28.09.2025 à 15:52
Jean-François Bouthors
L'intrusion des drones russes en Pologne a fait prendre conscience que nos logiciels intellectuels pour penser la guerre moderne ne sont pas à jour.
<p>Cet article Les carabiniers de la guerre en Ukraine a été publié par desk russie.</p>
À la fin de l’année 2021, les Occidentaux n’ont pas voulu voir venir la guerre en Ukraine, alors que la Russie s’y préparait manifestement. Quatre ans plus tard, ils sont toujours en retard sur la réalité.
Depuis septembre 2021, on n’en finit pas d’être stupéfait par l’attitude des Européens et de l’OTAN face à la Russie. On hésite entre les mots pour la définir : aveuglement, incompétence, naïveté, présomption… Si on n’ose dire irresponsabilité, parce que l’on fait crédit à leurs dirigeants de vouloir épargner à leur population un risque d’escalade fatal, on peut néanmoins se demander si la manière de s’y prendre n’est pas illusoire. Quant à nombre d’acteurs politiques, en particulier en France où les luttes d’ego et de pouvoir sont incessantes, au mépris de la gravité des enjeux internationaux, ils agissent en ferments de division nationale et européenne à l’heure où il faudrait se rassembler pour contrer les menées pernicieuses et brutales de la Russie. Tout se passe comme s’ils détournaient le regard de ce qui se déroule en Ukraine…
Entre le 10 et le 15 septembre 2021, Vladimir Poutine et son satrape bélarusse, Alexandre Loukanchenko, avaient rassemblé quelque 200 000 hommes pour un exercice militaire conjoint de grande ampleur, dénommé Zapad (Ouest ou Occident). Quatre ans plus tôt, Zapad 2017 engageait moins de 13 000 hommes. La différence de format était significative. Il faut remonter à Zapad 1981 pour un déploiement d’une ampleur aussi impressionnante, et cette année-là, l’exercice ne rassemblait que 100 000 à 150 000 hommes. La masse militaire impressionnante réunie en septembre 2021, qui ne s’est pas ensuite disloquée, mais s’est répartie sur la frontière nord et ouest de l’Ukraine, n’a pas suffi à convaincre les Occidentaux qu’il était urgent de se préparer à donner les moyens à l’Ukraine de se défendre.
Le président des chefs d’état-major interarmées américain, le général Mark Miley avait pourtant informé Joe Biden de la gravité de la menace, lui expliquant que les services de renseignements américains pensaient qu’une offensive russe sur l’Ukraine était imminente. Depuis l’invasion et l’annexion de la Crimée en 2014, depuis le prétendu « soulèvement » du Donbass téléguidé, équipé et soutenu par le Kremlin, la posture agressive de la Russie n’était plus un secret. Alexandre Douguine n’avait pas été le seul à appeler publiquement à lancer l’armée russe jusqu’à Kyïv et à refaire de la Novorossia de Catherine II la propriété de la Russie. Odessa et Kharkiv compris. Quelques semaines avant Zapad 2021, Vladimir Poutine lui-même s’était improvisé historien pour expliquer que l’Ukraine était un pays qui n’existait pas, et que seule une erreur de Lénine avait conduit à l’existence de cette république soviétique artificielle…
Dans les semaines précédant le début de l’invasion, les Occidentaux se sont persuadés qu’ils parviendraient à trouver une issue diplomatique à la crise en discutant avec Vladimir Poutine, et que la menace de sanctions « rapides et draconiennes » suffirait à dissuader le Kremlin de lancer l’offensive qui, de toute évidence, se préparait. Il n’en a rien été. Après le début de la prétendue « Opération militaire spéciale » – dénomination qui visait non seulement à faire croire que ce n’était pas une guerre, mais qui signifiait que pour Moscou l’Ukraine indépendante n’était guère plus qu’une province russe qu’il fallait mater –, le 24 février 2022, le président américain s’est empressé d’annoncer qu’il n’y aurait pas de boots on the ground, autrement dit que les soldats des États-Unis resteraient hors-jeu. Rien de plus rassurant pour Poutine. Simultanément Joe Biden faisait à Volodymyr Zelensky une misérable offre d’exfiltration, ce qui aurait signifié, aux yeux des Russes, qu’il n’était rien de plus qu’un Ianoukovitch de l’Ouest, une marionnette dans les mains de son maître. Rappelons que le président ukrainien Ianoukovitch, élu en 2010, avait fini par prendre la fuite vers Moscou en février 2014, faute d’avoir pu éteindre l’incendie populaire qu’il avait déclenché en renonçant, sous la pression du Kremlin fin novembre 2023, à l’accord d’association qui devait être conclu très prochainement avec l’Union européenne.
Dans les capitales occidentales, aucun dirigeant politique ou presque ne donnait alors cher de la peau de Volodymyr Zelensky. La prise de Kyïv semblait inexorable et l’installation d’un régime fantoche pro-russe une affaire de quelques jours. Après Budapest et la Hongrie en 1956, Prague et la Tchécoslovaquie en 1968, c’était le tour de l’Ukraine. Les pays européens se proposaient alors d’envoyer des casques, des gilets pare-balles, des kits de survie ou de soins de première urgence, et au mieux des armes légères. Mais ils voulaient surtout s’en tenir à une politique de sanctions économiques et administratives. Pas question de mettre en place la no-fly zone demandée par Volodymyr Zelensky dès le 28 février. Ils craignaient que cela soit reçu à Moscou comme un casus belli. D’autant que Poutine et ses acolytes s’étaient empressés d’évoquer la menace d’une riposte nucléaire foudroyante. Ce qui était une façon de dire que pour le Kremlin, l’Ukraine faisait partie des intérêts vitaux de la Russie… Ajoutons, pour compléter le tableau, du point de vue français, qu’une large partie du personnel politique, à droite dans les rangs « souverainistes » et à gauche, principalement à La France insoumise, a alors repris à son compte une partie de l’argumentaire poutinien pour justifier l’agression russe.
Quelle n’a pas été la surprise des Occidentaux de voir que Kyïv ne tombait pas, que Zelensky n’avait pas fui, que lui et ses compatriotes faisaient preuve d’une détermination, d’une imagination, d’une créativité et d’une agilité exceptionnelles au point de mettre en échec une partie du plan russe, usant des faiblesses organisationnelles patentes d’une armée ennemie rongée par la corruption, la routine la plus crasse et l’alcool ! Mieux, la contre-offensive ukrainienne n’a pas seulement repoussé l’ennemi des environs de Kyïv, mais une bonne partie du territoire perdu dans les régions de Kharkiv et de Kherson a été reprise avant la fin de l’année 2022 ! Mais alors qu’il aurait fallu apporter immédiatement un soutien militaire conséquent à l’Ukraine pour lui permettre de conforter son avantage, au moment où les Russes reculaient, les Occidentaux n’ont cessé de tergiverser et de perdre un temps très précieux. Le résultat de cette faute stratégique est l’installation d’une guerre d’attrition fort coûteuse pour tout le monde, sur le terrain, mais aussi en raison de ses effets géopolitiques. On a pu en prendre la mesure lors du rassemblement qui s’est tenu à Pékin à l’occasion de la célébration chinoise du 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. De nombreux chefs d’État et de gouvernement du « Sud Global » étaient présents autour de Xi Jinping et Vladimir Poutine, dont le Premier ministre indien Narendra Modi, et le chef d’État Nord-Coréen, Kim Jong-un. Un peu plus de 40 % de la population de la planète était ainsi « représentés ». Cela ne signifie certes pas que tous sont derrière Poutine comme un seul homme, mais cela indique surtout la force d’attraction de Pékin aujourd’hui, et c’est en soi déjà un fait politique considérable.
Depuis le printemps 2024, les troupes de Moscou se sont en partie reprises et adaptées à un ennemi qu’elles avaient largement sous-estimé. Cette « mise à jour » de l’armée russe s’est effectuée au prix de pertes considérables : depuis le 24 février 2022, 130 000 soldats russes morts ont été répertoriés nominalement par Mediazona (site en ligne russe indépendant) et le service russe de la BBC. Ce chiffre conduit à une estimation du nombre total d’environ 220 000 morts, car nombre de tués ne sont pas décomptés ou identifiés. L’ensemble des pertes de l’armée russe (morts et soldats en incapacité de combattre) pourrait déjà dépasser le million d’hommes ! Un bilan désastreux pour un résultat médiocre : depuis la fin de la première contre-offensive ukrainienne en novembre 2022, le territoire conquis par l’armée russe n’a progressé que d’à peine plus de 1 %, alors que la guerre engloutit aujourd’hui un peu plus de 40 % du budget de la Russie, dont l’économie chancelle après avoir connu deux années d’embellie spectaculaire du fait du développement à marche forcée de l’industrie militaire – au prix d’une inflation qui continue de flamber.
On pourrait faire la chronique du retard de l’aide militaire occidentale à l’Ukraine. Chars, missiles à longue portée, avions… Les lignes rouges énoncées par Moscou ont certes été franchies les unes après les autres – mais pas au point de fermer le ciel ukrainien aux drones et missiles russes –, cependant, pour y arriver, il a fallu attendre chaque fois trop longtemps. Le décalage entre les annonces d’octroi de matériels et la réalité des livraisons a été considérable. À quoi s’est ajoutée la question des autorisations et des limitations d’usages : pendant des mois et des mois, il n’était pas question de permettre aux Ukrainiens de frapper la Russie sur son territoire avec du matériel américain ou européen. L’Ukraine avait le droit de se défendre avec les mains liées dans le dos.
On voit pourtant aujourd’hui que les dégâts que les Ukrainiens infligent à la Russie en la frappant dans la profondeur avec des drones de leur cru de plus en plus performants et désormais avec leurs propres missiles en ciblant ses installations énergétiques, ses nœuds ferroviaires et en bloquant sporadiquement ses installations aéroportuaires sont considérables. On ne peut que regretter que les Occidentaux ne leur aient pas donné la possibilité de le faire plus tôt…
Étaient-ils seulement capables de l’imaginer ? Obnubilés par le suivi à la loupe, au jour le jour, des combats sur la ligne de front, piégés par les faux débats lancés par les opérations de désinformation russes, les militaires occidentaux et leurs dirigeants politiques n’ont pas fait la preuve de leur intelligence stratégique. Là encore, comme les carabiniers de l’opéra d’Offenbach1, ils sont en retard sur la réalité alors qu’ils l’ont sous les yeux…
Washington avait clairement annoncé son objectif : pas question d’infliger une défaite à Moscou, les moyens donnés à l’Ukraine viseraient essentiellement à affaiblir la Russie, ce qui permettrait aux États-Unis de se concentrer sur l’Asie pour être en mesure de contrer la montée en puissance d’une Chine dont le nationalisme prétend désormais à l’hégémonie non seulement régionale, mais mondiale. Pas question notamment de permettre à Pékin de prendre le contrôle de Taïwan alors que Xi Jinping en a fait un impératif géopolitique, et donc pas question de se laisser détourner de ce « dossier » par la guerre en Ukraine.
L’arrivée au pouvoir de Donald Trump n’a pas changé la position américaine, bien au contraire, puisque l’objectif du 47e président américain est de faire des affaires avec la Russie dès que possible – d’où son souhait que la guerre s’arrête presque à n’importe quel prix, y compris l’abandon définitif de la Crimée et un gel du conflit qui laisserait à Moscou tout le Donbass et les oblasts de Kherson et de Zaporijjia – pour la détacher de son partenariat avec la Chine. Trump, comme son prédécesseur, est cependant bien obligé de constater qu’il ne peut pas se désengager totalement de cette guerre dont il répète qu’elle n’est pas la sienne. Ce serait un aveu de faiblesse considérable, à l’opposé du Make America Great Again dont il se veut le champion.
Les Européens espèrent eux aussi contenir la Russie et osent à peine penser que la fin de la guerre passe par une défaite du régime de Poutine. Aussi donnent-ils à l’Ukraine des moyens de poursuivre sa résistance à la poussée russe, mais pas de renverser significativement la dynamique du combat. Ils ont fini par comprendre, mais ce ne fut pas immédiat, que les Ukrainiens ne se battaient pas seulement pour leur liberté sur leur territoire, mais pour celle de toute l’Europe et pour l’avenir de la démocratie. Car c’est bien l’enjeu. Chaque jour qui passe démontre un peu plus la collusion des régimes autoritaires et illibéraux contre les démocraties qu’ils accusent de tous les maux, pour mieux dissimuler leurs propres pratiques prédatrices. Mais les Européens ne semblent pas encore en avoir tiré les leçons, quand bien même ils subissent chaque jour une guerre hybride, notamment par de multiples canaux de désinformation, visant à amplifier et aggraver les tensions sociopolitiques qui se manifestent dans leurs propres pays.
Il est vrai que depuis le début du conflit, ils se sont persuadés qu’ils étaient protégés par l’alliance militaire la plus puissante du monde, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. Force est de constater que l’OTAN est devenue la nouvelle ligne Maginot des démocraties européennes. Une manière de ne pas prendre la mesure des changements du monde ni de ceux de l’art de la guerre en se croyant à l’abri de leurs conséquences.
Certes, le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche a aggravé la situation, montrant de manière plus manifeste que les États-Unis sont devenus un allié non fiable. Ils ont même voté le 24 février 2025, avec la Russie, la Chine et la Corée du Nord, contre une résolution de l’assemblée générale de l’ONU, réaffirmant le soutien à l’Ukraine et à son intégrité territoriale, puis le même jour ils ont fait adopter au Conseil de sécurité un texte qu’ils avaient proposé en faveur d’une fin rapide du conflit sans qu’y soit mentionnée la préservation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine ! Ce n’est que sous la menace explicite d’un retrait de la protection américaine que les pays européens se sont résolus à augmenter significativement les budgets de leurs défenses respectives – mais tout en restant dépendant des Américains en matière d’achat d’équipement, alors qu’il aurait fallu précipiter, dès le début de la guerre en 2022 au moins, le développement d’une base industrielle de défense propre à l’Europe. Des progrès ont été faits, certes, mais comparativement la Russie est allée beaucoup plus vite. Et surtout, elle a reçu un appui déterminant des Chinois, des Nord-Coréens et des Iraniens !
Si la France se targue de faire exception en Europe avec une politique de défense « indépendante » appuyée sur l’arme nucléaire, on ne peut oublier qu’à partir des années 1990 jusqu’en 2017, elle a préféré, elle aussi, engranger les « dividendes de la paix » et réorganiser ses armées pour se doter principalement d’outils de projection rapide, pour des opérations en principe limitées en dimension et en temps. Outre que ce choix n’a pas été couronné de succès, comme l’a montré le recul français en Afrique sub-saharienne et de l’Ouest, il apparaît aujourd’hui que notre pays n’est pas préparé à une guerre telle que celle qui se mène désormais en Ukraine, manquant d’hommes, d’équipements et de munitions pour une confrontation longue.
Aujourd’hui, on découvre que la Reine Europe et le Roi OTAN, sans être tout à fait nus, sont assez mal vêtus militairement et psychologiquement pour faire face à la poussée de la Russie et de ses alliés asiatiques. La récente intrusion d’une vingtaine de drones russes en Pologne a soudain fait prendre conscience que nos logiciels intellectuels pour penser la guerre moderne ne sont pas à jour, alors que nous voyons sous nos yeux comment elle s’est transformée en Ukraine depuis 3 ans et demi déjà. Même le rapport signé et rendu public début février 2024 par le chef d’état-major ukrainien, Valeriy Zaloujny, ne nous a pas conduits à reconsidérer notre approche et à nous préparer rapidement à la nouvelle guerre des drones. Or ce dernier annonçait – après l’échec d’une contre-offensive ukrainienne sur un mode « classique », très annoncée pour la fin du printemps et l’été 2023, mais survenue trop tard pour enfoncer les Russes qui avaient su, sous l’impulsion du général Sourovikine, préparer de très solides lignes de défense – que les drones seraient l’une des clés essentielles de l’équation militaire qui déciderait de la victoire de l’un ou l’autre camp. Déjà, la transformation de petits drones du commerce en vecteurs d’engins explosifs avait permis de stopper les colonnes russes qui avançaient dans le nord de l’Ukraine en mars 2022. Par la suite, on a vu la marine russe incapable de trouver la parade aux drones navals ukrainiens, perdre le contrôle de la mer Noire. Cela a suscité l’admiration, mais à part quelques spécialistes, peu ont pris la mesure du changement majeur qui s’opérait. Pourtant, déjà en 2020, les drones turcs Bayraktar avaient donné un avantage décisif aux Azerbaïdjanais contre les Arméniens au Haut-Karabakh. Ils avaient été utilisés en Syrie et en Libye, avec succès… Les premiers à en tirer la leçon ont sans doute été les Iraniens, qui ont présenté la même année leur première version des Shahed, qu’ils ont ensuite fournis à Moscou en masse à partir de septembre 2022. L’arrivée de ces derniers sur le théâtre de la guerre russo-ukrainienne a été observée par les Occidentaux comme on regarde passer les trains, mais sans qu’ils réalisent ce qu’elle signifiait.
L’intrusion d’une vingtaine de drones russes Gerbera (dérivés des mêmes Shahed) en Pologne, dans la nuit du 9 au 10 septembre derniers, dont seuls trois ont été abattus, a montré que ni les Européens par eux-mêmes ni l’OTAN n’étaient en mesure de se protéger efficacement et à un coût raisonnable d’une attaque massive et opportuniste de drones. Une telle opération menée contre l’un des pays baltes pourrait faire des dégâts considérables. Des dégâts militaires et surtout économiques importants dans le ou les pays ciblés, mais aussi des dégâts politiques majeurs dans une opinion européenne dont les capacités de résistance ne sont pas égales à celles des Ukrainiens, tant s’en faut.
L’intrusion des drones russes est donc, du point de vue du Kremlin, une opération bien calculée et réussie. En effet, si la Pologne a été choisie pour cette démonstration spectaculaire, chacun sait qu’il y a peu de chance qu’elle soit demain l’objet d’une attaque frontale. Cela ne pouvait qu’inciter les Occidentaux à modérer leur réaction. De fait, Donald Trump s’est contenté d’un constat lunaire par tweet ( « Here we go ! ») sans formuler la moindre condamnation de l’opération russe, et la réponse européenne, sans être nulle, reste faible : l’envoi d’avions supplémentaires pour surveiller le ciel des pays membres de l’Alliance ne coûte rien à la Russie ! L’extension de leur zone d’intervention au-dessus d’une partie de l’Ukraine aurait été plus significative.
À Moscou, on a bien compris que les Européens et l’OTAN tergiversaient, qu’ils n’étaient pas spontanément d’accord sur l’attitude à tenir, que les procédures tant pour réagir militairement que pour s’ajuster politiquement étaient lourdes et lentes. Si bien que l’opération « polonaise » a été complétée. D’abord par la violation de l’espace aérien estonien, le 19 septembre dernier pendant douze minutes, par trois MIG-31 russes – des avions capables de porter des missiles hypersoniques Kinjal d’une portée de 2 000 km, qui peuvent être équipés de charges nucléaires. Ensuite à partir du 24 septembre par une série d’intrusions de drones non identifiés dans les espaces aériens suédois, danois et dernièrement allemand. Moscou nie catégoriquement être responsable de ces intrusions, mais on ne saurait oublier qu’en 2014, le Kremlin avait juré ne rien savoir des « petits hommes verts » qui avaient pris le contrôle de la Crimée vêtus de tenues militaires dépourvues de tout insigne permettant de les identifier. Ce dont Poutine se vantera quelques mois plus tard ! Là encore, les Européens en restent aux déclarations verbales plus ou moins martiales tandis que Donald Trump, tout en disant qu’il faudrait bien sûr abattre avions et drones, se garde bien de faire en sorte de joindre le geste à la parole, restant dans sa permanente ambiguïté vis-à-vis de l’Ukraine. Dans le même temps, il s’est d’ailleurs livré, dans son discours devant l’Assemblée générale de l’ONU à une attaque sans précédent contre les Européens.
S’il est question désormais d’édifier un « mur anti-drones » (opérationnel dans combien de temps ?), la posture reste toujours défensive, sans perspectives de ripostes qui feraient payer à la Russie le prix de ses agressions. Onze ans après, on n’a pas tiré les leçons de 2014 ! La menace de recourir à l’arme nucléaire brandie de manière récurrente par les Russes dissuade toujours les pays occidentaux d’opposer une réponse à la hauteur des provocations de Moscou. Tout comme le Kremlin a su, par les manœuvres dilatoires, désarmer l’ultimatum de Donald Trump qui exigeait une rencontre entre Poutine et Zelensky. Les sanctions massives annoncées ont été oubliées. Pire, Trump explique aujourd’hui que s’il tarde à agir, c’est à cause des Européens qui achètent encore du pétrole russe (en particulier son grand ami le Hongrois Viktor Orbán) et qui n’imposent pas aux Chinois des pénalités qu’il a renoncé lui-même à leur infliger.
Pour le dire autrement, ni les Américains ni les Européens n’ont de véritable stratégie de dissuasion à l’encontre de Moscou. Les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne, puissances dotées, n’ont pas pris la mesure de l’inversion de la doctrine nucléaire de la Russie qui ne se contente pas de protéger son territoire, mais qui fait de l’arme nucléaire un parapluie sous lequel elle abrite aujourd’hui son agression de l’Ukraine, ainsi que la guerre hybride qu’elle mène chaque jour contre les Occidentaux et en premier lieu les Européens. Il en ira évidemment de même pour toute nouvelle agression russe contre un autre pays. Face à quoi les Occidentaux craignent de déclencher une « troisième guerre mondiale » alors que les voix autorisées du Kremlin ne cessent de répéter qu’elle a déjà commencé en incriminant l’OTAN et l’Union européenne.
Pusillanimité, persévérance dans le fait (le refus ?) de ne pas voir l’évidence… Le résultat est là : alors que la guerre a changé de nature, alors que l’Ukraine, sous les pluies de bombes et de drones (plus de 3 500 drones et 190 missiles dans les 15 premiers jours de septembre selon Volodymyr Zelensky) produit déjà près de 40 % de son équipement militaire, et qu’elle devrait atteindre 50 % au début de l’année prochaine, les Européens ont tardé une fois de plus à s’y préparer, à s’y adapter. Les budgets de défense augmentent, certes, sous le coup de la pression américaine, mais à l’exception des pays proches de la ligne de front, la plupart des Européens continuent de vouloir vivre comme si la guerre et ses conséquences ne les concernaient qu’indirectement. Cela, le Kremlin le voit et ne manque pas d’en tirer parti. De même qu’il s’indigne à la moindre mesure préventive sérieuse, comme il vient de le faire en réagissant à l’annonce du Danemark de se doter d’armes de précision à longue portée pour renforcer sa capacité de dissuasion conventionnelle face à la menace russe.
Dans ce contexte, on ne peut qu’être stupéfait par le débat politique français qui semble tout ignorer de ce que nous venons d’évoquer. Jean-Luc Mélenchon a pu sans la moindre pudeur demander la démission de Volodymyr Zelensky, dont il conteste la légitimité avec les arguments que fournit le Kremlin. Pour LFI, quelques socialistes et une partie des écologistes, rien ne paraît plus urgent que de demander la destitution du président de la République, tandis que le Rassemblement national et le petit groupe d’élus qui entourent Éric Ciotti ne cachent pas qu’ils souhaitent sa démission. Tous semblent oublier qu’Emmanuel Macron joue aujourd’hui un rôle majeur, avec le Premier ministre britannique Keir Starmer – dans la mobilisation de la Coalition des volontaires et en vue de la constitution d’une véritable défense européenne. En souhaitant son départ de l’Élysée, ils affaiblissent déjà le camp des soutiens de l’Ukraine. Tout cela promet assurément des lendemains qui déchantent. Et assurément, le prix qu’il faudra payer pour revenir à des relations internationales apaisées et justes sera d’autant plus élevé que nous tarderons à nous donner les moyens de les garantir.
<p>Cet article Les carabiniers de la guerre en Ukraine a été publié par desk russie.</p>
28.09.2025 à 15:52
Jean-Sylvestre Mongrenier
Les Européens risquent de se retrouver en première ligne face à cette alliance maléfique.
<p>Cet article Derrière la Russie, la Chine communiste : l’Occident face au renforcement d’un axe eurasiatique a été publié par desk russie.</p>
Lors du dernier sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), réunie du 31 août au 1er septembre 2025, à Tianjin, métropole portuaire chinoise sur les rives du golfe de Bohai, la Chine populaire (c’est-à-dire communiste) et la Russie ont rassemblé l’Eurasie et une partie du « Sud global ». Cela au moment où les frasques de Donald Trump et les faiblesses inhérentes à l’Europe développent leurs conséquences. Il faut pourtant se hausser à hauteur de la menace et faire front.
Nonobstant la rupture révolutionnaire voulue par Mao Zedong et le Parti communiste chinois (PCC), qui s’emparèrent du pouvoir en 1949, la République populaire de Chine (1,4 milliard d’habitants pour 9,6 millions de km², soit la troisième superficie mondiale), communément dénommée « Chine populaire » (c’est-à-dire communiste), se veut l’héritière de l’Empire chinois et de sa civilisation. Autrefois appelée le « Pays du Milieu » (Zhongguo), la Chine était alors une sorte d’État-Civilisation (un « empire-monde ») situé au centre d’une série de cercles concentriques. À la périphérie s’ordonnaient les pays dits « barbares » (Yi), subordonnés dans le cadre d’un système hiérarchisé d’allégeances : « L’Empire, disait-on, n’a pas de voisins », cela signifiant que la Chine ne reconnaissait que des tributaires. De fait, en dépit des troubles dynastiques et des invasions, l’ « Empire du Milieu » domina longtemps l’Extrême-Orient, (le fait hégémonique chinois est un phénomène ancien).
Pourtant, cet empire, qui atteignit ses plus grandes dimensions sous la dynastie mandchoue des Qing (1644-1911), s’immobilisa progressivement et entra en crise à la fin du XVIIIe siècle, avant même que les Anglais et les Français ne fassent irruption dans son espace géopolitique (voir les guerres de l’Opium, dont l’importance fut peut-être exagérée). Le déclin déboucha sur les « humiliations » du XIXe siècle, ses traités dits « inégaux », et les catastrophes du XXe siècle, c’est-à-dire l’effondrement de l’empire, les guerres et le terrible bilan humain du sino-maoïsme. Cette histoire, écrite selon les critères idéologiques du PCC, dont la vision est parfois reprise par les observateurs étrangers, sert de justification au pouvoir total du parti-État et à son programme géopolitique ; la longue stagnation de la période maoïste (1949-1976), la régression par rapport aux acquis de la République de Chine (sise à Formose/Taïwan depuis 1949), sous la direction de Tchang Kaï-chek, la terreur de masse, et la quasi-guerre civile provoquée par la Révolution culturelle, sont passés sous silence2.
Après la mort de Mao Zedong, en 1976, Deng Xiaoping et le PCC lancèrent une série de réformes qui accouchèrent d’un système hybride : un régime de parti unique et une ouverture contrôlée au capitalisme mondial. Ces réformes permirent à la Chine d’entrer dans une phase d’expansion économique et de se propulser au deuxième rang économique mondial (18 % du PIB mondial). Au plan international, la « diplomatie du sourire » visait à rassurer les pays de la région, mais à partir de la crise économico-financière de 2008, Pékin affirme sa puissance dans son environnement géopolitique comme au niveau mondial3. Depuis l’accès du néo-maoïste Xi Jingpin au pouvoir suprême, celui-ci considérant le capitalisme d’État de ses prédécesseurs comme un détour pour parvenir à une forme chinoise de communisme (un communisme numérique basé sur l’ « intelligence artificielle »), le dessein ouvertement proclamé est de faire de la Chine populaire la première superpuissance mondiale, en lieu et place des États-Unis, avec pour horizon le centenaire de la prise du pouvoir par les communistes (2049). Le lancement en 2013 du programme dit des « Nouvelles routes de la Soie » (la Belt and Road Initiative) manifeste cette ambition géopolitique globale.
Ce grand dessein a une double dimension, continentale et maritime. Sur le plan continental, au-delà de l’affirmation de la puissance chinoise en Asie, au détriment de l’Inde, l’idée est d’organiser l’Eurasie dans sa plus grande extension, en alliance avec la Russie qu’elle appuie dans sa guerre en Ukraine, cet allié tenant le rôle de « grand arrière » stratégique et énergétique dans le cadre de la confrontation sino-américaine. Sur ce point, on soulignera l’importance de l’accord sino-russe sur la construction d’un nouveau gazoduc (Force de Sibérie 2), depuis la péninsule de Yamal jusqu’au territoire chinois4 ; il réduira la dépendance à l’égard des hydrocarbures moyen-orientaux importés depuis le Moyen-Orient qui transitent par le détroit de Malacca, un nœud essentiel de la mondialisation que la marine des États-Unis contrôle (le « dilemme de Malacca »). Par ailleurs, on ne saurait négliger l’importance de la coopération politique, diplomatique, militaire et technico-industrielle entre Pékin et Moscou, sur fond de connivence idéologique, de guerre informationnelle et de grande polémique avec l’Occident.
Sur le plan naval et maritime, l’objectif est de conquérir l’île-État de Taïwan, maillon central de la première chaîne d’îles (du Japon aux Philippines), et de s’approprier la plus grande partie de la « Méditerranée asiatique » (mers de Chine du Sud et de l’Est notamment). Déjà, la flotte de guerre de la Chine populaire, qui bientôt mettra en œuvre son quatrième porte-avions, constitue une force de projection et affirme sa présence dans la partie occidentale de l’océan Pacifique, dans le voisinage de l’île américaine de Guam (la base arrière du dispositif américain en Asie-Pacifique). La Chine populaire opère un basculement thalassocratique5, condition sine qua non de la transformation en une superpuissance mondiale et de la domination planétaire, préparée sur le plan métapolitique avec la reviviscence de l’antique concept de Tianxia ( « Tout sous le ciel »). Voilà brossé à grands traits le « Rêve chinois », sous-tendu par la conviction de l’inéluctable déclin de l’Occident et des démocraties libérales.
Près d’un quart de siècle après la fondation de l’OCS (Organisation de coopération de Shanghaï), en 2001, la réunion au sommet de cette organisation, à Tianjin, du 31 août au 1er septembre 2025, est vue par nombre d’experts et d’observateurs comme la consécration de la grande stratégie chinoise et l’anticipation d’un nouvel ordre des choses, d’autant plus que le spectacle contrastait avec celui d’une administration Trump dont la politique étrangère est passablement erratique, la guerre commerciale contre l’Inde par exemple poussant Narendra Modi à se rendre pour la première fois depuis sept ans sur le territoire chinois où il s’afficha en compagnie de Xi Jinping et de Vladimir Poutine. Jamais un sommet de l’OCS n’avait réuni autant de chefs d’État et de gouvernement. Outre les dix États membres, seize États disposant d’un statut d’ « observateur » ou de « partenaire » étaient représentés, ainsi que de nombreux pays dits « émergents », de l’Egypte à la Malaisie, et même deux pays membres des instances euro-atlantiques (Union européenne et OTAN), à savoir la Hongrie et la Slovaquie. La Chine populaire et son « cercle eurasiatique » (l’OCS) pèsent aujourd’hui la moitié de la population mondiale et près du quart du PIB mondial.
Avec en son sein plusieurs des principaux producteurs pétro-gaziers au monde, l’OCS est dotée de colossales réserves énergétiques, essentiellement absorbées par la Chine populaire, dont les sociétés de traders (contrôlées par le parti-État chinois) revendent une partie sur le marché mondial, ce qui confère à Pékin la capacité d’influencer les cours mondiaux et les stratégies d’approvisionnement des pays tiers (les économistes parlent d’un pouvoir de marché). À l’allonge diplomatique dont le sommet de Tianjin aura administré la preuve – Pékin se pose comme le centre de la « sino-mondialisation » (Emmanuel Dubois de Prisque) –, s’ajoute l’affichage de la puissance militaire de l’APL (Armée populaire de libération), modernisée avec constance et dotée de nouveaux matériels (porte-avions, missiles de tous acabits, drones, armes antisatellites, etc.) ; l’idée directrice de ce grand effort militaire est de chasser les Américains de la Méditerranée asiatique et, par la suite, du Pacifique occidental.
Au-delà de l’OCS, posée en contrepoids de l’Occident, la Chine populaire organise d’autres cercles d’amis et de partenaires, dans le cadre des BRICS+ (voir la participation du Brésil et de l’Afrique du Sud), au sein du « Sud global6 », ou encore au moyen de grands forums régionaux et continentaux : avec les dirigeants africains, en septembre 2024, ceux des îles du Pacifique puis des pays d’Amérique latine, au printemps 2025. Parallèlement à ces efforts, qui visent à constituer un géosystème favorable aux intérêts de puissance et ambitions globales de la Chine populaire, Pékin n’omet pas de s’investir dans le système international dont les fondements furent posés par les États-Unis et leurs alliés après la Deuxième Guerre mondiale (l’ONU et ses différentes agences). Simultanément, les idéologues du parti-État (le PCC) élaborent un discours révisionniste qui fait de la Chine (celle de Tchang Kaï-chek et du Kuomintang), et de l’URSS les principaux opposants à l’Axe et les vrais vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale. Cette thèse, relayée dans la population chinoise par de nombreux vecteurs (discours officiels, films, documentaires, expositions, etc.), est censée légitimer un projet de domination mondiale (le « Rêve chinois »).
On objectera que les grandes manœuvres diplomatiques chinoises agrègent des pays aux profils, motivations et buts variables, ou encore que l’affichage des équipements militaires de l’APL ne vaut pas démonstration de puissance : l’APL n’a pas combattu depuis des décennies. Mais la capacité effective de la diplomatie chinoise à réunir tant de pays différents est bien la marque d’une superpuissance ascendante, à même de modeler un milieu favorable à ses positions et ses pulsions dominatrices (un milieu conducteur). Quant à la puissance militaire, l’APL apprend, en étudiant la conduite de la guerre en Ukraine, en coopérant avec la Russie dans moult domaines, en soutenant au plan militaro-industriel le Pakistan contre l’Inde. Enfin, les errances américaines et le doute semé chez les alliés des États-Unis ouvrent un boulevard à la Chine populaire ainsi qu’à ses alliés. C’est bien d’un défi à l’ « Occident global » dont il s’agit.
En somme, l’action combinée de la Chine populaire et de la Russie poutinienne donnent forme et substance à une « Grande Eurasie », une perspective qui hantait le géographe britannique Halford Mackinder (1861-1947) et, à sa suite, la géopolitique classique anglo-américaine. On sait l’importance que celle-ci accordait au concept de Heartland, au monde russo-sibérien et partant à l’Eurasie, vaste ensemble géopolitique virtuellement unifié ou rassemblé, susceptible de mobiliser suffisamment de ressources pour contester la suprématie de l’Occident et des nations libres, suprématie fondée au plan géostratégique sur la maîtrise de l’élément marin ; selon cette école de pensée, l’unification géopolitique du Heartland ferait basculer les équilibres mondiaux. Eh bien, nous y sommes ! Tandis que la Russie détruit méthodiquement l’Ukraine et teste la résolution et la réponse de l’OTAN en violant l’espace aérien de la Pologne et de la Roumanie, la Chine populaire, sans le soutien de laquelle la longue guerre russe en Ukraine ne serait pas possible, renforce ses assises eurasiatiques, étend ses positions diplomatiques dans le « Sud global » et met au défi les Américains de maintenir leurs propres positions dans la Méditerranée asiatique et le Pacifique occidental.
Si l’Occident constituait encore un monde ordonné et stable, le « partage du fardeau » entre les États-Unis et leurs alliés européens, de l’Atlantique à l’Indo-Pacifique, s’imposerait comme une évidence : une OTAN européanisée face à la Russie, dans laquelle les États-Unis perpétueraient leur dissuasion élargie, maintiendraient des troupes sur le « flanc est » – en passe de se transformer en un front oriental7 –, et continueraient de fournir ce qui fait encore défaut aux armées européennes (renseignement satellitaire, défenses anti-aérienne et anti-missiles, transport logistique et autres « facilitateurs » stratégiques) ; les alliés européens monteraient en gamme, assumeraient des nouvelles tâches et responsabilités induites par le nécessaire redéploiement d’une partie des moyens américains entre les différents théâtres géopolitiques (une revue générale est en cours). L’essentiel du soutien à l’Ukraine, bouclier en avant de l’OTAN, serait dans un proche avenir assuré par les alliés européens. Bref, un « leadership by behind8 » qui ménagerait des transitions, évitant ainsi une possible rupture des équilibres sur le « flanc est ». En retour, les Occidentaux coordonneraient leurs politiques à l’égard de la Chine populaire et dans la région Indo-Pacifique, plus particulièrement dans la Méditerranée asiatique. Dans le même esprit, un front géo-économique commun pourrait être constitué, mais avec des mesures plus intelligentes et ciblées qu’une brutale augmentation non différenciée des tarifs douaniers aux effets contre-productifs.
Hélas, les errances de l’administration Trump, les vains jeux intellectuels de théoriciens amoureux de leurs modèles sur le Nixon in reverse, et la préférence affichée du président américain pour des guerres commerciales tous azimuts, sans autre critère d’appréciation qu’un pseudo-bilan coûts/bénéfices, laissent redouter le pire. Au vrai, la dénonciation trumpiste de la Chine ne serait-elle pas le paravent d’un repli général, le « grand retranchement » dans l’hémisphère occidental (dont Washington n’a déjà plus le contrôle effectif) se révélant être un grand renoncement ? Le contrôle migratoire et le protectionnisme ne tiendraient-ils pas lieu de politique étrangère ? Toujours est-il que l’attitude hostile et humiliante de Donald Trump envers l’Inde – plus motivée par le refus du premier ministre Narendra Modi d’ouvrir son pays aux produits agro-alimentaires américains que par l’achat de pétrole russe9 – , a d’ores et déjà repoussé cette dernière vers l’axe sino-russe. Temporairement peut-être, mais suffisamment pour aggraver la situation et modifier la corrélation des forces. Tant d’amateurisme et d’inconséquence manifestent un grand « je-m’en-foutisme ». À moins qu’il ne s’agisse d’une faille psychologique et intellectuelle, ce que laisse penser l’ascendant pris par Vladimir Poutine sur son homologue et le mépris qu’il lui témoigne, sans vraies conséquences à la Maison-Blanche, où l’on maugrée.
Nous ne doutons guère du fait que la constitution d’une Grande Eurasie sino-russe, en dernière analyse, soit dirigée contre les États-Unis, vue à Pékin et Moscou comme une puissance en perdition. Mais pour le moment, il se pourrait que leurs alliés européens, en première ligne sur les franges occidentales de cet ensemble eurasiatique, se retrouvent seuls face aux menées de la « Russie-Eurasie », sans même parler de l’Ukraine transformée en glacis géostratégique. Certes, l’OTAN est toujours en place, les états-majors planifient, les procédures sont éprouvées, les dernières provocations russes aboutissant à l’opération « Sentinelle orientale » (le renforcement du « flanc Est »). Mais quid du jour où se produira la situation d’exception, lorsque la conservation de l’être exigera des affirmations souveraines et des négations radicales ? Serait-il raisonnable de garder confiance dans la parole du président américain, qui ne cesse de dire une chose et son contraire ? Aussi importe-t-il que les nations européennes se révèlent prévoyantes et anticipent le pire. Qu’elles saluent la pérennité de l’engagement politico-stratégique américain en Europe, de fait incertain (le latin perenne, traduit par « éternité », signifie aussi « pour l’année »), et qu’elles prennent leurs responsabilités.
Dans l’immédiat, cela implique que l’on détruise les engins qui violent l’espace aérien de l’OTAN et qu’une zone de défense anti-aérienne et antimissile soit étendue à l’Ukraine, à tout le moins dans la partie occidentale ; celle-ci devrait être transformée en réduit défensif, dans le cas où le front serait percé. Par esprit de prévoyance, un tel dispositif serait étendu à la Moldavie, sans attendre que ce pays soit ouvertement agressé. Sur le fond, l’important est de réarmer, de financer l’appareil militaire ukrainien et de planifier un déploiement militaire européen, qui pourrait advenir malgré l’absence de tout accord avec la Russie. Au plan politico-stratégique, l’objectif global est de s’appuyer simultanément sur les structures de l’OTAN et de l’Union européenne pour organiser un espace géopolitique paneuropéen, du Grand Nord à la Méditerranée et de l’Atlantique au bassin du Don : une PanEurope impulsée par un G-4 (France, Royaume-Uni, Allemagne, Pologne), possiblement élargi à d’autres nations volontaires (l’Ukraine à brève échéance). Un tel dispositif géopolitique ne règlerait pas le cas de la Chine ni les enjeux de l’Indo-Pacifique, qui concernent aussi l’Europe. Mais tenir en échec la Russie et donner aux forces de dislocation le temps de produire leurs effets y contribuerait.
Inauguré le 2 décembre 2019, Force de Sibérie est un gazoduc qui permet aujourd’hui d’acheminer 38 milliards de mètres cubes par an vers la Chine populaire (10 % de la consommation annuelle chinoise au moment de l’inauguration). Il relie les champs gaziers de Tchaïanda et Kovykta (Sibérie orientale) jusqu’à Blagovechtchensk, sur la rive russe du fleuve Amour, où les infrastructures chinoises prennent le relais, soit une distance d’environ 3 000 kilomètres (Blagovechtchensk, et Heihei, sur la rive chinoise, constituent une zone de libre-échange). Lancé en 2014, ce projet de gazoduc, d’un coût de 55 milliards de dollars, est la traduction concrète du rapprochement entre Pékin et Moscou, leur partenariat géopolitique pouvant être comparé à une alliance. Le 2 septembre 2025, Alexeï Miller, PDG du groupe étatique russe Gazprom, annonçait que de prochains travaux porteraient la capacité de Force Sibérie à 44 milliards de mètres cubes par an. Surtout, Alexeï Miller annonçait le même jour la signature d’un mémorandum juridiquement contraignant sur la construction d’un nouveau gazoduc, Force de Sibérie 2, qui acheminera le pétrole depuis la péninsule arctique de Yamal (gisements de Kharasaveï et Bovanenkovo) vers la Chine, en passant par la Mongolie. Les volumes de gaz acheminés seront de 50 milliards de mètres cubes, soit le dixième de la consommation chinoise actuelle. En somme, le gaz russe autrefois exporté vers l’Europe sera livré à la Chine. D’aucuns en Europe dénigrent ce nouveau projet, arguant du fait que le prix du gaz russe facturé à la Chine sera nettement inférieur à celui (encore) vendu aux importateurs européens (le contrat Force de Sibérie 2 est évalué à 450 milliards de dollars sur 30 ans) ; rappelons qu’il s’agissait en 2024 de 47,7 milliards de mètres cubes, à comparer aux 177 milliards importés par l’Europe en 2021, l’année précédant l’ « opération militaire spéciale russe » en Ukraine. En vérité, la signification géopolitique de cet accord, autrement dit la confirmation de l’orientation asiatique de la Russie (la « Russie-Eurasie » contre l’Occident), est plus importante que la dimension marchande : une « Grande Eurasie » sino-russe prend forme et s’affirme sur la scène internationale. Au-delà de ses besoins propres, la Chine populaire achète des volumes croissants de gaz (la moitié de la production mondiale de GNL/Gaz naturel liquéfié) pour les revendre sur le marché mondial ; ses compagnies énergétiques (Petrochina International, Unipec, Cnooc principalement) opèrent sur les grandes places financières, dans le secteur du trading, pour acquérir un pouvoir de marché. S’ajoutent à cela la signature de contrats à long terme et de multiples investissements dans des projets gaziers à l’étranger. Par le fait, les États-Unis constituent le grand arrière énergétique de l’Europe, ce qui pose des problèmes d’un autre ordre. Toujours est-il que la réalité des faits amène à nuancer les sévères reproches adressés à Ursula von der Leyen lorsque, dans une déclaration politique plus qu’un strict accord commercial, la présidente de la Commission européenne s’engagea à accroître les achats de gaz aux États-Unis (27 juillet 2025). Les achats européens de gaz russe, notamment les cargaisons de GNL, sont censés prendre fin en 2027, et il n’y a guère de solutions alternatives.
<p>Cet article Derrière la Russie, la Chine communiste : l’Occident face au renforcement d’un axe eurasiatique a été publié par desk russie.</p>
28.09.2025 à 15:51
Timothy Snyder
Il importe que l’Ukraine n’ait pas mené la guerre de la même manière que la Russie.
<p>Cet article Toujours être bienveillant : un slogan inattendu en temps de guerre a été publié par desk russie.</p>
Une admirable leçon d’humanité du grand historien américain, qui vit désormais au Canada et continue de soutenir l’Ukraine et de travailler sur l’histoire ukrainienne.
Je vois le monde comme un parent. Avant la naissance de mes enfants, j’étais dans le jugement. Après quinze années passées auprès de mes enfants, je regarde les pères et les mères et je me dis : « Waouh, ils font du bon travail. »
Je viens d’avoir un moment comme celui-là en Ukraine, en parlant de la guerre des drones. J’étais à Kyïv, sur la place Saint-Michel, en train d’enregistrer une vidéo sur le travail que nous avons accompli ces trois dernières années pour collecter des fonds pour la défense contre les drones, un système qui protège les Ukrainiens en ce moment. Les passants savaient de quoi je parlais ; la pire attaque de drones sur Kyïv avait eu lieu quelques jours plus tôt.
À ma gauche, j’ai senti une présence. C’était une famille : une mère et un père, un garçon d’environ six ans. Quand le tournage s’est terminé, la mère est venue me dire un mot amical. En adressant un sourire d’adieu aux trois, j’ai vu le message inscrit sur le tee-shirt de son fils :
Always be kind [Soyez toujours bienveillant, NDLR].
La guerre et la parentalité sont proches. Les enfants sont tués et les parents survivent. Les parents sont tués et les enfants survivent.
Dans cette guerre, certains enfants ukrainiens survivent en Russie : enlevés et confiés à des familles russes pour être russifiés. Leur rééducation est un aspect sombre de cette guerre. Les enfants en Russie sont militarisés dès l’école primaire.
Il y a trois ans, je parlais avec le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, de la liberté ; il évoquait ce sujet en termes de parentalité, rappelant ses propres parents, faisant allusion à ses enfants. En essayant de trouver un moyen d’exprimer l’anormalité des parades militaires russes destinées aux plus jeunes, il a dit : « Les gamins veulent juste aller chez McDonald’s ! » C’était le père expérimenté qui parlait. Et emmener ses enfants au fast-food, c’est une parentalité acceptable. Même si ce n’est peut-être pas aussi bien que le tee-shirt :
Always be kind.
C’est difficile d’être un enfant. Et c’est difficile d’être un parent. Et le Covid a rendu tout encore plus difficile. Lorsque j’ai lu le tee-shirt et croisé le regard du garçon, j’ai pensé : toute sa vie, en supposant qu’il ait vécu ici à Kyïv, a été faite de Covid et d’alertes aériennes. L’invasion russe à grande échelle a commencé en février 2022, de sorte que pour les enfants ukrainiens, il n’y a pas eu d’intervalle entre les microbes et les bombes. Des millions de garçons et de filles ukrainiens suivent encore entièrement ou en partie leurs cours en ligne, parce que les Russes tirent des roquettes et des drones sur les écoles. Il faut du temps pour adapter des caves et construire de nouvelles écoles souterraines.
En Ukraine, et dans d’autres zones de guerre, et au milieu d’autres catastrophes et difficultés, des parents élèvent des enfants, ou les pleurent. Et ce qu’il faut admirer, ou du moins ce que j’admire, c’est la parentalité qui apprend aux enfants à être avec les autres, à faire des choses, et aussi à imaginer un monde différent de celui-ci, un monde meilleur. C’est un défi, non une échappatoire, d’enseigner :
Always be kind.
J’ai photographié ce message à mon retour à Kyïv après avoir visité divers points du front. Face à un ennemi qui combat sans restrictions, abandonnés par des alliés, vivant dans les extrêmes, les soldats ukrainiens ont beaucoup à dire sur la construction morale du monde, et ils le font avec une éloquence qui dépasse n’importe quel slogan. À Dnipro, je parlais avec un fantassin servant à Pokrovsk. On a pris sa photo. Il a dit : « Peut-être que je pourrai sourire quand tout cela sera fini. »
Nous ne serons pas toujours bienveillants. Il y a des moments où nous ne pouvons pas l’être. Il existe d’autres bonnes choses en dehors de la bienveillance, et nous devons faire des choix. Et souvent nous sommes faibles, ou déconcertés, ou épuisés.
Mais ce mot « always », sur la poitrine d’un garçon au cœur d’une ville pilonnée depuis trois ans, doit être là pour rappeler que les idéaux sont des idéaux, et qu’ils font partie de la réalité. « Sometimes be kind [Soyez parfois bienveillant, NDLR] » ne suffit pas tout à fait.
Il importe que l’Ukraine n’ait pas mené la guerre de la même manière que la Russie. L’approche russe a été criminelle dès le départ : l’invasion elle-même était illégale, et les enlèvements comme les bombardements de civils sont des crimes de guerre, tout comme la terreur systématique et les exécutions dans les territoires occupés. Nous en tirons un enseignement, tristement : trop souvent, nous regardons les ruines d’un bâtiment en Ukraine ou ailleurs et nous pensons que c’est simplement cela, la guerre. Mais ce n’est pas le cas. Une guerre peut être menée de différentes manières. Il importe que la Russie torture ses prisonniers de guerre et que l’Ukraine ne le fasse pas.
J’ai des amis qui ont survécu à la captivité russe. Je ne veux pas parler en leur nom. Je veux seulement dire que les mots qu’ils choisissent pour eux-mêmes, lorsqu’ils les trouvent, renvoient à ce qui les a précédés, à la manière dont ils ont été éduqués, à des idées de bien et de mal.
Always be kind.
La bienveillance paraît-elle un message naïf au cours d’une guerre d’extermination ? Pas pour moi. J’admire les parents chaleureux et les enfants bienveillants dans les meilleurs des temps, et je les admirerai aussi dans les pires.
Pour défendre, il faut avoir quelque chose à défendre. Ce sera toujours hors d’atteinte, mais ce qui compte, c’est de tendre la main, ou d’apprendre aux autres à le faire.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
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<p>Cet article Toujours être bienveillant : un slogan inattendu en temps de guerre a été publié par desk russie.</p>