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22.09.2020 à 12:58

Masculinisme et métropoles : deux faces d’un même visage, celui de l’homme

Edelweiss
Texte intégral (4500 mots)

Photo : La rue ou rien

L’urbain rimerait avec émancipation. Pourtant, pour Maële, cette émancipation est non seulement un mirage, mais plus encore s’appuie sur le genre pour cultiver et perpétuer son message de grandeur. La construction patriarcale des villes est hostile au vivant et cela passe, d’abord, par l’oppression des femmes qu’elle permet. On débetonne et on détruit le patriarcat ?


« Y a comme un goût de viol quand je marche dans ma ville »

Diam’s, 2006

Quelle est la différence entre un homme qui colonise les territoires, qui accroit son pouvoir en dominant le vivant et une métropole qui cherche la compétitivité, domine et exploite les territoires, produit de la souffrance sociale et détruit les écosystèmes ? La réponse est qu’il n’y en a pas. Le projet de métropolisation du monde est un projet qui a toutes les caractéristiques de la masculinité. Expansion, contrôle, domination… voilà le credo des hommes et des villes. Un hasard ? Non. Les villes, et de surcroit les grandes, sont faites par les hommes et pour les hommes.

Loin d’essentialiser les hommes et les femmes – les caractéristiques attribuées aux hommes et aux femmes sont socialement construites – les particularités masculines seraient la puissance, la force, la compétitivité, l’autonomie (Dupuis-Déri, 2019). Il s’agit d’une construction qui repose uniquement sur un imaginaire tenace, mais qui façonne la socialisation des hommes et leur rapport au monde.

D’un autre côté, les villes s’érigent grâce à la science des grands hommes et à la sueur des bâtisseurs, tout cela sous l’égide de l’ordre d’un homme de pouvoir. A ce compte, les villes ne peuvent qu’être masculines et viriles. Dans cette quête urbaine « où sont les femmes » ? Et si, par cette chanson pop le machiste Jean-Michel Jarre s’inquiétait des conséquences du féminisme, nous pouvons aisément renverser cette interrogation : quelles sont les conséquences pour les femmes des constructions urbaines virilistes ? Comment se perpétue les dominations de genre dans les villes ? En somme, que révèle une lecture féministe de la ville ?

Devenir monde des métropoles : un projet par et pour les hommes

Pour comprendre l’oppression des hommes sur les femmes, et notamment la place de la ville dans ce processus, il semble nécessaire de revenir aux sources de cette aliénation et d’interroger certains mythes. Non, homo sapiens n’était pas fondé sur un modèle patriarcal, où l’homme irait chasser le mammouth et la femme resterait dans la caverne. La réalité est autrement plus complexe et grâce à la féminisation des professions de l’archéologie et de l’anthropologie, une autre histoire se révèle 1. On découvre notamment qu’avant l’apparition de l’agriculture (et de la propriété) les sociétés étaient plus égalitaires. 2. C’est avec l’apparition des premières cité-État qui émergent vers – 3 000 avant notre ère que des inégalités surviennent et se renforcent, avec au premier chef, celles entre les sexes (Scott, 2019).

Ces cité-États, reposant sur la concentration, la division du travail et s’appuyant sur des ressources (notamment agricoles) extérieures pour subvenir aux besoins de la population, constituent les premières formes de villes de notre civilisation. Dans cette organisation, les femmes sont écartées du travail agricole et se retrouvent dans la transformation des aliments et la cuisine, ce qui entraine un déséquilibre dans les relations entre les deux sexes et représente les prémices d’une domination des hommes sur les femmes. Plus encore, la concentration et l’agriculture supposent une augmentation de la main d’œuvre. Dès lors les ventres des femmes sont exploités à des fins de reproduction pour fournir la masse de travailleur agricole nécessaire. En somme, c’est à cette a période que commence la domination des hommes sur la terre et sur le corps des femmes : « Le prolongement de notre espèce est menacé aujourd’hui grâce à l’aboutissement des cultures patriarcales, par une folie et un crime. La folie : l’accroissement de la cadence démographique. Le crime : la destruction de l’environnement. Tous deux concernent la femme et passent par elle, en tant que détentrice des sources de procréation. » (D’Eaubonne, 1976, in Goldblum, 2019 : 64). La ville a donc une place importante dans la construction du patriarcat et dans l’exploitation du vivant, passant toutes deux par une subordination croissante des femmes par les hommes.

Les grandes villes constituent, aujourd’hui, le dernier avatar mais ô combien puissant de cette domination. Les métropoles sont non seulement le reflet du productivisme néolibéral sans limites (Faburel, 2018, 2019) et d’une colonisation du monde (Conseil Nocturne, 2019), mais elles sont aussi le visage d’un patriarcat hégémonique. Les grandes villes apparaissent avec l’industrialisation et la concentration des capitaux et des populations. Elles sont largement encouragées par des politiques d’aménagement et leur pouvoir est renforcé à partir des années 1980 avec la dérégulation des économies et la « décentralisation » des pouvoirs. Afin d’être toujours plus concurrentielles, notamment à l’échelle européenne, la fusion des communes est encouragée et l’on assiste à un engloutissement des territoires au profit des cœurs urbains.

Les métropoles s’étendent, écrasant les singularités spatiales et exploitent sans fin les habitant·e·s et le vivant pour la seule quête du capital et du profit.

Dans ce registre ostensiblement colonial, ces métropoles façonnent au premier chef des formes de vie s’incarnant par des systèmes de consommation qui, à l’exemple des loisirs, déterminent les constructions masculines des espaces de vie : « Flânerie, slowcity (la ville calme), urbanité douce : du bonheur pour les hommes, du stress supplémentaire pour les femmes, notamment pour les plus jeunes » (Raibaud, 2015 : 66). En effet, si les déplacements des femmes se font pour un point et un objectif précis, ils sont aussi soumis à un grand nombre de contraintes : de l’habillement à la trajectoire en passant par l’horaire de déplacement, tout est calculé et étudié pour éviter d’être importunée par les hommes dans l’espace public. Il existe une réelle peur, souvent inconsciente, de l’espace urbain qui se manifeste par l’adoption de tactiques d’évitement afin de faire face aux risques (Lieber, 2008).

Face à ce constat et en réaction aux chiffres de l’enquête sur les violences envers les femmes en France (dite Enveff, réalisée sous la responsabilité de Maryse Jaspard en 2000), la direction centrale de la sécurité publique n’a pas trouvé mieux que de nous conseiller de prendre « des précautions élémentaires ». Pour Marylène Lieber, ces recommandations « sous-entend[ent] qu’une femme seule ne devrait pas flâner sur la voie publique ou s’afficher trop ostensiblement, car elle prendrait le risque d’être agressée. Ce risque n’est ni discuté, ni remis en question, pas plus qu’il n’est considéré comme relevant de l’intervention publique : c’est aux femmes de faire attention » (Lieber, 2002 : 43-44). Le projet métropolitain, celui de la grandeur, de la densité, du divertissement et du loisir, engendre des souffrances pour nous les femmes : nos corps sont fatigués par la domination masculine qui leur impose certains comportements et sont, dans le même temps, exclus de nombreuses pratiques urbaines et d’une liberté de mouvement qui pourtant sont érigées comme le nec plus ultra des existences urbaines.

De plus, les grandes villes, par leur architecture et leur décor, incarnent toute la puissance masculine. A chaque coin de rue, nous retrouvons la mise en spectacle de l’hégémonie masculine : les misogynes sont fort bien représentés que ce soit Rousseau ou Freud, les violeurs sont magistralement exposés tel que Gauguin, les hommes politiques aux lois crapuleuses et autres saints plus patriarcaux les uns que les autres. Que ce soit le nom des rues, des places, des stations de métro ou encore des statues, les hommes sont mis à l’honneur et les femmes, elles, sont les oubliées de l’histoire. A Lyon, sur la totalité des rues, c’est seulement 1,1% qui portent le nom d’une femme, à Marseille 0,6 %, à Brest 1,6 %… A Paris, il existe seulement cinq stations de métro avec un nom féminin (sur les 302 que comptent le réseau), dont trois qui sont accolées aux noms de leur mari. Enfin, les statues des grands hommes aux larges chapeaux, aux longues épées sur des chevaux enragés s’exposent un peu partout dans les villes, tandis que les représentations de femmes sont soit des images de pieuses et de saintes soit des muses aux corps souvent dénudés. En somme, les femmes sont non-seulement sous-représentées dans les paysages urbains, mais elles sont aussi largement objectifiées, minorées et rabaissées.

Plus encore, à l’heure où se dessine les skyline métropolitaines, qu’est-ce que ces immenses tours de béton et de verre sinon des représentations à peine masquées de chibres et d’égo démesurés de certains hommes ? Les maires de chaque ville et les architectes s’affrontent dans une querelle absurde de grosseur/hauteur. L’architecture phallique symbolise, encore une fois, un pouvoir et une domination de l’homme. L’organe sexuel masculin est partout en ville, que ce soit dans la symbolique des tours ou dans les graphes de l’arrêt de bus. C’est d’autant plus risible, que, lorsqu’il s’agit de représenter un organe féminin, le monde entier se révolte et s’insurge contre ce blasphème, cette provocation ultime, comme en atteste la polémique autour du « vagin de la reine » de Kapoor dans les jardins de Versailles. Si la ville aujourd’hui engendre une architecture aux traits fort masculins, cela provient, notamment, du fait que les métiers de l’urbain sont majoritairement occupés par des hommes.

Tour Glòries Barcelone
Photo : Mariano Mantel

L’urbanisme : une affaire d’homme

Aujourd’hui, il existe en apparence une certaine mixité dans les professions de l’urbain. Néanmoins, de très grandes disparités persistent et la ville continue de se construire sur le credo masculin.

En premier lieu, il semble intéressant de souligner la très forte présence d’hommes aux postes de décisions les plus importants : selon la fédération nationale des agences d’urbanisme en 2019 sur les 50 agences 40 sont dirigées par des hommes. Plus encore, les titres et les prix sont aussi réservés à la gente masculine : sur les 27 éditions du grand prix de l’urbanisme il n’y a eu que 2 lauréates (Ariella Masboungi en 2016 et Paola Viganò en 2013). Et, même s’il y a la présence de femmes au sein des professions de l’urbain, celles-ci sont souvent contredites par des hommes « plus experts », des « plus compétents », des « plus objectifs ».C’est notamment ce que remarque Raibaud lors du « Grenelle des mobilités » (tenu en 2012 à Bordeaux) où, par exemple, les 10 experts présentant des « projets innovants » sont tous des hommes, les présidents de séances ignorent les demandes de prise de parole des femmes et où, quand elles parlent, elles sont souvent interrompues par le brouahah, des rires et des interventions sauvages (Raibaud, 2015). Enfin, la petite féminisation de l’urbanisme ne conduit pas nécessairement à une amélioration des conditions des femmes en ville : « Il y a plus de filles dans ces métiers [urbanistes et architectures] mais elles apprennent à avoir un regard masculin » (Denèfle, 2008, cité in Raibaud, op.cit.). Il semble alors nécessaire de questionner les formations qui conduisent à ces métiers.

Les métiers autour de l’aménagement sont irrigués par une vision très masculine. Dans les formations, les grands hommes sont mis à l’honneur, du Paris d’Haussmann au Barcelone de Cerdà en passant par le visionnaire Le Corbusier. Ce sont ces travaux et cette vision qui sont transmis aux futur·e·s praticien·ne·s : grandeur, magnificence et opulence pour de plus beaux centres-villes et quartiers urbains ! Dans ces grands discours, les expulsions et ségrégations que l’on doit aussi à ces « grands hommes » sont très souvent oubliées. Pour ce faire, les formations en urbanisme sont conditionnées par les savoir-faire techniques et leur rationalisation scientifique, accompagnées d’un management opérationnel tout cela au profit de la fabrication de l’urbain (Faburel, 2017). Cela ne permet évidemment pas une remise en question non seulement du système capitaliste urbain, comme d’accorder de la place à d’autres grilles de lecture et d’analyse. Les savoirs, dits féminins (encore une fois, ils ne relèvent pas d’une essentialisation mais d’une construction), tels que le soin, l’attention, le ressenti et l’empathie sont totalement absents ou dénigrés. En trois années de formation en urbanisme, je n’ai même jamais eu un cours dédié à la prise en compte des inégalités de genre dans l’aménagement des territoires, ni sur les femmes qui ont participé au façonnement des villes, ni sur la nécessité d’attention et d’empathie dans le travail de l’aménagement. Et rares, très rares, sont les enseignements proposant d’autres approches de l’urbain que celle de l’érection et du béton.

En revanche, on nous apprend que la participation est essentielle et qu’elle permet justement de rendre la ville accessible à tous (le masculin est choisi au regard de la population que ces scènes impliquent particulièrement). On pourrait alors dire que, pour corriger cette construction masculine de l’urbain, la participation habitante vient combler, ou du moins apporter un autre regard sur cette modélisation de la ville en intégrant les besoins et ressentis des femmes. Erreur. Il y a un renforcement des inégalités de genre sur les scènes participatives. Les dispositifs n’offrent que fort peu d’accès aux femmes. Les horaires de réunion qui sont souvent en fin de journée ou le week-end ne leur conviennent pas puisqu’elles doivent, encore, s’occuper des enfants et/ou du foyer. Ces lieux ne permettent pas l’accueil et la prise en charge des enfants. Le nombre de femmes y est donc très inférieur. Et qu’en est-il pour celles qui sont présentes ? Encore une fois, les prises de parole des femmes sont minorées, moins écoutées, souvent coupées. Leurs discours sont soit considérés comme non prioritaires, soit réduits à des intérêts particuliers qui iraient à l’encontre de l’intérêt général. « La prise de parole des femmes devient une prise de risque, alors qu’elles sont souvent les porte-parole de sujets occultés… » (Raibaud, Ibid. : 53).

Les scènes de participation, obligatoires à tous projets, sont donc peuplées d’une horde d’hommes, plutôt âgés, blancs, venant exprimer, eux, la bonne parole : évidemment rationnelle et universelle, compétente et techniquement étayée. Et ce, à l’image des experts de la grande ville.

Les chiens de garde du patriarcat urbain : les chercheurs

La ville fait couler beaucoup d’encre et accueille les passions et exaltations de nombreux chercheur·euse·s. Tout d’abord, les bibliographies en études urbaines et aménagement sont constituées essentiellement d’hommes qui non seulement véhiculent un regard masculin sur la ville, la grande, mais aussi façonnent leur pensée par leurs propres expériences en la matière. Ainsi, la ville de grande taille est souvent décrite comme un lieu d’accomplissement, de réussite et d’émancipation. Un système entier de valeurs y est associé : la réussite par la consommation, l’accomplissement par le rayonnement et l’attractivité, la sécurité par l’anonymat, l’ouverture par le multiculturalisme et la diversité… Ce métarécit de l’urbain est le fruit de travaux d’hommes, et la place de la femme dans ces villes n’est jamais questionnée.

Plus encore, à l’heure des métropoles, les chercheurs vantent leur inclusivité. Mais de quelle inclusivité s’agit-il ? Celle des jeunes hommes, cadres dynamiques, blancs à fort bagage culturel ? Certainement. Mais qu’en est-il des femmes ? Qu’en est-il des femmes noires qui prennent des transports à 5h du matin pour aller « nettoyer le monde » selon les termes de Françoise Vergès.

Qu’en est-il des mères de famille qui font deux fois plus de trajets en transports en commun, des prostitués qui vivent dans des quartiers insalubres et de toutes les femmes qui se font harcelées nuit et jour dans les rues des grandes villes ?

Parler d’inclusivité des villes lorsque l’on est homme c’est, d’une part, généralement prendre ses propres privilèges (avoir la possibilité de se déplacer librement, ne pas ressentir les regards objectifiants sur soi, ne pas être considéré comme un morceau de viande etc.) comme lunettes, et, de ce fait, ne pas pouvoir simplement voir les injustices que nous vivons. Bref, c’est participer de leur perpétuation.

D’ailleurs, ce sont par les mêmes discours que la ville est décrite comme le haut lieu de l’urbanité. Cette dernière est d’après Jacques Lévy un gradient qui couple densité et diversité sociétale. Les centres urbains offriraient un très fort degré d’urbanité au regard de la mixité fonctionnelle et sociale. Mais de quelle mixité parle-t-on ? Sûrement pas celle entre les genres. La présence des femmes dans l’espace public est de passage, nous nous rendont d’un point à un autre, sans nous arrêter. Quand il fait nuit, nos trajets sont étudiés à l’avance, et nous avons notre téléphone dans une main, dans l’autre nos clés. Je ne pense pas que l’on puisse parler d’urbanité quand la ville est une constante hostilité pour les femmes. Plus encore, l’urbanité est aussi le terme utilisé pour signifier la politesse et faire civilité, ce qui est encore plus risible quand on sait que 100% des femmes connaissent des situations de harcèlement dans les transports en commun. Il existe un abyme entre les écrits des chercheurs et la réalité des femmes dans la rue, sur les places et dans les transports.

Le comble de l’hypocrisie des chercheurs-commentateurs de l’urbain se trouve dans l’exaltation de la ville durable et verte. Outre le fait que cela n’a aucun sens de vouloir écologiser la grande ville, cette conception plutôt de l’environnementalisme gestionnaire participe très directement des inégalités de genre dans l’espace public. Premièrement, la place accordée au vélo. Il s’agit là certes d’un moyen de transport écologique, vantée par toutes les mairies fraîchement converties. Cependant, lorsqu’il faut se charger de transporter les enfants et de faire les courses, la pratique du vélo devient tout de suite plus compliquée. C’est aussi sans compter les injonctions vestimentaires de certaines professions qui dictent les tenues des femmes sur des critères (soyons honnête) d’inconfort. Le cyclisme est alors impossible pour de nombreuses femmes. De même, sous couvert d’écologie (et d’économie), les éclairages publics s’éteignent après une certaine heure, ou éclairent bien moins. Voilà une nouvelle barrière pour toutes les femmes qui voudraient sortir après une certaine heure. Enfin, l’incitation au compost et aux éco-gestes accroit la charge mentale des femmes qui prennent irrémédiablement, ici comme ailleurs, la responsabilité de ces pratiques (Lalanne et Lapeyre, 2009). L’environnementalisme urbain est, encore et toujours, pensé par les hommes et pour les hommes, ne prenant pas en compte les pratiques des femmes et renforçant les inégalités de genre. Or, nombre de chercheurs encouragent de tels desseins environnementaux des villes, tout comme également des chercheuses qui, comme nous l’avons vu, véhiculent des crédos masculins.

La ville, la grande, la métropole, est de facto masculiniste. Elle porte en elle un projet. Ce projet s’appelle le patriarcat qui repose sur la domination des hommes sur les femmes. Il est évident que ce dernier ne s’arrête pas aux lisières urbaines. Néanmoins celui-ci est, selon moi, beaucoup plus dangereux. Sous couvert d’émancipation et de libération, la ville produit des injonctions toujours plus fortes sur les corps des femmes et leurs mouvements. Tout un groupe d’hommes installés est là pour le conserver : de l’urbaniste au chercheur installé en passant par le siffleur et le harceleur. Un féminisme libéral voudrait avoir ces mêmes droits, prendre le pouvoir et adopter ces comportements. Je ne suis pas de cette veine-là. Il ne s’agit pas de prendre le pouvoir sur des villes patriarcales. Il s’agit de détruire ces villes et ce par le système domination qu’elles construisent et perpétuent.

Pour un féminisme sauvagement libertaire !

Collage revendiqué par le collectif Collages féministes Lyon
Photo : Maële

Maële


Pour aller plus loin :

Conseil Nocturne, 2019, Habiter contre la métropole, Divergences,
100 p.

Françoise D’Eaubonne, 1976, Les femmes avant le patriarcat, Paris,
Payot, 239 p.

Sylvette Denèfle (dir.), 2009, Utopies féministes et
expérimentations urbaines
, Rennes, Presses Universitaires de Rennes,
213 p.

Guillaume Faburel, 2017, « Les formations universitaires en urbanisme
en France : un nouveau gouvernement des corps (de métiers),  Cybergeo
: European Journal of Geography
, Débats, Les métiers de la ville,
[Disponible en ligne]

Guillaume Faburel, 2019, Les Métropoles Barbares. Démondialiser la ville,
désurbaniser la terre
, Lyon, Le Passager Clandestin, 431 p.

Michèle Lalanne et Nathalie Lapeyre, « L’engagement écologique au
quotidien a-t-il un genre ? », Recherches féministes, 2009,
vol. 22, no 1, pp. 47‑68. [Disponible en ligne]

Yves Raibaud, 2015, La ville faite par et pour les hommes, Paris,
Belin, Littérature et revues, 72 p.

James C. Scott, 2019, Homo Domesticus. Une histoire profonde des
premiers États
, Paris, La Découverte, 302 p.

Thinkerview, 2019, Crise de la masculinité ? Francis Dupuis-Déri, [Disponible en ligne]


  1. Pour certaines il s’agit de passer d’une « HIStory » à une « HERstory ». Voir à ce propos les écrits des écoféministes Mies, Ruether, Haraway qui mettent à mal le récit officiel où l’homme est central et revalorisent la place et le rôle des femmes dans ces sociétés.

  2. On le sait notamment grâce à l’étude de l’alimentation et des honneurs posthumes qui montrent la place des femmes dans la société. Voir à ce sujet le documentaire Arte « Des femmes au cœurs de l’histoire », mars 2020.

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22.09.2020 à 10:44

L’écotourisme en 2143

admin2493
Texte intégral (2414 mots)

Photo : Getty

Projeter l’espace hexagonal en 2143, quel meilleur moyen de comprendre le présent et ses errements. A cet horizon, l’éco-tourisme s’est, selon la dystopie de Fanny Ehl, affirmé comme l’idole de celles et ceux resté.e.s sourds aux sirènes de la crasse insouciance. Et pourquoi pas arrêter de consumer le vivant par la touristification de nos existences  ? 


La France, première destination touristique du monde, n’a pas échappé à la planification totale du territoire dans l’objectif de dynamiser certaines régions par un plan de développement économique et une politique d’aménagement touristique 1. Entre l’urbanisation galopante et la montée en puissance du tourisme, les paysages ont été radicalement transformés.

Derrière leur visée initiale de protéger la richesse et la biodiversité d’un territoire, les parcs et réserves naturelles créés en France à partir de 1963 ainsi que la loi littoral et la loi montagne visant pourtant à restreindre les constructions n’ont pas permis de contrer le fonctionnalisme rationnel, le zonage abstrait ainsi que l’utilitarisme économique, propres à l’aménagement territorial. Au contraire, ils ont activement participé au développement touristique et économique en devenant la cible des publicitaires, incitant un nombre de touristes toujours plus important pour des espaces soi-disant préservés.

Les aménagements touristiques, le marketing territorial excessif autour de ces espaces ainsi que le conditionnement des imaginaires et des mythes liés à l’idée d’une nature vierge ont parfaitement domestiqué ces territoires, renforçant davantage le clivage entre « sauvage » et « civilisé ».

Suite à ces différentes évolutions et une prise de conscience globale de la dégradation environnementale générale et des risques écologiques encourus, l’écotourisme apparaît pour la première fois en 1970. Il s’inscrit pleinement dans les préceptes du développement durable, très critiquable par l’idée d’une croissance économique pourtant incompatible avec la préservation de l’environnement. De la même manière, l’écotourisme vise à préserver une « nature sauvage », à sauvegarder nos territoires et nos paysages en prétextant leur compatibilité avec le développement touristique.

À travers cette fiction dystopique mettant en avant les deux grandes limites de l’écotourisme, il s’agit de reconsidérer notre sensibilité à l’égard des paysages naturels, de questionner notre rapport au vivant, tout en déconstruisant nos imaginaires liés à nos modes de vie urbains. Arrêtons le tourisme de la nature car  « le seul véritable voyage, le seul bain de jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux. » (Proust, La Prisonnière, 1923).

Faisons-nous humbles et disciplinés, respectueux et petits face à l’immensité des montagnes, à l’impénétrable horizon des mers et des océans, à l’étendue verdoyante des forêts.

2143. Les scientifiques et les politiques sont parvenus à s’allier au cours du siècle dernier pour éviter le réchauffement climatique au-delà des 4 °C souhaités lors de la COP 34 de Tokyo en 2028. Cette victoire en demi-teinte n’a pas permis une préservation totale du territoire français où certaines côtes du littoral ont été submergées par la hausse du niveau de la mer tandis que l’effondrement tant redouté de plusieurs sommets des Pyrénées a ravagé de nombreux villages traditionnels et de stations de ski désormais abandonnées par la destruction des infrastructures. Les forêts ont quant à elles été dévastées par les incendies répétés et la surexploitation du bois. Seules demeurent quelques zones arborées entretenues artificiellement au titre de souvenir.

Cette préservation environnementale approximative a sérieusement aggravé une série exceptionnelle de catastrophes naturelles au point de réduire la population française de 31 millions en 100 ans, faisant ainsi chuter le nombre de français à 43 millions en 2140.

Ces rescapés du réchauffement climatique habitent désormais un territoire complètement transformé, fragmenté selon une nouvelle division remplaçant les treize anciennes régions françaises. Cette organisation se compose désormais de 4 grands nouveaux territoires placés sous une surveillance totale des institutions politiques :

L’île de France, le Grand-Est, et les Hauts-de-France se regroupent pour ne former qu’une seule et même région : « Le Grand Nord ». Sa région voisine, « Saint-Grelion », associe la métropole de Lyon, à Grenoble et Saint-Étienne et s’étend jusqu’à la ville de Nice tandis que Marseille, Montpellier et Toulouse s’unissent pour former le « Mont de Marlouse », unique région du sud de la France. Pour finir, le Pays Basque et la Bretagne se joignent en un seul et même territoire nommé la « Bastagne ».

Cette fragmentation du territoire français est née sous l’impulsion de l’écotourisme, dont l’essor est grandissant dans les années 2040. Les jeunes générations, vraisemblablement de plus en plus sensibles à l’effondrement planétaire et la dégradation environnementale, ont soutenu le développement de l’écotourisme et la patrimonialisation d’espaces naturels. L’insatiable engouement autour de cette pratique donne ainsi lieu à la création de nombreux parcs régionaux, d’innombrables réserves naturelles et d’importants espaces protégés au point de ne former plus que de grands ensembles découpés selon des zones précises qui n’ont pas empêché la disparition de certaines espèces emblématiques :

  • Les premières zones formées sont celles de l’écotourisme par l’union des différents parcs et réserves. Éloignés de toute forme de production et d’exploitation, ces paysages semi-naturels sont indispensables à la préservation du territoire sur le plan économique et écologique puisqu’ils sont à l’origine même de l’écotourisme de masse, leader d’une économie verte et durable en France.


  • À l’inverse de ces espaces protégés, les « zones d’hyper-production » sont composées de méga-usines sans ouvrier·e·s, d’une agriculture ultra-automatisée, de champs s’étalant sur des centaines de kilomètres et d’une exploitation animalière généralisée.


  • Lorsque toute la richesse des paysages est anéantie et que la terre de culture s’appauvrit, inévitablement les espaces se dégradent notamment par des montagnes de déchets s’élevant parfois jusqu’à égaler certains sommets naturels lorsqu’ils ne peuvent plus être enfouis. La pollution est telle qu’elle constitue au long terme un danger létal pour les humains. Ces zones portent distinctement le nom de « zone morte ».


  • Les « zones supra-urbaines » sont les derniers espaces pouvant accueillir les humains. Ces territoires dont l’héritage est indéniablement celui de la ville, se sont étalés au détriment des petits bourgs et villages français qui ont naturellement fini par disparaître. Les villes telles que Rennes, Nîmes, Arles, La Rochelle ou bien même Tourcoing ont été littéralement dévorées par l’étalement prévisible des immenses mégalopoles nouvellement appelées « nécropoles » par les anti-urbain·e·s.

Malgré le danger irréversible que représentent les zones mortes, un certain nombre de dissident·e·s et villageois·ses persistent, résistent et habitent ces territoires hostiles dans l’objectif de revitaliser ces villages oubliés, de contourner la densité nécropolitaine, et de réanimer le territoire français dans sa totalité. Reclus dans leur terre d’origine, les résistant·e·s survivent grâce à l’agriculture hors-sol, faisant office de toiture pour les abris de fortune tout en menant une série d’actions dans l’espoir de susciter une vive prise de conscience chez les urbain·e·s et une reconfiguration géographique globale du territoire.

Remplacer des plants de tomates artificielles par des semences paysannes, organiser des migrations d’animaux sauvages de zones en zones pour favoriser la biodiversité ou encore modifier les tracés des sentiers afin de sensibiliser les randonneur·se·s averti·e·s à l’inattendu sont autant d’actions menées pour contrer la surveillance totalitaire et la sanctuarisation des territoires.

Il leur arrive parfois de vandaliser les grandes terrasses panoramiques qui jalonnent les hauts sommets des montagnes. La plupart de ces innombrables observatoires, tous équipés de téléphériques permettant de soulager les marcheur·se·s les moins courageux·se·s, n’offrent qu’un seul et unique point de vue aux touristes : celui d’un territoire fractionné, cloisonné, contrôlé de part et d’autre et sous une surveillance constante grâce au codage généralisé de tous les organismes vivants. Les « zones mortes », hautement radioactives, sont passées au peigne fin par des agents spécialisés pour éviter tout risque sanitaire à l’aide d’instruments de mesure innovants, servant dans le même temps à calculer les rendements des « zones d’hyper-production ». Les « zones supra-urbaines » désormais impénétrables ont atteint le dernier stade de surveillance par une sanctuarisation intégrale des espaces.

Mais de toute évidence, cette régulation totale du territoire trouve ses origines dans la popularisation de l’écotourisme même.

Pourtant présentées comme garantes d’une nature sauvage et libre, d’une biodiversité saine et riche, les zones d’écotourisme demeurent paradoxalement les endroits les plus menacés en raison de l’affluence exponentielle des touristes.

Chaque jour et depuis plusieurs dizaines d’années désormais, des agents nettoient les réserves naturelles des déchets abandonnés par les vacanciers insouciants, d’autres contrôlent les flux, dirigent les touristes égarés hors des parcours officiels.

C’est dans cette logique de contrôle et de surveillance que les paysages se sont transformés. À présent lisses et inexpressifs, les paysages naturels sont dépourvus de ce qui les caractérisaient pourtant autrefois : le sauvage. Cette triste artificialisation est la conséquence du comportement irresponsable des touristes qui cherchent le pittoresque, le spectaculaire, l’iconique. De nouvelles infrastructures démentielles ont écrasé les montagnes dans le seul objectif de divertir les vacancier·e·s avec du sublime garanti. C’est le cas dans les Alpes où une machine volante peut transporter les touristes de sommets en sommets afin d’admirer des glaciers holographiques ou encore sur les côtes méditerranéennes où chaque année se déroule le concours du plus beau radeau construit en bouteilles plastiques pêchées parmi les coraux après chaque nettoyage hebdomadaire. Le dernier radeau à couler emporte un tour gratuit et commenté de toutes les zones écotouristiques. Les plages de la Bastagne accueillent quant à elles une animation populaire où l’objectif est de concevoir le plus grand salon Ikea sous l’eau pour qu’il devienne un habitat pour les poissons à la manière des récifs artificiels.

Hélas, ces absurdités n’ont pas attendu 2143 pour exister. Alors que de véritables embouteillages humains se forment à proximité du sommet de l’Everest par l’augmentation croissante du nombre d’alpinistes, il ne semble plus rare de croiser des randonneur·se·s transportant un rameur sur le dos lors de l’ascension du Mont-Blanc, ou bien une centaine de kilos d’équipements afin d’être photographié au sommet, les pieds dans un jacuzzi chauffé à 38 degrés ! Ces incivilités et autres comportements inexplicables sont caractéristiques du tourisme actuel, influencé par l’essor grandissant des réseaux sociaux.

C’est ainsi que tout rapport sensible aux paysages et à la nature a disparu, au profit de la performance et de la promotion de soi à travers des images stupéfiantes.

Ces espaces naturels, pourtant si riches par leur diversité, se doivent désormais d’être régulés pour limiter les flux touristiques. Constamment, des brigades patrouillent et surveillent les comportements inappropriés des vacancier·e·s. Malgré les bonnes intentions des personnes valorisant l’écotourisme, on peut douter de son intérêt par le simple manque d’éducation et de sensibilité des touristes actuels, tout comme le devenir des paysages sauvages, paradoxalement contrôlés, standardisés et sanctuarisés. Ce texte dystopique invite chacun et chacune à entreprendre une déconstruction personnelle de ses propres imaginaires, une désartificialisation de ses manières de penser les paysages et le voyage pour se remettre soi-même à sa place, dans une relation étroite et sensible aux espaces et aux milieux écologiques quels qu’ils soient.

Fanny Ehl



  1. Bodiguel Jean-Luc, 2006/3, « La DATAR : quarante ans d’histoire », Revue française d’administration publique, no 119, p. 401-414. [Disponible en ligne]

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21.09.2020 à 14:29

L’urbanisation de la terre est un écocide planétaire. Grand meurtre entre amis.

Edelweiss
Texte intégral (6387 mots)

Image : La rue ou rien

Urbanisation du monde et métropolisation planétaire sont un écocide. Les surdensités sont venues rappeler le problème posé à l’occasion de la pandémie. Et, pourtant, nombre de sciences sociales installées continuent de le nier, dans une belle fraternité. Entre citations de chercheur.e.s et points de vue militants, la grande ville fascine en dehors de toute mesure. Que se joue-t-il derrière ?  


« L’autonomie – la vraie liberté – est l’autolimitation nécessaire non seulement dans les règles de conduite intrasociale, mais dans les règles que nous adoptons dans notre conduite à l’égard de l’environnement. »

Cornélius Castoriadis, « La force révolutionnaire de l’écologie », Entretien de 1992 in Une société à la dérive, 2005 (rééd. 2011)

La démesure urbaine comme cause première de l’écocide

L’urbanisation de la terre et à son mouvement devenu essentiel, la métropolisation planétaire, ont simultanément densifié et étendu les grandes agglomérations urbaines. Elles ont par-là même artificialisé l’ensemble des habitats écologiques plus ou moins proches des villes, notamment par l’agriculture intensive et l’extractivisme qui lui sont nécessaires, mais également souvent par la généralisation du modèle dans les villes de plus petite taille. La métropolisation a aussi accru les flux pour les besoins d’une économie mondialisée depuis les grandes villes-monde et leurs 120 épigones (ex : tourisme). La COVID est ainsi devenue pandémie en un temps record par les concentrations métropolitaines et leur promiscuité, par les circulations interurbaines et leurs vélocités. Et, logiquement, le confinement s’est imposé comme réponse des autorités politiques aux surdensités.

Or, ce mouvement d’urbanisation planétaire ne semble pas près de s’infléchir, bien au contraire. Ces villes représentent 12 % de la population mondiale pour 48 % du PIB international. Il y a donc du capital à fixer et de la « richesse » à produire, à condition de grossir. Tokyo a un PIB supérieur à celui du Canada, New York à celui de l’Espagne, Londres à celui des Pays-Bas, Paris à celui de la Suisse… Surtout, si les villes occupent 2 % de la surface de la Terre, elles produisent déjà 60 % des émissions de gaz à effet de serre et représentent 78 % de l’énergie mondiale consommée1. Plus largement, le fait urbain représente ce jour 56 % de la population mondiale (annoncé à 70 % à horizon de 2050 selon l’ONU), mais 70 % des déchets planétaires, 75 % des émissions de gaz à effet de serre, 90 % de l’énergie consommée ou encore des polluants émis dans l’air. La Covid-19, c’est la nature qui reprend une place dans la niche globalisée de l’urbain métropolisé.

Nous avons donc un très léger souci. Ériger et bâtir, concentrer et densifier… urbaniser et aménager ne sont pas neutre écologiquement. Accroître les rendements du capital infrastructurel ainsi que les puissances politiques de l’empire des villes-monde, avec les métropoles comme têtes de gondoles, n’est pas sans effet sur notre environnement. Personne ne saurait sérieusement en douter. « À l’échelle mondiale, seulement 25 % de la surface terrestre est proche de son état naturel. D’ici à 2050, cette proportion sera de l’ordre de 10 % si nous ne changeons pas notre approche2». Et pourtant, face à une telle responsabilité, force est de constater que les discours scientifiques et, plus étonnement, la critique sociale et écologique détournent encore et toujours le regard. Comme si cela chatouillait un peu.

Ériger et bâtir, concentrer et densifier… urbaniser et aménager ne sont pas neutre écologiquement.

Image : Michael Wolf, Honk Kong

Des questionnaires et enquêtes, groupages whatsapp et visioconférences zoom de chercheur·e·s se sont multipliés ces six derniers mois pour comprendre ce qui se passait, non sans quelques réveils tardifs et rébellion subreptice. Dans les écrits militants cette fois-ci, il n’y pas eu une semaine sans une tribune, un appel, un manifeste, un billet pour réarmer la critique du capitalisme thermo-industriel et son productivisme… Mais, toute cette agitation laisse encore très majoritairement dans l’ombre la destinée écocidaire de la densification et de sa frénésie bâtisseuse, ainsi qu’en arrière plan la vanité humaine des styles de vie métropolitains. D’autres explications de la pandémie prévalent toujours.

Pourquoi alors un tel détournement du regard ? Il y a pourtant fort à parier qu’une taille un peu plus humaine des groupements humains permettrait de lutter un peu plus efficacement contre le déclin du vivant, grâce par exemple à des modes de vie autosuffisants fondés sur une agriculture moins motorisée, sans chimie de synthèse et respectueuse des cycles de la nature. Et que des relations humaines plus étroites et un peu de tempérance voire de ralentissement ne feraient pas de mal à nos existences, partout converties par l’économie-monde aux mouvements incessants, à l’automatisation généralisée, aux connexions continues, bref à l’accélération et à la saturation, y compris parfois dans des villes de taille plus modeste. Après quelques années de recherche et d’enseignement sur ces questions, ainsi que des écrits critiques sur cette situation3, il me semble plus que nécessaire de pointer certaines responsabilités premières, intellectuelles et militantes.

Les chercheur·e·s ou la passion économique et culturelle des grandes villes

Si les analyses sérieuses montrent, en France notamment, les liens étroits unissant l’épidémie aux densités urbaines(cf.notamment les travaux de Jean-Pierre Orfeuil, sur le site de la Ville en mouvement), un déni s’est parfois installé, particulièrement au sein de certaines sciences humaines et sociales, telle la géographie. « On peut se demander si les citadins bénéficient d’une immunité particulière qui serait liée à leur forte exposition permanente à des agents pathogènes multiples. En tout cas, l’habitat dans une zone à forte urbanité (densité + diversité) apparaît plutôt protecteur. » (Jacques Lévy, Revue AOC, 26 mars 2020). Derrière cette assertion que d’aucuns jugeraient étonnante voire détonante, se joue un discours plaçant beaucoup d’espoirs dans la ville historique et la métropolisation de ce jour. Voici par exemple, à cet aune, ce que disait récemment un sociologue : «  […] la lumière s’est déplacée vers la métropole. C’est elle qui est en première place pour la révolution numérique et écologique, et qui offre plus de possibilités, de découvertes, de rencontres, d’aléatoire, où les liens entre le numérique et les rencontres physiques sont quasi immédiats » (Jean Viard, La Gazette des communes, 7 mai 2019). Rencontres physiques avec quelques gestes barrière, tout de même.

Cependant, la pandémie a un peu fragilisé de telles croyances souvent iréniques. Même, et c’est peu dire, le fort peu révolutionnaire New York Times pose la question de l’adaptation de nos styles de vie urbains (“Can City Life Survive Coronavirus?”, 17 mars 2020) et a admis que les zones rurales étaient moins touchées (“Coronavirus Was Slow to Spread to Rural America. Not Anymore”, 8 avril 2020). Dès lors, après le déni, une deuxième attitude est remarquée dans les discours pleinement politiques de la recherche : le dédain pour d’autres formes d’habiter que l’urbain dense, en l’occurrence justement les ruralités. Voici le propos plus ancien d’une certaine philosophie de l’urbain : « A travers la petite ville, les Français demandent la protection. Mais l’urbain, ce n’est pas la protection, c’est l’exposition ! Si l’on ne joue que la protection, on tue l’espace public, et on tue la démocratie. Paradoxalement, c’est dans les grandes métropoles que peuvent se réinventer des modalités de sécurité et de protection. Pour cela, il faut approfondir une citoyenneté politique et une citoyenneté sociale dans des espaces cohérents, qui ont du sens » (Olivier Mongin, Télérama, 17 décembre 2010). Ou encore, pour un retour récent à la géographie, « On ne peut être progressiste si on ne reconnaît pas le fait urbain et la disparition des sociétés rurales » (Libération, 14 octobre 2018). Petites villes et ruralités sont habillées pour l’hiver.

Enfin, après déni et dédain plus ou moins coutumiers, nous trouvons en cette période si particulière une troisième attitude : la disqualification, et ce en prétextant la nécessaire rationalité du fait scientifique face à des critiques sur l’urbain très fréquemment jugées idéologiques. Toujours depuis la géographie, sur un média certainement très scientifique (Twitter) : « Les craintes du moment ne devraient pas pousser à condamner définitivement des configurations historiques, spatiales et sociales qui ont fondé des cultures citadines spécifiques » (Michel Lussault). Et, dans ce mouvement d’apaisement, certain·e·s proclament même que le débat apparu récemment sur la fin des villes par l’exode urbain est inepte. Pour la démonstration, une économiste compare ce débat avec celui d’il y a trente ans, qui annonçait déjà une telle fin mais par l’avènement d’Internet et la relocalisation fantasmée du travail (Lise Bourdeau-Lepage, Le Monde du 14 juin 2020). Certes, comme toute innovation technologique, Internet ne s’est pas substitué aux besoins d’échanges directs et n’a naturellement pas conduit à une relocalisation, mais mettre en parallèle les désirs écologiques de ce jour avec l’un des avatars des technologies du capital en 1990, il fallait oser. Toujours au nom de cette rationalisation par les sciences et par des comparaisons sans toujours beaucoup de raison, un article d’une politiste cette fois-ci dans The Conversation du 20 juin 2020 (Magali Talandier) déniait toute possibilité d’un nouvel équilibre territorial par repeuplement des campagnes au détriment des grandes densités urbaines, et ce en prenant exemple, disqualifiant, sur la répartition de la population française… de 1876. Hors-sujet : le XIXème siècle n’a jamais été un parangon de vertu.

Voici pour les gardiens académiques du temple urbain et la médiatisation de leurs discours, de France Culture à AOC, du Moniteur à Libé. Trois « D » pour dénier, dédaigner et disqualifier la cause urbaine de la pandémie et, plus encore derrière, les doutes croissants sur les vingt dernières années quant aux vertus écologiques des sur-densités. Tout ceci, pur hasard sans doute, au moment même où un nombre grandissant de citadins envisage de partir des grandes villes.

En fait, de longue date, la ville a été décrite par ses apologistes comme milieu propice au mélange social et au brassage culturel, à l’anonymat libérateur de l’individu et à l’émancipation, aux espaces de coopération et de vie collective dense et interconnectée. Toutes ces nobles vertus seraient dues à une prétendue distanciation cordiale permise par la ville, favorisant une tolérance plus élevée aux différences dans la mosaïque des mondes sociaux. Cependant, même en admettant cette vision quelque peu idéalisée – et que l’on retrouve très ouvertement dans le premier fragment tiré de la Revue AOC – que dire de la version métropolisée de la ville, lorsque depuis le tournant néolibéral du capitalisme des années 80, celle-ci évince à ce point socialement et spatialement les plus précaires, et, pour les « premier·e·s de cordée », homogénéise à ce point culturellement ? Peut-on encore parler d’accueil et d’hospitalité, prétendu apanage des grandes villes, lorsque l’on voit le sort métropolitain réservé aux plus pauvres et aux « premier·e·s de corvée », aux étudiant·e·s les plus précaires ou encore aux migrant·e·s ?

Peut-on encore parler de progrès pour l’humanité lorsque l’artificialisation des concentrations urbaines participe à ce point de la fin du vivant ?

Comme le disait déjà Castells en 1972, nous sommes dans la « fusion-confusion entre la connotation d’une certaine forme écologique et l’assignation d’un contenu culturel spécifique »4.

En fait, cette génuflexion pour l’urbs et sa polis correspond bien à une culture… de classe. Celle-ci est celle d’une petite bourgeoisie intellectuelle non seulement adepte de l’offre servicielle des métropoles, des hubs aéroportuaires pour des congrès internationaux ou pour des villégiatures dans le jardin planétaire, ou encore des réseaux numériques pour la notoriété personnelle et les crédits de recherche, mais également friande de cette « machine à consommer de la sociabilité »5, et surtout en quête de quelques avant-postes politiques, puisque l’académisme universitaire entretient une très belle idylle historique avec les Cités-Etats. Cette classe nourrie en fait une passion plus ou moins avouée pour les attributs culturels de la mondialité, alors-même qu’il s’agit d’une conversion néolibérale de l’ensemble des existences, avec quelques dommages sociaux (la pauvreté) et écologiques (le vivant) : mobilité permanente et accélération sans fin des mouvements, nomadisme généralisé et divertissement ininterrompu, connectivité continue et consciences prétendument augmentées par les imaginaires de la mondialité… urbaine. On ne dira jamais assez que, dans le temps long de cette pensée de l’urbanisation, la mobilité a été imposée pour notre prétendue émancipation (en fait pour un asservissement productif), le divertissement pour nos apparentes humanités (en fait pour un assujettissement culturel) ou encore la connectivité pour nos propres potentialités (en fait pour le seul enrégimentement citoyenniste).

La recherche accélère donc dans sa propre roue de l’éternelle reproduction du capital, alors même que le régime passionnel de la métropole dont elle est friande nous rend tou·te·s totalement dépendant·e·s des dispositifs technico-économiques, dont les premiers sont justement ceux de l’industrie urbanistique, pour satisfaire aux fonctions vitales de se nourrir et de se loger, de s’aérer ou de « faire société »… ou simplement, en cette période obscure, de respirer. C’est le pharmakon de l’anthropocène. Voici les raisons économiques et culturelles de la passion de nombre de chercheur·e·s en sciences humaines et sociales pour la densité urbaine.

Prométhée en culotte courte

Plus étonnant maintenant, dans les milieux militants de la critique sociale et écologique, qui ont connu quant à eux en temps de confinement le printemps des tribunes, manifestes, appels et autres billets sur le monde d’après, nous observons quelques silences assourdissants.

Les militant·e·s ou la fascination politique et institutionnelle pour les grandes villes

Nous prendrons d’abord ici pour exemple la tribune publiée dans Le Monde le 19 mars 2020 sous le titre « Après le confinement, il nous faudra entrer en résistance climatique »6. Il s’agissait selon les signataires de différents courants de la gauche écologiste, des environnementalistes aux effondristes, d’ouvrir une perspective de justice sociale mondiale en divisant par six l’empreinte carbone moyenne d’un·e Français·e. Pour ce faire, il conviendrait de repenser sa manière de se déplacer et ne plus prendre l’avion, redécouvrir les transports doux et rouler moins de 2.000 km/an en voiture, développer la cuisine végétarienne et se nourrir d’aliments biologiques, locaux et de saison (avec de la viande maximum 2 fois/mois), ou encore réinterroger ses véritables besoins pour limiter les achats neufs au strict minimum. Tout ceci sans à aucun moment parler de concentrations urbaines ni même de processus globalisé de métropolisation.

Pourtant, concernant les déplacements en avion, les métropoles sont les hubs aéroportuaires internationaux, et ce notamment pour la touristification de leur desserte. En outre, ce sont des espaces où les distances domicile-travail et les temps de trajet automobiles sont les plus grands pour les classes populaires et les plus précaires. Groupes sociaux qui sont ainsi lentement mais surement évincés de centres métropolitains en voie rapide de gentrification. Concernant la troisième proposition, les métropoles constituent les milieux « écologiques » qui offrent le moins d’autonomie et de souveraineté alimentaires (3 jours étant la moyenne pour les 100 plus grandes agglomérations françaises). Enfin, que dire de la réduction attendue des achats neufs au profit du réusage lorsque ces villes-métropoles sont le lit de la machine à désirs, qu’elles imposent au plus grand nombre la jouissance passive et son hubris, interdisant par là même toute (auto)limitation du fait des stimulations consuméristes omniprésentes.

Les exemples comme celui-ci abondent. Dans l’un des derniers textes en date, intitulé « Il est temps de ne pas reprendre » et porté par l’Atelier d’Ecologie Politique de Toulouse, voici ce qui est préconisé pour justement ne pas reprendre : « Dix ans sans voyages à Bali ni croisières de luxe. Dix ans pour apprendre à préférer une tomate du jardin voisin à une entrecôte d’Argentine, une soirée jeu avec des amis à un week-end à New-York, un passage chez le cordonnier du coin à une livraison de baskets neuves par un livreur uberisé d’Amazon, ou les chants des oiseaux à une nuée de drones. ». Mais qu’est-ce qui rend possible de se rendre à Bali ? Les hubs aéroportuaires des villes-monde et des métropoles. Où entend-on les oiseaux ? Ailleurs que dans les grandes villes. Où fait-on pousser les tomates du jardin ? Attention, il y a un piège. Dans un jardin ! Et où sont-ils ? Pas dans les grandes villes. C’est sans fin. Entendez-vous encore les oiseaux chanter dans une ville ou seules les voitures résonnent ? Ne ressentez-vous pas un pincement au cœur quand vous voyez des arbres s’élever dans un mètre carré de terre ?…

En fait, tout au mieux trouvons-nous parfois la dénonciation de la métropolisation comme cause somme toute très secondaire de la situation dramatique du vivant sur terre. C’est le cas du manifeste de « Propositions pour un retour sur Terre », publié le 16 avril dans GoodPlanet Mag7, édité aux PUF en juin 2020. Il indique qu’il faut dégonfler les métropoles. Comment ? En rapprochant les lieux de résidence des espaces agricoles. Pourquoi ? Afin de réduire la dépense énergétique liée aux transports de personnes et de productions (circuits courts). Voilà ce que des écologistes voient dans la lutte contre la métropolisation, en 15ème position des 18 relatives à l’économie : une réduction des dépenses énergétiques. C’est certes important mais totalement insuffisant pour affronter la première des médiations fétichisées du capital : la grande ville.

Or, toujours selon ce manifeste, il conviendrait pour le dégonflement visé que les politiques de (ré)aménagement du territoire limitent à des fins écologiques les agglomérations à 300 000 habitant·e·s. D’où vient ce nombre ? Il emprunte à s’y méprendre aux écrits de Bairoch ou de Gottmann qui, dans les années 1960 et 1970, indiquaient que les avantages comparatifs des grandes agglomérations s’inversaient à partir de 300 000 à 500 000 habitants. C’était avant la conscience de la crise totale du vivant. Ce nombre est aussi celui des marronniers de l’été qui, sans discontinuer depuis près de 20 ans, classent chaque année internationalement « Les villes où il ferait bon vivre ». On n’ose croire que la militance écologique emprunte au marketing territorial pour fonder le monde d’après.

Ainsi donc, mais certes avec moins d’acuité que dans les mondes académiques, la grosseur métropolitaine ne semble toujours pas être le problème, ou alors de manière très parcellaire. Ceci fait d’ailleurs écho à quelques écrits récents qui, bien que se disant engagés, peinent toujours à prendre clairement position sur la « juste » taille urbaine pour le moment écologique dramatique que nous traversons8. Or, c’est bien de juste taille dont il s’agit9, celle écologiquement viable mais ce jour totalement impensable dans la grosseur urbaine requise par l’ordre marchand. D’ailleurs, par le temps long de l’histoire, l’anthropologie  et l’archéologie s’accordent sur d’autres échelles pertinentes, bien plus réduites.

Selon les ressources et formes écologiques de vie, selon les expériences démocratiques des lieux, la taille requise va de quelques centaines de personnes à, tout au plus, 5 000 à 10 000 habitants.

Mais, ces groupes avaient pour eux d’être plus décentralisés et donc autonomes. Plus près de nous, c’est ce qu’enseigne le mouvement des « Villes en transition » lorsqu’il s’agit de penser les solutions écologiques par l’autonomie.

Par ce problème finalement double, celui de la démesure écologique de la métropolisation du monde, nous avons affaire à une autre fascination. Celle-ci est moins d’accointance économique et culturelle comme constatée dans les paroles académiques, et finalement bien plus d’essence autrement politique. Il s’agit d’une fascination pour une autre grosseur elle-même très urbaine : celle des institutions, dorénavant territoriales, comme masse requise pour la puissance de la transformation. Par-delà les critiques adressées au capitalisme et/ou au productivisme urbains, certaines pensées téléologiques de gauche sont en fait directement étalonnées sur la production et la gestion urbaines.

Comme pour les prétendues vertus de « diversité », « altérité » et « urbanité » des villes dans les mondes académiques, chez les militant·e·s, la lutte ne trouverait espoir, là aussi selon quelques traditions très urbaines, que dans les rapports de force avec les institutions de la grande ville. Selon une dialectique propre au capitalisme industriel et urbain (cf. les travaux d’Andy Merrifield sur Benjamin, Lefebvre, Debord ou encore Harvey10), la ville, la grande, est non seulement concentration des oppressions productives, mais dès lors aussi le lieu premier de la colère sociale et, par sa propre organisation collective, le siège des formes prétendument les plus efficaces de politisation de classe ainsi que d’organisation instituante de la force révolutionnaire. Et c’est ainsi que la ville est encore très souvent parée de tous les mérites d’émancipation politique. Il s’agirait d’en cultiver la permanence en niant les effets de taille : faire accueil et hospitalité par la masse et l’anonymat procuré, faire subjectivité et socialisation par la densité, faire communauté et solidarité par la proximité.

De telles pensées mettent de côté le fait que les dispositifs institutionnels qui sont derrière les méga-machines urbaines ont, particulièrement à l’ère thermo-industrielle, très directement participé du drame écologique par l’attractivité recherchée. Ces institutions sont à ce jour l’opérateur biopolitique premier – le pouvoir sur la vie – de toutes les normations et conformations contre-écologiques nécessaires aux densités visées, et, dans le même temps bien sûr, de toutes les délégations aux techniques de notre propre assujettissement (production agro-alimentaire, matériaux de construction, services techniques…) et de notre propre subordination symbolique (innovations scientifiques, création artistique, grands médias régulés, esthétiques de la modernité…). L’accueil et l’hospitalité ne sont devenus que des ersatz. L’anonymat et la socialisation des pansements. La solidarité et le faire communauté des billevesées. Et ceci ne date pas d’hier. Si dès le début du XXème siècle, Georg Simmel faisait de la grande ville le théâtre de rencontres, de combats et de conflits ininterrompus à partir desquels l’habitant affirmait sa différence, il indiquait également sa perte de pouvoir d’agir par son aliénation dans la masse11.

Cagacemento, Nemo’s, Milan, 2010

Voici alors éclairé l’angle-mort des cultures, urbaines, de la gauche plus ou moins écologiste. Une culture très institutionnaliste du faire politique prévaut, que ce soit pour réarmer les dispositifs existants en vue de la transformation recherchée, ou y substituer d’autres, qui seraient garants de nouveaux biens d’intérêts communs. Avec le plus souvent l’Etat en gage de conquête et les grandes villes en terrains de praxis politiques. Ce mantra du faire masse se retrouve même chez les penseurs radicaux très en vogue12. Mais, qui fait communauté politique à 300 000, 500 000 ou 1 million d’habitant·e·s ? Il n’est en fait aucunement question de destitution des cadres politiques des villes métropolisées alors même que leurs institutions sont le levier le plus massif des visées du capital.

Voilà alors dans le même mouvement éclairé l’impensé et surtout l’impensable de telles croyances politiques pour la grosseur des institutions : une dénégation de la dépossession politique par la métropolisation, particulièrement par toutes les chaînes subjectives du biopouvoir qu’elle a créées en chacun·e de nous ; et dès lors un déni du rôle et de la responsabilité de tou·te·s dans le fait même de vivre dans de telles réalités spatiales anti-écologiques du capital. Nous ne sommes pas loin de ce que nous avons pointé dans les responsabilités académiques, alors même que « La dignité consiste à refuser-et-créer : refuser de fabriquer le capitalisme et créer un autre monde »13. Car « On ne combat pas l’aliénation par des moyens aliénés » (Film La dialectique peut-elle casser des briques ?, René Viénet).

Ainsi donc, la majorité des pensées de ce jour demeurent fascinées par la grosseur de la ville, et ce pour des raisons à la fois culturelles, chez les chercheur·e·s, et institutionnelles, chez les militant·e·s. Or, par cette fascination, chacun·e a docilement troqué dans les surdensités sa puissance d’agir contre les commodités et les marchandises, leurs facilités d’usage et règles d’opulence, leurs imaginaires de la réalisation personnelle par la performance et, croit-on, notre salut éternel14. Aussi conviendrait-il de commencer par ne plus répondre aux sirènes économiques et politiques de l’agglomération dans les métropoles, ainsi que dans leur réplication à toutes les grandes villes (ainsi qu’à nombre de villes moyennes). Il conviendrait de desserrer les chaînes comportementales qui ont simultanément pour creuset et icône les villes-monde et la métropolisation globale, et plus encore desserrer l’étau d’une pensée qui y voit par l’institution la solution alors même qu’elle étend ces chaînes à toutes nos actions par la densité.

Bref, cesser d’être les agents plus ou moins involontaires de la méga-machine, en retrouvant de la puissance d’agir, celle non plus de faire masse contre le vivant en affrontant le capitalisme d’Etat mais de faire corps avec le vivant en s’autonomisant.

Et, si, plus que d’émancipation, la visée première du marxisme est l’effondrement du système capitaliste, alors il y a lieu, en ces temps écologiques troublés, de prendre au sérieux l’hypothèse transformatrice de l’autonomie par une écologie de la « juste » taille, décente écologiquement et pertinente politiquement. En fait, la seule possibilité de s’affranchir de cette démesure des pratiques embarquées est de nourrir une pensée de la mesure, et ce par le minimalisme et l’auto-limitation, et plus encore par l’autonomie d’action, qui requièrent pour leur propre réalisation de reconsidérer nos propres besoins… de vie et dès lors les liens qui nous unissent aux milieux… de vie15. Puisqu’il s’agirait un peu de tempérer les comportements à des fins de ménagement du vivant, de ralentir pour reprendre le souffle des existences, limiter le suffisant16, par des outils conviviaux (autonomisant)17, est le moyen premier de désaliénation en ne dépendant plus des dispositifs des biopouvoirs techno-urbanistiques. Là serait le moyen de remiser les valeurs métropolitaines qui en sont le creuset. Et pour ce faire conviendrait-il de commencer par critiquer un peu plus vertement la métropolisation et ce d’abord par les formes (biopolitiques) de vie instituées en chacun·e. Car, entre demeure et démesure, il n’y a qu’un « s », celui de notre propre survie.

« Nous ne pouvons accepter parmi nous que ceux qui répugnent également à devenir fameux dans un monde infâme. »

Encyclopédie des nuisances : Discours préliminaire, Novembre 1984

Guillaume Faburel



  1. ONU Habitat

  2. Déclaration d’Ibrahim Thiaw, secrétaire exécutif de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification, le 27 mars 2020 à l’occasion d’une réunion du Groupe de travail intergouvernemental sur la sécheresse.

  3. En 2016 avec Mathilde Girault, « La fin des villes. Reprise de l’action. Alternatives citoyennes et habitantes à la métropolisation et à ses méga-régions », Carnets de la décroissance, Editions Aderoc ; en 2018 (rééd. Poche, 2019), Les métropoles barbares. Démondialiser la ville, désurbaniser la terre, Le passager clandestin ; en 2020, Pour en finir avec les grandes villes. Manifeste pour une société écologique post-urbaine, Le passager clandestin.

  4. Manuel Castells, 1972, La question urbaine,. Paris, François Maspero, p.111.

  5. Jean-Pierre Garnier et Denis Goldschmidt, 1978, La comédie urbaine, Maspero, p. 176

  6. https://reporterre.net/Resistance-climatique-c-est-le-moment

  7. https://www.goodplanet.info/2020/04/16/propositions-pour-un-retour-sur-terre/

  8. Thierry Paquot, 2020, Mesures et démesure des villes, CNRS Editions.

  9. Olivier Rey, 2014, Une question de taille, Paris, Stock.

  10. Andy Merrifield 2019(2002), Métromarxisme. Un conte marxiste de la ville, Genève, Editions Entremonde.

  11. Georg Simmel 2013 (1903), « Métropoles et mentalité », in Georg Simmel, Les grandes villes et la vie de l’esprit, Paris, Payot.

  12. David Harvey, 2015, Villes rebelles. Du droit à la ville à la révolution urbaine, Paris, Éditions Buchet/Chastel.

  13. John Holloway, 2016, Crack capitalism. 33 thèses contre le capital, Montreuil, Libertalia, p. 93.

  14. Conseil nocturne, 2019, Habiter contre la métropole, Paris, Editions Divergences.

  15. Renaud Garcia, 2018, Le sens des limites. Contre l’abstraction capitaliste, Les éditions l’Echappée.

  16. André Gorz 2019 (1994), Eloge du suffisant, PUF.

  17. Ivan Illich, 1973, Énergie et équité, Paris, Seuil.

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