21.11.2024 à 15:11
hschlegel
Les premières neiges sont tombées sur une large partie de la France, aujourd’hui. Ce qui ne manque pas de susciter beaucoup d’enthousiasme, surtout en Île-de-France et parmi les habitants des grandes villes. Mais pourquoi la neige nous rend-elle heureux ?
La réponse des philosophes et des poètes, par Octave Larmagnac-Matheron, dans cette archive de 2022… toujours d’actualité !
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novembre 202421.11.2024 à 12:48
hschlegel
Le nouveau bras droit de Donald Trump inquiète. Pour comprendre la vision du monde de ce grand lecteur de science-fiction, Sven Ortoli décrypte ses ouvrages préférés, qui évoquent la peur du déclin et le projet d’une nouvelle élite cosmique. Prémonitoire ?
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Musk n’est ni le premier ni le dernier inventeur-entrepreneur de génie à être influencé par des romans de science-fiction. C’est même la règle, plus que l’exception, chez la plupart des pionniers de la conquête spatiale : la lecture de Herbert Georges Wells ou de Jules Verne a été déterminante – c’est bien documenté – dans les vocations des précurseurs de l’astronautique Robert Hutchings Goddard (aux États-Unis) et de Constantin Tsiolkovski en Russie, ou encore de Neil Armstrong. Elon Musk, quant à lui, cite trois auteurs qui l’ont particulièrement marqué : le cycle Fondation d’Isaac Asimov, Le Guide du voyageur galactique de Douglas Adams et le Cycle de la Culture de Iain Banks. Il a rendu hommage au premier et au second en février 2018 lors du vol inaugural de la fusée Falcon Heavy de SpaceX. Ceci lui a permis de placer en orbite sa Tesla personnelle, un roadster rouge cerise emportant dans la boîte à gants un micro disque de cristal de quartz encodant la trilogie d’Asimov, plus un exemplaire du guide best-seller de Douglas Adams. Avec en prime un clin d’œil à l’une des phrases cultes du livre, un panneau « Don’t panic » sur le tableau de bord.
Quant au Cycle de la Culture, Musk l’a célébré en affirmant à plusieurs reprises que « si vous voulez le savoir, je suis un anarcho-utopiste comme ceux décrits par Iain Banks ». Il l’a en tout cas suffisamment admiré pour avoir baptisé ses ASDS, acronyme de Autonomous Spaceport Drone Ship – autrement dit ses barges autonomes destinées à récupérer les premiers étages de ses fusées – de noms empruntés aux vaisseaux superintelligents (et pince-sans-rire) de l’univers de Banks : Just Read the Instructions, ou Of Course I Still Love You, pour n’en citer que deux.
Pourquoi ces trois ouvrages en particulier ?Quel est le point commun de ces trois ouvrages ? Commençons par examiner leur contenu :
Fondation raconte comment un homme de génie invente une science, la psychohistoire – savant mélange de statistiques, de psychologie des masses et d’histoire – qui lui permet de prévoir la chute de l’empire galactique dont il est l’un des administrateurs. La psychohistoire concilie déterminisme et libre arbitre, comme dans un gaz moléculaire : « On ne peut pas prédire les déplacements d’une molécule isolée mais on peut dire avec précision ce que feraient des quintillions de molécules ». Asimov commence à écrire son cycle au début de la Seconde Guerre mondiale après avoir lu Le Déclin et la Chute de l’empire romain de Gibbon. Il imagine comment, pour traverser les âges barbares qui s’annoncent, quelques hommes de génie préservent les savoirs humains sur une planète refuge, cachée comme un monastère à l’autre bout de la galaxie.Le Cycle de la culture de Banks est écrit un demi-siècle plus tard. L’Écossais décrit une utopie techno-anarchiste dans laquelle des intelligences artificielles bienveillantes surveillent une société de l’abondance. Dans cette société galactique, nul n’a besoin de travailler – sauf des volontaires, mi James-Bond, mi-hippies, qui accompagnent certains vaisseaux IA monstrueusement équipés en armes de destruction massives pour assurer les relations diplomatiques avec des civilisations galactiques belliqueuses.Catalogue d’humour potache et absurde composé à partir d’une série d’émissions radio de la BBC, le Guide du voyageur galactique raconte les tribulations d’un des deux survivants d’une Terre atomisée, parce que malheureusement placée sur le tracé d’une autoroute hyperspatiale. Il embarque à bord du Cœur en or, premier et unique vaisseau propulsé par un « générateur d’improbabilité infinie » qui lui permet d’atteindre une vitesse infinie. L’un des plus fameux passages du livre raconte comment Pensées profondes, le deuxième ordinateur le plus puissant de l’Univers parvient, après 7,5 millions d’années, à affirmer à ceux qui l’interrogent au sujet de la question ultime sur la vie, l’Univers et tout le reste, que la réponse est « 42 ». C’est l’une des grandes références de l’humour tech (pensons par exemple à Xavier Niel, qui a baptisé son école École 42).Que disent ces trois livres de Musk ?D’abord que la science-fiction joue un rôle déterminant dans sa vision du monde. Lui-même raconte comment vers 14 ans, après avoir lu Nietzsche et Schopenhauer – « Déprimants, très négatifs » –, il s’est tourné vers la SF. Le souvenir de son grand-père maternel, mort dans un accident d’avion quand il avait trois ans, n’y est probablement pas pour rien : Joshua Haldeman, aventurier en quête d’une cité perdue dans les sables du Kalahari, avait de quoi inspirer ses descendants. Flamboyant, complotiste, extrémiste, raciste, l’homme qui a conduit la famille Musk en Afrique du Sud était dans les années quarante l’un des chefs du mouvement technocratique créé dans le sillage de l’utopiste (et lui-même auteur de science-fiction) Edward Bellamy et de l’économiste et sociologue Thornstein Veblen qui aspirait à la création d’un « soviet des techniciens » pour diriger le monde.
Ensuite, qu’il aspire comme son aïeul – il le tweetait en 2019 – à bâtir une « technocratie martienne » lorsque la planète rouge sera conquise et terraformée. Sa vision politique oscille entre un anarchisme cool et une oligarchie technicienne dirigée par des ingénieurs, ou à la rigueur par des IA bienveillantes.
Enfin, qu’il croit au déclin et à la chute inévitable de notre civilisation. Musk, contrairement à la plupart des trumpistes, est très au fait du réchauffement climatique et se prépare au coup d’après. Anticipant la catastrophe, il se rêve en homme providentiel préservant la culture en attendant une renaissance.
Il y a dans le journal d’Ayn Rand, la prophétesse du mouvement libertarien, que Musk apprécie tout en lui reprochant de manquer d’empathie, un portrait qui lui convient plutôt bien :
“Impérieux. Impatient. Intransigeant. Indomptable. Intolérant. Inadaptable. Passionné. Intensément fier. Supérieur à la foule et intensément, presque douloureusement conscient de cela. Agité, à bout de nerfs. Extrêmement ‘extrémiste’. Un esprit clair, fort et brillant. Un égoïste, dans le meilleur sens du terme”
Notre avenir lui appartient ?
novembre 202421.11.2024 à 08:00
hschlegel
Avoir conscience de la mort, une affaire exclusivement humaine ? C’est cette croyance que la philosophe Susana Monsó réfute dans son récent ouvrage, Playing Possum: How Animals Understand Death (« Faire l’opossum. La conscience de la mort chez les animaux », non traduit). Selon elle, les animaux ont bien une compréhension de la mort, quoique très différente de la nôtre. Explications.
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Susana Monsó, philosophe espagnole spécialisée dans la théorie de la conscience animale, cherche à décrire l’expérience de créatures non humaines. Qu’est-ce que cela fait d’être une chauve-souris, une grenouille, un coléoptère ? Son dernier livre, Playing Possum : How Animals Understand Death (Faire l’opossum : la conscience de la mort chez les animaux, non traduit) paru en octobre, s’inscrit dans cette démarche. Monsó se demande si d’autres espèces que la nôtre possèdent, comme nous, une conscience de la mort. La démarche pourrait sembler étrange, surtout venant d’une philosophe. L’histoire de la philosophie, des éthiques de l’Antiquité jusqu’aux pensées existentielles, semble avoir établi que la conscience de la mort est une réalité strictement humaine. Le caractère éminemment abstrait et complexe du concept devrait exclure a priori les êtres qui ne disposent pas de capacités cognitives aussi développées que les nôtres. Que l’on croie ou non en l’au-delà, il faudrait, pour penser la mort, distinguer le corps de l’âme, la matière de la conscience, et explorer des notions comme l’éternité, l’inéluctabilité, l’universalité, etc. Beaucoup doutent encore du fait que les animaux disposent d’une « théorie de l’esprit », c’est-à-dire d’une faculté de se représenter autrui comme disposant, lui aussi, d’une conscience faite d’affects, de pensées, etc. Comment, dans ce cas, les animaux pourraient-ils concevoir l’interruption, inéluctable et irréversible, de la conscience d’un être – ou une éventuelle vie de l’âme séparée du corps ?
Le problème de l’anthropocentrisme intellectuelSusana Monsó nous invite à nous prémunir de ce qu’elle nomme l’« anthropocentrisme intellectuel ». L’anthropocentrisme en général est la tendance à considérer toute chose selon notre propre point de vue ou nos intérêts humains, comme si le monde était fait pour nous et à notre image. Mais cet anthropocentrisme est plus « intellectuel », affirme Monsó, lorsque nous pensons qu’un concept particulier (l’idée de la mort) a pour seule forme celle que les êtres humains lui donnent. Cette position, commune, a le défaut de faire de la mort un concept rigide. L’autrice cherche au contraire à montrer que ce concept se décline selon différents degrés de complexité, sans pouvoir être réduit au nôtre, lui-même par ailleurs imparfait et inexact. Si connaître la mort était nécessaire pour en avoir le concept, nous en serions en effet privés au même titre que les animaux, incapables que nous sommes de nous figurer notre propre inexistence ou de savoir ce qu’est l’au-delà. Il faut donc accepter que, ne la connaissant jamais, nous puissons la comprendre avec plus ou moins de précision, et s’ouvrir à d’autres manières de la concevoir. La démarche de Monsó est intéressante en cela qu’elle décorrèle le concept de mort de sa vocation dite épistémique : on peut concevoir quelque chose sans la connaître. Même si le concept de la mort est imprécis, il n’en est pas moins une tentative de compréhension intellectuelle, et mérite à ce titre qu’on s’y intéresse.
Le “concept minimal” de mortC’est dans ce cadre que Monsó développe l’idée d’un « concept minimal de mort », à savoir les critères nécessaires et suffisants qui permettent d’affirmer qu’un être saisit la mort d’une manière intellectuelle, et non seulement à partir de réactions physiologiques. Ce concept minimal suppose trois élements. Il doit, d’une part, permettre à l’animal qui le possède de distinguer « avec un minimum de précision » les sujets décédés des autres (endormis, absents, etc.). Il doit, ensuite, comprendre « un contenu sémantique fondamental », à savoir « la non-fonctionnalité et l’irréversibilité » : l’animal doit considérer qu’un cadavre ne pourra plus jamais réaliser ce dont il juge les êtres vivants capables. Le prédateur, par exemple, a un concept de mort s’il se dit après avoir tué sa proie : celui-là ne fuira plus. Enfin, un concept n’est pas inné, mais le résultat d’un apprentissage ; en cela son contenu peut varier en fonction des individus, et rendre possible une multiplicité de comportements qu’on ne peut pas prévoir à l’avance. Le même prédateur peut apprendre, à force de chasser, à se méfier des cadavres et de leur tendance à la putréfaction, mais il peut aussi ne jamais faire d’association de ce type.
Sont exclus, de ce point de vue, les êtres comme les fourmis qui ont, d’après Monsó, un rapport simplement physiologique à la mort. Elles sont dotées d’une faculté olfactive qui leur permet d’identifier leurs congénères défuntes via l’acide généré par leur cadavre, afin de les évacuer de la fourmilière. Cette faculté ne leur permet cependant pas de distinguer les fourmis mortes de celles qu’on a enduites d’acide dans le cadre d’une expérimentation, et qui sont mécaniquement expulsées de la fourmilière. Le rapport des fourmis à la mort n’est pas le fruit d’un processus cognitif d’apprentissage capable de faire évoluer leurs comportements et d’affiner leur lecture du réel ; c’est une réaction instinctive.
“Faire l’opossum” et feindre la mortTout autre est le cas des animaux dotés d’une structure cognitive plus complexe et dont Monsó multiplie les exemples au cours de son enquête. On retient ici celui de l’opossum, petit mammifère (et seul marsupial d’Amérique du Nord) qui donne son titre à l’ouvrage. Ce dernier est capable de feindre la mort en simulant ses marqueurs : réduction de la température corporelle, exhalaisons putrides, bleuissement de la langue : « La thanatose [le fait de feindre la mort] est la dernière pièce du puzzle parce qu’elle est un mécanisme dont l’existence même suggère fortement que le concept de mort est omniprésent dans la nature. Ce n’est pas – et on n’insistera jamais assez sur ce point – parce que l’opossum lui-même comprend qu’il feint la mort, ou le fait à dessein, mais parce que pour expliquer la thanatose du point de vue de l’évolution, il faut postuler que les prédateurs trompés ont un concept de mort. »
Monsó conclut que nous faisons du concept de mort quelque chose d’éminemment abstrait parce que nous n’y sommes, du moins dans les zones géographiques qui en ont le privilège, précise-t-elle, rarement confrontés. L’idée n’est bien sûr pas de le déplorer, mais de se rendre compte de la contingence de notre notion du trépas, si différente de celles développées dans des espaces naturels où le décès représente une réalité des plus quotidiennes et banales.
novembre 202420.11.2024 à 17:07
hschlegel
Comment parler de la montée actuelle de l’antisémitisme ? Avec son livre Tenir tête (Stock, 2024) qui vient de remporter le prix Femina du meilleur essai, Paul Audi propose une approche originale : un échange épistolaire entre deux vieux amis français, un Juif athée et un athée non juif, qui correspondent au sujet de la relance de la guerre israélo-palestinienne depuis le 7 octobre. Un dialogue précis et éclairant qui n’esquive rien de la complexité de la situation.
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Votre ouvrage est-il un témoignage ou un essai ?
Paul Audi : J’ai choisi de tisser ces deux dimensions ensemble. En m’appuyant sur différentes disciplines – histoire, psychanalyse, théologie et philosophie – j’ai étudié les racines de la judéophobie en Orient ainsi que dans les relations complexes que les sociétés orientales ont traditionnellement entretenues avec l’Occident. Mais comme la littérature se doit de témoigner pour tous ceux qui ne se sentent pas autorisés à le faire, mon livre se propose également de décrire ce qui a été vécu par beaucoup d’entre nous, en France, au lendemain des massacres du 7 octobre dans le sud d’Israël, que l’on soit juif ou non. C’est donc l’onde de choc de ces massacres qui m’a intéressé, étant convaincu que les réactions immédiates à l’événement font partie de l’événement lui-même. D’ailleurs, le pogrom a été conçu par les terroristes du Hamas en prévision de ces réactions, y compris de la réponse militaire d’Israël, un État abhorré qui, du côté arabe mais pas seulement, doit être constamment poussé à la faute et dont la malignité doit aussi être révélée à chaque occasion – par exemple, en le contraignant à faire un usage excessif de la force contre une population transformée en boucliers civils.
“Je suis convaincu que les réactions immédiates à l’événement font partie de l’événement lui-même. D’ailleurs, le pogrom du 7 octobre a été conçu par les terroristes du Hamas en prévision de ces réactions”
Il est très rare d’adopter le genre épistolaire, surtout en fiction, pour rédiger un essai. Pourquoi ce choix ?
Je l’ai fait pour au moins deux raisons. D’abord, j’ai voulu écrire un livre où le récit de certains événements se mêlerait à la réflexion, mais où l’amitié, l’entraide, la parole donnée et écoutée auraient aussi, et surtout, une place de choix. Parce que c’est à la fois ce dont nous avons ressenti le besoin dans le désarroi que nous avons vécu – quand tout vacille autour de soi, on a besoin de compter ses amis et de compter sur eux –, et parce que, quand on traite d’un sujet aussi étouffant que la haine identitaire, il est important de mettre en lumière ce qui en est l’exact contrepoint : l’amitié, justement, l’empathie, la compréhension - la complicité qui n’efface pas la différence des points de vue. Ensuite, il me fallait montrer comment l’angoisse grandit en fonction des effets que l’événement déclencheur produit dans la réalité, effets qui n’ont cessé de varier dans le temps, au gré de la conduite de la guerre, de l’augmentation quotidienne du nombre de victimes civiles, de la prolongation de la détention des otages, des prises de position officielles des parties impliquées dans le conflit, et surtout, puisque c’était mon sujet, de l’effet boule de neige des manifestations antijuives qui ont eu lieu et continuent d’avoir lieu sous couvert d’antisionisme. Bref, il s’agissait d’inscrire le temps dans la prise de parole – ce temps de la réflexion qui est la bête noire des réseaux sociaux où tout est réaction immédiate – en montrant, par exemple, comment ce qui pouvait paraître évident en novembre 2023 le devenait beaucoup moins en mars 2024...
Et pourquoi deux correspondants français ? Pour prendre plus de recul sur la guerre ou pour vous concentrer sur la judéophobie dans le contexte de la France ?
N’ayant pas voulu écrire un livre de géopolitique sur le conflit israélo-palestinien – il y en a tant et plus –, il n’était pas question pour moi de jouer au pour ou contre en discutant des arguments et contre-arguments dans lesquels tous ceux qui se sentent concernés se perdent dès que ce conflit se trouve évoqué. La sommation de prendre parti est la pire façon d’aborder un sujet qui exige, plus qu’un autre, des nuances infinies. C’est pourquoi il n’y a ni Palestiniens ni Israéliens dans le livre. On y entend parler un Jordanien chrétien et une musulmane franco-tunisienne, à travers les récits que font de leurs rencontres deux Français qui, d’une certaine manière, ont beaucoup de choses en commun avec moi. Maurice est un Juif d’origine proche-orientale, qui porte en lui les stigmates de douloureuses blessures historiques et d’innombrables déceptions morales et politiques, et qui sait surtout pourquoi, lorsqu’on s’intéresse à cette région, il faut parler d’antijudaïsme plutôt que d’antisémitisme. De son côté, Thomas est un enseignant attaché aux valeurs de la République, qui, traumatisé par l’assassinat de ses collègues, se passionne pour ce qui se passe au Moyen-Orient et tente de comprendre pourquoi il y a tant de haine. À travers ces deux personnages, j’ai voulu tendre un miroir à l’attitude que les témoins français du conflit israélo-palestinien pourraient être tentés d’adopter face à la résurgence de la judéophobie.
“Sommer de prendre parti est la pire façon d’aborder un sujet qui exige, plus qu’un autre, des nuances infinies. C’est pourquoi il n’y a ni Palestiniens ni Israéliens dans le livre”
“Suis-je l’auteur des lettres signées de deux autres noms ? Là, de toutes les manières, ce n’est pas un philosophe qui s’exprime”, écrivez-vous dans la présentation. Mais alors, qui parle ?
Outre les deux essais qui interrompent l’échange épistolaire et dont le contenu est plus philosophique, il m’appartenait, en tant qu’écrivain, si je m’autorise à dire cela, de me glisser dans la peau des personnages pour révéler quelque chose qui n’est pas du domaine de la connaissance au sens strict du terme, mais qui relève plutôt, et presque exclusivement, de la logique des sentiments. Les lettres renvoient ainsi à des subjectivités qui racontent l’expérience angoissée qu’elles font d’un événement historique dont elles ne connaissent pas l’issue, mais dont elles ont conscience qu’il marquera les générations à venir.
Comment articulez-vous ce livre au précédent, Troublante Identité (Stock, 2022), dans lequel vous faisiez part à titre personnel d’un sentiment d’“écartèlement identitaire” ?
Troublante identité est un essai autobiographique qui explore ce que j’appelle dans ce livre le « complexe du naturalisé », en l’occurrence moi dans mon désir d’être plus français que les Français. J’ai essayé de montrer comment une identité, dans un milieu social-historique donné, peut se transformer en un piège inextricable dont la rançon est une intense haine de soi. Tenir tête est prolonge à sa manière cette réflexion. Le problème y est le même, mais il s’est déplacé. Le piège de l’identité est maintenant celui dans lequel la haine des Juifs les enferme et les contraint à une terrible solitude. L’antisémitisme, qui est la haine des Juifs parce qu’ils sont juifs, prouve une fois de plus que l’identité – qui est toujours le résultat d’une assignation de la part de l’Autre – expose le sujet à un danger mortel. C’est ce qui m’intéresse en tant que philosophe, au-delà du dégoût que cette haine, aujourd’hui exprimée sans complexe, produit en moi.
“Quand on traite d’un sujet aussi étouffant que la haine identitaire, il est important de mettre en lumière ce qui en est l’exact contrepoint : l’amitié, l’empathie, la compréhension, la complicité”
Vous évoquez “la judéophobie, telle qu’elle s’arc-boute entre antijudaïsme et antisémitisme”. Quelles différences faites-vous entre ces concepts ?
Historiquement, les Juifs, en tant que communauté distincte sur le plan des moeurs et de la foi, ont été considérés comme « inassimilables » et donc « irréductibles ». En conséquence, ils ont été régulièrement utilisés comme boucs émissaires par les sociétés en crise, dans l’idée que l’unité dont ces sociétés étaient en quête serait renforcée s’ils étaient directement pris pour cible. L’antisémitisme est le nom qui a été inventé en Europe dans la seconde moitié du XIXe siècle pour désigner le fait que s’attaquer aux Juifs revenait à s’attaquer non pas au judaïsme en tant que religion, mais à une « race » d’individus. C’est le scientisme de l’époque qui a promu cette notion trompeuse de « race » pour rendre compte des différences entre les êtres humains. Dans le contexte d’États-nations devant assurer leur cohésion, les Juifs ont été identifiés sur la base d’une série de caractéristiques physiques ou biologiques, alors même que dans chaque pays, ils ressemblaient comme deux gouttes d’eau à tous ceux qui n’étaient pas juifs. De telles considérations n’ont jamais compté dans l’histoire des sociétés arabes. Si les Arabes, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, ont également pris leurs distances (et c’est un euphémisme) avec les Juifs, c’est sur une autre base. Leur détestation, quand elle s’exprime, s’enracine dans l’enseignement religieux qui façonne fortement leurs mœurs, leurs coutumes et leur culture. Un indice parmi des milliers : au Proche et au Moyen-Orient, lorsqu’on parle des Israéliens, on dit spontanément « al-yahoud », ce qui signifie « les Juifs ». Mais qui sont ces Juifs ? Ce sont ceux que le texte chrétien d’abord, puis le texte islamique, désignent comme les préfigurateurs, arrogants dans leur persévérance, de la vérité que chrétiens et musulmans apportent au monde. En d’autres termes, l’appellation péjorative, voire insultante, « Hayda yahoud ! » (« C’est un Juif ! ») prend place à l’intérieur de représentations traditionnelles créées depuis vingt siècles par l’antijudaïsme chrétien (les Juifs comme un peuple déicide) et depuis treize siècles par l’antijudaïsme islamique (les Juifs comme un peuple de mécréants, de traîtres et de perfides). Je renvoie à cet égard aux travaux du psychanalyste Daniel Sibony.
Comment articulez-vous cela à l’antisionisme, qui semble constituer aujourd’hui le révélateur ou le détonateur de la haine antijuive ?
Aujourd’hui, l’antisionisme se réduit à une seule chose : il ne s’agit plus de discuter de la construction d’Israël, mais de refuser à l’ensemble des Juifs la moindre souveraineté politique sur ce qui est considéré comme une terre sainte pour les musulmans (les chrétiens de cette région n’ont plus voix au chapitre). N’oublions jamais que le mot « résistance », si fièrement utilisé par les organisations antisionistes, a été dépouillé de l’épithète qu’il porte lorsqu’il est utilisé en arabe : islamique. Au point que tous ceux qui se réclament de l’antisionisme sous prétexte d’anticolonialisme se présentent comme les idiots utiles de cette « résistance islamique », les islamistes ayant compris que, pour les Occidentaux, le cheval de Troie de l’anticolonialisme serait beaucoup plus efficace que de leur demander de soutenir un mouvement fanatiquement patriarcal qui, pour ne prendre que ces trois exemples, glorifie le martyre, humilie les femmes et persécute les homosexuels.
“Aujourd’hui, l’antisionisme se réduit à une seule chose : il ne s’agit plus de discuter de la construction d’Israël, mais de refuser à l’ensemble des Juifs la moindre souveraineté politique sur ce qui est considéré comme une terre sainte pour les musulmans”
Vous expliquez également que vous vous opposez à Jean-Luc Nancy qui, dans Exclu le juif en nous (Galilée, 2018), considère qu’à la différence du christianisme, l’islam ne serait devenu hostile au judaïsme qu’à partir de la création de l’État d’Israël.
La notion de « Juif en nous » est cruciale. Sans le judaïsme, il n’y aurait pas eu de chrétiens ni de musulmans. L’identité même des chrétiens et des musulmans dépend de la présence du « Juif en eux ». Or c’est cette partie qui est niée, réprimée, occultée. L’affirmation de soi recouvre un insidieux déni. Nancy, semble-t-il, ne connaît pas le texte coranique et la vindicte antijuive de certaines sourates. Il ne retient que l’antijudaïsme issu de l’universalisme de saint Paul : « Il n’y a ni Juif ni Grec… » Proche de nous dans le temps, la charte du Hamas, qui est clairement génocidaire, se réfère à un hadîth qui parle de tuer le dernier Juif sur terre, tapi derrière un arbre. Le Hamas est-il un parti laïc anticolonialiste ou un parti militaro-religieux, créé par les Frères musulmans et visant à fonder un califat régional ? Dans son livre, Nancy semble penser que les Juifs et les Arabes ont coexisté pacifiquement au Moyen-Orient jusqu’à la création d’Israël. Mais « pacifiquement » ne peut signifier qu’une chose : sous la pax ottomane. Or, sous ce joug, les chrétiens et les Juifs partageaient le statut peu enviable de dhimmis. Les Juifs étaient tolérés, mais au prix d’un impôt très lourd et de contraintes sociales exorbitantes, qui les excluaient de nombreuses sphères d’activité. Dans ces conditions, tout se passait assez bien entre musulmans, chrétiens et Juifs : chacun avait sa place, mais pas au même niveau. Mais dès que la possibilité d’une autonomie puis d’une souveraineté juive s’est présentée avec la chute de l’Empire ottoman sous le mandat britannique, les choses ont pris une tout autre tournure. Le refus absolu, constant et martial, de cette souveraineté a pris le pas sur la tolérance codifiée d’antan. C’est ce refus qui fait du conflit israélo-palestinien un conflit israélo-arabe, comme il fait aujourd’hui de ce conflit israélo-arabe un conflit judéo-musulman.
Assistons-nous également à une montée de l’islamophobie ?
Je n’ai jamais prêté foi à ces sornettes sur l’islamophobie, qui jouent perversement sur un effet de miroir avec la judéophobie, dont l’histoire est aussi longue que celle du judaïsme lui-même. Ce que je crois en revanche, c’est qu’il y a dans le monde libre un refus de voir triompher l’islamisme, considéré comme ce qui, de l’intérieur de l’islam, empêche l’islam de se développer pacifiquement dans des sociétés qui ont une autre histoire.
Peut-on échapper à l’identification communautariste religieuse ?
Cette question s’est posée à de nombreuses reprises au cours de l’histoire. Je crois, pour ma part, que se convaincre de la validité des valeurs séculières et singulièrement de la laïcité à la française est un moyen très efficace de l’éviter.
Prix Femina essais 2024, Tenir tête, de Paul Audi, vient de paraître aux Éditions Stock. 329 p., 21,90€, disponible ici.
novembre 2024