Fleur Bertrand-Montembault
Depuis 2023, la MCD se rend chaque année à la Conférence internationale de la décroissance (International Degrowth Conference), organisée tous les étés dans une ville différente en Europe. En 2023, je m’étais rendue une semaine à Zagreb (en lire un retour ici), en 2024, j’avais fait un passage éclair à Pontevedra pour assister, comme tous les ans, à la rencontre de l’International Degrowth Network qui précède la Conférence, et en 2025, j’ai passé une semaine à Oslo pour participer conjointement aux deux événements, dont la programmation complète peut être retrouvée ici.
Si je n’avais qu’une chose à retenir de cette édition 2025, je choisirais sans hésiter, alors que je n’en attendais rien de particulier, le discours d’Erik Gómez-Baggethun, président de l’ISEE (the International Society for Ecological Economics, partenaire de la conférence cette année) à la cérémonie d’ouverture.

Pour regarder cette vidéo (en anglais), cliquez sur le lien contenu dans l’image ci-dessous et avancez jusqu’à 15:55.
Pourquoi retenir ce discours d’introduction en particulier ? Parce qu’il tente courageusement de politiser la décroissance (pour quelqu’un qui vient de l’économie écologique, c’est assez surprenant). Comment ?
Politiser la décroissance, c’est reconnaître l’importance de travail idéologique qui doit être fourni en amont de toute constitution d’un mouvement politique d’envergure. M. Gómez-Baggethun ne le rappelle que trop bien : pour l’ordre néolibéral cela a pris plusieurs décennies, en travaillant dans l’ombre de la théorie économique keynésienne, hégémonique lors de l’après-guerre en Europe. Mais ces années de travail théorique, construit « brique après brique », ont permis de fournir un « corpus idéologique cohérent » (et c’est exactement l’objet de la MCD) reposant sur des revendications claires et identifiables, en particulier la promotion de l’individualisme et la mise en avant d’une institution « unique » : le marché. Tout ça au nom d’une valeur supérieure : la liberté (promue dans sa compréhension libérale et individualiste). C’est ce qu’il faut comprendre lorsque l’on parle d’instauration de « narratif » et de « récit » : c’est une vision du monde qui s’impose, qu’elle traite de la nature de l’homme, de la société, des relations entre ses membres et avec « l’extérieur », et des institutions qui sont chargées d’organiser ces relations.
Après la construction d’une « vision alternative qui adresse les problèmes et les anxiétés du présent et crée un espoir », Erik Gómez-Baggethun considère que la deuxième étape de politisation du mouvement serait la constitution d’une « alliance assez large de forces politiques pour l’imposer » (il utilise le terme anglais « enforce »). Si, politiquement, cela reste un propos assez courant, ce qui est intéressant dans son approche , c’est qu’il soulève que pour ça, la décroissance doit être autocritique (et c’est déjà une position défendue depuis longtemps par la MCD et Michel Lepesant, voire à ce sujet l’article sur « La démocratie des minoritaires« ). Il nous adresse plusieurs questions que nous avons tendance à poser de manière rhétorique, alors qu’il faudrait vraiment que nos travaux s’y confrontent : la décroissance est-elle réellement désirable ? « Sommes-nous assez honnêtes quand nous défendons une décroissance heureuse »? Et surtout, à qui parlons-nous ? « Sommes-nous capables de parler au commun et à la société dans son ensemble ? » Comment ne pas se laisser emprisonner dans ce qu’il nomme les « lifestyle effects », c’est-à-dire la réduction qui consiste à assimiler les décroissants à une élite urbaine intellectuelle ? Pour cela, il ne faut pas en adopter les narratifs et en particulier celui qui consiste à affirmer que le changement passera par une meilleur « éducation » des gens : en réalité c’est d’eux (« people at large ») que nous devons apprendre. Renversement qui suppose de porter un projet politique d’égalité.
Erik Gómez-Baggethun, vers la fin de son discours souligne que la notion d’égalité « est tombée en disgrâce » en politique au profit de la notion de liberté (sous sa forme libérale-individualiste) et que l’existence d’inégalités a été naturalisée : elles apparaissent désormais comme un phénomène normal et acceptable. Cette acceptation généralisée des inégalités est soutenue par une vision méritocratique de l’égalité : celle qui consiste à dire que si politique d’égalité il y a, elle doit favoriser uniquement « l’égalité des chances », c’est à dire la possibilité pour tous.tes de se trouver sur « la ligne de départ » de la course. L’égalité des chances, c’est clamer que tout le doit monde doit avoir la même chance de participer à la grande compétition qu’est la vie en société. Cela produit ce qu’il appelle « une société divisée de gagnants arrogants et de perdants humiliés » (parce que si la distribution des places est présentée comme une question de mérite et de réussite individuelle, chacun peut se vanter d’avoir mieux réussi que les autres ou à l’inverse se sentir responsable de ses échecs).
Au contraire, en tant que décroissant-es, nous devons porter un discours d’égalité qui vise la possibilité que chacun-e soit en même temps au, ou en tout cas, au même, point d’arrivée à la fin de la course. Ce qui implique d’organiser la vie de la société sur la base de la « la solidarité, la coopération, des hiérarchies minimales… » et nous ajouterons, de faire passer la préservation de la vie en commun avant la liberté individuelle. C’est pourquoi les décroissant-es, pour faire de la décroissance des inégalités la première des décroissances doivent avoir pour objectif de conserver la vie sociale. À la MCD, nous défendons un projet politique d’égalité radicale, passant notamment par l’instauration d’un revenu inconditionnel (mesure plancher) et d’un revenu maximal (mesure plafond).
Pour conclure, il faut retenir de ce discours que la révolution que nous appelons de nos vœux, car la décroissance est bel et bien un projet révolutionnaire et radical comme Erik Gómez-Baggethun l’affirme, se doit d’être préparée : c’est uniquement en se préparant politiquement que le mouvement décroissant gagnera en maturité et sera alors à même de saisir la prochaine fenêtre d’opportunité politique qui s’offrira à lui…
Rédaction
Encore une fois, retour sur nos (f)estives de cet été parce que le recul permet, nous l’espérons, de dégager 2 pistes décisives pour une décroissance radicale, histoire de commencer à controverser, sans polémique, avec la décroissance mainstream.
1. La première piste est l’autocritique de la décroissance proposée par Onofrio Romano : là où la décroissance mainstream en est à plaider que la rupture avec « la croissance et son monde » doit passer par une « forme » horizontaliste, Onofrio montre que cette forme reste « conforme » au Régime de croissance.
A la MCD, nous en déduisons qu’il ne pourra y avoir de rupture politique avec la croissance qu’à condition de rompre aussi avec les facilités de l’horizontalisme. Et cela pour une raison qui devrait interroger tous les décroissants : si, au nom d’une injonction horizontaliste, on en reste à toujours se féliciter de la « richesse de l’hétérogénéité » des « mouvements » décroissants, c’est comme si on réduisait un arbre à ses branches tout en négligeant et le tronc et les racines. Mais si les branches symbolisent la diversité et la variété, le tronc symbolise le commun et les racines symbolisent les conditions de possibilité de ce commun.
C’est pourquoi la MCD se donne pour objectif une définition commune de la décroissance et pour mission de réfléchir à ses conditions politiques de possibilités.
2. La deuxième piste porte justement sur ce qu’il faut entendre par « commun » et, pendant les (f)estives, elle a été abordée lors de nos débats sur la propriété ; en particulier à propos d’une différence entre propriété commune et propriété publique, ce qui a mis en avant une distinction entre « bien commun » et « intérêt général », et en arrière-plan la question de l’État, celle de sa nécessaire et radicale critique mais aussi celle du type de structure en capacité d’organiser la coordination politique des entités participant à la vie sociale (sauf à croire, comme les libéraux, à la formation spontanée du commun).
Où est passé le bien commun ? se demandait le philosophe François Flahault (2011, 1001 nuits) quand il faisait remarquer :
Que de sujets de discussion pour une décroissance qui voudrait s’occuper des racines, consolider un tronc commun et ensuite se féliciter des branches.
Pour les années à venir, ce devrait être l’occasion pour la MCD de passer à son étape suivante : après les tâtonnements de sa mise en place, la consolidation et de son objectif et de sa mission.
Sans attendre, voici déjà de quoi réfléchir à une distinction claire entre « bien commun » et « intérêt général » (ce qui renvoie à notre critique unanime, lors de ces (f)estives, de l’individualisme, fût-il anarchiste) :
Il n’y a donc pas opposition entre bien commun et intérêt général mais chacun.e peut voir que l’un est plutôt d’influence horizontaliste alors que l’autre envisage une forme de verticalisme. Mais pourquoi pas, à la condition impérative que cette verticalité soit envisagée de façon remontante (bottom-up) et certainement pas de façon descendante (top-down) !
Amitiés
entretenues,
La Maison commune de la décroissance
Fleur Bertrand-Montembault
Le mot de la MCD : Le vendredi 20 juin 2025, juste avant mon départ pour la conférence internationale de la décroissance à Oslo, je suis intervenue pour la MCD au festival « La Bascule », au Havre. Au départ sollicité-es pour faire une intervention généraliste sur la décroissance, la tenue de deux autres ateliers intitulés respectivement « Permaculture, un mode de vie » et « Permaculture, volet social » m’ont donné l’idée d’intervenir sur « Permaculture, volet politique : la décroissance », une idée initiée au sein de la MCD par Michel Lepesant, qui a d’ailleurs depuis écrit un article intitulé « Les 5 zones de la permapolitique, premier repérage ». L’idée générale de l’intervention était de défendre en quoi la politique avait besoin d’une zone de radicalité, incarnée par la décroissance, comparée pour cela à la zone 5 en permaculture . S’en est suivie une discussion autour de ce qui représentait des actes politiques ou non, et une tentative de classement par « échelle de politisation » de la zone 1 à la zone 5.
Merci à Noémie pour son invitation et son accueil !
En permaculture, chaque zone est délimitée en fonction de ses besoins en visite et intervention.
La permaculture distingue généralement 5 zones différentes classées de la zone la plus intensive à la zone la plus sauvage (zones 1 à 5). La zone 0 correspond au centre du système, autrement dit à la maison.
Cette zone de soin intensif nécessite une observation et un travail permanents. La zone accueille en général le potager et les animaux domestiques
Cette zone est cultivée de manière semi-intensive. Elle peut accueillir les animaux de basse-cour et toutes les cultures qui exigent un entretien régulier (désherbage, irrigation, mulching, etc.).
Cette zone contient les cultures ou les prairies dédiées à la production de la biomasse, aux vergers et aux haies. Les animaux de la ferme y trouvent leur place : vaches, moutons, chèvres, chevaux, etc.
Cette zone semi-sauvage exige peu de soins. Les animaux comme la vache ou le cochon peuvent s’y nourrir de manière autonome. On y trouve des arbres utiles, notamment pour le bois de chauffage, des plantes sauvages médicinales et comestibles, du foin, des haies…
Cette zone sauvage accueille des plantes et des animaux indigènes. La nature n’est soumise à aucune intervention humaine hormis la cueillette de plantes utiles et le ramassage de bois. Il s’agit d’une zone de taillis, de bois ou de forêt.
C’est cette zone 5 de la permaculture qui va nous intéresser pour penser la radicalité en politique : la politique a également besoin d’une part sauvage.
Dans son livre « La part sauvage du monde » 1, la philosophe Virginie Maris nous enjoint à résister aux courants philosophiques constructivistes refusant la dualité nature / culture qui font du monde un monde seulement humain. Pour penser les enjeux écologiques de notre temps, elle nous invite au contraire à penser la nature comme une altérité. Refuser la dualité culture / nature, c’est refuser l’existence de l’altérité. À contrario, dans sa conception de la « nature-altérité », la nature se définit comme ce que les humains n’ont pas créé et ce sur quoi ils ne devraient pas avoir (em)prise : c’est « la part sauvage du monde ». Penser la part sauvage du monde a bien évidemment un intérêt écologique : c’est le seul moyen de mettre une limite au désir de contrôle total de l’humain. La part sauvage du monde présuppose « des lieux » où la nature n’est pas subordonnée aux besoins humains mais « laissée vivre », par elle-même et pour elle même, sans intervention extérieure ou pour le dire autrement, sans colonisation humaine. Conserver une part sauvage du monde, c’est accepter qu’à certains endroits la nature nous échappe. L’équivalent de la part sauvage du monde en permaculture, c’est la fameuse zone 5 évoquée plus haut.
Mais penser la part sauvage du monde, c’est aussi une question stratégique. Et c’est là qu’on peut faire le parallèle avec la politique. Car Virginie Maris alerte également sur les autres conséquences de vouloir domestiquer la nature tout le temps et partout :
« A délaisser la défense de la nature sauvage… le risque est grand de laisser progressivement se réduire l’éventail des possibles, d’admettre sans même y porter attention que, année après année, génération après génération, le point de référence que constitue l’extrémité sauvage du monde naturel ne se rapproche de l’état dégradé des écosystèmes intensivement exploités jusqu’à disparaître définitivement » […] les individus ont tendance à ne pas désirer beaucoup plus que ce qu’ils peuvent obtenir. Ce phénomène d’ajustement des préférences aux conditions réelles est dynamique. Du coup, lorsqu’on se trouve dans une situation qui se dégrade progressivement, on s’habitue à des choses qui auraient semblé inacceptables si elles étaient intervenues brusquement »
En lisant ce paragraphe, on voit bien que ce qui est appliqué à la nature est applicable à la politique.
En admettant que la zone 5 en permaculture (celle où les humains n’interviennent pas) est au potager ce que la part sauvage est au monde entier, il faut se poser la question : qu’est-ce que serait « la zone 5 » ou la « part sauvage » du champ politique ? Et ensuite, qu’est-ce que serait un champ politique sans zone 5 ?
Cela pourrait prendre la forme d’une tentative de « gradation » du moins politique (la zone 1) au plus politique (la zone 5).
Deux manières de remplir les zones peuvent être envisagées : soit en définissant la zone 1 puis « en montant les escaliers », soit en définissant la zone 5 « et en les descendant » ensuite.
J’aimerais pour cette fois, juste me questionner et me concentrer sur la zone 5 en partant du principe que si l’on peut graduer le politique c’est en évaluant sa radicalité. La zone la plus politique c’est la zone c’est donc la plus radicale.
Que signifie être radical en politique ? Parle-t-on de radicalité en acte ? Le risque c’est alors d’assimiler la zone 5 à une zone impliquant nécessairement la violence comme outil de la radicalité : la question de la violence en politique est une question épineuse, que je choisis donc d’évacuer pour le moment, pour ne pas risquer de la traiter maladroitement.
Peut-on alors envisager une autre forme de radicalité qui ne passe pas par l’action directe ? Le sens étymologique du mot radical, nous l’indique :
I. − Adjectif
A. − Relatif à la racine, à l’essence de quelque chose.
1. Qui concerne le principe premier, fondamental, qui est à l’origine d’une chose, d’un phénomène.
a) Qui a une action décisive sur les causes profondes d’un phénomène.
b) PHILOS. Qui va jusqu’au bout de chacune des conséquences impliquées par le choix initial.
Être radical, si je pousse la métaphore en politique, c’est : aller à la racine de nos maux politiques ; c’est chercher à combattre les causes et non pas les effets ; chercher les causes, c’est chercher les schémas/les cadres de pensée et les idéologies qui guident les actes et les décisions politiques et s’y opposer ; s’y opposer c’est construire un mouvement politique sur des bases conceptuelles claires et solides ; être radical, c’est aussi être cohérent : non pas être intransigeant, mais préférer « faire sens » que « faire nombre ».
Plutôt qu’une radicalité en acte, c’est une radicalité de la pensée qui émerge ici. La zone 5 pourrait donc être une zone plutôt fréquentée par les penseurs, les intellectuels, les théoriciens, les militants-chercheurs « occupés au travail idéologique » du mouvement qui les porte. Ce travail idéologique, il n’est pas coupé du réel (la zone 5 n’est pas une tour d’ivoire, elle est connectée aux autres zones) mais s’alimente du terrain (pratique des « savoirs remontants » par la conceptualisation des pratiques) tout en alimentant les autres dimensions de la lutte politique. C’est une zone qui n’a que faire des compromissions, voire même des compromis, dans la recherche et la construction d’un cadre politique clair et cohérent.
À une époque où les idéologies majoritaires, en particulier le libéralisme, poussent à la « sortie de la politique » (le mot est de l’un des conseillers hyper-méga-ultra libéral de Trump, dont le nom m’échappe à la rédaction de cet article) et où la tendance est donc à la dépolitisation, le risque est grand de voir la théorie décroissante, parce qu’elle prône au contraire la repolitisation et assume de définir et rendre visible un cadre politique clair, cohérent en opposition à la croissance, et parce qu’elle est minoritaire, ramenée au rang de secte ou de « dérive sectaire ».
Pour être radical sans être sectaire, il faut défendre la « démocratie des minoritaires » 2 :
« la démocratie des minoritaire, les libertaires de la décroissance l’ont toujours revendiquée quand ils affirment clairement qu’il faut rompre avec l’illusion de la prise préalable des pouvoirs centraux comme condition sine qua non de toute transformation de la société. On défend en fait une stratégie minoritaire par basculement de l’Imaginaire et pas du tout d’une stratégie majoritaire par renversement du Pouvoir. Comment en effet oublier que toute stratégie majoritaire a toujours justifié que pour « faire nombre » il fallait des compromis, qu’il fallait écarter la cohérence du « faire sens » pour préférer le grisâtre des inventaires à la Prévert (125 propositions !) à la diversité colorée d’un programme constitué de « belles revendications » ?
La démocratie des minoritaires, c’est dire que tout mouvement politique doit « tolérer toutes les critiques : et pas seulement celles dirigées contre les adversaires. ». C’est un mouvement « qui verrait au contraire dans la formulation de critiques en interne la condition nécessaire d’une réelle transformation démocratique de la société ».
Laisser la place à la radicalité c’est donc laisser la place à l’autocritique : s’autocritiquer c’est tout sauf être sectaire.
Sur la forme, la démocratie des minoritaires. Et sur le fond, pour assumer cette radicalité de la pensée décroissante, il faut assumer d’étendre sa portée politique.
Première étape : assumer totalement le mot de décroissance parce que c’est le bon mot (et alors, tant pis s’il n’est pas « attractif », « pas sexy », pas « rassembleur » : l’important c’est qu’il fasse sens, et c’est à partir du sens qu’on peut espérer faire nombre et pas l’inverse.)
C’est le bon mot parce qu’il signifie très exactement sa raison d’être : son opposition politique à la croissance. On retrouve dans cette racine dé-, les éléments de radicalité présentés plus haut « Qui va jusqu’au bout de chacune des conséquences impliquées par le choix initial. : s’opposer à la croissance (qui est à la « racine », l’origine, le « principe premier » de nos maux politiques) c’est chercher à dé-croître.
Mais qu’est-ce que la croissance ? ça n’est pas seulement un phénomène économique et social, c’est aussi un phénomène politique. Par conséquent nous avons besoin d’une critique politique de la croissance, peut-être même avant de sa critique économique et sociale. Cela implique une triple définition de la décroissance
D’abord, la décroissance comme décrue : il ne suffit plus de dire « Halte à la croissance » ou d’objecter à la croissance : quand les plafonds sont largement dépassés, il ne suffit plus de se demander comment rester dans le même monde avec une croissance nulle mais bel et bien d’organiser le reflux, la marche arrière pour revenir sous les plafonds de la soutenabilité écologique et sociale.
Deuxièmement, la décroissance comme décolonisation des imaginaires, en particulier en s’élevant contre le bras armé de cette colonisation, la publicité.
Troisièmement, en s’attaquant au régime politique de croissance et à ses bases idéologiques : et en particulier l’individualisme et le neutralisme (il faut lire à ce propos les écrits d’Onofrio Romano et de Michel Lepesant)
Un champ politique sans zone 5 s’approche dangereusement du monde dans lequel on vit : un monde extrêmement dépolitisé, prônant volontiers l’apolitisme, ou se contentant de « petite politique ». Or nous avons besoin de radicalité en politique pour ne pas nous « habituer » : sinon, comme pour la nature, c’est l’ensemble du référentiel « de ce qu’il est permis d’espérer » qui se rabougrit considérablement.
D’autre part, adopter une posture radicale, ça n’est pas se contenter de s’attaquer aux effets du monde dont on veut sortir, mais prendre « le mal à la racine ».
La zone 5 ne suffit pas en soi, mais il faut qu’elle soit écoutée dans les autres zones, qu’elle infuse en dehors de son périmètre restreint. Comme la part sauvage du monde, la zone de radicalité en politique est une vigie : elle nous permet de garder le cap.
Après cette présentation, les participant-es étaient invité-es à nommer des actes qu’ils considéraient comme de nature à changer le monde et à les placer en dans une des zones de la permapolitique, ou tout du moins tenter une hiérarchisation de ces actes, du plus radical au moins radical.
Un accord sur les petits gestes comme faisant partie de la zone 1 a été assez vitre trouvé par les participant-es.
Ensuite, l’enjeu a été de classer : manif catégorielle (« de profs »), manif générale, distribution de tracts pour une association comme L214, création d’une coopérative d’alimentation et quelques autres exemples évoqués au fur et à mesure de la discussion…
On peut tirer de cet échange deux fils pour continuer la réflexion sur ce qui est politique ou non, ce qui est radical ou non :
Rédaction
Cela va faire bientôt 10 années qu’en sous-titre de toutes les (f)estives, nous ajoutons : pour une critique radicale de l’individualisme.
Ce fut encore le cas lors de cette édition 2025 :
Bon, le mieux, c’est d’aller lire les comptes-rendus.
Et puisque dynamique il y a eu, alors il faut savoir la dépenser : c’est dans cet esprit que nous reprenons les rendez-vous du premier samedi du mois – les cafés-décroissance – qui seront pour le moment entièrement consacrés à un projet de fresque de la décroissance.
Rédaction
Les (f)estives, ce sont 10 demi-journées intenses de réflexion et de discussion. Mais elles ne sont possibles qu’à condition de savoir se limiter et de prendre le temps d’être ensemble : pour faire la cuisine, pour manger, pour s’amuser, pour se rencontrer. L’esprit des (f)estives, c’est de partager des lectures, des connaissances mais aussi des bouts de vie, des rires, des jeux… On ne fait pas table à part, on partage…
Tous les présents ont contribué au succès de ces (f)estives, aucun tire-au-flanc. Ce qui n’empêche pas d’avoir une attention pour Véronique et Phillip, toujours volontaires, toujours disponibles : aucun repas, aucun remerciement sans que l’un des deux ne soit cité. On compte déjà sur eux pour l’année prochaine…





















Sur l’air de « Mourir sur scène » de Dalida
Viens, mais j’te préviens on sera pas seuls
Quand l’Etat un beau jour tombera
Je veux qu’il tombe avec fracas
Viens, je te préviens on sera pas seuls
Nous qui n’avons rien choisi d’nos vies
On veut bien plus que l’usufruit !
Il y a ceux qui veulent vivre tout seuls dans leur lofts
Et d’autres à plein au soleil
Il y a ceux qui veulent mourir seuls noyés dans leurs softs
Rentiers dans leur sommeil
Refrain :
Nous on veut plus d’propriétaires
A bas les spoliateurs
Nous on veut plus d’propriétaires
L’usus ouvert à toutes les heures
Vivre sans la moindre peine
Allez rejoignez-nous !
Nous on veut plus d’propriétaires
Et on ira jusqu’au bout !
Venez, mais on vous prévient on sera plus seuls
Ensemble on fait du commun déjà
Il y a plus d’huissiers et plus d’État
Venez on vous prévient on sera plus seuls
Allons au plus tôt fêter tout ça
Si vous vouler zbeuler nous voilà
L’abusus a brûlé sous notre colère
A Paris, New York et Londres
On a repris les terres finie la misère
Le peuple est sorti de l’ombre !
Refrain
Sur l’air de « Frère Jacques »
Usus, Fructus, Usus, Fructus
Abusus, Abusus
Propriété privéé, Propriété privée
Dans ton cul ! Dans ton cul !
Décroissance, Décroissance
Adviendra, Adviendra
Désormais les communs, Désormais les communs
Dans la joie, Dans la joie
Horizontal, Horizontal
Vertical, Vertical
On n’a rien compris,
On a tout compris
Onofrio, Onofrio
Sur l’air de « Le lion est mort ce soir » par Pow Wow (1992), après Henri Salvador (1962), qui reprenait le succès The Lion Sleeps Tonight des Tokens (1961) qui reprenait une chanson populaire sud-africaine, composée par Solomon Linda en 1939 sous le titre Mbube.
Dans la décroissance, belle décroissance
L’abusus est mort ce soir
Les sans-abri s’endorment au logis
L’abusus est mort ce soir
Refrain :
Wouhhouhouhou…………………..
Fructus usus propriétus
Collectivus verticalus
Wouhouhouhou…………………….
Absolutus dette socialus
Anarchisus libertarius
Dans la décroissance , belle décroissance
L’abusus est mort ce soir
Les grand’forêts retrouvent la paix
L’abusus est mort ce soir (Refrain)
Dans la décroissance, belle décroissance
L’abusus est mort ce soir
Plus rien ne presse vive la paresse
L’abusus est mort ce soir (Refrain)
Rédaction
Un grand merci à Loïc pour sa prise de notes qui a été un support indispensable et complet pour ce compte-rendu.
Onofrio avait déjà été l’invité des (f)estives en 2017, et cela avait été la première occasion collective pour la MCD t’entendre parler du « régime de croissance »[1]. Depuis, chacun de notre côté, nous avons approfondi cette critique radicale de la croissance : Onofrio, vers une radicalité de la critique anthropologique ; la MCD, vers une radicalité de la critique politique que nous visualisons avec l’image d’un iceberg – dont l’économie de croissance est la partie émergée, le monde de la croissance la partie immergée, et qui flotte dans un milieu, le régime de croissance – ou en faisant une analogie entre « permapolitique » et permaculture.
Des deux côtés, « radicalité » ne veut pas dire « intransigeance » mais « cohérence » : ce qui signifie à la fois une exigence d’autocritique – en particulier dirigée vers une décroissance mainstream (là, on est au mieux en zone 3 de la permapolitique) et une recherche des causes à partir des symptômes, des effets : car il ne s’agit pas de dénoncer des effets (écologiques, sociaux) si on continue d’en chérir et d’en pratiquer les causes (politiques), en particulier la forme de l’horizontalisme.

Cette deuxième rencontre était donc l’occasion de creuser l’articulation entre critiques anthropologique, sociologique et politique.
La croissance est aujourd’hui présentée comme naturelle, allant de soi, mais en réalité c’est une idéologie au sens marxien du terme, i.e. quelque chose qu’on ne discute pas. Parce que les êtres vivants cherchent à croître, la croissance serait bonne et naturelle ; pourtant, pour réfuter cet argument, on peut déjà noter que, dans beaucoup de langues africaines, le mot croissance n’existe pas.
On entend aussi que la croissance est une valeur avec l’idée qu’elle a été imposée par la classe dominante, au terme d’une bataille pour l’hégémonie culturelle au sens d’Antonio Gramsci[2]. Mais la croissance n’est pas seulement une valeur, c’est une obligation historiquement imposée par un cadre institutionnel. Il faut donc penser un changement structurel.
Pour Onofrio Romano, ce sont 2 narrations de la modernité qui s’affrontent – une sorte de Far West pour D. Riesman, un monde de discipline, d’organisation, d’industrialisation, de spécialisation pour N. Elias – mais qui amènent à une même question.
C’est là que l’apport de George Bataille est décisif quand il explique que la question des ressources – rareté ou abondance – ne se pose pas de la même manière suivant la perspective envisagée, individuelle ou générale :
« En principe, l’existence particulière risque toujours de manquer de ressources et de succomber. À cela s’oppose l’existence générale par laquelle la mort est un non-sens. A partir du point de vue particulier, les problèmes sont en premier lieu posés par l’insuffisance de ressources. Ils sont en premier lieu posés par leur excès si l’on part du point de vue général »[5].
Selon ce point de vue, c’est le cadre institutionnel moderne qui pousse à l’individualisme et nous met dans une situation d’urgence, de survie, de rareté des ressources : telle est la dimension servile des individus (reproduction et captation des ressources). Or il n’y a pas de rareté naturelle, car c’est une notion créée par la modernité.
Pour décrire cette tension infinie vers la croissance que subit le sujet individualisé, Onofrio Romano a recouru aux travaux de Jean Baudrillard[6] qui, à propos de la société de consommation, y trouve une nouvelle forme de connexion avec le monde extérieur, une nouvelle façon de se rapporter aux choses : sous la forme des besoins. Et du coup, une nouvelle façon de se rapporter à soi, comme individu réduit à ses besoins, à sa valeur d’usage.
« Voilà pourquoi la dimension économique, dans la société moderne, en est arrivée à occuper la prééminence sur les autres. La réalisation et la croissance même de l’individu issu du processus d’individualisation sont substantiellement assimilées à la croissance économique, à la capacité de répondre toujours mieux à plus de besoins. […]
La réalisation de l’être humain se confond ainsi avec la production et avec la consommation de la valeur d’usage, sans limites. C’est là que réside la légitimation sociale de la croissance »
Onofrio Romano, [7].
Si dans la modernité, l’individu est ainsi réduit à ses besoins, alors on voit mal, fait remarquer Onofrio Romano, comment la solution marxiste, qui consiste à supprimer la valeur d’échange pour revenir à la valeur d’usage, pourrait échapper aux pièges du régime de croissance.
Le sujet moderne identifie ainsi la valeur à la valeur d’usage, et il ne conçoit sa liberté que dans « la recherche de la valeur » (Mauro Magatti, Libertà immaginaria, p. 15-16). Cette recherche devient son affaire privée, dans laquelle les institutions modernes doivent s’interdire de regarder, au nom d’une exigence affichée de neutralité.
Tel est l’équation libérale du régime de croissance : le sens de la vie, celui de la finalité, celui des buts, n’est plus qu’une affaire privée et les institutions modernes (qui ne sont plus l’Église mais l’État centralisé et le Marché) ne doivent plus s’occuper que de leur affaire, i.e. la mise à disposition affichée de la maximisation des moyens, l’accès illimité aux ressources, autrement dit ne plus s’occuper que de la croissance économique et laisser chaque individu « libre » de continuellement chercher à satisfaire sans cesse de nouveaux besoins[8].
Les institutions publiques modernes prétendent ne pas être forgées pour créer du bien, de la justice, elles prétendent rester « neutres » pour que chaque individu puisse maximiser sa recherche de valeur. Dans ces conditions, les institutions de la croissance la présentent comme spontanée, naturelle.
Précisions après questions/réponses :
Onofrio Romano propose une histoire de la modernité comme une alternance entre 2 paradigmes, tant descriptifs (comme visions du monde) que normatifs (comme manière de s’organiser et construire la réalité politique et réglementaire) : l’horizontalisme et le verticalisme.
Toutefois, même s’il étudie une alternance dialectique entre ces 2 paradigmes – et dans un paradigme horizontaliste il peut aussi y avoir (et il y a souvent) de la verticalité, et réciproquement – Onofrio Romano n’oublie pas de préciser explicitement que « la modernité est d’essence horizontaliste ». Attention, il y a bien asymétrie entre les 2 paradigmes et ce serait un contresens historique et politique de voir dans l’un le contre-pouvoir de l’autre.
Onofrio Romano esquisse une rapide histoire de cette double alternance croisée – longtemps fructueuse – entre régulation sociale et théorie sociale, et entre verticalisme et horizontalisme. Son idée est d’arriver au néo-horizontalisme actuel qui s’est d’autant plus facilement imposé que la décennie 70 se serait arrêtée au « seuil de la souveraineté ».
Onofrio évoque alors son article sur le libéralisme[18], dont voici un aperçu :
« Si le libéralisme classique du XIXe siècle (que nous avons appelé le libéralisme émancipateur) a été le premier modèle de traduction de la « liberté dans la recherche de la valeur », si le néolibéralisme régressif a tenté (en vain) de disputer au socialisme naissant l’hégémonie dans la représentation de l’idéal moderne, le néolibéralisme né à la fin des années 1970 et au début des années 1980 peut être défini comme « démodernisé », car il ne se met plus au service de la modernité, mais intervient pour encadrer une forme de réactivation sociale qui n’a plus rien à voir avec la logique moderne. En effet, l’objectif de ce mode de régulation n’est plus de permettre aux sujets d’accéder à la valeur, mais de leur en interdire structurellement l’accès ».
Ce qu’il faut expliquer c’est comment le néolibéralisme « démodernisé » a pu si facilement s’imposer alors que dans la décennie 70 nous étions au « seuil de la souveraineté », précisément sous la forme du verticalisme social-démocrate, celui de l’État-providence, qui, finalement, avait réussi à garantir, dans la dimension servile, la satisfaction des besoins de base.

Onofrio rappelle alors l’approche par G. Bataille et M. Mauss de la question de la gestion de l’énergie excédentaire, celle des surplus : concrètement : si les besoins de base sont couverts, pourquoi travailler ? Car la société moderne ne détruit pas cette énergie excédentaire comme le faisaient les sociétés excédentaires (cf. dépenses, potlatch…).
Précisions après questions/réponses :
Si les 2 premières séances avaient proposé une critique de la croissance en tant que régime horizontaliste, les 2 suivantes vont assumer une position autocritique de la décroissance mainstream accusée de commettre un contresens politique. Parce qu’aveuglée par sa dévotion à l’horizontalisme, elle attribue cette crise aux « valeurs » promues par le néo-libéralisme et non pas à la « forme » du régime de croissance. Du coup, elle s’illusionne « au carré » (en échouant et en renforçant), parce qu’elle croit qu’elle doit mener son combat au nom de « ses » valeurs. Alors qu’en régime horizontaliste de croissance, toutes les valeurs et contre-valeurs s’équivalent !
« La lutte pour une société de la décroissance exige de passer des valeurs à la forme en répudiant le cadre horizontal. C’est l’unique moyen de mettre sur pied un régime souverain qui puisse garantir la permanence des ressources renouvelables et la conservation des ressources non-renouvelables, et libérer ainsi la vie collective de l’obsession de la croissance. Si nous restons piégés dans un régime politique et social horizontal, cela ne sera jamais possible ».
Onofrio Romano [20].
Comment ne pas s’apercevoir la légitimation du projet de décroissance baigne souvent dans la catastrophe : Or « le problème de la catastrophe c’est qu’elle ne se produit jamais ». Non seulement parce que la grande catastrophe est difficile à imaginer mais surtout, s’il y a catastrophe, alors la décroissance devient une nécessité, dictée par un diagnostic d’expert.es et avec des solutions d’expert.es. Et dans ce cas, tant du côté du diagnostic que des solutions, le teukein expulse le legein :
Cette « expulsion » est anti-démocratique, « impolitique ».

Onofrio Romano pointe ici la compatibilité entre le slogan du régime de croissance – la croissance pour la croissance –, et celui de la décroissance mainstream – la vie pour la vie. Dans les 2 cas prime le paradigme de la rareté (et non pas celui de la dépense commune des surplus) ; dans les 2 cas la question du sens de la vie est privatisée (seule l’injonction à maximiser les possibilités est validée politiquement).
Cette décroissance mainstream – qui se reconnaît dans la formule de l’impossibilité d’une croissance infinie dans un monde fini – n’est qu’une « déclinaison euphorique » du régime de croissance et réduit la décroissance à n’être qu’une « technique de reproduction neutre de la vie ».
Les arguments de la décroissance mainstream peuvent être démontés ou amoindris, car il n’est pas dit que cette décroissance soit démocratique :
Pour Onofrio Romano, la décroissance mainstream adopte une posture horizontaliste qui la rend totalement inoffensive : elle ne serait qu’un modèle d’alternative conformiste :
En réalité la croissance n’est pas une valeur mais le résultat de la forme institutionnelle horizontaliste. Mauro Magatti parle de capitalisme techno-nihiliste avec 2 caractéristiques centrales : la puissance de la technique, de la capacité de faire (le teukein) et l’indifférence aux valeurs (le rejet du legein). Autrement dit, le régime de croissance s’installe dans une séparation entre fonction (utilité) et signification : dans ce cas, la dimension éthique est inoffensive pour le système qui va continuer de produire parce que la prolifération de significations et valeurs est bonne pour lui. Au mieux, dans ce régime impolitique de croissance, la décroissance risque de devenir l’un des produits sur l’étagère, l’une des alternatives éthiques parmi d’autres.
Autrement dit, assumer une posture verticaliste. a) Sans croire que cette posture, qui est nécessaire, soit suffisante. b) Sans abandonner la nécessaire lutte pour les valeurs, mais elle aussi, elle est insuffisante. La décroissance doit rentrer dans « la bataille des verticalités ».
Il faut renverser le binôme précarisation mobilisante / dépense privée et le remplacer par le binôme protection désactivante / dépense collective.
Il s’agissait dans cette dernière séance d’ouvrir des pistes d’inspiration portant sur le sens de la vie, mais sans retomber dans le régime horizontaliste de croissance qui en fait une question seulement individuelle.
*
Un grand merci à Onofrio pour nous offrir ce concept de « régime de croissance » car il nous permet d’aller beaucoup plus profond dans la critique de la croissance, que ne le fait ce que l’on peut désigner comme la décroissance mainstream.
Au mieux, celle-ci quand elle ne se contente pas d’en rester à la critique des « ressources » (le niveau du PIB, de l’économie qui peut s’appuyer sur les ressources énergétiques et matérielles) peut approfondir sa critique en se tournant vers les « sources » socioculturelles de cette « économie de la croissance », autrement dit vers le « monde de la croissance », celui de nos imaginaires colonisés (S. Latouche).
Pour visualiser cette économie de croissance qui repose sur le monde de la croissance, on peut prendre l’image d’un iceberg et de ces deux parties, émergée et immergée. Mais là où Onofrio va plus loin, plus profond, c’est quand il nous fait comprendre que cet iceberg de la croissance baigne dans un milieu, qui est le régime de croissance.
Ce régime de croissance est un régime politique.
Autrement dit, la décroissance comme trajet est un faisceau de 3 trajectoires : la décrue économique, la décolonisation de nos imaginaires et le renversement d’un régime politique.
Toute décroissance qui ne s’attaque pas à ce milieu peut se prétendre « critique » (c’est de l’objection de croissance) mais pas « radicale ».
Mais les « freins » à cette radicalité sont nombreux :
C’est contre une telle décroissance plus déçue que radicale qu’à la MCD nous plaidons pour une décroissance volontaire, choisie et non pas subie, pour une décroissance politique.
C’est de ce point de vue que je peux formuler une réticence à l’encontre de ce que nous a proposé Onofrio et elle porte sur la filiation hégélienne de G. Bataille.
Car il y a chez lui une influence marquée d’une lecture très particulière de la fameuse dialectique de la maîtrise et de la servitude. Schématiquement, il lui reste cette illusion qu’il existerait un « bon infini » qui ferait la synthèse des oppositions et qui réaliserait le dépassement (Aufhebung) de toute dualité pour atteindre une totalité concrète.
D’où une interrogation en lisant chez Bataille cette nostalgie qu’une vie réussie serait celle qui arriverait à s’anéantir dans la totalité. Avec cette intuition que la véritable expérience consisterait à « aller au bout du possible de l’homme » (L’expérience intérieure, p.19) ; ou comme a conclu Onofrio, qu’il s’agirait pour la conscience de soi d’atteindre un repos, une « stase » dans laquelle « il ne vaudrait pas la peine de croître ».
D’où une bifurcation possible : soit le calme dans le néant de la vie inorganique comme « bout » (c’est la solution de Bataille reprise par Onofrio), soit une sérénité qui accepte tout au contraire de ne jamais aller au bout, de se contenter de la finitude comme condition du sens (c’est la solution camusienne que je choisirais parce qu’il me semble que la solution de Bataille reste sous l’emprise de l’illimitisme, fût-ce celui du néant).
Mais si humanisme de la décroissance il doit y avoir, n’est-ce pas précisément en acceptant de ne jamais aller au bout :
« Les conquérants savent que l’action est inutile. Il n’y a qu’une action utile, celle qui referait l’homme et la terre. Je ne referai jamais les hommes. Mais il faut faire « comme si ». Car le chemin de la lutte me fait rencontrer la chair. Même humiliée, la chair est ma seule certitude. Je ne puis vivre que d’elle. La créature est ma patrie. Voilà pourquoi j’ai choisi cet effort absurde et sans portée. Voilà pourquoi je suis du côté de la lutte. »
Albert Camus, Le mythe de Sisyphe
[1] https://ladecroissance.xyz/2017/08/21/cr-des-festives-2107-de-la-decroissance/#EXPOSE_DE_LA_PENSEE_CRITIQUE_DO_ROMANO
[2] Si Marx affirmait que « l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante », il n’en attendait pas moins que les contradictions du capitalisme finissent par déterminer son effondrement. Mais face à l’échec historique de cette prédiction, Gramsci l’explique par l’emprise de l’hégémonie culturelle bourgeoise non seulement sur les sociétés mais aussi sur les organisations de travailleurs. Pour lutter contre cette hégémonie, Gramsci préconisait une « guerre de position », i.e. un combat culturel contre les valeurs bourgeoises (la compétition, le mérite…) qui se présentent comme « naturelles ». A condition de gagner cette guerre culturelle, on pouvait alors envisager de passer à une « guerre de mouvement » dont le sujet ne serait plus le « prolétariat » mais « un bloc historique ».
[3] Norbert Elias est l’auteur (1939, 1969) du Processus civilisation, qui est constitué de deux parties, publiées séparément dans la traduction française : La civilisation des mœurs (1974) et La dynamique de l’Occident (1975). Le premier décrit les processus de civilisation de l’individu moderne ; le second décrit le processus de centralisation de l’État moderne. Les deux processus ne sont en réalité que les deux faces – individuelle, institutionnelle – d’un même mouvement de la modernité que va décrire le régime de croissance quand il va expliquer pourquoi sont intrinsèquement liés individualisme et croissance.
[4] David Riesman (1950), La foule solitaire, (trad. fr.Arthaud, 1964).
[5] George Bataille (1949), La part maudite (1971, Points), p.81
[6] Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe (1972), consultable ici ; La société de consommation (1974).
[7] Onofrio Romano (2023), Critique du régime de croissance, Liber, p.63.
[8] « Celui dont les désirs ont atteint leur terme ne peut pas davantage vivre que celui chez qui les sensations et les imaginations sont arrêtées. La félicité est une continuelle marche en avant du désir, d’un objet à un autre, la saisie du premier n’étant encore que la route qui mène au second. La cause en est que l’objet du désir de l’homme n’est pas de jouir une seule fois et pendant un seul instant, mais de rendre à jamais sûre la route de son désir futur », Thomas Hobbes (1651), Léviathan, XI. Il est facile de montrer que ce portrait d’un homme hobbes-édé est celui du consommateur moderne guidé par le désir incessant, la peur de manquer et une rationalité seulement calculatrice (NDLMCD).
[9] Karl Polanyi, La grande transformation (1983), fiche de lecture consultable ici.
[10] Si Descartes est en effet le philosophe à la fois du sujet autofondateur et de la technique qui rend ce sujet « comme maître et possesseur de la nature », il est aussi celui qui dans la 6ème de ses Méditations métaphysiques nous apprend que pour un ego sentant, sentir ce n’est pas d’abord connaître, c’est vivre, et cela, non pas parce que le corps est séparé de l’âme mais tout au contraire à cause de leur union. C’est plutôt chez John Locke qu’il faudrait aller chercher un lien entre une philosophie du sujet comme propriétaire de soi et une politique qui accorde à chacun un égal droit naturel à la dignité et à l’accessibilité des ressources. C’est Locke qui publie une Lettre sur la tolérance (1689) et qui inspirera quelque peu la DDH de 1789 (NDLMCD).
[11] Zygmunt Bauman, In search of politics (1999) ; La vie liquide (2006)
[12] Sigmund Freud, Au-delà du principe du plaisir (1972)
[13] Georg Simmel, La philosophie de l’argent (1900), fiche de lecture consultable ici
[14] Jacques Lacan, Le séminaire, XVI, D’un autre à l’autre (2006), texte ici, comptes-rendus ici et là
[15] Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Iran, Égypte, Émirats arabes unis, Indonésie, Éthiopie
[16] Robert Nisbet (1984), La tradition sociologique, PUF.
[17] Onofrio Romano (2023), Critique du régime de croissance, Liber, p.158.
[18] Onofrio Romano, «Dov’è la libertà?», Quaderni di Sociologia [Online], 94 – LXVIII | 2024, en ligne le 01 janvier 2025. URL: http://journals.openedition.org/qds/7008
[19] Sur la précarisation, lire Albena Azmanova, Capitalism on edge (2020); traduction française (par Baptiste Mylondo) : Contre la précarité. L’anticapitalisme au XXIème siècle (2023) ; site de l’autrice
[20] Onofrio Romano (2023), Critique du régime de croissance, Liber, p.166.
[21] Ibid.¸p.75.
[22] Ibid.¸p.76.
[23] Quand toutes les conceptions individuelles de la vie bonne deviennent équivalentes, alors il n’est plus possible de les départager par le legein. C’est alors le teukein, celui de l’action, celui de « ça marche », qui tranche. Autrement dit, il faut voir la proximité dans la décroissance mainstream de deux attitudes : celle de l’injonction permanente à « passer à l’action », « au concret » et celle de l’individualisme. Les débats de la fin des (f)estives et le rejet unanime de l’individualisme, fût-il anarchiste, y reviendront (NDLMCD).
Rédaction
Un grand merci à Loïc pour sa prise de notes qui a été un support indispensable et complet pour ce compte-rendu.
(a) Le sujet de la propriété est assez peu abordé par le mouvement de la décroissance. Par exemple, dans le sondage de l’Obope[1], il y a une seule question sur la propriété. Et il n’y a pas dans le mouvement de la décroissance de position commune sur ce sujet.
Si on met en œuvre la décroissance (qui implique une baisse du PIB, et pas seulement une croissance faible), sans changer le régime de la propriété, ça pourrait être encore pire. Il faut donc impérativement se poser la question de la propriété du capital.
On peut faire un parallèle avec la monnaie et la dette : de la même manière qu’il faut remettre en cause le fonctionnement de la monnaie (avec des propositions intéressantes pour ça comme la monnaie volontaire de Jézabel Couppey-Soubeyran[5] ou la monnaie bornée adossée à la biocapacité), il faut remettre en cause les principes de la propriété[6].
(b) Quelle place accorder à la propriété dans une société post-croissante et à quelle propriété ? Quelles formes de propriété ?
(c) Baptiste Mylondo a commencé par écarter 2 options :

Pour Baptiste Mylondo, la propriété est une construction juridique. Et c’est de ce côté qu’il faut regarder, en particulier chez Katharina Pistor[8] qui repart de Piketty et se demande pourquoi le capital gagne toujours autant ? Parce que le droit le permet, enconférant aux biens matériels ou immatériels des caractéristiques spécifiques qui vont accorder des privilèges à leurs détenteurs (dont la capacité à générer des revenus passifs presque garantis).
C’est ainsi que le droit est central dans la perpétuation des inégalités parce qu’il permet de transformer des biens en capital en leur conférant certains attributs :
Mais si ce qui a été fait peut être défait, alors il peut être pertinent d’un point de vue décroissant d’attaquer la propriété sous l’angle juridique, i.e. en tant que droit : Il faut déposséder le capital de ses attributs pour déposséder les capitalistes de leurs privilèges.
Baptiste Mylondo conclut cette introduction du focus en évoquant l’apport des travaux de Pierre Crétois[9]. En particulier, quand ce dernier distingue entre l’idéologie propriétaire (l’idéologie libérale qui définit l’individu par sa propriété), l’ordre propriétaire (économie de la marchandisation généralisée) et le mythe propriétaire (qui en fait un droit naturel).
Rappel historique par Michel Lepesant[10] pour évoquer la conception classique du droit de propriété, i.e. la conception libérale telle qu’elle a été élaborée par John Locke au chapitre V de son Second traité du gouvernement civil (1690). Voici son raisonnement :
On doit relever 2 limites à cette idéologie propriétaire :
On voit donc que dans cette idéologie propriétaire, il y a la valeur travail.
C’est la thèse de la découverte : quand les Européens débarquent aux Amériques et revendiquent les terres en tant que découvreurs, ils ne sont pas les premiers, car des populations autochtones y vivent déjà. L’idéologie libérale apporte la solution conceptuelle : nous sommes les propriétaires légitimes parce que nous avons amélioré la terre par notre travail.
N.B. : La propriété a un statut extrêmement fort en France (et dans les autres États de droit) que lui donnent les articles 2 et 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 :

Pour l’idéologie propriétaire, « la propriété est un droit naturel de la personne humaine en tant qu’elle récompense le travail et le mérite et permet de faire ce qu’il veut avec sans subir l’interférence d’autrui ». Quant à l’ordre propriétaire, c’est cette tradition économique qui prétend que cette institution est souhaitable du fait de ses conséquences avantageuses[11].
C’est le mythe selon lequel la propriété est un droit naturel que l’Etat doit garantir et ce droit est absolu. En sous-texte : je peux faire ce que je veux avec mon bien, parce que je l’ai mérité, et personne ne peut me limiter ce droit. C’est dans cette esprit qu’il existe un « jour de libération fiscale »[14], le jour de l’année à partir duquel le fruit de mon travail est libéré parce qu’il, n’est plus capté par les taxes et les impôts.
Baptiste Mylondo a conclu sa présentation en proposant 2 pistes : celle du faisceau de droit et une liste de critères de choix (quand il va s’agir de limiter la propriété).
Pour lui, on pourrait reprendre la notion américaine de « faisceau de droits » (bundle of rights) : ces différents droits seraient, dans la tradition romaine l’usus (droit d’usage et de non-usage), le fructus (droit de tirer les fruits de son travail) et l’abusus droit d’aliéner, détruire, céder, vendre, donner, transmettre).
Il ne semble pas très rigoureux de ramener la conception américaine du faisceau de droits à la conception romaine de l’usufruit et de l’abus. Et il n’y a pas là une simple différence de vocabulaire mais une vraie bifurcation idéologique : et la critique unanime formulée le samedi matin à l’encontre d’une conception anarchiste individualiste de la propriété en est l’un des enjeux politiques.
A ne voir dans le droit de propriété qu’un droit réel, non seulement on frise la robinsonnade, mais on focalise la critique sur l’abusus ; mais si le droit de propriété est pensé comme un droit interpersonnel, alors la vigilance portera sur le brin (stick) de l’exclusion : sur son île désertée, on voit bien que Robinson peut bien détruire une chose mais que ça n’a aucun sens d’avoir un droit d’exclusion tant qu’il est seul.
A mon sens, Fabienne Orsi pose bien la problématique dans son article[21] Réhabiliter la propriété comme bundle of rights : des origines à Elinor Ostrom, et au-delà ? dont voici le résumé :
« La définition de la propriété en termes de bundle of rights, ou faisceau de droits, constitue le cœur d’une puissante doctrine juridique américaine dont le développement au cours du XXe siècle a conduit à une véritable révolution dans la conception même de la propriété aux États-Unis.
Bien qu’objet d’âpres controverses, cette conception de la propriété est progressivement devenue une nouvelle « orthodoxie ». Toutefois, l’usage de cette notion a évolué dans un sens bien précis, où le droit d’exclure s’est imposé comme le critère déterminant de la propriété.
Ce faisant, ce sont les fondements mêmes de la notion de propriété, comme faisceau de droits, qui se trouvent annihilés, neutralisant de fait sa portée en tant que définition alternative de la propriété.
Celle-ci mérite d’être réhabilitée. C’est la tâche que s’assigne cet article.
Pour cela, nous revenons sur ses origines en mettant l’accent sur le rôle des fondateurs du réalisme juridique et de l’économie institutionnaliste. Nous mettons ensuite en perspective l’usage des bundle of rights par la théoricienne des communs et « prix Nobel » d’économie, Elinor Ostrom. Notre objectif est ainsi de montrer en quoi la contribution majeure d’Ostrom constitue un renouveau de la conception originelle de la propriété comme faisceau de droits et lui restitue toute son ampleur. »
Cette conception des droits de propriété ouvre le champ des possibles en sortant de la figure unique du propriétaire absolu, cf. Edella Schlager et Elinor Ostrom[22].

Baptiste Mylondo finit cette introduction au focus sur la propriété par un inventaire des critères qui nous ferait défendre une conception limitée de la propriété :
[1] Les Français et la décroissance, Obope pour Alter Kapitae (2024).
[2] Thomas Piketty (2013), Le Capital au XXIème siècle, Seuil.
[3] https://www.inegalites.fr/Comment-evoluent-les-inegalites-de-patrimoine-en-France
[4] https://www.insee.fr/fr/statistiques/5432517?sommaire=5435421
[5] Pour un aperçu de sa proposition, voir son intervention lors du colloque sur la décroissance à l’assemblée nationale, à l’automne 2024 : https://decroissances.ouvaton.org/2024/10/16/seminaire-an-27-septembre/#Intervention_de_Jezabel_Couppey-Soubeyran_la_voie_de_la_%C2%AB_monnaie-subvention_%C2%BB
[6] Pour une remise en cause décroissante de la propriété, voir la thèse de Timothée Parrique (The political economy of degrowth. Economics and Finance. Université Clermont-Auvergne [2017-2020]; Stockholms universitet, 2019) dans laquelle il propose une déconstruction des piliers du système économique : The key, the clock, and the coin (la propriété, le travail, la monnaie), en référence explicite aux travaux de Karl Polanyi sur la marchandisation des facteurs de production. (NDLR).
[7] https://www.youtube.com/watch?v=fs1FFzPUyJs
[8] Katharina Pistor (2023), Le Code du capital – Comment la loi crée la richesse capitaliste et les inégalités (trad. fr. par Baptiste Mylondo), recension ici.
[9] Pierre Crétois (2020), La part commune. Critique de la propriété privée, recension ici. Pierre Crétois (2023), La copossession du monde. Vers la fin de l’ordre propriétaire.
[10] L’an dernier, le thème du focus des (f)estives était celui du travail et nous avions déjà réfléchi sur ce texte fondateur de John Locke : https://ladecroissance.xyz/2024/09/05/remettre-le-travail-a-sa-place/#21_La_reference_liberale_John_Locke
[11] Pierre Crétois (2023), La copossession du monde, p.16.
[12] Pierre Crétois (2014), Le Renversement de l’individualisme possessif. De Hobbes à l’État social, Garnier, p.43.
[13] Michael J. Sandel (2012, trad. fr. 2014), Ce que l’argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché, Seuil, p.201-207.
[14] Invention d’organismes affiliés au réseau néolibéral et libertarien Atlas (Contribuables Associés et l’Institut Économique Molinari en France), https://www.wikiberal.org/wiki/Jour_de_lib%C3%A9ration_fiscale
[15] Pierre Crétois (2020), La part commune. Critique de la propriété privée, p.155-156.
[16] Id., p.149.
[17] W.N. Hohfeld, « Some Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning », Yale Law Journal, 23, 1913, pp. 16-59.
[18] Fabien Girard (2021), article « Hohfeld (Wesley Newcombe) » dans Marie Cornu, Fabienne Orsi, Judith Rochfeld (dir.), Dictionnaire des biens communs, PUF, p.674-679.
[19] Pierre Crétois (2020), La part commune. Critique de la propriété privée, p.139.
[20] Fabienne Orsi (2021), article « Faisceau de droits » dans Marie Cornu, Fabienne Orsi, Judith Rochfeld (dir.), Dictionnaire des biens communs, PUF, p.600.
[21] Fabienne Orsi, Réhabiliter la propriété comme bundle of rights : des origines à Elinor Ostrom, et au-delà ? Revue internationale de droit économique, t. XXVIII(3), 371-385 (2014).
[22] E. Schlager, E. Ostrom, Property-Rights Regimes and Natural Resources: A Conceptual Analysis, Land Economics, 68/3, 1992, pp. 249-262.
Rédaction
Deux séances de discussion se sont appuyées sur des documentaires. Le jeudi après-midi, on a passé des extraits de la série de G. Mordillat diffusée sur Arte, Le monde et sa propriété. Le vendredi matin, Alix nous a proposé un documentaire beaucoup plus militant sur une expérience de squat à Barcelone, Squat, La ville est à nous, de Christophe Coello.
« Gérard Mordillat et Christophe Clerc interrogent 14 chercheuses et chercheurs de différents pays et cultures sur la notion de propriété. D’où vient-elle ? Comment s’applique-t-elle aujourd’hui aux questions du corps, de l’intelligence, de la nature ?
Du vol, une liberté ou une grammaire ?
La question de la propriété constitue un enjeu social, économique, politique, philosophique, voire théologique. À l’heure de la mondialisation la question apparaît d’autant plus cruciale qu’elle est « diabolique » selon le juriste Mikhaïl Xifaras. Le droit de propriété diffère profondément d’un pays à l’autre. Pour les Français et les Allemands (en droit romano-civiliste) le droit de propriété est codifié, sa définition est précise.
En revanche pour la common law (Grande-Bretagne et ses anciennes colonies dont les États-Unis) le droit de propriété recouvre un pluriel plutôt flou : le « bundle of rights » (un faisceau de droits). Il n’y a donc aucune définition universelle de la propriété mais une floraison de définitions qui se croisent, s’opposent et parfois se combattent. Penser la propriété c’est définir un système politique, social et économique.Aux États-Unis, pays capitaliste par excellence, la constitution ne qualifie pas la propriété d’« inviolable et sacrée » telle qu’elle est dite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen !
Paradoxalement, c’est en Amérique que naissent les travaux les plus percutants remettant en cause la théorie néo-libérale de la propriété. En premier lieu, l’œuvre d’Elinor Ostrom, politologue et économiste américaine (1933-2012), première femme à recevoir le «prix Nobel d’économie », pour son analyse des communs. »

La notion de propriété, dont l’un des grands théoriciens se nomme John Locke, est rarement questionnée. Pourtant, chaque société en produit sa définition. En France, ayant constitué l’un des piliers de la philosophie des Lumières, elle garde aujourd’hui une dimension sacrée. Toute autre, la conception anglo-saxonne ne la reconnaît pas comme un droit naturel. En Amérique latine, des Constitutions établissent sa fonction sociale, notamment pour les grands propriétaires terriens : la propriété doit ainsi subvenir au bien-être de la société. En Afrique, elle établit souvent un lien entre l’individu et un collectif intertemporel. Mais quelle que soit sa définition, n’implique-t-elle pas toujours de la violence ?

Le 20e siècle n’aura de cesse de justifier les copyrights et les brevets dans un processus de marchandisation toujours plus prédateur. L’appropriation du vivant, qui fait la richesse de l’industrie biotechnologique, n’en constitue que la suite logique. Aujourd’hui, les multinationales du numérique amassent des fortunes en s’appropriant nos données, quitte à privatiser les relations sociales. Alors que ces données apparaissent comme le pétrole du futur et que les Gafam s’en emparent – à moins que nous ne les leur cédions -, des formes novatrices de propriété numérique privée apparaissent, à l’image des NFT (non-fungible tokens, « jetons non fongibles »)…

Sommes-nous réellement propriétaires de notre corps ? Si les juristes chrétiens répondent par la négative, estimant que nous devons notre corps à Dieu et donc le respecter, les libertariens le conçoivent comme un capital semblable à tout autre, digne d’être commercialisé. En réalité, dans nos sociétés, sont imposées des limites, d’ailleurs pas toujours très claires : nous pouvons donner un organe mais pas le monnayer, louer notre corps mais pas le vendre. Penser la propriété de soi se révèle assez vite terrifiant. Par ailleurs, dans quel rapport entre celui qui vend sa force de travail ? Si la propriété moderne s’est construite sur le rejet de l’esclavage, quel regard porter sur les abus du travail domestique ou sur le contrat de travail ?

Tous les peuples n’ont pas le même rapport à la propriété. Pour certains, elle se pense en harmonie avec la nature, pour d’autres, comme une domination. Certains accusent ainsi les traditions bibliques d’être responsables de la crise écologique. Aujourd’hui, la théorie des biens communs nous renvoie à des formes précapitalistes de propriété : des petites formes fonctionnelles de communauté émergent dans le système de propriété existant. Mais est-il possible de les développer à l’échelle d’un pays ? Et comment les intégrer dans les règles de décision collective ? En parallèle, des militants se battent pour reconnaître un droit de propriété à la nature. Mais avec quels résultats ?
À Barcelone, pendant six ans, l’aventure d’un groupe politique engagé dans le quotidien des luttes collectives, au moment d’une crise majeure de nos sociétés contemporaines : Squat.
Alix
Le temps que nous, Mathieu et Alix, avons proposé s’appelait « l’autre 11 septembre », il s’agit d’un atelier d’anticipation à un horizon très proche (dans quelques semaines). Il est inspiré de ce que propose les « ateliers de l’Antémonde » à travers l’excellent livre « Bâtir Aussi » et les ateliers qui en ont découlé. Le livre proposait en 2018 de se projeter en 2021 dans un futur post-révolutionnaire et post-capitaliste, suite à des révolutions ayant eu lieu dans les années 2010. Cet exercice collectif est un outil intéressant pour créer des utopies réalistes (les ateliers de l’Antémonde parlent d’utopie ambiguë voir « merdique ») par rapport à la situation existante.
Au lendemain du 10 septembre, jour de mobilisation et blocage national, une commission propriété se crée avec comme objectif de remettre en cause / abolir à court – moyen terme la propriété individuelle pour plus de propriété collective. Les participant·es à cet atelier sont donc des membres de cette commission qui vont devoir questionner les attributs de la propriété d’un certain nombre de biens matériels ou immatériels à savoir :
Pour chacun des biens et des attributs, il faudra essayer de trancher si cet attribut est détenu par un / des individus ou par le collectif, quelle que soit son échelle (collectif, commun, public )
Pour cela il est possible de s’appuyer sur plusieurs critères :
Voici la liste des biens dont il faut questionner les attributs :
Ce sont des biens matériels ou immatériels d’importance ou fonction variées pour pouvoir étudier un large éventail de situation. Dans la première session, les personnes étaient réparties en 3 groupes de 4- 5 avec 4 objets à étudier en 45 minutes. Nous avons vu à l’usage que c’était trop ambitieux en termes de temps et dans la seconde session, les personnes sont réparties en 6 binômes qui étudient deux objets, ce qui a permis de balayer un plus grand nombre de cas. Puis il y a un retour en grand groupe pour partager, discuter et débattre les propositions.
Un tableau croisé biens – attributs était présenté :
| Fructus | Usus | Abusus | |
| Une paire de chaussettes | |||
| Une machine à laver | |||
| Une résidence principale | |||
| Un réseau internet | |||
| Un bon livre | |||
| Une voiture | |||
| Un champ | |||
| Une station de radio | |||
| Un barnum | |||
| Une résidence secondaire | |||
| Une scierie | |||
| Une idée géniale |
Voici de manière exhaustive un aperçu de ce qui est ressorti des discussions :
Globalement les participant·es étaient plutôt d’accord pour dire que l’abusus devait être collectif et non plus individuel c’est-à-dire par exemple que l’on peut « posséder » un bien tant qu’on en a l’usage, mais lorsque ce n’est plus le cas, son devenir est entre les mains du collectif, tout comme les modifications substantielles à ce bien.
Pour ce qui est de l’usus, c’était plus nuancé, certains biens considérés intimes, comme la paire de chaussettes, pouvaient restés privés mais il a globalement été décidé pour la majorité des biens que leur usus pouvait être partagé c’est-à-dire collectif et/ou bien individuel en même temps.
Pour ce qui est du fructus : il a été globalement proposé que le fructus soit collectif soit pour couvrir les coûts de fonctionnement du bien soit de ne pas du tout faire valoir le fructus.
On s’est rendu compte que globalement des formes collectives de propriété de ses biens existaient déjà à diverses échelles et que la propriété collective était déjà possible et expérimentée.
Il a été décidé par exemple d’abolir les résidences secondaires ou que les livres devaient être plutôt détenus par des bibliothèques plutôt que par des individus. Pour le champ c’était moins simple et cela pouvait être une forme hybride individuelle et collective du fait du rapport particulier des paysan·nes à leurs terres.
S’est posée la question des biens auxquels des individus ont un attachement sentimental : leur abusus reste-t-il collectif ou bien celui-ci est-il exceptionnellement individuel ? Parmi les pistes il y avait que l’abusus restait collectif mais que la propriété d’usage pourrait dans certains cas exceptionnels, définis dès le départ, être cessible à ces proches dans le cas de biens ayant une valeur symbolique. Les biens matériels à forte valeur financière ou d’usage ne pourraient pas entrer dans ce cas pour ne pas reproduire les dynamiques inégalitaires actuelles perpétuées par l’héritage.
S’est également posée la question du transfert des attributs de la propriété de l’individu au collectif, se fera-t-elle de manière volontaire ou contrainte (c’est-à-dire expropriation) ?
A chaque fin de session d’atelier, nous avons abordé succinctement des formes juridiques de propriété existantes actuellement qui permettent de mettre en place des formes de propriété collective :


Michel Lepesant
Une partie des enjeux du focus sur la propriété porte sur la nature du droit de propriété : est-ce un droit réel (dans ce cas, la propriété privée porte directement sur la chose, et c’est le fait d’avoir quelque chose) ou bien est-ce un droit relationnel (et dans ce cas, la propriété privée n’est que la reconnaissance sociale du fait de disposer de certains droits, en particulier le droit d’imposer aux autres le respect de mon droit sur une chose). Comment penser le propre non pas comme une sphère d’indépendance mais comme un lieu de dépendances et d’interactions ? Qu’en est-il dans le cas du corps ?
Si la propriété n’est pas un droit fondamental, comme le défend l’idéologie propriétaire, mais un faisceau de droit subalternes c’est que ces droits visent à la préservation de certaines valeurs, lesquelles ?
« La propriété de son corps [est] simplement une collection de droits qui assurent un type de contrôle compatible avec la préservation de certaines valeurs comme l’égalité, la liberté individuelle, le droit de vivre de son travail, le droit d’empêcher autrui d’interférer sur mes choix libres, le pouvoir d’échapper à la domination… Pour parvenir à la réalisation de ces valeurs, il est nécessaire de débarrasser le droit de propriété de sa gangue théorique, qui le fait passer pour un droit irréfragable alors même qu’il n’a jamais été qu’un composite ouvert à toutes les formes de combinaison ».
Pierre Crétois (2020), La part commune. Critique de la propriété privée, éd. Amsterdam, p.161.
Nous avons commencé par 2 cas exemplaires :
Et nous avons poursuivi au fil de différents cas réels, en prenant le prétexte de chercher la valeur liée pour partager des réflexions :
Les 2 ateliers, à partir d’une réflexion générale sur l’articulation entre corps individuel et corps social, en sont venus à une discussion sur ce qu’une société pouvait considérer comme « normal ». Si consensus il y a eu, c’est de voir dans le « normal » ni un cadre impératif qui traite de « pathologique » tout ce qui est dans les marges ni une simple moyenne statistique, mais plus un « halo » normatif qui décrit une généralité et prescrit « ce qui ne se fait pas » (common decency) plutôt que ce qui doit se faire : il y a ainsi plus de liberté dans l’inter-diction (de faire) que dans l’obligation (de faire).
La propriété n’est pas une bonne façon de penser le rapport au corps parce qu’elle reste dans le domaine de l’avoir et de l’objet, alors que le corps peut être pensé dans le domaine de l’être et du sujet. En pensant le corps comme objet, je le pense comme autre que le sujet que je suis et du coup je risque de faire de cette altérité le modèle à partir duquel je vais considérer l’altérité des « autres », qui seront alors considérés d’abord comme des corps-objets, à qui j’accorde, ou non d’ailleurs, une subjectivité.
Bref, dans ce dernier cas, l’altérité est pensée à partir d’un côte à côte, ou d’un face à face et non pas à partir d’une interdépendance. Dans le vocabulaire de Martin Buber, dans ce cas je pense le Je-Tu à partir du Je-Cela (que le Cela soit mon corps ou celui d’un autre) et non pas comme relation première, primordiale.
Quelle serait une meilleure façon de se rapporter aux corps, le « sien » comme les « autres » ? Par les valeurs ? Mais alors il faut éviter de répéter la fable de l’équivalence généralisée – celle qui s’étale tout au long de l’horizontalisme du régime de croissance – et admettre que si tout corps doit être reconnu dans sa dignité, alors la société à laquelle j’appartiens doit reconnaître le droit de chacun à privilégier le corps qu’il est. Les « valeurs » dans ce cas n’apparaissent pas comme des injonctions descendantes (du haut de la Société comme Totalité) et venant soi-disant contraindre ma liberté de « faire ce que je veux » (le caprice) mais comme des « liens », ceux qui font société.
Et si ce « privilège » fait de moi le « propriétaire » de mon corps, ce n’est pas parce que je pense la propriété à partir des attributs romains du droit – usus, fructus et abusus – mais à partir de la conception américaine du faisceau de droits, faisceau qui articule des droits (claims), des privilèges, des pouvoirs et des immunités. Je ne fais donc pas de mon corps un objet sur lequel j’aurais un droit absolu mais je conserve un droit inaliénable d’exclusivité et donc d’exclusion : nul ne peut user de moi, en jouir, y pénétrer sans mon consentement délibéré.
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