05.06.2025 à 18:06
hschlegel
« “Xanita est toujours avec moi. Présente. Très présente. Quand on gagne comme quand on perd. Je l’ai sentie avec nous ce soir. Comme tous les jours”, a déclaré Luis Enrique après la finale de la Ligue des Champions samedi dernier. L’entraîneur du PSG a perdu sa fille en 2019, d’un cancer des os. Elle était âgée de 9 ans.
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J’ai repensé aux mots de Luis Enrique en foulant les allées du petit cimetière de Milon-la-Chapelle, dans les Yvelines, où est enterré mon père. Face aux tombes, les gens adoptent diverses attitudes : ma mère, par exemple, est du genre “actif”. Elle arrive généralement chargée comme une mule – de pots de fleurs, d’ustensiles de jardinage et de nettoyage, ainsi que d’en-cas variés. À peine passées les grilles, elle fonce vers l’arrosoir, qu’elle remplit à ras bord, saisit un balai et s’arme de brosses. Puis elle passe une heure au cimetière à s’affairer, sans perdre une seconde dans la contemplation. Maman désherbe, arrose, époussette, frotte, récure la sépulture avec une énergie qui me laisse toujours pantoise. “Tu sais qu’on pourrait faire appel à une entreprise de nettoyage ?”, ai-je une fois proposé. “Tu n’y penses pas”, me suis-je vu rétorquer. Pour ma mère, il n’est pas question de déléguer cette activité – officiellement parce que c’est trop cher, mais sans doute aussi parce qu’elle en a besoin : ce grand ménage est sa thérapie. Après tout, mieux vaut noyer son chagrin dans l’eau de Javel que dans l’alcool.
Elle n’est pas la seule à opter pour cette stratégie. Ma belle-tante, elle, ne se contente pas d’astiquer les tombes de mon père et de son propre mari ; elle va jusqu’à entretenir celle d’un soldat mort pendant la Première Guerre mondiale, inhumé quelques mètres plus loin. “Regarde, on ne voit presque plus son nom”, s’émeut-elle en arrachant les minuscules touffes de mousse qui s’accrochent sur la pierre. “Il n’avait pas vingt ans. Tu te rends compte ?” Non, je ne me rends pas compte, ai-je pensé. Mais est-ce que quiconque réalise ce qu’est la mort ? Cela fait 25 ans que mon père est parti – pourtant j’ai le sentiment de ne l’avoir jamais compris.
Il se trouve que j’appartiens à une autre catégorie parmi les visiteurs de cimetières : ceux qui parlent aux disparus. Comme Luis Enrique, je converse avec mes morts. Lorsque je me rends au cimetière, il m’est inconcevable de ne pas raconter à papa ce qu’il m’est arrivé dernièrement, quelles questions je me pose, mais aussi de lui demander comment ça va, s’il se sent bien ici, si le voisinage est amène… Récemment, le cimetière a accueilli comme nouvelle pensionnaire la chanteuse Colette Renard, autrice de délicieuses paillardes ; j’imagine qu’ils s’entendent bien. Cette manière de s’adresser aux défunts peut sembler complètement délirante aux esprits rationnels, dont je suis en temps “normal” – malgré mes efforts, je n’ai jamais réussi à croire en un Dieu, encore moins à une vie après la mort. Or la mort n’est pas normale ; elle est l’indicible par excellence, la brèche d’immonde face à laquelle je préfère le déni. Lorsque je “vais voir” mon père, je lui parle : c’est ma façon à moi de tolérer l’insupportable. Je n’irai pas jusqu’à affirmer qu’il me répond, mais sa présence est là, il existe d’une manière ou d’une autre.
Vous me prenez pour une folle ? Sachez que nous sommes nombreux à nous confier aux disparus, si j’en crois les témoignages étonnants que rapporte Vinciane Despret dans son essai Au bonheur des morts (La Découverte, 2015). La philosophe rappelle que nos sociétés laïcisées sont bien les seules à assimiler le trépas au néant : “L’idée que les morts n’ont d’autre destin que l’inexistence atteste d’une conception de leur statut très locale et historiquement très récente. Elle s’est imposée avec une telle force qu’elle est devenue, chez nous, conviction officielle.” Or cette conception “désenchantée” de la mort a mué en une injonction, celle de couper les ponts avec les disparus. “Symptôme de cette domination, la théorie du deuil est devenue une véritable prescription : ‘On doit faire le travail du deuil’. Fondée sur cette idée que les morts n’ont d’autre existence que dans la mémoire des vivants, elle enjoint à ces derniers de détacher les liens avec les disparus. Et le mort n’a d’autre rôle à jouer que celui de se faire oublier.”
Contre toute attente, les gens résistent à cette conception dominante. “Nombreuses, très nombreuses, sont les personnes qui continuent à créer et à explorer, de manière souvent inventive, des rapports avec leurs morts.” Souvent, cela se fait en secret – un ésotérisme furtif, aussi intime qu’un cimetière est public. Pour ma part, je compte bien continuer à papoter en douce avec papa. »
juin 202505.06.2025 à 16:48
hschlegel
Alors que la loi sur l’aide active à mourir vient d’être votée à l’Assemblée nationale, la question de la fin de vie continue de faire débat. Loin de l’agora démocratique mais au plus près des situations concrètes, les bénévoles d’accompagnement œuvrent chaque jour auprès de personnes malades, offrant leur présence à ceux qui voient la mort se rapprocher d’eux et réclament parfois d’en finir. Chantal est l’une de ces « présences tranquilles ». Nous l’avons rencontrée.
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C’est devant l’Institut de neurologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, que nous retrouvons Chantal, 75 ans, large sourire et cheveux grisonnants. Le temps n’est pas au beau fixe – une petite bruine recouvre les alentours, sans pour autant griser des mines déjà inquiètes. Bénévole depuis sept ans au sein de la fédération JALMALV (« Jusqu’à la mort accompagner la vie »), l’ancienne cadre en entreprise intervient dans le service de neuro-oncologie de l’hôpital. « Le choix de venir en neuro-oncologie a été très personnel. Une amie à moi est décédée très jeune d’une tumeur au cerveau », nous raconte-t-elle. Son histoire personnelle, marquée dès le collège par la perte de son père, est faite de résilience. Pour autant, elle explique qu’elle n’a pas eu « d’élément déclencheur » avant de s’engager. Simplement une volonté d’aider les autres, de se préoccuper de la souffrance d’autrui, avec la volonté aussi de se rendre utile ? « Lorsque j’ai été à la retraite, j’ai eu le souhait de continuer à être utile », confie-t-elle. Poussée par « l’amour de l’être humain », dans lequel sommeille une certaine « spiritualité », Chantal se renseigne et tombe sur le bénévolat d’accompagnement. Qui s’impose comme une évidence.
“Je ne peux pas dire que le mercredi est un jour comme les autres”Depuis, le mercredi est un jour consacré. Plusieurs séances s’étalent sur une même après-midi, toutes les semaines. Quand on lui demande comment elle envisage le rôle du bénévole d’accompagnement, Chantal répond, presque du tac au tac : « Dans le meilleur des cas, on est deux oreilles sur un tabouret. » Pour elle, il ne s’agit ni plus ni moins que d’accompagner, d’écouter et de recevoir. Les bénévoles d’accompagnement sont encadrés à l’origine par la loi Kouchner de 1999. Ils sont « formés à l’accompagnement de la fin de vie » et apportent « leur concours à l’équipe de soins ». Lorsqu’ils s’engagent, ces derniers sont soumis à une régularité de présence, au moins une fois par semaine. Ils sont affectés dans des services de soins palliatifs et de neuro-oncologie ou en Ehpad, selon la demande. Celle-ci peut directement venir des familles et de leurs proches, ou le bénévolat d’accompagnement peut leur être proposé par le personnel soignant. Quoi qu’il en soit, le bénévolat est un rouage précieux, même s’il n’est pas obligatoire, dans l’accompagnement psychologique et social des personnes malades. Au sein de l’association, chaque mois est organisé une table ronde avec un psychologue. Comme tous les autres bénévoles, l’ancienne cadre est une présence tranquille. « Une personne, à n’importe quel moment de sa vie, peut avoir besoin d’être accompagnée », abonde-t-elle. Et de s’exclamer, avec une joviale solennité : « On est vivant, tant que nous sommes là, que nous respirons, nous sommes vivants. » La position forte de Chantal peut être rapprochée de celle que tient Paul Ricœur dans Vivant jusqu’à la mort (publié à titre posthume en 2022), où il entame une longue réflexion sur le rapport à la mort – le sien, celui du personnel soignant et des personnes malades.
“Encore vivants, voilà le mot important” Paul Ricœur
« Encore vivants, voilà le mot important », martèle le phénoménologue. Il en appelle alors « à un autre regard que celui qui voit l’agonisant comme moribond, ayant bientôt cessé de vivre ». Ce regard est celui de la compassion « et non du spectateur devançant le déjà-mort ». Le philosophe se questionne : cet autre regard, qui voit les personnes en fin de vie « comme en appelant aux ressources les plus profondes de la vie », ne pourrait-il pas être autre chose que celui du médecin ? Pour lui, la compassion est un « souffrir-avec », un « lutter-avec » ; en d’autres termes, un « accompagnement ». Accompagner, abonde-t-il, est « peut-être » le mot « le plus adéquat » pour désigner l’attitude « à la faveur de laquelle le regard sur le mourant se tourne vers un agonisant, qui lutte pour la vie jusqu’à la mort, et non vers un moribond qui va bientôt être un mort ». C’est avec ce regard que Chantal, ainsi que tous les bénévoles de JALMALV, semblent aborder ces séances d’accompagnement. Et nous le comprenons à mesure qu’elle relate son après-midi. Très vite, elle nous prévient : « Même si nous venons avec notre humanité, il faut réussir à se mettre dans une forme de bulle. Il ne faut pas qu’il y ait d’affect, direct et fort. » Quand elle rentre dans une chambre, la bénévole ne sait jamais à quoi s’attendre. Elle peut en ressortir au bout d’une heure ou… à peine quelques minutes. « Je ne peux pas m’attendre à quelque chose, chaque accompagnement est unique, et c’est changeant d’une chambre à l’autre », avance-t-elle. « Aujourd’hui, deux personnes étaient joyeuses et avaient le sourire », poursuit-elle.
“Même si nous venons avec notre humanité, il faut réussir à se mettre dans une forme de bulle. Il ne faut pas qu’il y ait d’affect, direct et fort” Chantal, accompagnante bénévole
Mais le bénévolat s’accompagne aussi de tragédies et de moments difficiles, contre lesquels l’être humain n’est pas – ou peu – armé. C’est notamment le cas quand survient un décès ou que des familles rendent visite à leur proche, alors que Chantal suit le cours de son après-midi. Après un léger soupir qu’elle tente de contenir, elle évoque avec une certaine pudeur cet aspect de son bénévolat. « Ce qui a été le plus difficile aujourd’hui, c’était un couple de parents qui ont un jeune fils, très malade. C’est toujours très compliqué de les voir dans ce genre de situations », explique-t-elle. La bénévole ne s’y fait pas. Le deuil des parents lui est presque insupportable. Mais cette situation, Chantal la connaît malheureusement bien. Il y a quelques mois, elle accompagne pendant de longues semaines un jeune homme d’une trentaine d’années, dans une situation analogue. Un mercredi, dans les couloirs de l’hôpital, elle remarque plusieurs personnes passer la porte d’entrée de sa chambre : père, mère, famille proche. Quelques instants plus tard, son regard croise celui de la mère. « Je passe d’une chambre à l’autre et je vois la maman sortir. En un regard, j’ai compris, j’ai mis mes mains sur mon cœur, j’ai su que c’était fini, les mots étaient inutiles », confie-t-elle, émue. Elle repense aussi à une autre fois où en entrant dans la chambre, elle est tombée nez à nez sur la famille, réunie autour du lit d’hôpital pour un dernier au revoir. « Il n’y avait pas grand-chose de plus à dire », glisse-t-elle la voix pesante.
Préparer la mort, appréhender le deuilAccompagner bénévolement les malades, c’est approcher avec des inconnus l’imminence de la mort, mais c’est aussi souvent être confronté au deuil et à la souffrance de leurs proches. Chantal nous confie que c’est l’aspect le plus compliqué de son bénévolat. « Il y a des moments qui peuvent être très éprouvants, surtout avec les parents qui viennent de perdre leur enfant », appuie-t-elle. Saisie par l’émotion ou perturbée par une séance, Chantal prend parfois la décision délicate de sortir de la chambre, ou d’écourter son après-midi. « Il m’est arrivé de sortir de la chambre les larmes aux yeux parce que c’était trop dur, à tel point que j’aurais pu arrêter mes accompagnements cet après-midi-là », reconnaît-elle. Dans ces moments, elle sait qu’elle ne pourra pas être l’oreille attentive qu’elle aspire à être lors de ses séances. Pourtant, même si certaines journées peuvent s’avérer plus éprouvantes que d’autres, sa volonté d’accompagner se raffermit à mesure que les semaines passent. D’une implacable force d’esprit, Chantal s’en tient à l’essentiel : « Je n’ai jamais eu de doutes. J’ai toujours tendance à voir le verre à moitié plein. » Surtout, ces accompagnements semblent lui apporter un supplément d’âme, une énergie vive. « Je ne me suis jamais senti aussi vivante que depuis que je fais ces accompagnements », s’exclame-t-elle dans une formule très proche de ce cherchait à penser Ricœur. Et de poursuivre : « Je donne ce que je peux, mais mon Dieu ce que je reçois ! » Dans cette configuration particulière, où les personnes malades sont face à un bénévole qui leur est inconnu, les langues se délient et les témoignages deviennent profonds. « C’est exceptionnel ce que certaines personnes osent me dire et qu’elles ne diraient pas à leur famille », nous glisse-t-elle, sans entrer dans les détails.
“Je ne peux pas m’attendre à quelque chose, chaque accompagnement est unique, et c’est changeant d’une chambre à l’autre” Chantal, accompagnante bénévole
Pour Chantal, la mort n’est pas une question si incongrue, à l’heure où elle demeure un tabou dans les discussions entre proches, amis ou collègues. Si elle accompagne la vie, parfois jusqu’à ses derniers balbutiements, elle ne peut s’empêcher de se poser la question de la finitude et de s’y frotter. En tout cas, l’ancienne cadre parle de la mort « beaucoup plus librement » depuis qu’elle est bénévole. Peut-être parce que les personnes qu’elle rencontre lui donnent un supplément d’âme et d’énergie. Et que face à elles, le bénévolat a possiblement quelque chose de galvanisant. « Beaucoup de ceux que je vois me disent qu’ils ont un goût de la vie beaucoup plus fort qu’avant d’être malades », avance-t-elle. Un constat également soulevé par Paul Ricœur. Pour le philosophe, « les malades en train de mourir ne se perçoivent pas comme moribonds, comme bientôt morts, mais comme encore vivants ». Une pulsion de vie s’affirme à mesure que les fonctions vitales du corps déclinent. Ce qui occupe la capacité de pensée « encore préservée, dit-il, ce n’est pas le souci de ce qu’il y a après la mort, mais la mobilisation des ressources les plus profondes de la vie à s’affirmer encore ».
“Il y a tellement d’anonymes derrière les murs à qui il faudrait donner la parole”Cela étant dit, ceux qui savent leur vie condamnée à la souffrance peuvent avoir envie de s’extirper de cette condition qui les enferme, et demander à partir. La mort obsède. La belle mort d’autant plus. Il y a parfois l’idée de réussir sa mort comme l’on réussit sa vie [à ce sujet, lire notre grand entretien avec le cinéaste Costa-Gavras, Denis Podalydès et Cynthia Fleury]. Alors même qu’une loi sur l’aide active à mourir vient d’être votée à l’Assemblée nationale le 27 mai dernier, le sujet du choix de sa mort déchire, divise, inquiète. Chantal, en tant que bénévole d’accompagnement, s’en tient à la position de son association, qui est contre. Dans une note parue sur le site de JALMALV en novembre 2024, l’association alerte « sur les conséquences possibles, pour les individus et pour la société, des évolutions législatives envisagées, qui donnent le droit de provoquer la mort ». Selon eux, il faut investir dans les soins palliatifs, vus comme une « réponse » à une demande de suicide assisté. Et pour les personnes dont la demande est persistante, l’association estime que la réponse ne peut pas être donnée par une « loi générale nouvelle, mais par des décisions éthiques, prises par des médecins et des juges, au cas par cas ».
“Beaucoup de ceux que je vois me disent qu’ils ont un goût de la vie beaucoup plus fort qu’avant d’être malades” Chantal, accompagnante bénévole
Si on l’interroge en tant que citoyenne, d’un point de vue plus personnel, c’est un autre son de cloche qui remonte. Loin de toute position arrêtée contre le principe de l’euthanasie, Chantal fait part de ses interrogations et de ses doutes. « Au sujet de la maladie de Charcot, par exemple, je m’interroge. Il n’y a, à mon avis, que les personnes qui se trouvent dans cette situation-là qui peuvent en dire quelque chose », avance-t-elle, hésitante. Et insiste : « Il y a tellement d’anonymes derrière les murs à qui il faudrait donner la parole ! » Chantal leur donne une voix, ne serait-ce que minime. Elle recueille les pensées, les soupirs, les souffrances et les pleurs de ceux dont la parole est étouffée entre les murs de l’hôpital. De chambre en chambre, elle accueille les histoires de tous ceux qui l’ont laissé s’asseoir auprès d’eux. Chantal se souvient de deux rencontres marquantes : « Dans ce service de neuro-oncologie, j’ai rencontré un monsieur qui m’a suppliée de l’aider à mourir. Puis une dame d’un âge identique, très malade, décharnée, maigre, squelettique, qui m’a dit “moi j’aime la vie, c’est beau la vie, j’aime la musique, j’aime la nature, je veux vivre” ! » Comme pour rappeler qu’il y a autant de visions de la maladie, et de l’après, que d’individus malades. Le bénévolat d’accompagnement n’est pas un « gémir-avec », comme la « pitié » et la « commisération ». C’est un « lutter-avec », affirmait avec force Paul Ricœur. Pour Chantal, c’est une évidence qu’elle met en pratique tous les mercredis.
juin 202505.06.2025 à 14:53
hschlegel
À l’occasion de la dixième édition des Rencontres philosophiques de Monaco qui s’ouvre le 10 juin prochain pour une semaine autour de la question de la vérité, Laura Hugo, directrice de l’événement aux côtés de Charlotte Casiraghi, Robert Maggiori et Raphael Zagury-Orly, nous en livre l’esprit et le programme.
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Les Rencontres philosophiques de Monaco ont été lancées il y a dix ans par Charlotte Casiraghi, Robert Maggiori, Raphael Zagury-Orly et vous-même. Quel était l’idée initiale ?
Laura Hugo : Charlotte Casiraghi en a eu l’idée avec Raphael Zagury-Orly et Robert Maggiori, son ancien professeur de philosophie, et m’a proposé de rejoindre l’aventure, il y a dix ans. L’idée au départ était de mettre en place un prix de philosophie qui récompenserait le meilleur essai de l’année – ce qui était rare ou inexistant alors dans le paysage philosophique francophone. À partir de là est né le projet d’organiser des rencontres plus régulières tout au long de l’année à Monaco en proposant à un public élargi des conversations ouvertes, sur des thèmes choisis par Les Rencontres, entre des penseurs, des écrivains, des artistes, des psychanalystes, etc. L’expérience de la rencontre avait été décisive dans le contact initial de Charlotte Casiraghi avec son professeur de philosophie au lycée. Elle a été mise au centre du festival : rencontre entre philosophes, bien sûr, mais rencontre avec le public et rencontre avec les interrogations du présent, aussi. Le projet a été lancé sans savoir s’il serait pérennisé et s’il existait un public pour une telle aventure à Monaco. Or il a tout de suite été au rendez-vous. Et cela nous a convaincus de la nécessité de pérenniser et même d’élargir la démarche, qui grandit d’année en année.
“Le thème de cette année, la vérité, est à la fois un thème classique et un enjeu contemporain fondamental avec le développement de la désinformation, du complotisme, des réseaux sociaux et de l’Intelligence artificielle” Laura Hugo
Est-ce que le fait que les Rencontres se tiennent à Monaco, à l’initiative d’une figure de la famille princière, plus connue pour son activité dans la mode que pour son attrait précoce pour la philosophie, a pu faire barrage au projet au début?
Il a fallu déconstruire l’image élitiste que peut avoir la philosophie. Robert Maggiori, philosophe et critique littéraire, compagnon de route de figures essentielles de la philosophie française, a convaincu les nouvelles générations de nous rejoindre. La qualité des premiers intervenants a aussi compté. Ensuite, nous avons eu le souci assez vite de décloisonner l’événement de manière à faire émerger dans la Cité des espaces de pensée : au-delà des conférences, débats, conversations, remises de prix qui se tiennent dans le magnifique théâtre Princesse Grace, nous organisons également des rencontres avec les institutions à Monaco telles que le nouveau musée National de Monaco et le Pavillon Bosio, mais aussi des groupes de réflexion auprès des soignants au Centre hospitalier Princesse Grace, auprès des enseignants des collèges et lycées, autour de questions qui les concernent, comme celle du soin. Nous cherchons à créer des espaces de pensée où la philosophie rencontre les pratiques. En collaboration avec la direction de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des sports, et la Chaire Unesco de philosophie avec les enfants, nous avons aussi organisé la formation des enseignants de la maternelle au CM2 à l’animation d’ateliers de philosophie, de sorte que dorénavant, ces ateliers puissent être intégrés dans chaque classe du primaire à Monaco. Nous invitons aussi les intervenants des Rencontres auprès des lycéens chaque mois.
“L’idée au départ était de mettre en place un prix de philosophie qui récompenserait le meilleur essai de l’année – ce qui était rare ou inexistant alors dans le paysage philosophique francophone” Laura Hugo
De Claire Marin à Camille Riquier en passant par Pierre Guenancia, Paul Audi ou Judith Revel, les philosophes invités ne sont pas les intellectuels médiatiques qui passent à la télé. Mais vous les incitez cependant à s’adresser à un public élargi sur des enjeux liés à l’actualité…
Le critère pour nous est celui de l’exigence, de la rigueur et de l’accessibilité, du partage et de l’écoute. Et la proposition pour le public comme pour ceux qui interviennent est celle de l’écoute mutuelle autour des questions philosophiques qui nous concernent tous.
Le thème de cette dixième édition est celui de la vérité. Pourquoi ce choix ?
C’est à la fois un thème classique et un enjeu contemporain fondamental avec le développement de la désinformation, du complotisme, des réseaux sociaux et de l’Intelligence artificielle. Il nous est apparu essentiel de parler des effets de ce nouvel espace public sur notre rapport à la vérité, effets délétères, avec les fake news mais positifs également – pensons au rôle des réseaux sociaux dans la libération de la parole des femmes…
Chaque année, le gagnant du Prix PhiloMonaco de l’Essai de l’année précédente est invité à délivrer une conférence sur la question “Qu’est-ce que la philosophie”. Pourquoi ?
Nous voulons maintenir ouverte l’idée de la philosophie, qui est toujours à redéfinir. Nous invitons donc les lauréats du Prix à nous délivrer cette présentation chaque année : chacun a un itinéraire singulier, chacun est venu à la philosophie pour des raisons différentes, ils nous racontent le cheminement qu’ils ont suivi, ce qui a déclenché en eux le désir de philosopher et comment elle les accompagne dans leurs recherches, leurs écrits et dans leur vie.
Pour tout savoir sur les prochaines Rencontres philosophiques de Monaco, qui s’ouvriront le 10 juin 2025, rendez-vous sur le site officiel de l’événement.
juin 202505.06.2025 à 12:05
nfoiry
Lisez trois fois le sujet sur lequel vous avez choisi de plancher parmi ceux proposés sur notre site. Notez les concepts importants, les étapes de l’argumentation, les termes qui méritent d’être explicités. Puis, lisez les éléments de correction qui suivent, avant de revenir pour voir ce que vous aviez manqué lors de vos premières lectures. Si vous avez le temps, rédigez une introduction.
➤ Et retrouvez ici notre programme complet de révision, jour par jour juin 202505.06.2025 à 12:00
hschlegel
Les philosophes adorent inventer des termes étranges, mais qui sont essentiels pour comprendre leur pensée. Par exemple, la « puissance », chez Aristote, qu’il oppose à l’« acte » et qui lui permet de comprendre comment les choses se meuvent et évoluent, se réalisent même dans le changement. Explications, par Nicolas Tenaillon.
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Concept central dans la philosophie d’Aristote, la puissance (dynamis) désigne chez lui tantôt ce qui ce qui est en devenir, tantôt ce qui n’est qu’à l’état virtuel. Dans le premier cas, la puissance est dite « active » parce que le développement de l’être est considéré comme interne et naturel. Par exemple, la chenille est un papillon en puissance. Dans le second cas, la puissance est dite « passive » parce qu’elle ne désigne qu’une simple possibilité dans un futur indéterminé. Par exemple, le marbre peut devenir statue mais, sans l’action du sculpteur, il demeure du marbre brut. Couplée au concept d’acte (energeia ou ergon), la puissance permet à Aristote de penser tout d’abord de manière originale les objets de la physique.
La puissance de la matièreScience de la nature (physis), la physique est plus précisément la connaissance de ce qui est en mouvement (déplacement aussi bien qu’accroissement), ce par quoi se distinguent les êtres naturels (des astres aux animaux). Pour parvenir à connaître l’essence de ces êtres, Aristote associe au couple puissance/acte un autre couple conceptuel : celui de la matière (hyle) et de la forme (morphe ou eidos). Un être naturel est en effet ce qui a en lui-même le principe de son mouvement et qui, pour réaliser son essence, s’actualise en « informant » sa matière (hylémorphisme), condition de son individualisation. La puissance est alors ce qui permet le mouvement compris comme passage d’un état à un autre, comme changement manifeste. Si la matière lui est corrélative, c’est parce que la puissance n’est pas ce qui fait advenir un être à partir de rien, mais ce qui permet la transformation de quelque chose en quelque chose d’autre.
➤ Retrouvez les grands concepts des philosophes expliqués dans notre dossier dédié !
Pour Aristote, la nature est ainsi toujours en train de se faire à partir d’une matière qui n’est jamais totalement indéterminée, de sorte que la puissance est moins une possibilité pure qu’une faculté. Chaque être naturel tend en effet vers une finalité qui lui est propre : tomber pour la pierre, croître pour la fleur, voir pour l’œil. C’est pourquoi d’ailleurs l’acte se traduit aussi par entelechia, terme qui souligne que l’actualisation de la puissance est orientée vers une fin (telos) déterminée. Le couple dynamis/entelechia se retrouve par exemple en psychologie : dans son traité De l’âme, Aristote définit l’âme comme « l’entéléchie première d’un corps ayant la vie en puissance », car l’âme est ce qui donne vie et sens à la plante, à l’animal, à l’homme par la nutrition, la locomotion, la pensée.
Au commencement était l’acteD’un point de vue métaphysique (science de ce qui est séparé et éternel), l’analyse de la puissance s’enrichit de considérations évaluatives. Aristote soutient en effet que ce n’est pas la puissance mais l’acte qui est premier, priorité qui est à la fois logique et axiologique. Pourquoi ? Parce que tout en étant finalisé dans la nature, c’est l’acte qui détermine ce vers quoi tend ce qui est en puissance. Aussi lorsqu’Aristote écrit : « L’acte est antérieur à la puissance, en définition, en temps et en substance » (Métaphysique, livre Θ, chapitre 8), faut-il comprendre qu’il y a pour lui une prévalence de l’acte sur la puissance dans la mesure où ce qui est achevé, actualisé, vaut toujours plus que ce qui est en train de s’accomplir et qui peut échouer à atteindre son but comme on le voit dans l’étude qu’Aristote consacre aux monstres (tératologie), comme par exemple la naissance d’un poussin à quatre pattes qui témoigne d’un accident de la nature dans la réalisation d’un membre d’une espèce. Et l’on comprend alors que Dieu, « premier moteur immobile » qui rend possible le mouvement, puisse être défini aussi par Aristote comme « acte pur ». Pour l’être parfait en effet, tout est accompli et rien n’est en puissance. L’acte pur, détaché de toute matière et de tout changement, est une pensée pure qui se prend elle-même pour objet, « pensée qui se pense elle-même en saisissant l’intelligible » (Métaphysique, livre λ). Ainsi, parti d’une observation minutieuse de la nature, de son mouvement, de la mutation des phénomènes, Aristote en vient-il progressivement à faire de la puissance, révélée par l’acte, un concept décisif pour comprendre comment ce qui se meut et évolue peut conserver son essence tout en établissant que cette faculté signale une certaine imperfection qui oblige à élever la réflexion à un rang supérieur en spéculant sur ce qui rend la puissance elle-même possible.
juin 202505.06.2025 à 08:00
nfoiry
« Le livre n'a rien à craindre de la technique », prophétise l'écrivain Stefan Zweig, dans Éloge du livre, un volume de textes en partie inédits qui vient de paraître. Un ouvrage lumineux et plus que jamais nécessaire que vous présente Martin Legros dans notre tout nouveau numéro, à retrouver également chez votre marchand de journaux.
juin 2025