Dans Les Années, Annie Ernaux, née en 1940, évoque le temps de sa jeunesse : « Le progrès était l’horizon des existences. Il signifiait le bien-être, la santé des enfants, le savoir, tout ce qui tournait le dos aux choses noires de la campagne et à la guerre. Il était dans le plastique et le Formica, les antibiotiques et les indemnités de la sécurité sociale, l’eau courante sur l’évier et le tout-à-l’égout, les colonies de vacances, la continuation des études et l’atome., estime Rémy Pawin
Le cas du Formica permet de relire cette séquence sous l’angle de sa matérialité, en prenant acte des renouvellements critiques dont son histoire a fait l’objet. Faudrait-il dès lors restituer au Formica le sens étymologique de son épithète publicitaire, esquissant la silhouette d’un « effroyable » plastique
Révolution en cuisine
« Ô temps, suspends ton bol, ô matière plastique ! D’où viens-tu ? Qui es-tu ? Et qu’est-ce qui explique tes rares qualités ?
L’invention du Formica est permise par celle de la Bakélite, premier plastique entièrement synthétique issu de la réaction du phénol et du formol, tirés du goudron de houille et des gaz de fours à coke.
Fort de son succès étatsunien, la Formica Company décide en 1946 de conquérir de nouveaux marchés en Europe par un accord avec la firme britannique De La Rue, laquelle se charge à son tour de sa diffusion continentale. En 1951, à la suite de tractations franco-britanniques, De La Rue réinvestit opportunément une manufacture désaffectée à Quillan – bourgade pyrénéenne frappée par la crise de la chapellerie – et y démarre la production de stratifié, dont la Société anonyme Formica fait son trésorL’Amour Formica2 de panneaux Formica sont commercialisés en 1959, contre 500 000 m2 en 1955.
L’âge d’or du Formica est intimement lié à la « société de consommation », qui voit les Français·es augmenter leurs dépenses. Ces dernières doublent une première fois entre 1948 et 1960, puis à nouveau entre 1960 et 1973. Le budget des ménages connaît une transformation structurelle, marquée par la hausse des achats destinés à l’équipement du logement. Pour les classes moyennes et populaires, le mobilier en Formica s’achète souvent à crédit, ressort essentiel de sa démocratisation selon Sabine Effossekitchen debate opposant Richard Nixon à Nikita Khrouchtchev en 1959
L’histoire du Formica des décennies 1950 à 1960 partage donc, à première vue, tous les traits d’une success story, jusqu’à ce que, suivant une périodisation fort commune, les chocs pétroliers et la crise économique subséquente viennent sonner le glas des « Trente Glorieuses » et du Formica, que les meubles plastifiés paraissent à leur tour démodés et que la désindustrialisation, enfin, frappe de plein fouet la haute vallée de l’Aude, provoquant finalement la fermeture de l’usine en 2004.
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Comme les « Trente Glorieuses », le Formica se prête toutefois à une relecture critique, insatisfaite de la légende dorée de ce plastique, qui dissimule une réalité plus nuancée. Une « autre histoire des “Trente Glorieuses” » s’ébauche alors, vision nouvelle que l’on doit aux historien·nes réuni·es en 2013 par Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil, désormais objets d’histoire, renouvellent profondément nos connaissances sur les sociétés industrielles. Cap sur la manufacture de Quillan, où l’existence de dégâts, sanitaires comme écologiques, se vérifie. Un récit incarné et territorialisé bouscule ainsi les savoirs et les représentations nostalgiques sempiternellement associés au Formica.
Le plastique dans la peau
Le premier terrain qu’investit cette autre histoire a trait aux risques sanitaires dans l’usine. À Quillan, il arrive en effet que l’on meure de son travail. L’examen des archives du comité d’hygiène et de sécurité (CHS) met en évidence des accidents du travail, parfois sérieux, comme celui qui conduit à la chute mortelle d’un ouvrier de 57 ans du haut d’un échafaudage le 9 décembre 1966
Désormais « capitale Formica », Quillan polarise l’émigration rurale et devient le cœur battant de la haute vallée de l’Aude.
Il existe en revanche une forme de risques sanitaires à la fois plus discrète et plus spécifique à l’industrie du plastique : les pathologies induites par l’exposition aux résines. « Madame Bonnery, née Vigniaud, rechute “Maladie profes. eczéma” » : cette annotation figure dans un compte-rendu de réunion du CHS en 1971
Mais cette reconnaissance ne change rien à l’inefficacité des efforts prophylactiques (aération des locaux, application préventive de pommades…). Dans la pratique, les nouvelles recrues travaillent au contact du formol, jusqu’à ce que celles chez qui point une dermite soient mutées et périodiquement auscultées. Elle ne retranche rien non plus à l’euphémisation tenace des troubles. D’abord, tous ne sont pas déclarés comme maladies professionnelles si les symptômes s’estompent suffisamment rapidement. Les médecins parlent encore volontiers de « dermites allergiques au formol », comme si l’origine des symptômes était l’individu et non le produit employé. Ils prodiguent des conseils sur le mode de vie et les régimes alimentaires qu’ils jugent les meilleurs. La question de la pénibilité évince enfin celle de la dangerosité : les fiches de poste de celles et ceux travaillant au contact du formol ne listent, parmi les désagréments de ces fonctions, que l’exposition aux bruits des ateliers, aux mauvaises odeurs et à la salissure, alimentant ainsi un phénomène général de sous-reconnaissance des maladies professionnelles
Le cas des dermites n’épuise pas le sujet des maladies professionnelles liées au formol à Quillan, pas davantage que la fermeture de l’établissement en 2004 ne le clôt. Dans les années 2000 émerge la question des cancers que provoqueraient les matières premières du plastique, en premier lieu chez celles et ceux qui y sont exposé·es à l’usine. Sur la base d’études épidémiologiques, une enquête de 2006 orchestrée par le Centre international de recherche sur le cancer, agence intergouvernementale créée en 1965 par l’Organisation mondiale de la santé, conclut à la cancérogénicité du formol
Les médecins parlent encore volontiers de « dermites allergiques au formol », comme si l’origine des symptômes était l’individu et non le produit employé.
Qu’en est-il chez Formica ? Bien sûr, certains cancers professionnels se manifestent longtemps après l’exposition, éventuellement après la fermeture de l’usine de Quillan en 2004, ce qui concourt à l’opacité du risque professionnel que rappelle l’historienne Catherine Omnès
L’histoire des risques professionnels dans l’usine de Quillan est donc fortement corrélée à celle de la modernité matérielle promise par le Formica, auquel la polymérisation du formol, toxique, confère nombre de ses qualités techniques. Quant au phénol, il pose des problèmes d’un autre ordre, qu’éclaire à son tour l’étude des pollutions fluviales en haute vallée de l’Aude.
En eaux troubles
L’industrie du Formica est la cause de dégâts écologiques, faisant du canton de Quillan le plus pollué du département par les rejets industriels.
ethos militant, se mobilisent logiquement contre les industriels, disqualifiés comme usagers parasites des cours d’eau. Loin d’être une simple amicale, la fédération départementale de pêche assure une mission d’alevinage, visant à repeupler les eaux de jeunes poissons, et s’investit dès lors financièrement contre les déversements fluviaux. Son comité directeur regrette en 1964 que l’implantation industrielle ait « fait généralement valoir la précellence de l’intérêt économique sur tous les autres intérêts »et invite les pêcheurs à militer auprès des élus pour mettre un terme aux pollutions larvées
La haute vallée de l’Aude est une réserve de pêche. Les pêcheur·euses se mobilisent contre les industriels, disqualifiés comme usagers parasites des cours d’eau.
Ces acteur·ices assurent aussi, directement ou indirectement, une mission d’expertise de l’écologie fluviale, rendue sensible dans une étude des « données écologiques sur la rivière Aude entre Quillan et Couiza, trois mois après une pollution accidentelle ». Le 20 janvier 1970, l’Aude est en effet souillée, à partir de Quillan, sur une dizaine de kilomètres, par un déversement accidentel. La fédération départementale de pêche fait alors appel aux compétences du groupe de radioécologie continentale, implanté au centre d’études nucléaires de Cadarache. Celui-ci évalue l’ampleur de la destruction de la biodiversité fluviale et le temps nécessaire pour que la rivière revienne à son état initial. Il faut quantifier la mortalité piscicole, mais aussi, tâche plus ardue, « dresser un bilan des conséquences secondaires, moins immédiatement visibles, d’une pollution sur la vie de la rivière ». Les conditions d’existence de la truite, maillon terminal de la chaîne alimentaire, dépendent étroitement de l’ensemble de l’écosystème de la rivière (faune, flore, benthos, plancton, sédiments). Si cette source détonne de par l’ampleur du questionnaire et l’appel aux techniques modernes de radioprotection, l’expertise de 1970 n’est pas une exception. De telles enquêtes sont déjà menées en 1952, et le Conseil supérieur de la pêche s’arroge une mission voisine lors de la grande pollution de 1983 – il identifie ce faisant l’origine géographique de la mortalité piscicole : le canal de fuite de l’usine Formica
Cette attitude générale évolue à la faveur de la loi sur l’eau de 1964. Ce texte crée des agences de bassin, censées attribuer des subventions pour l’exécution de travaux d’intérêt commun au bassin versant et financer cette activité par la collecte de redevances auprès des industriels. Ces taxes sont notamment fonction des pollutions fluviales, désormais financièrement contraignantes. Elles poussent la direction de l’entreprise à exécuter des travaux de réduction des rejets : l’investissement dans une chaudière d’incinération, qui cible les poussières de ponçage, lui permet d’abaisser radicalement la facture en 1979e siècle, et à plus forte raison au diapason de l’invention politique de l’environnement dans les années 1970, les voix critiques sont ainsi plus audibles et les « désagréments » requalifiés en « pollutions ». Mais la gouvernance des externalités négatives de l’industrie sanctionne surtout la quantité des rejets fluviaux et néglige alors la nocivité particulière des matières premières du Formica.
La Dépêche du Midi, la direction de Formica déplore ainsi en 1987 « le dénigrement outrancier d’une industrie de pointe de la haute vallée [qui] risque de pénaliser gravement le développement ultérieur de cette entreprise », principal employeur de ce territoire
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Une histoire d’amour toxique
Le Formica est donc un plastique emblématique du nouvel ordre matériel qui émerge après la Seconde Guerre mondiale. C’est aussi une marchandise à l’heure de la démocratisation de l’équipement domestique. C’est enfin un symbole culturel des « Trente Glorieuses », habillé d’affects forts. Et pour cause : le Formica apparaît comme le symbole regretté d’une époque jugée rétrospectivement exceptionnelle. Mais ces représentations contemporaines de la crise – toujours actuelles – ne sauraient faire oublier les conséquences matérielles de sa production industrielle dans les Pyrénées audoises.
« Trente Glorieuses » et « Trente Ravageuses » se retrouvent indissociables et le Formica reflète cette ambivalence.
L’examen du cas des établissements de Quillan met alors en évidence le lot de risques sanitaires, parfois mortels, existant au sein de l’usine. Il fait aussi surgir les dégâts de cette industrie sur l’écosystème fluvial. Évidemment, l’usine audoise n’est ni la première ni la seule à polluer. Mais les rebuts anciens de la chapellerie sont incommensurables à ceux de la plasturgie. Voici une évolution notable : si l’industrie pollue en haute vallée de l’Aude, elle le fait en sécrétant des substances toujours plus toxiques à l’heure des décennies de haute croissance de l’après-guerre. Les matières premières du Formica, le phénol et le formol, participent pleinement de ce nouveau régime de pollution.
« Trente Glorieuses » et « Trente Ravageuses » se retrouvent donc indissociables, le Formica reflétant cette ambivalence. Son histoire environnementale bouscule les savoirs acquis sur la société de consommation et la modernité qui l’habite. Mais cet article ne vise pas uniquement à penser la concomitance de ces processus. Il est aussi une invitation à envisager leur rapport de causalité. Le Formica, auquel la seconde main assure aujourd’hui une deuxième jeunesse dans les brocantes en vertu de son lustre indemne et de ses teintes acidulées, a bel et bien joué son rôle dans l’avènement d’un monde toxique. Il en va ainsi des plastiques produits à large échelle au moyen de substances carbonées dangereuses, en poursuivant d’abord des objectifs de rentabilité financière qui conduisent les promoteur·rices de ces artefacts modernes à occulter leur coût réel, humain et écologique.
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