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27.11.2024 à 18:25
Fracas Media
Texte intégral (719 mots)

Porte-parole justice climatique au sein de l’association Ghett’up, Rania Daki a aussi été formatrice bénévole chez Banlieues climat. La jeune femme, originaire d’un quartier populaire, appelle le mouvement écolo à se « remettre en question » et à défendre une écologie véritablement antiraciste, sociale et féministe. 

Un entretien d’Amélie Quentel issu du premier numéro de Fracas. Illustration : Luis Mason.


À quelle occasion s’est développé votre engagement écolo et comment se manifeste-t-il dans votre parcours ?

Je viens d’un quartier populaire d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), mais j’ai fait mon lycée dans un établissement parisien privilégié. À l’époque, j’avais été frappée de voir à quel point la question écologique était traitée différemment à Paris et dans les quartiers populaires : dans les zones riches de la capitale, il y avait moins de pollution – qu’elle soit visuelle, sonore ou de l’air – mais aussi plus de sensibilisation autour des enjeux écolos. J’ai donc commencé à me questionner : pourquoi, alors que c’est chez nous que la pollution est la plus développée, y a-t-il moins de moyens investis par l’État ? C’était par ailleurs l’époque des grandes marches pour le climat, autour notamment de Greta Thunberg. Je trouvais ça bien qu’elle soit présente, mais je ne m’identifiais pas à elle et je me disais qu’elle ne s’adressait qu’à une partie de la société. Ma prise de conscience écologique s’est donc manifestée à ce moment-là : j’ai créé un club d’écologie dans mon lycée, avant de m’investir chez Banlieues climat puis Ghett’up, et de faire des études en lien avec l’environnement.

La question des quartiers populaires est-elle toujours l’un des angles morts du mouvement écolo aujourd’hui ? 

C’est en effet l’angle mort des grandes assos conventionnelles mais en revanche, un mouvement écolo se déploie désormais dans les quartiers populaires : je pense à Banlieues climat, Ghett’up, Front de mères… Sachant que les quartiers populaires sont de base écolo, mais sans que ce soit forcément revendiqué comme tel : pour des raisons financières, nous avons toujours été dans la récup’, la seconde main, les économies d’énergie… Je me félicite que de telles assos se développent dans les quartiers populaires. Un instinct de survie s’est déclenché, avec l’idée que nous n’avons plus le temps d’attendre qu’on nous vienne en aide, et que c’est à nous-mêmes de prendre en main notre futur. Mais, à l’échelle des assos traditionnelles, nous ne sommes pas inclus dans les débats, et c’est un problème. Dans ces structures, il y a un manque de représentativité des personnes issues des quartiers populaires et d’outre-mer, alors que ce sont les premières victimes du réchauffement climatique. Il faut que cela change et que ces assos se remettent en question : elles doivent faire un pas vers les mouvements issus des quartiers populaires et écouter nos revendications.

Quelles sont-elles ?

Selon moi, l’écologie que nous devons prôner doit être décoloniale, antiraciste, féministe et sociale. La lutte écolo ne peut pas être pensée seulement à destination d’hommes blancs et riches. Si nous voulons vraiment être écolo, il faut prendre en compte les revendications des femmes, des personnes racisées, des précaires, car ce sont ces personnes-là qui sont les plus touchées par la crise climatique et environnementale. Si nous suivons la trajectoire de l’écologie un peu bobo, alors seulement une partie de la société sera sauvée, et le combat ne sera pas gagné.

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27.11.2024 à 18:13
Philippe Vion-Dury
Texte intégral (675 mots)

Ça y est : la COP, c’est fini. Comme chaque année, la conférence qui doit régler le sort des générations futures aura ressemblé à un Rotary Club destiné à l’élite climatique, et ceux qui croient encore en ses promesses. Pour conjurer la sinistrose qui pourrait nous saisir, faisons nous plaisir avec un petit portrait : celui du leader climatique, qui mange des petits fours pour repousser la fin du monde.

Un article issu du premier numéro de Fracas. Illustration : Olga Prader.


Face au « grand défi du siècle », la classe possédante répond à l’appel. Il faut imaginer les yeux humides, les narines tressaillantes et le front haut d’Al Gore, ex-candidat à l’élection présidentielle américaine, lorsqu’il annonce à Davos cette vérité qui ne dérange plus personne : « Le fardeau d’agir qui repose sur les épaules des personnes qui vivent aujourd’hui est difficile à imaginer. Mais c’est [la bataille des] Thermopyles ! C’est Azincourt ! C’est la bataille des Ardennes ! C’est Dunkerque ! C’est le 11 Septembre ! »(1) On claironne, on sonne du cor. D’un consensus l’autre, Wall Street répond à l’appel du Giec, tandis que les gouvernements débarquent aux COP pour les olympiades du mot flou et de la promesse sibylline. Mais encore leur faut-il faire oublier toutes les impérities des quatre décennies précédentes. 

Ce boulot-là a été confié à un taxon bien spécifique de l’élite politique : les leaders d’opinion. Ils s’appellent Al Gore, Christiana Figueres, Arnold Schwarzenegger, et tous ont un point commun : ils ont vécu la prise de conscience climatique. Les leaders d’opinion viennent d’horizons divers, pour vendre l’« union sacrée » contre l’ennemi carbone. Union large, inclusive : des banquiers, des entrepreneurs, des dirigeants d’entreprise, des technocrates. Si les leaders d’opinion sont des facilitateurs, des inside-insiders, ils ont aussi pour fonction de sermonner, d’admonester, de gronder. Ils déplorent le manque de volontarisme, exhortent d’écouter les alertes des scientifiques, conjurent de dépasser nos petites différences. Puisqu’après tout, il suffirait de si peu. Dire cela, ce n’est pas dire autre chose : que la rupture nécessaire est immense, qu’il faudrait en faire infiniment plus, que réformes et compromis n’y suffiront pas. 

Mais les COP ne soulèvent plus les foules. Alors les leaders d’opinion ont développé une nouvelle stratégie : la déclaration performative. Renonçant à l’adage populaire voulant que les promesses n’engagent que ceux qui y croient, ces leaders assurent que les promesses n’engagent que si l’on y croit. Autrement dit, peu importe le fond réel d’un accord, la force des engagements pris, il faut avant tout miser sur la réception médiatique du discours. Ainsi de l’Accord de Paris de 2015 : historique ! Un tournant ! « C’est un cri répété par mille sentinelles ; Un ordre renvoyé par mille porte-voix ; C’est un phare allumé sur mille citadelles… » Du Baudelaire ! Les Hosannas fusent, c’est l’incantation générale. Comment ça, pas de mesure réellement contraignante ? Comment ça pas de tribunal en cas de non-respect ? Chut, fermez les yeux : n’entendez-vous pas la liesse ? Écoutez la négociatrice Laurence Tubiana : « L’Accord de Paris doit être une prophétie autoréalisatrice. » Amen.


(1) Cité dans Fin du monde et petits fours (Édouard Morena, La Découverte, 2023).

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13.11.2024 à 18:51
Philippe Vion-Dury
Texte intégral (707 mots)

Alors que la COP29 a commencé ce lundi 11 novembre à Bakou, en Azerbaïdjan, nous avons choisi de vous présenter une figure incontournable de la gouvernance climatique, dont Jeff Bezos est l’un des plus éminents spécimens : le carbon cowboy. Ses efforts consistent à prouver que faire du business et sauver le climat sont deux activités totalement compatibles. Sacré programme.

Un article issu du premier numéro de Fracas. Illustration : Olga Prader.


L’époque a besoin de miracles, et le Nouveau Monde ne manque pas de business angels. Think tanks climatisés et fondations climatophiles pullulent sous l’égide des milliardaires états-uniens qui ont su, paraît-il, écouter les alertes scientifiques : la Climate Policy Initiative (George Soros), la Carbon War Room (Richard Branson), la Bezos Earth Foundation (lui-même)… Le patron d’Amazon est le camarade retardataire. En guise d’amende honorable, le mauvais élève aura dû injecter 10 milliards dans sa fondation pro-planète.

Excuses acceptées : on lui ouvre immédiatement les portes de la COP26 qui se tient à Glasgow en 2021. Fraîchement débarqué de son jet privé, il livre à la tribune ces paroles profondes : « La nature fournit toute la nourriture que nous mangeons, l’eau que nous buvons, l’oxygène que nous respirons. Elle nous donne la vie. Elle est belle, mais aussi fragile. » Jeff est décidément la preuve vivante que la réussite couronne le génie. Il confesse que cette vérité lui est apparue lorsqu’il est allé dans l’espace avec Blue Origin, sa propre compagnie de tourisme spatial. Espace où il entend d’ailleurs transférer les industries polluantes pour sauver la planète. De son voyage céleste, Jeff tire une conclusion : « Le changement climatique nous donne une formidable raison d’investir dans la nature. » Alors il investit : ses 10 milliards vont faire pousser des arbres.

Il n’est pas le seul à aimer les arbres : de nombreux philanthropes semblent subitement épris des milieux forestiers. Les marchés aussi, qui commencent à préférer les puits de carbone aux puits de pétrole : carbone émis, ça se paie ; carbone repris, ça se vend. La terre devient bien plus qu’une valeur refuge, elle est une classe d’actifs qui a l’avenir pour elle. Ainsi en Écosse les nouveaux lairds sont-ils écolos (1). Riches Européens et Californiens se sont découvert une passion pour les tourbières, ces pompes à carbone. Ils n’ont pas chômé puisque deux tiers des terres écossaises sont déjà aux mains d’un seul petit millier de propriétaires.

D’un accaparement l’autre : le laird est parfois aussi un missionnaire. Vert, et plus sûrement blanc. Alors que le colon allait civiliser le sauvage, le néo-colon ensauvage au nom de ladite civilisation. Le carbon cowboy arpente les forêts tropicales sûr de sa cause pour y débusquer l’eldorado de puits naturels où stocker le carbone-actif. Quant aux autochtones, ils sont bien souvent priés d’évacuer les lieux. Le carbon cowboy n’a pas grand-chose à redire au colonialisme vert en vigueur : leur idée coloniale de l’Éden africain rencontre parfaitement l’idée conquérante d’une civilisation planétaire décarbonée (2). Coïncidence ? Une partie de l’argent de Jeff vise justement à restaurer les vertes collines de l’Afrique (3).

(1) Edouard Morena, Fin du monde et petits fours, La Découverte, 2023.
(2) Guillaume Blanc, L’Invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe
de l’Éden africain
, Flammarion, 2020.
(3) Élodie Goulesque, « En Afrique, un gigantesque projet crée l’illusion
de la reforestation », La Croix, 21 mai 2024.

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13.11.2024 à 18:20
Clément Quintard
Texte intégral (1424 mots)

Les couples se font et se défont dans la villa capitaliste ! Depuis sa victoire à l’élection présidentielle, Donald file le parfait amour avec Elon. Jordan et Vincent, quant à eux, se serrent les coudes, tandis que Bernard et Jeff refusent de rester sur le banc de touche. Retour sur les alliances plus ou moins décomplexées par lesquelles l’extrême droite et le grand capital ont décidé, ces dernières semaines, d’unir leurs forces. 



Décors kitch, pièces montées dégueulasses, discours chat-gépétesques, grivoiseries de caserne, orgie de symboles bourgeois… Assister à un mariage est déjà chose exécrable. Mais quand les époux sont, d’un côté, l’extrême droite et, de l’autre, le grand capital, la cérémonie n’est plus simplement pénible. Elle en devient cauchemardesque. « Je t’aime, Elon [Musk] », s’est enflammé Donald Trump le 6 novembre 2024, lors de son discours de victoire. Le 47e président américain a ainsi remercié pendant de longues minutes le fondateur de Tesla et SpaceX, tout en célébrant son « génie » et ses va-et-vient cosmiques : « Il a envoyé une fusée il y a deux semaines. Je l’ai vue, s’est-il extasié. Elle était d’un blanc éclatant. […] Elle est descendue si doucement et a été attrapée par des bras… comme lorsque vous tenez votre petit bébé. C’était magnifique ». Une déclaration d’amour à la hauteur de la dot versée. Pour faire réélire Donald Trump, Elon Musk aura dépensé près de 200 millions de dollars, mais aussi mis à disposition le réseau social X (ex-Twitter) dont il est propriétaire et organisé une loterie illégale. Depuis, les époux Trump et Musk convolent en justes noces : parties de golf, nomination à un poste de ministre pour le second, qui a même été convié par le premier à des conversations téléphoniques avec Volodymyr Zelensky, le président ukrainien.

Désarmer l’empire Bolloré

Cette union consommée entre un candidat raciste, sexiste, homophobe, transphobe, climato-négationniste et un milliardaire qui l’est tout autant, doit-elle être vue comme un excès dont seule est capable l’Amérique ? Malheureusement, le phénomène ne se limite pas aux États-Unis. En France aussi, nous avons notre lot d’attelages grotesques : Vincent Bolloré et le Rassemblement national (RN), par exemple.

Le milliardaire a ainsi mis lors des élections législatives anticipées son empire médiatique (CNews, C8, Europe1, Le JDD) en ordre de bataille pour faire accéder l’extrême droite au pouvoir, donnant lieu à une contre-offensive de plusieurs syndicats, organisations et collectifs, dont les Soulèvements de la terre, pour « Désarmer le groupe Bolloré ». À l’approche des fêtes, le pygmalion de l’extrême droite française tente désormais de réaliser un coup marketing en dopant la sortie du livre du président du RN, Jordan Bardella.

Si certains grands fortunés affichent un soutien de plus en plus décomplexé aux hommes politiques d’extrême droite, d’autres choisissent de ne pas insulter l’avenir, et optent pour de pudiques fiançailles. Ainsi du milliardaire et propriétaire d’Amazon Jeff Bezos, qui serait intervenu pour empêcher que le comité éditorial du Washington Post, journal dont il est propriétaire, ne se prononce en faveur de l’un des deux candidats à l’élection américaine (en l’occurrence, Kamela Harris), mettant fin à une tradition vieille de plus de 30 ans. Là encore, la France parvient à fournir une réplique cheap de l’exemple américain, cette fois en la personne de Bernard Arnault, comme le révèle une enquête publiée dans L’Obs : « il faut à tout prix éviter un Premier ministre de gauche », aurait insisté le patron de LVMH et propriétaire du Parisien et des Échos au moment de la nomination du gouvernement auprès d’Emmanuel Macron, convaincu qu’un Jordan Bardella (RN) placé à Matignon serait un moindre mal.

Les testicules du castor

Contrairement aux apparences, la bourgeoisie capitaliste n’est pas une classe homogène. En son sein, explique le militant libertaire Daniel Guérin dans Fascisme et grand capital (Libertalia, 2014 [1936]), des intérêts divergents peuvent exister en fonction de l’activité poursuivie, ce qui explique que certains groupes soutiennent plus ouvertement que d’autres l’extrême droite. Par exemple, les magnats de l’industrie lourde auront tendance, en période de crise, à soutenir une prise de pouvoir fasciste, c’est-à-dire à parier sur un État ultra-nationaliste, autoritaire et expansionniste sur le plan international.

Les compagnies métallurgiques et pétrolières escomptent alors relancer leur activité et leurs profits grâce à des commandes publiques d’armement, des contrats d’approvisionnement avec l’armée, mais aussi une production dans les usines menée à coups de trique. À l’heure où l’espace mondial semble saturé de tensions et où une poignée d’États impérialistes s’appuient à la fois sur leur puissance économique et leurs capacités militaires pour imposer leur domination sur le reste du globe, l’alignement de certains industriels sur des programmes agressifs et nationalistes se révèle conforme à leurs intérêts.

Pour expliquer le ralliement des autres franges de la bourgeoisie capitaliste aux idées d’extrême droite, le philosophe marxiste Antonio Gramsci mobilise quant à lui la fable du castor. Dans cette histoire, le castor est poursuivi par des chasseurs qui veulent lui prélever ses testicules, réputées pour leurs vertus médicinales. L’animal décide alors de son propre chef de se les arracher pour sauver sa peau. Ici, les bijoux de famille du castor représentent la démocratie libérale, que les classes dominantes prétendent chérir, mais qu’elles choisiront toujours de sacrifier si leur survie est en jeu – afin d’éviter, par exemple, un front social uni, voire une révolution. Alors que la fortune des dix milliardaires les plus riches du monde a bondi de 64 milliards de dollars dans la journée suivant l’annonce de la victoire de Donald Trump, les classes dominantes semblent avoir obtenu le feu vert des marchés pour se radicaliser – jusqu’à paver le chemin du fascisme ?

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13.11.2024 à 17:56
Isma Le Dantec
Texte intégral (3243 mots)

Sous nos pieds, de grands câbles relient et contournent les continents. Au point de croisement de ces « autoroutes de l’information » : les data centers, ces méga-ordinateurs bétonnés qui renferment des milliers de serveurs. C’est à ces infrastructures que s’intéresse le collectif « Le nuage était sous nos pieds », qui organisait ce weekend du 8 novembre son premier festival dédié aux infrastructures du numérique et à leurs nuisances. Rencontre.


« Le nuage était sous nos pieds » est à la fois un nouveau collectif et un festival : de qui est-il composé, comment a-t-il émergé ?

Le collectif a émergé de la rencontre de trois collectifs : Technopolice, la Quadrature du Net et le collectif des Gammares. Technopolice, qui enquête sur les technologies de surveillance policière et la Quadrature du Net qui défend les libertés fondamentales dans l’environnement numérique, travaillaient sur les impacts socio-écologiques et la matérialité des infrastructures du réseau ; et le collectif des Gammares qui travaille sur les questions de l’eau à Marseille, à partir du ruisseau Caravelle-Aygalades.

Le détournement des eaux de la galerie à la mer pour le refroidissement des data centers de Digital Realty a été le point de rencontre entre questions de l’eau et de la tech. On a alors commencé une enquête commune, et très vite, on eu eu l’envie de partager nos découvertes à travers un festival pour mobiliser plus largement. La première étape pour nous, c’est de visibiliser la matérialité du réseau et retourner les imaginaires éthérés, et presque magiques d’Internet, qui nous empêchent de le penser et freinent la politisation de ses enjeux : c’est même de là que vient notre nom.

« La première étape, c’est de retourner les imaginaires éthérés et presque magiques d’Internet »

Marseille est la septième ville mondiale en terme de flux de données, en passe de devenir cinquième, avec plus d’une dizaine de data centers et une vingtaine des grands câbles sous-marins intercontinentaux de fibres optiques qui atterrissent sous les plages du littoral sud à Marseille, sans que personne ne semble vraiment au courant. L’idée que le cloud est quelque chose de très matériel devenait concrète : le nuage, depuis le début, était déjà sous nos pieds. 

Pour rendre le truc bien palpable, on s’est dit que le vocabulaire était hyper important et on voudrait renommer les data center les « méga ordinateur bétonnés ». Ensuite, à travers notre enquête, on a voulu comprendre l’ampleur des enjeux et leurs très nombreuses ramifications. 

Pourquoi lutter précisément contre la construction de data centers ?

Au premier coup d’oeil, le « méga-ordinateur bétonné » semble n’être qu’un gros hangar. Mais en dépliant un peu l’objet technique, ce sont toutes les ramifications du capitalisme mondialisé qui viennent avec : l’accaparement et la privatisation des ressources, l’extraction minière coloniale, les grandes questions de l’énergie, de sa production et de son transport, l’industrie des puces, l’exploitation des « travailleur·euses du clic »,  la puissance impérialiste économique et politique des GAFAM, l’idéologie d’une croissance infinie, les complicités entre secteurs privé et pouvoir public…

À un moment où Trump remporte les élections grâce à Elon Musk et son idéologie suprémaciste et où le génocide à Gaza se fait avec des soi-disant « armes intelligentes » et le soutien de Google, Amazon et Microsoft, ce n’est pas trop dur de sentir à quel point ces infrastructures servent un monde qui n’est pas le nôtre. Et puis, on est nombreuses à avoir des petits problèmes d’addiction au numérique et à être effrayées de la place que ça prend dans nos vie.

« Il n’y a pas « d’extractivisme » responsable. Les data centers et les câbles sont l’armature de ce numérique nauséabond : lutter contre eux, c’est lutter contre ça »

À Marseille déjà, on sent bien que cette emprise a quelque chose à voir avec la destruction d’une ville et de ses quartiers populaires, pour faire place à la « Smart City » notamment à travers le projet de « requalification » urbaine Euromed. Cette priorité donnée aux industriels se fait au détriment des habitant·es, c’est ce que dénonce la confédération des CIQ du 16e (comité d’intérêt de quartier) qui voit dans l’arrivée des méga-ordinateurs un conflit d’usage fort sur le réseau électrique et pointe des risques de saturation des réseaux. Alors qu’iels luttent depuis des années contre les pollutions atmosphériques et pour l’electrification des quais du Grand Port Maritime Marseille-Fos, la priorité a été donnée au raccordement électrique des data centers. 

Et au delà de Marseille, en France, Stop Micro est déjà sur une lutte qui pointe l’accaparement de l’eau par un monde techno-centré, dont la finalité au delà des gadgets connectés est bien le complexe militaro-industriel. Génération Lumière, collectif de réfugiés congolais, nous disent un truc avec lequel on est obligé de penser : toute l’infrastructure du numérique est construite à partir des minerais de sang. Il n’y a pas « d’extractivisme » responsable. Les data centers et les câbles sont l’armature de ce numérique nauséabond : lutter contre eux, c’est lutter contre ça.

Cette voracité des industriels du numérique, on la voit dans plein d’autres villes dans le monde, et il faut s’organiser collectivement. Les méga ordinateurs, c’est ni ici, ni ailleurs. On fait le lien avec d’autres collectifs qui luttent sur leurs territoires, comme TuNubeSecaMiRio, un collectif qui lutte contre un data center hyperscale Meta en Espagne, mais aussi des collectifs en Irlande, au Chili, en Uruguay, aux États-Unis. En France, il y a des mobilisations du côté de Wissous dans le 94,  de Dugny en Seine-Saint-Denis, de Bouc-Bel Air dans les Bouches-du-Rhône. 

On a vraiment envie d’informer le plus possible sur ces projets qui se multiplient dans une opacité totale et de partager des outils pour se mobiliser : c’est pour ça qu’on a organisé le festival, avec en ligne de mire l’objectif d’empêcher les futurs data centers de voir le jour et de faire exister une résistance locale et nationale à ce déploiement délirant. 

Dans le cadre du festival, vous avez entre autres proposé une balade-conférencée sur les traces des impacts socio-écologiques des infrastructures du numérique. Quels sont ces impacts que la balade rend visible ?

Comme dans beaucoup d’autres territoires sous l’emprise des géants du numérique, les impacts principaux d’un point de vue marseillais sont notamment la prédation foncière, la quasi absence d’emploi produit, l’énorme consommation électrique et les problématiques de conflit d’usage et saturation des réseaux, l’accaparement de l’eau, la production de chaleur des bâtiments, sans compter les pollutions et les nuisances pour les riverain·es etc. 

« On aime rappeler ce que ces infrastructures permettent : la collecte de données à des fins de surveillance et de ciblage publicitaire, etc. »

Mais comme on le disait avant, c’est la filière dans son entièreté qu’il faut regarder : les data centers, ce sont des milliers d’ordinateurs dans des armoires qui tournent H24, qu’il faut refroidir et qui pèsent hyper lourd. Dans chaque serveur, il y a de nombreuses composantes micro-électroniques, processeurs, puces, etc. On a à peu près tout le tableau de Mendeleïv, ou en tous cas, tous les minerais imaginables. C’est ça qu’il faut regarder : le data center, c’est pas l’usine de production, c’est en quelque sorte le « produit fini », il dépend de l’industrie microélectronique, de la production d’électricité, des mines, il repose sur le travail de millions de personnes exploitées – et c’est en regardant ça que ça devient catastrophique. Ensuite, le seul truc qui sort du data center, ce sont les serveurs pétés et obsolètes, on considère en général que les serveurs doivent être changés tous les deux ans – et la question des déchets du numérique c’est encore une histoire gigantesque. 

Après dans les impacts, on aime rappeler que c’est aussi tout ce que ces infrastructures permettent : la collecte infinie de données à des fins de surveillance et de ciblage publicitaire, le trading à haute fréquence, les algorithmes discriminatoires à la Caisse d’Allocation Familiale ou de France Travail, la vidéosurveillance algorithmique, la déshumanisation des métiers du soin, l’optimisation des armes de guerres. Sans parler du travail invisible sur lequel s’appuie cette industrie, qui prolonge et entretien des dynamiques coloniales. C’est ce que A. Cassili nomme le « prolétariat du clic » : des millions de travailleur·euses exploité·es, aux Philippines, à Madagascar ou au Kenya par exemple pour faire fonctionner les « intelligences artificielles », les travailleur·euses traitées comme des robots dans les entrepôts logistique d’Amazon gérés par des algorithmes, malmené·es par des applications de livraisons déshumanisantes, et à toutes celles et ceux qui subissent les travaux à la tâche des plateformes comme Amazon Mechanical Turk

La balade-conférencée est un outil d’éducation populaire, comment vous en emparez-vous, qu’est ce que cela permet ?

C’est sans doute très basique, mais pour se rappeler que les infrastructures du numériques sont matérielles et bien réelles, il semble assez efficace d’aller les voir. Savoir où elles sont, comprendre que tel bâtiment, c’est le poste de transformation RTE construit spécifiquement pour les data centers, que tel hangar chelou qu’on ne voyait pas avant, c’est un poste de partage des eaux entre la galerie à la mer, le « river cooling » et le réseau de thalassothermie de la SmartCity. On engage nos corps, on est une centaine à essayer de sentir l’air frais de la galerie à la mer par les petits trous dans la porte au milieu d’un échangeur autoroutier à côté de l’usine Panzani. On peut les cartographier, on peut presque les toucher, on voit très concrètement comment le système tient, et ça aide à s’en emparer. 

Et puis, dans une balade, tu fais des liens imprévus : tiens en fait juste à côté du data center, c’est Cemex, et là c’est le quartier de la Calade… et ça fait des sensations étranges entre le « geste architectural » qui consiste à orner l’ancien bunker nazi d’un « origami en acier » face à la vieille copropriété d’après guerre un peu délabrée. 

Marseille est déjà un énorme hub numérique et vous dénoncez un nouveau projet, le MRS5, de quoi s’agit-il ?

Historiquement, Marseille était une ville de second plan sur la carte de l’internet mondial. Mais au cours des 10 dernières années, Marseille est devenue, avec la Seine-Saint-Denis, le terrain de jeu des géants américains du numérique qui y multiplient les constructions de méga-ordinateurs bétonnés et les arrivées de câbles sous-marins internationaux – à tel point que la ville est en passe de devenir le cinquième « hub » mondial en terme de trafic de données. Cela peut étonner quand on sait que les autres villes du classement sont des centres boursiers financiers majeurs comme Londres, Paris, Amsterdam et Francfort. Le discours des industriels du numérique et de l’État, c’est que c’était le « destin » et dans « l’ADN » de Marseille que de devenir une centre névralgique de l’internet mondial grâce à sa position « géographique unique » de « carrefour des civilisations », point de rencontre « idéal » entre Amériques, Europe, Asie, Afrique. 

Il y a dix ans, l’entreprise Digital Realty, leader du secteur et propriétaire de 17 data centers en France, a décidé de faire de Marseille son point d’ancrage d’une stratégie d’expansion très agressive dans le bassin Méditerranéen, à la « conquête » de nouveaux marchés. L’entreprise y a déjà ouvert quatre data centers qui couvrent 24 000 m2 à Marseille, investi plus de 700 millions d’euros, et a largement été soutenue et encouragée par les politiques locaux et nationaux, à coup de discours techno-solutionnistes, subventions publiques et niches fiscales incitatives. Elle a aussi une stratégie très agressive de « RSE » et distribue de l’argent aux acteurs associatifs et culturels locaux. 

Le projet « MRS5 » s’inscrit dans le prolongement de cette stratégie d’emprise et d’accaparement de la ville, de ses infrastructures et de ses ressources. « MRS5 » qui est prévu pour 2026, est donc le nom du cinquième data center marseillais de l’entreprise Digital Realty. Il consiste en la transformation d’un ancien silo à sucre Saint-Louis en data center de 12 000 m2, dans l’enceinte du Grand Port Maritime de Marseille. Avec de nombreux collectifs, nous nous sommes mobilisées contre le projet MRS5, mais plus globalement, contre tout les autres. MRS5 sature le réseau électrique à Marseille, le prochain data center sera un peu plus au Nord, à Bouc-Bel-Air. 

Qu’est ce que le river-cooling ? Quels en sont les dangers, notamment les fuites de gaz fluorés révélées la semaine dernière par Marsactu ?

Marseille est entourée de massifs, et de l’autre côté de l’un de ses massifs, il y a les anciennes mines de Gardanne. C’étaient des mines de lignites liées au développement du bateau à vapeur. Et ces mines, elles se retrouvaient tout le temps inondées parce qu’elles siphonnaient les réseaux karstique du massif. Du coup, des ingénieurs ont décidés de faire travailler des immigrés italiens pour percer le massif et faire une galerie d’évacuation des eaux qui va directement « à la mer » : c’est la galerie à la mer. 

Sauf qu’évidemment, cette grande galerie de près de 15 kilomètres siphonne aussi les eaux souterraines du massif de l’Étoile, dont le versant nord constitue la tête de bassin du ruisseau Caravelle Aygalades. Donc, il y a deux réseaux d’eau : les eaux contaminées aux oxydes ferriques que le BRGM diffuse dans la mer pour « dépolluer » la mine, et le réseau de ces eaux qualités potables, toujours à 15,5 °C, siphonnées par la galerie elle même. Ce sont ces eaux qui sont captées pour le river cooling. Donc, basiquement, refroidir les data center avec de l’eau froide qui refroidit un circuit fermé d’eau qui lui refroidit les salles de serveurs. Cette eau, Digital Realty se l’approprie gratuitement, le projet a même été financé par l’ADEME et la région Sud pour la soi disant contribution de Digital Realty aux efforts de décarbonation. 

On a calculé que l’eau qualité potable prélevée annuellement représente à peu près la consommation annuelle de 5 000 habitant·e·s, si on prend la consommation moyenne de 130 m3 par an et par habitant·e. Ce n’est pas énorme, mais c’est pas rien non plus. Et surtout, on a finit par comprendre derrière leur comm’ immense autour du river cooling, que ça ne représente pas grand chose en terme d’économie, la majeure partie du refroidissement se fait quand même avec des systèmes de climatisation classique avec fluide frigorigène (qui fuit) et électricité. Mais surtout, on comprend que le gros de la consommation électrique, ce sont les serveurs, et ça c’est une consommation incompressible, voire même en pleine explosion, parce que les serveurs dédiés à l’IA demande des puissances de calcul beaucoup plus importantes. 

Si des projets existent pour récupérer ces eaux pour chauffer d’autres bâtiments en hiver (ce qui n’est pas du tout encore une technologie viable), c’est bien en été, où l’on n’a pas besoin de chauffer les bâtiments que ces rejets dans le milieux marins risque de contribuer au phénomène d’anoxie déjà bien connue sur le littoral. 

Mais en réalité, ça ne représente pas le cœur du problème. Il y a presque comme un effet de diversion. Les technologies de refroidissement sont l’endroit où le système technique peut s’optimiser (car rappelons aussi qu’économie d’énergie est une économie financière aussi). Dans ce secteur, c’est la course à l’échalote, on innove à tour de bras, et même si c’est des avancées réelles, on se dit qu’on se retrouve parfois à pinailler sur la réalité du verdissement que ces technologies permettent, alors qu’à côté le nombre de data center, leur taille, et leur puissance – et donc leur consommation – ne fait qu’exploser. Et c’est bien sur ça qu’il faut se concentrer, sans se laisser happer par les discours de « greenwashing » des industriels qui veulent détourner notre attention des vrais enjeux. Car il s’agit bien plus d’une optimisation à la marge que d’une trajectoire de sobriété.

Propos recueillis par Isma Le Dantec

L’article Infrastructures numériques : « On a longtemps cru que les données volaient dans les airs, et puis on a regardé sous nos pieds » est apparu en premier sur Fracas.

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