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30.11.2025 à 17:24

Résister encore malgré la fatigue de la guerre

Jean-François Bouthors
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On sent dans l’affolement général une profonde envie d’en finir avec cette pénible guerre pour pouvoir revenir tranquillement à nos affaires ordinaires.

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Texte intégral (2729 mots)

Après bientôt quatre ans de guerre, tout le monde est épuisé. Quand Trump annonce un plan de paix, la machine médiatique s’emballe, les « réalistes » retrouvent de la voix, et l’on oublie la question essentielle : y a-t-il quelqu’un qui veuille sincèrement la paix à Moscou ? L’Europe n’a d’autre choix que de se donner les moyens de résister à la convergence des intérêts entre Poutine et Trump.

Trois ans et trois trimestres. Quarante-quatre mois. Mille trois cent soixante-douze jours, au moment où ce texte est écrit, depuis que Poutine a annoncé le déclenchement de son « opération militaire spéciale ». Tout le monde est épuisé, il faut bien le dire. Les combattants sur le front, de part et d’autre. Les populations – et c’est bien sûr la population ukrainienne qui paie le plus lourd tribut à la guerre. Mais aussi les opinions publiques, occidentales ou non, qui suivent plus ou moins le conflit par médias interposés. Jusqu’aux journalistes qui en rendent compte dans ces médias. Le temps passe et les morts s’ajoutent chaque jour. Civils et militaires.

On doit dire ici que s’il porte évidemment la responsabilité ultime des atrocités que commettent les Russes à l’encontre des Ukrainiens, Poutine, semaine après semaine, conforte le sinistre record qui fait de lui, après Staline, le dirigeant du Kremlin qui aura envoyé à la mort le plus grand nombre de ses concitoyens. Au rythme de plusieurs centaines de soldats russes par jour, et même ces derniers mois souvent plus de mille par jour, pour bien montrer que rien ne l’arrêtera et qu’il poursuivra ses objectifs, quel qu’en soit le prix. L’autocratie poutinienne dévore massivement son propre peuple – c’est une caractéristique de toutes les autocraties. Et bien sûr, elle assassine presque autant d’Ukrainiens sous prétexte de les « dénazifier ».

Les bombardements se succèdent à un rythme à la fois soutenu et lancinant. Leurs dégâts se font lourdement sentir, y compris en Russie, depuis que Kyïv s’est donné, à juste titre, les moyens de frapper dans la profondeur de l’ennemi. Les crimes de guerre russes continuent : bombardements d’immeubles civils d’habitation, d’écoles, d’hôpitaux, et tant d’autres objectifs non militaires, « safaris » de drones à Kherson pour terroriser les habitants, exécutions sommaires de prisonniers de guerre, et bien sûr les milliers d’enfants ukrainiens déportés des régions conquises, arrachés à leur famille et en cours de « désukrainisation » ou de « dénazification », c’est-à-dire de lavage de cerveau, qui pourrait faire d’eux dans l’avenir de potentiels combattants de l’armée russe contre l’Ukraine, voire contre d’autres pays de ce que Moscou appelle « l’étranger proche »…

Tout cela est devenu presque une routine. Le grondement lointain de la guerre. On y prête de moins en moins attention, sauf quand le chef d’état-major français explique que la menace russe n’est pas une vue de l’esprit. Surtout lorsqu’il rappelle cette vérité fondamentale : un pays se met en danger dès lors qu’il ne veut pas connaître le risque de perdre ses enfants pour défendre son sol, sa liberté et ses principes les plus sacrés ou pour venir en aide à ses alliés agressés. On sait globalement ce qui se passe, mais on fait comme si l’on n’avait pas besoin de savoir davantage. Il ne faudrait pas s’accabler…

Dès lors, l’idée de faire la paix, en gros, sans s’attacher trop aux conditions de celles-ci, l’idée d’arrêter au plus vite et presque à n’importe quel prix pour les Ukrainiens tout cela, qui est insupportable, tout ce qui coûte effectivement très cher, non seulement et premièrement aux Ukrainiens, mais aussi à nous au moment où il faudrait faire des économies budgétaires, très cher aussi à la planète parce qu’il n’y a rien de moins écologique qu’une guerre et que, pendant ce temps-là, les urgences de cet ordre sont remises en partie à plus tard… Cette idée médiocre fait son chemin dans les esprits et il se trouve des voix pour la rendre « comestible ».

Emballement médiatique et offensive des « réalistes »

Aussi, quand Donald Trump fait savoir qu’il a proposé un plan de paix à Moscou qui l’aurait agréé, et qu’il attend de Volodymyr Zelensky qu’il l’accepte avant Thanksgiving, la machine « informationnelle » s’emballe. Et dans les médias, on se demande, gravement, pathétiquement, s’il faut ou non que Zelensky passe sous les fourches caudines russo-américaines, puisqu’il s’avère bientôt que ledit plan est la traduction à peine maquillée et amendée d’un document rédigé à Moscou. On sent dans l’affolement général, qui n’est pas que médiatique, devant le « coup de com’ » de Trump, une profonde envie d’en finir avec cette pénible guerre pour pouvoir revenir tranquillement à nos affaires ordinaires – et l’on voit bien ce que cela veut dire en France, à l’Assemblée nationale, où les ambitions politiques personnelles, aveugles sur les enjeux et les menaces géopolitiques, rendent presque impossible l’adoption d’un budget…

Dans ces moments-là, une partie de ceux qui expliquaient avant février 2022 qu’il n’y aurait pas de guerre, qu’on avait tort de se méfier de la Russie, qu’il fallait au contraire tout faire pour l’avoir avec soi contre la Chine, fût-ce au prix d’un réalisme douloureux pour les Ukrainiens qui devraient entendre les revendications des « rebelles russophones du Donbass » (on était encore dans le cadre des accords de Minsk II), ressortent du bois et relèvent la tête. Certains expliquent aujourd’hui que Kyïv doit « prendre ses pertes », admettre sa défaite puisque son armée non seulement est incapable de reconquérir les territoires conquis par les Russes, mais qu’elle ne cesse, certes lentement, de reculer, aux prix de lourdes pertes, alors qu’elle manque de soldats… Zelensky n’aurait pas de meilleur choix, selon ces gens qui se targuent d’être réalistes. D’autres, comme un ancien zélé serviteur de la haute direction soviétique, expliquent – conseil d’ami, n’est-pas ? – que si l’on ne saisit pas la chance de la paix proposée par Trump, nous courons vers l’Apocalypse.

On entend aussi dire que l’accord final ressemblera, à peu de chose près, au projet de résolution du conflit échafaudé à Istanbul en avril 2022 et refusé par les Ukrainiens mal conseillés par Boris Johnson. Quel gâchis ! Que de vies perdues qui auraient pu être préservées, que de morts inutiles donc ! Et que d’argent dépensé en pure perte pour soutenir les Ukrainiens qui n’avaient aucune chance de battre les Russes, si nombreux et si d’accord avec Poutine ! Ceux qui affirment cela sont-ils aussi réalistes qu’ils le prétendent ? Ignoreraient-ils qu’à Moscou, on tient exactement ce genre de propos depuis le début de la guerre, et même avant ?

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À Ternopil, après l’attaque russe du 20 novembre contre deux immeubles d’habitation, qui a tué au moins 35 personnes et en a blessé au moins 94 // Service d’État d’urgence, capture d’écran

Le plus grand danger qui nous menace

Non, les Ukrainiens et Ukrainiennes qui sont tombés pour défendre leur pays, la démocratie et l’Europe face à l’agresseur russe ne sont pas morts pour rien. Leur sacrifice, loin d’être vain, fait que la Russie est aujourd’hui dans une position plus précaire que si elle avait remporté en 2020, sur le terrain diplomatique, une victoire à moindres frais. La Russie aurait alors conservé presque intacts les fonds amassés durant les années précédentes pour pouvoir soutenir la guerre. Et elle aurait récupéré toutes les capacités économiques – minerais, sidérurgie, usines d’armements et de machines-outils, infrastructures énergétiques, dont la centrale nucléaire de Zaporijjia, terres agricoles, etc. – des quatre oblasts qu’elle s’est empressée d’annexer, Donetsk, Louhansk, Zaporijjia et Kherson. De quoi doper plus encore son industrie de guerre. Elle serait aujourd’hui dans une position beaucoup plus forte face à ses voisins de l’Ouest et du Nord, surarmée, avec une base économique solide, pour pouvoir envisager dans les plus brefs délais une nouvelle étape de son plan de mise au pas de l’Europe. Le danger serait donc immense, d’autant que nous n’aurions sans doute pas pris conscience de nos faiblesses : nous savons désormais que l’OTAN n’est pas tout à fait l’Alliance invincible et indéfectible que nous croyions en 2022 ! Être authentiquement réaliste, c’est prendre la mesure du prix dont nous aurions collectivement payé l’abandon de l’Ukraine à la Russie de Poutine. Être sérieusement réaliste, c’est regarder en face le danger qui est devant nous. Ne pas le comprendre revient à rêver que notre pays pourrait rester intact et tranquille dans une bulle étanche, au milieu d’un cataclysme.

Le plus grand danger qui nous menace, aujourd’hui, comme l’a montré la séquence du plan russo-américain qui devait être signé pour Thanksgiving, c’est la convergence des intérêts entre Poutine et Trump. Pour l’un et l’autre, la paix, si elle doit advenir, n’est pas une fin, mais un moyen. Seuls comptent pour eux la puissance et l’argent. L’hiver dernier, déjà, les premières propositions trumpistes de règlement du conflit passaient par un dépeçage économique et territorial de l’Ukraine au profit de l’un et de l’autre. Rien n’a changé. Mais l’Ukraine n’est pas la seule proie que veulent se partager ces deux grands prédateurs : il en est une autre d’une taille beaucoup plus imposante, c’est l’Europe et sa richesse, l’Europe qui ne s’est pas donné les moyens de se défendre croyant que le commerce serait le vecteur de la paix et de la démocratie dans le monde. Cela a fonctionné modérément pendant la seconde moitié du xxe siècle, mais l’arrivée de Poutine au pouvoir, puis de Xi Jinping en Chine, a changé la donne. Trump quant à lui, renverse ce postulat et, sur le mode des pratiques mafieuses, fait de la puissance le moyen de faire de « bonnes affaires ». Il pratique l’art du « deal » sous la menace – celle qu’il exerce à l’encontre de ses interlocuteurs. Et il trouve en Poutine un allié : le péril que le Président russe fait peser sur l’Europe la met en position de faiblesse vis-à-vis de Washington qui monnaie sa protection au prix fort, économiquement et même politiquement. Les Américains vendent aujourd’hui aux Européens le gaz que ces derniers n’achètent plus à Moscou, mais dont ils ont grand besoin. Ils vendent aussi aux mêmes Européens les armes qui sont ensuite déployées en Ukraine !

Qui veut réellement la paix ?

La seule véritable question, autour du plan de paix de Trump – qui peut varier d’un jour à l’autre –, ce n’est pas de se demander si Zelensky va devoir signer ou non un document qui n’est pour l’instant qu’un outil de communication dans une bataille qui implique aussi la manipulation des opinions publiques dans tous les camps – un document qui est peut-être même un leurre par rapport à ce qui se joue plus secrètement –, mais de savoir qui veut ou peut vouloir réellement la paix et quelle paix.

C’est en Russie qu’il faut chercher l’essentiel de la réponse, s’il y en a une, puisque, évidemment, ni les Ukrainiens ni les Européens ne s’opposeront à une paix juste. À Moscou, Poutine n’y semble pas disposé. Emmanuel Macron l’a dit après une réunion de la Coalition des volontaires. Mais le pouvoir russe est trop opaque pour que l’on sache comment la question se pose en son sein. Il est évident que le prix de la guerre pèse très lourdement, sans doute trop lourdement pour qu’il soit acceptable aussi longtemps que le Kremlin fait mine de le croire. La présidente de la Banque centrale russe l’a dit, pour ce qui est de l’économie, mais son autorité s’arrête là. L’armée peut-elle encore encaisser longtemps le volume de pertes en hommes et en matériels qu’exige d’elle le pouvoir politique ? Comment s’accommode-t-elle du fait que les Nord-Coréens, semble-t-il, ne parviennent plus à lui livrer assez de munitions ? Pour l’instant, elle ne laisse rien paraître. Poutine faisait passer cet été le message que ses grands généraux l’avaient assuré qu’ils pourraient conquérir la partie du Donbass toujours défendue par l’armée ukrainienne en trois mois. Leurs troupes ont progressé, mais à un prix démentiel, et le but n’est pas encore atteint. Pensent-ils encore aujourd’hui que la victoire est à leur portée ? Seraient-ils en mesure d’imposer un arrêt des combats au Kremlin ? Disposent-ils de relais d’un poids suffisant, au sein de l’équipe dirigeante, notamment à travers les quelques hommes du GRU, le renseignement militaire, qui en font partie ?

Autant de questions auxquelles il est difficile de répondre. Aussi faut-il se garder des emballements en tous sens. Il importe avant tout de donner aux Ukrainiens les moyens de tenir bon dans l’épreuve, de nous doter nous-mêmes, Européens, des capacités nécessaires pour les soutenir et pour gagner en autonomie militaire et stratégique vis-à-vis d’une Amérique qui est passée, sous Trump, de la position d’allié-concurrent à celle de protecteur-prédateur. Le réalisme, c’est de comprendre qu’il n’y a pas d’autre choix que de tout faire pour résister, avec les Ukrainiens, tant face à l’Amérique de Trump qu’à la Russie de Poutine. Ce n’est pas simplement le sort de l’Ukraine et de l’Europe qui est en jeu. Il s’agit de sauvegarder la possibilité que le monde ne devienne pas tel que le décrivait Hobbes, celui de la lutte de tous contre tous.

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30.11.2025 à 17:24

Poutinisme et trumpisme : le jeu des idéologies

Michel Eltchaninoff
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Trump a été forgé par Poutine. C'est le dirigeant américain dont il a rêvé et dont il a patiemment encouragé l’avènement.

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Texte intégral (6598 mots)

Le philosophe Michel Eltchaninoff était l’invité de Desk Russie, de l’Université libre Alain Besançon et du Centre Thucydide (Université Panthéon-Assas) le 19 novembre. Voici le texte de sa conférence, qu’a précédée l’introduction de notre hôte Jean-Vincent Holeindre, directeur du Centre Thucydide. Eltchaninoff analyse et compare les deux idéologies, poutinisme et trumpisme, et leurs pratiques respectives. Il s’interroge aussi sur notre désir de démocratie.

Quand je pense aux relations qu’entretiennent Vladimir Poutine et Donald Trump depuis presque un an, je ne peux m’empêcher de penser au magnifique film d’animation de Youri Norstein, La grue et la cigogne (1974). Les deux protagonistes ailés du film se croisent et se plaisent. Ils se tournent autour, se font la cour, envisagent de s’unir, mais s’en montrent incapables. Ils se toisent, se provoquent, l’un rejette l’autre puis le regrette aussitôt. L’autre se vexe et repart. Cette comédie de l’union ratée est tchekhovienne, pessimiste et terriblement humaine.

Elle illustre bien le jeu interminable que jouent Vladimir Poutine et Donald Trump. Ils se jaugent, discutent des heures au téléphone, se cabrent, se repoussent, s’invitent, se retrouvent et en sont heureux, s’éloignent à nouveau, s’accusent de tous les maux, se menacent de représailles terribles, se provoquent, se calment. Cela dure depuis le 20 janvier 2025. Ils prétendent vouloir arrêter ou interrompre la guerre en Ukraine, faire des affaires ensemble. Mais il ne se passe rien : l’Ukraine est bombardée plus que jamais, le massacre continue. Trump prétend s’être réconcilié avec Zelensky après avoir voulu lui tordre le bras et l’humilier. Mais il refuse de lui livrer les armes qui permettraient à l’Ukraine de se défendre avec vigueur. Et, malgré l’obstination criminelle du Kremlin, il fait toujours les yeux doux à Vladimir Poutine. L’administration américaine ne s’émeut même plus de l’intensification des attaques russes. Le récent « plan de paix » et l’agitation qui l’entoure n’est que la dernière manifestation de cette interminable partie.

Nous, qui observons ce marivaudage cynique, et qui sommes conscients que la guerre russe contre tous les Européens a commencé depuis des années et ne s’arrêtera pas, nous nous demandons quelle est la nature et quelles sont les causes de ce jeu absurde et obscène. Est-ce un véritable jeu stratégique et politique entre deux États ? Est-ce le jeu de deux comédiens qui font mine de s’affronter, mais pour la galerie ? Ou bien s’agit-il d’une partie où l’un des adversaires se joue de l’autre ?

Ma réponse à ces questions passe par le décryptage des idéologies des uns et des autres, de leurs sources philosophiques, et plus généralement de l’inscription du politique dans la sphère culturelle.

Le sujet des liens entre Trump et Poutine, sur le plan factuel, est déjà bien documenté. Régis Genté, dans son excellent livre Notre Homme à Washington (Grasset), montre comment Trump a été « cultivé » par les services du bloc communiste dès 1977, date de son mariage avec une citoyenne tchécoslovaque. Il raconte le voyage de Trump à Moscou en 1987, suivi par une tribune de Trump dans la presse américaine pour dénoncer le financement excessif, selon lui, de l’OTAN par Washington : exactement ce que voulaient entendre les Soviétiques. Il détaille les prêts accordés à Trump par des personnes proches des services secrets, la véritable invasion de l’entourage de l’entrepreneur par des hommes proches du KGB et du FSB. Il rappelle l’ampleur de la campagne d’influence russe pour faire élire Trump en 2016.

Vous avez sans doute également vu le documentaire d’Antoine Vitkine sur le sujet (Opération Trump : les espions russes à la conquête de l’Amérique), ou lu ce best-seller d’un écrivain portugais, paru avant la réélection de Trump en 2024, qui explore les liens secrets entre Trump et Poutine : Protocole Chaos de J. R. dos Santos.

L’hypothèse d’un lien ancien entre Poutine et Trump est crédible. Ce dernier est-il prisonnier d’un kompromat ? Poutine « tient-il » Trump par des histoires d’argent ou de mœurs ? C’est possible.

Avant de donner ma lecture idéologique de leur lien, j’aimerais ajouter que le retour de Trump au pouvoir a été apprécié de manière diverse par les acteurs et les observateurs de la guerre en Ukraine. Le matin du 6 novembre 2024, j’étais à Kyïv. Plusieurs de mes interlocuteurs, philosophes et intellectuels ukrainiens, ont vu dans la victoire de Trump un espoir pour la résistance ukrainienne. Les tergiversations de Joe Biden, son côté prévisible, l’hostilité radicale que manifestait Poutine au camp démocrate américain, avaient selon eux mené à cette situation presque sadique où l’Occident empêchait l’Ukraine de s’effondrer, mais l’empêchait aussi de gagner la guerre. Alors, ce 6 novembre 2024, Trump représentait pour pas mal d’Ukrainiens une chance à saisir. L’un de mes interlocuteurs m’a ainsi déclaré : « Je n’exclus pas que l’autocrate Trump puisse aboyer et effrayer Poutine. » Volodymyr Zelensky, dans son message de félicitations au nouveau président élu, a d’ailleurs repris le concept reaganien de « paix par la force », alors utilisé par le camp Trump, notamment par l’envoyé spécial pour l’Ukraine nommé par Trump après son élection, Keith Kellogg.

Nous n’en sommes plus là, même si l’on nous promet un plan de paix américain. Nous craignons tous que, si les armes se taisent, cette paix ne soit qu’une fausse paix, destinée à être rompue. Il y a des risques qu’elle se fasse au détriment de l’Ukraine, et qu’elle plonge le pays dans des difficultés nouvelles. Quand on pense au retour des vétérans et à leur réintégration dans la société, au retour du débat politique avec la perspective d’un départ de Zelensky, aux problèmes liés à la corruption, et bien sûr à un regain d’influence russe, on comprend que cette guerre ne sera vraiment terminée que quand la Russie sera défaite.

De mon côté, je ne croyais pas un instant à une bonne nouvelle de l’élection de Trump. La connivence des deux leaders était à mon sens trop forte. D’ailleurs, ceux qui espéraient qu’il se passerait quelque chose de positif ont déchanté depuis.

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Cadre du film d’animation La grue et la cigogne (1974)

1. Quelle proximité idéologique entre Trump et Poutine ?

Venons-en à la question des idéologies. Un examen du poutinisme et du trumpisme permet de mesurer la distance entre les deux visions du monde.

Le poutinisme

J’ai tenté de le décrire, dans mon livre Dans la tête de Vladimir Poutine (voir aussi le Vocabulaire du poutinisme publié récemment par Michel Niqueux aux éditions À l’Est de Brest-Litovsk). Le leader russe cite régulièrement, dans ses discours, des intellectuels ou des philosophes. Non pas qu’il soit lui-même un intellectuel même s’il se prend pour un historien et aime montrer des archives à ses interlocuteurs ou publier de vastes synthèses parfaitement révisionnistes sur l’histoire du XXe siècle ou sur l’histoire de l’Ukraine. Celles-ci ont servi de préparation idéologique à son offensive actuelle. Mais il tient à montrer aux Russes et aux sociétés qui l’écoutent (dont il compte conquérir les cœurs et les esprits) que sa vision du monde tire ses sources de certains pans de la pensée et de la culture russe, qu’elle a une certaine profondeur historique, une consistance politique. J’ai distingué quatre piliers du poutinisme.

Tout d’abord le soviétisme. Poutine n’a jamais cru au marxisme. Mais il a toujours exalté le patriotisme soviétique, la puissance d’un grand pays. Il considère que le corps auquel il appartient, la police politique, est la colonne vertébrale du régime. On sait, Galia Ackerman l’a bien montré dans Le Régiment immortel, de quelle manière il sacralise la « grande guerre patriotique » pour faire croire au monde entier que les Soviétiques ont sauvé l’Europe du nazisme à eux seuls, et que l’Europe a fait preuve d’ingratitude. En passant sous silence le pacte germano-soviétique (1939-1941), l’annexion des pays baltes et le rapt d’une grande partie de l’Europe après la chute du nazisme.

Ensuite, le conservatisme. Depuis 2013, il a fait de la défense des « valeurs traditionnelles », de la lutte contre ce qu’il appelle « la culture homosexuelle », le « wokisme », et de l’importance de la religion pour la vie morale la doctrine officielle de la Russie. Cela lui a permis de faire de son pays un pôle d’attraction pour tous les conservateurs, anti-mondialistes, anti-wokistes du monde entier. Cela lui a également permis d’affirmer que la Russie était le rempart contre la décadence morale et politique d’un Occident oublieux de son identité et de ses origines chrétiennes.

Troisièmement, Poutine a exalté une « voie russe » de développement. Citant des penseurs du XIXe siècle comme les slavophiles Constantin Leontiev ou Nikolaï Danilevski, il prétend que les Russes possèdent des valeurs différentes de celles les Européens. Le « monde russe » est, selon lui, structurellement opposé au paradigme individualiste et libéral, où règne d’après Poutine le goût du confort et de la réussite personnelle, rendant les Européens incapables de se sacrifier pour leur patrie. Bref, il y a une supériorité ontologique des Russes prêts à aller à la mort pour une cause supérieure. « Pour la communauté, même la mort est belle », a un jour proclamé Poutine. On constate en effet qu’il sacrifie en masse des soldats en Ukraine, sans parler de la vie de ses ennemis. Cette « voie russe » est affirmée par le philosophe préféré de Poutine, l’hégélien fascisant Ivan Iline, qui considère que l’Ukraine appartient organiquement au corps russe, et qu’on ne saurait l’en arracher sans tuer la Russie.

Enfin, le leader russe se réfère au mouvement eurasiste des années 1920 afin de montrer que la Russie se situe au cœur du continent eurasien et doit développer des liens d’amitiés avec les États d’Asie centrale et la Chine. Lorsqu’il cite « l’eurasiste soviétique » Lev Goumilev, il veut notamment sous-entendre que la Russie partage avec les peuples des steppes une « passionarité », c’est-à-dire une énergie vitale de pays jeune qu’a perdue la vieille Europe. Bref, c’est l’Eurasie qui va gagner le match mondial qui est en train de se jouer.

Toutes ces citations, ces références, parfois trouvées par Poutine lui-même, parfois suggérées par ses conseillers, ne dessinent pas une idéologie complètement cohérente. Elle semble même parfois contradictoire : faut-il que la Russie devienne la protectrice conservatrice d’une Europe en perte de repères, ou vaut-il mieux lui tourner le dos et s’unir aux pays d’Asie ? Il y a toutefois deux points communs à tous ces courants cités par Poutine : 1/ la défense de la Russie comme empire, dont « les frontières respirent », ce qui justifie l’annexion de l’Ukraine, du Caucase, des anciennes républiques soviétiques, du « monde russe », de la sphère orthodoxe. 2/ l’apologie de la guerre. Celle-ci n’est pas seulement un moyen de se défendre contre l’Occident hostile. Elle est la vérité ultime d’une Russie qui, pour sauver le monde dans une perspective messianique, doit combattre l’Antéchrist libéral et démocratique. La guerre, dans le poutinisme, vise évidemment la conquête et la soumission, mais elle est, au fond, ontologique.

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Michel Eltchaninoff, le jour de son intervention à l’Université Paris-Panthéon-Assas, avec Jean Vincent Holeindre, professeur de science politique, directeur du Centre Thucydide. Photo : Desk Russie

Le trumpisme

Donald Trump, de son côté, ne déploie pas d’idéologie. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’idéologues dans son entourage. Il y a eu Steve Bannon, adepte de René Guénon, selon lequel l’histoire est cyclique : la violence des temps modernes est vue comme la phase finale d’un cycle qui conduit à la régénération. Bannon appelle la guerre de ses vœux contre l’islam, contre les immigrés, contre la Chine. Elle permettra une remise à zéro indispensable pour espérer un rebond de l’Occident, actuellement tombé en décadence.

Il y a aussi les libertariens et les « accélérationnistes » de la Silicon Valley, les néo-catholiques, comme JD Vance, des hommes fascinés par l’Apocalypse et la figure de l’Antéchrist, comme le milliardaire Peter Thiel.

Mais Trump lui-même n’est pas un idéologue. Il a trois convictions chevillées au corps. Premièrement, il croit à la prééminence du « deal », lui qui a fait de son activité de businessman le modèle de son action politique et qui a consacré un livre à ce sujet (The Art of deal, 1987). Il assume, pour réussir, de « jouer avec les fantasmes des gens » et affirme un principe d’action qu’il tente aujourd’hui encore d’utiliser : « Je vise haut, et puis je n’arrête pas d’augmenter la pression – jusqu’à ce que j’atteigne mon but. Parfois, je dois me contenter de moins, mais en général j’obtiens ce que je veux. » Il n’hésite pas non plus à « être le salaud de service ». Deuxièmement, il croit que l’argent que l’on gagne est le signe d’une supériorité quasiment mystique. Sa famille fréquentait un temple dont le pasteur avait inventé une « théologie de la prospérité ». Il proclame que le succès financier est un signe d’élection divine. C’est pourquoi Trump aime s’entourer de milliardaires ou de personnes « qui ont réussi ». Ce credo est un programme politique : s’il a pu faire fortune, pourquoi ses concitoyens ne le pourraient-ils pas ?

Enfin, il méprise les élites cultivées, les politiques, les intellectuels, les hauts fonctionnaires, les journalistes, qui sont d’après lui indifférents au sort du pays profond. Enfant du Queens, il s’est toujours considéré comme un outsider. Mais le populisme n’est pas chez lui une idéologie. Le journaliste américain Bob Woodward, qui retrace la première élection et le début de mandat de Trump dans Peur (trad. fr. Seuil, 2018), raconte l’une des premières rencontres entre l’homme d’affaires et son futur directeur de campagne, l’idéologue d’extrême droite Steve Bannon. Celui-ci explique à Donald Trump la promesse du populisme. Il s’agit de « l’idéologie des hommes ordinaires, de ceux qui estiment que le système est truqué ». Trump répond : « “Excellent, c’est tout moi ! Moi aussi je suis un populariste.” Il déforma le mot. “Non, non, corrigea Bannon. On dit populiste.” “Oui, oui, c’est ça, insista Trump. Un populariste.” Pour Trump, le populisme est juste l’art d’être populaire. »

Cependant, avec l’avènement de Trump 2, on aperçoit tout de même sept points communs importants entre le trumpisme et le poutinisme :  

  1. Donald Trump ne croit qu’aux relations entre grandes puissances et traite avec dédain les pays plus faibles. On le voit dans sa manière condescendante de traiter Zelensky, et dans sa manière de dérouler le tapis rouge pour Vladimir Poutine, même si ce dernier ne lui accorde rien. Il en va de même pour Poutine, qui a été élevé dans cette idée.
  2. Trump méprise profondément l’Europe. Selon lui et J. D. Vance, elle a trahi ses propres valeurs et ne fait que profiter des largesses américaines. C’est la même chose du côté russe : l’Europe est oublieuse de ses racines classiques et chrétiennes, et est devenue un champ d’expérimentation pour la mutation anthropologique voulue par le capitalisme américain.
  3. Trump déteste les études de genre et le progressisme. Comme pour Poutine, il n’existe à ses yeux que des hommes et des femmes, l’idéologie transgenre est pour lui « un crime contre l’humanité ». Il est prêt à transgresser l’État de droit, comme le fait Poutine, pour pourchasser les LGBT ou les immigrés illégaux.
  4. Il hait le « politiquement correct », qui est pour Poutine l’expression parfaite de l’hypocrisie occidentale, de sa pusillanimité, de sa peur d’appeler les choses par leurs noms, de la soumission de la majorité à des minorités actives.
  5. Trump se méfie de l’État profond, des fonctionnaires trop influents qui se considèrent comme « les adultes dans la pièce ». Il les a subis lors de son premier mandat. Il s’en débarrasse au second. De même, Vladimir Poutine les a mis au pas très rapidement en arrivant au pouvoir en 2000, avant de les remplacer par des fidèles. Et, tout comme Poutine s’est débarrassé des oligarques, Trump tente aussi de les mettre au pas, en se fâchant avec Elon Musk ou en soumettant Mark Zuckerberg et les grands patrons de la Silicon Valley. Le pouvoir ne doit pas, pour les deux hommes, souffrir de la concurrence.
  6. Il est devenu clairement impérialiste, développant un discours qui n’est pas si éloigné du poutinisme lorsqu’il prétend prendre le contrôle du canal du Panama, du Groenland ou du Canada, ou menace le Venezuela. La doctrine Monroe à la sauce Trump ressemble fort à la protection du monde russe ou de l’étranger proche par Poutine.
  7. Trump se considère comme un de ces « hommes forts » qui, à l’instar du leader russe, peut changer le cours de l’histoire en violant le droit international et en attaquant ceux qui ne sont pas d’accord avec lui.

Il y a évidemment des différences très fortes entre le trumpisme et le poutinisme, leur histoire, leur contexte culturel ne sont pas les mêmes. Mais depuis janvier 2016, les points de jonction sont, je crois, plus nombreux que les différences.

Comment ce rapprochement a-t-il été rendu possible ?

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Le président Donald Trump prononce un discours lors de la cérémonie du Veterans Day à l’Amphithéâtre commémoratif du cimetière national d’Arlington, le 11 novembre 2025 // Daniel Torok, Maison-Blanche

2. Trump, la « légende » carnavalesque de Poutine

Mon hypothèse est que Trump a été forgé par Poutine. Il est le dirigeant américain dont il a rêvé et dont il a patiemment encouragé l’avènement. Poutine peut être satisfait : ce qui se passe aux États-Unis lui est, en partie, dû.

Si l’on prend la période récente, Poutine a brouillé les pistes. Il a protesté vigoureusement contre l’accusation d’ingérence russe dans les élections de 2016, et a dissimulé qu’il attendait avec impatience le retour de Trump. Il s’est même permis, deux mois avant l’élection de 2024, dire qu’il préférait Biden et Kamala Harris à Trump, car il connaissait leur ligne politique. Mais il l’a dit en souriant, avec ironie, et n’a pas évoqué pour rien le célèbre rire communicatif de Kamala Harris. Il suggérait par son ironie que toute la vie démocratique américaine n’était qu’une vaste plaisanterie c’est que derrière les candidats, il y avait le jeu tectonique des passions populaires encouragées par la Russie.

Bien entendu Poutine a toujours considéré Trump comme le bon candidat. Prenons ce qu’il disait en juin 2024, lors d’une conférence de presse devant les grandes agences d’information russes. Selon Poutine, les États-Unis doivent « stabiliser leur situation intérieure » en misant non sur l’immigration, mais sur la consolidation de la société à l’intérieur du pays, pour éviter les erreurs ayant mené à la grande inflation et à l’énorme dette intérieure. Selon lui, si le pays cesse de « poursuivre les objectifs du libéralisme global qui les détruit eux-mêmes », s’il veut arrêter de se vouloir « le leader du libéralisme mondial », alors il y aura « un changement de politique extérieure vis-à-vis de la Russie et du conflit en Ukraine ». Une politique anti-immigration, l’abandon du libéralisme et du rôle de pôle démocratique mondial doit mener à la fin de l’aide à l’Ukraine et à la réconciliation avec la Russie sur le dos de l’Europe. C’était le programme trumpiste. Il a été réalisé. Notons que Poutine utilise, en une minute, quatre fois le terme « intérêts nationaux » des États-Unis, comme un mantra hypnotique. Cette insistance dit tout : c’est en réalité le contraire de ce que veut Poutine. Il mise sur le chaos américain pour pousser l’alliance Chine-Russie vers les sommets. Mais cela exprime aussi son désir profond : que l’Amérique change de voie pour adopter la vision russe du monde.

Poutine considère d’ailleurs que le mouvement MAGA qui a amené Trump au pouvoir est, si ce n’est une création russe, du moins un courant cultivé et encouragé par la Russie. Il l’a redit récemment, lors de la discussion qui a suivi son intervention au club Valdaï le 2 octobre 2025. Il a abordé le cas d’un citoyen américain de 21 ans, Mike Gloss, qui a rejoint la Russie pour combattre les Ukrainiens au côté des Russes et est mort au combat. Selon Poutine, cet homme « partageait les valeurs de ceux qui défendent la Russie », c’est-à-dire « le droit de l’homme à sa langue et à sa religion », en étant « prêt à se battre pour ces valeurs le fusil à la main ». Il loue sa camaraderie avec ses compagnons de combat et conclut : « De tels hommes représentent le noyau de l’organisation MAGA qui soutient le président Trump. Pourquoi ? Parce qu’ils sont pour ces valeurs, comme lui, et les expriment. »

Si jamais la base MAGA se détourne de Trump, par exemple à cause de l’affaire Epstein, ils auront une nouvelle patrie : la Russie des valeurs traditionnelles.

Trump est donc le dirigeant dont a rêvé Poutine depuis des années. Avec ses discours et son action guerre d’agression, impérialisme, retour prétendu à une puissance respectée, rôle de leader national incontesté, détestation de l’Europe et du libéralisme politique , Poutine a fasciné et hypnotise Trump. Et il a élaboré un cadre et a créé un espace dans lequel viendrait s’insérer, après plusieurs années, le dirigeant qu’il fallait, d’après lui, aux États-Unis. C’est-à-dire celui qui allait procéder à l’autodestruction de la première puissance mondiale, dans un mouvement historique qui verrait le centre de gravité du monde basculer vers l’Eurasie. Peut-être un de ses conseillers a-t-il lu Arnold Toynbee, qui a étudié la chute des empires. L’historien britannique a en effet écrit que « certaines civilisations ne meurent pas par meurtre, mais par suicide ». Inutile pour la Russie d’affronter les États-Unis. Il aura été beaucoup plus simple de faire en sorte qu’arrive à sa tête un dirigeant pro-Poutine et chaotique. C’est d’ailleurs ce que prédisent depuis des années d’anciens conseillers de Poutine, comme Vladislav Sourkov.

Trump est un projet russe. À force d’inonder le monde de ses discours sur la nécessité d’un dirigeant fort, sur la décadence de l’Europe, sur les impasses du progressisme, sur la primauté de la puissance et le retour des empires, Poutine a fini par faire sortir le génie de la lampe à Washington. Au-delà des ingérences, c’est une certaine vision du monde que Poutine a instillée dans l’atmosphère américaine, aidé par l’alt-right, les populistes, les déçus du mondialisme. Le thème de la « légende », avant d’inspirer les services secrets soviétiques, a toujours été très présent dans la culture russe. Dans Les Démons, Dostoïevski fait dire à l’un de ses personnages, le révolutionnaire Piotr Verkhovenski, qui cherche un personnage pour incarner le mythe révolutionnaire, « l’essentiel, c’est la légende ». Il faut d’abord créer un mythe, une image qui électrise les masses. Peu importe, au fond, qui l’incarne. Puis il faut faire entrer un homme réel dans cette vérité inventée. Poutine a créé sa légende : c’est Trump.

Mais il l’a façonnée de manière à garder une supériorité sur sa créature. Aux yeux de Poutine, Trump est vulgaire, bouffon, narcissique comme un enfant, inconstant et même irrationnel. Héritier de Mikhaïl Bakhtine, le théoricien soviétique de la littérature, le leader russe a créé son double carnavalesque. Autant le chef du Kremlin tente de passer pour sérieux, cohérent, rationnel, patient, dévoué à son peuple et à son État, autant il a contribué à créer un bouffon imprévisible et dangereux. Durant le premier mandat de Trump, on se rassurait en se disant qu’il restait dans l’administration américaine des « adultes dans la pièce ». Aujourd’hui, l’adulte de la scène mondiale, c’est Poutine (avec son ami Xi Jinping). Trump est leur enfant turbulent et insatiable, qu’il faut calmer, mais que l’on contrôle facilement. N’est-ce pas ce qui se passe à propos de l’agression russe en Ukraine ? Trump peut s’énerver, se mettre en colère : il finira toujours par céder à Moscou.

Poutine a encore remporté une manche à Anchorage en août dernier. Non seulement Trump lui a déroulé le tapis rouge, mais et c’est sa victoire majeure en Alaska , il a achevé de convertir l’Américain à sa vision du conflit en Ukraine : ne pas traiter les effets, poser des pansements sur les plaies actuelles, mais revenir aux « causes profondes » du conflit. Trump a accepté. Or quelles sont les causes profondes ou originelles [pervonatchalnyé] selon Poutine : l’extension, illégitime d’après lui, de l’OTAN en Europe centrale et orientale, et le choix de la démocratie libérale par l’Ukraine indépendante. Si Trump veut vraiment arrêter le conflit en Ukraine, il doit non seulement cesser de soutenir les Ukrainiens, mais aussi abandonner toute l’Europe aux appétits civilisationnels de la Russie. Ce n’est pas fait. Pas encore. Mais Trump a néanmoins accepté jusqu’à présent ces règles du jeu. Il s’est soumis, lui l’enfant gâté en quête de trophées, à l’approche du temps long, de la rigueur, de la rationalité historique de Poutine.

Poutine s’est même permis de faire allusion à ce qui a motivé, dans le discours russe, son impérialisme en Ukraine ou ailleurs. Il a cité le terme d’ « Amérique russe » ! Or pour Poutine c’est la mémoire, et non le droit des peuples, qui crée une identité nationale. C’est un pendant de la thèse slavophile : la Russie est partout où il y a des églises orthodoxes et des cimetières russes.

Alexandre II, en vendant l’Alaska aux Américains en 18671, a suivi une logique transactionnelle très pragmatique, et au fond trumpienne. Poutine a montré, par provocation, qu’il suit une autre voie : ce qui l’intéresse, ce sont les églises russes en Alaska, les tombes de soldats soviétiques. Non seulement il critique subtilement le mercantilisme de Trump, mais il se permet de proclamer qu’une partie des États-Unis fait partie du « monde russe ». Il n’envahira pas l’Alaska comme il l’a fait avec l’Ukraine (qui fait selon lui également partie du monde russe), mais il montre qu’il est toujours aussi impérialiste et adepte d’une identité russe qui transgresse les frontières.

3. Comment réagir ? Le piège du poutino-trumpisme

Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Washington est en partie sous le contrôle de Moscou. Que peut-on faire pour sauver ce qui doit être sauvé c’est-à-dire l’existence de l’Ukraine, la souveraineté des États et la liberté des peuples ? Certaines sociétés, à l’est de l’Europe, ont compris. Elles aident les Ukrainiens autant qu’elles le peuvent, organisent leur défense et préparent leurs citoyens, car elles savent qu’elles sont les prochaines sur la liste belliqueuse de la Russie. Mais nous, en Europe occidentale, le comprenons-nous ?

Aujourd’hui, les essais les plus vendus en France (plus de 150 000 exemplaires en quelques semaines), sont ceux de partisans ardents (ou plus discrets) de la Russie poutinienne : Eric Zemmour, Philippe de Villiers, Jordan Bardella. Leur vision de la France est conforme à l’identitarisme autoritaire poutinien. Combien de personnes rencontrons-nous encore, dans la rue ou dans les villages, qui nous expliquent doctement que « la Crimée est russe » ou que l’Europe n’avait qu’à se montrer plus forte pour contrer l’avancée russe ? Du côté gauche, le « parti de la paix » (le parti communiste), tout comme le leader de La France insoumise, ne voient pas en la Russie un adversaire véritable. Poutine compte bien sur la victoire de partis pro-russes en France, au Royaume-Uni, en Allemagne et ailleurs. Ceux-ci non seulement arrêteraient de soutenir l’Ukraine, mais accueilleraient à bras ouverts les envoyés du Kremlin hommes d’affaires, influenceurs politiques, espions et hommes de main.

Je terminerais en disant que la situation dépend en partie non seulement de notre attention à ce qui se déroule en Russie, en Ukraine, aux États-Unis, en Europe, mais de notre volonté de nous poser des questions fondamentales en ce qui concerne notre avenir politique.

Nous vivons dans un monde où la priorité des États est l’accès à des ressources naturelles, de plus en plus rares, et à des voies commerciales. Trump est prêt à tout pour accéder aux terres rares. La Russie se réjouit de la fonte des glaces en Arctique pour inaugurer une nouvelle route maritime. Beijing veut coloniser la mer de Chine. L’Europe s’inquiète de son retard en termes d’indépendance industrielle et stratégique. Les citoyens le comprennent, mais en conséquence, ils sont parfois prêts à fermer les yeux sur des conquêtes et des guerres de prédation. Bref, nous entrons dans un monde où des États, des empires et des acteurs privés se retrouvent en concurrence pour assurer leur développement. Dans ce contexte, les idéaux démocratiques européens et américains, qui ont connu un regain de faveur après la chute du communisme, passent parfois au second plan. Pourquoi les modèles des États de demain ne seraient-il pas Dubaï ou Singapour, ou même la Chine, c’est-à-dire des puissances qui, au prix de votre liberté, vous donnent un niveau de vie confortable et la fierté de l’emporter sur les autres ? C’est ce qu’affirme par exemple un blogueur américain très influent et lu par l’entourage de Trump, Curtis Yarvin, pour qui l’enjeu politique d’aujourd’hui est de désigner un pouvoir fort capable de gérer un pays comme une entreprise, tout en abandonnant la démocratie.

Là est le principal danger qui nous menace, nous aussi. Notre priorité est de nous défendre contre les agressions russes et la trahison américaine. Certes, nos gouvernants doivent assurer le niveau de vie de nos concitoyens. Mais nous devons, chacun et sérieusement, nous poser la question : voulons-nous encore de la démocratie ? Ou sommes-nous prêts à l’abîmer, voire à l’abandonner, dans ce nouveau contexte ? C’est une question que se posent de plus en plus d’Européens, par exemple en France, où des enquêtes sociologiques montrent le désir d’un pouvoir fort. Or si nous cédons à cette tentation, nous oublions une chose : c’est au nom de la stabilité et du fantasme de revanche que les Russes ont élu Poutine. C’est pour leur niveau de vie et leur rêve de revenir à un âge d’or que les Américains ont réélu Donald Trump. Le premier a tué la possibilité même d’une démocratie en Russie. Le second essaie de faire de même. Mais rappelons que si c’est la démocratie qui a fait revenir Trump, c’est elle qui pourra le chasser. Je crois qu’une des questions qui traverse l’esprit des citoyens, en Europe, est celle de l’utilité de la démocratie. Poutine et Trump ont joué sur cette interrogation, instillant le doute sur cette utilité de la démocratie. C’est pourquoi il ne faut pas l’esquiver, mais au contraire l’explorer et y répondre. Nous ne pouvons nous permettre de proclamer (à raison !) une exigence de démocratie. Nous devons aussi argumenter pour la défendre.

Le poutino-trumpisme n’est donc pas seulement un ennemi qu’il faut combattre. C’est un poison qui se glisse dans les esprits. Pour nous défendre, il faudra unir le cœur et l’intelligence.

<p>Cet article Poutinisme et trumpisme : le jeu des idéologies a été publié par desk russie.</p>

30.11.2025 à 17:23

De la culture européenne, avec Krzysztof Pomian

Olga Medvedkova
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Ce philosophe et historien franco-polonais, qui a passé son enfance sous le régime stalinien et sa jeunesse en Pologne communiste, nous offre une leçon de pensée historique européenne.

<p>Cet article De la culture européenne, avec Krzysztof Pomian a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (3111 mots)

À l’heure de la barbarie russe et des doutes de l’Europe sur elle-même, le philosophe et historien de la culture franco-polonais Krzysztof Pomian, qui a passé son enfance sous le régime stalinien et sa jeunesse en Pologne communiste, nous offre, grâce à Olga Medvedkova, une leçon de pensée historique européenne, d’européanité, et nous redonne de l’espoir.

Le texte de Krzysztof Pomian « Venise dans la culture européenne » a été initialement écrit en polonais en 1999, comme préface au catalogue de l’exposition consacrée à l’art vénitien qui a eu lieu au Musée national de Varsovie. En 2000, ce même texte a paru sous forme de livre. Vingt-quatre ans plus tard, pour célébrer le 90e anniversaire de Pomian, ce texte a été édité en version bilingue2 –  en polonais et en français –, et illustré avec des vues photographiques de Venise datant du XIXe siècle, conservées au Musée national de Varsovie, photos splendides dans leurs nudité noire et blanche. Je lis donc aujourd’hui ce texte dans sa version française, un quart de siècle après sa naissance.  

J’ai rencontré Krzysztof Pomian au début des années 1990, lors des séminaires à l’EHESS, où je préparais ma thèse sous la direction de son ami Jacques Revel, et j’ai lu progressivement, au fur et à mesure de leur parution, ses principaux ouvrages3, jusqu’à son Œuvre – somme en trois volumes consacrée à l’histoire mondiale des musées –, parue en 2020-2022 aux éditions Gallimard. Les livres de Pomian ont été fondateurs pour la nouvelle vision de la discipline historique que ma génération apprenait alors – cette variante savante et réflexive de l’histoire culturelle, en lien direct avec l’anthropologie et le questionnement philosophique à propos du comment et du pourquoi de l’Histoire et de son écriture. C’est par ailleurs grâce entre autres à Pomian, que les textes de l’historien de l’art britannique Francis Haskell – le grand révolutionnaire de cette discipline – ont été traduits en français, et grâce à eux deux que les sujets liés à l’histoire du collectionnisme et au rôle des commanditaires dans l’art ont été introduits dans les cursus académiques.

L’importance de Pomian dans le paysage intellectuel parisien, pour ainsi dire son accent singulier, le style unique de sa pensée, s’explique par le fait qu’il s’est trouvé une place à la croisée des disciplines. Il est à la fois un parfait philosophe, maniant avec aisance le concept et la méthode dialectique, et un historien accompli, particulièrement sensible à la nature des sources.

Mais alors pourquoi, si tant de textes de Pomian sont disponibles en langue française, se réjouir à ce point de pouvoir lire celui-ci, qui date de la dernière année du XXe siècle et est apparu récemment dans le contexte français ? C’est, me semble-t-il, parce qu’aujourd’hui ce regard, cette méditation de Pomian à propos de la culture européenne et le rôle que joue Venise dans cette culture, représente un avertissement, un appel d’urgence et une leçon magistrale d’écriture historique, leçon qui nous vient d’un passé récent et qui, au lieu de nous affoler, esquisse une promesse, un avenir digne de notre destin d’Européens.

Le fait que cette leçon de pensée historique européenne, d’européanité même, nous vienne d’un Polonais de naissance ne me semble guère étonnant. C’est cette distance, ces 1 200 km entre Varsovie et Venise qui se transforme sous la plume de Pomian non seulement en instrument efficace de compréhension mais, comme nous le verrons plus loin, en sa découverte principale : seul le temps y remplacera l’espace. Cette distance, cette mise à l’écart ou mise « de côté » constitue en effet l’invention essentielle de Pomian philosophe et anthropologue : il s’agit du principe d’extraction des choses précieuses – qui deviennent inutilisables, inutiles et de ce fait sans prix – dans le but de leur sauvegarde, qui est, selon lui, le principe même de la construction culturelle européenne. Pour devenir « culture », toute chose doit rompre, s’éloigner, s’exiler, se cacher, pour ensuite revenir, redevenir et éclater en plein sens et au centre. Ce n’est qu’ainsi que la culture est vivante : comme en amour, en culture, rien n’est jamais acquis. Le trésor est quelque part, mais on ne sait jamais où : pour le voir (trouver, comprendre) il faut le désirer. Cela concerne la praxis religieuse autant que politique et artistique : toutes les formes de la création. La culture, en tant que constante anthropologique, est cette mise en demeure, ce ver sacrum, en estrangement (terme des formalistes russes), ce long voyage, qui est un aller-retour, l’éloignement et le rapprochement, l’expérience d’un ailleurs qui est pourtant ici.

Toute sa vie, Krzysztof Pomian a vérifié l’hypothèse de l’éloignement, pas tout à fait de son plein gré, mais toujours avec profit. Il est né Krzysztof Purman en 1934, à Varsovie, dans une famille issue de la bourgeoisie d’origine juive. Son père est un émancipé : il se convertit d’abord au catholicisme, puis au protestantisme, puis ce professeur de lettres s’adonne au communisme et ne se contente pas d’en propager seulement la lettre. En 1938, il est exclu du parti communiste polonais et, en septembre 1939, lui, sa femme (également d’origine juive) et leur fils âgé de 5 ans quittent Varsovie pour fuir l’avancée allemande, et tombent sous l’occupation soviétique. Là-bas, ce sera sans surprise. Le père arrêté sera déporté au Goulag d’où il ne sortira pas. La mère et l’enfant se retrouvent au Kazakhstan où une population polonaise importante a été déportée à trois reprises entre 1929 et 1941. La mère, économiste de haut niveau, trouvera un emploi à l’hôpital, à peine de quoi se chauffer, se nourrir. L’enfant quant à lui ira à l’école, où il apprendra le russe, qu’il parle toujours couramment et sans accent, et lira, lira tout ce qu’il trouvera. C’est là-bas qu’il se passionnera pour l’histoire en dévorant le roman Gengis-Khan (1939) de Vassili Ian (pseudonyme de Vassili Iantchevetski, 1874-1954).

À l’issue de la guerre, en 1947, Staline lâche tout à coup les Polonais déplacés, qui peuvent rentrer en Pologne. En 1952, Krzysztof intègre la faculté de philosophie de l’Université de Varsovie. Il y étudie jusqu’en 1957, soutient ses thèses de doctorat (1965) et d’habilitation (1968), puis y enseigne. Parmi ses professeurs, puis collègues et amis, on trouve Leszek Kołakowski né à Radom en 1927 et mort à Oxford en 2009, l’un des grands penseurs du XXe siècle, auteur notamment d’une Histoire du marxisme, et Bronisław Baczko, né à Varsovie en 1924 et mort à Genève en 2016, l’un des plus importants historiens et penseurs de la Révolution française et des utopies, créateur à Genève, avec Jean Starobinski, du groupe d’études du XVIIIe siècle4. Mais à ce poste d’enseignant, Krzysztof Pomian ne reste pas longtemps : suite à ses prises de position politiques, contraires au régime, il est renvoyé de l’Université et interdit de publication. Pendant plus de deux ans, il sera employé au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale de Varsovie.

En 1973, le philosophe-historien polyglotte polonais âgé de 40 ans est reçu au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ; il quitte le pays et émigre en France. Il y fait ensuite toute sa carrière. En 1986, il sera naturalisé français.  À Paris, il enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et à l’École du Louvre. Mais aussi à l’Université de Genève et dans bien d’autres universités européennes. Il est proche de Jerzy Giedroyc (né à Minsk en 1906 et mort près de Paris en 2000) et de la rédaction du mensuel politico-culturel Kultura, qu’il a créé. Pomian rentre également dans la rédaction de Débat dès sa création en 1980, y publiant des dizaines d’articles. Son engagement politique est toujours là : anti-totalitaire, pro-européen. Directeur scientifique, entre 2001 et 2018, du Musée de l’Europe à Bruxelles, Krzysztof  Pomian est actuellement directeur de recherche émérite au CNRS et  professeur émérite à l’Université Nicolas Copernic à Torun (Pologne), récipiendaire des quatre doctorats honoris causa et du sigillum magnum de l’Université de Bologne. Il passe son temps entre Paris et Varsovie, parcourt l’Europe, qui est son milieu naturel, son objet d’études et sa préoccupation constante. Venise est sa ville préférée, une création européenne par excellence, un laboratoire dans lequel on peut voir comment et pourquoi cette culture se tisse, se conserve et ce qu’elle signifie.

« On est tous partagés en deux clans, me dit-il un jour, le premier est composé d’amoureux de Florence et le second de ceux qui s’adonnent à Venise. »

Même si j’aime énormément Venise, je suis plutôt du côté des premiers ; je me penche avec d’autant plus d’attention sur ce texte de Pomian dédié à Venise et reçois aussitôt une sorte de décharge émotionnelle. Je suis jalouse de son écriture, capable de narrer l’histoire d’une ville durant près de 1 500 ans sans la diviser en chapitres et sous-chapitres, écriture qui file, qui coule comme coule le temps, prenant en compte la géographie, le paysage, l’histoire événementielle, la structure politique, les institutions juridiques, la religion, la science, l’architecture, les collections, la littérature, l’éducation, la librairie, la musique, les fêtes… Sur cette toile de fond apparaissent les gens, les détails. Où est-elle, la distinction entre l’histoire globale et celle des cas ? Ici, il n’y en a pas. Mais comment fait-il pour écrire ainsi ? Je comprends petit à petit qu’afin de produire une synthèse aussi brillante, aussi profonde et élégante, nonchalante et structurée, il faut tout simplement avoir fait ce qu’il fait toute sa vie, il faut avoir tout lu, et même plus que cela : avoir tout relu. Car son texte ne reflète pas ce qu’il sait, comme quelque chose qu’on a appris une fois pour toutes. Son savoir n’est pas un aller simple de l’ignorance à la connaissance, mais un constant dédoublement, une démultiplication qui transforme l’information en autre chose et c’est cette autre chose qu’il partage avec son lecteur. Quelle est cette autre chose ? Faut-il l’appeler science ou sagesse ? Ou est-ce justement cette véritable culture dont Pomian parle et qu’il incarne en même temps : ce tissage de multiples couches, aux fils multicolores posés les uns sur les autres et imprégnés d’émotion ? N’est-ce pas la véritable, la profonde IN : Intelligence Naturelle (non artificielle) ? N’est-ce pas l’exacte définition de l’IH : Intelligence Humaine ? Cet entendement qui se forme grâce à la répétition, à l’oubli et à la remémoration, à la rupture et à la réconciliation : au départ et au retour. Ce n’est pas pour rien que Pomian, en philosophe qui s’est tellement préoccupé de la question du temps, place en exergue de son texte dédié à Venise cette citation de John Ruskin : « Finalement, la conjecture concernant l’origine de son nom, rapportée par Sansovino, sera volontiers acceptée par tous ceux qui aiment Venise : “Certains ont pensé que ce nom de Venise veut dire veni etiam, ce qui veut dire vient encore, et encore, parce que, à chaque fois que tu viens, tu verras toujours des choses nouvelles et de nouvelles beautés.” »

Si Venise, la ville entière, ce lieu – son eau, sa terre, son ciel, sa lagune –, est une œuvre, c’est parce que l’ouvrage (en tant que processus), fait de bribes disparates, venues d’horizons divers et variés, n’a jamais cessé. Le travail du bâti, la réparation, le rafistolage avance et recule, ne s’interrompt pas : la terre renforcée défie la mer qui s’en moque. Tout y est fragile, instable, mais les gens négocient et flirtent, les Vénitiens sont des laborieux. « La géographie n’est pas une fatalité. Elle limite et en même temps offre des opportunités », explique Pomian en parfait dialecticien.

Les Vénitiens ont tiré le meilleur parti de leur géographie, mais aussi de leur système politique : tout en entretenant une société hiérarchisée, ils ont su empêcher l’instauration de la tyrannie (ce que Florence n’a pas su faire). En mettant leur République sous la protection de saint Marc, en collant littéralement le palais des Doges à la basilique San Marco, leur chapelle, remplie de reliques et de trésors d’art. Ce système politique vénitien « suscite étonnement et admiration » : c’est encore un entre-deux, le principe électif ne supprime en rien la capacité d’étouffer l’anarchie. Là encore, c’est la patience qui règne, c’est le compromis, le millefeuille, les couches nombreuses, l’une sur l’autre : en politique comme en art, la page blanche, l’utopie, la pose, le geste brusque seraient d’un grand danger, porteurs de faux espoirs, de grandes pertes. En témoignent tous les ex nihilo, comme la célèbre fausse Venise de Los Angeles. Mais il y en a plus.

Au plus profond de ce travail culturel – politique, religieux, artistique –, au fin fond de chaque mouvement culturel, il y a comme un noyau qui est de nature différente. Cette différence est d’ordre temporel. Le noyau n’appartient pas au présent. Enfanté par la temporalité linéaire, mais extrait de cette linéarité, le noyau extratemporel est un vaisseau qui vient du passé pour rejoindre le futur. Il n’obéit pas aux lois qui caractérisent le présent : l’intérêt, le besoin de survie, le travail, la production, le gain, la peur de la mort. Le paradoxe du phénomène culturel européen est entièrement là, démontré comme deux fois deux font quatre par Pomian. Car étant donné que le passé et le futur n’ont pas de réalité matérielle, si une partie du passé en est extraite et garde dans le présent son irréalité, cette opération assure la transmission et l’espoir d’un avenir culturel européen. C’est en cela que Venise est exemplaire. En ayant saint Marc pour chef d’État (le doge n’étant que son lieutenant), Venise développe au plus haut point l’art de muséifier (mettre hors de portée, à l’abri de l’intérêt) ses trésors (idées, mots, tableaux, reliques, pierres gravées, statues antiques, manuscrits grecs, bâtiments, structures juridiques, et jusqu’au système politique). C’est autour de ces noyaux immatériels que va fleurir le présent : les ateliers d’artistes, l’Université, la Bibliothèque, l’Imprimerie. Et aussi la liberté de vivre, de croire, d’aimer, de voyager, de se divertir, qui n’est peut-être pas en lien direct avec l’épanouissement des arts, mais, observe Pomian, leur cooccurrence est indiscutable. 

On comprend maintenant parfaitement pourquoi le fameux « déclin » de Venise, comme celui de l’Europe toute entière, qui fait le bonheur des propagandes totalitaires anti-occidentales (celle des Russes d’aujourd’hui en premier lieu), n’est que l’un des leurres de cette culture. Car cette culture est, certes, mortelle, mais elle ne meurt que très lentement, et ceci depuis toujours, depuis sa naissance. D’ailleurs cette mort, elle ne la cache pas, elle l’intègre et la fait travailler. Soumise à l’ordre du temps et consciente de sa finitude, elle ne meurt que pour mieux revivre, en s’appuyant sur les choses qu’elle a préservées, mises de côté.

Aujourd’hui, Krzysztof Pomian travaille sur un livre qui narre sa vie sous forme d’une grande interview ; il doit bientôt paraître en Pologne. Je ne peux qu’espérer que très vite, nous lirons aussi ce livre en français.

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30.11.2025 à 17:23

Armements nucléaires et conventionnels : la forfaiture historique de Moscou

Jean-Sylvestre Mongrenier
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Moscou a sciemment démoli l’architecture diplomatique et sécuritaire de l’après-guerre froide. La mémoire de cette forfaiture devrait prévenir toute complaisance à l’égard des revendications russes.

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Texte intégral (3660 mots)

Alors qu’un « plan de paix », de facture russe, est l’objet de négociations entre les Américains, les Ukrainiens et leurs alliés européens, il importe de rappeler que la Russie ne respecte pas ses engagements internationaux, notamment dans le domaine des armements nucléaires et conventionnels. Moscou a sciemment démoli l’architecture diplomatique et sécuritaire de l’après-guerre froide, dans le cadre d’une « grande stratégie » visant à dominer l’Europe. La mémoire de cette forfaiture devrait prévenir toute complaisance à l’égard des revendications russes.

Certains persistent à croire que le Kremlin, une fois ses gains territoriaux en Ukraine empochés, pourrait constituer un partenaire fiable. Il faut donc garder à l’esprit le viol par la Russie du traité sur les FNI (Forces nucléaires intermédiaires) et du traité FCE (Forces conventionnelles en Europe), plusieurs années avant de passer aux actes en Géorgie puis en Ukraine.

Le viol russe du traité sur les FNI

Effet d’une « nouvelle détente » et signe annonciateur de l’implosion soviétique à venir, le traité sur les FNI, signé par Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev, le 8 décembre 1987, décida le retrait et de l’interdiction de tous les missiles terrestres d’une portée allant de 500 à 5 500 kilomètres. Au total, 1 846 missiles soviétiques et 846 américains seront éliminés5. Ce traité inaugurait une série d’accords de désarmement, sur le plan nucléaire stratégique et dans le domaine des armes chimiques, complétés par un traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE) ainsi que par des mesures de confiance et de sécurité (MDCS), notamment le Document de Vienne. Annoncée par les États-Unis le 2 février 2019, la Russie lui emboîtant le pas, la sortie du traité relatif aux forces nucléaires intermédiaires (FNI) n’est pas un fait anodin. Cette « double décision » est révélatrice des enjeux stratégiques et géopolitiques auxquels les puissances occidentales sont confrontées. Dans cette affaire, Moscou entend faire porter le blâme aux Américains, même si ces derniers bénéficient du soutien de leurs alliés. En fait, les experts de ces questions estiment que Moscou violait bel et bien ce traité, nominalement mis en cause dès les années 2000 (les Français ont hésité avant de rallier la position américaine). Le missile incriminé par les Américains et leurs alliés est le « 9M729 » (le SSC-8 dans la nomenclature de l’OTAN), d’une portée très largement supérieure à 500 kilomètres (en retour, les Russes mettent en cause les systèmes anti-missiles de l’OTAN).

En vérité, ce problème date du premier mandat de Barack Obama. En 2010, le déploiement du système d’armes Iskander-M dans l’enclave Kaliningrad (ex-Königsberg), dont la portée excèderait les 500 kilomètres, posait déjà question. Le problème est officiellement soulevé en 2013, sans réponse des Russes. Il s’amplifie avec le déploiement du SCC-8 (un système basé sur la technologie du Kalibr naval), en 2016, près de la Caspienne et à l’est des monts Oural. Cette violation russe est une décision délibérée qui constitue une revanche sur le traité de 1987, mal reçu par la nomenklatura militaire soviétique et les « organes de sécurité » dont procède aujourd’hui la plus grande partie de la classe dirigeante russe6. Pourtant, les enjeux ne sont pas seulement d’ordre psycho-symbolique ou technico-industriel. Le déploiement de systèmes d’armes de cette portée constitue un péril pour les cibles de valeur politique et les infrastructures militaires des membres européens de l’OTAN. Le retrait russe du traité sur les FNI et le déploiement de SSC-8 ou de missiles de croisière Kalibr-M, constitue un défi majeur. Bien plus qu’à la fin des années 1970, l’Europe est placée sous la menace d’une ou plusieurs frappes sélectives : une stratégie de décapitation mise au service d’un projet géopolitique révisionniste (modification des frontières par la force et re-satellisation des pays voisins). Les Russes ont pris un temps d’avance sur cette catégorie d’armes et travaillent à la reconstitution du potentiel militaro-industriel d’antan.

La différence la plus significative avec l’époque de la « bataille des euromissiles » réside dans les ordres de grandeur, sur le plan des rapports de puissance. Ainsi la « double décision » américano-russe de sortir du traité sur les FNI ne peut être comprise sans prendre en compte la Grande Asie, du Levant au Moyen-Orient. On songe au programme balistique iranien, pourtant interdit par une résolution de l’ONU. À la mesure des ambitions de Téhéran au Moyen-Orient (le « Croissant chiite »), les missiles iraniens sont d’une portée de 2 000 kilomètres (voir par exemple le Khorramshahr) ; ils relèvent de la catégorie d’armes que Russes et Américains se sont interdites avec le traité de 1987. De surcroît, le régime irano-chiite poursuit un programme de missiles de croisière dont les événements des derniers mois ont souligné l’importance. Plus encore, les États-Unis redoutent la République populaire de Chine (RPC), qui n’est pas liée par le traité de 1987 : les quatre cinquièmes de son arsenal balistique, soit environ 2 000 missiles, ont une portée entre 500 et 5 500 kilomètres. Outre la dissuasion nucléaire, ces missiles servent à une stratégie anti-accès visant à verrouiller la « Méditerranée asiatique » (mers de Chine du Sud et de l’Est), c’est-à-dire en écarter les Américains en particulier, et les Occidentaux en général.

L’objectif de la RPC est de réduire à néant leurs alliances régionales et, au mépris du droit international, de s’approprier un espace maritime plus étendu encore que la mer Méditerranée (3,5 millions de km² contre 2,5 millions de km²) par lequel transite une grande part du commerce mondial. À cette stratégie anti-accès intégrée dans une politique d’intimidation, contre les États-Unis et leurs alliés régionaux, s’ajoute d’une quasi-alliance avec la Russie, cette dernière reproduisant en quelque sorte ce que l’Amiral Castex a nommé la « grande manœuvre de Gengis Khan » : s’assurer de ses appuis en Asie afin de combattre en Europe, là où Moscou entretient des griefs géopolitiques. Enfin, il importe de comprendre le sens historique et la portée globale de la « double décision » américano-russe : elle constitue une nouvelle étape dans la démolition de l’architecture de sécurité de l’après-guerre froide. Présentement, Moscou prétend prendre en otage une Europe géostratégiquement découplée des États-Unis.

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Lanceur 9P78-1 du système balistique Iskander-M, équipé de missiles 9M723K5. Photo : Vitaly V. Kuzmin, CC BY-SA 4.0

Le non-respect du traité sur les FCE

Le Traité sur les Forces conventionnelles en Europe (FCE) est signé à Paris, le 19 novembre 1990, par les États membres de l’Alliance atlantique et ceux du Pacte de Varsovie, un peu plus d’un an avant que l’URSS ne se disloque (21 décembre 1991). Le traité FCE engage donc trente États. Selon les termes du préambule, l’objectif est de « remplacer l’affrontement militaire par un nouveau modèle de sécurité entre tous les États parties, fondé sur la coopération pacifique et, ainsi, de surmonter la division de l’Europe ». Pour ce faire, les États parties ont décidé d’ « établir un équilibre sûr et stable des forces armées conventionnelles en Europe à des niveaux plus bas que par le passé, à éliminer les disparités préjudiciables à la stabilité et à la sécurité, et à éliminer, de façon hautement prioritaire, la capacité de lancer une attaque par surprise ou d’entreprendre une action offensive de grande envergure en Europe ». La zone d’application du Traité FCE correspond à l’ensemble constitué par les territoires des États signataires situés en Europe, depuis l’océan Atlantique jusqu’aux monts Oural, et elle comprend les îles européennes des signataires. Le document stipule des plafonds dans la zone d’application ainsi que pour ses sous-ensembles géographiques7. Un régime d’inspection permet de contrôler le bon respect du Traité FCE par les États signataires. Ce système de sécurité met en œuvre un régime de transparence, d’inspection réciproque et d’ouverture militaire. Au total, le traité FCE est un élément fondamental dans la sécurité et la stabilité de l’Europe post-guerre froide.

Le Traité FCE entre en vigueur le 17 juillet 1992, après la résolution des problèmes soulevés par la répartition des quotas d’armement entre les États successeurs de l’URSS (Accord de Tachkent, 15 mai 1992). Très vite, la dégradation de la situation en Tchétchénie et dans l’ensemble du Caucase pose des problèmes d’application. Le régime des quotas concernant les flancs ampute les capacités d’intervention militaire russes dans la région, l’article 5 du traité limitant à 1 300 chars, 1 380 véhicules de combat et 1 680 pièces d’artillerie les matériels déployés dans la zone géographique qui correspond aux districts militaires de Saint-Pétersbourg et du Caucase. Le 15 mai 1997, un arrangement avec les États-Unis permet de réduire, géographiquement parlant, la zone des flancs et de relever le plafond des armements qui pourraient y être déployés. Le traité est ensuite révisé à Istanbul, en novembre 1999, afin de prendre en compte les évolutions intervenues depuis la dislocation de l’URSS8. Au cours de la période précédant l’entrée des pays d’Europe centrale et orientale dans l’OTAN (2004), la Russie invoque le Traité FCE pour tenter de bloquer l’adhésion des États baltes. Lors de la première réunion du Conseil OTAN-Russie (COR) le 19 juillet 2002, Moscou demande ainsi que les États baltes signent le Traité FCE, la Russie cherchant à éviter le déploiement de « forces militaires étrangères » et de moyens de l’OTAN sur les territoires baltes. Par la suite, la « Conférence extraordinaire » de Vienne, du 11 au 15 juin 2007, voit les pays de l’OTAN poser la question du retrait des militaires russes de la province séparatiste d’Abkhazie (Géorgie) et de celle de Transnistrie (Moldavie), avant ratification dudit traité9. Quant à la Russie, elle exige une renégociation d’ensemble qui inclurait les États baltes et la fin des restrictions sur les mouvements militaires russes, « sur les flancs » des anciens blocs.

Le 14 juillet 2007, Vladimir Poutine signe un décret qui suspend la participation de la Russie au Traité FCE. Concrètement, celle-ci ne s’estime plus tenue de donner des informations sur le niveau et le mouvement de ses troupes, ni d’autoriser l’inspection de ses installations. La suspension est effective à compter du 12 décembre de la même année. Par la suite, les négociations visant à trouver un terrain d’entente entre Russes et Occidentaux échouent, malgré le « reset » américano-russe et la proposition par l’OTAN d’un « nouveau cadre » ( « A NATO proposal to Develop a 21st Century Framework for Strengthening Conventional Arms Control and Transparency in Europe », mai 2010). Le fait témoigne alors de la profonde dégradation des relations Est-Ouest et de la fracture qui menace le continent européen. En 2015, la Russie suspend sa participation au « Groupe consultatif commun » (GCC), l’organe chargé des questions relatives au Traité FCE qui se réunit à Vienne, signifiant son retrait définitif du traité FCE. L’organisation par la Russie et le Bélarus de grandes manœuvres aux frontières de la Pologne et des États baltes en septembre 2017 ( « Zapad-2017 »), appelle l’attention sur la caducité du traité FCE et le non-respect du Document de Vienne (1990, modifié en 2011), un texte relatif aux mesures de confiance et de sécurité (MDCS). 

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Vladimir Poutine et son ministre de la Défense Sergueï Choïgou sur le terrain d’entraînement de Loujski, lors de la phase principale des exercices stratégiques russo-biélorusses « Zapad », en septembre 2017 // kremlin.ru

Signé en 1990, le Document de Vienne est le texte qui sert de base aux discussions entre les hauts représentants des 56 États participants de l’OSCE (Organisation et de sécurité en Europe) pour communiquer des informations sur leurs forces armées, leur organisation militaire, leurs effectifs, systèmes d’armes et équipements d’importance majeure. Les pays échangent également des informations sur leur planification militaire et leurs budgets de défense. Il s’inscrit dans le prolongement des mesures de confiance et de sécurité négociées parallèlement aux discussions sur les forces conventionnelles10. L’accord politiquement contraignant dispose l’échange et la vérification d’informations sur les forces armées et les activités militaires. Le Document de Vienne requiert des États parties qu’ils échangent chaque année des informations au sujet de leurs forces militaires, comme les plans et budgets de déploiement, qu’ils notifient préalablement les activités militaires de grande ampleur, qu’ils acceptent un maximum de trois inspections annuelles de leurs sites militaires et qu’ils invitent les autres États à observer certaines activités. Il incite également les États à permettre aux journalistes de tous les États participants de couvrir les activités. Le Document de Vienne est mis à jour (1992, 1994, 1999, 2011) afin de prendre en compte les besoins des États membres de l’OSCE. La dernière version introduit un chapitre sur les mesures régionales qui fournit un cadre pour les activités de vérification bilatérales. L’organisation par la Russie et le Bélarus des manœuvres « Zapad », en septembre 2017, et les questions soulevées par les effectifs réellement engagés dans ces manœuvres (au-delà de 13 000 hommes, la présence d’observateurs étrangers est requise) appelle l’attention sur le fait que le Document de Vienne n’est plus respecté11.

En guise de conclusion

Trop souvent négligées ou relativisées, les entorses russes aux accords et traités négociés à la fin de la guerre froide étaient autant d’avertissements quant aux événements à venir. Loin de constituer des points aberrants sur une courbe bien orientée, ces entorses manifestaient la volonté de remettre en cause le cadre juridique et institutionnel posé après la fin du communisme et la dislocation de l’URSS, avant de le faire voler en éclats (nous  y sommes). En somme, ces accords et traités étaient perçus en Russie comme une sorte d’armistice provisoire, reflet d’un rapport des forces qu’il fallait modifier avant de repartir à l’assaut. Un parallèle peut être fait avec la paix de Brest-Litovsk, signé le 3 mars 1918 avec les empires centraux (Allemagne et Autriche-Hongrie). Lénine avait alors présenté ce traité comme une pause tactique). À l’évidence, il fallait relier la deuxième guerre de Tchétchénie (1999), celle de Géorgie (2008), puis l’ouverture de la guerre d’Ukraine (2014).

Alors que Moscou met en œuvre une diplomatie coercitive pour imposer à l’Ukraine ses conditions de paix, les dirigeants occidentaux, les Européens en premier lieu, doivent être conscients de la duplicité russe. Au-delà des pertes territoriales qu’il faudrait reconnaître, ce « plan de paix » prévoit pour l’Ukraine un certain nombre de mesures militaires limitatives (effectifs et systèmes d’armes, interdiction d’une présence militaire étrangère et de toute aide extérieure), alors que la Russie n’en respecte aucune. La montée en puissance de son système militaro-industriel, favorisée par l’hypothétique levée des sanctions internationales, lui permettrait à terme d’établir un rapport de forces de trois ou quatre contre un, préalable à une nouvelle poussée vers l’ouest. Au vrai, le Kremlin conduit une « grande stratégie » qui mobilise différents vecteurs de puissance et vise à dominer l’Europe. Si l’Ukraine n’était plus son rempart, elle serait transformée en tremplin vers l’ouest.

<p>Cet article Armements nucléaires et conventionnels : la forfaiture historique de Moscou a été publié par desk russie.</p>

30.11.2025 à 17:23

Mikhaïl Grobman, un Zarathoustra israélien

Samuel Ackerman
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Hommage au peintre et poète décédé le 23 novembre, et qui a porté, sa vie durant, le drapeau de l’avant-garde artistique russe et juive.

<p>Cet article Mikhaïl Grobman, un Zarathoustra israélien a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (2009 mots)

L’artiste franco-israélo-ukrainien Samuel Ackerman rend hommage à son ami Mikhaïl Grobman (21 septembre 1939 – 23 novembre 2025), peintre et poète israélien d’origine russe.  En 1965, Grobman a osé exposer à la Maison des artistes de Moscou des œuvres novatrices sur des thèmes juifs, un événement presque incroyable pour l’époque. En 1971, il a été parmi les premiers Juifs soviétiques ayant émigré en Israël. Ackerman, qui a été co-fondateur du groupe artistique Léviathan avec Grobman et un peintre israélien Avraham Ofek, partage ici des souvenirs  personnels et explique l’art de Grobman, en se concentrant sur la décennie où leurs échanges furent intenses, entre 1973 et 1984. Une page importante dans l’histoire de l’émigration soviétique. 

Il est difficile de parler au passé de Mikhaïl Grobman, un ami proche, un grand artiste, dont toute la volonté créatrice visait la transformation de l’art juif-israélien. J’ai fait la connaissance de Grobman en 1973 après la guerre du Kippour, à Jérusalem, dans le quartier de Bakka où il vivait dans un immeuble récent.

Au cours de cette soirée mémorable, dans un salon rempli d’intellectuels et artistes russophones récemment arrivés, j’ai été fortement impressionné par les tableaux accrochés aux murs et par l’auteur lui-même, qui, muni d’un long pointeur, commentait avec assurance les images qu’il avait créées. Je me suis senti immédiatement proche de son langage de la bi-dimensionnalité, en harmonie avec les mots écrits sur les tableaux, qui ensemble génèrent des allégories d’images bibliques. Ce soir-là, Micha incarnait pour moi l’image d’un poète-chanteur du Woodstock de Jérusalem. Vers minuit, à la demande des gens qui souhaitaient voir les œuvres des artistes non conformistes de sa collection, Micha a lui-même sorti d’un grand dossier, sans laisser personne toucher aux feuilles sacrées, les gouaches de Yakovlev, Kropivnitsky, Yankilevsky, Steinberg et d’autres. Ce fut ma première rencontre avec l’art russe indépendant et les œuvres de Micha accrochées au mur, qui m’ont laissé une impression saisissante, comme L’atelier rouge de Matisse. Tard dans la nuit, alors que je partais, Micha m’a dit : « Viens quand tu veux et apporte tes œuvres. »

Trois semaines plus tard, j’étais de nouveau chez Grobman avec un portfolio contenant mes œuvres sur papier. Micha a tout regardé attentivement et m’a dit : « Les œuvres doivent être signées. Et il faut rapidement dépasser le lyrisme abstrait et comprendre la nouvelle réalité israélienne. » À cette époque, tous les artistes de Jérusalem connaissaient Grobman. Deux ans après son arrivée en Israël, grâce à son charisme et son énergie inépuisable, il était devenu une partie intégrante de la vie artistique d’Israël. La maison de Micha et de sa femme Ira était le centre de rencontres intenses entre les artistes nouvellement arrivés et les créateurs locaux. Micha était l’organisateur de nombreuses expositions, l’auteur de critiques dans les journaux et les magazines. Bien avant la parution de Deux siècles ensemble : 1795-1995, il a notamment écrit un article sur Soljenitsyne et les Juifs dans le journal Jerusalem Post.

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Mikhaïl Grobman (à droite) et Samuel Ackerman peignant le mur d’un bâtiment de la police. Migrash Ha-rusim, Jérusalem, 1980. Photo : studio Galia // grobman.info

Je considérais Grobman comme un Zarathoustra israélien, prêchant contre les formes illusionnistes de l’art, pour la création d’un art nouveau et libre, fondé sur l’expérience existentielle de la tradition juive. En 1975, Grobman a commencé à publier le journal Léviathan, écrit en calligraphie en russe, avec des reproductions d’artistes d’avant-garde, des notes sur la vie artistique en Israël et ses premiers projets théoriques, précurseurs du groupe d’avant-garde Léviathan.

Il convient de rappeler que Micha a aidé beaucoup d’artistes, y compris moi-même, à organiser leurs premières expositions. Grâce à lui, j’ai reçu une commande pour créer une grande mosaïque dans une nouvelle école à Jérusalem. Micha était un collectionneur infatigable, non seulement de personnalités marquantes, mais aussi de livres, de tableaux et de documents rares.

Sa maison à Jérusalem était toujours ouverte à des centaines de personnes intéressées par l’art russe libre, les conversations et les discussions, et qui appréciaient l’humour vif de Micha et l’accueil toujours chaleureux de sa femme.

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Dessin de 1980, offert par Mikhaïl Grobman à Samuel Ackerman à l’occasion du Nouvel An juif.

Mais ma mémoire revient à nouveau aux images artistiques de Grobman. Dès ses premières œuvres de la période moscovite, l’axe central y est constitué de créatures dotées de rythmes particuliers, qui commentent le cosmos biblique, la foi dans le retour à la terre de l’Alliance. Un choix extraordinaire, hardi, dans un pays plongé dans la période de l’antisémitisme noir après la guerre des Six Jours (1967).

Grobman a été l’un des premiers, dans son article sur Malevitch, à définir le suprématisme comme une tendance à la réévaluation permanente avant le crépuscule de l’art. Malevitch comme un prophète biblique annonçant une nouvelle sortie du déluge de la matérialité.

Micha a été passionné par l’espace créatif réel : le désert, la mer, le mont Hermon, où seront réalisées des actions novatrices. En 1976, le premier manifeste du groupe Léviathan, rédigé par Grobman, puis discuté et signé par moi-même et le célèbre artiste israélien d’origine bulgare Avraham Ofek, a été publié. Le manifeste a suscité de nombreuses réactions.

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Mikhaïl Grobman, La Création du monde (1969), réalisée à Moscou. Page du catalogue de l’exposition « Michail Grobman. Künstler und Sammler », Museum Bochum – Kunstsammlung der Stadt Bochum, été 1988.

La création du groupe Léviathan a marqué le début d’un mouvement artistique analogue à celui des artistes de La Ruche de l’École de Paris. Il s’agissait d’une tentative de faire renaître à Jérusalem le paradigme de La Ruche s’appuyant sur le folklore et le mysticisme juifs ancrés dans le sol d’Israël.

Le vocabulaire artistique de Grobman se caractérise par des formes acérées entourant des corps cosmiques, des taureaux gravides, des yeux voyants des fleurs de la terre renaissante. L’auteur lui-même était une nouvelle rose sauvage qui transperçait les housses de nouvelles modes importées en Israël par d’habiles fonctionnaires vivant dans leurs bulles muséales.

Le groupe Léviathan a choisi le désert de Judée comme lieu pour de nouvelles prophéties plastiques. Sur la roche sableuse, Grobman faisait figurer des anges aux ailes de rosée. Avraham Ofek projetait des rayons de soleil sur le sable à l’aide de miroirs, dans une œuvre intitulée Les actions de Jacob, en allusion à ce célèbre personnage biblique. Quant à moi, lors de cette première action de Léviathan, j’ai déployé un rouleau bleu de 40 mètres de long comme un flot irriguant de graines célestes.

De 1973 à 1984, nous avons eu de nombreuses rencontres et discussions sur le destin de l’artiste et la question permanente de savoir ce qu’est une véritable innovation dans le monde contemporain.

Aujourd’hui, on peut affirmer avec certitude que Grobman était un innovateur, un artiste brillant et original.  L’exposition de Léviathan au musée d’Israël à Jérusalem, programmée pour août 2026, est la preuve de la vivacité et de l’importance des idées et de l’œuvre de Grobman, ainsi que de notre apport collectif à l’art israélien. Ma gratitude éternelle pour ce temps que nous avons passé ensemble à Jérusalem.

<p>Cet article Mikhaïl Grobman, un Zarathoustra israélien a été publié par desk russie.</p>

30.11.2025 à 17:23

Courrier des lecteurs

Galia Ackerman
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Écrivez-nous, on est toujours heureux de dialoguer avec vous !

<p>Cet article Courrier des lecteurs a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (1467 mots)

Bonjour à tous et à toutes,

Nous avons reçu plusieurs courriers intéressants, auxquels je me fais une joie de répondre. Y.M.-L. nous écrit :

« Tout d’abord, bravo et merci pour tout ce que vous faites !
Votre travail d’information nous a vraiment ouvert les yeux en nous incitant à suivre certaines de vos conférences et à lire plusieurs livres qui nous ont beaucoup éclairés, en particulier les ouvrages de Galia Ackerman et ceux de Constantin Sigov. (J’ai tout récemment offert Le courage de l’Ukraine à un ami mais j’ai eu un peu de mal à le trouver à la FNAC, il semble qu’il soit pratiquement épuisé, une nouvelle édition est-elle prévue ?)
Nous vous suivons depuis 3 ans, et je trouve votre nouveau site Internet remarquable, en particulier la galerie de vos auteurs, très précieuse avec la courte biographie qui accompagne chaque vignette.
Je viens d’installer un don de soutien mensualisé à À l’Est de Brest-Litovsk sur le site de HelloAsso. […] Merci pour votre travail d’information encore plus crucial dans la période particulièrement critique que nous traversons. »

Merci, cher ami, pour cette lettre et votre appréciation de notre travail. Pour le livre de Sigov que vous mentionnez, sachez qu’on peut le commander sur plusieurs plateformes. Désormais, la vie d’un livre en librairie est courte, mais il reste dans le stock de plusieurs librairies en ligne.

Nous vous remercions de tout cœur pour votre don. C’est grâce aux gens comme vous que nous pouvons continuer à nous battre contre le régime de Poutine, contre la guerre hybride menée par la Russie en France, et pour une Ukraine souveraine et libre.

Notre lecteur M.D.P. propose que les dirigeants des pays opposés au régime de M. Poutine cessent de parler de la Russie et des Russes. À son avis, il s’agit d’une grossière erreur de communication qui joue en faveur de Poutine. Et il explique : « Il faut parler du régime dictatorial, guerrier, de V. Poutine, qui mène une guerre dont n’a pas voulu le peuple russe, qui paie par des morts, par des difficultés de la vie quotidienne, en raison des sanctions internationales justifiées au nom de la paix.
Les dirigeants opposés à la guerre de V. Poutine, doivent enfoncer un coin entre le peuple et les dirigeants, pour atténuer le soutien passif, faire changer les mentalités, favoriser l’expression par des modes divers de la non adhésion et du refus… »

Je pense, cher Monsieur, que vous prenez vos nobles souhaits pour des réalités. La majorité écrasante des Russes soutient les actions des militaires russes en Ukraine, comme en témoigne le récent sondage du Centre Levada, proclamé « agent étranger » par le pouvoir russe. Voyez cette statistique : 77 % des personnes interrogées sont pour la guerre, et seulement 15 % y sont opposées. On peut nuancer en expliquant qu’il s’agit d’un massif bourrage de crâne, mais la réalité est là. Et selon d’autres sondages, officiels ceux-là, l’immense majorité des Russes soutient toujours le président Poutine et lui fait confiance : « Selon les données du Centre panrusse d’étude de l’opinion publique, 79,2 % des personnes interrogées ont déclaré faire confiance au président. Le Fond Opinion publique indique que 77 % des citoyens approuvent l’activité professionnelle de Vladimir Poutine à son poste, tandis que le nombre de Russes qui lui font confiance a augmenté pour atteindre 76 %. Les deux organisations soulignent l’augmentation de ces indicateurs par rapport à l’étude précédente. » On voit que les chiffres de soutien à Poutine et ceux de soutien à la guerre contre l’Ukraine coïncident. Certes, la qualité des sondages dans un pays où toutes les libertés sont bafouées est problématique, mais souvenez-vous de l’enthousiasme non feint de la majorité des Russes après l’occupation de la Crimée. C’est ça, la matrice impériale que nous dénonçons souvent dans nos écrits. 

Bien naturellement, on doit soutenir ceux qui s’opposent à cette guerre, et dans ce sens, votre proposition est intéressante. Vous écrivez : « Il faut que de son côté l’opposition fasse l’apprentissage de la démocratie, du dialogue, des compromis visant à construire une alternative vers laquelle progressivement se tourner. Il faut une union d’entrepreneurs, de savants, de jeunes, de Russes de tous les milieux à l’étranger pour construire un comité national (100 ou 150 personnes implantées dans divers pays) puis un gouvernement provisoire capable d’offrir une alternative crédible car soutenue largement. Il faut, pour les Russes, les Ukrainiens et le monde, esquisser un après-Poutine possible. »

Ce que vous proposez est en train de se réaliser. Début octobre, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) a décidé de créer une plateforme de dialogue entre l’Assemblée et les forces démocratiques russes en exil. La composition de cette plateforme reste à déterminer sur la base d’une série de critères, il s’agirait notamment de « personnes reconnues pour leurs hautes qualités morales » qui, entre autres conditions, partagent toutes les valeurs du Conseil de l’Europe, reconnaissent sans condition la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Ukraine et œuvrent en faveur d’un « changement de régime » en Russie. Nous verrons qui va finalement participer à cette plateforme, car l’opposition actuelle a dans ses rangs des gens très divers dont des personnes très dignes, mais aussi certains qui ont été, dans un passé encore récent, des soutiens du régime poutinien ou qui évitent de s’exprimer en faveur de la victoire ukrainienne et de la défaite russe. Par ailleurs, l’expérience montre que les émigrés n’ont jamais joui d’un grand prestige en Russie. C’est pour cette raison qu’Alexeï Navalny avait préféré rentrer dans son pays, sachant qu’il risquait sa liberté, et même sa vie. En sera-t-il autrement cette fois ? Ces gens qui n’ont pas été élus par le peuple sauront-ils le représenter ? Seul l’avenir nous le dira.

Enfin, notre abonné A.B. écrit : « Je viens de lire l’article SkyShield, je trouve cette proposition intéressante et bien pensée. Pour la faire progresser dans l’esprit de nos dirigeants et de nos stratèges militaires, ne faudrait-il pas lancer une initiative de soutien en ligne ? »

En fait, cette initiative existe depuis trois mois, et vous pouvez signer cette pétition en ligne. Dans ce texte intitulé « Sauvons les civils des drones russes, fermons le ciel au-dessus de l’Ukraine », des élus, anciens généraux et experts aéronautiques français appellent Emmanuel Macron à protéger les civils en mettant en place un bouclier dans le ciel ukrainien pour intercepter les drones russes. Les signataires demandent la mise en place de l’opération « SkyShield », qui repose sur le déploiement d’équipements directement en Ukraine, comme des radars ou des systèmes d’interception. La récente soirée à Paris que vous pouvez visionner ici a été en quelque sorte un point d’orgue de la campagne pour la création de SkyShield, qui est soutenue par de grandes personnalités venant de plusieurs pays européens. L’équipe de SkyShield nous informe que la semaine prochaine, elle compte avancer sur le plan diplomatique et politique pour faire adopter cette initiative au plus haut niveau de l’État. Espérons que ce sera pour bientôt ! 

Écrivez-nous, chers amis et chères amies ! Vos courriers sont importants ! 

<p>Cet article Courrier des lecteurs a été publié par desk russie.</p>

30.11.2025 à 17:23

Hugo dérape en Russie

Jean-François Bouthors
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Tout en dénonçant le régime de Poutine et l’invasion de l’Ukraine, l'équipe de HugoDécrypte n’échappe pas au risque de participer à la désinformation.

<p>Cet article Hugo dérape en Russie a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (2581 mots)

Lecture de : HugoDécrypte en Russie, relié – illustré, novembre 2025. Créateurs : HugoDécrypte, Christian Lerolle, Kokopello et Kris.

Avec le scénariste Kris et le dessinateur Kokopello, le média HugoDécrypte se lance dans la BD, pour proposer au grand public une « histoire de la Russie ». L’intention est bonne, mais tout en dénonçant l’autocratie russe, le régime de Poutine et l’invasion de l’Ukraine – qui ne le fait pas aujourd’hui ? – l’équipe dirigée par Hugo Travers n’échappe pas au risque de participer à la désinformation.

Hugo Travers a créé en 2015, alors qu’il était encore étudiant à Sciences Po, le média en ligne HugoDécrypte, devenu depuis un « must » de l’information sur les plateformes numériques puisqu’il revendique d’être suivi par 20 millions de personnes sur YouTube, Instagram ou TikTok, principalement des jeunes. Ce qui lui a permis d’interviewer Emmanuel Macron, Bill Gates ou Volodymyr Zelensky, mais aussi principalement des vedettes sportives ou artistiques, avec un sens indéniable de la mise en scène. C’est dire qu’une BD signée HugoDécrypte a toutes les chances de faire beau succès d’édition et peut être un bon vecteur de diffusion de connaissances. Et sur un sujet aussi compliqué et controversé que la guerre en Ukraine, l’idée de faire comprendre ce qu’est la Russie est bien sûr une excellente idée. Mais le compte n’y est pas.

Le sujet est délicat. Aussi Hugo Travers et son équipe prennent-ils soin de préciser qu’ils ont consulté les ouvrages des bons auteurs : notamment Michel Heller, Richard Pipes, Timothy Snyder et Nicolas Werth. Ils assurent avoir travaillé avec un comité d’historiens par lesquels ils se sont fait relire : Pierre Gonneau, Alexandre Sumpf, Anne de Tinguy, Elena Pavel. Voilà qui donne du poids et du sérieux à l’ouvrage. On est toutefois étonné que ces derniers aient laissé passer l’affirmation, placée dans la bouche du personnage de Hugo Travers, selon laquelle « cela fait des siècles que la Crimée est un point de crispation entre l’Ukraine et la Russie ».

La vérité est bien différente. Cette péninsule qui s’avance dans la mer Noire a connu une histoire mouvementée, avec de multiples vagues de peuplements (successivement Huns, Bulgares, Khazars, Kiéviens, Petchénègues, Coumans, Tatars et Mongols). Elle a été principalement sous domination byzantine, puis elle est devenue un Khanat tatar sous protectorat ottoman, à partir de la seconde moitié du xve siècle, avant d’être conquise par les Russes, sous Catherine II, à la fin du xviiie. Sa population est très majoritairement tatare, de religion musulmane. Il faut attendre l’éphémère République populaire d’Ukraine en 1917 pour qu’elle fasse l’objet d’une première revendication officielle ukrainienne.

Si Nikita Khrouchtchev la rattache en 1954 à la République socialiste soviétique d’Ukraine, c’est en partie pour y accroître le poids de la population non ukrainophone dans le cadre d’une lutte déjà engagée par Moscou dans de multiples domaines, notamment culturel et religieux, pour contrer le sentiment national ukrainien. La Crimée, en effet, avait été peuplée de russophones après la déportation des Tatars par Staline. Par ailleurs, il y avait des nécessités économiques : l’alimentation en eau et en électricité de la péninsule et ses voies de communications non maritimes dépendaient de l’Ukraine. Enfin, à l’intérieur de l’URSS, les « frontières » entre les Républiques n’étaient que des délimitations administratives dont l’importance était relative. Au cours de l’histoire soviétique, les frontières de plusieurs républiques ont subi d’importants changements.

En fait, la Crimée n’a été russe que pendant deux siècles et demi, sa géographie physique la rattache à la région de Kherson, sa population tatare a été massivement déportée sous Staline et elle n’a eu le droit de revenir dans la péninsule qu’après l’effondrement de l’Union soviétique. Elle s’est pourtant déclarée dès le 20 janvier 1991 « République autonome ». Ce qu’elle est effectivement devenue au sein de l’Ukraine qui s’est proclamée indépendante en août de la même année, proclamation confirmée par référendum en décembre (approuvé par plus de 56 % des votants en Crimée, et à plus de 59 % dans la ville portuaire de Sébastopol elle-même où stationne la flotte russe !).

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Hugo Travers présente son livre // BFM TV, capture d’écran

Cette erreur de HugoDécrypte n’est pas un détail. Elle révèle un biais qui marque tout l’ouvrage : la volonté d’une prétendue neutralité de la lecture historique qui est proposée. Une manière de dire : « Nous ne prenons parti pour personne. » Tous les faits historiques qui sont rapportés ou presque sont vrais. Mais c’est leur sélection, leur organisation et leur interprétation qui fait problème : l’histoire de la Russie qui est retracée est en réalité celle que se racontent les Russes, celle qu’ils nous ont imposée par un long travail d’influence déjà à l’œuvre à l’époque soviétique et même tsariste.

Certes, les auteurs montrent à juste titre que cette histoire est celle d’une autocratie dont ils décrivent sans fard la violence, la perversion, l’appétit de domination. Certes, la guerre de Poutine est montrée telle qu’elle est et son pouvoir également. Mais c’est en grande partie le discours du maître du Kremlin qui transpire, avec, de temps en temps, pour se démarquer, quelques contrepoints pour se prémunir contre les critiques. Et, surtout, un flou certain sur l’histoire de l’Ukraine.

L’un des principes du récit est de fournir à Hugo un guide à chaque époque, comme le personnage de Virgile conduit Dante dans La Divine Comédie. Pour raconter l’histoire de l’URSS depuis le début de la guerre froide, HugoDécrypte n’a rien trouvé de mieux que de se faire accompagner, par le « James Bond » soviétique, Maxime Issaïev alias l’espion Otto von Stierlitz dont la création littéraire, puis télévisuelle a été accompagnée par le KGB ! Dans les années 1960, pour redorer l’image des « organes », très abîmée par le souvenir des grandes purges staliniennes, Vladimir Semitchastny, chef du KGB, n’avait rien trouvé de mieux que de demander à des auteurs de créer des tchékistes héroïques. En 1966, Julian Semenov signait le roman d’espionnage Aucun mot de passe n’est requis, dont Stierlitz est le personnage central. La suite, Dix-sept Moments de printemps, publiée en feuilleton dans la Pravda en 1969 rencontra un très grand succès populaire. Iouri Andropov, qui avait succédé à Semitchastny deux ans plus tôt, ordonna alors d’en faire une série télévisée à laquelle furent octroyés de très gros moyens. Le succès fut total, attirant en 1973 près de 40 millions de téléspectateurs par soir, dont un certain Vladimir Poutine, totalement fasciné, qui déclara plus tard que le personnage de Stierlitz est à l’origine de sa vocation de kaguébiste.

C’est justement Poutine lui-même qui devient, dans la bande dessinée, le « Virgile » d’Hugo, lorsqu’il explore la période qui suit la chute de l’URSS ! Si bien que la description qui est faite de la période Eltsine tourne à la caricature, de même que celle de la période de Gorbatchev est pour le moins sommaire, pour ne pas dire naïve. Avec de tels guides, Poutine et une créature fictionnelle du KGB, pour explorer l’histoire de l’Union soviétique depuis 1945 puis les débuts de la Russie contemporaine, on n’est pas étonné qu’il ne soit pas question du rôle des « organes » dans la transition politique qui va des années 1980 jusqu’à l’élection de Poutine en 2000, alors qu’il est majeur, en URSS comme dans les pays d’Europe centrale.

Dans la présentation que fait Hugo de la fin de l’URSS, Iouri Andropov qui a régné sur le KGB de 1967 à sa mort en 1984 n’apparaît que dans une vignette qui le montre comme un vieillard hospitalisé avant de mourir, presque un incapable. C’est pourtant un personnage central, celui qui a choisi Gorbatchev pour qu’il entre au Comité central et au Politburo, puis accède au sommet du pouvoir. C’est lui qui le premier a pensé à préparer l’avenir de la Russie après l’échec du communisme. Il est, avec la figure de Staline, l’une des principales références de Poutine.

Le lecteur ne saurait rien ou presque des liens étroits et anciens entre les « organes » et la pègre. Les auteurs se contentent de faire parler Poutine sur ce qu’il est venu faire à Saint-Pétersbourg en 1991 (alors qu’il était un agent du KGB positionné à Dresde en RDA depuis 1985) : « Je suis devenu conseiller du maire. C’est une ville difficile avec de puissants groupes mafieux. Mais je lui ai résolu pas mal de problèmes… » La phrase est évidemment à double sens, mais le lecteur ne saura pas que se trouvant en charge des « relations internationales » de la ville – c’est-à-dire notamment du commerce qui passe par le port, le plus grand de toute la Russie, contrôlé par le crime organisé –, Poutine, membre du KGB, y a construit à la fois sa fortune et son réseau, et que c’est là que s’est forgé le groupe qui tient et exploite la Russie depuis 25 ans avec une poigne de fer. Il ne saura pas davantage que le régime russe qu’il incarne est fondamentalement politico-mafieux.

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HugoDécrypte en Russie // Allary Éditions

Quant à l’Ukraine, elle est traitée dans la plus grande partie du livre d’une manière pour le moins « folklorique », représentée par un personnage inspiré des portraits de Tarass Boulba, ce Cosaque ukrainien dont Gogol raconte les exploits contre… les Polonais ! Hugo Travers n’a manifestement pas pris la mesure de l’importance de savoir comment s’était formée la conscience nationale ukrainienne, comment la lecture de l’histoire de la Rus’ vue de Kyïv, Zaporijjia ou Kharkiv était sensiblement différente de celle qui prévaut à Moscou. Il ne s’est pas attaché à comprendre comment s’est formée au fil des siècles une mentalité politique attachée à la délibération, au régime d’assemblées, à l’autonomie locale, fortement anarchique, diamétralement opposée à celle qui s’est construite dans l’autocratie russe.

Sans savoir cela, sans tenir compte du fait que les Ukrainiens, pendant une grande partie de leur histoire, n’ont pas connu le servage sous lequel ont vécu les Russes depuis Ivan III (à quoi il faut ajouter deux siècles et demi de « joug tatar »), le lecteur de HugoDécrypte en Russie ne peut pas comprendre le pourquoi de la volonté d’indépendance des Ukrainiens ni la cause profonde de la guerre, à savoir l’impossibilité pour la Russie de supporter l’existence d’un contre-modèle démocrate à ses frontières. Ce qui vaut aussi, évidemment, pour les pays baltes, la Pologne et la Finlande ou pour la petite Moldavie… Ce qui éclaire aussi la guerre de Géorgie en 2008 et sa mise sous tutelle ainsi que les jeux complexes de Moscou autour du sort de l’Arménie face à l’Azerbaïdjan.

On fait volontiers crédit à l’équipe de HugoDécrypte de la sincérité et d’une volonté de bien faire. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. Le résultat final, sous couvert d’une description de l’autocratie russe et de ses effets, ressemble fort à de la désinformation, dont la recette se résume en quelques mots « 80 % de miel, 20 % de fiel ». Il ne suffit pas de dire du mal de Poutine et de l’autocratie russe – le Kremlin s’en arrange très bien – pour rendre compte de l’histoire avec justesse et justice. Effrayer les Occidentaux fait aussi partie de l’arsenal rhétorique de la propagande russe. Or aujourd’hui, l’heure est plus que jamais à l’offensive du Kremlin et de ses agents et autres idiots utiles dans la guerre psychologique. HugoDécrypte, hélas, ne s’y oppose pas. En dépit des apparences qu’il s’attache à garder sauves, il dérape.

<p>Cet article Hugo dérape en Russie a été publié par desk russie.</p>

30.11.2025 à 17:23

Makine rime avec Poutine

Vincent Laloy
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L’écrivain Andreï Makine, membre de l’Académie française, reste un fidèle adepte de la Russie éternelle et se range du côté de Poutine. 

<p>Cet article Makine rime avec Poutine a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (2052 mots)

Ces derniers temps, les poutinolâtres lèvent la tête en France. De sa plume acerbe, Vincent Laloy propose un portrait d’Andreï Makine, lauréat du prix Goncourt et d’autres prix littéraires, membre de l’Académie française, fidèle adepte de la Russie éternelle et qui se range du côté de Poutine. 

Dans l’excellente revue Transfuge d’avril 2023, Arnaud Viviant se demande si Makine, Carrère d’Encausse, Fernandez et Sallenave « ne composent pas une cinquième colonne poutinophile sous la Coupole », L’Obs ayant déjà posé précédemment cette question.

Une fois élu à l’Académie française, Andreï Makine est reçu, en décembre 2016, par Dominique Fernandez, et son épée d’académicien lui est remise par Danièle Sallenave, qui diffuse par ailleurs sa haine d’Israël et vote Chevènement puis Mélenchon ; si elle n’épargne pas Poutine, elle estime que « notre soutien sans réserve à l’Ukraine ne peut à long terme se passer d’un soutien à la Russie, à son peuple12 ». Lors de l’effondrement de l’Union soviétique, Sallenave en est si affectée qu’elle pense que celle-ci « aurait dû d’abord nous porter aux souvenirs, au recueillement, à la piété13 ». Les quelque cent millions de morts dus à cette idéologie mortifère ont dû, depuis l’invisible, apprécier…

Dans son homélie de réception, Fernandez – auteur des 560 pages du complaisant Roman soviétique, un continent à découvrir juge que la Russie est « calomniée dans nos médias14 ».

En réponse, Makine verse dans un poutinisme à haute dose, condamnant « la guerre fratricide orchestrée par les stratèges criminels de l’OTAN et leurs inconscients supplétifs européens ». Il rappelle que Poutine a soutenu à l’élection présidentielle de 2017 la candidature de Fillon – plus tard salarié de la Russie –, le qualifiant de « grand professionnel » et d’ « homme intègre », on ne saurait mieux dire ! De la situation en Irak, en Libye, au Yémen, en Syrie, le nouvel immortel fustige exclusivement le comportement occidental, sans jamais seulement faire état de l’intervention russe alors que battent leur plein les massacres d’Alep, largement dus à l’aviation de Moscou.

Makine ne changera jamais, aligné toujours et encore sur la propagande moscovite. Ainsi, en 2021, il condamne la russophobie et rend hommage à Poutine qui, lui, a « le sentiment viscéral de la patrie15 ».

« L’Occident, c’est la guerre contre la Russie »

Le Figaro du 11 mars 2022 lui accorde une pleine page où, à propos de l’Ukraine, loin de mettre en cause l’agresseur, il accuse les Etats-Unis de comportement « belliciste », dont les Européens ne sont que les « vassaux » soumis, voire persécutés !

Il établit un singulier parallèle entre agressés et agresseurs : « Je plains, écrit Makine, les Ukrainiens qui meurent sous les bombes, tout comme les jeunes soldats russes engagés dans cette guerre fratricide. […] Il faut comprendre ce que pense Poutine. […] Il a compris que l’Europe était vassalisée par les États-Unis. […] Je regrette que l’on oppose une propagande européenne à une propagande russe. »

Pour lui, « il faut le dire clairement, l’Occident est en guerre contre la Russie » – mais non l’inverse –, on croit rêver face à une telle contre-vérité. Il plaide pour « une Europe sans armes, sans blocs militaires », se glorifiant d’avoir rencontré Chirac et Dominique de Villepin, favorables à une Europe de Paris à Saint-Pétersbourg, à laquelle Washington s’est opposé. Seulement Washington ? Des pays de l’ex-bloc soviétique, Pologne en tête, le Makine ignore-t-il ladétestation de Moscou ?

Il se lamente de la fermeture de la chaîne de propagande RT-France, « erreur qui sera fatalement perçue par l’opinion comme une censure ».

Pour cet incomparable oracle, « il s’agit bien de provoquer l’effondrement de la Russie, l’appauvrissement de son peuple ». En aucun cas l’inverse, incroyable mais vrai.

Cet alignement fait aussitôt réagir Wiktor Stoczkowski, directeur d’études à l’École des hautes études en science sociales : « On éprouve un malaise à voir comparer les victimes civiles du pays envahi et les soldats tués de l’armée d’invasion : la comparaison accordée sans distinction aux agressés et aux agresseurs ne laisse pas d’interroger. […] Le président du pays qui se défend et le président du pays qui attaque sont mis sur le même plan, à l’instar des victimes civiles ukrainiennes et des morts militaires russes. »

« Makine, poursuit le professeur, recourt à l’argumentaire emprunté dans la totalité à la propagande poutinienne. […] La Russie annexe des territoires, mais c’est la faute à l’expansionnisme américain. […] Makine parle du “monde du mensonge dans lequel nous vivons”. Songe-t-il à la propagande russe ? Il la mentionne mais son attention se concentre sur “la propagande européenne”. »

L’auteur, pour conclure, de s’étonner que la liberté d’expression serait, selon Makine, bafouée en France : « Il faut beaucoup d’aplomb pour porter ces accusations contre les médias français au moment même où l’on bénéficie de la liberté d’exposer, dans un grand quotidien, les idées proches du dictateur russe16. »

Un an plus tard, Le Figaro du 22 février 2023, lui ouvre de nouveau ses colonnes sur une page entière, où Makine continue à dénoncer non pas ce brave Poutine mais « la brutalité des guerres [américaines] que leurs dirigeants lancent à travers le monde ». L’axe du mal – Russie, Chine, Iran, Corée du Nord, Venezuela and co. –, sans doute composé de braves démocrates épris de paix devant l’éternel, ne paraît pas exister pour le prix Goncourt de 2015, selon lequel, insistons, seuls Washington et l’Europe libre sont les agresseurs.

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Discours d’Andreï Makine à l’Académie française le 15 décembre 2016 // Capture d’écran

Les habituels séides du Kremlin

On ne s’étonnera pas de le voir annoncé au Salon du livre russe, qui se tient au « Centre spirituel et culturel russe » du quai Branly (considéré comme un site possible d’espionnage russe à proximité de l’Elysée et des ministères) du 5 au 7 décembre prochain, auquel participe aussi l’écrivain Vladimir Fedorovski, un habitué de nos plateaux télévisés, ou encore le peintre Mikhaïl Chemiakine. Ce salon est fourni par la librairie d’extrême droite Logos, où un autre propagandiste de haut vol du Kremlin, Xavier Moreau, a dédicacé le 15 novembre son dernier livre, Z Ukraine. Pourquoi la Russie a gagné. Logos est le diffuseur de la « lettre d’informations confidentielles »  Faits et documents, qui s’est tristement distinguée dans des insinuations indignes contre l’épouse du chef de l’État. Moreau est un proche de Thierry Mariani, de Régis Le Sommier et d’Alain Soral.

Comment ne pas s’étonner, ne pas déplorer que Makine ait été nommé chevalier de la Légion d’honneur lors de la promotion du 14 juillet 2025 au titre de la grande chancellerie, étrangement complice ? Nul doute que cet immortel ne le sera que de son vivant…

Comment enfin ne pas opérer un rapprochement de la constance de ses positions avec l’alignement du site d’extrême droite Riposte laïque, en particulier sous la plume d’un Jacques Guillemain, même si, dans la forme, un Makine paraît moins excessif ?

Dans ses outrances du 24 novembre, Guillemain, porte-parole systématique de Moscou, américanophobe systématique, prétend, citant des élucubrations du Monde diplomatique,  que  « les États-Unis sont les seuls responsables de la guerre. […] Le bellicisme américain soutenu par Bruxelles et les leaders européens sera jugé comme un des pires crimes de l’histoire  », pas moins !  

On pourrait également y associer Edgar Morin, haïssant Israël lui aussi, dont Philippe Val a fort bien résumé les impostures de son livre De guerre en guerre, lequel « reprend scrupuleusement la propagande de Poutine et les thèses de Russia Today sur le Donbass et la Crimée, pour accabler l’Ukraine et justifier l’invasion russe. Le tout s’appuyant sur des erreurs historiques assez réjouissantes17. »

Décidément, le parti de l’étranger, aux extrêmes – dont la France insoumise –, ne désarmera jamais.

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30.11.2025 à 17:23

L’Europe doit investir massivement dans le seul pays qui sait se battre : l’Ukraine

Jade McGlynn
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La sécurité de l'Europe est désormais négociée sans elle. Un meilleur plan est possible, mais il exige que l'Europe paie le prix réel.

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Texte intégral (1659 mots)

La chercheuse britannique commente le plan de paix russo-américain proposé à l’Ukraine et  s’insurge contre l’incapacité de l’Europe à peser réellement dans la résolution de ce conflit meurtrier. Le refus de l’Europe de comprendre que l’Ukraine est la seule garantie de sécurité dont dispose notre continent est lourd de conséquences. La défaite ukrainienne changerait l’architecture de sécurité de l’Europe. Et pas en sa faveur. 

Au milieu du chaos absolu provoqué par le plan de paix russe estampillé Witkoff, qui n’est autre qu’une opération psychologique, les discussions sont empreintes de colère envers Washington et Moscou. Mais la seule partie prenante qui échappe à l’indignation qu’elle mérite est l’Europe. L’Europe a le plus à perdre (à l’exception de l’Ukraine), la plus grande responsabilité et le moins d’excuses. Pourtant, elle a choisi la paralysie cependant que d’autres décident du sort de notre continent.

La proposition initiale de Dmitriev ressemblait à un piège grossier et évident, conçu pour affaiblir l’Ukraine et préparer une future guerre. Pourtant, même cette horreur n’a pas suffi pour obtenir un soutien ardent du Kremlin. Poutine a fini par rassembler un maigre enthousiasme peu convaincant. Le Telegram russe murmurait des mots tels que « trahison » et « objectifs de l’opération militaire spéciale ». Depuis lors, l’Ukraine et le secrétaire d’État américain ont résolument modifié le plan. J’imagine donc que la prochaine étape sera le rejet de celui-ci par la Russie.

Tout ceci est utile dans la mesure où cela résout le problème immédiat de ce plan épouvantable. Mais nous sommes toujours face à une question encore plus urgente : comment convenir du cessez-le-feu dont l’Ukraine a vraiment besoin. Au lieu de se pencher sérieusement sur cette question, les Européens ont présenté une contre-proposition si insignifiante qu’elle aurait tout aussi bien pu être élaborée de manière collaborative sur les réseaux sociaux. On peut trouver cette appréciation injuste, mais la position « la Russie devrait simplement quitter l’Ukraine » est au moins cohérente en interne. Insister sur la souveraineté ukrainienne, puis affirmer que la Russie devrait pouvoir imposer une limite de « 800 000 » soldats et non de « 600 000 » est tout simplement bizarre. L’Europe ne se comporte pas comme un acteur géopolitique sérieux.

Au milieu de l’année 2023, des signes indiquaient déjà clairement que la guerre évoluait selon une trajectoire difficile. Je me souviens avoir soulevé en privé des questions sur ce que signifierait une défaite ukrainienne pour l’Europe. Je l’avoue, je le faisais parce que j’espérais qu’en examinant les conséquences, les dirigeants européens changeraient leur approche. Je l’espère toujours.

À l’époque, ces considérations étaient souvent rejetées ou considérées comme une sorte de contamination politique. Les décideurs politiques préféraient se féliciter d’avoir prouvé que la Russie avait tort au sujet de l’inconstance de l’Occident. Mais la Russie avait raison : la détermination de l’Occident était exactement aussi fragile que Moscou le croyait. Pour parler franchement, même en 2022, nous n’avons soutenu les Ukrainiens que parce qu’ils se sont battus comme des héros de la mythologie nordique et ont obtenu des résultats. Nous ne les avons pas soutenus parce que c’était la chose moralement juste à faire.

Entre-temps, j’ai eu du mal à trouver des travaux gouvernementaux approfondis et sérieux sur ce qui se passerait si l’Ukraine perdait. Au lieu de cela, tout le monde perd son temps à imaginer un cessez-le-feu fantaisiste, posant parfois des questions encore plus absurdes sur la « Russie post-Ukraine ».

Comme moi, les responsables européens sont très doués pour se plaindre. Ils se plaignent de Washington. Ils se plaignent de Kyïv. Ils se plaignent les uns des autres. Mais se plaindre n’est pas une politique. Agir, oui.

L’Europe refuse d’utiliser les avoirs russes gelés. Elle refuse de s’engager dans un financement massif et durable de la production de défense ukrainienne. Elle refuse de s’engager dans des projets viables, même partiels, comme le SkyShield. Elle refuse d’assumer les coûts politiques d’un soutien réel. La soi-disant coalition des volontaires n’est pas prête à faire quoi que ce soit d’important. Les budgets de défense augmentent en théorie, mais sont dépensés pour des absurdités dont on ne peut que croiser les doigts pour qu’elles fonctionnent. Pendant ce temps, les usines ukrainiennes – ou celles qui ont la malchance de ne pas alimenter la corruption rampante autour du bureau du président – vivent au jour le jour. Il y a une innovation continue sur le champ de bataille qui n’est jamais mise à l’échelle, ou qui ne l’est qu’en Russie. L’Europe doit investir massivement dans la recherche et le développement dans le seul pays qui sait se battre : l’Ukraine.

Malheureusement, les guerres ne se gagnent pas en publiant des déclarations d’inquiétude.

L’Europe est spectatrice de sa propre sécurité

L’Ukraine a désespérément besoin d’un cessez-le-feu, mais pas de celui que propose la Russie (via Witkoff ou non). Le pays est épuisé, les effectifs sont en baisse, la confiance dans le commandement militaire (par opposition aux héros qui combattent) est faible. Tout le monde déteste les centres de recrutement locaux qui enrôlent les hommes dans la rue. Les problèmes internes de Kyïv, notamment les allégations et les preuves de corruption grave autour du bureau du président, enveniment la situation. Autant de raisons pour lesquelles l’Europe doit intervenir, faire preuve de fermeté et non reculer.

Pendant ce temps, Washington fait un cirque embarrassant. Personne ne sait ce qui se passe et les agents immobiliers de Floride réécrivent les traités et les architectures de sécurité vieilles de trente ans à l’aide de la fonction Google Translate. J’ai sympathisé avec les efforts européens pour courtiser Trump, en partant du principe qu’ils permettraient de gagner un temps précieux (après avoir ignoré pendant une bonne quinzaine d’années les présidents américains qui nous disaient qu’ils se détournaient de l’Europe) pour élaborer et mettre en œuvre une stratégie. Pour être honnête, des signes de stratégie commencent à poindre, mais cela ne suffit pas. Trop souvent, y compris en ce qui concerne PURL [abréviation pour: Liste des besoins prioritaires de l’Ukraine, établie par l’OTAN, NDLR], les Européens ont réagi aux caprices des États-Unis. Personne ne croit autant en son propre charme qu’un diplomate d’Europe occidentale, aussi peut-être que certains responsables pensaient vraiment pouvoir convaincre les États-Unis. En fait, il s’agit probablement d’un cas plus simple d’évitement déguisé en diplomatie.

Lors de leurs discussions avec le secrétaire d’État Rubio, les Ukrainiens n’ont pas pris la peine d’évoquer le contre-projet européen. Et pourquoi le feraient-ils ? L’Europe s’est laissée marginaliser au point que sa propre sécurité est désormais négociée sans elle.

Un meilleur plan est bien sûr possible, un plan qui protège la souveraineté ukrainienne et la sécurité européenne. Mais il exige que l’Europe paie le prix réel, politique, financier et stratégique, or l’Europe n’est pas disposée à le faire, ou du moins pas suffisamment de dirigeants européens. Trop de gouvernements européens continuent de se comporter comme si la perte de l’Ukraine était regrettable mais gérable. C’est une illusion. La destruction de l’Ukraine remodèlerait l’architecture de sécurité de l’Europe pour des décennies, et pas en faveur de l’Europe.

La position actuelle de l’Europe n’avait rien d’inévitable. Elle est le résultat de décisions non prises, de responsabilités évitées et d’illusions auxquelles on s’est accroché trop longtemps. Elle est le résultat de l’arrogance, du refus de réaliser que l’Ukraine est la seule garantie de sécurité dont dispose ce continent, et d’un libéralisme téléologique bizarre qui considère que la démocratie libérale est en quelque sorte destinée à l’emporter selon les lois de l’Histoire.

Si l’Europe continue sur cette voie, un accord sera finalement imposé qui reflétera les intérêts de Poutine et des Américains, qui auront le pouvoir à ce moment-là. L’Europe se plaindra alors bruyamment et avec indignation, comme si elle n’avait joué aucun rôle dans ce résultat.

Ce ne sont pas de nouvelles plaintes qu’il nous faut de la part de l’Europe. Le problème de l’Europe n’est pas qu’elle manque d’options. C’est qu’elle refuse de les utiliser.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

Lire la version originale 

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30.11.2025 à 17:22

Les inversions

Mikhaïl Epstein
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La culture politique russe transforme la super-puissance d’antan en une « anti-puissance » et conduit au suicide de la nation.

<p>Cet article Les inversions a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (4221 mots)

Nous publions, en feuilleton, le quatrième volet du livre du philosophe russo-américain Avant la fin de l’histoire ? Les facettes de l’anti-monde russe (New-York, FrancTireurUSA, en russe). L’auteur y parle notamment de l’inversion, un trait essentiel de la culture politique russe qui transforme la super-puissance d’antan en une « anti-puissance » et peut conduire au suicide de la nation.

Lorsque l’on passe en revue les événements de l’histoire russe contemporaine, on constate l’existence d’un phénomène persistant : celui de la transposition, de l’inversion.

Dès le premier mois de la guerre, après le massacre de Boutcha, on découvrait que les militaires se comportaient comme des criminels : ils tuaient des civils, violaient, cambriolaient, pillaient. Quelques mois plus tard, on apprenait que des criminels – des meurtriers, des violeurs, des pillards – étaient recrutés derrière les barreaux pour être enrôlés dans la société militaire privée Wagner et l’armée régulière, qu’on leur mettait des armes entre les mains et qu’ils rejoignaient les rangs des contractuels et des mobilisés. Cette transformation des militaires en criminels et des criminels en militaires est une inversion dont la logique est caractéristique de l’histoire récente de la Russie.

Il en va exactement de même pour les territoires. Le 30 septembre 2022, quatre régions ukrainiennes ont été rattachées à la Russie : les régions de Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijjia. Elles ont dès lors été considérées comme faisant partie de la Russie. Toutefois, il est rapidement apparu que la Russie avait elle aussi développé un lien de dépendance vis-à-vis de ces régions. Quand elles ont été mises sous le régime de la loi martiale, les huit régions russes limitrophes ont été placées en état de semi-guerre ( « niveau d’alerten moyen ») ; les districts fédéraux du sud et du centre (y compris Moscou) ont été placés en état d’ « alerte renforcée » ; et le reste du pays en « état d’alerte minimal  ».

Les inversions ont lieu non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps. En essayant de modifier l’ordre mondial et d’établir à l’avenir sa propre hégémonie géopolitique mondiale, la Russie plonge tête baissée dans le passé, parcourant à rebours les étapes de son histoire. En se détournant de l’Occident, en refermant la « fenêtre ouverte sur l’Europe » par Pierre le Grand, elle revient à l’époque de l’autarcie, de l’isolement, aux temps de la Moscovie. En remontant encore, se dessine la perspective pour la Russie de redevenir un simple fief de la Horde d’or, de l’Empire mongol, en fait de deux autres empires – chinois et islamique.

On peut citer quantité d’inversions de ce type, où la volonté de surpasser tout le monde, de se placer « supra, au-dessus », a conduit à des résultats diamétralement opposés. Ainsi, en 2014, après avoir remporté les Jeux olympiques de Sotchi, la Russie est devenue la superpuissance sportive numéro un. Cependant, dès que les fraudes en matière de dopage et les exploits des « chevaliers Porte-Pisse18 » ont été révélés au grand jour, le pays est devenu un paria : non seulement il a dégringolé dans les classements, mais il a fini par être exclu du sport à l’échelle internationale.

Une autre inversion est en train de se produire sous nos yeux : la « superpuissance énergétique » auto-proclamée du milieu des années 2000, qui avait transformé ses ressources naturelles en un instrument de pression politique à l’international, perd à toute vitesse ses positions sur le marché mondial des hydrocarbures. Chaque élan pour se hisser « supra » se métamorphose en un recul vers l’ « hypo ».

La Russie est déjà qualifiée d’ « État voyou » et mise au même rang que la Corée du Nord, l’Iran, le Venezuela… Mais tous ces États, comparés à la Fédération de Russie actuelle, sont des enfants de chœur. Ils ne bombardent pas leurs voisins, ne rasent pas de villes et de villages, ne tuent pas de femmes et d’enfants et ne commettent pas de crimes contre l’humanité sur d’autres terres… La Fédération de Russie mériterait donc qu’on lui accorde un nouveau statut international, auquel elle seule est digne d’accéder – elle si fière de son caractère unique. Elle était une superpuissance, elle est aujourd’hui une anti-puissance (un anti-État).

Ces inversions sont-elles fortuites ? Si une certaine entité, disons le « monde russe », élargit brusquement ses frontières (ce qui le définit) et, ce faisant, les dissout et si elle tente d’absorber une autre entité, alors elle-même est absorbée par celle-ci et la rejoint. La frontière s’estompe entre ce qui est à soi et ce qui est à autrui, entre le droit et le crime, entre la limite et l’arbitraire sans limite… Il n’est alors pas surprenant que des criminels endurcis rejoignent les rangs de l’organisation la plus disciplinée qui soit, l’armée ; que les territoires occupés dictent leurs lois au pays occupant ; et que la course à l’hégémonie mondiale se solde par une chute au bas de l’échelle de l’Histoire.

À cette série d’inversions, il convient d’ajouter la « lutte contre le nazisme ukrainien » proclamée par la Russie, alors que son propre régime politique tend de plus en plus vers le fascisme19. D’une manière générale, les nouveaux termes russes de l’idéologie sont des « tartuffes ». Lorsque Poutine, dans son discours de Valdaï du 27 octobre 202220, prône « le respect de l’identité de chaque société et de chaque peuple », « la possibilité pour chaque peuple […] de choisir sa propre voie, son propre système socio-politique » et accuse l’Occident de considérer « tout point de vue alternatif comme de la propagande subversive et une menace pour la démocratie », il ne fait que projeter sa politique (répressive) sur l’Occident, et la politique occidentale (démocratique) sur lui-même.

À la base de nombreuses inversions se trouve l’équation « aimer = tuer ». En 2014, au plus fort du « printemps russe21 », l’un de ses principaux idéologues, Sergueï Kourguinian, s’est exclamé depuis une tribune moscovite en s’adressant aux Ukrainiens : « Nous vous aimons ! Nous vous aimons ! Nous vous aimons ! » Cela fait penser à du cannibalisme. Après tout, le cannibale aime les gens lui aussi, d’un amour frénétique et dévorant. Jusqu’à leur faire craquer les os. Là réside peut-être le fondement psychanalytique de l’inversion, qui trouve ses racines dans la psychologie infantile : aimer, c’est avaler. Tout ce qui plaît ou attire l’attention d’un bébé, il le met dans sa bouche, et le rôle des parents est de le protéger et de lui inculquer le sens de la réalité. Si ce comportement infantile persiste trop longtemps, il se transforme en cannibalisme. Cela transparaît constamment dans les sondages d’opinion des Russes sur les Ukrainiens : « Ce sont nos frères, nous les aimons. » C’est dit parfois sur le ton du reproche : pourquoi ne comprennent-ils pas leur bonheur, pourquoi ne veulent-ils pas qu’on les avale ? L’Occident a longtemps essayé de raisonner la Russie « comme un parent », de lui inculquer le sens des réalités, le sens des limites, et n’a compris que récemment qu’il n’avait pas affaire à un nourrisson, mais à un cannibale.

En ce qui concerne la « fraternité » des deux peuples, c’est encore une fois le principe d’inversion qui est à l’œuvre. Le premier et le plus terrible des meurtres est « fraternel » : Caïn a tué son frère Abel. Ainsi la guerre de la Russie contre l’Ukraine porte-t-elle l’empreinte indélébile du péché de Caïn.

Cependant, il existe un niveau d’inversion encore plus profond, car il s’agit non seulement d’un fratricide, mais aussi d’un suicide. Parmi les conséquences des bombardements russes sur l’Ukraine, on compte la destruction du département de philologie russe de l’université de Kyïv le 10 octobre 2022, qui frappe par son symbolisme. La Russie elle-même porte atteinte à la langue et à la littérature russes, à l’histoire, à la culture, et à l’image de la Russie dans le monde entier, en somme à tout ce qu’il y avait de bon et de créatif dans son passé et qu’elle anéantit aujourd’hui dans un accès d’autodestruction. Elle anéantit sa patrie spirituelle, la Rus’ de Kyïv, la patrie de sa langue et de sa foi… Ce n’est pas simplement une erreur ou un crime, c’est précisément un suicide, peut-être le suicide le plus grandiose de l’histoire de l’humanité. Si les meurtriers peuvent encore se repentir et faire l’objet de prières, le suicidé, lui, n’a droit ni à un enterrement religieux ni à une commémoration. Difficile d’imaginer ce qui attend un pays suicidaire…

Logique non linéaire d’une psychose de masse

La menace croissante d’une guerre à grande échelle est devenue manifeste dès le 1er mars 2018, lorsque, dans son discours à l’Assemblée fédérale, Poutine a présenté les derniers types d’armement russe, « sans équivalent dans le monde » (les missiles Sarmat, des drones sous-marins géants, un missile de croisière équipé d’un réacteur nucléaire, etc.). Une ovation a accueilli cette démonstration de force dans le public réuni au Manège, grande bâtisse au centre de Moscou. Les auditeurs du message nécrophile de Poutine se sont laissé gagner par une « joie retentissante » (selon l’heureuse expression de Viatcheslav Nikonov, petit-fils du ministre de Staline Viatcheslav Molotov. Il dirige d’ailleurs depuis 2007 la fondation Russkiy Mir – chargée de promouvoir à l’étranger la langue et la culture russes, mais aussi l’idéologie russe). Chaque participant avait ses propres raisons d’applaudir (famille, affaires, carrière, amitié, peur…). Ils étaient individuellement sains d’esprit, mais leur action collective était une folie, une pure psychose semblable à celles de la Russie communiste et de l’Allemagne nazie. Là non plus, les gens n’étaient pas fous : ils étaient pris dans le tourbillon de psychoses sociales qui ne dépendaient plus de leur volonté et de leur raison individuelle.

De nombreux commentateurs et analystes politiques ont interprété cette vaste démonstration de force de Poutine comme un nouveau coup de bluff, une manière de se donner en spectacle. Ils disaient que ces dessins animés sur les super-armes ne cachaient aucune menace réelle. L’individu est un être rationnel qui veille à ses propres intérêts. Si les gens vivent bien, pourquoi iraient-ils mourir ? Or il était de notoriété publique que Poutine et ses acolytes vivaient très bien dans leurs palais et leurs villas, avec leurs capitaux amassés pour des siècles et des siècles. Pour le bien de leurs enfants, de leurs petits-enfants… Non, ils ne voudraient pas la guerre et n’allaient pas la faire – ce n’était qu’un coup de semonce.

Mais une explosion d’enthousiasme militaire est une réalité psychique qui, en soi, peut créer une réalité physique. La logique du XXe siècle, et plus encore celle du XXIe siècle, est loin de l’optimisme des Lumières et des calculs rationnels. La psychose de masse n’est pas du tout une somme arithmétique des volontés individuelles. Les Zinoviev, Boukharine, Toukhatchevski, Iagoda, Iejov22 voulaient-ils mourir, n’aimaient-ils pas leurs enfants ? Ou ces écrivains qui, dans les années 1930, réclamaient l’exécution des ennemis du peuple, et qui furent ensuite eux-mêmes victimes de la même machine ? Personne ne voulait mourir… Mais il existe une logique dans les phénomènes atmosphériques de l’Histoire, et elle est loin d’être linéaire, comme l’exprime le proverbe « qui sème le vent récolte la tempête ».

Si, au début de la guerre, de nombreux Russes ne croyaient pas encore que leur pays puisse commettre de telles atrocités et, pour apaiser leur conscience, les considéraient comme des fakes, aujourd’hui, non seulement ils les justifient, mais en plus ils en redemandent : frapper jusqu’au bout, détruire tout ce qui vit, larguer une bombe atomique… Dans le même temps, l’euphorie des dénonciations, des répressions et des représailles contre les ennemis intérieurs ne cesse de croître.

Il y a les drogues psychédéliques, mais il y a aussi les « sociédéliques » : des injections socio-propagandistes qui agissent comme des psychotropes et stimulent des états de conscience illusoires et modifiés. L’odeur du sang est la drogue la plus puissante qui soit, et elle nécessite des doses de plus en plus fortes. D’abord la Tchétchénie, puis l’Ossétie et l’Abkhazie, ensuite la Crimée et le Donbass, puis la Syrie, et maintenant toute l’Ukraine… Le peuple est en manque. Il réclame du sang frais. Si l’on attise cette soif longtemps et sans fléchir, elle s’intensifie rapidement. On veut alors « ingurgiter » entièrement l’Ukraine, les Pays baltes, l’Europe de l’Est… Et si l’offre ne suit pas la demande croissante, le peuple commence à grogner, à fulminer et se met à la recherche d’un chef plus sanguinaire.

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Rassemblement patriotique à Kemerovo, mai 2022 // Site du parti Russie unie

Les gouttes d’eau qui forment les tsunamis ne se distinguent aucunement par leur composition chimique des gouttes d’eau qui composent une mer calme. Mais une force – un tremblement de terre, un glissement tectonique – les transforme en vagues mortelles, capables de détruire les villes du littoral. Quelle est cette force ? Et pourquoi agit-elle en Russie avec une régularité effrayante ? Notons que presque tous les tsunamis (80 %) se forment dans l’immensité du plus vaste océan, l’océan Pacifique ; s’il était possible de le diviser en plusieurs parties pour le cloisonner, l’onde de choc n’atteindrait probablement pas cette force destructrice. Visiblement, c’est sur le territoire du plus grand pays du monde que les tsunamis de l’Histoire se forment depuis un siècle, submergeant la planète.

Serait-il possible que ses dirigeants et ses habitants, chacun pris un par un, soient assoiffés de mort ? L’analyse chimique des gouttelettes individuelles ne donne aucun résultat probant – et d’ailleurs, lorsque ces individus se retrouvent dans un autre environnement (la diaspora), ils ne diffèrent guère des autres : ils sont actifs, humains, travailleurs, ils excellent dans de nombreux domaines. Mais les lois qui régissent les « milieux continus » sont différentes de celles qui régissent les particules individuelles… Il faut une physique sociale capable d’expliquer comment des gouttes ordinaires forment des vagues meurtrières, la première d’entre elles étant la révolution russe, le bolchévisme, le léninisme ; la deuxième le stalinisme, qui, associé au nazisme, a déclenché la Deuxième Guerre mondiale ; et la troisième, qui se dresse actuellement, étant le poutinisme, le militarisme post-soviétique, prêt à déclencher la Troisième Guerre mondiale. La « physique sociale » est un terme des XVIIe et XVIIIe siècles que l’on utilisait alors pour désigner ce que l’on appellera la sociologie à partir du milieu du XIXe siècle. Il serait toutefois utile de lui redonner vie afin de désigner les modèles (par exemple, les phénomènes non linéaires) communs à la nature et à la société.

On s’entend parfois objecter : aujourd’hui, le peuple n’a plus d’idéologie ou de mythologie de celles qui inspirent les guerres et les révolutions. Mais au XXIe siècle, les idéologies ou mythologies élaborées et leurs théories philosophiques (le marxisme, par exemple) ne sont tout simplement plus nécessaires. Elles correspondaient probablement au niveau relativement faible de développement de la société sur le plan de l’information : il fallait marteler longtemps une idée pour qu’elle se répande progressivement parmi les masses et se métamorphose en une force matérielle. Aujourd’hui, tout se propage instantanément, et il suffit d’une simple impulsion : nous contre eux = les meilleurs contre les pires. Curieusement, la complexification des systèmes d’information qui imitent et remplacent en quelque sorte le cerveau réduit l’homme socialisé à sa seule essence biologique.

Cependant, la psychose militaire peut passer à la phase suivante, où même l’opposition « nous / eux » s’estompe. Selon des sondages réalisés au printemps 2022, la grande majorité de la population, jusqu’à 70 %, soutenait la guerre de la Russie contre l’Ukraine. Mais lorsque les troupes ukrainiennes reprirent Kherson, forçant l’armée russe à battre en retraite, des explosions d’enthousiasme se firent également entendre en Russie. Cela signifiait-il que l’opinion publique s’était retournée contre le pouvoir ? Non, dès le lendemain, la population se réjouissait des frappes massives de missiles sur l’Ukraine. Le fait est que « pour » ou « contre » est une approche trop rationnelle et binaire pour définir l’état de la société russe. Elle est assoiffée d’émotions fortes, réprimées par l’ère du capitalisme et du petit entrepreneuriat ; elle est donc prête à vivre avec ravissement toute catastrophe, tout désastre, toute horreur. L’extrémisme émotionnel est la marque de notre époque. Toutes les oppositions et confrontations se fondent dans l’extase de la violence. D’où cette explosion d’enthousiasme apocalyptique à l’idée d’une destruction universelle qu’exprime un certain Ivan Okhlobystine, acteur, réalisateur et ancien prêtre orthodoxe. Même si la Russie disparaît, elle entraînera le monde entier dans sa chute, ce qui assure son triomphe : soit sous la forme d’une victoire militaire, soit sous la forme de la fin de tout :

« Même si l’impossible se produit et que nous perdons, cela signifie que le monde entier perdra avec nous. Il ne restera plus rien ! Il n’y aura qu’un grand Néant. Et nous sommes tous prêts pour cette Apocalypse ! Tout le peuple est d’accord […]. D’un seul élan ! Tous ceux à qui j’ai parlé sont pour la victoire ! Les poètes, les artistes… Nous tuerons tout le monde ! Nous n’avons pas besoin d’un monde dans lequel nous ne pouvons pas gagner […]. Et j’en suis ravi ! C’est un tel ravissement ! […] Un Allah akbar du peuple tout entier23 ! »

Cette extase eschatologique est le revers de l’apathie, de « l’impuissance acquise » qui a envahi la société russe. La dépression et le caractère obsessionnel sont les deux faces d’une même psychose. Si le président russe était lynché ou exécuté demain sur la chaise électrique, la population serait aussi enthousiaste que s’il s’agissait du président américain. Si des troupes américaines débarquaient au Kremlin et abattaient tous ses occupants, la liesse serait la même que si Moscou larguait une bombe atomique sur Washington. La population russe est une masse idéologiquement amorphe, mais très chargée émotionnellement.

Cependant, le problème ne réside pas seulement dans l’état psychologique de la population, mais également dans la nature même de la guerre moderne. Le militarisme se transforme en « apocalyptisme », car les armes de destruction massive effacent la différence fondamentale entre soi et les autres. Une catastrophe nucléaire dans la centrale de Zaporijjia pourrait avoir des conséquences mortelles tant pour l’Ukraine que pour la Russie et l’Europe. En conséquence, la société passe d’une dimension militariste à une dimension apocalyptique, où l’horreur et l’exaltation se confondent et où triomphe à nouveau une sorte de mondialisme, mais de nature négative : il ne s’agit plus de division mondiale du travail, d’ouverture ou de prospérité, mais de la destruction mondiale, « la fin de tout ».

Traduit du russe par Nastasia Dahuron

<p>Cet article Les inversions a été publié par desk russie.</p>

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