guerre mondiale, à l’image de Silent Spring de Rachel Carson, paru en 1962. Quels sont les principaux jalons de l’histoire environnementale en France et y voyez-vous des spécificités ? Charles-François Mathis : L’histoire environnementale proprement dite, au sens d’une discipline qui s’affiche comme telle, ne naît en France qu’au début du XXI e siècle, autour de chercheurs comme Geneviève Massard-Guilbaud ou Grégory Quénet. La création du RUCHE (Réseau Universitaire de Chercheuses et Chercheurs en Histoire Environnementale) en 2008, à l’initiative de Geneviève Massard-Guilbaud justement, à qui nous devons beaucoup, est clairement une étape importante. Il est frappant d’ailleurs qu’au même moment se forme l’AHPNE (Association pour l’Histoire de la Protection de la Nature et de l’Environnement) qui va elle aussi contribuer au dynamisme de cette histoire. Alors que les chercheurs français n’investissaient que timidement les colloques internationaux d’histoire environnementale (notamment ceux de l’ESEH – European Society for Environmental History ), ils sont désormais nombreux, y compris parmi les jeunes générations de doctorants et post-doctorants. La structuration du RUCHE et son dynamisme – par son site web, sa liste de diffusion, ses webinaires, et globalement la collaboration forte entre ses membres dont témoigne notre ouvrage – est une des raisons de la reconnaissance que nous avons obtenue, non sans mal, de la part de nos pairs. Je ne perçois pas de spécificités particulières, si ce n’est, peut-être, le dynamisme de l’histoire environnementale urbaine – héritage d’une longue tradition historiographique française –, celui de l’histoire des énergies, et le rapprochement récent et bienvenu entre histoires rurale et environnementale. Steve Hagimont : Sans particulièrement revenir sur les jalons posés par l’école des Annales, avec Lucien Febvre, Marc Bloch et Fernand Braudel qui interrogent la part du « milieu » dans l’histoire des sociétés humaines, milieu vu de manière relativement statique, il nous faut évoquer les nombreux travaux effectués en géographie humaine depuis le début du XX e siècle puis en géohistoire des paysages depuis les années 1970. Un nom revient souvent, car il incarne en France un courant de recherche visible dans toute l’Europe de l’Ouest, c’est celui de Georges Bertrand. Questionnant la notion « d’environnement » réintroduite en France par les prospectivistes de la DATAR et autres à la fin des années 1960, il propose un programme d’histoire de l’environnement (l’appellation change d’un texte à l’autre) soucieuse de lier l’évolution des sociétés humaines à l’évolution des écosystèmes. Le paysage serait cette archive visuelle, palimpseste de rapports successifs noués entre les sociétés et la nature. Des rapports qui, dit Bertrand, auraient tourné à la prédation et à la dégradation relativement récemment, basculement qu’il faudrait documenter précisément. Un programme de recherche s’ouvre en géographie, qui s’avère fécond avec de grandes thèses publiées à partir de la fin des années 1970, qui retracent l’anthropisation des milieux et inscrivent les bouleversements contemporains dans une histoire longue. Elles montrent à la fois la construction humaine de paysages que l’on pouvait penser comme les plus sauvages, et l’ampleur des changements économiques opérés depuis le XVIII e siècle. Ce sont de grandes recherches, menées en relation avec quelques historiens et historiennes, archéologues aussi, qui s’intéressent aux forêts, à l’eau, à l’industrialisation. Si cette histoire s’appuie sur des méthodes empruntées à l’écologie, comme la palynologie (étude des pollens pour recomposer les environnements anciens) ou la dendrochronologie (étude des cernes des arbres), des travaux sur les catastrophes ou les rapports culturels à la nature s’appuient sur le dépouillement d’archives manuscrites et imprimées. Cette géographie historique environnementale est plutôt rurale dans ses premiers développements, allant interroger la nature où on pense le plus spontanément la trouver. Mais, indiscutablement, des jalons sont posés, la nouveauté des années 2000 venant, comme l’a dit Charles-François, de l’avènement d’un nouveau courant de recherche reconnu au sein de l’histoire académique. La pression sur l’environnement s’explique aussi par une volonté de rendre la nature davantage productive. Ainsi, dès le XVIII e siècle, deux idéologies se font face : l’une défend les limites naturelles du progrès économique alors que l’autre défend la volonté de surpasser ces limites pour accentuer le progrès économique. Comment les sociétés tentent-elles, ou non, de trouver le juste équilibre entre ces deux données depuis le XVIII e siècle ? Charles-François Mathis : Le projet moderne est bien de permettre à l’Homme d’échapper à son animalité par la raison, de vaincre ses passions, d’échapper à la tyrannie de la nature : et c’est tout à fait louable ! Il a par ailleurs connu d’impressionnants succès, qui expliquent sa pérennité, si l'on considère le recul des maladies, l’abondance de certaines sociétés, certains exploits technologiques. Le problème tient en partie à la façon dont l’économie s’est emparée de ce projet, en voulant s’extraire de la matérialité du monde, ou plutôt en la rendant invisible : il y aura toujours, croyait-on, des ressources qui pourront se substituer à celles qui s’épuiseront, le génie humain y veillera ; les rejets se dilueront dans l’immensité de la nature (des océans et de l’atmosphère). C’est ce que Fredrik Albritton Jonsson a appelé une vision cornucopienne, qui fait fi en effet des limites réelles du monde, lesquelles deviennent visibles aujourd’hui mais étaient pensées déjà, et soulignées, dès le XIX e siècle, notamment par ceux qu’il appelle les Malthusiens. Les deux tendances ont cohabité, mais le rapport de force est resté inégal : les tenants du progrès, souvent soutenus par les pouvoirs publics, encourageant au développement matériel sans frein. Dans Les natures de la République , le 2 e volume d’une histoire environnementale de la France qui paraît cette année, nous montrons que la III e République a été confrontée justement à cette tension. Pour tenir son rang, face aux dynamiques internationales (impérialisme et 2 e révolution industrielle notamment), elle a pu vouloir encourager les dynamiques d’innovation technique, d’accumulation industrielle, d’inscription dans des réseaux mondiaux ; mais elle s’appuyait aussi sur une population rurale et des campagnes qui lui donnaient son identité, qu’il fallait moderniser sans trop les brusquer. Cet équilibre précaire, instable, ce moment de maturation en quelque sorte, a révélé sa fragilité lors de la Seconde Guerre mondiale et a laissé place ensuite à une « grande accélération » qui s’est peu souciée des contraintes naturelles… La logique de « ménagement » de la nature, qui prévalait encore au début du XVIII e siècle, a ainsi progressivement laissé place à celle de « l’aménagement » d’une nature qu’on veut rendre plus productive et uniquement utilitaire, jusqu’au « surmenage » actuel. Ce qu’on veut montrer dans La Terre perdue , ce sont bien sûr les logiques qui ont mené à cela, mais aussi rappeler que tout le monde ne partageait pas ces ambitions. Steve Hagimont : Cette recherche du juste équilibre traverse en effet l’histoire contemporaine bien avant que le concept de « développement durable » (en 1980 dans un rapport du WWF, en 1987 dans le rapport Brundtland et en 1992 lors du Sommet de la Terre de Rio) ne vienne mettre un mot dessus. Ce concept, qui cherche à établir une vision commune consensuelle pour l’avenir, est ainsi traversé d’une contradiction structurelle entre l’affirmation d’un impératif de croissance partout et pour tous et toutes (avec l’idée que l’enrichissement serait la voie d’une meilleure gestion de la nature), qui met de côté l’emprise matérielle et écologique de la croissance, un objectif d’équité et de démocratie (qui suppose un temps long de délibération, qui est contraire au temps court de la décision économique et de la libre entreprise), et un enjeu de protection de la nature au nom des générations futures. Ce concept qui condense les aspirations contradictoires des progressistes occidentaux depuis deux siècles s’insinue partout depuis les années 1990 et renouvelle entièrement la communication des États et des grandes entreprises, qui ne peuvent officiellement faire fi de l’environnement. Mais ce concept aseptise aussi la critique environnementale, tandis que les luttes nombreuses des années 1970 pointaient l’indécence morale et écologique des modes de vie des plus riches, l’aliénation et la fuite en avant produites par les promesses jamais entièrement satisfaites d’abondance matérielle, le caractère dissipatif de l’économie contemporaine, consommant et gaspillant de plus en plus de ressources et de terres rendues indisponibles pour les générations à venir et nécessitant de plus en plus d’énergies et de ressources pour pouvoir être simplement maintenue. Le développement durable bien qu’énoncé dans le cadre d’une pensée globale, a en fait balayé l’analyse systémique (dont le rapport The Limits to Growth en 1972 est un des grands jalons) qui montrait le caractère insoutenable de la croissance économique à moyen terme, au profit d’une sorte de fable optimiste, aux fondements très anciens. Une fable qui peut lire dans le passé les preuves que chaque peur de pénurie a été dépassée par le progrès, l’enrichissement, l’innovation. Une fable qui met de côté que ces menaces de pénuries ont été passées au prix d’une mobilisation accrue de milieux et de matières, créant un ensemble de problèmes quelquefois réglés mais le plus souvent déplacés (comme les pollutions) ou mis de côté (comme l’appauvrissement des sols agricoles). La lecture « faible » du développement durable, qui l’a globalement emporté car favorable au statu quo et compatible avec une vision du monde profondément ancrée dans les sociétés occidentales et désormais dans une bonne partie du monde, postule que le juste équilibre entre croissance et protection tient à la substituabilité des ressources naturelles évoquée par Charles-François : ce qui compterait, ce serait de léguer aux générations futures une économie suffisamment prospère pour qu’elles puissent faire face aux enjeux environnementaux. La croissance porterait en elle la solution aux problèmes présents et à venir. En face, une lecture « forte » de la durabilité pose la valeur intrinsèque des éléments qui composent la Terre et la nécessité de léguer aux générations futures un monde suffisamment diversifié pour leur laisser le choix du modèle de société qu’elles voudront adopter, qui ne restreigne pas le champ de leurs possibles du fait même d’un héritage ingérable. Cet héritage, c’est celui dont nous avons-nous-même hérité et que nous contribuons toujours à dégrader. Il est fait de sols et d’eaux potables pollués dans des proportions inégalées, d’océans acidifiés et souillés de nos ordures plastiques, d’écosystèmes appauvris comme jamais ils ne l’ont été (bien que des espèces soient régulièrement sauvées de l’extinction), d’un niveau de consommation énergétique gigantesque, de ressources minérales dissipées (par exemple dans les composants numériques) et sans doute largement perdues pour les usages humains futurs en raison des limites physiques et énergétiques du recyclage, de déchets nucléaires disséminés, ou encore du changement climatique qui va inévitablement obérer la capacité de certaines parties de l’humanité à vivre dignement – malgré la croissance. Les sociétés industrielles ont donc pris assez tôt conscience des conséquences de leur mode de développement sur l’environnement, à l’image de Napoléon III lançant un programme de reboisement. À partir de quand peut-on parler d’une gouvernance mondiale de la nature ? Steve Hagimont : La question invite à distinguer d’un côté une sorte de conscience de l’environnement planétaire, dont Christophe Bonneuil tente dans le dernier chapitre de l’ouvrage de donner un aperçu contextualisé depuis l’époque moderne. De l’autre, le principe d’une gouvernance mondiale de la nature trouve ses jalons, sans doute, au XIX e siècle et ses premières réalisations concrètes au XX e siècle. Dès le XVIII e siècle, des auteurs comme Buffon parlent déjà d’une sorte de mission environnementale des sociétés occidentales. Si Buffon condamne la colonisation, il estime que l’Occident pourrait répandre la civilisation dans le reste du monde, civilisation qui commande un meilleur usage des ressources terrestres. Le premier élément de gouvernance mondiale, qui suppose la reconnaissance d’un certain multilatéralisme, semble venir de la protection des animaux. Dès 1902, l’Europe et les États-Unis s’engagent dans un premier traité international de protection des oiseaux utiles à l’agriculture. Un traité peu contraignant et qui intègre la possibilité voire la nécessité d’œuvrer à la destruction des oiseaux jugés « nuisibles ». Depuis le milieu du XIX e siècle en tout cas, des savoirs circulent sur la faune et la flore et conduisent à proposer des mesures de régulation internationale afin de préserver des entités naturelles vues comme des ressources (ainsi pour les poissons). A cette vision plutôt utilitariste s’adjoint une préoccupation plus désintéressée au XX e siècle : préserver la diversité de la vie sur Terre. Des organisations naissent, à l’exemple de la Fauna & Flora créée en 1903 en Grande-Bretagne qui milite pour la préservation de la nature à l’échelle de l’empire britannique. A l’entre-deux-guerres, dans le cadre du multilatéralisme promu par la Société des nations, la protection de la faune et de la flore mondiale est l’objet de discussions internationales, motivant la création d’un réseau de parcs nationaux dans les colonies (les puissances impériales occidentales se faisant garantes de la sauvegarde de la nature et de son bon usage, selon l’idée que la partie la plus « avancée » de l’humanité, l’Occident, aurait à préserver une nature vue comme un bien commun de l’humanité, contre les intérêts immédiats des populations colonisées). A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, la protection de la faune et de la flore mondiales est prise en charge par l’UNESCO et l’Union internationale pour la préservation de la nature (UIPN, 1948, devenue Union internationale pour la conservation de la nature en 1956). La préoccupation majeure devient alors de pouvoir continuer à protéger la nature mondiale alors que la décolonisation s’opère et que les nouveaux pays indépendants engagent des programmes de développement économique. La « surpopulation » à venir inquiète, le gouvernement mondial de la nature semble s’imposer et c’est paradoxalement l’Occident qui s’en fait maître alors que son modèle de développement accroît la destruction des milieux à l’échelle mondiale. L’effort étatsunien pendant la guerre a par ailleurs conduit à mettre au point une liste de ressources stratégiques dont l’approvisionnement est jugé d’intérêt vital. Aux multiples travaux cherchant à évaluer les ressources mondiales d’énergies fossiles et leur consommation, réalisés depuis le XIX e siècle, succède une tentative de collaboration internationale après 1945, avec la création en 1948 au sein de l’ONU d’une Conférence scientifique sur la conservation et l’utilisation des ressources. Coopération, partage d’informations et évaluations doivent permettre de gouverner la menace de pénurie, qui demeure dans l’horizon d’attente des années de forte croissance. En même temps, les États-Unis et l’URSS (dans une moindre mesure, la France et la Grande-Bretagne affaiblies par la décolonisation) sécurisent de manière unilatérale les circuits internationaux d’approvisionnement en matières premières stratégiques, du pétrole à l’uranium. La Chine s’invite dans cette course aux ressources dans les années 1990, mettant la main sur les matières premières stratégiques de la révolution numérique en cours (terres rares des semi-conducteurs, lithium, cobalt). La gouvernance mondiale des ressources n’est jamais réellement établie. Charles-François Mathis : Sur la question climatique, la gouvernance mondiale s’opère à partir de la mise à l’agenda politique du problème et de ses premières manifestations. L’ONU qui a animé depuis 1972 de grandes conférences mondiales sur l’environnement porte en 1992 le Sommet de la Terre de Rio. Y est adopté, outre l’objectif global de développement durable traduit dans des « Agendas 21 » déclinés dans chaque pays, la Convention cadre des nations unies sur le climat. Elle sert de base aux discussions qui s’ensuivent sur la réalité de ce changement climatique (étayée par les synthèses produites par le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat créé en 1988) et les moyens de lutter contre. Le primat aux outils de marché et la remise en cause du multilatéralisme par des acteurs clés comme les Etats-Unis retardent finalement l’action à la mesure des enjeux, tandis que les mécanismes de solidarité internationale pour permettre aux pays en voie de développement d’accéder à des technologies moins polluantes ou de bénéficier de transferts internationaux tenant compte de la responsabilité historique de l’Occident, peinent à voir le jour. Comme pour les ressources, la gouvernance mondiale du climat, affaiblie par la force de la compétition économique, les intérêts stratégiques des grands États et désormais le regain des nationalismes, a jusqu’à présent largement échoué. L’histoire environnementale est désormais enseignée en Terminale dans le cadre du programme d’HGGSP. Les élèves abordent ainsi l’optimum climatique médiéval, le « petit âge glaciaire »  ou encore l’ambiguïté de la politique des États-Unis en la matière depuis le XIX e siècle. Quel regard portez-vous sur ces programmes et le fait qu’ils soient enseignés en lycée ? Charles-François Mathis : Pour avoir été auditionné par le groupe d’élaboration des projets de programmes d’histoire-géographie (mais pour les cycles 2 à 4, donc pas pour le lycée), je mesure toutes les attentes contradictoires auxquels les programmes scolaires doivent répondre : celles des parents, des responsables politiques, des enseignants qui veulent des programmes tenables et enthousiasmants, et bien sûr des universitaires qui veulent tous qu’on ajoute tel ou tel aspect de leurs recherches qui leur semble important. Difficile de satisfaire tout le monde ! Pour autant, je ne peux évidemment que me réjouir que l’histoire environnementale, désormais si dynamique et dont on peut dire sans fard je crois qu’elle a renouvelé le regard que nous portons sur le passé, soit abordée en lycée. J’ose espérer aussi que les classes de Terminale sont un moment opportun pour cela, alors que la conscience politique et du monde doit s’affirmer chez ces élèves. L’idée d’ancrer ces questionnements dans le temps long me semble louable aussi – nos collègues antiquisants et médiévistes apportent beaucoup à notre compréhension des enjeux environnementaux actuels – même si je me méfie un peu des sauts chronologiques trop importants et acrobatiques (néolithique et révolution industrielle !). Montrer par exemple l’historicité des questionnements sur le climat (dont Fabien Locher parle très bien dans notre ouvrage par exemple) est un bon moyen de faire comprendre aux élèves ce que l’histoire peut apporter aux réflexions actuelles. Si je devais me demander : « qu’est-ce qu’un lycéen pourrait retenir d’un enseignement d’histoire environnementale ? », je pense que je répondrais : 1. Que la matérialité naturelle du monde est au fondement de toute action humaine, donc de l’histoire ; 2. Que l’histoire environnementale a justement rappelé et étudié cela ; 3. Que la façon dont on se rapporte au monde repose sur des imaginaires qui sont historiquement constitués et que celui sur lequel nos sociétés se sont construites a voulu invisibiliser justement notre dépendance aux écosystèmes. Bref, je leur dirais de lire notre livre ! Notes : 1 - p. 9

26.04.2025 à 10:00

Mohed Altrad : une passion syrienne au cœur de la guerre

« La ville n’est que décombres et pourtant on continue de tuer pour l’occuper. Occuper des gravats, des carcasses de voitures écrasées, broyées, brûlées. Des routes impraticables. Des immeubles éventrés. Qui raisonnablement en voudrait ? Ceux-là s’acharnent ! C’est symbolique, pensent-ils. Ce n’est que stupide. La guerre est stupide. Celle-ci l’est à un point qui en devient terrifiant ». Insignifiante, stérile, souvent bête, mais surtout ravageuse et meurtrière, la guerre semble toujours aussi désirable aux yeux des entités politiques, en un temps où les couleurs de l’horizon s’obscurcissent, se défont. Nihilismes guerriers et indifférences internationales dans un monde désorienté par la dévaluation des principes et des valeurs humanistes, par la dévitalisation et le dénigrement de l’héritage des Lumières également : c’est sur cette saturation de l’histoire que s’ouvre Le Désert en partage , le nouveau roman de Mohed Altrad. Un roman d’exil et d’amour Composé de trois parties au sein desquelles s’enchâssent plusieurs séquences narratives espacées dans le temps, ce livre est pensé comme le prolongement du premier livre de l’auteur, Badawi (Sindbad/Actes Sud, 2002). Altrad y réalise une rétrospective singulière ayant pour objet l’histoire contemporaine de la Syrie, de son indépendance du joug du Mandat français (en 1946) à sa destruction totale sous la dynastie despotique des Assad. Cette saisissante méditation littéraire sur le parcours éminemment atypique de Rihad, un bédouin originaire de la Haute Djézireh syrienne devenu capitaine d’une firme industrielle de réputation mondiale basée en France, ressuscite un pays oublié. Ayant fait, en mai 1998 à Dubaï, la rencontre de Nour, ancienne infirmière bénévole du Croissant-Rouge et fondatrice de la Mission pour les orphelins à Alep, l’industriel aux succès internationaux se sent envahi par l’envie de revoir son pays natal. Depuis Montpellier, la ville où se trouve le siège de sa firme industrielle, et donc loin de la Syrie, présente cependant malgré l’absence, l’enfant des sables de la Hassaké revisite son passé à travers le prisme de son enfance bédouine et précaire. De sa découverte de la ville d’Alep durant ses études secondaires jusqu’à son arrivée en France en novembre 1968, en passant par ses années estudiantines et parisiennes durant lesquelles il a fréquenté nombre de cercles intellectuels syriens et arabes, il éprouve un vide existentiel sans pareil, mais néanmoins traversé par une volonté de comprendre, une quête de sens. Bédouin pour les uns, Syrien pour les autres, mais « vrai Français » depuis sa conversion et sa réussite dans les affaires, Rihad, riche de ces années d’apprentissage dans l’exil, joue de sa bigarrure culturelle et ironise sur les obsessions identitaires. Vivant dans le manque de passion et le désamour avec sa femme, il pense sans cesse à Nour, impatient de la revoir dans de prestigieux hôtels de Turquie, de Grèce et de Chypre. Partageant avec elle un fort attachement aux couleurs captivantes de la Djézireh, il voit le déclenchement de la révolution populaire syrienne en 2011 troubler cette passion profonde et secrète. Un récit de la guerre et du deuil impossible Alep, juillet 2015. La Syrie entière est en train de brûler. Le nihilisme politique des Assad et des groupes islamistes ont fait des idéaux démocratiques de 2011 un rêve ancien, une utopie. Tirs dans toutes les directions, traînées de feu, la poussière enveloppe la ville. Nour et sa petite unité sanitaire, composée, entre autres, de l’interne des hôpitaux Younes et de l’infirmière Dina, sont pris au piège des combats de rue. Comment survivre à ce bourbier ? Les combats secouant le quartier de la Jdeïdé ont fini par atteindre la vieille ville et ses ruelles étroites. Se croyant à l’abri de cet embrasement, l’équipe médicale tente de traverser la rue pour rejoindre un lieu sûr. Une balle fauche Nour. Elle est grièvement atteinte à l’estomac, mais son ami médecin intervient immédiatement pour la mettre à l’abri. À bord d’un van qui ne recule devant rien, une longue route périlleuse commence pour la sauver. Déterminés, Younes et ses amis tentent l’impossible, mais en vain, Nour succombe à ses blessures. Elle laisse dans ses affaires une lettre qui n’atteindra jamais son destinataire, Rihad. Celui-ci, ne voulant pas admettre l’idée de sa confrontation aux ravages de la guerre et son éventuelle disparition, écrit son ultime message, sa confession : « J’ai mis du temps à l’admettre. Je me construisais une image. Tout le monde le fait. Du haut en bas de l’échelle sociale. J’étais tout en bas, je suis monté tout en haut. Et ça change tout. Je me suis fait prendre au piège de la réussite ; j’ai cru que j’ étais mon image ». L’être aimé n’est plus, la confession arrive tard. Reste une rétrospective lucide sur l’histoire de la Syrie et l’apprivoisement du sens de la vie. Le Désert en partage s’achève sur ces deux lettres suspendues à jamais au-dessus des décombres d’une terre pas entièrement partagée, démembrée.

14.04.2025 à 11:00

L’histoire des États-Unis, du côté des femmes

Dans un livre particulièrement réussi et stimulant, l’historienne Virginie Adane traverse l’histoire des États-Unis en proposant vingt biographies, telles Abigail Adams, Calamity Jane, Rosa Parks ou encore Beyoncé. Pour autant, il s’agit moins de dresser 20 portraits déconnectés que de relire l’histoire du pays en réalisant un pas de côté. Ainsi, l’histoire de Calamity Jane est l’occasion d’étudier le rôle des femmes dans la « destinée manifeste » tandis que la biographie d’Hariett Tubman permet de saisir la lutte contre l’esclavage du côté des femmes. Dans le cadre du programme d’HGGSP, ces portraits fournissent la matière nécessaire pour un Grand Oral sur certaines personnalités marquantes ou des questions transversales permettant de mieux comprendre les États-Unis.   Nonfiction.fr : De Pocahontas à Kamala Harris, vous dressez le portrait de vingt femmes pour retracer le parcours de chacune, certes, mais aussi pour en faire « une histoire des États-Unis ». Comment est né ce projet ? Virginie Adane : Au départ, cet ouvrage se veut être une synthèse historiographique. Depuis Les Américaines , l’excellent ouvrage de Sara Evans traduit en 1991 chez Belin, il m’a semblé que la réflexion sur la place des femmes dans l’histoire des États-Unis avait été largement renouvelée et méritait d’être revisitée. Il s’agit également, en quelque sorte, d’une réponse par l’exemple à une idée reçue tenace selon laquelle il n’y a « pas de travaux » sur les femmes. Des travaux, il y en a depuis les années 1970 ! Il est vrai que, pour les États-Unis, ils existent majoritairement en langue anglaise, et leur accessibilité peut poser problème à ce titre ; l’objectif de cet ouvrage était aussi d’ouvrir sur une réflexion collective et sur la construction et les questions posées par un champ de la recherche en histoire, ses évolutions, ses redéfinitions et renouvellements et, in fine , sa richesse. Ce sont donc des questionnements historiens et leur évolution que j’ai voulu aborder, les dialogues disciplinaires, des outils méthodologiques et leurs mutations que j’ai voulu citer et discuter. Si les sources, notamment pour les XVII e et XVIII e siècles, sont moins nombreuses, elles n’en demeurent pas moins présentes. Sur quel corpus vous êtes-vous appuyée et avez-vous trouvé des lignes de force communes entre les archives du XVI e siècle et celles du XXI e ? Comme je le disais, cet ouvrage s’appuie sur les travaux d’historiennes et d’historiens. Il n’empêche que, en tant que chercheuse, j’ai évidemment bâti ma réflexion sur des archives primaires, en suivant une double logique. D’abord, redonner la parole aux femmes, en consultant, autant que faire se peut, les écrits produits par elles – écrits littéraires, pamphlets, écriture de soi, sources orales et multimédias (pour l’époque contemporaine), qui permettent de restituer et d’analyser une prise de parole, mais aussi une présence publique, dont l’invisibilisation a longtemps servi d’argument pour discréditer des aspirations politiques, économiques et sociales. Dans ce même esprit, j’ai aussi prêté attention aux archives qui parlent des femmes, ou qui contribuent à construire, à situer ou à commenter un ordre social et politique, par des discours et par la structuration de normes genrées. Pocahontas et l’esclave Angela incarnent les rapports et les relations sexuelles avec les hommes européens. Ces dernières s’inscrivent dans une domination coloniale. Comment les sources présentent-elles ces liaisons ? Dans le cas de Pocahontas comme dans celui d’Angela, l’historien/l’historienne est confronté d’emblée à leur silence. Nous devons donc nous en remettre aux sources qui parlent d’elles. Pour ce qui est de Pocahontas, jeune fille powhatan au cœur des premiers contacts avec les Anglais de Jamestown entre 1607 et 1617, les premiers récits qui en font mention parlent d’une fillette, fille du chef, qui accompagne les Powhatan dans le fort de Jamestown, à l’époque où vivait un aventurier anglais, John Smith ; par la suite, elle est capturée et devient otage des Anglais dans le cadre des guerres qui les opposent aux autochtones. On sait qu’elle s’est alors convertie au christianisme et qu’elle a épousé John Rolfe. C’est donc avec ce dernier qu’elle a une « liaison » documentée, et même un mariage dont nait un fils, Thomas Rolfe – sans que l’on sache si cette union était consentie ou forcée pour elle, puisque les sources ne permettent pas d’accéder à son point de vue. La culture populaire propose un récit très différent, mais il s’agit d’une reconstruction romancée au XIX e siècle, visant à créer un mythe fondateur des États-Unis, incarné par l’amour fictionnel entre un Anglais et une « Indienne ». John Smith, quant à lui, ne parle jamais d’une liaison avec elle ; il évoque, au fil de ses récits, soit une enfant, soit une incarnation de la possible conversion des autochtones au christianisme, une des justifications de la domination coloniale. Dans le cas d’Angela, une autre femme ayant vécu à Jamestown, on sait qu’elle est arrivée en 1619 à bord d’un navire corsaire, le Treasurer, après avoir été capturée dans l’actuel Angola et transportée de force par un navire négrier portugais. C’est ce navire qui a été attaqué par des corsaires qui ont ensuite fait voile vers la Virginie – avec Angela à leur bord. Les recensements de la Virginie mentionnent sa présence parmi les captives du Treasurer , mais à part cela, on n’en sait pas plus. Face à cette absence de sources, l’historien et l’historienne sont face à un véritable défi. Comment peut-on reconstituer son expérience de la traversée, puis de l’asservissement ? Si l’on ne sait rien de sa vie concrète, on sait que d’autres femmes, comme elle, asservies, ont été confrontées à des formes variées de prédation sexuelle – pour l’appréhender, il faut passer par des sources plus indirectes (registres de navire, correspondances, sources législatives…) et développer des outils critiques des formes de domination que ces sources mettent en évidence. Certaines femmes ont des carrières particulièrement brillantes, comme Beyoncé et Kamala Harris. Mais bien avant elles, Margaret Hardenbroeck construit la réputation d’une femme puissante grâce aux liaisons qu’elle établit entre New York et l’Europe. Quel était son degré d’autonomie ? Margaret Hardenbroeck est, en son temps, l’un des individus les plus puissants de New York. En effet, elle est issue d’une famille qui a prospéré dans le négoce transatlantique dès le début du XVII e siècle et construit elle-même son propre empire marchand entre l’Amérique, l’Afrique et les Provinces-Unies. Elle arme plusieurs navires de traite – y compris de traite des esclaves, elle est aussi documentée comme subrécargue des navires qu’elle ou son mari arment. La construction de cette carrière est évidemment remarquable, mais aussi explicable : déjà, elle a bénéficié d’un droit favorable au développement des affaires marchandes, y compris pour les femmes, une des caractéristiques du droit hollandais, qui prévalait aux débuts de la colonisation de New York ; mais elle a surtout bénéficié d’une éducation marchande et du fait que, dans le monde atlantique de l’époque moderne, la tenue efficace d’un commerce reposait sur des réseaux de confiance et d’interconnaissance. Dans cette configuration, les femmes étaient loin d’être exclues du monde des affaires : les sociétés portuaires européennes et américaines reposaient sur des aménagements qui permettaient aux femmes, mariées ou non, de mener des affaires, que ce soit les leurs en propres, ou que ce soit celles d’un époux absent pour plusieurs mois. Cela va à l’encontre d’une idée reçue qui voudrait que les femmes n’aient été qu’anecdotiques dans le succès économique des colonies d’Amérique du Nord – notamment dans le négoce transatlantique. Plusieurs portraits sont l’occasion de réfléchir à l’esclavage et à la place des dominées, à l’instar de Phillis Wheatley à la fin du XVIII e siècle et Harriet Tubman au milieu du XIX e siècle. Que nous apprennent ces deux parcours sur la situation des femmes esclavisées ? Les parcours de Phillis Wheatley et d’Harriet Tubman recouvrent chacun une part d’exceptionnalité et de tragique ordinaire (pour l’époque). Phillis Wheatley a été capturée à 7 ans en Sénégambie, et a été esclavisée dans la maison d’un tailleur de Boston ; mais les circonstances de son asservissement sont celles d’une fillette qui a reçu une éducation ; dès l’adolescence, elle compose des poèmes et elle gagne une renommée transatlantique lorsque son recueil de poèmes est publié en 1773. Elle est affranchie l’année suivante. Son parcours peut nous inviter à penser la violence de la capture et de la traversée de l’Atlantique pour celle qui n’était qu’une fillette. On serait tenté de trouver son expérience de la servitude comme relativement protégée, ce que l’on peut attribuer à la conscience religieuse de ses maîtres, en plein réveil religieux à la fin du XVIII e siècle ; cela n’a pas empêché la privation de liberté et, une fois affranchie, un dénuement certain. Elle meurt vers l’âge de 30 ans dans la pauvreté. Harriet Tubman, quant à elle, est née en servitude dans le Maryland, dans les années 1820, où elle connaît une première existence faite de châtiments brutaux (dont un l’a laissée handicapée). En 1849, elle s’enfuit vers le nord grâce au « chemin de fer clandestin » et s’auto-émancipe. Par la suite, elle devient elle-même une des conductrices emblématiques de ce même chemin de fer clandestin et contribue à la libération de centaines de personnes avant et pendant la guerre de Sécession. Toutes deux sont devenues, à leur manière, des visages et des symboles de la servitude et l’émancipation. Leur expérience de l’esclavage est très différente. Mais elle a cela de commun qu’elle permet d’incarner une réalité de cette institution, de l’aliénation qu’elle construit, et d’interroger la capacité d’action de celles qui la vivaient. Avec la biographie de Beyoncé, vous analysez la place des femmes dans la culture populaire et de masse, puis l’affirmation d’une conscience politique et féministe. L’engagement politique et l’influence de Beyoncé ou encore de Taylor Swift n’ont-ils pas été surévalués lors de la dernière élection présidentielle ? Beyoncé et Taylor Swift ont toutes deux des carrières longues, elles ont en partie grandi sous nos yeux ; depuis quelques années, elles sont devenues des porte-étendards d’un féminisme « pop » assumé et mis en scène. Elles ont utilisé leur popularité pour faire passer un engagement de plus en plus revendiqué – Beyoncé a chanté lors de l’investiture de Barack Obama en 2012, Taylor Swift a affiché son soutien à Kamala Harris en 2024. La sincérité de leur engagement a été questionnée – et continuera probablement de l’être – mais de fait, à une époque pas si lointaine, ce type d’engagement de la part d’une popstar était vu comme risquant de lui aliéner une partie de son audience – ce fut le cas lors que les Chicks (anciennement « Dixie Chicks »), un groupe féminin de country music, avaient affiché leur opposition à la politique de George W. Bush en Irak. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, le féminisme peut être vu, tout cynisme mis à part, comme vendeur, en quelque sorte. Quant à son influence réelle sur les élections, elle a en effet beaucoup fait couler d’encre dans la presse, il y a même un article Wikipedia spécialement dédié à l’influence politique de Taylor Swift, d’autant plus que sa fanbase est notoirement bipartisane, ce qui a interrogé sur les effets de ce soutien à Harris. La réalité est que Donald Trump a été élu, et que Taylor Swift a continué de remplir des salles de concert pour la dernière partie de son Eras Tour , conclu en décembre 2024. On peut en déduire que l’électorat ne vote pas en fonction de ses stars favorites, mais que lesdites stars ont de moins en moins de mal à afficher leurs convictions. Vous refermez votre ouvrage avec Kamala Harris et expliquez que la campagne présidentielle a été marquée par une « misogynie décomplexée ». Kamala Harris a toutefois davantage axé sa campagne sur la stabilité en opposition aux excès de Donald Trump, et non sur la question féministe. Dans quelle mesure, sa défaite et la victoire de Trump révèlent-elles un plafond de verre encore bien présent pour les femmes aux États-Unis ? Kamala Harris a en effet cherché à faire une campagne rassurante, dans le sillage du retrait de Joe Biden, en juillet 2024. En 2016, Hilary Clinton avait bâti une partie de son discours de campagne sur le fait d’être femme, jouant de certains codes hérités du suffragisme, et l’idée que cette identité féministe ait joué dans sa défaite a conduit Harris à s’en détacher – même si une partie de son discours restait ancré dans des thèmes comme la question de l’IVG après la révocation de Roe v. Wade. On pourrait voir dans son choix la conscience de ce que la mise en scène de sa féminité ou de son féminisme peut nourrir des attaques contre elle (ce qui a d’ailleurs été le cas). De plus, il est difficile d’ignorer certains thèmes portés par le camp Trump dans le cadre de cette campagne, l’idée d’un homme fort face à des « femmes idiotes » (sic.) ; le jour de l’élection, Elon Musk a joué d’une rhétorique masculiniste, parlant du vote masculin comme d’une « cavalerie » en route pour faire barrage à Harris. La défaite de Harris est évidemment attribuable à la conjonction de divers facteurs – une campagne tardive, contrainte plutôt que choisie lors d’une primaire, certains sujets de politique intérieure et étrangère (comme le conflit israélo-palestinien). Il serait simpliste d’y voir le seul effet d’un plafond de verre symptomatique d’une misogynie (voire « misogynoir », dans le cas de K. Harris) encore présente dans les institutions du pays ; un sondage récent a même montré que le genre de la personne élue à la présidence importe peu pour une majorité d’électeurs et électrices. Pourtant, il serait également illusoire d’évacuer totalement ce sujet, quand il a fait partie de la campagne, côté Harris autant que côté Trump, et que le gender gap continue de faire partie des questions centrales lors des sondages de sorties des urnes. S’il n'est pas toujours central au moment du passage de chaque électeur ou électrice au bureau de vote, il reste un paramètre dans la construction de l’image publique d’une candidature féminine.

13.04.2025 à 11:00

Définir l'exploitation : entretien avec Ulysse Lojkine

Emmanuel Renault rappelait dans un livre récent ( Abolir l'exploitation , La Découverte, 2023) l'importance du concept d'exploitation dans la critique du capitalisme. Le philosophe et économiste Ulysse Lojkine y revient à son tour dans Le fil invisible du capital. Déchiffrer les mécanismes de l'exploitation (La Découverte, 2025) en cherchant, cette fois, à en détailler les mécanismes. L'exploitation, selon lui, prend sa source dans les dispositifs de coordination des activités. Les tentatives d'en limiter l'ampleur devraient donc prendre en compte ces dispositifs.   Nonfiction : Votre ouvrage peut se lire comme une tentative de renforcer la théorie de l’exploitation de Marx en lui apportant un certain nombre d’aménagements. Pourriez-vous expliciter ce point ? Ulysse Lojkine : La définition de l’exploitation que je déploie au fil du livre — appropriation du travail d’autrui couplée à un rapport de pouvoir — ne figure pas littéralement chez Marx, mais elle en est très directement inspirée. L’affirmation selon laquelle le système capitaliste implique nécessairement l’exploitation en vient encore plus directement. L’inflexion que j’esquisse par rapport à Marx porte sur la place du salariat et, de manière liée, de ce qu’il appelle la « sphère de la production ». Dans le Capital , l’exploitation a un vecteur privilégié, premier, à savoir le rapport salarial, qui est le rapport de production capitaliste. D’autres rapports capitalistes, de commerce ou de rente par exemple, qui relèvent pour Marx de la circulation et non de la production, peuvent donner lieu à de l’exploitation, mais celle-ci serait secondaire, dérivée par rapport à l’exploitation salariale dans la production. Au contraire, j’essaye de démontrer que le rapport de crédit, de rente, de commerce asymétrique, constituent des formes d’exploitation à part entière qui n’ont pas besoin du salariat pour exister, même si en pratique elles s’articulent et interagissent ; l’exploitation devient alors fondamentalement transversale entre production et circulation. Cette inflexion est particulièrement importante aujourd’hui, car les cas sont nombreux où l’exploiteur et l’exploité ne sont plus dans un rapport salarial direct à l’ère des chaînes de valeur internationales — les grandes marques comme Nike ou Apple n’emploient pas d’ouvriers, mais font produire par des sous-traitants dans les pays du Sud global — mais aussi intranationales — je pense à la sous-traitance du nettoyage ou de la sécurité, au modèle de la franchise, aux petits agriculteurs dominés par les groupes de la grande distribution ou de l’agro-alimentaire. Comment appréhender le travail que d’autres que le travailleur peuvent ainsi s'approprier ? Pourriez-vous expliquer ce que vous entendez par « comptabilité en travail » et ce que l’on peut en attendre s'agissant du repérage ou de la mesure de l’exploitation ? Les flux de travail ne s’observent pas directement, contrairement à la circulation de l’argent d’une part, et des marchandises produites de l’autre. Pour mesurer qui travaille pour qui, il convient donc d’établir une comptabilité qui remonte de ces flux apparents vers le flux invisible du travail incorporé dans les produits et donc ensuite vers le travail acheté par une somme d’argent. Là où l’économie contemporaine des inégalités s’applique à dépasser l’écran des montages juridiques pour repérer comment le revenu national ou mondial se répartit entre les individus, une telle comptabilité en travail dépasserait à son tour l’écran des quantités monétaires pour les exprimer en quantités de travail fournies et appropriées par chacun. Il est possible de procéder à un tel exercice, mais comme souvent, tout l’enjeu se déplace alors vers les conventions comptables qui sont faites, et en particulier, en l’occurrence, la comparaison entre des heures de travail de nature différente : faut-il compter le travail fourni en une heure par un cadre dirigeant d’une grande entreprise autant que celui d’une caissière dans le même pays ? Et autant que celui fourni par une ouvrière au Maroc ou au Bangladesh ? Selon la règle retenue pour comparer ces travaux, c’est un paysage de l’exploitation différent qui est dessiné : à l’échelle nationale, les cadres seront exploiteurs ou exploités ; à l’échelle mondiale, c’est même une bonne partie des classes populaires des pays du Nord qui sera considérée comme exploiteuse si on considère qu’elle s’approprie plus de travail du Sud qu’elle ne lui en cède. Comment définir le pouvoir qui permet cette appropriation ? À quoi celui-ci tient-il ? Il existe diverses conceptions du pouvoir économique. Les marxistes s’intéressent à la dépendance du prolétaire envers la classe qui pourra lui fournir ses moyens de subsistance et de travail. Pour sa part, le paradigme néoclassique, dominant aujourd’hui en économie, tend à réduire le pouvoir économique au pouvoir de monopole, avec l’idée suivante : si le travailleur peut faire jouer la concurrence entre de nombreux employeurs équivalents, alors aucun d’entre eux n’a de véritable prise sur lui. C’est à cette objection néoclassique à l’encontre de la conception marxiste que je m’efforce de répondre, en montrant qu’il existe bien un pouvoir fondé sur la propriété, qui perdurerait même dans un monde de concurrence parfaite — dont nous sommes d’ailleurs bien loin ! En situation de concurrence intense, le prix du marché s’impose à tous et n’est individuellement imposé par personne ; mais il résulte de l’offre et de la demande de chacun, en attribuant un poids plus important à ceux qui ont la propriété la plus importante. Quelle serait alors la place du rapport salarial dans une théorie de l’exploitation compatible avec une société marchande complexe ? Une place très importante ! Le salariat occupe une place unique dans le paysage de l’exploitation capitaliste, pour deux raisons : d’une part, il combine l’appropriation de valeur avec un contrôle direct, explicite, de l’appropriateur sur le travailleur et sur les moyens de production ; d’autre part, du fait d’évolutions techniques, sociales et juridiques, le salariat a acquis une extension immense, qui concerne une grande majorité de travailleurs. Aujourd’hui, le recul des contre-pouvoirs syndicaux et du droit du travail dans de nombreux pays, associé à de nouvelles formes de contrôle informatique ou algorithmique, accentue la verticalité et l’emprise de ce contrôle salarial. Le salariat reste ainsi un site d’exploitation, et donc de lutte contre l’exploitation, de première importance. Pour autant, et c’est le point sur lequel j’insiste dans le livre, il ne faut pas négliger les autres formes d’exploitation capitaliste comme le crédit, la rente ou le commerce. Elles représentent des formes d’exploitation autonomes, qui interagissent avec le salariat mais n’en sont pas dérivées. On peut les considérer comme des formes d'exploitation, en tant que modes d’appropriation, bien sûr, mais aussi en tant que formes de pouvoir et de contrainte, plus indirectes et souvent plus discrètes que le salariat, mais tout aussi réelles. Ainsi, la menace en suspens de l’huissier ne gouverne pas moins nos comportements que les ordres reçus du contremaître. Encore une fois, cet aménagement de la théorie marxiste de l’exploitation me paraît particulièrement important aujourd’hui, pour penser le poids crucial d’une part de la dette dans la vie des entreprises et des ménages — emprunt immobilier, mais aussi, en France et plus encore dans d’autres pays, étudiante —, et d’autre part de l’exploitation locative sur le marché immobilier, en particulier dans et autour des grandes métropoles où l’intensité rentière atteint ces dernières années des niveaux inouïs. Dans le capitalisme, l’exploitation et la coordination des activités sont complètement imbriquées, montrez-vous, prenant appui sur les mêmes institutions (la propriété privée, en premier lieu). Pourriez-vous en dire un mot ? Sans propriété privée, pas d’exploitation capitaliste. C’est parce que le capitaliste détient une entreprise (les machines, les locaux, la marque) qu’il peut exiger une partie du fruit du travail de ses salariés en échange de l’accès à ces moyens de production qu’il leur concède. C’est parce que le propriétaire immobilier possède des logements qu’il obtient un loyer, donc là aussi une part du fruit du travail de ses locataires. Mais cette même institution, la propriété privée, est une formidable institution de coordination. Elle prévient le chaos et les conflits, en définissant d’une manière certes relativement arbitraire, mais bien définie, qui a le droit de faire quoi avec quoi. Combinée à la monnaie et à l’échange marchand, elle permet même la réallocation flexible de ces actifs entre les personnes — à proportion de leur richesse initiale, bien sûr. Ce sont précisément les mêmes institutions fondamentales — la hiérarchie autoritaire dans l’entreprise, la propriété privée et les marchés, en particulier le marché des capitaux et celui de l’emploi — qui font du capitalisme un système de coordination historiquement inouï, et un système d’exploitation massive. En même temps, ces mécanismes de coordination connaissent des crises récurrentes, dont on a de multiples exemples. Quel lien faites-vous dans ce cas entre ces crises et l’exploitation que vous décrivez ? J’insiste dans le livre sur ce qui représente à mes yeux le plus grand défi pour ceux qui aspirent à un dépassement du capitalisme : l’ancrage de l’exploitation dans des institutions de coordination capitaliste qui, de certains points de vue et à certaines périodes, fonctionnent bien, au sens où elles permettent de gérer l’interdépendance des travailleurs à une échelle inouïe dans l’histoire. S’il est important de garder en tête cette relative performance coordinatrice des institutions capitalistes, qui constitue un étalon à dépasser pour des institutions socialistes alternatives, il ne faudrait pas pour autant l’exagérer et vous avez raison d’évoquer les échecs de coordination, et en particulier les moments où ils se cristallisent, les crises. Ce sont des moments où la monnaie et le marché, au lieu de faciliter les échanges, les empêchent, empêchent aux uns de travailler ou de mobiliser leurs ressources pour les autres, ce qui est l’essence d’un échec de coordination. Ces crises n’affectent pas la structure même de l’exploitation capitaliste, qui existe même dans les périodes de bon fonctionnement, mais elles peuvent l’aggraver, en particulier par le chômage qui exerce une forte pression sur les travailleurs comme l’ont vu Marx et Kalecki et rend les salariés en emploi dépendants de leur patron. La conclusion que vous en tirez est que limiter l’exploitation passe nécessairement par une évolution de ces dispositifs de coordination. Pourriez-vous expliciter quelque peu ces points ? Si le capitalisme est bien, indissociablement, un système de coordination et d’exploitation, et si on considère qu’il n’est ni possible ni souhaitable de renoncer à la coordination à grande échelle propre à notre modernité, alors pour défaire l’exploitation il faut en même temps construire d’autres institutions de coordination — des modalités de synchronisation pour que chacun puisse travailler avec d’autres et pour d’autres, même sans les connaître. Or l’histoire nous montre justement le développement, sous l’effet en particulier de rivalités géopolitiques et de luttes sociales, d’institutions nouvelles qui viennent disputer au marché et à l’entreprise autoritaire le monopole de la coordination sociale à grande échelle. J’en cite trois en particulier : le plan étatique, l’État social (Sécurité sociale et services publics) et les algorithmes d’appariement non marchands. Cela ne suffit pas encore à définir l’architecture d’un monde débarrassé de toute exploitation, mais cela en ouvre la perspective, contre la vision historiquement fausse d’une progression univoque du marché, de la propriété privée et de la hiérarchie capitaliste comme seules modalités modernes de prévention du chaos et du conflit.

12.04.2025 à 10:00

Le journal d’Hélène Hoppenot, ambassadrice, diariste et photographe

Hélène Hoppenot a tenu son journal pendant cinquante ans sans que personne n’en ait lu une seule ligne. Il est donc bien personnel et secret, mais modérément intime : plutôt que ses états d’âme, elle est beaucoup plus encline à noter ses réactions à ce qu’elle voit autour d’elle, à ce qui la frappe, l’amuse ou l’indigne, à ces événements qui font l’histoire (la grande ou la petite), auxquels il lui arrive de participer et dont elle est, en tout cas, un témoin privilégié. Épouse d’Henri Hoppenot, diplomate, elle vit au rythme des soubresauts politiques des pays où son mari est en poste, avec en toile de fond les décisions plus ou moins pertinentes, à ses yeux, du Quai d’Orsay. Tous les chemins mènent à Berne Au début de ce quatrième volume, le 1 er janvier 1945, Henri Hoppenot est sur le point de quitter Washington, où il est délégué du gouvernement provisoire de la République française. Satisfait d’avoir œuvré efficacement à la reconnaissance du gouvernement de Charles de Gaulle par un Roosevelt très réticent, il peut se tourner vers l’avenir : sa prochaine destination est la Suisse. Un pays qu’il connaît bien : ce fut son premier poste à l’étranger, en 1917. Nommé au bureau de la presse de l’ambassade, il y dépouillait et analysait les journaux germanophones (suisses, allemands et autrichiens). Arrivé dans la capitale fédérale en janvier, il en était reparti six semaines plus tard pour Clermont-Ferrand, afin d’épouser Hélène Delacour. Le jeune couple était rentré à Berne en s’attardant un peu sur les bords du Léman, un modeste voyage de noces. Un an plus tard, il s’embarquait pour le Brésil, malgré les sous-marins allemands. À Rio, Hélène commence à écrire et Henri retrouve deux personnalités qu’il a croisées dans les salons littéraires parisiens : le ministre-poète Paul Claudel et son secrétaire-musicien Darius Milhaud. Les dix mois qu’ils passeront ensemble, entre diplomatie, poésie, musique, photographie et créativité débridée de Claudel, créeront des liens étroits entre eux, notamment avec Darius, qui restera l’ami le plus cher d’Henri et Hélène jusqu’à sa mort, 56 ans plus tard. Les Hoppenot connaîtront ensuite une dizaine de résidences, dont un deuxième passage à Berne, de juillet 1931 à septembre 1933. Cette fois, Henri est conseiller d’ambassade et Hélène tient son journal, dans lequel elle déploie son art de la caricature aux dépens des diplomates, de leurs épouses et du petit monde qui gravite autour des légations. En temps de paix, la Suisse est un pays sans histoires. Henri s’y ennuie assez vite, même s’il y a un peu d’animation à Genève avec la Société des Nations. Hélène, fille de capitaine d’artillerie et profondément patriote, avoue pour sa part « n’éprouver que peu de respect pour cette docte assemblée où les mots sonores tiennent la place des idées ». Ce relatif désœuvrement ne durera pas : en septembre 1933, le secrétaire général – Alexis Léger, Saint-John Perse en poésie – les envoie au paradis des diplomates, la Chine. Ils reviennent à Paris en août 1937. Henri prend des responsabilités au Quai d’Orsay, et, quand la guerre se déclare, il tient le poste important de sous-directeur d’Europe. Catalogué de gauche et par ailleurs très proche de Léger, bête noire des maréchalistes, des collaborationnistes et des vichystes, il est démis de ses fonctions en juin 1940 et expédié à Montevideo, le Limoges des diplomates. Il n’a guère d’estime pour le Maréchal, mais, fonctionnaire dévoué à la République, il sert le pays et en respecte les institutions jusqu’à ce que Vichy prenne des décisions éthiquement insoutenables. Il passera donc plus de deux ans en Uruguay, hésitant, tiraillé, torturé. Deux années de dilemmes. Hélène, moins disciplinée, éprouve d’abord de la pitié pour le Maréchal, en qui elle voit un vieillard vulnérable, un « pauvre vieux velléitaire », mais très vite il lui fait horreur par les décisions abjectes qu’il prend ou laisse prendre. Elle piaffe d’impatience, désapprouvant mais respectant la fidélité paralysante d’Henri envers son pays. D'abord fidèle à la République, il finit par démissionner le 25 octobre 1942 et se met au service de la France libre, à New York. D’abord chef des services civils de la mission militaire, il sera nommé délégué du gouvernement provisoire de la République française – les Américains refusant que de Gaulle soit représenté par un ambassadeur en titre. Longtemps partisan du général Giraud, Henri a gagné l’estime du général de Gaulle, qui le nomme à Berne, avec cette fois le titre (rare à l’époque) d’ambassadeur de France. Ce qu’il faut de politique, et beaucoup de culture Il arrive dans une capitale fédérale qui est l’épicentre de relations internationales complexes, où se règlent les comptes géopolitiques, économiques et financiers entre un pays neutre très soucieux de se faire respecter, qui ne cède jamais sur ses principes et négocie jusqu’au dernier dollar, et des Alliés dont les troupes se battent encore contre les quelques divisions restantes de l’armée allemande. Entre la prise de contact avec les autorités suisses et l’accueil terriblement émouvant des rescapées des camps nazis, dont beaucoup transitent par la Suisse, Henri Hoppenot va s’efforcer de revitaliser les relations franco-helvétiques dans tous les domaines, en commençant par régler les problèmes liés à la réparation des dommages subis par des Suisses en France et au blocage de fonds français en Suisse. Il lui faut aussi composer avec les vichystes, pétainistes, lavalistes et collaborationnistes de tout poil. Vis-à-vis de ceux que l’on nomme « les exilés du Léman », la France, où les blessures sont encore béantes, est divisée entre partisans d’une épuration radicale et réalistes souhaitant une réconciliation nationale. Sur le terrain, il n'est pas toujours facile pour Henri de trouver la bonne attitude ; d’autant que, parmi les réfugiés politiques, il y a d’anciens collègues, comme Jean Jardin ou Paul Morand. Fort heureusement, les Suisses sont pragmatiques et dotés d’un remarquable bon sens. En dix-huit mois, les dossiers les plus sensibles ont été réglés, et la Confédération est revenue à sa dimension politique d’avant-guerre. Henri commence à s’ennuyer, malgré la présence à ses côtés de personnages hauts en couleur : Henri Guillemin, écrivain brillant et prolifique, critique remarquable toujours prêt à polémiquer, et le talentueux et fantasque Romain Gary. Le général de Gaulle avait promis à Henri Hoppenot une suite de carrière rapide dans un poste de haute responsabilité, mais il n’est plus aux affaires, et les politiciens qui tiennent le ministère des Affaires étrangères et la présidence du Conseil sont pour certains (au premier rang desquels l’incontournable Georges Bidault) farouchement antigaullistes. Fidèle au général, Henri va donc prendre son mal en patience, et mettre son goût pour la littérature et les arts au service de la diplomatie culturelle, dans laquelle Hélène déploie tous ses talents. La plupart des grands écrivains et artistes français – ou travaillant en France – viennent parler, exposer, débattre en Suisse, et sont reçus à l’ambassade, où ils côtoient les intellectuels, artistes et dirigeants helvètes. Hélène est connue pour la qualité de ses réceptions et son habileté à composer des tables où l’on ne s’ennuie pas… Ces nombreuses visites lui donnent l’occasion de dizaines de portraits savoureux : « André Malraux, maigre et blafard, les yeux globuleux, cent pour cent cérébral. Les mots, les phrases se bousculent dans sa bouche, ses gestes saccadés se transforment en un feu d’artifice de tics, et la gymnastique mentale qu’il vous oblige à faire à sa suite vous laisse aussi courbatu qu’après une forte grippe. » Hélène Hoppenot devient une professionnelle du Rolleiflex Lors d’un déjeuner, Albert Skira, éditeur de livres d’art, s’enthousiasme pour des photos de Chine sur les murs de l’ambassade. Il est surpris de découvrir que l’auteur est la maîtresse de maison. C’est le début d’une véritable carrière de photographe pour Hélène, avec un chef-d’œuvre, Chine , préfacé par Paul Claudel. On suit dans son journal ses démêlés avec Skira, puis ceux, moins pittoresques, avec les deux autres éditeurs chez qui elle publiera, Ides et Calendes et La Guilde du livre. Puisant pour ses deux premiers livres dans les milliers de clichés qu’elle a rapportés d’Asie, Hélène devra par la suite faire quelques « expéditions photos », à Rome et en Tunisie, pour alimenter les albums suivants. Des voyages un peu particuliers : quand madame l’ambassadrice arrive dans un pays, ses amis diplomates et tous les collègues de son mari la reçoivent et ont à cœur de lui faciliter le travail. Un déploiement de bonne volonté qu’elle raconte avec son talent habituel… et ce qu’il faut d’autodérision. Les Hoppenot collectionneurs d’art moderne Quand elle ne reçoit pas la fine fleur des intellectuels français et ne voyage pas Rolleiflex au cou, Hélène se livre à une autre passion des Hoppenot : l’art. Acheteurs avisés, aux moyens limités mais au goût très sûr, ils ont rapporté de Perse et de Chine antiquités et tapis. À New York et en Suisse, ils constituent une belle collection d’art moderne dont la vente, après leur mort, sera un événement débordant le petit monde des marchands d’art et des ventes publiques : les médias généralistes comme Le Figaro ou Le Monde lui consacreront plusieurs articles. En Suisse, Hélène a vite fait la connaissance des principaux galeristes : Moos à Genève, Rosengart à Lucerne, et d’autres plus modestes à Zurich et à Berne, sans délaisser pour autant son amie Jeanne Bucher, à Paris. Sept années de journal exceptionnellement riches et variées Ce journal, qu’Hélène écrivait pour elle seule, et dont elle a fini par admettre, grâce à l’insistance d’Henri, qu’il pourrait peut-être, des décennies après sa mort, intéresser quelques historiens, se lit en fait fort bien. Le seul obstacle, pour le lecteur peu porté sur l’histoire, est qu’il contient des centaines de noms. Beaucoup sont connus, et pour les autres, des notes de bas de page et un index très complet permettent de s’y retrouver. Hélène Hoppenot a deux atouts qui séduisent ses lecteurs : son regard auquel rien n’échappe, et surtout pas les aspects curieux, cocasses, ridicules ou émouvants des événements auxquels elle est mêlée, et son style à la fois direct, d’une belle tenue et servi par une langue riche et souple ne s’interdisant pas raccourcis et néologismes. Ces qualités expliquent que le quatrième et dernier volume de son Journal (1945-1951) ait reçu le prix Clarens du journal intime, qui a été remis en mars 2025 à Claire Paulhan, son éditrice, à l’ambassade de Suisse à Paris.

07.04.2025 à 10:00

Canesi & Rahmani : le roman comme art de la compréhension

Quatre mains, mais une seule langue, captivante par sa sensibilité, généreuse par sa clarté. Des dialogues fluides et une construction romanesque subtile. Dans Les femmes de nos vies , Michel Canesi et Jamil Rahmani dessinent une passionnante quête d’amour au cœur du creuset humain unissant la France et l’Algérie. A travers le destin algérien et français de Mourad, c’est tant la complexité que la beauté d’un contact deux fois séculaires entre les deux rives de la Méditerranée qui se révèlent au lecteur. Certes, des moments de tension et de conflit traversent le roman, mais c’est surtout la joie de la rencontre qui l’emporte sur les passions tristes. Homme en détresse, abîmé par une mélancolie profonde, les murs du réel s’effondrent sur l’anesthésiste algérois après le suicide de Nicolas, son compagnon. Se jugeant coupable, le goût de la vie déserte son horizon, il pense au suicide, mais un accident l’en empêche. Il frôle la mort. Et c’est au chevet de son lit d’hôpital que trois femmes se réunissent pour le sauver et lui réapprendre l’art de célébrer la vie. Une aventure romanesque tumultueuse, mais surtout une leçon de sororité et d’humanité qui défait les plus tenaces des préjugés et corrige l’indifférence du monde. Entretien avec Jamil Rahmani.   Nonfiction.fr : Vous publiez avec Michel Canesi Les femmes de nos vies , votre septième roman. Pour commencer, pouvez-vous nous exposer votre vision de l’écriture romanesque à quatre mains ? Jamil Rahmani : Lorsque deux plumes s’unissent, elles conjuguent deux personnalités, deux passés, deux expériences et, si ceux qui les tiennent viennent des deux bords de la Méditerranée, cela donne une écriture hybride teintée d’Orient et d’Occident avec près d’un siècle et demi de souvenirs. On nous questionne souvent sur l’écriture à deux, sur notre façon de procéder. C’est assez simple : nous choisissons un thème, des personnages, un scenario et l’écriture démarre. J’écris quelques pages, les soumets à Michel qui les amende, les enrichit, de nouvelles idées surgissent et je réécris le texte. Nous progressons ainsi jusqu’à l’épilogue. Pour l’unité stylistique, j’écris mais le rendu est du Canesi & Rahmani, non du Rahmani. Nos thèmes favoris sont la tolérance, la diversité heureuse, le Nord et le Sud qui s’entremêlent, l’importance de la culture dans nos vies, la confusion des sentiments. Votre roman est situé dans les années sida. Qu’est-ce qui a motivé le choix de cette temporalité romanesque ? Notre premier roman Le Syndrome de Lazare , adapté au cinéma par André Téchiné ( Les Témoins ), traitait de l’émergence du sida à Paris dans les années 1980. Pour les jeunes médecins que nous étions, cette période a été très éprouvante. Michel était dermatologue, il voyait les patients atteints au tout début de leur maladie ; moi, en phase terminale, car j’étais réanimateur. Dans nos deux romans, nous avons voulu témoigner sur cette époque tragique qui a changé la société, on a tendance à l’oublier. Dans l’espace occidental, l’amour entre deux personnes de même sexe a été perçu différemment à cause de cette pandémie. Des avancées considérables ont alors été possibles en termes de droit, d’insertion des minorités sexuelles. Avancées remises en question aujourd’hui ou tournées en dérision par des gouvernements rétrogrades et/ou fascisants partout dans le monde. Nous avons voulu rappeler dans Les femmes de nos vies à quel point la stigmatisation est affreuse, si affreuse qu’elle peut tuer. Une culpabilité ravageuse habite Mourad, le personnage principal du roman, depuis sa jeunesse algéroise. Est-ce en raison du déni de son homosexualité ? Oui bien sûr. Avoir une sexualité hors norme en terre d’islam est très dur à vivre. Toute sa jeunesse, Mourad a lutté contre. Il fallait qu’il soit en adéquation avec les valeurs religieuses, familiales et sociétales. On peut dire qu’il a passé la première partie de sa vie à mentir pour s’intégrer, à lui et aux autres. La culpabilité vient de ces mensonges, de ces faux-semblants. Mourad la ressent dès l’enfance, elle est son chien noir. Il lui doit sa mélancolie, sa déprime. À chaque drame, elle surgit et le fait trébucher. Apprenant sa contamination par le sida, Nicolas, le compagnon de Mourad, mettra fin à ses jours. En quoi se suicide va-t-il chambouler la vie de ce dernier ? C’est Nicolas qui a permis à Mourad de s’accepter tel qu’il est, qui a mis fin à la culpabilité ravageuse qui le rongeait. En le perdant, il perd un pilier essentiel. La découverte d’une ébauche de roman rédigé par Nicolas lui fait comprendre que son ami n’est pas mort accidentellement mais qu’il s’est suicidé se sachant atteint du sida. Il estime alors à tort ou à raison être responsable de son décès. Il culpabilise de n’avoir pas vu la détresse de son ami, de n’avoir pas su l’interroger, le réconforter et l’aider. D’être « L’ami qui ne lui a pas sauvé la vie » . Et le prix de ce qu’il considère être une trahison ne peut-être que la mort. Habité par des pulsions suicidaires, un accident de moto empêchera Mourad de mener à terme le suicide qu’il préparait à domicile. Après l’accident, trois femmes aux parcours radicalement différents vont s’allier pour sauver Mourad de ses pulsions suicidaires, lui redonner le goût à la vie. Qui sont-elles ? Pourquoi ont-elles choisi de mener ce combat dans la maison chère à l’enfance de Mourad dans le Cantal ? Malika est la mère de Mourad, algérienne d’Alger ; elle est profondément religieuse. Elena est son ancienne compagne. Suzanne est la mère de Nicolas ; originaire du Jura, elle est très attachée à sa foi catholique. Quand Mourad sort de l’hôpital, il est toujours dépressif. Le psychiatre qui le suit propose deux solutions, le placement en institution psychiatrique ou la prise en charge par le milieu familial. Après avoir longuement débattu, les trois femmes excluent l’hospitalisation en psychiatrie ou le retour en Algérie. Elles optent pour un séjour dans une maison du Cantal où Mourad a passé le plus bel été de son enfance, espérant que les souvenirs heureux le sortiront de sa déprime. Elles conjuguent leurs efforts et parviennent à le sauver. Ces trois femmes puissantes se lient d’amitié alors que tout les éloigne, la culture, l’âge, la religion, elles sont une ode à la tolérance, au dialogue. Les dialogues sont construits avec finesse et restituent excellemment la sensibilité, la sincérité des échanges. Pouvez-vous nous expliquer ce qui différencie l’acceptation de l’homosexualité de Mourad et de Nicolas par Malika et Suzanne ? La société maghrébine est la société des non-dits. Certains sujets sont tabous, on n’en parle jamais sauf sur le mode de la dérision. Malika comprend les penchants de Mourad, mais il lui est impossible de les verbaliser. Quand Elena demande au psychiatre de taire à Malika les orientations sexuelles de son fils, il a cette répartie très lucide : « Les mères quand elles aiment sont capable d’entendre l’inaudible. »  Malika, par amour maternel, transcende les interdits de sa société et s’abstient de juger son fils. La société occidentale a beaucoup évolué au XX e siècle, surtout avec les années sida. Suzanne n’a pas la pudeur de Malika car les orientations sexuelles ont été dépénalisées dans les têtes et dans la loi. À l’instar de Malika, l’amour qu’elle voue à son fils abat toutes les barrières. À l’inverse de son amie algérienne, elle peut en parler librement car la société dans laquelle elle vit s’est humanisée. Pouvez-vous nous dire ce que représente Elena pour Mourad et Nicolas ? Elena est comme une sœur pour Nicolas et réciproquement. Mourad retrouve en Elena la sœur disparue (Inès) qu’il vénérait car elle l’avait compris. Elle a sa force, son élégance, et il espère qu’en vivant avec elle l’amour viendra. Quand Elena lui présente Nicolas, son meilleur ami, tout s’effondre et, meurtrie, victime d’une double peine, elle s’exile en province pour laisser le champ libre aux deux êtres les plus importants de sa vie. Elle retrouvera Mourad pour le sauver et s’affranchir d’un amour qui ne veut pas mourir. Comme l’héroïne de La Douleur de Marguerite Duras, elle y parviendra mais au prix d’un nouvel exil au Canada. «   Je pars , lui écrit-elle de l’aérogare, et j’emmène une part de toi avec moi… » Les scènes du roman se déroulent dans un va-et-vient aussi bien symbolique que matériel entre la France et l’Algérie. Quel sens accordez-vous à cette géographie littéraire ? Michel et moi tentons depuis notre premier roman sur l’Algérie, Alger Sans Mozart , de rapprocher les deux berges de la Méditerranée. Malheureusement, malgré nos modestes efforts, elles s’éloignent d’année en année. La France et l’Algérie sont indéfectiblement liées par l’histoire, la géographie, le sang, les hommes, la langue. Il faut enjamber ce qui nous sépare pour tenter de retrouver de la sérénité dans nos rapports. Cela ne se fera pas sans la reconnaissance de la souffrance des uns et des autres. De nombreuses voix en France, jusqu’à tout récemment, louent les bienfaits de la colonisation. Qui oserait vanter les bienfaits de l’occupation Allemande ? Il ne saurait y avoir deux poids et deux mesures et la douleur des uns ne peut en aucun cas être inférieure à celle des autres. Les Français doivent reconnaitre que cette période de nos histoires croisées est l'une des plus sombres de la leur. Les Algériens doivent reconnaitre le drame qu’ont vécu ceux qui, en 1962, ont quitté l’Algérie. Ce n’est qu’à ce prix que les relations s’apaiseront. Dans Les femmes de nos vies, au travers de deux femmes que tout semble séparer, nous essayons de montrer la voie de la réconciliation et de l’amitié.

28.03.2025 à 09:00

Jean-Noël Pancrazi : la douceur d’une petite sœur

Lorsqu’il apprend que sa sœur cadette est atteinte d’un cancer du sein, l’auteur n’hésite pas et la rejoint à Perpignan, où elle s’est installée avec sa compagne, après avoir mené à Versailles une carrière dans l’aide sociale. Il s’agit d’une sorte de retour aux sources, car Isabelle vit non loin de l’endroit où habitait leur mère. C’est à Perpignan en effet que cette famille posa ses valises en 1962, parmi ceux que l’on appelait les « rapatriés » d’Algérie, ce pays où Jean-Noël et Isabelle ont laissé une partie de leur enfance. « Comment Isabelle, ma petite sœur adorée, si vive, toujours prête à sortir, à vivre depuis le moment où je la voyais tourner à sept ans, toute bouclée, dans sa petite voiture rouge, en plein soleil, sur la terrasse du Stand, si saine et si loin de tous les excès toxiques, pouvait-elle aujourd’hui être atteinte par le cancer ? » Les derniers survivants d’une famille Le frère et la sœur sont les derniers en vie de cette famille, et doivent veiller l’un sur l’autre. Ils partagent bien des secrets depuis l’enfance, notamment leurs « amours particulières ». Tout l’art de l’écrivain est de convoquer ou d’invoquer les morts aimés pour leur faire dire les paroles consolantes et réparer le mal qu’ils ont pu faire sans le savoir : « On revenait au Moulin-à-Vent, sans passer comme d’habitude par l’avenue de la Salanque, nos pas nous portaient inconsciemment vers le square Saint-Ferréol, on s’asseyait sur le seuil de l’immeuble où avait vécu maman – son appartement qu’on avait bradé, vendu très vite par peur en touchant chacun des objets qu’elle avait tant soignés et qu’on finirait par donner. J’aurais tant voulu qu’elle apparaisse, venant du collège Saint-Exupéry, derrière la colline, où elle travaillait à la fin, et dise à Isabelle en ajustant les plis de son turban rose qu’elle croyait en elle et qu’il y avait des chances que les résultats de cette année soient mirobolants . » La fidélité à ceux que l’on aime La plume de l’auteur est délicate et sensible pour évoquer ceux qu’il aime et qu’il aide à travers les années et les frontières, comme Driss, dont la maison, dans la médina de Marrakech, semble toujours sur le point de s’écrouler : « Il y avait maintenant une liaison directe entre Perpignan et Marrakech. Dès qu’elle irait mieux, elle prendrait l’avion pour le Maroc, qu’elle avait envie de connaître. Elle rencontrerait Driss qui promettait d’être son guide là-bas. Il l’appelait “Mimisha”, sa petite geisha malade qui viendrait guérir dans le Sud ; il continuait à prier pour elle, même s’il ne la connaissait pas. Il comprenait que je reste auprès d’elle, mais, en même temps, il avait besoin de moi dans l’appartement du quartier de L’Hivernage où il se sentait protégé chaque fois que je venais. Tous les jours que je passais ici avec Isabelle, c’était autant de jours où il risquait de disparaître dans son vieux ryad de la médina qui menaçait de s’effondrer sur lui. » Certaines pages sont très émouvantes, notamment celles qui décrivent les soins reçus à l'hôpital Cognacq-Jay par l’auteur, qui, lui-même atteint du SIDA (sans doute, car il ne nomme jamais son mal), évoque aussi bien « [s] a poignée d [‘hormones tyroïdiennes] T4 qui augment [ent] un tout petit peu comme des soldats perdus et isolés sous la neige » que les malades qui l’entourent et se montrent fraternels. Le ton, en fin de compte, est toujours juste dans ce livre qui sait si bien parler de la lumière et de tout ce qui peut se partager, sans même les mots pour le dire, chez ces éternels « enfants du Stand ».

26.03.2025 à 09:00

Adrien Lafille : pièces de mystère, de puzzle, d’univers

Paru aux éditions Corti en avril 2024, Le Feu extérieur est le troisième roman d’Adrien Lafille et son quatrième livre. Après Milieu (2021) et La Transparence (2022) aux éditions Vanloo, on compte aussi, à quatre mains avec Anaël Castelein, :Kappa: (Rrose, 2022), qui n’est ni un roman, ni un récit, mais une expérience littéraire en forme de chant guerrier placide à toutes les petites gloires de Twitch. Voyage dans le multivers Chacun de ces livres déploie un univers atemporel dont les lois ne varient qu’à peine de celles en vigueur dans le nôtre – assez cependant pour provoquer un trouble, qui tient à la fois de l’inquiétude et de la fascination, qui tient et tire l’attention vers des horizons inexplorés. Plus sombre, plus délibéré peut-être que les autres, Le Feu extérieur est un roman aux allures de quête vidéoludique dont l’objet serait volontairement flou. Presque une suite ou un antépisode aux précédents livres de l’auteur, ce nouveau récit confirme l’impressionnante capacité d’Adrien Lafille à construire des mondes potentiellement intriqués sans qu’aucun fil n’apparaisse pour trahir leur appartenance : « Un point zéro existe toujours, ça peut être le coin d’une rue, une fenêtre, une table, une chaise, un objet, quelqu’un, une phrase, un geste, c’est le zéro mais le zéro n’est jamais seul, le zéro commence avec d’autres zéros, il y a des zéros à côté des zéros tant qu’il y a des choses à côté des choses. » De la même manière que le livre s’inscrit dans une œuvre en devenir, en tant que pièce – de puzzle ou de tissu –, son contenu s’organise en fragments portant le nom d’un personnage, d’un lieu ou d’un objet. Autant d’entités évoluant à même hauteur dramaturgique au sein de l’histoire : pas de statut préférentiel accordé aux protagonistes, pas de différence entre environnement et sujet, contenant et contenu, mais une histoire portée par la voix narrative du je autant que par ce qu’elle rapporte de vu ou de vécu. Catapulté dans un espace parfaitement déterminé (reporté sur un plan en fin d’ouvrage) qui lui semble familier mais ne l’est en réalité pas du tout si l’on en croit ses interlocutrices et interlocuteurs, le narrateur anonyme a un petit côté Perceval en déroute. Manger, dormir, parler, suer sont pour lui des actions complexes qui regorgent de problèmes en puissance. Si l’environnement est clair, précis et pas bien étendu, s’y mouvoir est difficile : comme chez Beckett, les corps sont soumis à toutes sortes de micro-transformations (d’agressions) qu’il s’agit d’observer, de combattre, de subir ou de contrecarrer. Une poétique du contact Car il existe dans cet univers une porosité fondamentale entre le monde et la chair : « Les endroits font les personnes, les personnes font les personnes . » Ainsi les sujets, les objets et les manifestations physiques de l’univers (les éléments) transfèrent-ils par contact leurs qualités à ce (et ceux) qui les environne. À la manière des philosophes présocratiques, Adrien Lafille développe une cosmogonie dont le principe relèverait ici d’une poétique du contact, plutôt que d’un élément en particulier : « Chaque feu prend la couleur de ce qu’il brûle.  » Cette dimension oraculaire – définitoire et définitive – infuse l’entièreté du roman, toute l’œuvre de l’auteur même, traversant les mille fragments qui composent l’histoire et que l’on pourrait tout aussi bien parcourir à reculons : le principe donne une direction, mais pas un sens. « La peur est faite des choses cachées dans les choses. / Et puis les craquements dans ce qui ne craque pas, la voix dans ce qui ne parle pas, le sec au milieu de l’eau, la bille dans ce qui ne peut pas rouler, le chaud dans les jours de gel, la chose tellement dure qu’elle casse. » Parce qu’elle s’appuie sur un important arrière-plan philosophique et un attrait manifeste pour les images tout en présentant un univers clos, replié sur lui-même (à l’infini), la manière de raconter d’Adrien Lafille est à la fois centrifuge et centripète (pour reprendre les termes du théoricien du cinéma André Bazin). Elle amène à plonger à l’intérieur de l’image et à regarder virtuellement au-delà de ses bords (en cela, le fragment est une fenêtre sur un monde immense), autant qu’elle ferme l’image-fragment sur l’espace de sa propre matière et de sa propre composition. Tout est alors possible si l’on respecte les règles édictées par cet univers étrangement familier. Le Feu extérieur pourrait ainsi s’envisager comme un thriller quantique. L’inquiétude et la violence se situent au niveau nanoscopique : le moindre choc déplace un monde, et chaque détail est aussi potentiellement englobant, doux et chaud que l’action d’un soleil absorbant une planète.
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