Le blog de Henri MALER
Publié le 19.11.2024 à 15:00
À propos de la légende de l'indépendance des journalistes
À l'occasion de la prise de contrôle d'Europe 1 par Bolloré. Entretien publié par QG Quartier général sous le titre « La situation actuelle porte un rude coup à la légende de l'indépendance des journalistes ».
Présentation de l'entretien par QG : « La sphère des médias se concentre toujours plus entre les mains de milliardaires. Dernier exemple en date : la radio Europe 1, passée sous le contrôle de Vincent Bolloré, désireux de peser sur la présidentielle, après avoir été longtemps sous celui du groupe Lagardère. Une prise de contrôle ayant suscité plusieurs jours de grève de la part des salariés de la station. […] »
QG : Qu'est-ce que vous inspire la situation de la radio Europe 1, où une grève de cinq jours a été organisée par la société des rédacteurs et l'intersyndicale, face à l'emprise de Vincent Bolloré et la crainte d'une transformation en « radio d'opinion » ?
Henri Maler : Quand des journalistes défendent leur dignité, il n'y a aucune raison de bouder leur mobilisation, même si on peut émettre de nombreuses réserves sur la « radio d'opinion » qu'a toujours été Europe 1. C'est une affaire de dignité élémentaire pour les journalistes, et les salariés de la station. Cela met à jour un certain nombre de questions qui sont souvent passées sous silence.
Ce que démontrent la brutalité et la violence de Vincent Bolloré, c'est d'abord que les entreprises médiatiques sont des entreprises comme les autres, parfois pires que bien d'autres quand il s'agit des salariés des médias en général.
La deuxième leçon : la situation actuelle porte un rude coup à la légende de l'indépendance des journalistes. Comment cette légende s'est-elle bâtie ? C'est très simple. Comme chaque journaliste, pris individuellement, n'est pas placé sous le contrôle tatillon du propriétaire et que les milliardaires interviennent rarement directement (ils le font et dans le cas de Bolloré c'est systématique), ils s'imaginent que cela suffit à leur indépendance. En réalité, les journalistes ne vivent pas en état d'apesanteur sociale. Ils dépendent plus ou moins de leurs origines, de leur formation, de leurs conditions de travail. Mais surtout, ils sont dans une situation de dépendance collective. C'est-à-dire, à la merci des tycoons qui font ce qu'ils veulent dans les entreprises qu'ils contrôlent en nommant aux postes-clés pour diriger des rédactions des gens qui ne sont pas toujours des journalistes, mais avant tout des managers. Il faudrait, une fois pour toutes, arrêter de nous seriner en permanence que les journalistes sont indépendants tant que leur clavier électronique ou leur micro n'est pas placé sous le contrôle direct du milliardaire qui possède leur média.
Troisième leçon, à mon avis : dans la plupart des grands médias, même si pas tous, la quasi-absence de pouvoir des journalistes non seulement sur le financement de leur entreprise, mais même sur l'orientation éditoriale. Le seul pouvoir dont ils disposent, en dernière analyse, c'est la « clause de conscience ». La revendication des syndicats de journalistes, depuis des années, d'un statut juridique des rédactions pour qu'elles disposent d'un pouvoir collectif sur l'orientation du média, est encore une fois à l'ordre du jour.
La situation d'Europe 1 montre, une fois de plus, que le CSA est un organisme fantoche et impuissant, parce qu'il est nommé quasiment directement par le pouvoir politique et qu'il intervient dans un cadre législatif qui limite considérablement ses pouvoirs d'intervention car ses pouvoirs d'intervention sur la propriété des médias remontent à une loi qui date de 1986, c'est à dire d'avant la montée en puissance d'Internet, des chaînes en continu, etc. Depuis, du côté des forces politiques, c'est « silence radio », si j'ose dire !
J'aimerais ajouter plusieurs choses sur cette affaire. La quasi-fusion entre CNews et Europe 1 n'est pas finie ! Et il y a déjà d'autres proies dans le groupe Lagardère. Je ne garantis pas qu'elles finiront entre les mains de Bolloré, mais il y a aussi Paris Match et Le Journal du Dimanche.
Quand les journalistes se mobilisent contre les actions destructrices de Bolloré, on trouve parmi eux de sacrés personnages. Pascal Praud par exemple, qui déclare : « Quand vous êtes dans une entreprise, vous devez une fidélité sans faille à la direction. Il n'y a pas de marge de manœuvre. Si vous n'êtes pas content, vous partez. » Pas mal non, comme éloge de la servilité ? Ce qui va de pair avec le cynisme et le carriérisme d'une Laurence Ferrari. Je rappelle qu'elle fut une des non-grévistes lors de la longue grève d'I-Télé en 2016. Et quand Adrien Quatennens lui dit que CNews est une chaîne qui promeut l'extrême-droite, elle lui répond : « Je ne vous laisserai pas dire ça. C'est entièrement faux ! C'est insulter tout le travail d'une rédaction, avec des choix équilibrés politiquement, qui travaille 24h sur 24, 7 jours sur 7. Je suis fière de travailler ainsi [1]. » En clair, pour se défausser, elle se déclare solidaire des gens qui se soumettent aux diktats de Bolloré ou de la direction (soit parce qu'ils intériorisent les prétendues valeurs de l'entreprise, soit parce qu'il faut bien qu'ils gagnent leur vie).
QG : En moins de deux ans on a vu la chaîne CNews changer entièrement de positionnement, et se radicaliser politiquement jusqu'à devenir un des principaux canaux de l'extrême-droite. Qu'est-ce que ça vous inspire ? Avez-vous souvenir d'une pareille situation par le passé ?
Non. C'est la première fois que je vois une chaîne de télévision et une radio passer complètement sous la coupe de chefferies d'extrême-droite. Mais il faut comprendre pourquoi ça se passe ainsi. Ces chaînes vivent de leur audience. Par conséquent, s'il y a une audience qu'ils peuvent, à la fois, entretenir et créer pour des idées d'extrême-droite ; il y a un créneau à occuper et CNews l'occupe. On connaissait d'énormes inféodations de médias à des orientations politiques, « en toute indépendance », mais à ce point, dans l'audiovisuel, non. C'est assez original !
QG : À l'approche de la présidentielle de 2022 la situation dans l'actionnariat des médias est encore plus concentrée qu'en 2017. De quelle façon cela va peser une fois de plus sur la sincérité du scrutin ?
Il faut être nuancé. Est-ce que ça va peser sur la sincérité de la campagne électorale ? Ça ne fait aucun doute. Il y a eu des précédents et il y aura des suites. Est-ce que ça aura un impact sur les électeurs ? C'est une autre affaire. Les médias ne sont pas tout-puissants ! Ils sont parfois trop puissants mais les publics ne sont pas des éponges. Les médias usent et abusent de leur pouvoir mais leur pouvoir n'est pas absolu, comme le montre quelques épisodes particulièrement glorieux : par exemple, la quasi-totalité des médias avait fait campagne pour le « oui » lors du référendum constitutionnel de 2005 et les publics n'ont pas suivi, le « non » a été largement majoritaire.
Mais les médias ont un pouvoir redoutable, qui s'est vérifié récemment, qui est un pouvoir de cadrage des campagnes électorales. Les médias peuvent essayer de dire ce qu'il faut penser. Ce n'est pas sûr qu'ils aient le pouvoir de le prescrire autant qu'ils le souhaiteraient. En revanche, ils ont le pouvoir de prescrire ce à quoi il faut penser. Quand ils mènent campagne en expliquant, par exemple, que la sécurité et l'immigration sont les sujets majeurs, quasi uniques dans notre pays, ils créent une atmosphère qui est propice au développement des idées de droite et d'extrême-droite.
QG : Que pensez-vous des propos du journaliste de France 2 Laurent Delahousse au moment des résultats du premier tour des élections régionales et départementales, critiquant la recherche consumériste de l'audimat de la part des chaînes d'info en continu qui ne font plus, en réalité, de l'information ?
D'abord, c'est amusant venant de Laurent Delahousse, qui s'est plusieurs fois signalé par sa complaisance et son rôle de brosse à reluire quand il interroge des responsables politiques. Mais par contre, ça souligne à quel point, dans le bilan des élections régionales, les médias sont restés absolument silencieux sur leur propre rôle. C'est absolument fascinant. Les raisons de l'abstention sont multi-causales. On a tout invoqué. La météo ensoleillée, ; le divertissement consécutif à la fin du confinement ; l'opacité du rôle des départements et des régions ; la faiblesse des responsables politiques. Mais pour mettre en question le rôle qu'ont joué les médias, dont je redis qu'on ne sait pas à quel point il a été déterminant, silence ! Je n'ai repéré que trois occurrences : les déclarations de Laurent Delahousse, ce qui est en matière de critique des médias, je le rappelais à l'instant, une éminence bien connue ; un entretien, plus intéressant je l'avoue, avec Thomas Sotto, cet autre guerrier de l'audiovisuel, et un article de France info interrogeant des sociologues sur le rôle joué par les médias [2].
Or, ce n'est pas la première fois, ni la dernière, je le crains : la mise en scène de ces élections a eu pour particularité d'être politicienne, tacticienne et sondagière. De quoi a-t-on parlé ? En réalité, les yeux étaient fixés sur l'élection présidentielle de 2022, les probabilités de voir des forces politiques se positionner de façon intéressante pour le second tour de l'élection ; on a parlé du jeu des alliances dans la présentation des candidatures ; et commenté à n'en plus finir des sondages. Est-ce qu'on a parlé des projets en présence, des programmes, des propositions, etc. ? Pratiquement pas. Or, un journalisme un peu indépendant serait capable de laisser une place à la polyphonie des arguments. Cela ne devrait pas difficile, puisque les journalistes prétendent être pédagogues, de dire quels sont les projets en présence, d'expliquer ce qu'ils proposent dans les domaines qui relèvent des compétences des régions ou des départements. De l'exposer, sinon avec objectivité, du moins avec un minimum d'équilibre. Cela n'a pas été du tout fait. On a eu droit à quelques débats sur des chaînes de télévision, sur BFM et surtout sur LCI. Plus quelques débats sur des régionales de France 3. Mais ce sont des débats dans des formats où il est absolument impossible d'exposer clairement les propositions en présence.
On a eu, en guise de « décryptage » – c'est le mot à la mode -, le « décryptage » des sondages. Et là, on a atteint des sommets ! Énième fiasco des sondages. Réponse des sondeurs (je simplifie à peine) : « Si les sondages se sont trompés, c'est la faute des sondés. Ils ont menti, ils ont triché. ». Et si ce n'est pas la faute des sondés, « c'est de la faute des électeurs ». Mais il y a plus drôle et plus scandaleux encore. Les journalistes qui « décryptent » se sont intéressés à l'échec des sondages. Ils ont demandé aux sondeurs de donner des explications. Mais en omettant ce petit détail : c'est que les sondages sont commandés par les médias ! Autrement dit, ils ont interrogé les sondeurs sur les erreurs qu'ils ont commises, alors que ce sont les médias eux-mêmes qui commandent les sondages. Dans le genre grotesque, mais significatif, on peut difficilement faire mieux. Mais encore plus beau : c'est qu'une fois passées les élections, on recommence, avec toutes les hypothèses pour la présidentielle. Aucune leçon n'a été tirée de ce journalisme hippique, qui conçoit les échéances électorales comme des courses de petits chevaux.
Juin 2021 : CNews est mis en demeure par le CSA pour non-respect du pluralisme de prise de parole, 36% des intervenants politiques en plateau étant d'extrême-droite (Source : CSA)
QG : Dans les journaux Le Monde et Libération, les actionnaires ont annoncé la création de « fondations », dans le but de sanctuariser l'indépendance des rédactions. Est-ce une mesure efficace ou de la poudre aux yeux ?
Je pense que ça ressemble beaucoup à de la poudre de perlimpinpin si on ne donne pas un statut juridique aux rédactions, en les dotant d'un pouvoir qui soit un pouvoir sur l'orientation éditoriale, et des pouvoirs sur la nomination des actionnaires et des responsables de rédaction. Il y a des médias qui sont allés en ce sens, mais que peut faire une rédaction quand on lui met le couteau sous la gorge et qu'on lui dit : « Ou bien tu acceptes tel actionnaire, ou bien on va être obligé de mettre la clé sous la porte » ? Elle peut faire grève pendant un certain temps, mais d'une manière ou d'une autre, elle sera amenée à céder. Sans un pouvoir effectif, que ce soit « par le haut » avec une modification radicale de la législation encadrant la propriété des médias ; et « par le bas » avec un pouvoir conféré aux rédactions et aux salariés des médias (car dans un média, il n'y a pas que des journalistes). Sinon, la situation est sans issue. De toute façon, une indépendance totale est un rêve absolu. Ça n'existe pas. Cependant, il peut exister une indépendance relative, qui permet collectivement aux rédactions de ne pas être à la merci des conditions de financement de leur activité.
QG : Quelles pourraient être les trois premières mesures à instaurer pour garantir un paysage médiatique sain ?
Je vais répondre dans l'ordre où ça me vient à l'esprit. Premièrement, transformer radicalement le CSA en Conseil national des médias, de tous les médias ; et de le constitutionnaliser. Une telle institution serait composée, non pas par le pouvoir exécutif, mais par élection à la proportionnelle de journalistes et de salariés des médias, et d'autre part de représentants politiques. Elle serait dotée non pas d'un pouvoir croupion, mais d'un pouvoir étendu de contrôle à l'ensemble de l'univers médiatique. On ne peut pas faire comme si Internet n'existait pas.
Deuxièmement, la constitution d'un service public de l'information et de la culture ayant une absolue priorité en ce qui concerne son financement. Financer Valeurs poubelles, ce n'est pas ça qui garantit la démocratie dans le monde des médias. Troisièmement, limiter les concentrations dans les médias et ne pas attribuer de média à des propriétaires qui dépendent de marchés publics.
Et enfin, j'en ai déjà parlé, accorder un statut juridique aux rédactions et à tous salariés des médias.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Sources : Pascal Praud, dans Le Parisien du 27 juin à propos du licenciement Sébastien Thoen pour une parodie de… Pascal Praud. Laurence Ferrari, lors de la « matinale » de CNews du 17 juin.
[1] . Sources : Pascal Praud, dans Le Parisien du 27 juin à propos du licenciement Sébastien Thoen pour une parodie de… Pascal Praud. Laurence Ferrari, lors de la « matinale » de CNews du 17 juin.
[2] . Sources : Laurent Delahousse, lors de la soirée électorale sur France 2. Entretien avec Thomas Sotto publié par Le Point le 1er juillet 2021. Sur France info « Abstention aux élections régionales : quelle est la responsabilité des médias ? », article publié le 28 juin 2021.
Publié le 16.11.2024 à 10:37
Un microcosme médiatico-politique fermé sur lui-même
À l'occasion des élections régionales. Entretien publié dans L'Humanité le 4 mars 2010.
Nous sommes en pleine campagne des régionales. Pourquoi est-il si peu question, dans la presse, des projets politiques et des propositions des listes en lice ?
Ce que l'on peut observer dans les scrutins nationaux est amplifié. Envahis par les sondages et leurs commentaires, la plupart des médias – souvent même les médias locaux – se désintéressent des projets régionaux en raison de la primauté accordée aux jeux politiciens, d'une personnalisation outrancière de la campagne électorale, de la focalisation sur l'issue du second tour et, par conséquent, de l'atrophie de la confrontation politique au bénéfice des partis dominants.
À quelle logique obéit la personnalisation de la vie politique ?
Difficilement évitable, la personnalisation politique par porte-parole interposés est accentuée par le présidentialisme qui sévit à tous les échelons des institutions. Mais cette personnalisation politique est démultipliée par la personnalisation médiatique, construite par un journalisme en quête de personnages, souvent coproduits par les acteurs politiques eux-mêmes. Cette personnalisation-là culmine avec ce que l'on appelle la « peopolisation » : la confusion entre les stars du show-biz et les porte-¬parole politiques, doublée de la traque de leur intimité. Pour justifier ces avatars relativement récents de la « société du spectacle », les chefferies éditoriales et commerciales des principaux médias invoquent les goûts des publics. Cette justification dissimule mal leur démission devant le tout-commercial et la quête à courte vue des audiences maximales.
Certains grands médias assurent que le débat politique « n'intéresse » pas les citoyens. Les Français sont-ils donc à ce point dépolitisés ?
Encore faudrait-il s'entendre sur ce qu'on désigne par « politique ». L'expérience de la politique varie en fonction des préférences partisanes, mais elle est surtout socialement différenciée. Or les sommets du microcosme médiatique sont prisonniers d'une expérience qui réduit la politique à ses cuisines : cette politique politicienne qui suscite le rejet de nombreux citoyens. Au point que ceux-ci, souvent, ne reconnaissent plus comme politique ce qui l'est vraiment, à commencer par les solutions à apporter aux problèmes sociaux auxquels ils sont confrontés. Le débat politique tel qu'il est construit par les médias (avec le concours de nombreux responsables politiques) alimente ce prétendu désintérêt que l'on attribue souvent à des replis ou à des aspirations individualistes, voire au triomphe du consumérisme. Mais peut-être faudrait-il s'interroger sur l'évolution de plus en plus consumériste du journalisme lui-même, en dépit de ce que nombre de journalistes souhaitent encore.
Que pensez-vous de la méthode des « panels » façon TF1, avec des « vraies gens » remplaçant les journalistes politiques dans le rôle de l'intervieweur ?
Cette « méthode » résulte d'une double évolution : de la télévision et de la politique. Le passage d'une télévision qui délivre des messages devant des récepteurs réputés passifs à une télévision qui sollicite et simule l'implication des téléspectateurs a eu pour effets de privilégier les talk-shows, de mélanger politique et divertissement et de mettre en scène des ersatz d'agora démocratique, notamment en construisant des « panels ». La politique a suivi, en adoptant, du moins parmi les gouvernants et ceux qui aspirent à le devenir, les techniques de cette télévision. Cette emprise des talk-shows, des « panels » et du mélange des genres est désormais inscrite dans des stratégies politiques qui adoptent les recettes et les scénarios de la télévision. Nicolas Sarkozy est à la politique ce que les bateleurs de TF1 sont à la télévision. Le dernier sarkoshow sur TF1 a célébré leur rencontre et nous a offert un double simulacre de proximité, entre Nicolas Sarkozy et le peuple et entre TF1 et « ses » téléspectateurs. Cette émission entérine une défaite du journalisme politique, c'est vrai, mais celle du journalisme politique passionné par les conflits souvent subalternes qui agitent le microcosme médiatico-politique et beaucoup moins par les problèmes sociaux dont ce microcosme, souvent fermé sur lui-même, est censé se préoccuper.
Comment expliquer la fermeture que vous venez d'évoquer ?
Plusieurs processus concourent à cette fermeture : la proximité des origines sociales et des trajets scolaires, la convergence des formes de perception de la vie politique et sociale qui résulte, pour une part, de cette proximité, la formation dispensée dans les hautes écoles du journalisme, l'enfermement du journalisme politique dans une « spécialité » coupée du journalisme social ou de ce qu'il en reste : les trop rares enquêtes sociales, présentées comme des modèles du journalisme idéal, ne sont, à bien des égards, que des cache-misère du journalisme réel.
En refusant les règles du jeu médiatique, avec sa cohorte de petites phrases et ses formats calibrés, un responsable politique serait immanquablement effacé des écrans. A-t-il d'autres choix ?
L'alternative n'est pas entre le boycott impuissant et la soumission résignée. Les responsables politiques, du moins ceux qui se prévalent de la contestation de l'ordre social existant, devraient tirer quelques conséquences de ce simple constat : les médias dominants sont, en dépit de la résistance de nombreux journalistes, une composante de cet ordre social. Contester les médias dans les médias, transgresser ce que vous appelez les « règles du jeu », assumer le conflit au sein même des arènes médiatiques ne vous condamne pas à la marginalité. Aussi rétifs soient-ils à la critique, les responsables des médias ne peuvent pas censurer purement et simplement ceux qui refusent de leur être asservis.
Entretien réalisé par Rosa Moussaoui
Publié le 09.11.2024 à 17:25
Un nouveau mot du pouvoir, parmi Les nouveaux mots du pouvoir, recensés dans l'Abécédaire critique, publié sous la direction de Pascal Durand [1].
Les élites se reconnaissent, indistinctement, aux fonctions qu'elles exercent et aux vertus qu'elles s'octroient. Certes, quelque chose comme des élites existe objectivement dont l'histoire et la sociologie peuvent dessiner les figures, en analysant les positions dominantes dans toutes les sphères de la vie sociale. Les élites existent aussi à l'état pratique dans les discours qu'elles tiennent sur elles-mêmes. « Élite » n'est donc pas seulement un vocable historien ou sociologique (au demeurant fort controversé), c'est un mot de la tribu ou des tribus réparties sur le territoire de la domination.
C'est surtout un titre de noblesse : un produit de la lutte des classements qui permet de s'assigner à une fonction sociale éminente en la construisant dans les mots, de revendiquer un mérite hors du commun en se proposant de le distribuer chichement, de se qualifier en disqualifiant. Quand les élites parlent des élites elles ne disent de quel or elles sont faites que pour disqualifier le vil plomb qu'aucune alchimie ne peut transmuer : le peuple précisément ou, du moins, le « peuple » dont parlent les élites et qui n'est souvent à leurs yeux que cette masse informe qui ne devient un peuple véritable que par le travail des élites. Mais un peuple qui, quand il déçoit, ne se distingue plus alors de la « populace ».
Ces façons de dire le monde social contribuent à le façonner. Ce ne sont pas seulement des mots que vent emporte notamment parce que les médias de masse jouent un rôle plus grand que jamais dans l'exposition la construction et la promotion des élites.
Pour chaque postulant ou pour chaque titulaire, posséder ou acquérir un capital de notoriété médiatique est devenue une condition d'exercice de l'influence à laquelle il prétend. Non que les élites doivent leur position de domination à leur présence dans les médias, mais parce que ceux-ci confortent cette position en remplissant une double fonction de consécration d'une appartenance et de légitimation d'une domination. En consacrant les élites qui la consacrent, la petite troupe qui régente les médias monte la garde et se porte garant de leur commune légitimité. À les lire et à les entendre, la domination des élites serait d'autant plus juste (et éthérée) qu'elle n'est autre que celle des idées justes. Les élites sociales sont par définition - la définition qu'elles donnent d'elles-mêmes - des élites éclairées. Elles se rassemblent au sein d'un cercle : le « cercle de la Raison ». Au centre de ce cercle, les distributeurs de légitimité médiatique qui se posant en arbitre du débat public le réservent à leurs pairs – experts, managers, leaders - qui partagent avec eux l'ethnocentrisme de classe non dénué d'arrogance dont se nourrissent leurs dénonciations du « populisme ». Toute autorité désavouée devient dès lors une élite menacée.
On comprend ainsi pourquoi les éditorialistes et chroniqueurs tous médias préfèrent le terme d'élite à tous ceux qui pourraient suggérer une forme quelconque de domination ou plus simplement de privilèges. Pour ces Élites à majuscule en charge de leur propre béatification, les élites vivent en état de d'apesanteur sociale ou, ce qui revient au même, en état de grâce permanente, excepté quand l'histoire et la sociologie viennent leur rappeler que les mérites qu'elles s'attribuent ne sont pas indépendants des privilèges sociaux dont elles bénéficient ou quand le peuple les prend à partie, faute d'avoir compris tous les bienfaits qu'il doit à ceux qui ont en charge de le guider. Face à ces rappels désobligeants, ou même dans ces moments douloureux, l'élite ne peut, pour parler d'elle-même, que se désigner par son titre de noblesse et déplorer que toute critique de la domination menace l'élite ou les élites de destruction.
Parmi les plus vulnérables figureraient les ultimes gardiens de l'élite, l'élite de l'élite : les intellectuels qui, parce qu'ils se définissent moins par le métier qu'ils exercent que par la fonction politique qu'ils remplissent, ne prennent corps que sur la scène publique. Ou, plus exactement, sur l'une des scènes publiques : la scène médiatique où prospèrent les intellectuels fascinés par les feux de la rampe. Certes, bien que la frontière ne soit pas étanche, les intellectuels médiatisés dont parlent les médias et qui s'expriment dans les médias ne sont pas forcément des intellectuels médiatiques, d'autant plus dévoués aux médias que c'est moins de leurs œuvres qu'ils attendent leur notoriété que de leur exposition médiatique.
Mais pourquoi faudrait-il que des intellectuels attachés à leur autonomie et à leurs fonctions critiques acceptent sans broncher le statu quo médiatique et paient du prix de leur silence sur les médias dominants les interventions généralement furtives que ces médias leur concèdent ? Dans l'espoir de participer à la constitution d'élites de rechange ?
Henri Maler
[1] Les nouveaux mots du pouvoir, Abécédaire critique, sous la direction de Pascal Durand, éditions Aden Belgique, 10 avril 2007, p.172-174.