D’ici 2050, l’Union européenne vise la neutralité carbone. D’ici 2050, l’Union européenne vise également l’ouverture à la concurrence dans le domaine du ferroviaire. Depuis des décennies, elle exerce une pression croissante sur l’État français pour qu’il mette à bas le monopole de la SNCF. Dans La révolution ratée du transport ferroviaire au XXIe siècle (Le bord de l’eau, 2024), Chloé Petat, co-rédactrice en chef du média Le temps des ruptures, analyse ce processus et met en évidence son incompatibilité avec la transition écologique. Extrait.

Le fret, levier incontournable de la transition écologique

L’Union européenne et la France se sont fixés d’importants objectifs de réduction des gaz à effet de serre : pour la France, atteindre la neutralité carbone en 2050 avec une réduction de 37,5% de ses émissions d’ici 2030. L’Union européenne, quant à elle, avec le plan « Ajustement à l’objectif 55 » souhaite réduire de 55% ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 1990. Elle va même plus loin dans le Green Deal avec un objectif de fin des émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici 2050. L’Union européenne souhaite devenir le « premier continent neutre pour le climat ».  

Pour ce faire, l’Union se fixe plusieurs objectifs de réduction dans un certain nombre de secteurs. Les transports, qui représentent aujourd’hui 30% des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial, sont forcément dans son viseur : « la décarbonation du secteur des transports est essentielle pour atteindre les objectifs climatiques de l’Union européenne ». Parmi les différents transports, toujours au niveau national, 72% des émissions sont attribuables au transport routier, alors que le transport ferroviaire n’est responsable que de 1% des émissions totales.

En effet, en comparaison, un TGV émet cinquante fois moins de CO² par kilomètre que la voiture, vingt-cinq fois moins qu’en covoiturage et huit fois moins qu’en bus. Un train de fret émet dix fois moins de CO² par kilomètre que le nombre de poids lourds nécessaire pour transporter le même total de marchandises. Toutefois, les trains roulant majoritairement à l’électricité, les émissions dépendent fortement du mix énergétique du pays et de sa décarbonation.

La Commission européenne a ouvert en janvier 2023 une procédure d’examen à l’encontre de Fret SNCF. L’entreprise est accusée d’avoir bénéficié d’aides financières de l’Etat, en violation de l’article 107 du TFUE

Du fait de son faible impact écologique, l’Union s’est fixé comme objectif d’augmenter, voire de doubler la part modale actuelle du transport ferroviaire. Cet objectif est nécessaire pour permettre les mobilités tout en réduisant leur impact écologique. Pour autant, l’Union et la France ne se donnent pas réellement les moyens de réduire les émissions dans le secteur des transports. 

Au-delà de ses impacts climatiques, le transport routier est source de nombreuses externalités négatives dont la collectivité paie le coût : bruits, pollution, accidents routiers, embouteillages etc. Selon l’Alliance 4F, groupement qui réunit les acteurs du fret ferroviaire, sur la période 2021-2040, ces externalités coûteront entre 16 et 30 milliards d’euros. En Europe, ce coût est estimé à 987 milliards par an, dont 19% est imputable au transport de marchandises. Il faut aussi mentionner la destruction des surfaces agricoles, pour pouvoir y réaliser des infrastructures routières : le réseau ferroviaire occupe 2% des surfaces de transport, quand la route en occupe 70% au niveau européen. 

Autre élément majeur à prendre en compte : la consommation d’énergie. Nous vivons dans une société où le coût de l’énergie ne cesse d’augmenter, comme en témoignent les augmentations successives auxquelles nous faisons face depuis plusieurs années. Nous devons également, dans une perspective écologique, réduire notre dépendance aux énergies fossiles. 

Le secteur des transports est très énergivore, surtout le transport routier : pour un kilogramme équivalent pétrole, un camion peut transporter une tonne de marchandises sur 50 kilomètres, alors que le ferroviaire peut en transporter 130. En effet, le train dispose d’une capacité de transport plus importante, et le réseau français est majoritairement électrifié. Un nouvel avantage du ferroviaire, vers lequel nous devons tendre : l’électrification des secteurs, grâce à un mix énergétique décarboné, permettrait une réduction importante de l’impact carbone, et de la dépendance aux énergies fossiles. Pour autant, il faudra paradoxalement produire davantage d’énergie : il faut donc pouvoir adopter le bon mix énergétique en réduisant la part des énergies fossiles, tout en capitalisant, augmentant à la fois la part de l’énergie nucléaire et des énergies renouvelables, en adéquation avec les besoins réels. 

Aux origines du démantèlement

Un autre scénario serait de réduire nos déplacements, réduisant ainsi les émissions de gaz à effet de serre liées aux transports. Cette option est utopique. Même si les déplacements des pays occidentaux se réduisaient, nous ne pourrions empêcher la mobilité croissante des autres pays du monde, notamment ceux en développement. Cela semble d’autant plus utopique au regard des prévisions démographiques : le Conseil général des Ponts et Chaussées indique qu’un Français parcourait 14 000 kilomètres par an en 2000, et 20 000 en 2050. Comment conjuguer l’augmentation de la demande de transports et nos objectifs de réduction de gaz à effet de serre ? Dans le secteur des transports, le ferroviaire est le meilleur candidat.

Depuis les années 1950, alors qu’elle était majoritaire, la part modale du fret ferroviaire dans le total des échanges de marchandises n’a fait que baisser en France et en Europe. L’ouverture à la concurrence, effective totalement depuis 2005/2006, n’a fait qu’accentuer ce déclin, contrairement aux tendres rêveries de nos dirigeants français et européens. 

Aujourd’hui, le bilan est sans appel : c’est un fiasco et la part modale du transport de marchandises par train est de 9% contre 89% pour la route. 

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Pire, Fret SNCF est aujourd’hui accusé par la Commission européenne d’avoir bénéficié de subventions allant à l’encontre du principe de la concurrence libre et non faussée. Afin de la satisfaire, Clément Beaune a annoncé en mai 2023 la prochaine réforme de Fret SNCF1, qui va lui porter un coup de grâce et causer la banqueroute de notre entreprise nationale, synonyme également de plus de camions sur la route. 

L’Union souhaite que la part modale du fret atteigne 30% d’ici la fin de la décennie en cours : c’est effectivement ce qu’il faut viser, mais la stratégie de l’Union européenne pour y arriver est inadaptée. Il faut se rendre à l’évidence : aucune des réformes de ces vingt dernières années n’est allée dans ce sens. A commencer par l’ouverture à la concurrence du fret, bien que présentée comme une solution miracle par l’Union européenne. 

Le fret se rapproche du ravin

La Commission européenne a ouvert en janvier 2023 une procédure d’examen à l’encontre de Fret SNCF. L’entreprise est accusée d’avoir bénéficié d’aides financières de l’Etat français allant à l’encontre du principe de la libre-concurrence en ne respectant pas l’article 107 du TFUE : on parle de l’annulation de la dette de l’entreprises en 2019, d’un montant d’environ 5 milliards d’euros, ou encore de sommes versées en 2019 pour permettre la recapitalisation de l’entreprise. D’autres entreprises ferroviaires, comme la DB Cargo, filiale de la DB, sont aussi dans le viseur de la Commission. Le verdict n’a, en date de mai 2024, pas encore été rendu2

Comment l’Union européenne peut-elle se donner de tels objectifs de réduction de gaz à effet de serre dans le domaine des transports, tout en lançant des enquêtes, dont les sanctions aboutissent au démantèlement du fret et à un report modal énorme vers le routier ? 

Pour faire passer la pilule à la Commission, le gouvernement en la personne de l’ancien ministre délégué des Transports, Clément Beaune, a annoncé un grand plan de refonte de Fret SNCF. Un plan qui est censé, encore une fois, rendre ses titres de noblesse à l’entreprise. Quand on analyse son contenu, on se rend compte qu’il va plutôt contribuer à pousser Fret SNCF dans le ravin, qui n’en est d’ailleurs pas très loin. Ce plan n’est rien d’autre qu’un coup de massue. 

L’idée principale est de diviser Fret SNCF en deux entités, une en charge de la gestion du trafic, l’autre de la maintenance des matériels, rassemblées dans un groupe holding (Rail Logistics Europe) mais toujours rattachées à la maison-mère SNCF. Le capital de l’entreprise serait également ouvert à des acteurs privés, bien que la proportion n’ait pas été communiquée. Pour la gestion du trafic, encore faut-il que cette société puisse se coordonner avec SNCF Réseau, responsable de l’allocation des sillons. Le plan reste flou sur la répartition exacte des missions. 

Enfin, autre élément majeur du plan : il propose de déposséder Fret SNCF de ses activités les plus importantes et rentables financièrement. Au total, 23 des lignes les plus rentables que l’entreprise exploite aujourd’hui seraient ouvertes obligatoirement à la concurrence. La nouvelle entreprise « new fret » ne pourrait pas candidater aux appels d’offres pour ces lignes pendant 10 ans. Ces flux représentent plus de 100 millions d’euros et permettent à Fret SNCF de garder aujourd’hui la tête hors de l’eau. Les employés seraient les premiers à en subir les conséquences, du fait des réduction d’emplois et des réallocations des travailleurs vers les sociétés privées. 

Comment Fret SNCF peut-il survivre à une telle réforme ? C’est tout à fait impensable, l’entreprise n’étant déjà pas viable financièrement. 

Le rapport de la commission d’enquête du Sénat publié en 2023, précédemment cité, dénonce fortement ce plan, qui n’empêchera d’ailleurs pas la Commission de prendre des mesures pénalisantes, lorsqu’elle aura rendu les conclusions de son enquête. Le souhait du gouvernement de développer la part modale du transport ferroviaire d’ici 2030 semble encore davantage un horizon inatteignable. […]

D’autres solutions s’offrent à nous. Face au libéralisme à toute épreuve, nous devons faire preuve de pragmatisme et penser de nouvelles réformes ambitieuses, au risque de voir le secteur ferroviaire s’effondrer. Pour répondre aux grands enjeux de notre temps : la transition écologique, le désenclavement des territoires, la réduction du coût des transports pour les foyers, ou encore le respect du droit aux vacances et à l’accès aux mobilités. La France et l’Union européenne doivent changer de cap. Des solutions existent : coûteuses oui, mais ce sont des investissements à amortir sur le long terme et qui seront suivis d’effets considérables pour la collectivité en matière écologique. Ce livre propose de nombreuses solutions, qui sont à notre portée : il ne reste plus qu’à.

Notes :

1 Cette réforme va finalement entrer en vigueur en janvier 2025.

2 Cette réforme va entrer en vigueur en janvier 2025 et va séparer FRET SNCF en 2 entités, et ouvrir à la concurrence 23 de ses flux les plus rentables.