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26.08.2025 à 18:02

Cédric Durand: « Le tout-numérique n’est ni souhaitable, ni soutenable écologiquement »

Les géants du numérique, dans une logique de conquête et de contrôle des données, nous ont fait entrer dans l’âge du techno-féodalisme, tout en contribuant fortement à la détérioration de l’écosystème planétaire via l’extraction et l’exploitation des minerais pour leur fonctionnement. Comment sortir de ce schéma mortifère? Pour QG, l’économiste Cédric Durand, professeur associé à … Continued
Texte intégral (2861 mots)

Les géants du numérique, dans une logique de conquête et de contrôle des données, nous ont fait entrer dans l’âge du techno-féodalisme, tout en contribuant fortement à la détérioration de l’écosystème planétaire via l’extraction et l’exploitation des minerais pour leur fonctionnement. Comment sortir de ce schéma mortifère? Pour QG, l’économiste Cédric Durand, professeur associé à l’université de Genève, formule une alternative, qu’il appelle le cyber-écosocialisme, dans son nouvel essai Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ? (éditions Amsterdam), estimant que les technologies de l’information et de la communication ouvrent une perspective émancipatrice, en mettant toutefois en garde sur la prétention humaine à se croire « maître et possesseur de la nature », conduisant à la destruction de celle-ci. Interview par Jonathan Baudoin

En quoi ce nouvel essai s’inscrit dans la lignée de vos précédents: Technoféodalisme, ou Comment bifurquer ?

Cet essai est issu d’une série de conférences faites l’année dernière à l’Institut La Boétie, et il fait le lien avec les deux précédents: Technoféodalisme, qui était consacré aux transformations liées à l’économie numérique. De l’autre, Comment bifurquer, coécrit avec Ramzig Keucheyan, sur les questions de planification écologique.

La chose que j’essaie de résoudre dans ce livre, c’est de montrer à la fois comment le numérique, tel qu’il se déploie, provoque une mécanique régressive, du point de vue social et économique; mais également comment il transforme aussi les conditions de connaissance des régularités socio-économiques et du métabolisme humanité/nature. Enfin, comment le numérique est un des facteurs qui, aujourd’hui, aggravent la crise écologique. J’essaie de tenir ces trois éléments. Une transformation régressive de nos économies, une potentialité accrue de planification écologique, mais aussi un impact négatif sur l’environnement, avec le numérique.

Mon objectif est de montrer à quelles conditions il existe une voie étroite pour mobiliser le numérique de manière progressiste, au service d’une société plus consciente d’elle-même, plus conséquente d’un point de vue écologique. C’est ce que j’appelle le « cyber-écosocialisme ».

Pouvez-vous nous rappeler en quoi le contrôle des données crée des situations de dépendance économique proches du servage?

L’idée centrale est que l’époque du capitalisme numérique la compétition s’est transformée, avec au sommet de celle-ci, une bataille entre les géants du secteur de la technologie, qui sont des généralistes de la coordination sociale. A priori, ces plateformes sont très différentes. Google est un moteur de recherche, Amazon est un magasin, Microsoft, ce sont des logiciels de bureautique. Et pourtant, elles convergent toutes vers ce métier qui est d’être des agents méta de la connaissance. C’est ce à quoi correspondent les services de cloud qu’elles vendent.

Dans cette compétition-là, l’enjeu n’est pas tant d’investir de manière productive, mais de gagner l’accès à des sources de données originales et de s’implanter au plus près des pratiques des utilisateurs. C’est un jeu de conquête, à somme nulle. À partir des positions prises, et aux dépens des autres, elles construisent une position de pouvoir qui leur permet d’extraire des rentes économiques. Le point décisif est ici. Dès lors qu’on contrôle des espaces socio-économiques, comme le font les Big tech, on crée des situations de dépendance. Je ne sais pas si vous pouvez vous passer des services numériques. Ma mère peut sans doute le faire. Moi, ce n’est clairement pas possible. Je pense que pour la plupart des personnes qui consultent QG, ce n’est pas non plus le cas. Nous nous retrouvons dans une situation de dépendance. Pas seulement en tant qu’individus. La plupart des entreprises également, en tant que client des géants du numérique. Les administrations publiques le sont également. Tous et toutes se retrouvent à être pris dans les rets de ces plateformes numériques et contraints de leur verser des revenus, d’une certaine façon, comme à l’époque féodale, où le rapport à la terre crée une situation de dépendance pour les serfs vis-à-vis des seigneurs.

Les géants de la tech, parmi lesquels Google, Amazon ou encore Microsoft, ont réussi à nous rendre dépendants de leurs services et à nous contraindre à leur verser des revenus, de multiples façons

Pourriez-vous expliquer ce qu’est le cyber-écosocialisme ?

D’abord, il y a la dimension socialiste, c’est-à-dire l’idée d’avoir des formes de gouvernement qui soient émancipatrices, qui nous permettent d’agir collectivement, en conscience, dans le pilotage de nos économies, de nos sociétés. Ensuite nous avons la dimension écologie, qui vise à respecter la biosphère et les écosystèmes, mais aussi à réparer ce qui a été abîmé ces dernières décennies. Enfin, il y a la dimension cyber, c’est-à-dire les technologies de l’information et de la communication, qui représentent un nouveau moyen de connaissance et de coordination qu’il s’agit de mobiliser au service de buts écologiques et émancipateurs. 

Ces trois éléments, le pilotage conscient correspondant au socialisme, la dimension écologique, la dimension cyber, sont les trois pôles de ce cyber-écosocialisme, qu’on pourrait définir comme un gouvernement conscient de la société par elle-même, à l’aide des moyens de connaissance contemporains en vue de rééquilibrer notre rapport avec la nature.

Estimez-vous, à l’instar de l’homme d’affaires chinois Jack Ma, fondateur d’Alibaba, et de l’économiste marxiste britannique Paul Cockshott, qu’un socialisme fondé sur les algorithmes pourrait voir le jour? Si oui, par quels procédés?

Oui, mais non. Les moyens de connaissance dont on dispose aujourd’hui, les algorithmes, permettent, en partie, de remplacer les mécanismes de marché de manière avantageuse. Finalement, planifier au milieu du 20ème siècle n’est pas du tout la même chose que planifier au 21ème siècle parce qu’on a de nouveaux moyens d’information. Cet argument sur les forces productives d’information était un argument développé par l’économiste marxiste français Charles Bettelheim, qui disait qu’il y a des limites informationnelles à l’information. Un point que reconnaissait Hayek aussi. Mais ces limites informationnelles à l’information ne sont pas éternelles. Elles sont historiques. D’un certain point de vue, les algorithmes permettent de gouverner de façon plus consciente nos sociétés.

Néanmoins, contrairement à ce que pense Cockshott ou suggère Jack Ma, il y a toujours des limites intrinsèques à l’automatisation des processus de coordination économique. Pourquoi? Parce que la nature, dans sa dimension écologique, sera toujours plus complexe que la connaissance que nous en avons. Nous-mêmes faisons partie de la nature. Nous en avons donc nécessairement une connaissance dérivée, seconde par rapport à son mouvement réel. Philosophiquement, il y a une forme de limite de notre capacité à connaître la nature. Cette limite vaut aussi pour notre propre existence. L’existence locale, située, relationnelle, est quelque chose qui se glace et perd ses vibrations charnelles lorsqu’elle est réifiée dans les algorithmes, tout autant que lorsqu’elle est plongée dans les eaux glacées du calcul égoïste des mécanismes marchands. Cela ne veut pas dire que nous devons nous passer de toute forme de réification algorithmique ou marchande, car celles-ci nous permettent d’être plus efficaces collectivement. Mais si on aspire à l’émancipation, il faut savoir limiter cette réification. La coordination algorithmique peut être extrêmement utile pour construire des scénarios, développer des investissements, définir les paramètres du style de vie que nous voulons partager. Elle ne doit cependant pas prétendre saisir la totalité des enjeux économiques et écologiques. La planification algorithmique doit laisser respirer l’inventivité. Celle-ci, au niveau individuel et au niveau des localités ne doit pas être entravée mais au contraire magnifiée par le cadre socio-économique que la planification peut construire à l’aide des algorithmes.

C’est pour ça que je mets l’accent sur la socialisation de l’investissement, et non pas sur la disparition totale des mécanismes de marché. Il faut laisser de la place à des mécanismes de marché, mais aussi à des mécanismes coopératifs comme les communs, qui peuvent exister au niveau local.

N’y a-t-il pas nécessité à gauche, par souci de cohérence, de penser un démantèlement des Big Tech, autant que l’exploitation impérialiste des minerais utilisés dans le numérique qui sont source de guerres, par exemple dans l’est de la République démocratique du Congo?

Cela fait partie de la question du numérique. Sa base matérielle est celle des minerais, mais aussi celle de l’énergie. Et il est vrai que la manière dont l’empreinte écologique du numérique s’accroît est particulièrement préoccupante. Il faut absolument rejeter l’idée selon laquelle le numérique serait propre. Le tout-numérique n’est ni souhaitable, ni soutenable écologiquement.  

L’enjeu est alors, comme pour d’autres activités telles que les transports par exemple, de déterminer quelle est l’ampleur des dépenses écologiques que l’on est prêt à consentir pour ce poste et comment on les répartit. C’est aussi celle des standards écologiques et sociaux dans les chaînes d’approvisionnement.

Travailleurs dans une mine de cobalt en République Démocratique du Congo. Ce minerai est principalement utilisé dans la fabrication des batteries lithium-ion

Peut-on dire que le cyber-écosocialisme, que vous élaborez dans ce livre, s’inscrit dans une ligne décroissante, inspirée par exemple des travaux du philosophe marxiste japonais Kohei Saito?

Oui et non. Oui, dans la mesure où je suis favorable à une économie post-croissance, car les catégories marchandes sont inadéquates pour piloter le rééquilibrage du métabolisme entre société humaine et nature. Dans ce sens-là, il s’agit bien de sortir de la croissance. Mais ce n’est pas exactement de la décroissance, dans la mesure où les indicateurs qu’il s’agira d’utiliser seront des indicateurs de couvrant diverses qualités et non pas des indicateurs marchands qui réduisent toute la valeur du monde à la pauvre dimension monétaire. 

Pour discuter plus spécifiquement de Kohei Saito. Je pense qu’il montre bien le mouvement destructeur de la nature, mais aussi des relations humaines, propre à l’accumulation capitaliste et comment ce mouvement-là s’inscrit dans les forces matérielles dont l’on hérite. Là où j’ai, sans doute, un désaccord avec Kohei Saito, c’est lorsqu’il met l’accent sur la nécessité de commencer par se défaire de ces technologies capitalistes pour construire un autre genre de société. Il a évidemment raison sur leur caractère destructeur, et un autre genre de société devra chercher à développer d’autres types de technologies, plus respectueuses de la nature, d’une meilleure qualité dans les relations humaines. Mais, la difficulté est qu’il nous faut imaginer cette bifurcation à partir des technologies capitalistes. On ne peut pas commencer par détruire ces technologies car elles sont la base de la socialisation du travail qui soutient nos conditions de vie. Le faire conduirait à une destruction dramatique de la division du travail à l’échelle mondiale. Ce qui se traduirait par une hausse brutale de la pauvreté. Je ne pense pas qu’il y ait un chemin émancipateur par la pauvreté.

En quoi le cyber-écosocialisme permet d’articuler utilisation du numérique et sauvegarde de la planète?

Le cyber-écosocialisme est une proposition porteuse d’espoirs, dans cet âge qui est bien inquiétant, par de nombreux aspects. Ce que j’ai voulu montrer, c’est qu’il y a bien une voie par laquelle les moyens de connaissance dont on dispose peuvent nous permettre, en tant qu’espèce humaine, de mieux prendre en compte et donc maîtriser notre rapport vis-à-vis de la nature. Le sociologue Göran Therborn parle même d’un âge de progrès. Jamais auparavant, dans l’histoire de l’humanité, celle-ci n’a eu autant conscience d’elle-même et de son rapport à la nature. La façon dont cette conscience se manifeste est extrêmement négative. On est conscient des destructions que l’on fait. Mais on ne parvient pas encore à mobiliser ces moyens de connaissance pour gérer de manière plus rationnelle, plus respectueuse, plus équilibrée, nos rapports vis-à-vis de la nature, et entre les êtres humains eux-mêmes en direction de davantage d’égalité. 

La potentialité est là. Il faut la saisir, la mobiliser, mais il ne faut pas non plus la fétichiser. Ce que je veux dire c’est qu’il faut reconnaître la force et la valeur, l’irréductible autonomie du mouvement réel de la vie. Il ne faut pas chercher, par les mécanismes de cyber-planification, à le saisir totalement. En somme, je propose une forme de rationalisme tempéré. Mobiliser les technologies pour piloter l’investissement et rééquilibrer le plus rapidement possible le métabolisme humanité-nature. Mais simultanément, ne pas sombrer dans la proposition cartésienne de nous rendre comme « maîtres et possesseurs de la nature », qui ne peut conduire qu’à saccager la planète.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Photo de couverture : Datacenter Microsoft

Cédric Durand est économiste, et professeur associé en économie politique à l’Université de Genève (Suisse). Il est l’auteur de: Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ? (Amsterdam, 2025), Comment bifurquer: les principes de la planification écologique (avec Razmig Keucheyan (La Découverte, 2024) Technoféodalisme (La Découverte, 2020), Le capital fictif. Comment la finance s’approprie notre avenir (Les prairies ordinaires, 2014), Le capitalisme est-il indépassable ? (Textuel, 2010)

23.08.2025 à 10:00

David Teurtrie: « L’image des dirigeants européens alignés devant le bureau de Donald Trump est un désastre »

La diplomatie du tweet, chère à Donald Trump, va-t-elle permettre la fin de la guerre russo-ukrainienne? Les rencontres de ces derniers jours, 0utre-Atlantique, entre le président américain et le maître du Kremlin d’une part, puis entre Trump et Volodymyr Zelensky, plus les dirigeants européens, n’ont pas encore démontré leur efficacité. Pour David Teurtrie, chercheur associé … Continued
Texte intégral (2659 mots)

La diplomatie du tweet, chère à Donald Trump, va-t-elle permettre la fin de la guerre russo-ukrainienne? Les rencontres de ces derniers jours, 0utre-Atlantique, entre le président américain et le maître du Kremlin d’une part, puis entre Trump et Volodymyr Zelensky, plus les dirigeants européens, n’ont pas encore démontré leur efficacité. Pour David Teurtrie, chercheur associé à l’INALCO, spécialiste de la Russie, la séquence diplomatique observée montre une marginalisation de l’Europe dans la résolution du conflit, désormais court-circuitée par la Russie et les États-Unis. Et au sein de cette Europe, une voix française qui a définitivement cessé d’être singulière sous l’ère Macron. Interview par Jonathan Baudoin

Quel regard portez-vous sur les récentes rencontres Outre-Atlantique au sujet de la résolution de la guerre russo-ukrainienne?

Au premier abord, ces rencontres donnent l’impression d’une nouvelle étape importante dans les tentatives de règlement diplomatique du conflit. Il s’agit avant tout du sommet américano-russe en Alaska, première rencontre entre les chefs d’État russe et américain depuis le début de la guerre, où certains éléments nouveaux en vue du règlement du conflit ont émergé.

Toutefois, la deuxième rencontre, à Washington, laisse un sentiment beaucoup plus ambivalent parce qu’on a vu ré-émerger des propositions anciennes qui sont largement irréalistes, notamment le déploiement de troupes européennes en Ukraine, et qui risquent de contribuer à un enlisement des efforts diplomatiques.

Estimez-vous que Donald Trump est plus enclin à écouter les demandes émanant de Vladimir Poutine, comme le dénoncent plusieurs analystes dans les médias?

Depuis qu’il est revenu au pouvoir, Trump a fait évoluer la position générale de l’Occident pour la rapprocher de la position russe. Il y a effectivement une certaine compréhension, de la part du président américain, des arguments avancés par les Russes ce qui peut donner parfois l’impression d’une forme d’alignement. Maintenant, il ne faut pas surestimer d’éventuelles affinités personnelles du président américain à l’égard de Poutine. D’une part, Donald Trump prend en compte les rapports de force, notamment sur le terrain. La Russie tient les territoires qu’elle a conquis, et est même en progression depuis au moins un an. C’est en partie la prise en compte de cette évolution militaire qui amène Washington à prendre des positions qui paraissent favorables à Moscou. Donald Trump fait preuve de réalisme vis-à-vis de la situation ce qui se reflète dans ses propositions de règlement.

La deuxième chose, c’est que Trump a, semble-t-il, tendance à être influencé par ses interlocuteurs. Par exemple, alors qu’à l’issue du sommet avec Poutine, on pouvait avoir l’impression d’une forme d’alignement sur les positions russes (absence de cessez-le-feu, échanges de territoires). À l’issue de la rencontre de Washington, Donald Trump a, semble-t-il, repris l’idée d’un déploiement de troupes européennes en Ukraine. Ce qui est une ligne rouge pour Moscou.

On peut y voir une forme de versatilité du leader MAGA. Il me semble qu’en réalité Donald Trump manœuvre en fonction de ses interlocuteurs parce que son objectif principal, c’est de se désengager du conflit.

Plus pragmatique qu’aligné sur les positions russes, Donald Trump ajuste sa position au gré de ses interlocuteurs, avec pour objectif de se désengager du conflit entamé en 2022

Quel regard portez-vous sur la proposition d’une rencontre entre Zelensky et Poutine en Suisse, et par celle faite par Poutine lui-même de rencontrer le leader ukrainien à Moscou?

Sur une éventuelle rencontre Poutine-Zelensky, je crois qu’il faut être extrêmement prudent. D’une part, il y a à ce sujet un retournement de situation rarement rappelé dans les médias:  il y a encore deux ans, une telle rencontre était combattue en Ukraine et en Occident. Le mot d’ordre était d’isoler au maximum Vladimir Poutine. Désormais, les Européens se disent favorables à une rencontre entre Zelensky et Poutine. Ce changement est en grande partie lié à une situation en Ukraine qui est très défavorable aux Ukrainiens et aux Occidentaux qui les soutiennent. Cependant, il semblerait que les responsables occidentaux prennent leurs désirs pour des réalités. En effet, Vladimir Poutine ne souhaite pas rencontrer Volodymyr Zelensky, sauf si c’est pour parapher à un accord imposé par la Russie. N’oublions pas que le Kremlin remet en cause régulièrement la légitimité de Zelensky dans la mesure où l’élection présidentielle ukrainienne qui devait avoir lieu en 2024 a été annulée. Je pense que dans la vision du Kremlin, une victoire russe en Ukraine comprendrait également le départ de Zelensky. 

Pourtant, officiellement Vladimir Poutine n’a pas exclu l’idée d’une rencontre avec son homologue ukrainien. Il s’agit à la fois pour le maître du Kremlin de garder toutes les options ouvertes et d’appliquer une stratégie d’évitement vis-à-vis des demandes américaines afin de ne pas susciter chez Trump un raidissement inutile. Mais les dernières déclarations de Lavrov et des diplomates russes, qui disent « on est encore très loin du compte pour envisager une rencontre entre les deux hommes », soulignent, selon moi, que cette rencontre n’est pas près d’arriver.

Enfin, il y a la question du pays d’accueil d’une telle rencontre. Les lieux proposés en Europe ne seront pas acceptés par les Russes. La diplomatie russe affirme que la Suisse, qui applique toutes les sanctions décidées par l’Union européenne, ne fait plus figure de pays neutre propice pour organiser des rencontres de ce type. Le fait que les négociations aient lieu en dehors de l’Europe (Istanbul, Alaska, Washington) est une illustration parmi d’autres du déclassement européen. 

Peut-on dire, suite à ces différents sommets, que Moscou a l’initiative diplomatique, en plus de la dynamique militaire? Si tel est le cas, dans quelle mesure cela pourrait influencer un accord ou une absence d’accord avec l’Ukraine?

Moscou a des atouts importants mais n’a pas réellement l’initiative diplomatique. Le Kremlin se contente plutôt de manœuvrer face aux initiatives américaines. C’est un peu à l’image de la situation militaire. La Russie est plutôt en position de force sur le terrain militaire mais elle n’a pas obtenu de résultat éclatant qui, pour le moment, puisse permettre à la Russie de dicter ses positions. Certes, Vladimir Poutine a obtenu des États-Unis d’importantes concessions. D’une manière ou d’une autre, il n’y aura pas d’Ukraine dans l’OTAN [Organisation du traité de l’Atlantique nord, NDLR]. C’est déjà acté. Reste encore à le fixer sur le papier. Y aura-t-il un accord ferme entre l’OTAN et la Russie? Est-ce que cela va être définitif ou bien un report à long terme? Il reste une ambiguïté sur la façon dont ce sera formulé.  Par ailleurs, la Russie va garder les territoires conquis dans les régions qu’elle revendique. Ce sont les deux grandes concessions faites par Washington auprès de Moscou. Mais je dirais que ces concessions  sont sans surprise car elles découlent de la situation militaire à partir du moment où la contre-offensive ukrainienne a échoué. Sous l’administration Biden, il y avait déjà des débats similaires aux États-Unis à la fois sur les territoires et sur l’OTAN.  On se rappelle qu’au sommet de l’OTAN de l’été 2024, l’administration Biden avait refusé de s’engager définitivement sur l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. En fait, Trump accepte ce qu’a priori une nouvelle administration démocrate aurait sans doute accepté pour sortir du conflit. C’est-à-dire la réalité des rapports de force.

Mais le plus dur reste à faire : quid du statut des territoires conquis ? Quelle sera la formule utilisée : une formule ambiguë du type  « Nous reconnaissons que, de facto, ces territoires sont contrôlés par la Russie« , ou bien plus définitive: « Nous reconnaissons que c’est une partie intégrante du territoire russe« . Par ailleurs, on ne sait pas ce qu’il va advenir de l’armée ukrainienne. La Russie demande une réduction des forces armées ukrainiennes. On ne sait pas trop quelles ont été les éventuelles discussions entre Russes et Américains sur ce sujet très important. C’est un des éléments clé du conflit.

De fait, on a quelques éléments de base de règlement du conflit, qui reflètent le rapport de forces actuel. Mais pour le moment, il n’y a pas d’accord qui refléterait une forme de victoire russe.

La situation militaire en Ukraine au 18 août 2025

En dépit de l’activité diplomatique affichée à Washington, est-ce que les pays européens, notamment la France, sont clairement marginalisés dans les relations internationales concernant la guerre russo-ukrainienne?

Il y a évidemment une forme de marginalisation. Pour participer au règlement d’un conflit, il faut discuter avec les deux parties. C’est le b.a-ba de la diplomatie. Or, les Européens refusant de parler aux Russes, ils sont logiquement exclus de la table des négociations. D’une manière générale, ce refus européen de la diplomatie, à savoir discuter avec les pays avec lesquels on est en désaccord, est inquiétant, bien au-delà du conflit ukrainien.

Non seulement les Européens se mettent dans la main de Washington, mais ils se placent dans la dépendance d’un Donald Trump qui a une forte condescendance pour ces mêmes Européens. Et l’image des dirigeants européens alignés devant le bureau de Donald Trump, qui se veut le maître de l’Occident, est un désastre. C’est une humiliation de l’Europe sur la scène internationale. C’est d’autant plus frappant qu’à l’arrivée de Donald Trump, les Européens avaient affirmé qu’ils allaient prendre leur destin en main. Et c’est exactement l’inverse qu’on observe.

Quelle est votre réaction par rapport aux propos de Macron, qualifiant Poutine de « prédateur, d’un ogre à nos portes », et la Russie de « puissance de déstabilisation »?

C’est de la rhétorique. Le terme d’ogre renvoie à un vocabulaire utilisé dans les contes pour enfants. On peut avoir l’impression que le président français nous raconte une histoire, le soir, pour faire un peu peur. Raconter une histoire édifiante pour les enfants, cela peut avoir une vertu pédagogique. Par contre, raconter une histoire à des adultes, qui sont ses électeurs, qui sont des citoyens, c’est beaucoup plus inquiétant de la part d’un chef d’État.

Ensuite, qu’Emmanuel Macron estime que la Russie est devenue une menace, de par son comportement en Ukraine, cela peut s’entendre. Seulement, on est un peu étonné que ces formules soient utilisées au moment où il y a des efforts diplomatiques pour tenter de trouver une sortie à cette crise. Quand on fait ce genre de déclaration, a priori, cela a plutôt tendance à raidir l’autre partie, relancer une forme de confrontation.

Cela laisse songeur sur les objectifs réels d’Emmanuel Macron. Veut-il vraiment jouer la carte de la diplomatie? Ou bien tente-t-il de relancer une politique de défiance, de confrontation ? En réalité, le président Macron est plus dans de la rhétorique que dans l’action pratique parce que, comme le reste de l’Europe, il s’est exclu du cœur des négociations, qui ne peuvent avoir lieu qu’avec les Russes.

Cela relève à la fois d’une forme de refus de la diplomatie et d’une forme de théâtralité qui est liée à un président français qui représente une France largement affaiblie et qui l’est encore plus parce qu’elle ne joue plus son rôle d’équilibre qu’elle a longtemps joué. Une puissance qui parlait à toutes les parties, qui tentait de se positionner de manière autonome. Avec Emmanuel Macron, la France s’est ralliée à Washington, au point de quémander une forme de strapontin, auprès des États-Unis, dans ces négociations. Et c’est extrêmement problématique pour la voix de la France.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

David Teurtrie est maître de conférences à l’Institut catholique d’Etudes supérieures (ICES), membre de l’Institut des études slaves et chercheur associé à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO). Il est l’auteur de Russie : le retour de la puissance (Dunod, réédition 2024)

22.08.2025 à 14:09

Mathieu Rigouste : « Une société de classes n’est possible que grâce aux moyens de la contre-insurrection »

« La violence de la bourgeoisie française aussi a une histoire » disait Olivier Besancenot en parlant des révolutions de 1848. Depuis la Révolution Française, de nombreux mouvements ont fait trembler le pouvoir et les classes dominantes. Mais la Commune de Paris de 1871 sera réprimée dans un bain de sang, les Gilets Jaunes de 2019 seront … Continued
Texte intégral (4522 mots)

« La violence de la bourgeoisie française aussi a une histoire » disait Olivier Besancenot en parlant des révolutions de 1848. Depuis la Révolution Française, de nombreux mouvements ont fait trembler le pouvoir et les classes dominantes. Mais la Commune de Paris de 1871 sera réprimée dans un bain de sang, les Gilets Jaunes de 2019 seront éborgnés, mutilés, criminalisés par le pouvoir. La bourgeoisie n’accepte pas l’insurrection. Pire, elle s’est formée à la mater. Des guerres coloniales jusqu’aux mouvements ouvriers, les dominants ont toujours su s’adapter pour faire la guerre aux peuples et à leurs idées révolutionnaires, leurs mouvements en quête de justice sociale. D’Alger à Paris, des États-Unis à l’Egypte, la contre-révolution, la surveillance, les violences d’État ont mené au massacre de populations. Mathieu Rigouste a publié avant l’été La guerre globale contre les peuples (La Fabrique), un livre dense, riche et nourri par près de 20 ans de travaux sur ces questions. Pour QG, il présente une synthèse de ses recherches et revient sur 200 ans d’histoire de répression, du contrôle et du développement de l’appareil militaro-industriel, qui a gagné presque tous les États.

QG : En quoi la modernité capitaliste marque-t-elle une rupture dans la manière dont la guerre est organisée et utilisée ?

La question du livre est d’essayer de proposer une cartographie générale, dans la longue durée globale et connectée, des systèmes de domination et des formes par lesquelles ils se manifestent : la guerre, le contrôle, la surveillance, la répression, l’oppression. Je définis la guerre comme une mécanique de violence extrême, organisée, rationalisée, qui, de toute évidence, existe bien avant la modernité capitaliste. Il y a des guerres qui répondent à différentes structures économiques, politiques, sociales, selon les époques. En revanche, le livre commence avec ce que je considère comme une rupture fondamentale : l’avènement d’une configuration à la fois capitaliste, raciale et patriarcale, qui prend forme dans l’Europe occidentale à la fin de la féodalité, au début de l’esclavage transatlantique, et s’étend à travers la colonisation. La guerre est alors mise au service de cette nouvelle configuration de pouvoir et d’accumulation. Elle sert à répondre à des enjeux économiques — en particulier l’accumulation de profits — mais aussi  à imposer cette configuration de domination à travers le monde. Il s’agit de soumettre les résistances populaires dans les périphéries coloniales et à l’intérieur même des grandes puissances occidentales. La guerre contre les peuples devient ainsi une machine de propulsion, puis d’expansion, de régénération et enfin une forme de gouvernement de l’ordre international. 

QG : Les classes bourgeoises ont toujours eu peur de leur propre peuple. Peut-on parler d’un continuum entre la guerre coloniale impérialiste et la guerre de classe intérieure ?

Oui, mais ces peurs sont assez rationnelles puisque des franges des classes dominées luttent effectivement partout et tout le temps pour renverser ces rapports de domination. Une société de classes ne peut se mettre en place que si elle se donne les moyens de la contre-insurrection : surveiller, réprimer, écraser les résistances populaires. Depuis l’origine de la modernité capitaliste, l’ordre international se reproduit à travers une réverbération permanente entre des formes de guerre coloniale impérialiste et des formes de guerre intérieure contre les classes populaires. Ce n’est donc pas simplement une peur ou une inquiétude des classes dominantes : c’est une nécessité absolue pour elles si elles veulent maintenir leur domination. Cela repose sur un « boomerang colonial », c’est-à-dire des transferts entre périphéries coloniales et centres métropolitains de savoir-faire, d’armes, de technologies, mais aussi de réseaux humains comme des unités militaires et policières ou des cadres de l’administration… La situation coloniale est elle-même construite par l’arrimage du capitalisme à d’anciens régimes féodaux, par des armes conçues en métropole, mais véritablement développées, normalisées, industrialisées dans les colonies. La poudre à fusil, par exemple, servira immédiatement à armer les milices bourgeoises contre la classe ouvrière en Europe, alors qu’elle est industrialisée dans les colonies. L’usage de la torture et du viol comme arme de guerre, se reproduisent depuis le XVe siècle en résonnant entre guerres coloniales et répression policière. On le voit également dans les doctrines de contre-insurrection : des généraux tiennent les mêmes discours à travers les siècles consistant à mater les colonisés et les insurrections ouvrières sur le mode de la guerre. Au XIXe siècle, l’État français lance régulièrement contre la classe ouvrière des généraux ayant fait leurs preuves dans le massacre des Algériens. Ces allers-retours continuent de structurer le maintien de l’ordre international jusqu’à aujourd’hui. Et le capitalisme, qui innove en permanence dans le domaine technologique pour produire de nouvelles marchandises, joue un rôle fondamental dans le développement d’un business mondial de la guerre contre les peuples. 

QG : Le gaz toxique, les barbelés et les bombardements n’ont-ils pas signé une nouvelle ère dans la guerre contre le peuple et la production capitaliste de ces outils meurtriers ? 

Le passage au capitalisme industriel constitue un tournant majeur en développant à grande vitesse et grande échelle de nouvelles armes et technologies et s’en engageant dans une nouvelle séquence de colonisations. Le barbelé est d’abord utilisé dans la conquête de l’Amérique du Nord, pour imposer la propriété privée à travers la spoliation des terres des peuples premiers. Très rapidement, il se retrouve à entourer les premiers camps de concentration, par exemple à Cuba. On le retrouve ensuite dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, puis dans les camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale. Le premier bombardement aérien a lieu en 1911 : un pilote italien, dans le cadre de la guerre contre l’Empire ottoman, largue d’abord une grenade, puis une bombe, en Libye. Ce sont donc des civils, en situation coloniale, qui sont les premières cibles de cette nouvelle technologie militaire. Deux ans plus tard, des industriels britanniques et français présentent des bombes lourdes et des avions capables de les transporter au Salon de l’aéronautique — l’ancêtre du Salon du Bourget. Ces armes deviennent immédiatement des marchandises et le marché de la guerre s’articule avec celui de la surveillance, de la répression, de l’enfermement et des frontières.  

QG : Pourquoi des figures responsables de massacres dans les colonies – telles que Winston Churchill ou Pierre Messmer – ont-elles pu être promues dans les hautes sphères politiques et administratives des puissances occidentales ?

Si cela paraît hallucinant, c’est parce que nous avons été biberonnés au mythe républicain. Toute la légitimation de la modernité capitaliste repose sur une inversion totale de la réalité : on a prétendu faire régner la raison, les droits humains, l’égalité dans le monde entier, alors que c’est exactement l’inverse qui a été produit. L’accès aux droits, à la liberté et à la dignité a été réservée à une petite minorité, aux populations les plus favorisées, en Occident. Et dans le même temps, ceux qui maîtrisent les techniques d’écrasement de toute forme de révolte — les militaires et les policiers — sont récompensés pour leur savoir-faire brutal, leur opportunisme et leur capacité à maintenir l’ordre par la force. On les protège et ils montent en grade et acquièrent de plus en plus de pouvoir à mesure qu’ils se montrent capables de maintenir l’ordre par la violence. Ils commencent tous leur carrière dans les périphéries  : pour les policiers, ce sont les quartiers populaires ; pour les militaires, ce sont les colonies. Ils démontrent leur capacité à réprimer, à maltraiter, à manipuler par la propagande, à maintenir l’impunité pour toutes les formes de brutalisations. Et c’est justement cette solidité face à la brutalité, cette capacité à incarner la violence de l’ordre, qui détermine leur promotion. Ce n’est pas une dérive, une bavure, un accident de l’histoire. C’est le cœur même du fonctionnement de ces institutions. Leur rôle est de maintenir l’ordre social par la violence — et ceux qui savent le faire, et qui acceptent de le faire, sont récompensés.

QG : “L’anti-bolchevisme fonde l’unité du fascisme”. Comment la “menace communiste” a-t-elle été mobilisée par l’idéologie occidentale au XXe siècle ? 

Il faut penser cela à deux niveaux. Il y a d’abord un anticommunisme structuré autour d’un imaginaire anti-bolchevique, une représentation de l’URSS comme une menace absolue, sur le point d’envahir l’Europe et l’Occident pour faire tomber la « civilisation occidentale ». C’est à la fois une stratégie idéologique, économique et politique, portée par l’internationale fasciste et l’impérialisme occidental. Mais il est clair que l’URSS n’était pas une puissance communiste au sens réel du terme — c’était un impérialisme rival. Ce qui fait réellement peur, c’est le communisme dans son sens profond : la mise en commun des moyens de production, la socialisation des richesses, le partage des terres, la révolution sociale. Ce sont ces principes-là que les classes dominantes, les impérialistes occidentaux, redoutent profondément. Ce qu’ils craignent, ce n’est pas l’URSS en tant qu’État, mais l’idée même d’un renversement en faveur d’une société égalitaire. Et cette peur ne commence pas avec la guerre froide : elle traverse toute l’histoire de la modernité capitaliste. On la voit déjà dans la haine de la Commune, dans la répression de la Révolution française, dans la violence face à la Révolution haïtienne. C’est une haine de classe, une haine de la libération des opprimés — avec pour objectif de rendre impossible toute formation d’une société égalitaire et juste.

« Affiche anticommuniste du Centre de propagande des Républicains nationaux dépeignant les Soviets manipulant depuis Moscou les dirigeants de la coalition de partis du Front populaire français : Édouard Herriot (parti radical), Léon Blum (SFIO) et Marcel Cachin (PCF) » – Bibliothèque nationale de France

QG : « L’État carcéral », dites-vous, est apparu dans les grandes puissances occidentales après avoir été systémique dans les pays colonisés. Pourquoi un continuum de la violence carcérale s’est-il installé?

L’État carcéral est un concept formé aux États-Unis au sein des luttes radicales, en particulier anticarcérales et afroféministes. Il s’est nourri des travaux d’Angela Davis, et a été développé par des autrices comme Jackie Wang ou Ruth Wilson Gilmore. L’idée centrale est que l’État contemporain se concentre sur des dynamiques d’incarcérations de masse appuyées sur des intérêts privés à travers un véritable marché de l’incarcération, et que ces dynamiques sont fondamentalement raciales. On assiste en fait à un retour du boomerang impérial : les logiques d’incarcération raciale de masse, qui étaient la norme dans les contextes coloniaux, se répercutent désormais dans les centres impérialistes. Ce phénomène s’accélère depuis la restructuration néolibérale amorcée après 1968, et plus encore depuis les années 2000. Michel Foucault, en son temps, avait mis en lumière la prison comme dispositif panoptique, outil de biopolitique, de surveillance et de contrôle social diffus. Mais cette vision ne montre que le sommet de l’iceberg. Le dessous, c’est la prison coloniale : l’incarcération raciale de masse, la punition collective, la destruction des corps à une échelle industrielle, presque automatique. Cette normalité de la prison coloniale s’étend désormais dans les métropoles impérialistes, à travers la sécurisation néolibérale, en commençant par les quartiers populaires, et en se prolongeant dans l’ensemble du régime carcéral et des dispositifs frontaliers fondés sur des logiques raciales.

QG : Depuis quand et en quoi Israël est-il devenu un modèle pour l’Occident et un exportateur mondial de technologies et de savoir-faire sécuritaires ?

Il l’a toujours été. Ce processus commence même avant la fondation officielle d’Israël. Les milices sionistes, qui formèrent plus tard la colonne vertébrale de Tsahal (l’armée israélienne, NDLR), sont dès l’origine formées en articulant des savoir-faire, des réseaux humains et des technologies issus des colonisations occidentales. Sous le mandat britannique en Palestine occupée, on voit déjà se mettre en place une logique d’occupation, qui fait de la Palestine un véritable laboratoire — une vitrine aussi — des techniques de contre-insurrection. Israël devient alors l’un des modèles exemplaires de l’impérialisme occidental, un concentré de savoir-faire sécuritaire qui sera, en retour, exporté à l’échelle mondiale. Cela produit un État contre-insurrectionnel dont les cadres viennent principalement de l’armée, où la population collabore à la guerre coloniale à travers un service militaire obligatoire de trois ans. Israël est un État en guerre permanente contre le peuple palestinien. Entre 1947-1948 et 1967, c’est notamment la France qui arme Israël, lui fournit l’arme nucléaire. Mais dans cette exportation d’armes, il y a aussi un transfert de compétences industrielles, de technologies militaires. Le capitalisme israélien, dès sa naissance, repose en grande partie sur un complexe militaro-industriel cherchant à  exporter massivement ses marchandises. Ce qu’Israël teste et développe contre les Palestiniens — outils de surveillance, bulldozers pour raser des villes, dispositifs d’intelligence artificielle utilisés aujourd’hui pour automatiser les massacres de civils —, il le vend ensuite dans le reste du monde. Cette logique de laboratoire, de vitrine technologique et de rouage central dans l’architecture sécuritaire est au cœur même de l’histoire d’Israël, pensé comme un poste avancé de l’impérialisme occidental dans la région.

L’armée israélienne enrôle en son sein tous les jeunes de 18 ans pour un service militaire de 2 ans et 8 mois pour les hommes et 2 ans pour les femmes. Un symbole de la militarisation d’Israël et de sa préoccupation guerrière, notamment vis-à-vis du peuple palestinien

QG : Vous montrez que la guerre n’est plus uniquement le fait des États. Comment expliquez-vous la montée en puissance des sociétés militaires privées comme Blackwater ?

Le mercenariat privé n’est pas une nouveauté, il accompagne en réalité toute l’histoire de la modernité capitaliste. Les conquêtes coloniales occidentales en Amérique ou en Afrique se sont souvent appuyées sur des troupes mercenaires. Mais cette dynamique prend effectivement une dimension encore plus industrielle et massive avec les guerres d’Irak et d’Afghanistan au début du XXIe siècle. Ces sociétés privées acquièrent désormais assez de puissance économique et militaire pour remplacer des armées étatiques et menacer de renverser des États. La collaboration de l’État et du capital constitue en fait la norme dans le domaine militaro-sécuritaire depuis toujours mais il y a une rupture d’échelle évidente avec des acteurs comme Blackwater. En général, ces entreprises sont dirigées par d’anciens militaires, souvent issus des armées régulières, et travaillent toujours en lien étroit avec les services de renseignement et les forces spéciales. Par exemple, la CIA a toujours joué un rôle de pilotage dans des structures comme Blackwater. Plus l’usage de la contre-insurrection et la militarisation se développent, plus ces armées privées gagnent en pouvoir, ce qui pousse les États à créer des structures et des mécanismes pour tenter de contrôler ces forces de plus en plus autonomes et puissantes. C’est aussi là que s’inscrit un processus de fascisation: en ouvrant cette porte, l’État risque de laisser émerger des dynamiques qui peuvent finalement le renverser lui-même. On l’a vu récemment avec Wagner et Poutine.

QG : Ces milices privées sont-elles soumises au droit international?

Pour exister et fonctionner, les firmes privées s’appuient sur des collaborations étroites avec des cabinets juridiques et des États afin de faire évoluer le droit international à leur avantage. Il évolue en fonction des intérêts, des enjeux et des rapports de force entre puissances impérialistes, toujours dans le but de garantir leur impunité et de leur permettre d’opérer librement et de leur assurer une immunité de fait. Le droit international est fondamentalement un droit bourgeois, au service des puissances dominantes. On le voit bien aujourd’hui : même lorsqu’il est capable de qualifier de génocidaire la guerre en Palestine, il est incapable de l’empêcher, car il est sous le contrôle des mêmes puissances qui alimentent ce conflit. Le droit international est un véritable champ de bataille, lui-même organisé par et pour les classes dominantes où nos résistances doivent réussir à se défendre.

QG : Comment l’extrême droite se nourrit-elle de ces politiques militaro-industrielles et de ces dominations post-coloniales de l’Occident?

L’extrême droite constitue un répertoire d’idées, de pratiques et de réseaux humains à la disposition des classes dominantes. Elle dispose d’une autonomie relative et de ses stratégies propres, tout en collaborant constamment avec l’État et le capital. La bourgeoisie lui permet d’exister et de produire des idées, des pratiques et des réseaux humains qu’elle récupère régulièrement pour se régénérer. La plupart des lois racistes et sécuritaires adoptées au cours des trente dernières années ont été impulsées par des propositions issues de l’extrême droite, mises en œuvre tour à tour par la droite et la gauche. Parfois, en période de crise majeure, les classes dominantes font le choix de donner directement le pouvoir à l’extrêmedroite, comme dans les années 1930, préférant le fascisme au Front Populaire. L’extrême droite se positionne dans l’histoire en mettant son opportunisme au service de la bourgeoisie. Beaucoup de ministres des quinze dernières années, issus de la Nouvelle Droite des années 70, notamment d’Occident ou d’Ordre Nouveau, incarnent cette trajectoire. Les ministères de l’Intérieur et de la Défense servent régulièrement de tremplin à cette normalisation politique de l’extrême droite.

Le confinement en 2020 a laissé entrevoir des dérives sécuritaires avec des restrictions de circulation, des contrôles policiers abusifs, des gardes à vue, amendes et même fouilles de bagages. Le gouvernement français a normalisé des dispositifs de surveillance et de contrôle qui dépassaient le cadre sanitaire

QG : Comment expliquer que la logique contre-insurrectionnelle se soit progressivement imposée comme un mode global de gouvernement, y compris dans la gestion de la crise sanitaire de 2020 ?

Il est difficile de saisir pleinement ce qui s’est passé durant la crise sanitaire, car d’une part, il y a eu une grande diversité de modes de gestion à travers le monde. Mais des mécanismes se sont largement répétés. On peut notamment remarquer l’utilisation de la contre-insurrection. Depuis 1968, le « logiciel » contre-insurrectionnel a été étendu depuis les domaines militaires et policiers jusque dans les institutions des États contemporains et notamment dans le domaine sanitaire. Les grandes entreprises s’en sont aussi emparées pour fonder les doctrines de « guerre économique ». Lorsque surgit une crise sanitaire mondiale comme celle du Covid-19, les institutions sanitaires mondiales, à l’instar de l’OMS, ainsi que les États, ont puisé automatiquement dans ces mêmes répertoires : fichage massif, arrestations, couvre-feux, états d’urgence, militarisation des territoires, chaînes punitives. Chaque situation et chaque État ont néanmoins adapté cette grille de lecture à leur propre expérience. Sur cette base, je propose de comprendre ce qui s’est passé en analysant la transformation de la contre-insurrection en un véritable logiciel global de gouvernement.

QG : Quel regard portez-vous sur un système mondial qui semble à bout de souffle ?

On est pris dans une course effrénée au profit et à la domination dans laquelle le système capitaliste est en train d’épuiser toutes les ressources de la planète mais aussi la capacité à y vivre. Alors bien sûr, il invente des choses pour permettre aux classes dominantes de survivre et des dynamiques dans lesquelles ce sont les classes populaires du monde qui vont mourir en premier. Mais on est aussi dans une crise existentielle de ce capitalisme globalisé : il n’a jamais été aussi engagé dans une dynamique de guerre contre les peuples qui lui donne une certaine puissance et en même temps n’a jamais été aussi fragile parce que les peuples du monde sont confrontés à une nécessité absolue de s’organiser, de résister, de contre-attaquer, non plus seulement pour se libérer mais même pour survivre. La Palestine fait face à l’un des États les plus militarisés, les plus financés, les mieux armés au monde et le peuple palestinien réussi quand même à tenir, à résister. Même dans un contexte de guerre génocidaire, où il est soumis à un carnage absolu, la résistance tient malgré tout en s’appuyant sur un tissu de solidarités mondiales plus dense que jamais. La Palestine est devenue le nom d’une détermination des opprimés à lutter pour exister. Dans cette catastrophe globale, une conscience planétaire se tisse et devient plus vive que jamais à l’heure où toute libération collective est devenue indissociable des luttes pour la survie. Ce n’est pas quelque chose qui va arriver, on est en plein dedans. Il n’y a plus d’alternative entre un processus révolutionnaire mondial ou la catastrophe généralisée.

Interview par Thibaut Combe

Mathieu Rigouste, docteur en sciences sociales, est un auteur reconnu pour ses travaux sur les violences policières, le racisme d’État, la contre-insurrection. Il a notamment publié L’ennemi intérieur (La Découverte, 2009) ou La domination policière (La Fabrique 2012). Également réalisateur de Nous sommes des champs de bataille (2023) et Un seul héros, le peuple (2025), film sur la résistance algérienne de 1960

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