pour la lutte sociale
BLOG COLLECTIF - L.N Chantereau, Olivier Delbeke, Robert Duguet, Alexis Mayet, Luigi Milo, Vincent Presumey ...
Publié le 31.10.2025 à 19:36
Guerre du climat : solidarité avec Serge Zaka, agroclimatologue menacé !
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Publié le 31.10.2025 à 12:58
Ça vote en haut, ça s’impatiente en bas. Editorial de L’APRES du 29 octobre 2025.
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Publié le 29.10.2025 à 21:30
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Publié le 31.10.2025 à 19:36
Guerre du climat : solidarité avec Serge Zaka, agroclimatologue menacé !
Serge Zaka est agronome, agriculteur, photographe d’orages, spécialiste du climat et de ses effets agricoles. Son blog et sa page Facebook sont massivement suivis, d’autant qu’il a toujours des conseils et des suppositions précis concernant les récoltes, de céréales, de fruits, de légumes. Ah, et puis, il porte un grand chapeau, et il fait des réunions publiques. Voici sa dernière publication (31/10/25) :
 
Sur les réseaux sociaux, des imbéciles souvent anonymes viennent l’attaquer en jouant les climatosceptiques. Mais cette guérilla vient de changer de dimension : il est maintenant menacé de mort. « Je vais te trancher la gorge. Il te suffit d’arrêter de parler de réchauffement climatique si tu veux vivre »
Il se défend, rend les menaces publiques et porte plainte, nous le soutenons.
Mais à quel moment précis, ces nouvelles menaces ? Elles font suite à un passage télévisé sur l’ouragan « Mélissa » qui vient de ravager Antilles et Caraïbes, et a connu les vents les plus violents enregistrés à ce jour. Son intervention portait précisément sur l’accélération présente.
Exactement au même moment, Donald Trump a déclaré : « J’ai gagné contre le canular du changement climatique. » Trump se réjouissait des propos du milliardaire Bill Gates qui n’avait pourtant pas dit que c’est un canular, mais que ce n’est pas si grave.
Effectivement, pour les Gates et les Thiel, le changement climatique n’est pas grave, eux comptant faire partie des êtres supérieurs qui lui survivront. Ils sont pour l’accélération, de l’accumulation et de la circulation du capital, et le changement climatique en fait partie. Le cyclone « Mélissa » est un visage de LEUR accélération, celle qu’ils veulent nous infliger. Voici l’hôpital de Kingston, capitale de la Jamaïque, après son passage :
 
La même région, les mêmes peuples, sont attaqués par Trump en ce moment même au prétexte de lutte contre les cartels de la drogue. Et c’est précisément à propos de « Mélissa », de ce qu’il représente et ce qu’il annonce, que Serge Zaka est plus menacé que jamais. Les climatosceptiques sont la base de masse des milliardaires comme Thiel et Gates qui savent très bien la vérité sur le changement climatique mais qui comptent, par la force s’il le faut – et il le faudra – forcer l’humanité, les peuples, nos enfants, à griller et à crever pour que eux survivent pour leur dieu Capital s’accumulant toujours plus vite. Drill, baby, drill ! Et crève !
Nous leur ferons la guerre.
Publié le 31.10.2025 à 18:11
Une leçon de choses à l’Assemblée nationale.
Les groupes parlementaires LFI et PS étant principalement occupés à se guetter pour pouvoir se dénoncer, le piège de la demi-parlementarisation du régime de la V° République apparaît clairement au grand jour : une fausse majorité (car elle ne correspond à aucun vote de 2024) RN/UDR/LR/Horizons, plus ou moins élargie aux post-macroniens selon les circonstance, entend faire le budget. C’est l’union des droites, non élue, qui entend gouverner.
Hier, c’était la niche parlementaire du RN.
Bien des députés en ont manifestement tiré la conclusion que c’était la récré !
A gauche, il manquait 20 LFI sur 72, 16 PS sur 69, 11 PCF et ultramarins sur 17, 6 écologistes et apparentés sur 38.
Alors, petits camarades, on ne se méfie plus du RN ???
Le RN, qui venait de voter contre la prise en compte du consentement dans la définition du viol aussi bien que contre la hausse du financement des SDIS, les pompiers ???
Il y a en a qui ont sauvé l’honneur, comme Alexis Corbières, présent et qui a mené la bataille, mais …
… le résultat : à une voix près, par 185 contre 184, l’union des droites des fils de tous les putschistes du 13 mai 1958, anciens de l’OAS et anciens du SAC, tous anciens « Algérie française » de 1958, s’est constituée et a gagné le vote dénonçant les accords franco-algériens de 1968 (qui prenaient le relais des accords d’Evian de 1962 actant la victoire algérienne).
(précisons une chose : le sort de Boualem Sansal et Christophe Gleize n’est ici qu’un prétexte, il ne sera en rien amélioré par des attaques contre l’immigration, la population et les travailleurs immigrés !)
Et Lecornu s’en est saisi immédiatement, revenant sur le fragile gain diplomatique qu’était le départ de Retailleau, pour annoncer une révision des accords existants ! Et l’aide médicale d’Etat aux migrants sans papiers est menacée directement dans la foulée !
Morale de tout cela n°1 : l’union des gauches, le front commun; le front populaire, le front unique, appelez ça comme vous voulez, peut et DOIT faire barrage à l’union des droites.
Morale de tout cela n°2 : l’issue dépend du mouvement social, donc du déblocage de l’absentéisme syndical, car ni la guérilla parlementaire ni la quête des compromis par eux-mêmes ne changeront le barrage formé contre les droits sociaux et la démocratie par l’union des droite en formation.
Publié le 31.10.2025 à 12:58
Ça vote en haut, ça s’impatiente en bas. Editorial de L’APRES du 29 octobre 2025.
Les batailles parlementaires ne sont pas réputées gagnantes sans mobilisations dans les entreprises et dans les rues. Il n’y a pas d’exemple d’insurrection civique ni de grand jour institutionnel sans insurrection sociale. Pour gagner en haut, faut gagner en bas.
Droite, patronat, gouvernement Macron-Lecornu2 espèrent « passer sans casser » pour le budget 2026 : protéger les superprofits, affaiblir les services publics, user la gauche hélas divisée, embringuer le PS avec eux en faisant le moins de concessions possibles pour durer jusqu’en 2027.
Ils ont peur : peur des résultats perdus d’avance par la macronie en cas de nouvelles élections anticipées si le projet de budget avorte.
Peur des luttes sociales qui grondent, après les 10 et 18 septembre, le 2 octobre, le 6 novembre : chaque jour, dans la métallurgie, la grande distribution, les transports, le salariat défend l’emploi, le respect de ses droits et partout le niveau de ses retraites et de son salaire net et brut. « Comme la fraise a le goût de fraise, le salariat a le goût de la lutte pour le salaire. Et le salaire est l’indice du bonheur ».
Pendant que là-haut, ça amende et ça alimente à n’en plus finir les plateaux de télé, en bas, ça s’impatiente depuis les grandes grèves de 2023. Une explosion menace : et ça, quand ça arrive, la bourgeoisie le sait d’expérience, et quoi que s’en glorifie Le Pen, ça ne penche pas à droite, ça va à gauche ! L’opinion est largement acquise à l’abrogation des 64 ans, à la taxe Zucman, aux impôts sur les riches.
La Bourse bat les records, c’est dû aux grosses entreprises d’armement, abreuvées de commandes de l’État (lesquelles augmentent, dès que la rumeur savamment médiatisée d’un drone passe au-dessus de nos têtes). Mais qui paie ce budget de guerre sur injonction de Trump destiné à atteindre 5 % annuellement ? « L’argent magique » ! Oubliée la « dette », il y a ce qu’il faut pour les chars et les missiles pas pour les hôpitaux ni l’école.
Ça se voit : Macron, acculé, discrédité, forcené, prend jour après jour de grands risques à « décaler » plutôt que « suspendre », refuser des concessions fiscales, arc-bouté sur sa politique pro-business contre sécurité sociale et retraites.
Nous, L’APRÈS, sur le terrain comme à l’Assemblée, on œuvre à réduire la division de la gauche NFP, sur la base de son programme adopté par 9 millions de voix en 2024, on pousse à fond pour une bataille unitaire du budget tout comme on a confiance dans le poids des luttes sociales.
Gérard Filoche, le 29 octobre 2025.
Source : L’APRES Hebdo du 29/10/2025
Publié le 30.10.2025 à 10:31
Interventions Syndicales Numéro 13 d’octobre 2025 est paru !
A lire, à discuter ! N’hésitez pas à faire connaître ce bulletin et à le faire circuler autour de vous.
Au sommaire :
- Crise politique et syndicalisme : pages 1 /2
- L’unité le 6 novembre doit servir à notre remontée en puissance ! – page 2
- Suspension … de l’Intersyndicale et du mouvement social ? – pages 3/4
- International : libération des militants et dirigeants syndicaux du Belarus – page 4
En téléchargement gratuit :
Interventions-Syndicales_num-13_octobre-2025TéléchargerPublié le 29.10.2025 à 21:42
Quelques mots sur les élections législatives argentines.
Le parti libertarien de Milei a eu un peu plus de 40% des voix aux législatives argentines, c’est évidemment pour lui une grande victoire d’autant que sa défaite était annoncée.
Cette annonce a en fait joué dans sa victoire, car des électeurs qui avaient dégommé ses candidats aux élections locales début septembre n’ont pas voulu reconstituer une majorité kirchnériste au parlement.
Le rejet du péronisme devenu kirchnérisme reste dominant dans l’électorat argentin.
Les commentaires vont bon train sur le peuple qui voterait désormais à droite toute, la gauche qui aurait perdu le lien avec le bon peuple bien lourd, etc., etc. Ils sont déplacés.
Ils sont déplacés, d’une part parce qu’en Argentine, le péronisme a liquidé toute gauche traditionnelle de masse depuis maintenant 80 ans.
D’autre part parce que le libertarianisme tendance Rotbart, agrémenté de mysticisme néojudaïque en mode opéra-rock, de Milei, n’est pas d’une extrême droite « traditionnelle », même si c’est totalement extrémiste, et même apocalyptique, en effet.
La seule équivalence d’une gauche « traditionnelle » en Argentine est la coalition électorale de 4 petits partis dits trotskystes, stable à un peu moins de 4% des voix. Ne captant pas la réalité mondiale contemporaine, il est clair qu’ils ne constituent plus en rien une alternative.
La défaite sociale de la présidence Milei a déjà eu lieu et c’est un électorat largement atomisé qui lui a procuré 40% des votants.
Mais une épée de Damoclès est constituée par les plus de 32% d’abstentions dans un pays où le vote est censé être obligatoire.
Ceci dit, une leçon générale est sans doute que l’annonce du retour aux politiques et aux hommes « d’avant » ne peut pas permettre de renverser les néo-fascistes 2.0., auxquels ils ont d’ailleurs frayé la voie et qu’ils préfèrent à toute transformation sociale réelle.
Ainsi, face à Trump, ce ne sont pas les Démocrates en tant que tels, mais c’est le mouvement No Kings, et Zohran Mamdani à New York, qui peuvent être le socle d’une alternative.
VP, 28/10/25.
Publié le 29.10.2025 à 21:30
Le livre de Zbigniew Marcin Kowalewski, Révolutions ukrainiennes. 1917-1919 & 2014, paru en français en septembre 2025 aux éditions Syllepse/La Brèche (traduction de Stefan Bekier et Jan Malewski), est non seulement indispensable à quiconque veut traiter avec sérieux la question ukrainienne, mais il est une porte d’entrée judicieuse pour la réinterprétation de l’histoire globale du XX° siècle, laquelle reste le cauchemar, la chappe, pesant sur la conscience du XXI° siècle, ce dont l’Ukraine est précisément le test. Cet article est à la fois un compte-rendu de cet ouvrage et un peu plus, car il recoupe largement mes propres réflexions et évolutions depuis des années.
L’auteur : questions nationales de Varsovie à la Havane.
Les nations opprimées existent, et il existe un impérialisme russe : ces deux constats pourraient être des truismes acquis pour tout un chacun, mais ce n’est absolument pas le cas, surtout dans la gauche, qui a là, dans cette ignorance, ou ce déni, l’expression vive de ses talons d’Achille historiques. La passionnante postface autobiographique de Z. Kowalewski, Un long cheminement avec l’impérialisme russe dans le sac à dos, peut aussi bien jouer le rôle d’introduction. Elle permet de comprendre, selon une vieille expression, « d’où parle » l’auteur. Car cette postface a été écrite en castillan, pour une revue argentine.
 
Né en 1943 à Lodz, où il a grandi, nous comprenons par ses dires qu’il fut marqué par un héritage – celui de son père, démocrate anticommuniste, qui lui annonce Dien Bien Phu avec passion, celui de son directeur de lycée, ancien du PPS intégré dans le parti-Etat au pouvoir, qui vient en octobre 1956 appeler les élèves réunis en assemblée générale à se battre s’il le faut sur les barricades contre les troupes « soviétiques », c’est-à-dire impérialistes russes, ou celle de cet ami de la famille, ancien responsable du PPS à Cracovie après la guerre, où il fut un agent du PC, mais qui avait dénoncé la brutalité de la collectivisation et, craignant une perquisition, avait caché sa collection du Saturday Evening Post dans laquelle le jeune Kowalewski découvre les articles du laudateur de Mao, Edgard Snow, sur les révolutions chinoise et yougoslave appelées à ébranler la « dictature russe sur le socialisme et le communisme ».
Cette sensibilité à la question nationale – la sienne, celle de la Pologne, mais aussi celles des autres nations opprimées et des révolutions heurtées ou cadenassées par l’impérialisme russe – provient donc chez Z. Kowalewski de la conscience nationale d’un jeune polonais et puise ses racines dans les traditions du PPS, le parti socialiste polonais, détruit par le stalinisme russificateur, mais toujours présentes.
C’est ce jeune homme qui arrive à Cuba début 1968, où il passera ensuite quatre ans comme « spécialiste étranger », dans le cadre d’un parcours universitaire orienté sur l’Amérique latine, et nouera de nombreux contacts dans ce continent, adhérant même au PRT argentin (Parti Révolutionnaire des Travailleurs, guérillériste). A mots sans doute couverts, mais assez consciemment et rencontrant de nombreux cadres et militants partageant ses sentiments, nous avons alors un « communiste national » aspirant à des révolutions socialistes qui cassent le cadre dominant du partage du monde entre impérialismes. Mais le régime cubain accepte finalement ce cadre, même si la manière dont Castro « soutient » l’évènement clef que fut l’intervention des troupes du pacte de Varsovie contre le Printemps de Prague en août 1968, fut mal vue à Moscou. Cette histoire personnelle fait de Zbigniew Kowalewski un personnage exceptionnel, car, avant 1981, il n’a jamais vécu dans un pays « capitaliste » et cherche à agir dans les marges du « monde socialiste », constatant qu’un tabou règne (auquel Castro, et Che Guevara aussi, ont apporté leur caution décisive) pour ne pas parler d’impérialisme s’agissant de l’URSS – une exception était son ami le mexicain Jorge Alberto Sanchez Hirales, décédé prématurément.
Cette connexion intellectuelle et politique entre ce qu’il est convenu d’appeler l’ « Europe de l’Est », et l’Amérique dite latine, dans un parcours politique qui ne peut pas ouvertement dénoncer l’impérialisme russe mais qui cherche en fait soit à l’affronter, soit à s’en dégager par l’ouverture de révolutions socialistes émancipant des nations qui tiendront à rester libres, fait toute l’importance de Z. Kowalewski par rapport aux idées reçues et aux représentations militantes dominantes qui coupent le monde en tranches et ne veulent connaître qu’un seul impérialisme, le yankee.
En 1980-1981 Z. Kowalewski est l’un des dirigeants du syndicat-mouvement de masse Solidarnosc à Lodz. Il n’en parle que peu dans cette postface, un livre important, Rendez-nous nos usines, déjà ancien (la Brèche, 1985), ayant rendu compte de cette expérience, mais il précise que ce fut là, et seulement là, dans les assemblées du syndicat, enfin, qu’il a connu la démocratie – et donc la possibilité de parler librement de la menace impérialiste russe qui était, bien entendu, le souci premier de toutes et de tous cette année-là.
Le coup d’Etat militaire du 13 décembre 1981 le surprend en France où il avait été invité à titre syndical. C’est là qu’il rejoint le principal courant trotskyste, la IV° Internationale dite « SU » (Secrétariat Unifié) et sa section française, la LCR (Ligue Communiste Révolutionnaire), manifestement pour deux raisons clefs outre les analyses et la théorie : le soutien conséquent aux travailleurs polonais apporté par ce courant, et la liberté démocratique de discussion en son sein.
Pourtant, sa conviction ancienne et profonde sur l’exploitation des travailleurs dans le bloc soviétique, l’existence d’un impérialisme russe, et le caractère de « prison des peuples » de l’URSS, sont autant de traits qui l’isolent relativement dans ce courant, où bien des préjugés ne commenceront, à ses dires, à sauter qu’après février 2022 (et encore …).
La lenteur des consciences est un énorme problème qu’un tel militant qui était, en quelque sorte, un court-circuit vivant, ayant relié dans son histoire personnelle Lodz en 1956 et la Havane en 1968, ne pouvait que rencontrer, tel un mur.
Ces circonstances, et le goût des études historiques, expliquent la place croissante que tient l’Ukraine dans ses travaux personnels à partir des années 1980, avec comme butte témoin le très important article, en français, paru dans la revue géographique Hérodote, en 1989 : L’Ukraine : réveil d’un peuple, reprise d’une mémoire. Là, nous avons quitté la postface pour l’introduction, et je suis en outre entré dans mes propres souvenirs, cet article ayant été pour moi-même fort important ; je l’ai découvert à sa parution et je rompais cette année-là avec le courant dit « lambertiste » en raison de son opposition de fait aux révolutions démocratiques et nationales en Europe centrale et orientale – ma chute du mur à moi – et je devais d’ailleurs faire la connaissance de son auteur peu après.
Article important sur l’Ukraine bien sûr mais aussi sur les questions démocratiques et nationales en général, et sur leur profondeur historique (il remonte au XVII° siècle), ainsi qu’envers la négligence blasée, et en fait ignare, qui sévit trop souvent sur ces sujets dans l’historiographie universitaire francophone, « trotskyste » inclus. Si le présent livre, Révolutions ukrainiennes, existe aujourd’hui, cet article en est la souche initiale. En 1989-1991 la révolution ukrainienne fut, malgré les Etats-Unis qui n’en voulaient pas, la cause non aperçue de l’éclatement de l’URSS, mais elle reste sous le boisseau.
C’est avec le Maidan, en 2013-2014, qu’elle fit irruption de manière éclatante, immédiatement suivie de la contre-révolution la plus horrible, en Crimée et dans le Donbass. L’urgence de rattraper l’histoire fut alors prouvée par l’incompréhension, voire les hallucinations, de la plus grande partie de « la gauche », surtout « radicale ».
Z. Kowalewski est maintenant un ancien, vivant à nouveau dans sa patrie, mais sa voix, importante, se fit entendre en 2014 et nous aide, depuis février 2022, à comprendre le cadre de ce qui se passe et sa portée. Plus encore, elle nous signale qu’il faut « réécrire à fond et audacieusement » l’histoire du XX° siècle avec la révolution d’Octobre en son centre.
* * *
Cet ouvrage est un recueil d’articles, d’une part sur les relations entre les révolutions russe et ukrainienne autour de 1917, d’autre part sur le Maidan et la réaction russe qui l’a suivi. Attention : il ne faut pas le prendre pour un traité historique complet des deux périodes dont il traite, et encore moins de l’ensemble de l’histoire ukrainienne puisque, par exemple, il « saute » par-dessus la seconde guerre mondiale. C’est plutôt une série de flashs, de zooms, sur des moments et évènements clefs dont certains avaient été totalement mis sous le boisseau, par lesquels il éclaire la totalité de cette histoire, laquelle reste donc à faire, mais en prenant en compte cet apport capital.
 
Les chapitres 1 à 4 donnent un cadre analytique général et abordent la question des positions de Lénine, naturellement un personnage clef de cette histoire, les chapitres 5 à 10 traitent des principaux faits des années 1917, 1918 et 1919, et la seconde partie, avec les chapitres 11 à 13, du Maidan et de la contre-attaque russe qui s’est ensuivie.
Impérialisme russe et société ukrainienne.
Au chapitre 1, Z. Kowalewski présente l’impérialisme russe comme un fait historique de longue durée, qui apparaît comme de nature, sommairement, militaro-féodale et tributaire dans le passé long de la Russie (Grand-Duché de Moscovie, 1263-1547, Tsarat de Russie, 1547-1721, Empire russe, 1721-1917), puis bureaucratico-militaire en URSS, puis oligarchique-capitaliste et toujours militaire, dans la Russie poutinienne. A la fois la même chose et pas la même : développement extensif et spatial, colonisation intérieure, exploitation absolue des producteurs, en sont les caractéristiques, et, sur le plan idéologique, l’idée impériale sous des formes différentes successives.
Cette analyse de la Russie comme un fait social étatique – un « Etat-classe » – spécifique, qui n’est pas sans rappeler les caractérisations dites « russophobes » de Marx, implique bien sûr une utilisation du terme d’« impérialisme » différente de celle qui le définit strictement, d’après le titre du célèbre essai de Lénine paru en 1916, de « stade suprême du capitalisme ».
Mais Lénine justement, emploie l’expression d’ « impérialisme militaro-féodal » pour la Russie (Le socialisme et la guerre, 1915), précise qu’en Russie, « … le monopole de la force militaire, l’immensité du territoire ou des commodités particulières de spoliation des allogènes (…) suppléent en partie, remplacent en partie, le monopole du capital financier contemporain moderne » (L’impérialisme et la scission du socialisme, octobre 1916), et, dans la brochure classique sur l’impérialisme, il caractérise la Russie comme l’Etat impérialiste le plus arriéré, « où l’impérialisme capitaliste moderne est enveloppé, pour ainsi dire, d’un réseau particulièrement serré de rapports précapitalistes. »
La permanence de moyens étatiques et extra-économiques (au sens de non capitalistes) d’exploitation et d’extorsion « enveloppe » les rapports sociaux en Russie tsariste, en URSS et en Russie poutinienne, bien que ce soit à chaque fois un ou plusieurs stades économiques et sociaux différents. A mon avis, cette constatation, exacte, doit être nuancée du fait que l’impérialisme, au sens capitaliste proprement dit, combinant monopoles et exportation des capitaux et impliquant de toute façon un Etat fort, est également présent dans le stade tsariste finissant, en URSS elle-même (je laisse de côté ici cette question en renvoyant à deux articles (ici et là) discutant le point de vue de Z. Kowalewski puis plus généralement la catégorie trotskyste d’Etats ouvriers), et bien entendu actuellement. Mais quoi qu’il en soit, le fait impérialiste russe est bien réel et tout à fait fondamental.
Ce fait est structurellement relié à une géographie politique dans laquelle la saisie de l’Ukraine est un élément vital, à la fois pour constituer l’empire russe en empire eurasien (à la fois européen et asiatique), lui conférant en outre l’accès aux « mers chaudes », et constitutif de l’identité impériale russe (et non pas nationale, peut-on préciser), dans laquelle la Russie s’autodéfinit comme empire ayant la mission de s’étendre, nationalité dominante absorbant des « peuples frères » (colonisés et niés), dont les deux premiers, définis comme des variétés secondaires de Russes, sont les Petits-Russiens et les Blancs-Russes (Ukrainiens et Bélarusses, mais ils ne sont justement pas appelés ainsi).
Or, l’Ukraine apparaît comme nation moderne dès le XVII° siècle, avec certes déjà des archaïsmes et des contradictions qui produiront l’échec de sa révolution nationale constitutive devant la conquête russe : c’est en effet en 1648 et après, qu’une révolution « cosaque », le terme signifiant alors « libres » – hommes et femmes libres –, dirigée contre la noblesse polonaise, la place sur la scène historique. Cette prise de position historique, chez Z. Kowalewski, est développée dans son article en français de la revue Hérodote en 1989, et reprend un apport de l’historien national Hrouchevsky. Le fait impérial russe est donc structurellement relié, jusqu’à aujourd’hui, à la négation du fait national ukrainien.
C’est dans ce cadre que le capitalisme se développe en Ukraine au XIX° siècle : il a donc un caractère colonial marqué, avec une bourgeoisie, un fonctionnariat et un prolétariat urbains très majoritairement russes avec une forte composante juive, une grande industrie, dans le Donbass, reposant sur des capitaux étrangers, et une majorité démographique paysanne ukrainienne (sauf des colons d’origines diverses, juifs, allemands, russes, tatars, ukrainiens … dans les steppes du Sud, celles où a grandi Trotsky, notons-le au passage).
Les bolcheviks – et l’ensemble des marxistes du début du XX° siècle – confondaient petite production marchande et production capitaliste en gestation, ce qui, avec les préjugés nationaux, contribuera à leur faire prendre l’Ukraine pour une « nation de koulaks », alors que la majorité de la population y forme une « paysannerie prolétarienne » (formule du chercheur Robert Edelman, Proletarian Peasants ; The Revolution of 1905 in Russia’s Southwest, Cornell University Press, 1987), composée majoritairement de très petits propriétaires obligés de louer leur force de travail aux propriétaires capitalistes, et de purs ouvriers agricoles dans l’important secteur sucrier kiévien.
Non, Lénine n’était pas vraiment un défenseur des nationalités opprimées.
Le chapitre 3 de Révolutions ukrainiennes reprend un article de Z. Kowalewski diffusé en français en 2024, que nous avions publié et commenté dans Aplutsoc . Sa critique de Lénine est similaire à celle de Hanna Perekhoda.
Pour se réapproprier notre histoire réelle, il faut briser une doxa établie : à propos des questions nationales, Lénine aurait été le meilleur défenseur des nationalités, leur reconnaissant le « droit à la séparation », et il aurait affronté ceux, sectaires et gauchistes, qui ne voulaient pas le leur accorder au motif de faire passer la révolution sociale avant, dont Rosa Luxemburg aurait été le prototype.
Le problème est que Lénine, si le chauvinisme grand-russe lui insupporte bel et bien, envisage en fait une révolution qui maintient le cadre territorial de l’empire des tsars, sauf deux exceptions, la Finlande et la Pologne. Surtout, il est exclu chez lui que le parti prolétarien dans les nationalités opprimées, dont il ne conteste pourtant pas l’oppression, se mêle à leur lutte, et encore moins qu’il essaie de la diriger (y compris en Finlande et en Pologne : en Pologne, s’il critique la SDKPil de Rosa Luxemburg pour son sectarisme sur la question nationale, il rejette toute unité organisationnelle avec le PPS parce que celui-ci entend diriger la lutte nationale, une tache qui appartient à « la bourgeoisie »).
Son fameux « droit à la séparation », c’est-à-dire à l’indépendance, est un mot creux, comme le feront remarquer, dans la révolution en Ukraine, aussi bien le partisan de la séparation Shakrhaï que l’adversaire de ce droit Piatakov. En effet, les intérêts bien compris du prolétariat prescrivent selon Lénine d’en déconseiller l’usage : « tu as le droit, mais je te conseille de ne pas t’en servir ». « Nous sommes généralement contre la séparation » (lettre à Stepan Chaoumian du 23 novembre/6 décembre 1913). Un peu comme un parti qui reconnait le droit de tendance et de fraction dans ses statuts mais les interdit dans la pratique. Ou comme un mari qui reconnait le droit au divorce de sa femme, mais elle n’a pas intérêt d’essayer …
En pratique, le parti bolchevik est, en dehors des régions russes, un parti russe et donc un parti prolétarien de la nationalité colonialement dominante (les bolcheviks lettons, qui s’appelaient d’ailleurs jusqu’en 1917 social-démocrates lettons, sont la seule exception). Lénine défend en théorie l’expression du parti dans toutes les langues, mais en pratique elle n’est que russe : la plupart des militants bolcheviks en Ukraine ignorent l’ukrainien et souvent le considèrent comme un jargon de ploucs, de même que le yiddish est déconsidéré.
Cette pratique une fois le pouvoir conquis, en octobre 1917, va devenir un trait central du national-étatisme bureaucratique par lequel la révolution russe va dégénérer. Un fait très frappant est que Lénine est bel et bien pour l’indépendance des nationalités opprimées dans les colonies européennes ou même en Irlande. Mais pas dans l’empire russe, et cela sans s’en être jamais expliqué !
Il est à noter que cette position, qui implique un attachement viscéral, inconscient ou semi-conscient, au cadre impérial russe (assortie de justifications « matérialistes » en faveur des grands Etats et des grandes échelles plus propices au développement des forces productives, etc.), se retrouvait chez les mencheviks (qui, à leur corps défendant, finiront à la tête de la Géorgie indépendante entre 1918 et 1921), et dans le Bund juif (en relation avec son refus d’une solution territorialiste à l’oppression nationale que subissent les juifs).
Cela dit, Z. Kowalewski repère plusieurs « passages à la limite » de Lénine, où celui-ci dépasse une seconde ses propres limites. Mais ce sont des exceptions, c’est toujours ponctuel. Il signale trois ou quatre « dissidences de Lénine envers lui-même ».
Dans le texte de 1916 polémiquant avec les adversaires du droit à l’autodétermination, Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, il réagit à la position de certains « gauchistes » polonais pour qui il ne fallait pas soutenir l’accession de la Norvège à l’indépendance, envers la Suède, en 1905, et salue le combat des sociaux-démocrates suédois contre toute intervention opposée à cette accession – sans aller, comme le souligne Z. Kowalewski, jusqu’à préconiser une position indépendantiste active du parti ouvrier, ce qui fut pourtant le cas des sociaux-démocrates norvégiens et suédois. Déjà dans une conférence à Cracovie en mars 1914, Lénine envisageait par intermittence, le soutien aux revendications d’indépendance, toujours en relation avec le cas norvégien, et tout en répétant qu’il est pour une grande République démocratique « internationale ».
Le « dérapage » le plus important n’est connu que par plusieurs articles de la presse socialiste allemande, suisse et autrichienne : arrivé de Galicie en Suisse en novembre 1914, Lénine donne une conférence à Zurich où les émigrés politique de Russie de toute tendance affluent, et là, il affirme que l’Ukraine est à la Russie ce que l’Irlande est à l’Angleterre, et qu’elle doit être indépendante dans l’intérêt même du peuple russe. Attention : cet « emballement » est la suite directe de la mise en avant du fameux « défaitisme révolutionnaire » en faveur de la défaite russe dans la guerre, une position tranchée secouant beaucoup d’idées dominantes et de sentiments, Lénine, au tout début de la guerre et après la réalisation de l’union sacrée, cherchant la rupture révolutionnaire avec les patriotes comme avec les pacifistes.
Ajoutons que Lénine, en décembre 1919, a tenu devant la direction du Parti bolchevik un discours sur l’Ukraine sur lequel la prise de note était interdite, et qui est resté mieux caché que le « discours secret » de Khrouchtchev en 1956 puisqu’on ignore son contenu !
Mais au final, ne doit-on pas accorder à Lénine le fait que son « dernier combat », selon l’expression de Moshe Lewin, contre Staline, contre (explicitement) la bureaucratie, a démarré sur la question nationale ? Z. Kowalewski en souligne surtout les limites : énorme divergence tactique avec Staline, certes, mais le but programmatique, l’Etat unitaire de très grande taille et multinational, était en principe le même – et contenait, sans que cela ne gène Staline alors que Lénine en était révulsé, la domination brutale grand-russe traditionnelle.
C’est pourquoi je ne dirai pas, quant à moi, que Lénine n’était pas, au sens de « pas du tout », un défenseur des nationalités opprimées, mais qu’il ne l’était « pas vraiment », nuance, ce qui veut dire qu’en pratique comme, in fine, en théorie, il défendait un appareil d’Etat impérial et dominateur qui allait lui échapper, mais qu’il n’appréciait pas du tout l’oppression nationale, à la différence de Staline, et qu’il a terminé son parcours comme un révolutionnaire, s’opposant à l’appareil d’Etat qu’il avait reconduit et amplifié, et en le sachant …
Notons tout de même que ce dernier combat, absolument tragique, a eu pour effet l’appellation d’URSS, dont la première apparition était sa revendication … par les communistes-indépendantistes ukrainiens fin 1919. Lui était associée la reconnaissance constitutionnelle du droit formel à la séparation des 13 républiques non russes, jamais officiellement abrogé : ces 13 républiques en useront, en 1991, alors que les nationalités comprises dans la prétendue « Fédération de Russie » ne pourront pas en faire autant …
Rétablir la mémoire des marxistes indépendantistes !
Lénine n’a donc pas fait que s’opposer aux « négateurs » de la question nationale, mais aussi aux défenseurs des droits nationaux effectifs, alors qu’il existait une tradition marxiste importante de ce côté-là, aujourd’hui absente « des anthologies », comme l’écrit Z. Kowalewski.
Ce fut la tradition du PPS polonais, avant qu’il n’éclate en plusieurs courants après 1905, avec deux théoriciens de premier plan : Kazimierz Kelles-Kraus – thème des premiers travaux de l’historien Timothy Snyder – et Felix Perl, celle des social-démocrates ukrainiens avec Lev Yurkevitch avant 1917, puis Shakhraï et Mazlakh que nous croiserons ici, celle de James Connoly en Irlande, seul à avoir été « sauvé » dans ces « anthologies ». Sous une forme particulière, Ber Borokhov, sioniste-ouvrier, est aussi un partisan de l’indépendance de nations territorialisées.
Kazimierz Kelles-Kraus.
 
 
Felix Perl.
La principale anthologie en question est celle sur Les marxistes et la question nationale, parue en 1974 sous l’égide de Georges Haupt, Michael Löwy et Claudie Weil, qui apportait des connaissances lorsqu’elle parut, mais à laquelle on ne peut se tenir. Les auteurs reproduits sont, après Marx et Engels : Kautsky, Luxemburg, Renner, Bauer, Strasser, Pannekoek, Lénine, Staline, Connolly. Il y avait en fait, schématiquement, quatre courants ou quatre types d’approches : l’orthodoxie mi-figue mi-raisin qui va de Kautsky à Lénine, l’internationalisme « gauchiste » (Luxemburg, Pannekoek, d’ailleurs pas identiques), l’ austro-marxisme (Bruno Bauer, et son répondant bundiste : Vladimir Medem, absent de l’anthologie), dont l’apport spécifique sur les droits non territoriaux est essentiel, et les marxistes indépendantistes, représentés ici uniquement par Connolly : l’exception Connolly, anglophone et séparé du marxisme d’Europe centrale, est ainsi quasi réduite à un statut folklorique.
James Connolly.
 
On remarquera que la totalité des théoriciens marxistes-indépendantistes signalés ici appartiennent eux-mêmes à des nations opprimées. Leurs conclusions politiques pratiques se ramènent à quatre thèses selon Z. Kowalewski.
Premièrement, dans un Etat comme la Russie, il n’y aura pas qu’une seule révolution « une et indivisible », mais une pluralité de révolutions qui doivent faire éclater l’empire ou échouer.
Deuxièmement, les mouvements nationaux, comme les mouvements prolétariens et comme tous les mouvements d’opprimé.e.s, ont une expérience historique constitutive propre dont il faut partir pour l’analyse.
Troisièmement, la séparation et l’indépendance sont le passage obligé (pas forcément définitif eu égard à l’avenir plus lointain, mais obligé dans l’époque révolutionnaire actuelle).
Quatrièmement, « il est du devoir des mouvements socialistes de se battre pour la direction politique des mouvements nationaux », ce qui revient à dire que le prolétariat doit prendre la tête des luttes d’émancipation nationale.
Lénine, pourtant, à bien des égards, le plus nuancé des bolcheviks qu’il a lui-même formés, était opposé clairement et frontalement à chacun de ces quatre points, apportant ainsi par avance une limitation décisive aux révolutions.
1917.
En 1917, la révolution dite de février renverse le tsarisme en mars – et l’on peut ajouter au récit de Z. Kowalewski l’importance des hommes de troupe ukrainiens dans la révolution à Petrograd, tant en février que contre Kornilov fin aout début septembre.
Le 1° mars la foule déferle à K’yiv, et l’historien national ukrainien Mykhaïlo Hrouchevsky, de retour de résidence surveillée à Moscou, suscite la formation d’une rada. Dans les récits habituels, la « rada » était présentée comme un pouvoir parlementaire « bourgeois », voire un ramassis de « petits-bourgeois » et d’associations culturelles, par opposition aux soviets, mais en fait, rada en ukrainien veut dire conseil, soviet. Cet organisme est formé à K’yiv par des organisations politiques – exactement comme le soviet de Petrograd à ses débuts – et va voir s’agréger à lui, par deux congrès successifs, les délégués des congrès de militaires ukrainiens de toute l’armée, et, par leur intermédiaire, ceux du congrès paysan puis du congrès ouvrier panukrainiens. La coloration politique de ces délégués est majoritairement socialiste-révolutionnaire ukrainienne, le PSRU ayant été fondé en avril 1917 (Hrouchevsky l’a rejoint), mais, par un apparent paradoxe, c’est le parti ouvrier ukrainien, social-démocrate, qui fournit les cadres politiques dirigeants de la rada, dont son principal porte-parole, Volodymyr Vynnytchenko. La base SR ukrainienne, paysanne, est beaucoup plus « de gauche » et combative que les dirigeants tant SR que sociaux-démocrates. Les minorités nationales russe et juive sont représentées directement par leurs propres partis (SR russes, mencheviks, Bund, Poale Tsion – dans les sources historiographiques il n’est pas fait mention de bolcheviks).
Hrouchevsky.
 
Cependant, ces minorités, et l’importante classe ouvrière urbaine russe, ont formé leurs propres soviets, employant le mot russe, la différence entre soviets et radas ne portant donc pas sur le caractère conseilliste ou parlementaire des uns et des autres, ni sur leur représentativité (eu égard à la population dans son ensemble, les radas sont les plus représentatives), mais sur leur appellation nationale renvoyant implicitement à leur composition nationale.
C’est dans les soviets, russophones de fait voire russes, que les bolcheviks sont vraiment présents. Ils sont décentralisés, voire disloqués, selon les divisions administratives tsaristes : gouvernorat du Sud-Ouest (K’yiv, Volhynie, Podolie, Poltava, Tchernivstsi), et de Donetsk-Krivyi Rih, incluant Kherson et Ekaterinoslav (aujourd’hui Dnipro), dit Krivdonbass, plus la Tauride, le front roumain, et la flotte de la mer Noire. Cet éclatement, paradoxal eu égard aux principes organisationnels bolcheviques, s’explique justement par l’ignorance de la question nationale ukrainienne et l’absence totale d’unité organisationnelle des bolcheviks à l’échelle de l’Ukraine, chaque branche régionale étant directement reliée à Petrograd.
L’orientation de la rada, influencée par la social-démocratie ukrainienne, combinait l’affirmation croissante du fait national ukrainien à l’idée que la révolution en était à son stade « démocratique bourgeois » qu’il convenait de ne pas dépasser, idée commune au départ aussi aux sociaux-démocrates russes, mencheviks et bolcheviks. Dès son apparition, la rumeur court qu’elle va proclamer un gouvernement provisoire ukrainien indépendant, mais elle n’en fait rien, bien qu’elle soit souvent perçue comme tel et qu’elle finira par le devenir.
Son « 1° Universal » (un terme cosaque), le 23 juin, sans aller jusqu’à dire « indépendance », proclame la liberté et la libre administration de l’Ukraine, mais, sous la pression du gouvernement provisoire russe, elle opère un premier recul par le second Universal du 16 juillet, suivi de la tentative de coup de force d’un régiment ukrainien pour la contraindre à prendre tout le pouvoir – le parallèle avec l’ « insurrection de juillet » à Petrograd demandant aux soviets de faire de même est frappant. La totale « autonomie nationale-territoriale » de l’Ukraine, comme le partage des terres, sont renvoyés à l’Assemblée constituante russe. V. Vynnytchenko fera lui-même, peu après, l’autocritique de cette orientation modérée des sommets de la rada.
Mais ce serait une erreur historique totale de croire que les bolcheviks et les soviets russes en Ukraine furent « plus à gauche ». A K’yiv, où les bolcheviks seront quelques milliers, leurs dirigeants Youri Piatakov et Evgenia Bosh s’opposent d’abord aux Thèses d’avril de Lénine, qui appellent à une révolution renversant la bourgeoisie, puis se divisent sur la manière de les accepter (car la base les soutient), tout en étant d’accord sur le rejet du « droit à l’autodétermination » ukrainien qui pourrait être dépassé et résolu par la révolution allant vers le socialisme. Dans le Krivdonbass, où ils ont leur organisation la plus puissante et font 18% des voix à la constituante, ils sont prêts à reconnaître le droit à la séparation d’une Ukraine … dans laquelle ils ne s’incluent pas, le Krivdonbass devant être rattaché à la « Russie des soviets ». Sur cette situation et les développements qui s’ensuivent dans le Donbass, on se référera très utilement aux travaux de Hanna Perekhoda.
Iouri Piatakov.
 
 
Evgenia Bosh.
On a en Ukraine deux processus révolutionnaires parallèles, qui ne vont interférer qu’à la fin de l’année 1917 : celui des masses prolétariennes ukrainiennes, à majorité paysanne, et celui des masses prolétariennes russes et russifiées (et un troisième mouvement, ajouterais-je, celui du prolétariat juif pris en étau).
Les révolutions d’octobre russe et ukrainienne.
Lors de la révolution d’octobre à Petrograd, la rada constitue un Comité national de défense de la révolution destiné à combattre les secteurs de l’armée qui passeraient par l’Ukraine pour attaquer Petrograd, tout en condamnant l’insurrection d’octobre qui divise « la démocratie révolutionnaire », ce qui conduit Piatakov, qui avait rallié ce comité, à le quitter dans la journée qui suit.
Il n’y aura pas de velléités de coups de force de la part des bolcheviks en Ukraine avant décembre, mais ce sont des troupes russes fidèles au gouvernement provisoire qui attaquent les soviets, avant la rada, à K’yiv : cette attaque est défaite par les ouvriers russophones de l’Arsenal, que la rada soutient. A Kharkiv, principal centre du Krivdonbass, le soviet d’ouvriers et de soldats dirigé par le bolchevik Artom-Sergueiev partage le pouvoir avec le Comité militaire et la Douma municipale, tous reconnaissant la rada centrale.
En fait, l’équivalent, dans l’immédiat, de la révolution d’Octobre en Russie, qui concentre le pouvoir dans les soviets que dominent bolcheviks et SR de gauche, est, en Ukraine, le passage du pouvoir aux mains de la rada et des rada locales, avec le soutien plus ou moins explicite ou plus ou moins confus, des soviets. En l’absence de Piatakov déplacé à Moscou dans l’administration bancaire centrale, les soviets de K’yiv, sur proposition des bolcheviks, reconnaissent mi-novembre le pouvoir de la rada centrale, tout en lui demandant de convoquer un congrès des soviets appelé à la transformer en « rada centrale des soviets » : c’est une évolution pacifique du pouvoir de la rada qu’envisagent alors les bolcheviks ukrainiens.
Le résumé de Z. Kowalewski permet une mise au clair envers une histoire généralement présentée de manière périphérique, allusive et confuse : le parallélisme des deux révolutions en 1917 conduisait non pas à la seule révolution russe d’Octobre, mais à une révolution ukrainienne à côté d’elle, de même que l’on avait des révolutions finlandaise, géorgienne, lettonne, et sans doute d’autres. Le programme social – terre aux paysans, usines aux ouvriers – et démocratique – égalité des femmes, reconnaissance des droits démocratiques et culturels des russes et juifs dans un futur Etat ukrainien- de la rada, est tout à fait de même portée que les mesures du second congrès des soviets, celui de la révolution d’Octobre, à la différence près toutefois, que la rada appelle à attendre la mise en place d’une constituante ukrainienne, dont la convocation était annoncée pour janvier 1918.
Le 3° « Universal » de la rada, le 20 novembre 1917, proclame la République populaire ukrainienne, mais tout en affirmant qu’elle ne se sépare pas de la République russe. Cette demi-mesure nationale va avec la demi-mesure agraire : le grand partage des terres est annoncé pour après la formation de la constituante ukrainienne, laquelle doit faire suite, si l’on comprend bien – Z. Kowalewski ne précise pas la chose, qui a dû être passablement embrouillée en fait – à celle de la constituante « panrusse » (que les bolcheviks vont dissoudre après en avoir assumé l’élection). Or, le second congrès panrusse des soviets à Petrograd, lors de la révolution d’Octobre, a appelé les paysans à prendre les terres, appel bien sûr entendu en Ukraine. Ces atermoiements y profitent dans une certaine mesure aux bolcheviks, mais surtout aux SR de gauche, qui, eux, apparaissent comme un parti ukrainien, et à la fois paysan et ukrainien.
Début décembre, une ligne putschiste, impulsée par Evgenia Bosh et par le frère ainé de Iouri Piatakov, Leonid Piatakov, voit une partie des bolcheviks de K’yiv tenter d’entrainer des unités militaires et les ouvriers de l’Arsenal contre la rada. Le soviet des soldats, également bolchevik, les désavoue, et la masse des soldats ne suit pas ; la rada n’a pas de mal à renvoyer les soldats non ukrainiens en Russie, et libère rapidement les chefs bolcheviks arrêtés.
Un peu plus tard, le 16 décembre, les bolcheviks principalement kiéviens impulsent la tenue d’un congrès des soviets d’Ukraine, espérant gagner des paysans impatients des atermoiements de la rada ; mais celle-ci retourne une majorité des délégués.
Parallèlement, le pouvoir bolchevik à Petrograd commence à hausser le ton au motif que la rada laisse passer les cosaques qui se regroupent sur le Don pour faire la guerre au nouveau pouvoir. La rada, elle, dit laisser passer ceux des cosaques qui, ayant quitté l’armée, rentrent chez eux dans le Don, et seulement ceux-là. Au congrès des soviets du 16 décembre, le dirigeant bolchevik Vassyl Shakhraï qualifie les menaces de Petrograd de malentendus, avant de quitter la salle.
Selon Z. Kowalewski, on a alors un imbroglio dû au fait que la direction de la rada, « petite-bourgeoise », ne veut pas réaliser, alors qu’elle le pourrait, une séparation totale d’avec la Russie, ce qu’une direction bourgeoise, comme en Finlande à cette date, aurait su faire, et ce qu’une direction prolétarienne aurait pu faire elle aussi, pour ensuite s’allier à égalité avec la République russe. Il remarque que l’idée contradictoire d’une Ukraine « libre » ayant un lien fédéral avec la Russie, désormais acceptée dans les messages du Conseil des commissaires du peuple présidé par Lénine, est en opposition avec ce que celui-ci a écrit sur les questions nationales, où il n’envisageait que la séparation ou bien une République unitaire, tout autant qu’elle est en opposition avec une position nationaliste conséquente. En disant toujours faire partie d’une Russie « fédérale » dans laquelle elle conteste le pouvoir existant, la rada prolonge, d’une manière dangereuse pour les bolcheviks, ses ambigüités envers l’ancien gouvernement provisoire, et donne des motifs aux interventions russo-bolcheviques.
Hrouchevsky et Vynnytchenko restent en effet attachés au programme d’une « Russie fédérale » dans laquelle l’Ukraine s’auto-gouvernerait, et qui était initialement pour eux la voie d’un développement capitaliste et démocratique de l’ancien empire russe. Assumer jusqu’au bout l’indépendance nationale se serait sans doute, par un apparent paradoxe, combiné à une politique sociale plus conséquente, portant atteinte à la propriété foncière et capitaliste, comme en Russie rouge. Ces deux des trois principaux dirigeants nationaux ukrainiens tireront par la suite cette conclusion, à la différence du troisième, Semion Petlioura, qui s’oriente de plus en plus à droite, cherchant la guerre avec les bolcheviks dans le secteur de Kharkiv, mais écarté des affaires militaires par la rada, pour cette raison.
Du côté bolchevik, Z. Kowalewski suggère que Trotsky avait probablement une position propre, mais complexe, envisageant d’accepter l’indépendance d’une Ukraine « bourgeoise », mais n’hésitant finalement pas à porter la guerre en territoire ukrainien pour la lutte contre les blancs et les cosaques russes, tout en surprenant tout le monde – les Allemands, la rada, et peut-être bien Lénine ainsi que Staline – en permettant la présence d’une délégation de la rada aux négociations de Brest-Litovsk.
Lors d’une conférence bolchevique à K’yiv tenue à la suite de l’échec du « congrès des soviets » du 16 décembre, un secteur du parti impose la proclamation d’un parti bolchevik ukrainien, prenant acte – enfin ! – de l’existence d’un pays dénommé Ukraine … mais un parti toujours membre du Parti bolchevique panrusse, ce qui, critique Vassyl Shakhraï, lui coupe toujours le chemin des plus larges masses …
Les 24-25 décembre 1917, les bolcheviks récidivent leur tentative du 16, à Kharkiv, allant cette fois-ci jusqu’au bout dans la mesure où ils contrôlent complétement un congrès soviétique ne représentant sans doute pas de larges secteurs, et faisant proclamer par ce congrès une République populaire ukrainienne (même appellation que celle de la rada de K’yiv) soviétique (en russe) et radiantsy (en ukrainien), présidée par Evgenia Bosh (notons qu’elle enverra elle aussi un délégué à Brest-Litovsk, ce sera Vassyl Shakhraï). Les soviets de Kharkiv ne la reconnaissent même pas : avec la majorité des bolcheviks du Krivdonbass, ils veulent créer leur propre république, mais rattachée à la Russie.
Dans une confusion croissante, la possibilité existait encore d’une fusion des soviets et des radas en une République ukrainienne soviétique de la « démocratie révolutionnaire » : le Secrétariat de la rada appelle à la paix, le second congrès paysan panrusse avec l’appui du pouvoir de Petrograd envoie une délégation SR de gauche, Vynnytchenko appuie même un pseudo-complot de SR de gauche ukrainiens censés le renverser pour faire fusionner rada de K’yiv et soviet de Kharkiv, et c’est dans cette atmosphère que le 4° Universal de la rada (et dernier) proclame l’indépendance totale de la République le 24 janvier 1918 …
Le dérapage : la Russie attaque l’Ukraine.
Le dérapage généralisé se produit fin janvier, pendant les négociations de Brest-Litovsk notons-le.
D’une part, une armée rouge attaque l’Ukraine : on ignore qui en a pris la décision !
Pas Lénine ni le centre, mais des sous-chefs militaires autoproclamés, sauf que Lénine et le centre vont les couvrir et les soutenir …
Son chef est un général issu du corps des officiers tsaristes, disant adhérer au parti SR de gauche russe, Mikhail Mouraviov, qui prend Poltava avec une petite troupe de quelques centaines d’homme, laquelle va par la suite s’étoffer d’anciens soldats, de gardes rouges venus de Petrograd et de Moscou, et d’individus divers en errance – une armée « lumpen ». A Poltava il remplace le soviet local, bolcheviks compris, par un soviet « pertinent » (sic), c’est-à-dire installé d’en haut par la force.
D’autre part, à K’yiv, la tension monte entre les ouvriers de l’Arsenal et les milieux ouvriers, d’une part, et les unités de Cosaques libres, groupes les plus réactionnaires parmi les partisans de la rada, aboutissant à des affrontements entre les ouvriers et les « cosaques ». Une tentative de rallier ou neutraliser une partie de ceux-ci est sabotée par le chauvinisme anti-ukrainien d’un émissaire bolchevik qui, en bon colon, qualifie l’ukrainien de « langue des chiens ». Cet affrontement, d’abord social, devient national, les partis russes et juifs dans la rada se désolidarisant de celle-ci, dans laquelle, à l’inverse des plans de Vynnytchenko, les SR de droite et les éléments réactionnaires liés à Petlioura prennent l’ascendant. Les combats à K’yiv durent une semaine ; Z. Kowalewski n’aborde pas la question du nombre de victimes : diverses sources parlent de plusieurs centaines, dont le dirigeant bolchevik Olexandr Horvits qui avait milité pour un parti bolchevik ukrainien.
La troupe de Mouraviov prend la route de K’yiv et bat puis massacre un corps expéditionnaire pro-Rada, à Kruty, dont 24 lycéens sommairement exécutés : les martyrs de Kruty deviendront la première image antibolchevique dans la tradition nationaliste ukrainienne ultérieure.
Mouraviov appelle ses soldats à tuer et à piller, et ils ne s’en privent pas : grossis à environ 7500 hommes, ils entrent à K’yiv les 4-5 février, massacrent nombre d’officiers et d’anciens soldats, mais aussi un peu toute sorte de gens, y compris des bolcheviks (Skrypnik, futur dirigeant de la RSS d’Ukraine de 1923 à son suicide en 1933, a failli y passer), accusés d’être des petliouristes bourgeois dès qu’ils avaient des documents en langue ukrainienne.
Cette occupation de fait impérialiste, totalement extérieure, s’écroulera d’elle-même à l’annonce de l’avancée des troupes allemandes, qui ramènent la rada (pour peu de temps : ils vont la remplacer par l’hetman Skoropadsky), en une panique générale.
Cette invasion chauvine est une catastrophe pour la révolution prolétarienne, aussi bien la russe, qu’elle corrompt et dont elle affiche les déviations, que l’ukrainienne, qu’elle détruit. Contre-révolutionnaire sur toute la ligne, elle est d’une importance historique : « Légitimée d’abord à un niveau inférieur, par Antonov-Ovseenko, puis au plus haut niveau par Lénine, la guerre russo-ukrainienne du début de l’année 1918 a été la première guerre de conquête menée par la révolution russe contre une autre nation. » Lénine a couvert et défendu Mouraviov, qui jouera un rôle clef dans l’étranglement de la Russie rouge en juillet 1918 au début de la grande guerre civile, et sera alors abattu.
Aucune auto-critique de ce « dérapage » n’a été faite, bien au contraire : la doxa bolchevique fera de toutes les forces qui se trouvaient avec la rada des forces bourgeoises ou nationalistes réactionnaires, et des armées rouges les représentantes de la révolution. Z. Kowalewski rappelle à juste titre tant l’invasion de l’Asie centrale que la tentative de prendre Varsovie en 1920, comme des actes impérialistes commis par la révolution russe, qui ont contribué à l’isoler et à la faire dégénérer.
Il ne fait qu’une allusion à un fait accablant qui confirme ce caractère contre-révolutionnaire : les premiers pogroms antisémites, qui vont sinistrement ponctuer la suite de cette histoire, commis en Ukraine, du moins à grande échelle, l’ont été … par les soldats et gardes « rouges », d’une part en Russie proche, autour de Koursk, Voronej, Gomel, où se sont rassemblées les troupes de Mouraviov, d’autre part en Ukraine dans la région de Tchernihiv (voir Brendan McGeever, L’antisémitisme dans la révolution russe, les Nuits Rouges éd., 2022).
De Brest-Litovsk à la chute de Skoropadsky.
Ce livre étant une série d’articles, nous avons un hiatus couvrant le milieu de l’année 1918. Il saute donc par-dessus la période où le traité de Brest-Litovsk s’applique, avec, en Ukraine, le régime de l’hetman Skoropadsky. C’est la période du premier grand reflux révolutionnaire. Et force est de constater que l’aveuglement russe des bolcheviks y a contribué, en ignorant la réalité révolutionnaire des mouvements nationaux d’Ukraine, mais aussi de Finlande, où la mémoire dominante a retenu que les sociaux-démocrates réformistes n’ont pas fait de révolution, alors qu’en réalité les gardes ouvrières armées avaient pris le pouvoir dans les villes et le Sud et constituaient la force étatique du régime dit de la défense de la démocratie, établi le 29 janvier 1918 et détruit par la guerre civile des blancs aidés des troupes allemandes, le soutien russe ayant pris fin suite au traité de Brest-Litovsk. La question de savoir si la Finlande aurait pu tenir sans ce retrait fut occultée, remplacée par la dénonciation de « la démocratie » dans laquelle se lancent les bolcheviks à partir du printemps 1918.
Tout en se présentant comme ukrainien, institutionnalisant l’emploi administratif et éducatif de l’ukrainien pour la première fois, le régime de l’hetman ressemble de plus en plus à un régime « blanc » cherchant à remettre en place la grande propriété capitaliste-féodale, en fait coloniale, et suscite rapidement de grandes guérillas paysannes généralisées. Les anciens dirigeants de la rada forment un Directoire – un triumvirat Vynnytchenko- Hrouchevsky -Petlioura – qui reçoit le soutien formel de la plupart de ces mouvements, et c’est aussi dans ce contexte que se forme le parti borotbiste, issu des SR de gauche ukrainiens, ainsi que le noyau de la prochaine armée insurrectionnelle dite makhnoviste, anarchiste-communiste, au Sud-Est. Les bolcheviks depuis la Russie n’ont « rien fait pour prendre la tête du mouvement dans un contexte d’auto-organisation croissante des masses insurgées », au nom du respect du traité de Brest-Litovsk et par dédain envers ces mouvements « nationaux » et « paysans ».
Par ailleurs, dans un article de 1989 (L’indépendance de l’Ukraine : préhistoire d’un mot-d’ordre de Trotsky, in Quatrième Internationale, mai-juillet 1989), Z. Kowalewski a mis à jour la tenue d’une conférence des bolcheviks d’Ukraine, fin avril 1918 à Taganrog-Tahanrih, dans laquelle la position insurrectionnelle était celle de Piatakov et ses camarades, hostiles à Brest-Litovsk mais négateurs de la question nationale. Le compte-rendu passionnant de cette conférence existe en français, traduit d’un article russe des « communistes de gauche » russes (La revue Kommunist, Smolny, Toulouse, 2011, pp. 237-246).
Par la suite, un courant communiste franchement indépendantiste prend forme, autour de deux dirigeants bolcheviks bientôt exclus car ils voulaient un parti ukrainien non dirigé de Moscou, Shakhraï et Mazlakh (un ukrainien et un juif), dont un important texte adressé à Lénine (réédité en anglais par l’université du Michigan en 1970, On the Current Situation in the Ukraine), sera la principale référence théorique et historique pour les communistes indépendantistes, qu’ils soient bolcheviks ou issus de la social-démocratie ukrainienne (celui-ci sera le courant des nezanelnyky dit aussi « oukapiste »). Shakhraï sera tué par les blancs en 1919 et Mazlakh le sera par la police politique stalinienne dans les années 1930.
Vassyl Shakhraï.
 
 
Serhiy Mazlakh.
Révolution ukrainienne : le retour.
La révolution ukrainienne, et le livre de Z. Kowalewski, reprennent à l’automne 1918 avec l’effondrement des empires centraux et du hetmanat. Les soulèvements paysans portent le Directoire au pouvoir à K’yiv, mais en le débordant complétement : le programme agraire de 1917 est mis en œuvre directement par les masses, et les forces armées qui prennent K’yiv, en novembre 1918, se réclament mais ne sont pas sous le contrôle du Directoire : la Division du Dniepr, sous le mot-d’ordre Tout le pouvoir aux radas et avec des portraits de Chevtchenko sur fond rouge, est dirigée par Danylo Terpylo dit Zeleny, et se fait très vite menaçante pour le Directoire qui, pour elle, doit se soumettre à l’abolition de la propriété privée et au pouvoir des radas, ou se démettre.
La force armée directe du Directoire, les Fusiliers de la Sitch, constituée en Galicie et dirigée par le futur nationaliste d’extrême droite Ehven Konovalets, appelée à réprimer la Division du Dniepr, y renonce, et estime qu’une dictature est nécessaire : elle la propose à Vynnytchenko, qui passe, à juste titre, pour pro-bolchevik, et qui refuse, et elle sera finalement assumée par Petlioura, mais lorsque la seconde République populaire ukrainienne s’effondrera (Vynnytchenko, précisons-le, s’enfuira alors en Hongrie rouge, puis à Moscou, puis part en Occident fin 1920).
Volodomyr Vynnytchenko.
 
La révolution ukrainienne semblait en bonne voie. Son développement naturel aurait pu effectivement recevoir une aide russe, à condition que celle-ci ne soit pas une ingérence.
La Russie rouge mais coloniale récidive.
Tout au contraire, l’avancée de l’armée rouge, d’abord conduite par Piatakov et rassemblant bien des « bandes » paysannes, a permis d’installer un pouvoir bolchevik à K’yiv pour lequel fut choisi, à Moscou, une très grande et remarquable personnalité pour le diriger : Christian Rakovsky, figure de l’Internationale socialiste et dirigeant socialiste roumain et balkanique, rallié aux bolcheviks après Octobre, et vieil ami de Trotsky. Or Rakovsky, a priori humaniste cultivé et éclairé, a en fait dans un premier temps incarné le pire négationnisme de l’existence même des Ukrainiens, une politique militaro-bureaucratique brutale, qui conduisit à la perte rapide de « l’Ukraine soviétique ». Il avait littéralement perdu ses esprits, remarque Z. Kowalewski, qu’il devait reprendre par la suite. Du coup, notons que le blé dont Moscou et Petrograd avaient tant besoin, ne fut pas obtenu, car il ne pouvait l’être par de telles méthodes.
L’Etat bolchevik se révèle là être viscéralement de type « knouto-moscovite ». La tentative de saisie de l’Ukraine de 1919 est plus systématique, moins désordonnée, que celle de 1918, mais elle ne vaut pas mieux et s’étend sur tout le pays, et son caractère socialement oppressif, en raison de l’oppression nationale, et de son corollaire social, le mépris de la paysannerie vite traitée de « koulak », en a sapé les bases presque aussi vite que celles du Directoire l’avaient été : la langue ukrainienne est interdite et les grands domaines nobles sont préservés du partage en tant que « communes », de sorte que le prélèvement violent des « excédents » s’abat sur les ouvriers agricoles, les paysans sans terre et les paysans les plus pauvres, plus encore que sur les -rares- « koulaks » véritables.
Z. Kowalewski, se référant notamment aux lettres d’un groupe d’opposants bolcheviks adressées à Lénine en novembre 1919, le « groupe Popov », signale deux phénomènes notables dans la brève mais rapide prolifération étatique de l’ « Ukraine soviétique » sans soviets ni radas : l’ancienne bourgeoisie et l’ancien fonctionnariat russes se sont ralliés à ce pouvoir, et les juifs y sont très nombreux car, déracinés des fonctions sociales commerciales d’intermédiation que le communisme de guerre interdit, ils s’engagent dans son appareil. A cela s’ajoute la nuée de sauterelles des russes qui viennent « diriger » le pays, le tout perçu comme parasitaire, intrusif et brutal.
La tragédie qui se joue dans l’effondrement de la seconde « Ukraine soviétique », entre mai et juillet 1919, voit une double dégénérescence : celle de la Russie rouge colonialiste, qui finit par incendier des villages et administrer le knout aux paysans, mais aussi celle de la révolution ukrainienne plongée dans une impasse dans laquelle elle se disperse en bandes paysannes s’adonnant à des pogroms antisémites. La conjonction « russo-juive » et urbaine à laquelle le prolétariat rural se sent confronté, aurait réveillé le monstre d’un antijudaïsme ancien séculaire, provenant de la gestion des domaines nobles polonais, puis russes, par des intendants juifs. La guerre paysanne et nationale menace de détruire les villes mais ne le peut pas, aussi se rabat-elle sur la bourgade juive, le shtetl, comme bouc émissaire.
Zeleny.
 
Z. Kowalewski a suivi d’assez près les principaux développements sociaux et politiques qui prennent forme autour de l’évènement central que fut la « mutinerie », en fait l’insurrection, de Zeleny, qui avait été repérée dans le livre, en langue française, Ukapisme – Une gauche perdue, Ibidem-Verlag éd., 2020, recueil de texte établi par Christopher Ford et préfacé par moi-même. Nous y affirmions que plus d’un an avant Cronstadt, et au-dessus de Cronstadt, ce fut la plus grave crise sociale et militaire de l’Etat dit soviétique en formation.
Zeleny était à la tête de la Division du Dniepr, la force paysanne qui avait été la pointe du renversement de Skoropadsky puis de Petlioura, et qui va également provoquer l’effondrement de Rakovsky. Il rompt avec l’armée rouge et le nouveau régime, auquel il ne s’est jamais intégré, dans la nuit du 20 au 21 mars, en se proclamant « bolchevik, mais pas communiste » : les bolcheviks sont ceux qui ont appelé au grand partage et à l’autogouvernement, les « communistes » sont les flics qui viennent prendre les récoltes. Il contacte un commandant de brigade de l’armée rouge âgé de 20 ans, Anton Chary dit Bohounsky, autoproclamé « ataman des troupes rouges de la rive gauche du gouvernement de Poltava », un bolchevik, mais en fait un des rares bolcheviks à avoir engagé la lutte armée contre Skoropadsky, en 1918. Ils s’associent avec un écrivain, de l’aile gauche de la social-démocratie ukrainienne, origine des communistes indépendantistes dits oukapistes, Olexandr Hroudnytsky, et au cousin de Bohounsky, commandant du 1° régiment de Zolotonocha, Ivan Lopatkine, soupçonné, manifestement à juste titre, d’antisémitisme par le commandement d’Antonov-Ovseïnko, qui ne l’estime, ceci dit, « pas pire » que les autres chefs locaux incorporés dans l’armée rouge.
Bohounsky, pendant tout un temps, joue double jeu, se présentant aux chefs de l’armée rouge comme un médiateur utile envers les éléments indisciplinés à ramener dans le droit chemin, tout en produisant, avec Hroudnytsky, des proclamations aux paysans dont voici un passage significatif :
« Nous, bolcheviks ukrainiens, qui avons sauvé la cause de la révolution sociale en Ukraine et donc dans le monde entier, déclarons la lutte active contre tous ceux qui spéculent sur le communisme et contre tous les chauvins – qu’ils soient russes ou juifs. Nous avons chassé notre Petlioura, mais nous voyons que d’autres Petlioura – russes et juifs – nous dominent. »
Suivent 6 revendications centrales : l’indépendance de l’Ukraine, le pouvoir aux conseils, le départ des occupants, la suppression des « communes », des relations fraternelles avec la Russie soviétique, la liberté religieuse.
Le principal talon d’Achille, dirons-nous, du « conseil insurrectionnel des commissaires du peuple » que vont former Zeleny, Bohounsky, Hroudnytsky et quelques autres, est l’amalgame entre une minorité en danger, les juifs, et la nation dominante et oppressive, les russes.
L’aile gauche de la social-démocratie ukrainienne, qui devient le courant communiste indépendantiste, a tenté de chevaucher cette insurrection. Il est clair qu’elle n’a pas plus contrôlé ses troupes que les bolcheviks et les petliouristes avant eux. Z. Kowalewski semble penser que la tendance générale d’un mouvement qui se trouvait dans une impasse tragique l’orientait vers la droite, avec les pogroms qui menacent à l’horizon, mais aussi en se rapprochant, justement, de Petlioura. Le dirigeant communiste-indépendantiste Yurko Mazurenko a bien tenté de chapeauter le Conseil insurrectionnel des commissaires du peuple, en formant un Comité révolutionnaire pan-ukrainien qui a eu peu de réalité, avec lequel il aurait voulu, de façon sans doute illusoire, orienter le mouvement vers la lutte armée à la fois contre l’occupant russo-bolchevik et contre la République populaire devenue la dictature de Petlioura basée sur les confins ouest. Mais celle-ci, en fait, prend des contacts avec les chefs du mouvement paysan ukrainien, entrainant même des tentatives de contact de la part de Mazurenko, rebuffées par Petlioura qui fait séquestrer ses envoyés pour bolchevisme. Rakovski, dans ces démêlés, a donné, fin 1919, raison à Mazurenko et donc au courant communiste-indépendantiste, ce qui semble laisser très sceptique Z. Kowalewski.
Hryhoriev.
 
Le second tournant décisif, après l’insurrection des troupes de Zeleny qui tiennent toute la campagne autour de K’yiv, est la rupture de l’armée de l’ataman Hryhoriev (ou Grigoriev), d’avec l’armée rouge à laquelle elle avait été intégrée, tenant Odessa et la zone steppique proche de la Moldavie-Bessarabie. Un autre facteur intervient ici, non abordé par Z. Kowalewski dans ce travail, car l’ataman a probablement pris les devants contre une éventuelle offensive pour l’envoyer desserrer l’étau où était pris le gouvernement communiste/social-démocrate de Bela Kun en Hongrie, qui réclamait une aide depuis l’Ukraine et était très critique de la politique de Rakovsky. Zeleny l’avait sollicité depuis plusieurs semaines déjà. Mais lorsqu’ il entre en guerre contre les rouges, ce chef très confus, aux ambitions personnelles et religieuses, entend avoir la prédominance, et surtout, c’est lui qui déclenche la grande vague des pogroms du printemps 1919, la pire vague antisémite avant les nazis.
Image bolchevik contre Hrihoriev (Wikipedia).
 
Toutes les forces en lice commettront alors des pogroms, mais trois directions politiques s’y sont opposées frontalement : Makhno, Trotsky, et les borotbistes qui, à la différence des sociaux-démocrates de gauche ou communistes-indépendantistes, restent à l’écart des combats tout en exigeant que les bolcheviks russes abandonnent leur politique coloniale, et se constituent alors en Parti communiste ukrainien (borotbiste). Petlioura a lui aussi condamné les pogroms, mais souvent après coup, et ce sont ses troupes qui en ont commis le plus, c’est-à-dire les troupes composées d’ukrainiens et orientées le moins « à gauche » parmi celles en présence, russes blancs de Denikine exceptés.
Mi-mai 1919, la conjonction de Hryhoriev, Zeleny, Makhno, et des centaines de soulèvements locaux, forme un déluge qui va emporter la seconde Ukraine soviétique. Makhno cependant, que Trotsky se met à qualifier de bandit koulak, considère les pogromistes comme des contre-révolutionnaires et c’est lui qui trompera et liquidera Hryhoriev fin juillet – puis jouera, ajouterais-je, le plus grand rôle contre Denikine à l’arrière de l’armée rouge, avec la bataille épique de Pérégorovka, en septembre.
Makhno.
 
Dans son article cité plus haut, paru en 1989 dans Quatrième Internationale (article qui était déjà, à sa façon, un pavé dans la mare des idées reçues), sur L’indépendance de l’Ukraine, préhistoire d’un mot-d’ordre de Trotsky (mot-d’ordre de Trotsky à la fin des années 1930), Z. Kowalewski était, implicitement, beaucoup plus sévère sur Makhno, rapproché de Hryhoriev, la promotion des chefs locaux pouvant sembler avoir été le corolaire militaire « gauchiste » d’une politique bolchevique ignorant en même temps la question nationale.
A l’évidence, ses travaux ont progressé depuis, et lui ont suggéré ce sous-titre très lourd de sens (p. 208) : Soulèvement hryhorieviste, solution makhnoviste. Makhno a réglé son compte au pogromiste Hryhoriev, mais dans quelle mesure a-t-il été lui-même une « solution », une issue à la situation terrible de l’été 1919 ?
Force est en tout cas de constater qu’il dirige la seule force révolutionnaire « étatique », autrement dit militaire, qui survit, en Ukraine, à la catastrophe du printemps et de l’été 1919, sapant Denikine par derrière, tenant un vaste territoire dont il convient de ne pas idéaliser le régime, mais qui fut un incontestable réseau de radas vivantes, conseils de villages, non nationalistes d’ailleurs, mais ukrainiennes.
En même temps, la place de Makhno n’est pas centrale dans cette histoire. Il convient de le préciser, car dans l’ignorance totale de l’histoire de l’Ukraine révolutionnaire, il est seul à surnager, à titre de mythe. Comme organisations politiques, les forces tendant à représenter la révolution ukrainienne furent avant tout les borotbistes, suivis des communistes-indépendantistes et de Vynnytchenko lui-même.
Les mouvements prolétariens ruraux furent plus variés qu’on ne pense, en fonction de leur direction politique : Zeleny, Makhno et Hryhoriev sont les trois cas-types, différents. Makhno a combattu les pogroms et puni ou chassé celles de ses troupes qui en ont commis ou voulu en commettre. Hryhoriev a, lui, ouvert les vannes des pogroms et ses hommes ont fait des milliers de victimes. Les troupes de Zeleny ont massacré environ 500 juifs, selon Rakovsky, sur les sans doute 150 000 à 200 000 massacrés au total cette année-là, les forces petliouristes arrivant en tête du massacre, suivies de celles de Denikine.
Liquidations.
Quelques jours après la liquidation de Hryhoriev par Makhno, le train blindé de Trotsky arrive à Poltava, où le chef de l’armée rouge traite les régiments présents de bandes de va-nu-pieds et fait fusiller Bohounsky, un peu plus tard, à Krementchouk.
Lopatkine, cerné, se suicide.
Zeleny repoussé de sa base de Tripillia tenait encore la majorité des campagnes périphériques de K’yiv fin juillet, et sillonne le pays. Le bruit court qu’il a rallié Petlioura, ce qui semble faux, et il est finalement tué par les blancs de Denikine.
Rakovski.
 
Dans le problème historique du nationalisme grand-russe croissant des bolcheviks, camouflé en internationalisme se voulant a-national, il y a un problème historique quasi individuel, celui du rôle de Rakovsky, personnage par ailleurs très attachant.
Peut-être parce qu’il avait dirigé les opérations militaires et les négociations avec la Roumanie concernant la Moldavie, Rakovsky fut jugé par Lénine un expert des régions méridionales. Pierre Broué, dans sa biographie de « Rako » qui tourne à l’hagiographie, s’extasie devant le mot prêté à Lénine : « il faut en Ukraine un homme qui ne soit ni russe ni ukrainien, ni bolchevik, ni menchevik, ni socialiste-révolutionnaire, ni borotbiste, ni maximaliste, ni bundiste, ni sioniste, ni fédéraliste, ni, ni, etc. Cet homme existe : c’est Rakovsky. »
Ce que montre en réalité ce dithyrambe douteux, c’est que Lénine ne voulait pas que des Ukrainiens aient le pouvoir en Ukraine. C’est lui, en tant que chef de l’Etat, qui a propulsé Rakovsky comme il avait, l’année précédente, couvert Mouraviov. Rakovsky valait bien mieux, c’est sûr, mais il fut le porteur de la même politique coloniale.
Un accommodement avant la nouvelle catastrophe.
Un vrai questionnement s’est développé, en pleine défaite, chez les cadres bolcheviks, suite à cet échec ukrainien et particulièrement à propos du soulèvement de Zeleny, dont ils reconnaissent qu’il était « prolétarien ». Z. Kowalewski termine sa série de « zooms » sur les années 1917-1919 par la présentation de ces débats, dans lesquels Rakovsky, sans aller jusqu’à rejoindre les positions communistes-indépendantistes loin de là, a fortement évolué, de même que Lénine, Trotsky reprenant une formule qu’il avait laissée tomber au printemps lorsqu’il voulait tuer les « koulaks » ukrainiens, celle d’une Ukraine soviétique souveraine.
Dénikine battu, autant par l’armée rouge que par la résistance paysanne sur ses arrières, dont Makhno fut la pointe, l’Ukraine soviétique sera reconstituée pour la troisième fois, dans les frontières dites aujourd’hui « de 1991 ». Se produit alors un accommodement : une République soviétique ukrainienne formellement indépendante, dont les administrateurs doivent apprendre la langue ukrainienne s’ils l’ignorent, sans « communes » et avec distribution des terres, les borotbistes, après avoir menacé les bolcheviks de guerre, entrant dans le PC ukrainien, et les communistes-indépendantistes maintenant un parti légal jusqu’à la date extraordinairement tardive de janvier 1925 (le seul parti autre que le parti unique au pouvoir, donc, à cette date).
Le coup de frein au nationalisme grand-russe croissant des bolcheviks est incontestable. Mais c’est bien un accommodement forcé, pour Lénine, pensé comme provisoire, et de toute façon faussé par le trait central de l’Etat qui est unitaire en raison de l’unité du PCUS, dont le parti ukrainien n’est qu’une subdivision régionale, laquelle a d’ailleurs plus disloqué, absorbé et dispersé les borotbistes qu’elle n’a fusionné avec eux.
Dès l’année 1920, la guerre provoquée par la Pologne de Pilsudski, mais prolongée par une offensive impérialiste rouge tentant de reprendre la Pologne, a cassé dans l’œuf l’essentiel des perspectives ouvertes : il n’y aura jamais de congrès soviétique ukrainien souverain, choisissant librement entre indépendance, rattachement, ou fédération avec la Russie, ce qu’avait promis Lénine fin 1919.
Cependant, une politique, surtout culturelle et éducative, mais aussi économique parfois, que l’on appellerait aujourd’hui de discrimination positive, a vu un investissement national de la RSS d’Ukraine par la population et l’intelligentsia (Hrouchevsky est revenu enseigner à K’yiv), et a prolongé, jusqu’ à la collectivisation, le renouveau national ukrainien. Elle n’est absolument pas un cadeau de Lénine qui aurait inventé la nationalité ukrainienne, comme le racontent aussi bien Vladimir Poutine que … l’historien Jean-Jacques Marie !
Elle prend officiellement fin en 1932, et le Holodomor génocidaire peut être considéré comme un acte interne de guerre fondateur, en Ukraine et à l’échelle de l’URSS.
Le Maidan et ses suites.
Je viens de résumer la première partie du livre ; la seconde partie est un zoom sur le retour de la révolution ukrainienne au centre du XXI° siècle : le Maidan et ses suites.
Le Maidan s’inscrit à la suite des « révolutions arabes » et inaugure en Europe les révolutions qui renversent des présidents : son importance historique est donc considérable, et l’ignorance aveugle, en Europe occidentale dans les couches militantes « de gauche », à son sujet, est un mur historique qu’il faut renverser. Outre le facteur actif des héritages staliniens et campistes, cette ignorance aveugle se nourrit de deux données : la révolution du Maidan, authentique mouvement populaire de masse, revendique l’appartenance à l’Union Européenne, ce qui ne peut que rencontrer le scepticisme de travailleurs et de syndicalistes habitués à voir en celle-ci l’alibi des contre-réformes « néolibérales », et, plus grave et surexploité par la propagande et les fakes campistes, des formations ultranationalistes ont jeté une « ombre brune sur le Maidan ».
Sur le premier de ces problèmes, Z. Kowalewski explique clairement :
« Le fait de signaler cette contradiction ne signifie pas que l’on soit d’accord avec ceux qui jouissent des privilèges liés à l’appartenance à cette Europe forteresse prospère et sélecte, et qui, chez eux, n’appellent nullement à la quitter, tout en déconseillant à l’Ukraine de vouloir y adhérer, y compris en la stigmatisant de ce fait. C’est une marque de chauvinisme de privilégiés. L’accès au marché du travail communautaire a sauvé des millions de Polonais de la misère et de la faim, et beaucoup d’Ukrainiens le savent bien. Dans les pays de l’Union européenne, la gauche a le devoir d’être solidaire avec les peuples exclus de l’Est et du Sud, qui veulent aussi en faire partie. L’argument selon lequel des réformes néolibérales socialement catastrophiques les y attendent est totalement faux. Non seulement ils ne les éviteront pas en restant dehors, mais ils seront touchés plus durement encore, du fait de ne pas pouvoir bénéficier des avantages que procure l’appartenance à une Europe intégrée. En revanche, au sein de l’Union européenne, ils auront la possibilité de résister aux transformations capitalistes néolibérales ensemble avec d’autres peuples, et non coupés d’eux. »
A transmettre, entre autres, aux parlementaires européens français « insoumis » …
Et ces arguments ont pris bien plus de poids encore depuis février 2022, car la revendication d’admission inconditionnelle de l’Ukraine dans l’UE, pour des raisons démocratiques et militaires, est explosive envers tous les « principes » capitalistes et néolibéraux de l’UE.
Sur la seconde question, concentrée notamment dans la place prise par Pravyi Sector (« Secteur droit »), réalisant une sorte d’OPA sur les – indispensables – forces d’autodéfense dont le Maidan avait désespérément besoin, alors même que ce groupe d’idéologie fasciste avait des liens troubles avec le régime qui allait être renversé (cf. la rencontre Iarosh-Ianoukovitch du 20 février 2014), nous avons un paradoxe découlant de l’absence de représentation politique organisée du grand mouvement démocratique populaire qu’était le Maidan. De même, celui-ci n’a jamais fait confiance au « trio des chefs », qui n’étaient en rien ses chefs, propulsé par les médias (Arseni Iatseniouk, Vitali Klytchko, actuel maire de K’yiv et seul survivant politique du « trio », Oleh Tiahnibok de Svoboda, tous trois issus de l’opposition parlementaire et discréditée à Ianoukovitch).
Ces contradictions avaient été annoncées par le poète national ukrainien Mykola Khvylovy, communiste, suicidé en 1933 pour protester contre le Holodomor, qui écrivait dans les années 1920 que l’Ukraine devait s’éloigner de Moscou et aller vers l’Europe, et que l’empêchement permanent à sa construction nationale introduisait « un élément de chaos dans le processus historique mondial ».
Le 20 février 2014 (pendant que le chef fasciste Iarosh menait une négociation secrète avec le président Ianoukovitch), les ministres des affaires étrangères de Pologne, d’Allemagne et de France négociaient un accord maintenant Ianoukovitch au pouvoir. Le « trio » tentant de l’imposer au Maidan fut conspué, mais le tournant décisif fut pris lorsque le jeune commandant de ceux des groupes d’autodéfense échappant à l’emprise de l’extrême droite, Volodomyr Parassiouk, s’empare de la tribune et exige son départ avant le lendemain matin, et il en sera ainsi. Président chassé, exécutif défait. Victoire de la démocratie, victoire de la révolution, victoire du Maidan.
Mais alors, « l’empire contre-attaque ». La Crimée d’abord, avec Sébastopol, « le Guantanamo russe ». Les chiffres réels du pseudo-référendum annexionniste sont d’une participation de 30 à 50%, avec 50 à 60% des votants pour le rattachement, c’est-à-dire une partie seulement de la population russe de la péninsule.
Le Donbass ensuite. Certes, l’hétérogénéité de la construction nationale de l’Ukraine, imposée par les siècles d’oppression féroce qu’elle a subie, a joué un rôle dans la « sécession », mais le Donbass a une population rurale ukrainophone, et une grande partie de sa population urbaine russophone majoritaire n’est nullement de sentiment national russe, et était de sentiment national ukrainien ou indéterminé.
D’autre part, à l’encontre de la fiction d’un Donbass encore « soviétique », le Donbass était un bastion capitaliste, oligarchique et monopoliste pour toute l’Ukraine, le foyer central de la corruption, et le territoire (depuis la défaite des grandes grèves de mineurs en 1992) où le « néolibéralisme » marchand était de loin le plus avancé. Le mouvement anti-Maidan dans le Donbass ne fut jamais un mouvement populaire, mais bien une opération oligarchique, financée initialement par l’homme le plus riche d’Ukraine, Rinat Akhmetov.
Politiquement, la « sécession » était représentée par le Parti des régions, le grand parti clientéliste des oligarques, et par les « communistes » ultra-réactionnaires, dont il vaut la peine de citer un exemple de leur prose – c’est un passage qui compare la K’yiv du Maidan aux ghettos « nègres » américains :
« Des énormes tas d’ordures, toutes sortes d’infections et de maladies jusque-là inconnues de la médecine, c’est une caractéristique de la vie des réserves. Leurs habitants ne travaillent nulle part et ne reçoivent de l’argent que parce qu’ils traînent sans but dans les rues. Ils motivent leur refus de travailler par le fait qu’ils ne sont plus esclaves. Là-bas, en Amérique, il y a les graffitis de Martin Luther King. Ici, chez nous, les portraits de Tymochenko et de Bandera. Ici comme là-bas, ils sont vêtus de ce que les bonnes âmes leur ont donné. Chez nous, comme de l’autre côté de l’océan, tout ce bazar porte le nom charmant de « démocratie ». (…) Au moins, à New York, à Los Angeles et à San Francisco, la police fait parfois des raids vers de tels lieux et tue simplement quelques Nègres enragés. (…) Mêmes les vendeurs à peau foncée des boutiques de brocante de K’yiv semblent un peu plus civilisés que nos « frères à la peau claire » des régions occidentales du pays, qui se sont rassemblés sur le Maidan. « Blancs » à l’extérieur, mais « noirs » à l’intérieur. » (revue Communiste, 17 février 2014).
Tel est le « Parti communiste ukrainien », concentré de police politique, de corruption, de racisme, d’antisémitisme et d’homophobie, tels sont, actuellement, les « héros antiguerre » qu’en France, les POI, LO, PRCF ou PT, fantasment en Ukraine.
La « contra du Donbass » a rapidement vu sa supervision, sans quoi elle aurait échoué, d’abord par des paramilitaires russes dirigés par le criminel de guerre et fasciste monarchiste blanc (aux sens des armées blanches de la guerre civile russe) Igor Guirkine dit Strelkov, puis directement par l’armée russe. Z. Kowalewski cite précisément les diatribes de Strelkov dénonçant la population comme apathique et ne voulant pas se mobiliser : il n’y a jamais eu le moindre mouvement populaire séparatiste ou prorusse dans le Donbass. Strelkov a même dénoncé l’absence totale à ses côtés des « mineurs du Donbass » au moment même où, en Occident, des groupes d’« extrême gauche » fantasmaient un soulèvement « soviétique » des « mineurs du Donbass » contre la « junte de Kiev » …
Dans ce grand mensonge du XXI° siècle, structurant les impasses politiques internationales, une palme revient au « marxiste » russe Boris Kagarlitsky, qui a prétendu, en 2014, dépassant tous les mensonges de la propagande, que des millions d’hommes se seraient mobilisés dans le Donbass pour commencer une révolution sociale appelée à se propager en Russie : Kowalewski met en regard les écrits et propos de Strelkov et de Kagarlitsky d’une manière qui se passe de tout commentaire.
J’en ferai quand même un.
Après février 2022, le « marxiste » Kagarlitsky s’est opposé à l’invasion généralisée de l’Ukraine et a été emprisonné, libéré puis re-emprisonné ; il est la figure tutélaire d’une « gauche post-soviétique » russe, social-impérialiste, promue en Occident par LFI et le POI, notamment. Le blanc fasciste, sans guillemets, Strelkov, estimant, lui, que l’invasion généralisée intervenait trop tard et trop maladroitement, n’a cessé d’accuser Poutine de conduire la Russie à la défaite et a été, lui aussi, emprisonné. Il est évident que les deux incarcérations sont liées, comme l’est la manière dont Kagarlitsky, et avec lui le campisme « de gauche » mondial, a choisi le soutien aux fascistes blancs contre une nation opprimée en fantasmant en eux les porteurs d’un héritage révolutionnaire soviétique qui n’existe pas.
* * *
Pour conclure : et la révolution d’Octobre, avec ça ?
 
Les perspectives globales des premiers chapitres et les zooms acérés portés sur les faits précis allant de février 1917 à mars 1918, de novembre 1918 à août 1919, puis de novembre 2013 à l’été 2014, sont de ces contributions qui nécessitent de réajuster les représentations convenues. Réajuster ne veut pas dire réviser, ni renier. Cela veut dire quelque chose d’indispensable pour continuer : mûrir, grandir.
La révolution d’Octobre : ces mots ont signifié, pour plusieurs générations de révolutionnaires du XX° siècle, le modèle d’une victoire censée nous enseigner la nécessité de la construction préalable d’un parti discipliné doté d’un appareil professionnel et clandestin, apte, par le dialogue avec les masses, à saisir le moment opportun d’une prise de pouvoir forcément insurrectionnelle. Ce schéma est en lui-même très insuffisant, même si l’on ne saurait le larguer en un tournemain aux oubliettes.
Le principal problème de cette victoire est qu’elle s’est convertie en une défaite, laquelle en a causé d’autres par cascades mondiales. Le « stalinisme » a désigné l’agent actif des défaites, mais il fut avant cela le produit de la première défaite, à savoir le retournement d’un acte d’émancipation en un régime d’oppression. Et plus l’on étudie les premières années, plus ce retournement apparaît rapide.
Dans la doxa trotskyste, la révolution russe avait dégénéré à cause de son isolement, imputé à la social-démocratie européenne, et de son arriération, imputée à l’héritage social de la Russie.
La description par Z. Kowalewski de la révolution russe, certes comme une vraie révolution, mais aussi comme la révolution d’un prolétariat de nation dominante nullement décidé à renoncer à la domination exercée sur les autres nations de l’empire, auxquelles elle était attenante et envers lesquelles elle n’avait pas de délimitations évidentes, semble dire qu’un troisième facteur de dégénérescence était présent dès le départ : isolement, arriération, et domination nationale.
Mais il n’invalide pas pour autant la légitimité d’Octobre en Russie, une légitimité non seulement russe, mais bien internationale, en tant que mouvement visant à stopper la grande boucherie et à déclencher des révolutions en Europe.
Le corollaire immédiat de cette critique de la révolution russe en tant que telle – car ce n’est pas qu’une critique de Lénine ou des bolcheviks, c’est une critique de la révolution russe en tant que telle et en tant que russe – est qu’elle n’était pas seule, mais que justement elle ne l’a pas vu ou l’a refusé, ce qui, du coup, a fortement contribué à son isolement.
Par conséquent, « Octobre » critiqué est aussi « Octobre » élargi, à des révolutions non russes et tout autant prolétariennes. Deux sont évidentes, l’ukrainienne et la finlandaise, et d’autres, géorgienne, etc., doivent être étudiées pour continuer à tirer cette histoire au clair.
Mais il y avait donc des révolutions – des « Octobres » car elles étaient simultanées – à la fois non russes et non bolcheviques, et leurs échecs ne peuvent pas être imputés purement et simplement à leur nature supposée « petite-bourgeoise » (en Ukraine) ou « réformiste » (en Finlande), car l’ingérence russe, en Ukraine, et l’abandon russe, en Finlande, en ont été les facteurs sans doute les plus importants.
La révolution russe a bel et bien dégénéré, même si sa croyance qu’elle était la seule – la première, pensait-elle d’abord – alors que ce n’était d’emblée pas vrai, était un handicap immédiat. « Un peuple qui en opprime un autre ne peut être libre », disait Marx du prolétariat anglais envers les Irlandais. Le peuple russe, qui en opprime plein d’autres, n’a vraiment pas été libre (et ne l’est toujours pas).
Le plus précieux d’un point de vue démocratique et révolutionnaire, dans l’héritage d’Octobre, ce sont, d’une part, les soviets et, indissociablement de ceux-ci, l’existence de plusieurs partis en leur sein, un double trait, la réalité des soviets et celle de la pluralité politique en leur sein, qui finit de mourir en juillet 1918 (lors de l’insurrection des SR de gauche durant le V° congrès des soviets), donc très vite.
Et c’est, d’autre part, l’histoire du parti bolchevik qui, en Octobre précisément, mais pas ensuite, fusionne pratiquement avec le prolétariat industriel russe. Son appareil préalablement construit n’est pas à l’origine de la victoire d’Octobre, il lui a plutôt fait obstacle, mais sa tradition politique avait tissé des liens sociaux, culturels, dès avant 1914.
A l’idée dite « léniniste » invoquée par des centaines de fractions-sectes dans le monde, sur la construction préalable d’une armature, d’un embryon, d’un appareil, doit être opposée l’idée plus large (non exclusive de la formation d’appareils spécialisés et disciplinés quand il le faut) de la construction, effectivement nécessaire et patiente, de traditions politiques et de liens de confiance.
Il s’ensuit que si nous devons assumer Octobre, et non pas le renier, il faut le faire dans une perspective élargie, d’une part.
Mais d’autre part, il s’ensuit que le régime immédiatement issu d’Octobre, important à étudier, ne saurait être un modèle révolutionnaire pour nous.
Par contre, la libre union de nations souveraines, dotées de soviets et autres radas et de constituantes ayant pris la place des appareils d’Etat capitalistes et bureaucratiques, fournit le modèle algébrique dont a besoin une stratégie révolutionnaire pour aujourd’hui.
Vincent Présumey, 29/10/25.