Toulouse, janvier 2021
Chez des potes en coloc pour un anniversaire. Un chaton bondit et se câline au creux de mes bras. Qu’est-ce qu’un chaton ? C’est félin un chaton, ça vient d’un lointain sauvage un chaton, c’est du transformé pour nous tenir compagnie à la maison, un chaton. Chaton se pelote contre moi. C’est tout mignon un chaton. Ca ronronne. Il parait que c’est bon pour le stress la ronron thérapie. Quand je me balade dans la rue, je regarde avec attention les affiches en détresse de maîtres à la recherche de leur « Perdu : chat ». Chacun cherche son chat. Mais le chat que cherche-t-il quand il se « perd », que retrouve le chat quand le chat se libère de sa domesticité ? « Chat perdu » est le point de vue du maître. Je suis sans doute aussi une « fille perdue » du point de vue du maître, une féministe qui essaie de démolir la maison du maître, de la fuir, pour la reconstruire autrement, de telle sorte qu’elle n’ait plus pour murs porteurs Contrôle et Domination.
Toulouse, octobre 2018
Un séminaire ça sème. Et ça pousse aussi. Alors ça m’attire.
Forcément avec un titre pareil : « La Domestication : de la métaphore à la théorie« , par Ghassan Hage (1).
> Qu’est-ce qui m’attire dans ce titre : que la domestication fasse théorie ?
> Suis-je encore et toujours en quête d’une belle théorie générale de l’exploitation ?
> Ecologie sociale, écoféminisme, critique de la dissociation-valeur, n’est-ce pas assez ?
Une belle théorie a un pouvoir explicatif, elle affine et affirme ma capacité de discernement et donc ma puissance d’agir.
Toulouse, janvier 2021
Je repense à cette profusion de titres de bouquins : « Petit traité d’écologie sauvage », « La pensée sauvage », « Pays sauvages », « Les pierres sauvages », « Les âmes sauvages », « L’appel sauvage », « L’utopie sauvage », « Vendredi ou la vie sauvage », « Ce qu’il advint du sauvage blanc », « Robot sauvage », « Ré-ensauvageons la France », « Réensauvagez-vous ! ».
Sauvage et domestication ne font-ils pas bon ménage ?
La pandémie de Covid-19 n’est-elle pas à l’articulation du sauvage et de la domestication : déforestation massive de forêts sauvages (destruction de la biodiversité comme barrière aux virus), élevages concentrationnaires d’animaux domestiques par milliards (situés, qui plus est, à proximité de forêts sauvages), industrialisation de la chasse et des trafics d’animaux sauvages, le tout marchandisé dans les circuits de consommation mondialisés.
Le concept-théorie de la « domestication généralisée » proposée par Ghassan Hage ose et permet cela : analyser les relations d’assemblage entre le capitalisme et la domestication généralisée (domestications patriarcale+coloniale+humaine) dans le contexte contemporain de crise écologique de civilisation.
Conscientiser et contester le mode d’habitation du monde créé par la fusion des suprématies humaniste-masculiniste-coloniale
Le concept de « domestication généralisée » introduit l’idée que la pensée domesticatrice – qu’on associe volontiers à la domination envers la nature – est en fait une pensée généraliste : à la racine du sexisme, du racisme et du spécisme, il y a en fait la pensée domesticatrice.
La domestication généralisée est un concept critique qui analyse l’articulation des relations de pouvoir : entre les hommes et les femmes (domestication patriarcale-sexiste), entre les colonisateurs et les colonisé·e·s (domestication coloniale-raciste) mais aussi entre les humains et les animaux (domestication humaine-spéciste). La domestication généralisée est donc la fusion du champ patriarcal, du champ colonial et du champ humain.
La domestication généralisée est à appréhender à la fois comme :
– un rapport de pouvoir, dans les champs patriarcal+raciste+spéciste,
– et un mode d’existence c’est-à-dire un mode de relationnalité et un mode de déploiement de l’être dans le monde : la domestication consiste à essayer de canaliser le déploiement de l’autre pour son propre déploiement.
Etymologiquement, dans « domestication » il y a « domus » et « dominus » (cf. le linguiste Emile Benveniste)
– domus : la maison, le chez-soi, espace pacifique
– dominus : la domination, le contrôle, espace violent
La domestication est le mode d’existence qui fusionne le domus et le dominus.
Il y a plusieurs façons de fabriquer du domus, de la maison, du chez-soi. Mais dans la domestication, le domus est produit par et à travers le dominus. L’idée d’être chez-soi est toujours sous-tendue par un processus de domination.
« As-tu réfléchi à ce que LA VIE DE TA MÈRE représente de DÉVOUEMENTS quotidiens, de discrets SACRIFICES, de vrai et pur AMOUR »
« Ta maman a tout fait pour toi…Le Maréchal te demande de l’en remercier gentiment »
Tract pétainiste pour la Fête des mères du 25 mai 1941.
Ces « dévouements quotidiens« , ces « discrets sacrifices » sont concédés par les femmes, souvent consentis, jamais désirés. Ces « dévouements » et « sacrifices » sont le fruit d’un processus de domestication : la féminisation-patriarcale. Il existe plusieurs processus de féminisation. La féminisation-patriarcale est le processus de domestication qui permet de rendre féminin d’une façon patriarcale (c’est-à-dire en faveur du déploiement de l’homme en tant que mâle). Le maternel-patriarcal est aussi un processus de domestication : c’est la production du maternel par le contrôle et la domination. Cette domestication produit de la valeur, mais aussi quelque chose qui est une fusion de l’instrumental et de l’affect.
> La domestication est l’art de séparer les affects associés à la maison, des affects associés à la domination
Un couple passe une belle soirée cosy à la maison. L’atmosphère est intimiste, lumière tamisée et musique jazzy calfeutre l’ambiance d’un swing nonchalant. Le couple mange un steak. Pour se sentir « civilisé » et « chez soi », ce couple ne veut pas que l’agressivité constitutive de ce steak entre dans le domaine de cette belle soirée cosy. Ce couple ne veut pas voir dans ce steak l’animal-qui-voulait-vivre, assassiné pour pouvoir le manger. Cette séparation est à la base de la domestication ; cette séparation des processus violents d’extermination est à la base de « la civilisation ».
« Alors que les affects agressifs associés à la domination sont souvent vus comme étant en opposition avec les affects doux et câlins associés à la maison, la domestication nous permet de comprendre l’un des modes cruciaux de notre existence et dans lequel ces deux affects sont inséparables, enchevêtrés. »
« Le racisme est-il une menace écologique ? Ghassan Hage, 2017
> La domestication est le mode d’existence où on peut en même temps exterminer et valoriser-exploiter
« La domestication comprend une dimension nécropolitique et une politique visant à promouvoir la vie des domestiqué.es »
Ibid.
»Du temps de l’esclavage, il existait deux sortes d’esclaves, deux sortes de Nègres. Il y avait le Nègre de maison et le Nègre des champs. Le Nègre de maison faisait toujours attention à son maître. (…) Il vivait dans la maison de son maître, dans le grenier ou la cave, il mangeait la même nourriture que son maître, il portait les mêmes habits que lui et il pouvait parler comme son maître, d’une diction parfaite. Il aimait son maître bien plus que son maître ne s’aimait lui-même ».
Discours de Malcom X, Message to the Grassroots, 1963
« Le fouet est une partie intégrante du régime colonial,
le fouet en est l’agent principal ; le fouet en est l’âme ; (…)
le jour de la mort est le seul où le nègre goutte l’oubli de la vie sans le fouet »
Victor Schoelcher, Esclavage et colonisation, 1948
L’esclavagiste ne dit pas « retournez chez vous« , mais « venez chez moi« . « Venez chez moi pour vous occupez de mes plantations. Je veux que les bananes poussent à plein régime ! « .
Plus tard, bien après la décolonisation statutaire, le régime de la plantation reste toujours bien implanté. C’est ce que Malcom Ferdinand nomme l’habiter colonial : « une manière d’habiter la terre, une façon « coloniale » de se penser sur terre impliquant l’exploitation des êtres humains et de la nature, et se souciant peu des violences que cela entraîne sur les écosystèmes et les populations. Malgré des avancées sociales et politiques très fortes, telles que l’abolition de l’esclavage, l’accès à des droits sociaux ou la démocratie, cette manière d’habiter la terre n’a pas fondamentalement changé« .
Ce régime de la plantation, cet habiter colonial, c’est en fait la domestication comme mode d’existence : « C’est encore et toujours moi qui contrôle, alors dans ma bananeraie, j’utilise du chlordécone, grâce à cet insecticide, j’extermine les nuisibles. Mon but n’est pas d’exterminer les insectes, mon but est de produire beaucoup de bananes avec une rentabilité maximale ».
« La domestication généralisée est un mode d’habitation du monde par la domination dans le but de lui faire produire de la valeur (des formes de subsistance matérielle ou symbolique, confort, plaisir, esthétique, etc.) »
Ghassan Hage, op.cit.
Rajoutons que le but de la domestication est toujours de créer un espace où l’autre est fonctionnel pour nous. Domestiquer, ce n’est donc pas traiter l’autre comme un objet. La domestication n’est pas une objectification. La domestication a besoin de l’autre en tant que sujet. Cela peut vouloir dire : contrôler, dominer, voire exterminer, pour produire de la valeur.
« La domestication est une lutte pour être « chez soi dans le monde ». Et pourtant paradoxalement c’est aussi un mode de domination, de contrôle, d’extraction et d’exploitation. »
Le racisme, le sexisme, le spécisme fonctionnent comme des techniques de domestication c’est-à-dire comme des techniques de maximisation de la position d’exploitation de l’Autre.
L’exploitation est liée à l’extraction : de minéraux naturels, extraction du travail des personnes, etc…
L’inégalité extractive est l’essence de l’exploitation : quelque chose qui diminue les domestiqué·e·s et augmente les domesticateurs.
Saboter l’assemblage capitalisme-domestication généralisée pour inventer de nouvelles relations au monde et façons d’habiter la Terre
Le capitalisme et la domestication généralisée sont des processus d’exploitation, d’extraction et de diminution de l’Autre. Le capitalisme a créé une relation de symbiose avec la domestication généralisée, il l’a favorisée et accélérée, au point que pour la plus grande majorité d’entre nous, ce mode instrumental d’exister est devenu la seule et unique façon d’exister. Alors qu’il existe d’autres modes d’existence (mutualistes, réciproques,…) mais à l’état minoritaire.
N’importe quelle identité est un champ d’identification. Masculinité, blanchité et humanité sont des champs d’identification avec des processus d’accumulation. La domestication est un champ d’accumulation. Les gens sont tous en compétition pour accumuler des pouvoirs domesticateurs (accumuler et convertir de l’humanité, de la blanchité, de la masculinité, etc). Et le capitalisme peut donc être envisagé comme un processus de distribution et d’accumulation des pouvoirs domesticateurs.
Toulouse, Janvier 2021.
Il est 18h. Je rentre. C’est couvre-feu. Je passe devant une enseigne publicitaire pour un parfum de luxe : SAUVAGE. Le sauvage n’est pas l’envers de la civilisation, puisque la culture du « civilisé » adore « le sauvage », que ce soit pour se parfumer, manger du pangolin ou chasser de façon présidentielle à Rambouillet. Le sauvage n’est pas l’envers de la domestication, puisque la domestication interagit avec le sauvage pour l’exterminer et/ou le valoriser-extraire-exploiter-transformer.
La violence est l’envers de la civilisation et de la domestication, sa face cachée.
Il n’y a pas d’un côté un « capitalisme sauvage » et de l’autre un « capitalisme civilisé ».
L’histoire du capitalisme « civilisé » est l’histoire de cette capacité à élaborer des récits civilisés au moment même où on est en train de faire des choses violentes.
« Aujourd’hui, il faut faire d’avantage, convaincre les Arabes que nous ne sommes pas venus en Algérie pour les opprimer et les spolier mais pour leur apporter les bienfaits de la colonisation. Or la première condition d’une société civilisée, c’est le respect du droit de chacun. «
Napoléon III dans un lettre au gouverneur général de l’Algérie, le 6 février 1863.
Il est temps de ne plus se raconter d’histoires.
La civilisation (en domestication généralisée) se caractérise par sa capacité à masquer les bases violentes sur lesquelles elle se fonde, à masquer le dominus nécessaire au domus.
La civilisation est l’art de cacher la violence nécessaire pour la paix.
La civilisation est un processus de pacification : transformer ce qui a été violemment accaparé-extrait en quelque chose de « civilisé ». Par exemple, boire une tasse de thé à Londres, d’une manière très « civilisée », dans un salon chic, a besoin du mode d’extraction violent exercé par la colonisation de l’Inde.
Dans ce contexte, opposer violence et civilisation est un raisonnement fallacieux. Dire qu’il y a un espace qui n’est pas violent, ne veut pas dire que cet espace non-violent n’est pas dépendant de la violence qui l’a engendré.
La « crise de civilisation » est ce moment où l’on n’arrive plus à masquer le vol derrière la propriété, la violence derrière la paix, la discrimination derrière la démocratie. #ZAD NDDL #Metoo #BlackLiveMatter, #GiletsJaunes #ViolencesPolicières, etc.
La crise saniTerre (enchevêtrement du biologique, du social et de l’existentiel-écologique) nous enseigne sur les causes et les conséquences que génère l’assemblage capitalisme-domestication généralisée : déforestation, élevages intensifs, industrialisation des trafics d’animaux sauvages, et leur intégration dans les circuits marchands mondialisés, sont les facteurs majeurs de l’intensification des maladies infectieuses de types zoonoses (coronavirus). Les masques portés par des milliards d’homo sapiens domesticateurs de la nature, en ce début d’année 2021, est un signe presque burlesque : la tentative désespérée de masquer ce que la civilisation écocidaire n’arrive plus à cacher.
Le rapport au virus de la part des grands domesticateurs de l’État français s’est exprimé très vite : « Nous sommes en guerre » contre un « ennemi (…) invisible». » Règne du contrôle. Contre-sens, chéri t’es à contre-sens. Illusion d’optique créée par le monoréalisme de la domestication généralisée qui s’exprime à l’excès avec cette idée occidentalo-moderne : nous pensions être « chez nous ”, nous pensions que nous tenions « le monde » sous contrôle. Or « ce monde » n’était que l’ombre portée d’un monde spécifique : « le monde de l’homme-blanc » (‘homme-blanc’ étant la fusion de la triple fantaisie de suprématie humaine-patriarcale-coloniale).
Et comme le fait remarquer justement l’anthropologue Bruno Latour, dans l’émission La Grande table des idées, sur radio France culture, le 25 janvier 2021 :
« Nous ne sommes pas en guerre avec le virus. Le virus nous rappelle au contraire qu’il est celui qui a vécu le plus longtemps sur cette terre et qu’il l’a organisée (si on considère que les virus, les bactéries et les plantes sont les grands acteurs de cette longue histoire de la terre), qu’il est chez lui !
C’est une grande erreur de calibrage de la situation actuelle : on a l’impression que ce virus vient de l’extérieur et qu’il nous bouffe notre existence. C’est vrai, on aimerait bien pouvoir l’ignorer, mais en fait, on est chez lui. L’apprentissage c’est que ce virus est le type d’être à l’intérieur duquel nous habitons, et grâce auquel nous avons des plantes, de l’air, une atmosphère, une couche d’ozone qui nous protège du soleil…et l’ensemble de ces ressources que l’on résume selon la théorie de l’hypothèse Gaïa comme la capacité des vivants à créer leurs propres conditions d’existence.
C’est ça qui est très étonnant : parler de « guerre contre le virus », c’est faire une guerre contre nous-mêmes.(…) on pensait qu’on était dans un univers infini qui était fait d’objets.
C’est une grande leçon de métaphysique et on est en train de la recevoir d’une façon un peu dure. Mais on ne va pas être en guerre contre les virus. On va apprendre à être chez les virus. »
Il est temps de varier les récits pour ouvrir les possibles. Changer le disque de la domestication, du contrôle et de la domination du monde. Il est vrai que des homo sapiens ont exterminé, et c’est comme ça qu’homo sapiens a survécu. Mais ce que des homo sapiens ont fait un temps donné pour survivre, n’est plus bon désormais. Ce que nous faisons depuis longtemps, nous pouvons décider de ne plus le faire, parce qu’il y a d’autres manières pour construire la viabilité de notre existence.
Le problème contemporain est moins la domestication, que l’homogénéisation de toute forme d’existence en terme de domestication ; et la symbiose entre le capitalisme et la domestication généralisée. Cela a pour effet un monoréalisme où la réalité ne peut se penser et s’envisager que comme domestication. Or il y a d’autres modes d’exister !
Baptiste Morizot écrit dans la postface à l’ouvrage de Ghassan Hage :
» Domestiquer, donc, ne qualifie pas toute attitude de faire « chez-soi » quelque part, c’est croire que pour être chez soi, il faut vivre en pouvant ignorer, dédaigner, hétéronormiser puis conduire les conditions écologiques du milieu. Qu’il faut, pour être chez soi, avoir extrait le foyer humain des communautés biotiques, et avoir codé le milieu comme contrainte dont il faut s’émanciper. Qu’il faut l’avoir destitué de son statut d’environnement donateur tissant des entités interdépendantes, c’est-à-dire son statut d’entrelacs de liens qui libèrent.
La domestication généralisée n’est alors peut-être pas l’essence de l’habiter des humains ou des vivants, mais une forme bien particulière, qui consiste à homogénéiser tous les milieux pour y vivre sans avoir à connaître les autres, les comprendre, y être attentif, et négocier avec eux. On voit ici la différence entre deux modes d’habiter : il y a bien une domestication aveugle aux autres, qui veut qu’on puisse vivre partout en toute ignorance des cohabitants non humains, et sans vigilance vibratile. Mais il existe aussi d’autres manières de faire du milieu un foyer, pour qui, au contraire, c’est cette vigilance vibratile à la pluralité des formes de vie, cette diplomatie interminable avec les autres (qui ne sont dangereux que si on les ignore), qui est la forme désirable de l’habiter. C’est un mode d’habiter dans un monde simultanément plus aventureux et plus hospitalier. Un monde plus exigeant en diplomatie mais plus accueillant du fait même que les relations constitutives ne sont pas niées ni déchirées, et que la solitude cosmique des modernes n’y existe pas – puisque nous sommes bien entourés par tous les autres, les vivants, les rivières, les bactéries, les végétaux, les animaux et les forêts, qui cohabitent avec nous dans leur beauté, leur étrangeté et leur diversité. »
Pour habiter un monde plus vivable, vivre des relations plus intenses et désirables, il est donc temps de :
– penser d’autres relationnalités qui ne soient pas fondées sur une relation de domestication
– penser d’une façon non-domesticatrice, sans occuper, sans polariser, sans classer pour dominer (2)
– penser la multiplicité, non pas « contre » la domestication, mais « avec » la domestication
– oeuvrer à souligner, vivifier, pratiquer, donner une présence intellectuelle, sensible et politique à d’autres modes d’existence : mutualistes, réciproques, etc…
Il s’agit moins de nous « ré-ensauvager » que de ré-écologiser nos pratiques et nos modes d’existence.
Les sirènes s’eaubonnent
Notes
(1) Ghassan Hage est professeur d’anthropologie et de théorie sociale à l’université de Melbourne. Il est né au Liban et vit en Australie. Wildproject Editions a publié en 2017 la traduction de son ouvrage paru la même année « Le racisme est-il une menace écologique ? » chez Polity Press.
https://wildproject.org/livres/le-loup-et-le-musulman
(2) Les trois opérations de la domestication
La domestication généralisée est un mode d’occupation. Occuper un espace, c’est faire en sorte que les choses soient disponibles. La propriété privée est une des façons de rendre les choses disponibles. Par exemple, l’appropriation des terres familiales, tribales, communautaires villageoises algériennes au profit de la colonisation française au 19e siècle.
« La domestication est une manière d’habiter le monde en l’occupant. L’occupation est entendue dans le sens de la colonie de peuplement. En effet, dans une perspective interespèces, toute occupation humaine est un acte de colonialisme par occupation, puisqu’on occupe un espace qui est déjà occupé par d’autres domestiquants, que ce soient des insectes, des animaux, des plantes ou des arbres. » (Ghassan Hage, op.cit.)
Quand des différences entrent dans des relations de domestication, elles subissent un processus de polarisation (ex : humain/animal, homme/femme). « La domestication est un processus consistant à transformer la différence en polarité. » (Ghassan Hage, op.cit.)
La polarité est la propriété d’un système dans lequel s’opposent deux pôles distincts.
On y entend l’opposition (spatiale, conceptuelle) de deux choses.
La polarisation est l’action de créer deux pôles, une division antinomique, une opposition exclusive.
Les écoféministes ont critiqué ces oppositions dualistes : homme/nature, esprit/corps, raison/émotion, public/privé (le premier terme étant à la fois évalué comme supérieur et associé au masculin).
Cette polarisation de la différence aboutit à une fiction qui sert un objectif : que l’Autre n’ait rien de moi, et que je n’aie rien de l’Autre, en termes symbolique et socio-psychique, ce qui ensuite justifie l’injustice matérielle , parfois même de façon tout à fait légale (cf. le Code noir de Louis XIV en 1685 pour les populations noires des îles d’Amériques; le code Napoléon en 1804 qui, en France, prive de droits juridiques les femmes mariées; le Code de l’indigénat dans les colonies françaises d’Afrique…).
Norbert Elias dans « Sur le processus de civilisation« , a montré qu’historiquement, dans le processus de civilisation, il y des techniques de dés-animalisation de l’humain. Il s’agit de faire en sorte que l’Autre n’ait rien de moi et que je n’aie rien de l’Autre. L’exploitation et l’abattage concentrationnaire intensif d’être vivants et sensibles n’est possible que dans ce paradigme : la poule pondeuse, la vache à haut potentiel laitier, sont des zootres absolus, sans rien de commun avec nous, les êtres humains.
Tout processus de domestication est un processus de positionnement et de classification de l’autre en terme instrumental, selon un axe inoffensif/dangereux et un axe utile/inutile, pour créer de la valeur et être apprécié du domesticateur.
« Lorsque quelque chose ou quelqu’un est classé métaphoriquement parmi les « mauvaises herbes » (donc inutile et nuisible), cela signifie en fait quelque chose dont nous ne tirons aucune utilité. » (Ghassan Hage, op.cit.)
« Utile » et « nuisible » exprime clairement le point de vue du domesticateur. »
« Mauvaises herbes » est une classification du domesticateur
Le positionnement permet une classification du domesticateur sur un axe d’inclusion / axe d’exclusion : « Nous approchons ce que nous pensons inoffensif et nous repoussons ce que nous voyons comme dangereux et inutile. » (Ghassan Hage, op.cit.)
L’article Pour en finir avec la domestication généralisée comme mode d’existence hégémonique est apparu en premier sur Revue Sauvages.
Je ne saurais dire pour quelle raison j’ai voulu, ce matin suffocant de septembre, coucher sur le papier ce qui m’éprouve l’esprit depuis quelque temps. Peut-être est-ce par ras-le-bol d’avoir encore été réveillé par le chantier voisin, la mauvaise nuit de trop, ou bien peut-être est-ce dû à un trop-plein d’émotions brouillées qui s’accumulent et qui finissent par déborder. Et même si les raisons peuvent me sembler confuses, j’ai l’impression qu’il me faut écrire pour rendre compte de tout ce qui me traverse et que je sens parfois entrer en éruption, pour partager une impression de mal-être et d’écœurement que suscite en moi à la longue le fait d’habiter dans une métropole. Écrire avant de me résigner ou continuer à cogiter en silence.
Il ne sera pas ici question pour moi de développer ce que j’entends par « métropolisation ». Il s’agira plutôt de rendre compte de ce qu’elle provoque en moi, ce qu’elle génère en matière d’expériences, d’émotions et d’affects. Et bien que ces lignes aillent puiser dans des ressentis déjà anciens, ces derniers ont trouvé matière à réflexion dans l’actualité anxiogène de l’année 2020. Je crois en effet que durant le temps en suspension qu’autorisait le confinement, je me suis surpris à méditer à plusieurs reprises sur les origines de tels ressentis à l’égard de la métropolisation, sur l’emprise mentale, montante, qu’elle pouvait avoir sur moi. N’ayant eu que quelques rares occasions de lui échapper en 2020, s’est renforcée la prise de conscience du poids et de l’impact qu’elle pouvait avoir sur mon bien-être et ma santé mentale.
Plonger dans le grand bain métropolitain
Au printemps, j’ai vu des centaines d’habitant.es de ma rue, applaudirent, tous les soirs. Mais je leur prêtais moins d’attention qu’aux étudiant.es de la résidence d’en face qui se joignaient aux exaltations. Leur silhouette se détachait de leur studio éclairé. À mesure que je les voyais applaudir le soir et tergiverser tout le jour dans leur chambre, je ne pouvais m’empêcher de m’imaginer ce qu’aurait été l’épreuve de la crise sanitaire, le confinement, le reconfinement dans le petit studio que j’ai habité, seul, durant 4 ans. Dans quel état d’esprit m’aurait-on retrouvé ?
Ce studio, je m’y étais installé à mon arrivée à Lyon, en 2014. Ne connaissant encore rien de cette ville, mes visites d’appartement s’étaient avant tout centrées sur des résidences étudiantes meublées, dans des secteurs abordables. Le loyer était d’environ 500€, ce qui restait tout de même une somme pour mes parents. Difficile avec de tels prix prétendre à une quelconque forme d’indépendance familiale. J’ai pu m’y sentir bien au début, en dépit de sa promiscuité et de son absence d’insonorisation. Avec sa kitchenette, son clic-clac et son bureau, il était simple, mais fonctionnel comme on dit.
La résidence avait été construite en 1995 dans une période où la plupart des villes en France s’engageaient dans le renouvellement de certains quartiers centraux en y attirant étudiant.es et jeunes ménages. Ces politiques se poursuivent à ce jour. En m’installant dans ce quartier, j’allais assez rapidement adopter un certain mode de vie et des comportements bien attendus. Bars branchés ou alternatifs, librairies, cinéma indépendant, festivals en tout genre… pour ma vie diurne et nocturne, tout était pensé pour que jamais je ne m’ennuie. En fréquentant certains lieux, et en consommant dans d’autres, tout était à ma disposition pour jouir en toute satisfaction de ma vie étudiante.
Pour autant, au bout de quelques mois dans ce quartier, j’ai pu ressentir progressivement comme une impression de malaise. Je me rendais compte que j’étais, avant même mon installation, la cible privilégiée, bien identifiée de tout ce qui s’y passait. Je rentrais dans le moule. Mes pratiques se conformaient à ce qui était attendu de moi. C’était manifeste dans les mutations de l’espace urbain.
Par des mécanismes que je connaissais alors assez peu mais que j’observais déjà, je ne cessais de me surprendre de la transformation des rues, de leurs commerces qui fermaient, des bars qui s’inauguraient quasiment toutes les semaines, d’ateliers d’architectes, de nouveaux bâtiments, de certains usages… et de m’interroger, nécessairement. Je participais d’une transformation lente mais de plus en plus manifeste au fil des années.
Par ma seule présence dans ce quartier, en l’habitant, je jouais bel et bien un rôle dans ce mouvement de fond. Étant, dans ces années-là, étudiant en urbanisme, je ne pouvais m’empêcher de me questionner sur le rôle autrement plus actif que j’allais peut-être jouer un jour, en poursuivant dans cette voie.
J’ai autrement ressenti ce trouble, un peu plus tard, après mes études, quand j’ai eu à travailler sur la communication d’un grand projet métropolitain. Ce travail, que je voulais d’abord provisoire, a fini par m’occuper durant un an. Directement en contact avec des publics diversement intéressés, il m’a fallu non seulement assumer la présentation d’un projet qui ne partageait en rien mes positionnements et valeurs en émergence, mais aussi – et c’était sans doute le plus difficile – écouter des habitant.es forcément inquièt.es par les transformations existentielles qu’allaient engendrer ces chantiers de grande envergure. Dans la position qui était la mienne, il me fallait abuser des mêmes éléments de langage, conscient en outre que leurs remarques ne remonteraient jamais aux principaux concernés. Cette expérience que j’ai traversée très péniblement m’a définitivement convaincu du cynisme de l’urbanisme et de sa vision du monde sous-jacente. Ces quelques expériences habitante, étudiante puis professionnelle, ont très largement contribué à circonscrire mes positionnements à l’égard du fait métropolitain, me rendant compte aujourd’hui qu’elles ont été beaucoup plus déterminantes que mes engagements militants.
Désenchantement militant : lutter dans l’entre soi.
Bien sûr, j’aurais pu intégrer durablement ces collectifs qui s’opposent frontalement à la gentrification, par les recours, par des squats de bâtiments… Plusieurs de mes ami.es en faisaient partie. Je ne m’inquiétais donc pas de mon intégration dans des milieux parfois fermés.
Le problème pour moi était plutôt de me dire à quoi bon me mobiliser contre un projet ou plus largement une dynamique métropolitaine que ma seule présence dans le quartier légitimait.
Sans compter l’impression que je pouvais avoir quelquefois d’un folklore qu’il pouvait y avoir à s’engager en tant qu’étudiant, « parce c’est cool d’être dans les luttes, tu comprends ». Comme un rite de passage avant une vie plus rangée dans un bureau d’études soigné. Au-delà de ça, il m’a toujours semblé dérisoire de chercher par tous les moyens à proposer un contre-projet, à maintenir le dialogue avec la métropole, passer par ses organismes de presse… quelle que soit la mobilisation ou l’objet d’opposition, j’avais l’impression de dépenser beaucoup d’énergie à toujours chercher à interpeler les élu.es, les pouvoirs publics, et se confronter sans cesse aux mêmes limites dans nos capacités d’action.
Je finissais toujours par me sentir las, me retrouvant toujours entouré de jeunes qui me ressemblaient, venus s’engager le temps de quelques années avant de poursuivre leur vie ailleurs. Je me sentais en outre, encore aujourd’hui, traversé de multiples contradictions dans une période où mes positionnements politiques évoluaient sans cesse, vers toujours plus de radicalité, de désir de rupture. Souvent, l’engagement d’un jour me paraissait le lendemain dérisoire. Et j’avais envie d’aller plus loin.
Je crois que la stratégie que j’avais alors adoptée et pensée comme telle, pour limiter ma complicité à la fabrique métropolitaine, a longtemps été de décliner les propositions de sorties en fin de journée, que ce soit pour aller profiter de l’happy hour autour de pintes de bières locales ou pour voir tel concert, participer à tel festival, souvent sponsorisé par une marque d’alcool d’ailleurs. J’enchainais alors excuse sur excuse. Ces moments supposés festifs me paraissaient surtout être prétextes à des consommations excessives, où l’amusement et la convivialité étaient détournées dans de pures logiques marchandes, sur le dos d’étudiant.es prêt.es à y dépenser les économies qu’on parvenait à mettre de côté, quand on le pouvait d’ailleurs.
Déménagement, vie de couple, thèse : un nouvel espoir ?
À l’été 2018, j’ai quitté mon studio, non sans soulagement. Rapidement, j’avais commencé à m’y sentir à l’étroit. J’avais de plus en plus l’impression de vivre en cage. Et malgré la succession de mes expériences professionnelles, militantes, et le lot de désillusions qu’elles entrainaient, désormais plus qu’incertain sur mon avenir, je décidai tout de même de rester à Lyon. En continuant à résider dans une grande ville, je pensais alors que certaines opportunités de travail me seraient ainsi facilitées.
Les offres de logement étant alors peu nombreuses, je me suis installé dans l’appartement dans lequel je réside aujourd’hui. Celui qui donne sur la résidence étudiante donc. L’installation dans cet appartement marquait une nouvelle étape : je m’installais pour la première fois en couple et mon contrat doctoral allait démarrer dans quelques mois.
Construit à la fin des années 1950, le bâtiment est en béton armé. Il fait 8 étages. L’appartement est plus spacieux, plus lumineux que le studio que j’avais et son loyer reste somme toute modique au vu de son emplacement et sa surface. C’est ce qui nous avait alors déterminés à la choisir dans l’urgence de notre situation. Le prix du loyer s’explique, il me semble, parce que l’ensemble de l’appartement donne sur une quatre voies très empruntée, de jour comme de nuit. Et je me suis très rapidement rendu compte que le bruit continu des voitures finirait de m’achever.
Les documents d’urbanisme considèrent cette rue comme « bruyante », la classant dans sa catégorie 2, équivalente à 79 dB. Les mesures officielles estiment qu’être exposé.e quotidiennement à une source de 80dB(A) , augmente les risques d’effets durables sur la santé.
Au bout de quelques mois, je me suis bien rendu compte de la fatigue qui commençait à me brouiller l’esprit, du stress et de la nervosité que ce trafic continu générait.
Une des inquiétudes que j’ai aujourd’hui, en vivant au-dessus d’un tel axe, est que je ne peux pas connaître les conséquences qu’il y a respirer quotidiennement un air pollué, non seulement liée à ce trafic routier important mais aussi au chantier d’à côté. J’imagine la poussière noire que je retrouve sur mes rebords de fenêtre s’accumuler petit à petit dans mes poumons. Et évidemment, je ne peux pas encore connaître les effets sur ma santé à long terme…
Les fenêtres sont pourtant en double vitrage, voire en triple vitrage pour celle de la chambre, mais le roulis continu des véhicules comme un bruit sourd et lointain persiste. Comme un bruit d’aspiration, d’air sifflant qu’on entend, bien que les fenêtres soient fermées. Ajoutés à cela, le moteur pétaradant des motos, les bips de reculs des camions de chantier, le passage des secours, sirènes hurlantes, tôt le matin jusqu’à tard le soir pèsent durablement sur mon moral. Je ne me suis jamais senti autant épuisé, vidé. En sortant sur le balcon, je n’ai même pas vraiment l’impression de m’oxygéner la tête. Le passage des véhicules et les klaxons me rappellent à l’ordre.
Les veilles de départ en vacances ou à la suite des annonces de (re)confinement, des files sans fin de voiture, de SUV, se sont pressées dans cette rue, pendant des heures et des heures, pour fuir les grandes villes. Une cacophonie d’automobilistes impatient.es et de piétons affairés qui, coincé.es aux intersections, s’invectivaient et se menaçaient par petits coups de klaxons nerveux ou lourdement insistant.
Et s’ajoutent donc à cela, depuis des mois, les travaux de construction d’un bâtiment de bureau à côté de chez moi. Il se compose de 5 étages et d’un rooftop. En béton armé lui aussi, il remplace un entrepôt artisanal, bas, qui dégageait la vue. Pour le bâtir, se succèdent alors, depuis un an et demi, pelleteuses, tractopelles, bétonnières, des engins pour extraire et des camions pour déblayer. Je redoutais la présence de la grue gigantesque qui déplaçait quotidiennement des tonnes et des tonnes de matériaux devant mes fenêtres. Sa seule présence et la grosseur des matériaux qu’elle soulevait semblaient comme faire rétrécir mon appartement, le rendre minuscule.
L’agitation du chantier, dès 6h30 du matin, a longuement rythmé mes journées l’été dernier. Avec les fenêtres ouvertes, impossible de ne pas être réveillé. Si ce n’était pas par le chantier, c’était par les voitures ou le passage des secours. Sans compter que pour rattraper le retard du confinement, les travaux se poursuivent également les samedis. Le dimanche, qui devrait être ma seule journée de répit, ce sont les voisin.es qui en profitent pour percer les murs ou refaire leur intérieur.
J’en arrive à avoir un sommeil complètement perturbé. Je me traine depuis des mois une sensation de tête bourdonnante, de paupières lourdes, de fatigue constante. Des impressions de nausées parfois, ou de haut-le-cœur. Je n’arrive plus à me reposer intégralement, longuement. Je sens mon esprit en constante ébullition. J’ai l’impression d’être en état d’alerte permanent, les sens stimulés, distrait le jour et réveillé la nuit par le moindre bruit.
Quand mon appartement est écrasé par les canicules estivales, je ferme les rideaux, les fenêtres, les stores pour espérer travailler un peu au frais, atténuer les bruits extérieurs et réduire le vis-à-vis direct avec les ouvriers du chantier. Mais c’est à peine si j’arrive à rester concentré plus de dix minutes. L’air y devient très vite pesant. Je sature. Je m’agace aussi de devoir multiplier naïvement des stratégies de protection. J’avais fabriqué de grandes jardinières sur mon balcon pour y faire pousser des plantes grimpantes, des jasmins, chèvrefeuilles et passiflores, qui grandissent vite et qui devait me permettre de me cacher la vue du chantier. Elles n’ont malheureusement pas supporté la pollution et l’orientation plein sud du bâtiment qui les expose toute la journée au soleil ardent.
J’ai d’autant plus senti se décupler ces sensations que je n’ai quasiment pas pu quitter Lyon en 2020. Les confinements, les périmètres restreints de déplacement, les couvre-feux n’ont en réalité fait que les accentuer, les subissant en continu, depuis des mois, puisqu’il ne m’était désormais plus possible d’aller puiser de l’énergie ailleurs, de m’aérer l’esprit en dehors de la ville. Jusqu’alors, partir voir la famille les week-ends, se balader dans les environs, permettaient encore quelques respirations et pouvaient les atténuer un peu.
Et aujourd’hui, même passer quelques semaines, comme à l’automne, dans une maison de la montagne bourbonnaise, pour travailler au calme, ne me suffit plus. La seule perspective de devoir retourner à Lyon m’obnubilait. J’avais beau respirer profondément les moments de quiétude, ça ne me suffisait plus pour me sentir reposé ou apaisé.
Aussi me suggère-t-on régulièrement de déménager dans des rues reculées, moins exposées aux bruits. Pas sûr que la situation y changerait en quoi que ce soit. Il me faudra quand même continuer à subir le vacarme urbain à chaque sortie, les gens pressés des trottoirs, la circulation dans tous les sens, la saturation de l’air, la culture de l’ostentation, les tentations à la consommation.
Je répudie ce que la grande ville génère en moi, comment elle me transforme, me contraint.
Je crois atteindre aujourd’hui le paroxysme de cette situation et je ressens plus que jamais mes limites physiques et psychiques à habiter en ville.
Fuir et résister ailleurs
Je ne sens guère d’autres choix que de fuir, partir loin et habiter ailleurs. Retrouver un environnement calme, plus seulement pour y passer les week-ends mais pour y habiter longuement, renouer, faire le vide dans ma tête, la combler de réflexions nouvelles et apaisées.
Mais malgré cette rupture potentielle, j’aurais l’impression de suivre un mouvement bien engagé de désertion des centres de citadin.es qui aspirent désormais à s’installer dans un pavillon avec jardinet en proche ou lointaine périphérie, et privilégier le télétravail si leur profession leur permet. Est-ce que mes envies d’ailleurs participent exactement du même mouvement ? Dans cette fuite, est-ce que là encore, il n’y a pas un risque de reproduire des comportements attendus, planifiés ? Est-ce que je ne continuerais pas encore malgré moi à jouer le jeu de la métropolisation, en participant à étendre son empreinte sur des espaces toujours plus éloignés ?
Je crois aujourd’hui qu’habiter plus loin ne suffit plus. Pour me défaire de son emprise, il me faudra essayer de rompre les liens qui me rendent dépendants à elle, me désensorceler en cherchant par exemple à dépendre d’autres réseaux de distribution ou de déplacement. J’aimerais en profiter aussi pour réduire ma consommation. Je réfléchis même déjà à la question de comment acheter une maison sans contracter de prêt à la banque, pour là aussi me défaire des liens de dépendance que je pourrais avoir par le crédit.
La multiplication des crises a accru en moi la nécessité de gagner en autonomie, d’être capable de me débrouiller à peu près seul, répondre dans la mesure du possible à mes propres besoins, tout en m’insérant dans des réseaux d’entraide, de partage et d’amitié.
On pourrait penser cette fuite comme un gâchis, surtout pour une personne de mon âge. Après tout, je pourrais employer la connaissance critique que j’ai accumulée toutes ces années pour améliorer le fonctionnement du système métropolitain, aider à penser sa transition et l’accompagner dans sa mue. Non seulement la métropole me paraît bien trop puissante pour envisager une critique de l’intérieur, et je ne pense pas qu’il soit encore possible d’envisager la sauver. Si transition il y a, elle ne changera rien au problème. Le désastre est trop avancé pour faire marche arrière.
On pourrait aussi me reprocher mille et autres choses, me considérer pleutre ou misanthrope. Soit ! Que je fantasme beaucoup trop la « campagne », que je réveille de vieilles attitudes urbaphobes. Allons donc ! Je crois que ces réactions révèlent surtout l’impossibilité qu’il y a aujourd’hui à faire entendre la moindre critique radicale à l’égard du fait métropolitain, et les positions me semblent tellement se crisper au point qu’on puisse se dire, « à quoi bon ? ».
Peut-être enfin jugera-t-on ce choix empreint d’individualisme. Je ne le considère pas comme tel. Je l’envisage surtout comme une manière de me protéger, et de me soustraire d’un certain monde dont la direction ne me convient pas. C’est ma façon de faire front. Je ne peux pas continuer à l’habiter, à le nourrir par mon travail, par mes pratiques de consommation ou par la moindre de mes habitudes quotidiennes.
Je ne tiens plus à me sentir complice malgré moi de l’accroissement monstrueux de sa puissance qu’elle a sur les corps, sur les personnes précaires, sur les milieux écologiques.
Je préfère aujourd’hui chercher à m’ébrouer de tout ce qu’elle fait peser sur mon dos et qui me fait courber l’échine. Plutôt que chercher à poursuivre le combat et m’assujettir davantage, je préfère déclarer forfait. Me dire que ce match n’en vaut peut-être pas la peine finalement et me concentrer sur ce qui me plait, sur ce qui me semble avoir du sens, là où il me semble désormais nécessaire de dépenser de l’énergie. Enfin, en cherchant à briser les liens qui me retiennent au système, je crois qu’il y aussi la volonté de me sentir moins dépendant de ses agitations et moins affecté par ses crises à venir.
Habiter en dehors de la métropole, me secouer pour me débarrasser de son emprise psychique, me semble une bonne manière pour moi de résister. Résister à tout ce qu’elle représente. Résister à la marche forcée dans laquelle elle veut nous engager tou.tes. Habiter contre la métropole, me semble être ma façon, à moi, d’envisager vivre autrement et continuer à rester optimiste.
Conclusion
Alors que j’achève l’écriture de ce texte, me reviennent en tête quelques chiffres vertigineux promus par le grand projet urbain qu’il m’a fallu présenter il y a quelques années. Dans un espace déjà très dense, après de longues années de chantiers, devraient émerger de nouvelles tours, voir naître l’agrandissement du centre commercial et un doublement de la surface de la gare. Ces aménagements sont planifiés pour accueillir 3 000 nouveaux habitants, 40 000 futurs employés, en plus des 500 000 usagers quotidiens de la gare. Rien qu’à les évoquer, ces chiffres me donnent la nausée. Cette course à la démesure et la performance ne me semble jamais avoir été aussi vaine qu’en cette période de crise sanitaire.
À quoi ressemblera la vie quotidienne à Lyon dans dix ans ? Une juxtaposition d’espaces de consommation constante, d’émulation grouillante, d’asphyxies perpétuelles, d’accélération infinie. Le tout sous le regard policier omniprésent. Pour ne pas moufter. Pour ne plus contester. Juste continuer à consommer, festoyer comme si de rien n’était. Pour celles et ceux qui le pourront. Et les autres ?
En voulant désormais quitter la métropole plus que tout, j’aspire à retrouver un peu de liberté, de repos dans mes pensées. A me sentir moins vulnérable aussi. Bien sûr qu’adopter cette approche critique peut contribuer à se sentir seul. Plus le temps passe, plus je ressens cette solitude pesante, de surcroit renforcée dans un contexte où les relations sociales sont virtuelles ou distanciées. Alors oui, partir et résister autrement, là où il me semble que c’est encore possible, me permet de garder le cap, me remplit de joie et d’espoir pour des lendemains meilleurs. De pouvoir les célébrer, célébrer aussi le plaisir d’être vivant, je crois que ce qui me tient à cœur par-dessus tout.
Fabian
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Un buisson de ronces ne meurt jamais
Ce texte donne la parole à des militant·e·s de la région grenobloise qui, cette année, se sont battu·e·s pour préserver des jardins. A Saint-Martin-le-Vinoux il y a avait de beaux jardins de près de 5000 m². Un petit pré de verdure au milieu du béton. Les autorités ont perçu cet espace comme une réserve foncière à bétonniser, pour y mettre des logements. Alors, en cette année 2020, plusieurs associations, les habitant·e·s et des militant·e·s ce sont mobilisé·e·s pour conserver cette ile verte au milieu des immeubles. Malheureusement, le bilan de cette mobilisation est mitigé : sept militant·e·s ont été mis·e·s en examen, placé·e·s sous contrôle judiciaire et le jardin, aux premiers jours du confinement de novembre a été rasé. Une justice au Round-up. Pourtant, les rencontres faites restent indestructibles et le lien avec ce lieu demeure un terreau favorable à de nouvelles luttes pour le vivant. C’est un entremêlement de voix, qui se répondent et se font écho, alors même qu’elles ne peuvent plus se rencontrer. Mais tout de même, la mauvaise herbe est difficile à éradiquer…
Depuis le début du mois de novembre 2020, les jardins de la Buisserate ne sont plus. Il aura fallu quelques heures bruyantes pour défoncer ce qui y prospérait en silence depuis plus de soixante ans.
Les jardins de la Buisserate étaient très précieux. C’était juste un petit bout de terrain d’un petit quartier de la petite commune de Saint-Martin-le-Vinoux. Mais ce n’est pas parce que c’est petit que ça n’est pas précieux. Bien sûr, tout écologiste conséquent a bien à l’esprit les raisons globales qui appuient la nécessité de préserver toutes les terres arables qui n’ont pas encore été recouvertes par le béton, mais la préciosité de ce lieu m’apparaissait comme une évidence également pour des raisons sociales, existentielles et sensibles.
C’était juste quelques cultures et une trentaine d’arbres fruitiers abondants qui vivaient sur 5000 m². Le dernier espace du quartier qui n’avait pas été transformé en immeuble de logement ou en parking et c’était justement le plan de la mairie de le détruire afin de construire plus de bâtiments. Nous militions pour le préserver juste comme il était, en faire un commun dont une association d’habitant·e·s serait responsable. Les lieux simples, beaux et ouverts permettant le renforcement de la vie sociale se font de plus en plus rares, comme si tout était fait pour qu’ils disparaissent, comme si les trottoirs, les parkings, les halls d’immeuble et les réseaux virtuels étaient suffisants pour se rencontrer et bien vivre ensemble.
Un mois plus tôt, j’étais le dernier à être mis en examen et placé sous contrôle judiciaire dans la creuse ‘affaire’ des sept de la Buisserate où il nous est reproché, à six de mes camarades et moi-même, d’avoir eu l’intention de dégrader la porte d’une maison se trouvant aux abords des jardins et qui donc a depuis été détruite. Cela fait maintenant six mois que, sous prétexte de ne pas entraver l’instruction, je ne peux plus ni fréquenter ni être en relation avec mes camarades de lutte et ami·e·s de vie. De la même façon qu’elle aurait pu décider de déposer un objet sous scellé en attendant de l’examiner plus tard, la juge d’instruction a traité nos vies et nos relations comme les simples éléments d’une enquête qui est morte-née.
Les chemins de la lisière…
Mon chemin dans la forêt a commencé à la lisière. C’était en 2019. Avant j’avais déjà approché la forêt, mes parents m’avait expliqué pourquoi elle existait, pourquoi elle était importante, on m’y avait un peu emmenée petite et je connaissais des gens qui s’y promenait de temps en temps mais je n’avais jamais osé y pénétrer, ou pas vraiment du moins. J’avais peur de ne pas m’y sentir à ma place, qu’on me reproche d’être une bourgeoise, qu’on moque mon inculture politique, mon manque de compétence. Mais j’ai quand même décidé, à la fin de mes études, de sortir de la prairie, de faire de l’espace dans ma vie, de libérer du temps, de ne pas continuer dans le milieu universitaire, de ne pas chercher un travail salarié et de voir comment se remplissait ce quotidien sans contrainte, cette lisière que je créais pour moi.
La première fois que je suis allée aux jardins de la Buisserate, c’était une après-midi pleine de soleil et de brise. J’avais les mains dans la terre et j’ai été traversée par une joie simple. Je me suis dit : « Je pourrais faire ça toute ma vie« . C’était tellement beau d’être là. Mais aujourd’hui, un ensemble de logiques, de structures et de personnes au service de ces logiques et de ces structures nous empêche de pouvoir goûter collectivement la joie simple d’être en vie, en lien avec ce qui nous entoure. J’aurais aimé ne pas subir le poids de toutes les oppressions qui m’enserrent (de genre, d’orientation sexuelle, liée à mon statut économique et social…) et ne pas porter non plus avec moi tous ces privilèges indignes (de race, liée à mon niveau d’étude, à ma validité…). J’aurais aimé que mon mode de vie d’occidentale ne repose pas sur l’exploitation, la destruction, les ravages. J’aurais aimé naître dans une société de la solidarité et de la coopération, une société où la politique est réellement la république (la chose publique). J’aurais aimé pouvoir vivre une vie simple et digne. La forêt est traversée de moment de joie. Cependant elle est sombre aussi, pleine de douleurs, d’injustices, de désillusions, de combats, de peines… Mais comment s’en détourner quand la vie simple et digne nous est refusée? Comment ne pas s’y enfoncer avec rage et détermination quand on sait qu’en elle se trouvent les chemins vers cette vie simple et digne?
Comme beaucoup d’autres, je n’aurais sûrement jamais mis les pieds à la Buisserate si une mobilisation de défense ne s’était pas enclenchée. Au-delà du fait que c’est grisant de faire du jardinage pirate, j’adorais ce lieu pour ce qu’il était et pour ce qu’il offrait. Les rencontres y étaient faciles, que ce soit à l’occasion d’une session de désherbage, d’une cueillette de cerise ou bien autour d’une tisane à l’ombre des tilleuls. Ici la richesse de la vie permettait la démultiplication des liens sociaux. Bien sûr, au fil des semaines, nous apprenions à prendre soin de ce lieu, mais plus fondamentalement c’est le lieu qui prenait soin de nous. Voilà qui était précieux dans un monde où l’aménagement du territoire est à des années lumières de considérer sérieusement la question du soin. C’est assez évident pour moi qui vit dans la métropole grenobloise, une grande aire urbaine qui continue de stériliser, d’uniformiser et qui tente de faire passer le gris pour du vert à grand coup de communication hypocrite.
… contre l’urbanisation mortifère…
Avec ce cadre de pensée, l’engagement collectif pour défendre les jardins de la Buisserate a été assez évident. La situation de cet espace de vie commune, au milieu d’un quartier d’habitation, et géré par aucune autre structure que les liens entre habitant·e·s, symbolise parfaitement l’impuissance à laquelle nous nous livrons si nous ne diversifions pas nos modes d’action. Contre ce projet d’aménagement, fomenté par une association de malfaiteurs entre une collectivité locale friande d’un aménagement capitaliste de son territoire et un promoteur privé orienté par des logiques économiques, toutes les interpellations d’élu·e·s, les pétitions, les actions de communication sont vouées à être balayées par la technocratie capitaliste. Nous ne pouvions pas accepter que se répète encore ici la marche de l’histoire, celle qui nous conduit dramatiquement vers le règne incontesté du capitalisme néo-libéral.
L’histoire des jardins de la Buisserate est une preuve de plus que l’habiter écologique n’est pas au programme des pouvoirs publics. Difficile même de ne pas les voir comme un obstacle quand on se remémore le mépris de la mairie et le désintérêt de la métropole devant les multiples sollicitations des défenseurs et défenseuses des jardins ou quand on en vient à être criminalisé·es comme nous le sommes par la police et par la justice. Les jardins sont morts, mais le contrôle judiciaire continue de vivre lui.
Et quand le 2 novembre, au premier lundi du reconfinement, les engins de chantier sont arrivés sur les jardins pour arracher les arbres et terrasser le terrain, j’ai ressenti plus que jamais cette humiliation par l’impuissance, par la privation des moyens d’agir. Ce jour-là, je n’en ai pas voulu à la juge seulement d’avoir brisé les liens d’amour qui me portaient au quotidien, mais aussi d’avoir fait entrer dans ma tête les keufs les plus redoutables : ceux qu’on s’impose à soi-même parce qu’on a peur de la répression.
L’autre jour je prenais le train en direction de Lyon. Aux abords de Saint-Martin-le-Vinoux, mon regard est tourné par habitude vers la Chartreuse en direction des jardins. Je reste alors interdit devant la vision d’un vide stérile : disparus les arbres fruitiers, les potagers, les cabanons en bois pour les outils de jardinage… place au froid terrassement. Les jardins ne sont plus. Ils sont remplacé par un sol « prêt à construire ». C’est étrange comme le lieu semble si petit sans sa couverture végétale.
… pour être ensemble, les mains dans la terre…
Pour moi la forêt est un espace qui s’explore et se nourrit à plusieurs. Les relations que j’ai noué avec les personnes qui m’ont accompagné dans la forêt ces derniers mois ont une saveur bien à elles. Elles sont marquées par cette idée d’une vie de lutte, par ce lien existentiel profond qui nous attache à la forêt. Bien plus que des partenaires d’action occasionnelle, j’ai l’impression qu’iels commençaient à devenir des co-équipier·e·s, des compagnon·e·s de lutte, des partenaires de vie.
Car, au-delà de l’envie de lutter contre toujours plus de bétonisation et d’usurpation de démocratie, contre la destruction de cet îlot de vie, il y avait la joie vibrante de faire partie du collectif. Construire quelque chose à plusieurs, s’investir pleinement et ne pas se contenter de rejoindre, de suivre, d’assister. Sortir de l’individu, des petits gestes et de la gratification très personnelle qu’ils apportent. Tenter d’étendre sa force et son champ d’action par la pluralité, et se sentir prise par cet élan commun.
Plusieurs moments de bonheur se sont mis en place : les dimanches aux jardins à jardiner et pic-niquer, la douce réappropriation du lieu par les habitant·e·s, la politisation de la lutte au travers les campagnes d’informations du collectif Avenir Des Terres.
Cette découverte de la vie et de la réflexion collective a aussi ouvert beaucoup d’espaces d’écoute, de soi et des autres, d’attention et de compassion. Prendre le temps de se parler, de s’ouvrir aux autres, de s’écouter et de se questionner sur la légitimité de nos émotions, de nos ressentis et de nos envies vient bouleverser beaucoup de choses en nous. Peut-être que l’on est pas habitué·e à avoir ces espaces de discussions et de partage en toute bienveillance. Chez moi, c’est venu bouleverser beaucoup de choses, comme si cette attention que d’autres m’accordaient permettait de faire remonter à la surface des douleurs, des frustrations, des silences que je m’étais imposés. Paradoxalement, ça a peut-être été le plus difficile à gérer, émotionnellement.
Forger des « amilitiés », c’est peut-être le plus ouf dans tout ça. Apprendre à construire des relations en tentant de déconstruire continuellement nos comportements oppressifs, mais aussi en invitant à se questionner sans cesse et en créant les espaces pour nous permettre de faire le point collectivement ou individuellement. Créer une puissance d’agir collective ça passe par là et qu’est-ce que c’est bon de parvenir à déconstruire tout ça !
Rentrer la dedans pour moi ça aura aussi été la prise de conscience que la radicalité n’est pas vraiment une option pour penser la lutte. La lutte ça se vit et créer un groupe d’amilitiés pour moi ça permet de construire la lutte au quotidien, de façon globale et radicale et de se retrouver entraîné dans un élan qui nous dépasse.
Lorsqu’on est allée aux jardins cette nuit-là, personne ne s’attendait à ce que la police soit là. C’est d’ailleurs un hasard qui les a fait passer à proximité des jardins au moment où nous y étions. Il s’avère que nous étions à proximité d’une antenne de relais téléphonique, les policiers ont pensé qu’ils avaient à faire à des militant·e·s anti-5G. Sur un malentendu. Parce qu’on était au mauvais endroit au mauvais moment et qu’on avait des outils, des capuches et un mépris palpable pour les gens qui était en train de nous embarquer.
… face à ceux qui continuent à désherber l’asphalte…
Et puis, depuis six mois, depuis cette fameuse garde à vue absurde, et bien je suis devenue encore pire qu’avant ! Et flippé·e, angoissée, parano trop souvent, avec un quotidien rythmé par ce qui est d’habitude invisible pour beaucoup… La justice et ses décisions chelou. Beaucoup de personnes de mon entourage sont tombées de haut en voyant de leurs propres yeux, en comprenant pour de vrai et pour la première fois que la justice n’est pas forcément juste, et que dans le système judiciaire, souvent tu payes avant d’avoir eu l’addition. Au début, certain·e·s ne me croyaient pas ou pensaient à une bavure quand je leur disais que non, je n’avais pas encore eu de procès. Oui, ma situation est considérée comme légale, et n’est liée qu’à la décision d’une seule personne, qui a choisi de me faire subir tous ces mois dégueulasses qui vont peut-être se transformer en années. Mais ce n’est rien pour la justice, qui doit ‘faire son travail’, ‘enquêter’, pour ‘mettre les choses au clair sur cette histoire’, comme j’ai pu l’entendre autour de moi…
Mine de rien, j’ai tout de même passé 60 heures enfermé·e en étant filmé·e jour et nuit, presque sans manger, dont 2 nuits sans couvertures en me pelant les miches. J’ai vu mon appartement fouillé par des inconnu·e·s en étant menotté·e, on m’a accusé·e de choses que je n’ai pas faites, on m’a collé des étiquettes sur la tronche qui ne me correspondent pas, on m’a hurlé dessus en me disant que j’allais finir en prison si je n’étais pas plus bavard·e… J’ai vécu des choses que je ne pensais pas vivre, moi qui ai d’habitude la terrible liberté de jouir des privilèges octroyés par notre société, sauf que voilà, je les ai vécues. Et c’est révoltant, et c’est humiliant, et c’est comme ça. Et depuis, quand les gens me disent qu’iels « n’auraient pas pu à ma place, qu’iels me trouvent très courageux·se », ça me fait doucement rigoler… Ce n’est absolument pas une question de courage. Quand tu n’as pas le choix, c’est une question de survie. Et si je ne veux pas m’effondrer jusqu’à ce qu’un hypothétique procès ait lieu, je n’ai pas d’autres choix que de vivre le mieux que je peux en attendant, essayer de perdre petit à petit les 30 ans que cette expérience a mis dans la tronche de mon innocence, et tout faire pour que ce genre de choses n’arrive plus, à personne.
Cela fait maintenant quatre mois que je suis assigné à résidence, c’est-à-dire obligé d’être chez moi tous les soirs à partir de 20h, jusqu’à 7h du matin. Réduit à devoir quémander une faveur de la juge d’instruction pour pouvoir aller voir ma famille pour Noël, faveur qu’elle m’accordera au dernier moment. Cela fait quatre mois que je dois organiser mon emploi du temps entre les pointages hebdomadaire au commissariat, les couvre-feux, les recherches d’emploi pour l’obligation de travailler. Mais surtout, cela fait quatre mois que je suis réduit à une impuissance militante qui pèse de plus en plus lourd. Avec un tel acharnement policier, difficile de ne pas se voir soi-même comme un cheval de Troie, comme un mouchard involontaire.
Soumise à un contrôle judiciaire que la presse a de nombreuses fois qualifié de « très strict », mais qui, pour moi, ne pouvait même pas être qualifié. Comment décrire ce qui nous attaque directement, personnellement, intimement ? Ce qui nous prive de celles et ceux que l’on aime, qui écrase nos convictions et nos engagements, et qui, quelque part, réduit une partie de notre avenir à néant – comme une touffe d’herbe sous une tractopelle ? Et je sais que le désemparement, cet état à mi-chemin entre colère revendicatrice et dépression profonde, durera encore, le temps de se reconstruire, de soigner les bosses et apaiser les vides (ceux des absences et des envies qui tombent à l’eau), le temps d’apaiser certaines peurs, certaines paranoïas, et de redonner forme et force à l’énergie militante qui se tapit quelque part en moi, en veille.
… en détruisant nos amitiés…
Et puis il y a cette incertitude : ne pas savoir quand ce sera fini, ne pas savoir si on est écouté, suivi, ne pas savoir quand on aura le droit de voir les autres, ne pas savoir ce qu’ils veulent, ce qu’ils cherchent, ne pas savoir à quel point on doit respecter ce contrôle judiciaire absurde. Comme une question perpétuelle : est-ce que je peux me permettre des écarts parce que « ça va, en vrai ils vous surveillent pas tout le temps, vous risquez pas grand-chose » ? Peut-être mais voilà, on ne sait pas et le petit pointage hebdomadaire rappelle bien à cette réalité. Et parfois je me retrouve à fantasmer leur surveillance, à me poser à moi-même des règles peut être plus restrictives que celles qui me sont imposées.
Il n’est pas évident d’accepter de dévoiler par où l’on est passé pour en arriver là, comment s’est construit ce chemin lorsqu’on sait que ce texte va être publié et qu’en parallèle la justice cherche justement à nous coller une étiquette, à comprendre clairement à qui ils ont affaire, qui nous sommes, d’où nous venons, comment on a pu en arriver là. J’ai un peu l’impression qu’ils cherchent, au travers de notre affaire, à étayer leur grille de lecture des espaces militants, à construire des parcours types, à mieux saisir la diversité de nos milieux. Notre procès n’a pas encore eu lieu (s’il a lieu un jour) et il y a un peu cette peur de l’utilisation par la justice d’éléments qui peuvent nous sembler d’une futilité sans pareil mais qu’ils peuvent assez aisément détourner à leur profit si l’envie leur en dit.
Il y a quelque chose de plaisant à les laisser se faire leur propre opinion, à les laisser s’imaginer qui nous sommes et comment nous le sommes devenus. Mais à la fois, j’avoue être pris dans un certain paradoxe en tenant ce discours car c’est justement en refusant de leur répondre, en les laissant nourrir leurs fantasmes, leurs imaginaires sécuritaires, que nous en sommes là. Parce qu’aujourd’hui, si nous sommes sous le coup d’un contrôle judiciaire particulièrement strict ce n’est pas tant parce qu’on a été pris dans un espace privé mais c’est bien parce qu’on a refusé de se livrer à eux, de répondre à leurs questions lors de notre interpellation. Et voilà, quelques identités cachées, quelques échanges secrets, il n’y a pas besoin de plus pour sortir l’attirail autoritaire le plus total.
Depuis, l’eau a coulé sous le pont de la peur. Je ne veux pas laisser la justice et la police me détourner de ma vie, de mes pensées. Elle n’en a pas la légitimité.
… mais les mauvaises herbes continuent de pousser
En six mois de paranoïa, d’inactivité, de ressassement et de solitude, la justice a réussi à déconstruire toute une politisation qui m’avait conduit à être prêt à prendre des risques pour défendre les jardins de la Buisserate. Cette politisation, je ne l’avais pas construite seul, mais en mettant en commun mes expériences avec des camarades qui avaient également un parcours orienté vers les luttes écologistes et contre l’aménagement capitaliste du territoire. Mais ce parcours, dans mon cas en tout cas, était tragiquement ponctué de défaites, balisé par une impuissance collective. Le constat qui se dégageait de ce que j’avais vécu jusqu’alors, avec les syndicats, les mouvements sociaux, les pétitions et les vidéos sur internet, c’était que ces actions militantes et formes d’organisation classiques sont irrémédiablement bornées dans la zone de pouvoir de l’État, réduites à chercher un effet de communication plutôt qu’un impact concret. Que créer une mobilisation collective ne peut se faire qu’en s’émancipant de la zone de pouvoir des dominants, de leur communication et de ses canaux. Et que cette émancipation, cette reprise en main de nos conditions de vie, elle se cultive avant tout au niveau local, en créant des contre-pouvoirs à une échelle communautaire, basés sur la solidarité anticapitaliste, sur l’autogestion, sur un socle d’expériences de dominations vécues communes.
Je me sens désarmé parce que la peur s’est immiscée. Parce que tant que je serai mis en examen, je me sentirai sous la menace de la justice et de la police. Mais je garde de l’expérience que je traverse un pétillement, une envie profonde de donner du sens à ma vie et à mes engagements, de vivre du collectif. J’en garde aussi beaucoup d’amour pour mes camarades, amour que je cultive à défaut de pouvoir le partager. Pour le reste, je garde espoir dans l’inventivité des êtres humains pour réinventer des formes de lutte qui mettront à mal le pouvoir du capitalisme.
Après six mois de quasi-solitude, il me reste une confiance inébranlable en celles et ceux qui partagent avec moi cette étrange expérience. Il y a bien sûr toujours beaucoup de violence – le souvenir des 60 heures de garde-à-vue, la séparation brutale, l’injustice inqualifiable qui semble s’être abattue sur nous, et l’impression d’être infantilisée, toujours plus, par une justice et un système qui ne savent que nous mettre dans des cases et nous rabaisser au plus bas. Ils sont forts, pour nous donner l’impression d’être constamment en tort, dans l’illégalité, quand on ne fait que vivre sa vie. On se sent toute petite, terriblement impuissante, voire carrément superflue face à cette grande machine judiciaire. Et on les laisse finalement décider de notre sort, de nos occupations et de nos envies, car plus rien ne se fait sans leur assentiment.
Je suppose – et quelque part j’espère – qu’iels ne savent pas que la rage continue de brûler, et même se nourrit de cette situation absurde et de tout ce qui secoue les manifs, les actions de désobéissance civile et le militantisme en général en ce moment. Les coups, les blessures, les interpellations, une escalade de la violence et des abus terrifiante. Et que la rage survit aux assauts de regrets, d’angoisses ou de rancunes qui peuvent naître de cette situation. Car jusque-là, ils n’ont pas réussi à détruire nos amitiés.
Et après ? Je ne sais pas. Je crois qu’on ne cesse jamais de lutter. Peut-être ai-je envie de me battre sans me mettre en danger. La désinvolture des dirigeant·e·s et la violence de la police me ronge. Dans ce combat nous représentons ce que nous défendons, la nature. Nous la vivons en nous. Alors que peut-on faire quand on veut du mal à cette partie de nous-même ? Se battre oui mais les règles du jeu nous sont imposées et ne jouent pas en notre faveur.
Mon militantisme m’a fait me sentir moins seul. Maintenant c’est la justice qui m’impose une certaine solitude. L’appareil répressif n’a rien à gagner à nous sanctionner. Au contraire il perd en légitimité et ne peut que nous rendre plus déterminé que jamais à nous battre pour protéger ce qui nous est cher.
Malgré la répression, la forêt vit toujours en moi. Les racines qui me relient à mes camarades sont vivantes même si de nouvelles fleurs ne s’épanouissent pas en ce moment. Ces deux derniers mois, nos journées ont été occupés par de longs moments d’étude, de discussions, de lecture et d’écriture. Nous nourrissons la terre qui servira à faire pousser les prochains arbres.
Les 7 de la Buisserate
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