05.03.2025 à 14:33
hschlegel
Prix du jury à Cannes l’an passé, des César en pagaille la semaine dernière, deux Oscars, deux Golden Globes et une ribambelle de prix divers et variés : sortie l’été dernier, l’étonnante comédie musicale de Jacques Audiard Emilia Pérez s’intéresse au destin d’une femme trans mexicaine, ancienne chef d’un gang de narcotrafiquants qui tente de reconstruire sa vie grâce à une avocate. Un film « inattendu et virevoltant » pour Ariane Nicolas : (re)découvrez sa critique ici.
mars 202505.03.2025 à 08:00
nfoiry
Lors de la plaidoirie finale qu’il a prononcée au procès des viols de Mazan, en décembre dernier, Antoine Camus, l’un des avocats de Gisèle Pelicot, a invoqué la « banalité du mal » de Hannah Arendt et la « conversation des sexes » de Manon Garcia, qui se trouvait depuis plusieurs semaines dans la salle d’audience du palais de justice d’Avignon. Alors que la philosophe féministe fait paraître aujourd'hui un essai tiré de cette expérience, Vivre avec les hommes. Réflexions sur le procès Pelicot (Climats), ils tirent les leçons de cette affaire sans précédent dans ce dialogue extrait de notre nouveau numéro.
mars 202504.03.2025 à 18:00
hschlegel
« Lorsque j’ai entendu la remarque ironique de Donald Trump sur la tenue de son homologue ukrainien en l’accueillant à la Maison-Blanche vendredi dernier (“Oh, mais vous vous êtes mis sur votre 31 aujourd’hui”), j’ai senti que le signal était donné : celui du permis d’humilier. Cela n’a pas manqué.
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Dans le Bureau ovale, un journaliste de la chaîne d’extrême droite Real America’s Voice a demandé à Zelensky pourquoi il “refusait” de porter un costume dans le bureau ovale, en ajoutant que “beaucoup d’Américains ont un problème avec le fait que vous ne respectiez pas la présidence”. Puis ce fut au tour de J. D. Vance et de Donald Trump de s’acharner. Aujourd’hui, les États-Unis suspendent leur aide à l’Ukraine pour obtenir des excuses de la part de celui qu’ils ont cherché à humilier. Quels sont les buts et les effets de cette attitude ?
Humilier répond à trois objectifs. Le premier est parfaitement assumé par l’exécutif américain : rendre humble. Dans l’esprit de Donald Trump, Volodymyr Zelensky s’est déconnecté du réel. Habitué à passer pour un héros aux yeux du monde libre, devenu arrogant face à tous les honneurs qui lui sont faits depuis trois ans, il aurait tout simplement oublié qu’il n’a pas les moyens de ses exigences. Le président américain, qui sent bien les humeurs populaires, a voulu lui faire perdre de sa superbe et le remettre à sa place. À ses yeux, Zelensky devrait remercier les États-Unis et signer tous les documents qu’on lui propose, au lieu de rester ferme dans ses positions. Au fond, la volonté d’humilier tire elle-même sa source dans un sentiment d’humiliation. L’homme du deal vite fait mal fait ne peut supporter que quelqu’un ait une vision plus ample et plus réaliste de la situation.
Le deuxième but est d’anéantir la volonté de son interlocuteur, de lui faire perdre sa confiance en soi, de le casser moralement. Comme l’explique le philosophe Olivier Abel, l’humiliation “peut briser la capacité d’agir. […] En s’attaquant au sujet parlant, à son crédit, à sa réputation, à son droit d’accès au langage, l’humiliation disqualifie, elle tend à rompre toute possibilité de discussion” (De l’humiliation, Les Liens qui Libèrent, 2023). Zelensky est désormais sommé de demander pardon pour son impudence. Non seulement il a laissé les Russes attaquer son pays, non seulement il demande justice et réparation, mais en plus, il tient tête aux Américains. Aux yeux de Donald Trump, il n’a plus son mot à dire dans les futures discussions avec la Russie. Il mérite de disparaître au plus vite. Tiens, c’est exactement ce que veut Poutine.
Le troisième effet est plus vicieux. Il a été bien décrit par Dostoïevski, qui a peuplé son œuvre de personnages humiliés, offensés, etc. Prenons le narrateur des Carnets du sous-sol (1864). Ce petit fonctionnaire méchant et pervers est écrasé par la domination sociale et le mépris de soi. Mais la “conscience trop éclatante de sa propre humiliation ; de ce que tu sens toi-même que tu as atteint une dernière limite ; que c’est ignoble, mais qu’il ne peut en être autrement” lui offre des voluptés inédites. Ce trouble plaisir masochiste enclenche également d’autres effets. Le ressentiment, la haine de soi et d’autrui, le désir de revanche sont les rejetons tardifs de l’humiliation. Si les Ukrainiens, abandonnés par leurs alliés, trouvent un exutoire à leur frustration et leur honte dans la désignation de boucs émissaires à l’intérieur ou à l’extérieur, dans un nationalisme agressif, dans le refus de forces d’interposition européennes, dans l’envie de poursuivre la guerre à tout prix… cela ferait évidemment le jeu de la Maison-Blanche et du Kremlin. Washington y verra la preuve que ces Ukrainiens sont vraiment ingrats et ingérables. Moscou en tirera prétexte pour reprendre les hostilités. Comme le dit encore Olivier Abel, “l’humiliation appelle toujours l’humiliation”. Il rappelle que le terme vient d’humus, la terre féconde – ce qui signifie que si l’on vous abaisse vers la terre, des plantes vénéneuses risquent d’en naître.
L’humiliation est donc une politique délibérée. Elle permet à Donald Trump de poursuivre sa stratégie contestée du deal. Elle vise à démonétiser la voix de Zelensky. Elle tente d’insinuer un poison lent et destructeur dans la société ukrainienne. Mais, comme l’affirme Olivier Abel, si l’humiliation ne se combat pas, elle peut tout de même se déjouer. Il faut pour cela l’ignorer ou la décaler. C’est ce qu’a tenté de faire le président ukrainien en répondant au journaliste qu’il abandonnerait sa tenue militaire une fois que la guerre serait terminée, avant d’ajouter que son nouveau costume serait plus beau, ou peut-être moins beau, que celui de son interlocuteur. La dignité et l’humour permettent de ne pas laisser l’offense se répandre en soi : “Par l’humour, on apprend à être ’grand’ sans arrogance et ’petit’ sans être humilié”, écrit Abel. Mais la meilleure réponse à l’humiliation vient surtout des Ukrainiens eux-mêmes, qui ne se laissent pas intimider et continuent, concentrés sur leur tâche, de défendre leur pays. Sur ce terrain, personne ne peut les humilier. Et les Européens, qui boivent également la tasse amère de l’humiliation, devront sans doute s’en inspirer. »
mars 202504.03.2025 à 16:12
hschlegel
Atterrée par les révélations de l’affaire dite de Bétharram, la philosophe chrétienne Laurence Devillairs nous adresse cette tribune. Où elle plaide pour la fin des « zones de non-droit » que constituent les institutions de l’Église, favorisant, par leur mode de fonctionnement même, l’abus de pouvoir, le silence et l’impunité.
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Comme tous, j’ai été profondément choquée et plongée dans une grande tristesse en prenant connaissance de l’affaire Bétharram [des abus sexuels et des violences répétées sur des élèves, par l’équipe pédagogique et l’encadrement religieux d’un collège catholique privé des Pyrénées-Atlantiques, qui auraient fait potentiellement plus de 150 victimes en plusieurs décennies], qui sera probablement suivie, hélas, d’autres dossiers du même genre. Quand on subit la violence au sein d’une institution catholique, mais sans doute en va-t-il ainsi dans toute institution, il n’y a plus ni dehors ni secours. Il ne règne que l’entre-soi, où le tyran, entouré de ses complices – par lâcheté ou par intérêt – bénéficie de la plus totale impunité.
On parle volontiers en ce cas de la loi du silence ; elle n’a toutefois rien d’une loi mais elle est bien plutôt la conséquence du fait que les institutions constituent des zones de non-droit. Ce qui vaut loi, ce sont le clientélisme, un système de complaisances et de favoritisme, l’arbitraire, c’est-à-dire la volonté d’un seul ou de quelques-uns, et la peur. Plus de dehors signifie précisément que même invoquer la loi – le droit du travail, le code civil, les droits de l’homme, les commandements divins, le message de l’Évangile, le Christ – n’est plus possible, ou alors perverti pour servir le pouvoir en place.
Le scandale de Bétharram, comme les autres dossiers d’abus sexuels au sein de l’Église – ceux recueillis par le rapport Sauvé, ceux entourant la personne d’Henri Grouès dit l’abbé Pierre, ceux encore inconnus, ceux que l’on a tus et que l’on tait encore – trouvent, selon moi, leur origine dans l’abus de pouvoir. S’il y a abus sexuels, c’est parce qu’il y a d’abord et de façon systémique abus de pouvoir. Au sein de ces institutions, un seul ou plusieurs sont structurellement autorisés à imposer leur volonté, sans que personne, ou presque, ne s’indigne ni ne se révolte.
➤ À lire aussi : Rapport Sauvé. Laurence Devillairs plaide pour une « justice du témoignage »
La Boétie l’a parfaitement identifié dans son Discours de la servitude volontaire : un tyran ne peut exercer sa tyrannie qu’avec l’appui et le relais qu’il trouve dans les « tyranneaux », à savoir tous ceux qui, pour préserver leur confort, leur poste, leur tranquillité, le laissent avilir, déshonorer et violenter sans jamais être inquiété. C’est, toujours selon les mots de La Boétie, un complot : « Entre les méchants, quand ils s’assemblent, c’est un complot, non pas une compagnie ; ils ne s’entraiment pas, mais ils s’entre-craignent ; ils ne sont pas amis mais ils sont complices. » Certains ont pu, au départ, agir sous la contrainte, car le pouvoir se confond alors avec la force. Cependant, vient un moment où « ils servent sans regret » et exécutent avec zèle ce qui est imposé.
“S’il y a abus sexuels, c’est parce qu’il y a d’abord et de façon systémique abus de pouvoir” Laurence Devillairs
C’est ce premier point qu’il me paraît important de souligner. Il s’agit de ce que l’on pourrait appeler un continuum de la violence, qui commence par hurler sur quelqu’un, mentir, interdire la moindre contradiction, et qui finit par le viol et l’agression. Si une première violence est autorisée, les autres en découlent. C’est cette permissivité, cette licence donnée à toute forme de violence, cette absence de tiers ou de limite posée au pouvoir, qu’il faut condamner. Concernant le cas particulier de l’Église, donner plus de place et de fonction aux laïcs et aux femmes demeurera de fait sans effet : on ne fera que remplacer une cléricature abusive par une autre, tout aussi abusive. Ce qu’il faut, c’est avant tout que justice soit faite. Elle seule permet de briser l’entre-soi, de dénoncer les exactions et de révéler la vérité. La justice des tribunaux est en ce sens indispensable.
Toutefois, elle doit s’associer, non pas à une « justice restaurative », dont on parle beaucoup de nos jours, mais qui reste largement obscure, non codifiée, essentiellement psychologisante – comme si le mal pouvait se dissoudre dans la psychologie – et souvent assortie d’un renoncement aux indemnisations financières, qui seraient en effet très coûteuses pour l’Église, mais d’une justice transformative.
J’emprunte l’expression à la canadienne Ruth Morris, qui l’utilise pour souligner la nécessité de lutter contre l’injustice et les inégalités institutionnalisées à la source des actes d’agression ponctuels. Je lui attribue pour finalité de combattre ce qui permet l’injustice, à savoir l’impunité, l’entre-soi et la violence liés à l’exercice, la distribution et l’équilibre des pouvoirs. C’est ce qui rend possible l’injustice qu’il faut transformer, sans se contenter de la dépasser en réparant ou en se réconciliant.
Qu’a fait l’État, que fait l’Éducation nationale, pour que la loi de la République soit respectée dans les institutions (religieuses) ? Rien. Ces dernières ont été laissées à elles-mêmes et à leur régime d’exception. Que valent réellement les diplômes délivrés par ces institutions sous contrat ? Qui en valide l’enseignement ? Qui vient entendre les élèves ? Qui se préoccupe du respect des personnes ?
“Les institutions religieuses ont été laissées à elles-mêmes et à leur régime d’exception, sans que l’État intervienne” Laurence Devillairs
S’il faut une justice transformative des institutions, c’est parce que c’est toute une société qui est responsable et coupable de ce que des victimes, pendant des décennies, ont enduré. Certaines de leurs familles préfèrent parfois taire les violences, pensant ainsi préserver la foi. Mais elles ne font que maintenir une institution qui précisément trahit la foi. On ne sauvera pas l’Église par le silence. On la sauvera par le témoignage.
Je suis catholique, depuis toujours, c’est ma mémoire la plus ancienne et la plus vivante. C’est dire combien je souffre. Ma position semblera peut-être radicale, mais la radicalité est à la hauteur de l’épreuve endurée : il faut que cette Église soit pleinement épurée de ses éléments indignes. Si elle est le lieu de la vie et de la vérité, il faut que la vie et la vérité y soient respectées comme nulle part ailleurs. Et il faut que, comme nulle part ailleurs, ce qui insulte la vie et altère la vérité y soit condamné.
La période que nous vivons, nous chrétiens, depuis la révélation des premiers scandales, est de continuer à entretenir la foi contre l’institution elle-même ou sans elle. Je dois toutefois souligner que dans cette situation inédite de chrétiens avec la foi mais sans église, des prêtres, tout simplement parce qu’ils sont des hommes de valeur, des religieuses, parce qu’elles sont des femmes de parole, restent des soutiens indéfectibles.
“On ne sauvera pas l’Église par le silence. On la sauvera par le témoignage” Laurence Devillairs
La première chose à faire dans l’immédiat pour lutter contre la constitution des institutions – le terme doit être mis au pluriel car l’Église n’est pas seule fautive – en zones de non-droit est lever le délai de prescription de 20 ans pour les crimes. Pour quelle raison ? Parce que ce que l’on a subi, on l’a subi pour toujours. Le temps du sujet, de ce que l’on est, est celui de l’éternité : les années qui passent ne peuvent effacer l’injustice et la violence endurées. À jamais, le criminel a empêché sa victime d’être et d’être soi. Il l’a privée de son présent, de son passé, en la séparant d’elle-même, et surtout de son futur : elle ne sera plus ce qu’elle aurait pu être si elle n’avait pas croisé la route d’un tyran ou d’un violeur.
Je comprends à présent que la Bible puisse parler d’un Dieu vengeur : à qui s’adresser quand on a vécu de telles souffrances ? À un Dieu d’amour et de pardon ? « À moi la vengeance, à moi la rétribution, dit le Seigneur » (Paul, Lettre aux Romains, 12, 20-21). Je ne suis pas certaine que l’heure soit au pardon ou à son équivalent, la justice restaurative. Ce que l’on doit aux victimes, c’est de les entendre enfin, de leur rendre justice, dans les tribunaux d’abord, puis dans les institutions pour que jamais plus, cela ne soit possible.
Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France, parlait récemment à propos de l’affaire Bétharram de « tragique » : « Nous avons les choses sous les yeux et nous ne les voyons pas, c’est ça le tragique. » Le tragique, c’est aussi lorsque des instances du bien deviennent des institutions du mal. La seule chose qu’auront permis ces scandales récents, c’est précisément de nommer le mal pour le condamner.
mars 2025